Mardi 21 mai 2019

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 18 h 10.

Audition de S.E. M. Faruk Kaymakci, vice-ministre des affaires étrangères de la République de Turquie

M. Christian Cambon, président. - Nous recevons le vice-ministre des affaires étrangères de la Turquie, S.E. M. Faruk Kaymakci.

Monsieur le ministre, nous sommes très heureux de pouvoir vous entendre aujourd'hui à l'occasion de votre visite à Paris. Je rappelle que vous avez rencontré deux membres de notre commission lors de leur déplacement en Turquie en avril dernier.

Les relations entre nos deux pays sont anciennes et profondes, que ce soit de manière bilatérale ou au sein de l'OTAN. Outre l'importance de la communauté d'origine turque dans notre pays et les nombreuses relations économiques et culturelles qui nous unissent, nous nous félicitons de la poursuite de notre coopération antiterroriste, en particulier contre Daech au Levant et contre le PKK sur le territoire national.

Nous devons également saluer la bonne application de la déclaration UE/Turquie du 18 mars 2016, qui a permis une baisse drastique des traversées ainsi que des décès en mer, dont le nombre a pu être divisé par dix.

Nous reconnaissons l'immense effort accompli par la Turquie pour accueillir plus de 3,9 millions de réfugiés, dont 90 % en provenance de Syrie, et pour les intégrer à la vie du pays. La France respecte ses engagements : elle contribue, à hauteur de 460 millions d'euros, à la mise en oeuvre des deux tranches de 3 milliards d'euros de la facilité européenne pour les réfugiés, dont les versements se poursuivent.

Un autre point essentiel de notre coopération est notre dialogue sur les questions régionales et, en particulier, sur la situation en Syrie, où la Turquie joue un rôle de premier plan. Nos deux pays souhaitent une avancée du processus de règlement politique passant par la nomination d'un comité constitutionnel. Ainsi que le Président de la République l'a indiqué, nous sommes, tout comme vous, très préoccupés par la situation à Idlib. Nous souhaiterions avoir votre analyse de la situation et connaître l'état de vos discussions avec la Russie sur ce point. Pourriez-vous également évoquer l'avancée de vos discussions avec les États-Unis et les Forces démocratiques syriennes (FDS) sur la stabilisation du nord-est de la Syrie ?

Un autre sujet de préoccupation majeur est la montée des tensions à propos de l'Iran, après les annonces faites par ce pays sur le non-respect de l'accord de Vienne, la forte pression exercée par les États-Unis, qui ont annoncé la fin des dérogations à leurs sanctions sur le pétrole, et les incidents survenus dimanche dernier. Comment pouvons-nous agir afin de faire baisser les tensions ?

Parallèlement à ces dossiers sur lesquels nous pouvons progresser de concert, notre relation est affectée par plusieurs difficultés qui ne doivent toutefois pas nous empêcher de dialoguer avec franchise.

Nous sommes d'abord très préoccupés par l'achat de missiles S-400 à la Russie. Nous comprenons la nécessité pour la Turquie d'assurer la protection de son territoire ; du reste, des entreprises turques, françaises et italiennes coopèrent pour développer une solution antimissile propre à la Turquie. Toutefois, la présence de S-400 sur le territoire de la Turquie est problématique pour l'OTAN, pour les États-Unis et pour leurs alliés.

Par ailleurs, nous observons avec une grande inquiétude les tensions croissantes en Méditerranée orientale autour des ressources en gaz qui avoisinent Chypre. Comme vous le savez, la France est très attachée au respect du droit international concernant l'exploitation de ces ressources.

Enfin, notre attachement à l'approfondissement des relations entre nos deux peuples et notre conviction que nous devons coopérer sur de nombreux sujets ne rendent que plus vives nos préoccupations sur la situation de l'État de droit en Turquie. En particulier, l'emprisonnement de nombreux journalistes et universitaires ne nous paraît pas conforme aux principes que la Turquie elle-même s'est engagée à respecter et qui sont au fondement du dialogue entre nos deux pays. Il n'est pas question, pour nous, de remettre en cause le droit souverain de la Turquie à lutter contre les ennemis qui la menacent, mais simplement de rappeler notre attachement à ce que cette lutte ait lieu dans le cadre de l'État de droit et de procédures équitables.

Nous pourrions également aborder la coopération entre nos entreprises, ou encore les difficultés économiques que rencontre actuellement la Turquie, mais je veux maintenant vous céder la parole.

M. Faruk Kaymakci, vice-ministre des affaires étrangères de la République de Turquie. - Merci de votre accueil chaleureux ! Je souscris pleinement à la première partie de votre discours ; quant à la seconde, ce sont des questions dont nous pouvons discuter. Je préfère y répondre, plutôt que prononcer un discours plus abstrait.

Concernant les missiles S-400, à nos yeux, ce n'était pas un choix, c'était une obligation. La crise en Syrie a donné lieu à des attaques de missiles et de mortiers vers la Turquie, qui ont fait 400 victimes, pour la moitié syriennes. Nous avons demandé à nos alliés de nous aider en soutenant la défense aérienne de la Turquie par un tel système. Nous avons reçu, à l'origine, le soutien des États-Unis, de l'Espagne, de l'Italie et de l'Allemagne, mais les États-Unis et l'Allemagne se sont ensuite retirés. Que faire face à un tel problème de sécurité ?

La Russie n'était pas notre premier choix, mais nos alliés n'ont pas répondu à nos besoins. Nous nous sommes ensuite adressés à la Chine, mais la Russie nous a fait une proposition qui nous convenait mieux, car elle comprenait un transfert de technologie. Nous ne coopérons pas pour autant avec la Russie pour détruire l'OTAN ou créer une alternative à cette organisation, bien au contraire.

Le système S-400, celui de l'OTAN et les chasseurs F-35 sont compatibles. Nous avons proposé aux États-Unis la création d'une commission mixte. Trois pays membres de l'Union européenne - la Bulgarie, la Grèce et la Slovaquie - utilisent le système S-300 ; la Norvège emploie des F-35 à proximité de la frontière russe, où le système S-400 est déployé.

La Turquie appartient à l'Occident, la Turquie appartient à l'OTAN. Nous avons été les premiers à répondre à l'appel de l'OTAN, pendant la guerre froide, puis dans les Balkans et en Afghanistan, mais quand, à notre tour, nous avons eu besoin de l'alliance, nous n'avons pas reçu d'aide. S'il s'agit d'une alliance de solidarité et de défense commune, il faut agir ensemble !

L'acquisition de ce système n'est pas un changement d'alliance, c'est une réponse à un besoin. Il ne faut pas non plus oublier la réalité de la Russie dans la région. Nous avons besoin de coopérer avec la Russie en Syrie. Nous importons de Russie la moitié du gaz naturel que nous consommons.

Un autre problème se pose : si l'on continue de marginaliser la Turquie, de la pousser en dehors du système européen, on ne laisse pas beaucoup de choix à la Turquie. Or c'est ce qui se passe en ce moment. Le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est politiquement bloqué. Certains instrumentalisent la question chypriote, d'autres jouent le jeu du populisme, mais les faits sont là.

J'ai servi deux ans en Afghanistan au service de l'OTAN ; je connais les capacités de l'alliance. La Turquie a dû faire un choix qui ne lui plaît pas.

J'en viens à la question chypriote. En 2004, on a décidé de faire entrer les Chypriotes grecs dans l'UE sans résoudre le problème chypriote. Le plan Annan a été rejeté par les Chypriotes grecs. La Grèce pouvait bloquer l'adhésion à l'Union européenne de neuf pays d'Europe de l'Est ; c'est pourquoi on a accepté l'entrée des Chypriotes grecs.

La Turquie est le seul pays qui veut résoudre la question chypriote. Selon les Chypriotes grecs, la solution est simple. Les Turcs, à les entendre, seraient une minorité sur cette île grecque. Nous refusons un tel statut : nous voulons un modèle suisse de confédération ou une fédération, mais les Chypriotes grecs ne veulent pas partager l'île avec les Chypriotes turcs. Ils ne veulent pas l'égalité politique, parce qu'ils sont déjà dans l'Union européenne : ils peuvent utiliser leur droit de veto contre l'adhésion de la Turquie, et ils veulent le maximum.

La question chypriote cause beaucoup de problèmes entre la Turquie et la Grèce, voire l'Europe. La coopération de notre pays avec l'OTAN et l'Union européenne en matière de défense et de sécurité est affectée, notamment concernant notre adhésion à l'Agence européenne de défense. Les Chypriotes grecs nous bloquent ; en retour, nous les bloquons à l'OTAN.

À présent, sans consulter les Chypriotes turcs, les Chypriotes grecs ont commencé à mener des sondages et des recherches dans les gisements de gaz naturel autour de l'île. En 2015, nous avons proposé aux deux parties la création d'une commission mixte de l'énergie, pour qu'elles décident ensemble que faire de ces richesses, mais les Chypriotes grecs ont rejeté cette solution et commencé des sondages dans les eaux prétendument chypriotes grecques. La Méditerranée n'est pas délimitée : nul pays ne peut déclarer unilatéralement sa zone économique exclusive (ZEE). Cette décision doit être prise en commun. Or l'UE accepte automatiquement la position des Chypriotes grecs, tout comme elle accepte les revendications grecques en mer Égée.

Vous avez pu observer quelques tensions il y a deux semaines. De notre point de vue, nous pouvons opérer des sondages à l'intérieur de notre ZEE. Les Chypriotes grecs présentent cela comme une attaque, et certains pays européens les croient, mais ce n'est pas la réalité. Nous avons proposé une coopération énergétique comme une étape dans la résolution de la question chypriote. Si l'on trouve du gaz naturel en Méditerranée, il faut se demander qui l'exploitera, mais aussi comment l'amener vers le reste de l'Europe. La Turquie a déjà des gazoducs qui peuvent être utilisés pour approvisionner l'Europe en gaz. Or l'UE essaie plutôt de créer un nouveau gazoduc extrêmement coûteux : cela n'est pas réaliste.

Enfin, je veux aborder les questions relatives à l'État de droit. Il est vrai que la Turquie a subi un traumatisme après le coup d'État raté du 15 juillet 2016. Nous avons certes connu bien des coups d'État dans notre histoire, mais pour la première fois on a vu une organisation terroriste infiltrée dans le système, les gülénistes. Que faire ? Depuis quarante ans, ils étaient partout : dans les médias, dans le système judiciaire, dans le ministère de l'éducation, dans celui des affaires étrangères. Nous avons dû révoquer des fonctionnaires liés à ce mouvement.

C'est pourquoi nous avons déclaré l'état d'urgence, pendant deux ans, comme l'a fait la France après les attaques terroristes. C'est en ligne avec la Convention européenne des droits de l'homme et les traités internationaux. Il est compliqué de faire une distinction entre gülénistes. Certains ont tenté un coup d'État, d'autres ont triché aux examens publics, falsifié des documents, espionné la vie privée des politiciens et falsifié les élections, tout cela pour créer un État parallèle. Ils n'ont respecté ni la morale ni l'éthique. J'ai été envoyé à Bassora plutôt qu'à Paris du fait de ce réseau d'influence au coeur de l'État, qui cherchait à acquérir le pouvoir pas à pas. Ils ont fait arrêter le chef d'état-major en l'accusant auprès du président Erdogan de préparer un coup d'État kémaliste.

La Turquie veut mettre ce traumatisme derrière elle. Si l'on veut soutenir l'État de droit et les droits de l'homme en Turquie, il faut que les perspectives d'adhésion à l'Union européenne soient plus claires. Sinon, on marginalise la Turquie, on en fait un free rider. Notre finalité est l'adhésion à l'Union européenne. C'est pourquoi, malgré toutes ces difficultés, il faut soutenir la tendance démocratique et encourager les réformes en Turquie. En politisant les négociations d'adhésion, on éloigne la Turquie du reste de l'Europe, ce qui n'est bon ni pour la Turquie ni pour l'Union européenne.

M. Ladislas Poniatowski. - Ma première question concerne les missiles S-400 ; vous venez de nous offrir à ce sujet les mêmes éléments de réponse que vous m'aviez offerts à Ankara, mais les choses ont évolué depuis notre rencontre, et pas dans le bon sens. Vous avez déjà payé un ou deux F-35, vos pilotes sont actuellement formés aux États-Unis, mais les Américains ne vous livreront pas ces avions ! C'est bloqué, car l'hostilité des États-Unis à l'achat des S-400 est complète. En outre, vous avez très récemment annoncé la fabrication, avec la Russie, d'un système S-500. Je ne suis pas sûr que ce soit un très bon signal à envoyer à l'Europe, à l'OTAN et aux États-Unis.

Ma seconde question porte sur l'État de droit, qui ne se réduit pas à la liberté des journalistes et des universitaires. Nous nous étions rencontrés au moment des élections municipales. Le parti de M. Erdogan avait reconnu sa défaite à Ankara, mais pas à Istanbul. Depuis, l'élection d'Istanbul a été annulée. Je ne suis pas sûr que le message adressé, notamment aux Européens, soit le bon. On vous regarde de très près, car vous êtes très proches de nous. L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne apparaît déjà très compliquée : je ne suis pas sûr que les peuples, s'ils peuvent s'exprimer, vous disent oui. Mais si l'on veut, du moins, qu'un statut spécial soit possible pour la Turquie, il faut adresser les bons messages.

M. Jean-Marc Todeschini. - Je vous remercie à mon tour pour votre accueil à Ankara et la franchise de nos échanges. J'ai été frappé par la manière dont la Turquie accueillait des millions de réfugiés syriens sur son territoire, la plupart non dans des camps, mais en les intégrant à la population et en scolarisant les enfants. Je souhaite que l'Union européenne continue à vous apporter son soutien pour cet accueil.

De par sa situation géographique, la Turquie occupe une place particulière au sein de l'OTAN, tournée à la fois vers la Russie et vers les États-Unis. La confusion existe. Où pencheront les intérêts turcs dans les années à venir ?

Vous souhaitez faire avancer le processus d'intégration de la Turquie à l'Union européenne. Cependant, ne vous éloignez-vous pas des standards européens ? Je pense notamment à cet universitaire français emprisonné en Turquie pour avoir assisté, à Lyon, à une réunion avec des Kurdes : quand pourra-t-il récupérer son passeport ?

M. Faruk Kaymakci. - Les missiles S-500 nous ont été proposés par la Russie, qui fait pour la Turquie ce que l'OTAN ne fait pas. La Turquie a besoin de soutien aérien. Dans la mesure où l'OTAN ne nous apporte pas d'aide, la Russie joue sa carte. La Turquie ne fait qu'étudier les options qui s'offrent à elle. Le système de défense aérienne Patriot, proposé par les États-Unis, ne sera pas effectif avant 2028 et la technologie restera sous contrôle américain. La Turquie peut-elle l'accepter ? Rappelez-vous le général de Gaulle ! Les voisins de la Turquie sont pour le moins compliqués. L'OTAN est un cadre indispensable pour nouer des liens de proximité entre la Turquie et l'Occident, dans un contexte où les crises se multiplient, en Syrie, en Irak, mais aussi en Iran.

Les élections municipales à Istanbul ont fait l'objet de critiques. La Turquie a une longue expérience de la démocratie. Ce n'est pas la première fois que des élections sont annulées, et pas seulement en Turquie. En l'occurrence, des irrégularités ont été constatées, qui ont suscité des objections. C'est aussi l'État de droit que de les prendre en compte. Le vote du peuple reste l'enjeu essentiel. Nous verrons ce que donneront les résultats. À Antalya et à Ankara, le parti au pouvoir a perdu les élections et l'a parfaitement accepté. À Istanbul, le problème porte sur 42 000 votes. Soyons patients.

Que feriez-vous si un universitaire français participait à une réunion de Daech à Bagdad ? La France subit le terrorisme à un degré moindre que la Turquie, qui doit faire face aux attaques de trois organisations : le PKK, Daech et le Fatah. Regardez les mesures que vous avez prises après les attentats de Paris. Le PKK figure depuis 2002 sur la liste des organisations terroristes établie par l'Union européenne. Il peut néanmoins facilement faire de la propagande en Europe pour recruter de futurs terroristes. Il peut aussi importer de la drogue en Europe.

La Turquie est membre du Conseil de l'Europe et candidate à l'Union européenne. Elle a subi trois années difficiles, mais le contexte s'améliore ; depuis la deuxième moitié de 2018, le processus de réforme a repris. Il faut respecter le peuple. La Turquie est candidate depuis 1999 ; or, depuis 2015, vous discriminez notre pays en instaurant un double standard et en le diabolisant comme antidémocratique. Quand cessera cette hypocrisie ? Mieux vaudrait encourager la Turquie à mener ses réformes, afin qu'elle remplisse les critères de Copenhague et puisse devenir membre de l'Union européenne. L'accord de 2015 prévoit qu'une ouverture restera toujours possible dans le processus d'adhésion, avec un droit de veto que vous avez inscrit dans votre Constitution. Ce processus est aussi important pour nous que l'adhésion elle-même. Et peut-être la Turquie finira-t-elle par choisir de ne pas être membre de l'Union européenne.

Quoi qu'il en soit, on ne peut pas continuer à jouer sur un éventuel référendum. Les Anglais le disent très bien : « Democracy is listening to the people, not necessarily following them. » Il faut tracer une ligne claire entre démocratie et populisme. S'il y avait eu un référendum en 1950 pour créer la Communauté européenne du charbon et de l'acier, que serait-il arrivé ? Et croyez-vous que les votes en faveur du Brexit n'aient porté que sur la question du Brexit ? Pas moins de 79 % des Turcs demandent l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, dont 90 % des jeunes, et 55 % pensent que la Turquie peut devenir membre de l'Union européenne si elle fait son devoir. Le processus d'adhésion est utile autant pour la Turquie que pour l'Union européenne. Le résultat est secondaire.

Quant au statut spécial ou au « partenariat privilégié », pour reprendre les mots du président Sarkozy, c'est un concept qui n'est pas pertinent, dans la mesure où la Turquie fait déjà partie de l'Union douanière sans être membre de l'Union européenne. Elle contribue aux missions de sécurité et de défense de l'Union européenne et s'y investit d'ailleurs davantage que certains pays membres. Des dialogues de haut niveau ont cours entre les ministres turcs et les commissaires européens sur l'énergie, les transports et la sécurité. La Turquie souhaite développer la convergence avec l'Union européenne pour l'avenir. Son adhésion lui permettra de développer tout son potentiel. Si elle avait été membre de l'Union européenne en 2003, peut-être la guerre en Irak et le conflit en Syrie auraient-ils été évités. La Turquie est un atout pour l'Union européenne.

M. Christian Cambon, président. - Les élections européennes auront lieu dimanche prochain. L'adhésion éventuelle de nouveaux membres à l'Union européenne fait partie du débat. Le problème ne concerne pas seulement la Turquie, mais l'élargissement plus généralement. C'est toute l'Europe qui est en crise. « Réglons nos problèmes avant d'accueillir de nouveaux membres » : telle est l'opinion qui prévaut. La Macédoine, la Serbie et le Monténégro sont aussi sur la liste des pays candidats à l'adhésion. La Turquie n'est pas seule en cause.

M. Faruk Kaymakci. - Qui peut, mieux que la Turquie, aider l'Europe à relever les défis, qu'il s'agisse de la sécurité, des migrations illégales, de la radicalisation de l'Islam ou de l'emploi ? Au-delà de la Turquie, il y a l'Asie centrale et le Moyen-Orient. Il serait réducteur de ne considérer que la situation politique difficile que la Turquie traverse. Notre pays peut aider l'Europe à résoudre ses problèmes.

Mme Sylvie Goy-Chavent. - La Turquie est un grand pays. La France et la Turquie doivent renforcer leur coopération et leur lien de confiance. En France, des binationaux d'origine turque se présentent à des élections locales en défendant une position communautariste et en s'inscrivant sous la bannière du parti au pouvoir en Turquie. Ils portent ainsi atteinte à la cohésion nationale. Cette ingérence risque de nuire à votre rapprochement avec l'Union européenne. Les soutenez-vous ?

M. Olivier Cigolotti. - La question des gisements de gaz en Méditerranée dépasse les relations entre Chypre et la Turquie. Les autorités américaines et européennes ont réagi fermement, et Mme Mogherini a appelé la Turquie à la plus grande retenue et au respect des droits souverains de Chypre. Le président Erdogan a déclaré que le produit de l'exploitation devait être partagé avec les Chypriotes turcs. Nicosie souhaite que l'on trouve d'abord une solution au problème chypriote. La stratégie turque n'est-elle pas un mauvais signal envoyé à l'Union européenne ? Rappelons que la République turque de Chypre du Nord n'a jamais été reconnue par la communauté internationale. N'y a-t-il pas un risque de chantage qui se profilerait, dans la perspective de l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne ?

M. Jacques Le Nay. - La Turquie a joué un rôle important en Syrie, notamment au sein du processus d'Astana, en 2017, avec la Russie et l'Iran. Vos relations avec ces deux pays se sont renforcées au cours des dernières années. Quelles sont les perspectives pour l'avenir ?

M. René Danesi. - Depuis le 27 février dernier, la Turquie a engagé des manoeuvres navales d'une ampleur inédite, avec 103 navires mobilisés pendant plusieurs jours dans la mer Noire, la mer Égée et la Méditerranée. Depuis le 13 mai, de nouvelles manoeuvres ont commencé pour une durée de douze jours, avec des capacités navales encore plus importantes, mobilisant 132 navires de guerre, 57 avions et 33 hélicoptères. Ces exercices ne respectent ni les eaux territoriales ni la zone économique exclusive de Chypre, dont vous contestez la légalité juridique. Comment expliquez-vous ces manoeuvres autour de lieux de forage de gaz et de pétrole ? Ne s'agit-il pas d'une stratégie d'intimidation ?

M. Michel Boutant. - Vous avez répété à plusieurs reprises que les Kurdes étaient des terroristes. Faites-vous une distinction entre les Kurdes de Syrie, ceux d'Irak et ceux d'Iran ? La Turquie est-elle encore présente militairement dans le nord de l'Irak ? Si tel est le cas, pourquoi ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Votre pays s'est appliqué à entretenir une relation pragmatique avec l'Iran. Nous nous interrogeons : faut-il voir dans l'Iran et la Turquie des partenaires ou des concurrents, en matière d'influence au Moyen-Orient ? D'autant que la Turquie est alliée aux États-Unis, dont on connaît l'opposition grandissante au régime iranien. La Turquie bénéficiait de dérogations américaines pour acheter du pétrole iranien. Ce n'est plus le cas ; vous continuez pourtant à soutenir l'Iran dans sa stratégie de contournement des sanctions. Quelles sont les marges de manoeuvre de la Turquie pour se poser en médiateur entre les États-Unis et l'Iran, afin d'éviter un embrasement du Moyen-Orient ?

Mme Christine Prunaud. - Le président turc semble avoir fait pression sur le Haut Comité électoral pour que soit organisé un nouveau scrutin pour les municipales d'Istanbul. Il est prévu le 23 juin. Notre inquiétude porte sur les arrestations de députés et de maires en amont des élections. Qu'adviendra-t-il si Istanbul passe à l'opposition ? Pourquoi ces arrestations ?

M. Jean-Marie Bockel. - Nous sommes nombreux à être des amis de longue date de la Turquie, contre vents et marées. Vous êtes un grand pays et nous avons une longue histoire commune. Le temps des grandes espérances est en stand by. Cependant, vous n'avez pas toujours aidé les défenseurs de l'adhésion. Nous siégeons avec nos amis turcs à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Ce sont des collègues engagés, que nous apprécions beaucoup. Ne croyez-vous pas que la décision de maintenir la Turquie dans l'OTAN dépend aussi beaucoup de vous ? Alors que se profile un risque de guerre dans la région du Golfe, nous devons pouvoir entretenir avec la Turquie un dialogue de haute intensité. C'est un intérêt partagé.

Mme Gisèle Jourda. - Pourriez-vous nous faire un point sur les relations de la Turquie avec la Chine ? Comment votre pays s'intègre-t-il dans les nouvelles routes de la soie ? Où en est le projet d'approfondissement de la coopération antiterroriste avec la Chine ? Où en est le partenariat stratégique dont il était question ? Le traitement des Ouïghours est un point de mésentente entre la Chine et la Turquie. Le terme de « génocide » a été employé. Où en est-on ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je vous remercie de parler si bien français et de faire preuve d'un grand sens du dialogue. Je fais partie, comme Jean-Marie Bockel, de ceux qui ont plaidé pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, et cela jusqu'en 2007, année où le ministre des affaires européennes turc a expliqué devant l'Assemblée parlementaire de l'OTAN que la Turquie ne souhaitait plus entrer dans l'Union européenne et qu'elle deviendrait bientôt la première économie européenne. Nous avons été surpris par tant d'arrogance.

M. Faruk Kaymakci. - De qui s'agissait-il ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - De M. Bagis. Le mois dernier, j'ai participé à un séminaire de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN à Antalya. Je remercie mes collègues parlementaires turcs qui ont été des partenaires de travail très sérieux. En revanche, j'ai été choquée par les attaques du président du Parlement turc, M. Mustafa Sentop, contre la France et son Président de la République. Elles étaient inappropriées dans une enceinte internationale. Le respect entre pays alliés est indispensable. Le ministre des affaires étrangères turc a renchéri, de sorte que ma collègue députée et moi-même avons été obligées de quitter la salle. Nous aimons la Turquie, mais certains responsables politiques turcs ont une attitude contre-productive, sans respect mutuel ni tolérance.

M. Christian Cambon, président. - Cet incident nous a marqués. Avec ma collègue de l'Assemblée nationale, Marielle de Sarnez, nous avons envoyé une lettre de protestation.

M. Pierre Laurent. - La situation de l'État de droit en Turquie est inquiétante. J'espère que nous retrouverons une voie permettant de faire avancer le processus d'adhésion. Quand on vous interroge sur la situation de M. Tuna Altinel, maître de conférences en mathématiques à Lyon, vous invoquez le terrorisme. Cet homme est signataire d'un appel des universitaires pour la paix. Depuis 2016, 700 signataires turcs de cet appel sont passés devant le tribunal. Considérez-vous que les 2 200 signataires de cet appel sont tous des terroristes ?

Le 28 février dernier, cet universitaire français est allé déposer devant un tribunal turc. Il est ensuite rentré en France, puis est retourné en Turquie, le 12 avril dernier, date à laquelle on lui a confisqué son passeport. Le 10 mai, il s'est présenté de son plein gré à la préfecture de la région de Marmara pour tenter d'obtenir des explications ; il a alors été incarcéré, sans qu'on connaisse le motif de son arrestation. Cela ne ressemble en rien au comportement d'un terroriste. La communauté universitaire française est en émoi et les protestations iront grandissantes. L'accusation systématique de terrorisme à l'encontre de tous ceux qui sont en prison ne nous convainc pas.

M. Faruk Kaymakci. - M. Altinel a participé à une conférence organisée par des membres du PKK. Il n'a pas été arrêté en tant qu'universitaire, mais pour avoir pris part au mouvement de propagande kurde, acte qui est défini comme un crime par la loi. N'en feriez-vous pas autant s'il s'agissait d'un sympathisant de Daech ? Le PKK a fait 40 000 victimes turques. Notre loi est stricte, ce qui explique les nombreuses accusations de terrorisme.

Le gouvernement turc a essayé de trouver une solution au problème kurde. Des négociations ont eu cours jusqu'en 2015. Cependant, le PKK est un interlocuteur difficile à cerner. Notre gouvernement a demandé aux politiciens kurdes de prendre leurs distances avec les terroristes ; ils l'ont fait, mais le PKK a renversé le processus de négociation. La crise en Syrie a bouleversé la donne. Beaucoup de membres du PKK ont choisi la voie du terrorisme. Les politiciens kurdes que nous avons arrêtés l'ont été à cause des activités qu'ils ont menées au service du PKK. Les maires kurdes n'ont pas été les seuls à être visés. Nous avons arrêté tous ceux qui ont mené des activités terroristes.

Nous savons que les communistes défendent l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Cependant, ils tentent de retirer le PKK de la liste des organisations terroristes de l'Union européenne. On ne peut pas demander à la Turquie de trouver une solution à la question kurde tout en laissant les organisations terroristes se reconstituer.

J'ai suivi le débat qui a eu lieu à Antalya. La France est membre du Conseil européen et c'est un allié de l'OTAN. Qu'une députée française ose affirmer dans une enceinte internationale que le PKK n'est pas une organisation terroriste a profondément blessé les Turcs, d'où la réaction inamicale de notre ministre.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Les attaques contre le Président de la République française avaient été lancées antérieurement à cette déclaration.

M. Faruk Kaymakci. - Votre Président de la République a instauré le 24 avril comme journée nationale de commémoration du prétendu génocide arménien. Qu'attendiez-vous de la Turquie ? Quelle est la priorité de la France : la promesse politique faite aux électeurs arméniens ou l'amitié avec la Turquie ? Nous avons montré notre volonté d'ouverture en proposant d'instaurer une commission indépendante sur ce sujet. Si elle déclare qu'il y a eu un génocide, nous nous y conformerons. Ce n'est pas au Parlement, ni au Président de la France ni à l'Union européenne de décider de ce qui s'est passé en 1915. L'intérêt des individus serait plus important que les relations politiques entre la Turquie et la France ? Voilà ce qui a suscité la réaction violente dont vous avez fait les frais à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN.

Laissons cette question arménienne derrière nous et regardons l'avenir. C'est la seule voie possible pour la réconciliation. Sans quoi, nos relations bilatérales risquent d'en souffrir. La Turquie fera un geste symbolique pour honorer l'histoire des Français en Anatolie. Nous savons nous montrer amicaux en matière de mémoire et expliquer la culture turque. Voyez ce que nous avons fait avec la Nouvelle-Zélande et l'Australie.

Quant à l'OTAN, cela dépend de nous tous. Il faut chercher le moyen de répondre aux besoins défensifs de la Turquie sans affaiblir l'OTAN. Même l'administration Trump, qui a essayé de détruire les relations transatlantiques, a compris peu à peu ce qu'il faut faire quand il s'agit de la sécurité de l'Occident.

La Chine est un partenaire économique important de la Turquie. L'un des corridors principaux des nouvelles « routes de la soie » passe par la Turquie, qui joue un rôle clef dans ce projet de par sa position géostratégique. Un problème demeure toutefois : le traitement des Ouïghours, peuple d'origine turque. Nous avons fermement réagi aux exécutions, et la Chine s'est un peu fâchée. Notre relation est aujourd'hui limitée, mais la Chine comprend le poids économique et stratégique de la Turquie, qui veut toujours contribuer à cet important projet de connexion de l'Asie avec l'Europe.

Je travaille avec M. Bagis, je le connais bien ; peut-être ses propos ont-ils été mal interprétés. Le peuple et le gouvernement turcs sont sérieux dans leur volonté d'adhésion à l'Union européenne. Certes, ce n'est pas la Turquie d'aujourd'hui qui peut adhérer, mais nous voulons la voir changer, devenir plus occidentale, démocratique et libérale. Après les élections municipales d'Istanbul, le 23 juin, il y aura quatre ans sans élections : vous verrez émerger une autre Turquie, réformatrice.

Le Conseil de l'Europe observe le déroulement des élections turques ; nous l'avons invité à observer les élections municipales. Tout est ouvert, nous verrons s'il y a ou non un problème. D'après le rapport remis après les élections du 30 mars, la délégation du Conseil de l'Europe a apprécié la manière dont elles se sont déroulées.

Quant à l'Iran, c'est à la fois un partenaire et un concurrent. Nous importons d'Iran la moitié de notre pétrole. L'économie de notre voisin est importante, c'est un partenaire commercial. L'Iran joue un rôle dans la crise syrienne, mais aussi en Irak. Il est essentiel de travailler avec lui, mais cela ne signifie pas que nous acceptons leur politique étrangère, qui est basée sur un certain sectarisme. L'Iran exploite la division entre chiites et sunnites en Irak, mais aussi au Bahreïn et au Yémen. Il joue de ce point de vue un rôle destructif. La Turquie essaie de faire face à cette politique.

En dépit de cette opposition, nous devons travailler avec l'Iran et la Russie pour trouver une solution politique au conflit syrien. Nous espérons qu'il n'y aura pas de conflit entre l'Iran et les États-Unis. Israël utilise aussi ces conflits ; comme l'Arabie saoudite et les États-Unis, ils veulent pénaliser l'Iran. Mais cela comporte des risques : le ministre de l'intérieur iranien avait menacé de laisser passer vers l'Europe des tonnes de drogue et des millions de réfugiés. L'Europe doit jouer son rôle. Nous sommes opposés aux sanctions unilatérales américaines envers l'Iran. Nous avions averti nos amis américains, mais certains veulent une guerre et organisent des provocations. De telles sanctions mèneront à la nucléarisation de l'Iran ; cela compliquera les choses. Quant à la Turquie, elle ne peut pas appliquer les sanctions à 100 %. Qui pourrait remplacer l'Iran comme fournisseur de notre pétrole ?

Quant à la question kurde, la Turquie ne considère pas les Kurdes comme des terroristes. Nous avons eu d'excellentes relations avec les Kurdes d'Irak jusqu'au référendum illégal, et elles sont toujours bonnes. Les Kurdes de Turquie sont une partie de notre nation. Nous vivons avec eux depuis des siècles. Aujourd'hui, la plus grande ville kurde est Istanbul. Certes, la Turquie doit prendre des mesures contre le PKK, mais il faut faire cette distinction. Nous avons aussi de bonnes relations avec les Kurdes de Syrie, nous leur avons offert refuge. Cependant, les YPG, une branche du PKK, essaient de contrôler la région et pratiquent le nettoyage ethnique dans le nord de la Syrie ; même les Kurdes qui ne les soutiennent pas sont expulsés. La Turquie n'a pas de problème avec les Kurdes, mais avec les terroristes du PKK.

Concernant les manoeuvres navales, il faut voir notre marine comme une force de l'OTAN. C'est un exercice militaire tout à fait normal, nous faisons de telles manoeuvres presque tous les ans, elles ne sont dirigées contre personne. Bien sûr, nos amis grecs et chypriotes grecs les dépeignent comme une menace ; ce n'est pas nouveau. La Turquie a fait beaucoup de progrès en matière d'industrie d'armement. Nous avons produit de nouveaux équipements : il faut les tester.

L'absence de l'Union européenne en Syrie est regrettable. Elle pense déjà à la reconstruction, mais on n'en est pas là. Il faut d'abord que l'Europe pèse pour trouver une solution au conflit, pour qu'il se termine le plus vite possible.

Le mot « chantage » a été prononcé au sujet de la question chypriote. Malheureusement, s'il y a chantage, il vient des Grecs chypriotes. Ils abusent de leur appartenance à l'Union européenne. Je suis prêt à soutenir un plan de paix et à coopérer pour l'exploitation du gaz naturel autour de Chypre, mais les Chypriotes grecs ont déjà offert des contrats lucratifs à des sociétés européennes d'hydrocarbures : c'est une provocation ! Il ne faut pas procéder à des sondages dans les zones contestées avant d'avoir procédé à une délimitation.

On a parlé d'un parti turc en France. Il n'existe pas, à ma connaissance. Les Français d'origine turque font partie de la France, je ne sais pas pourquoi ils ont créé un parti. J'ai posé la même question à un député belge d'origine turque ayant créé un tel parti. Une telle initiative, lui ai-je dit, va contre l'intégration, et ne peut mener qu'à la radicalisation et à la marginalisation de cette communauté. Il m'a répondu qu'il avait été rejeté de son parti politique parce qu'il n'a pas reconnu le prétendu génocide arménien. C'est pourquoi il a créé ce parti, en protestation. Il faut se demander comment intégrer les Français d'origine turque et pourquoi ils se sentent forcés de créer de tels partis. Il faut surtout créer une mentalité de coopération entre les pays d'origine et les pays qui reçoivent des immigrants. Nous sommes opposés à de tels partis et la Turquie n'apporte en général son soutien à aucun parti ; ce n'est pas notre culture !

M. Christian Cambon, président. - Merci de n'avoir éludé aucune question ! C'est par le dialogue, marque du Sénat, qu'on peut mieux comprendre les situations géopolitiques et accepter nos différences. Nous attachons beaucoup d'importance à ce dialogue et au partenariat stratégique entre la France et la Turquie, pour notre sécurité collective et la lutte contre l'immigration illégale et le terrorisme.

La réunion est close à 20 heures.

Mercredi 22 mai 2019

- Présidence de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Politique des lanceurs spatiaux - Audition, en commun avec la commission des affaires économiques de MM. André-Hubert Roussel, président exécutif d'ArianeGroup, et Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d'études spatiales

Mme Sophie Primas, présidente. - Je suis très heureuse que nos deux commissions reçoivent, pour s'informer sur la politique des lanceurs spatiaux, « l'équipe de France » en la matière. Nous avons donc l'honneur d'accueillir Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d'études spatiales (CNES) et André-Hubert Roussel, président exécutif d'ArianeGroup. Leurs avis ne sont pas toujours convergents ; il est bon de les entendre l'un et l'autre. Cette audition inaugure en outre les travaux d'un groupe de travail restreint, comprenant des membres de nos deux commissions, sur la politique des lanceurs.

L'accès à l'espace est une condition nécessaire à la conquête par l'Europe de parts de marché, dans une économie spatiale en croissance. La concurrence internationale, dans un secteur de plus en plus compétitif, inquiète. Enfin, la réunion ministérielle de l'Agence spatiale européenne, en fin d'année, établira le cadre de la politique des lanceurs européens pour les années à venir.

Dans la partie de son rapport public annuel, la Cour des comptes alertait sur le « risque important que le lanceur (Ariane 6) ne soit pas durablement compétitif face à SpaceX ». De même, le ministre de l'économie avait fait remarquer que le prix de lancement sur Ariane 6 en 2021 serait celui du lanceur Falcon 9 en 2017... Bref, il règne un climat fébrile. L'Europe spatiale a eu une position de leadership sur le marché des lancements commerciaux depuis les années quatre-vingt-dix. Aujourd'hui, elle doit faire face à une concurrence féroce, tant sur la compétitivité prix que sur la compétitivité hors prix - sujet de nos réflexions depuis longtemps.

Quelle est votre analyse de l'évolution du marché des lanceurs et du rôle que le lanceur Ariane 6 pourra y jouer ? Pourrez-vous revenir sur les importantes innovations de ce lanceur, son coût de développement et son prix de lancement ? Vous nous direz si vous êtes inquiets ou si nous pouvons être confiants...

Quelques autres questions : dans quelle mesure faut-il revoir la règle du retour géographique, jusqu'ici au coeur de la politique industrielle de l'Agence spatiale européenne (ASE), pour les lanceurs, qui sont soumis à une concurrence vive ? L'application extrêmement pointilleuse, si ce n'est rigide, qui en est faite actuellement ne pourrait-elle être rendue plus fluide ?

La conclusion d'un contrat entre l'Allemagne et SpaceX en 2013 avait souligné les limites de la solidarité européenne en la matière. Dans un marché institutionnel plus limité qu'ailleurs, il paraît déraisonnable de ne pas avoir recours aux lanceurs européens, développés sur fonds européens. Comment définir et garantir un principe de préférence européenne ?

En 2014, une résolution de l'ASE entérinait un nouvel équilibre : en contrepartie d'un risque d'exploitation demeurant à la charge des industriels, les États s'étaient engagés à assurer un volant minimum de commandes, pour garantir le maintien des capacités opérationnelles. Où en sommes-nous de ces engagements ?

En parallèle, il convient de poursuivre les innovations pour les futures adaptations d'Ariane 6 et les futurs lanceurs européens. Vous avez récemment inauguré une plateforme, baptisée ArianeWorks. Quelles en sont les priorités ? Le réutilisable est-il le nouveau standard technologique sans lequel les lanceurs européens ne sauraient perdurer ? Les pays européens doivent-ils, financièrement, s'engager davantage?

Ma dernière question concerne ArianeGroup : quelles sont les perspectives supplémentaires de réduction des coûts de production ?

M. Christian Cambon, président. - La politique de l'espace est un enjeu économique fort ; la défense et la sécurité européennes sont également concernées. Depuis les GPS de nos smartphones jusqu'au renseignement militaire, l'accès à l'espace est stratégique. C'est une condition à la fois de notre souveraineté et de notre compétitivité économique.

L'accès low cost à l'espace se développe depuis l'avènement du new space, qu'incarne SpaceX avec son lanceur réutilisable. Il bénéficie, contrairement à Arianespace, d'un soutien financier public massif américain, grâce aux commandes du Pentagone. Il a bouleversé le paysage spatial et rend nécessaire une adaptation rapide, difficilement compatible avec le temps long de développement des programmes spatiaux mais surtout avec les règles de fonctionnement de l'ASE.

Une réunion ministérielle du conseil d'administration de l'Agence aura lieu en novembre 2019 - vous nous direz quelles orientations vous souhaitez y voir approuvées. Le rapport public annuel de la Cour des comptes a tiré la sonnette d'alarme sur l'ampleur des défis à relever. Il nous est donc apparu important de faire le point avec vous sur l'avenir des lanceurs spatiaux européens, en particulier Ariane 6.

Le juste retour géographique est un problème éternel, car il ne permet pas l'optimisation industrielle. Faut-il y renoncer ? Vous nous donnerez votre avis sur ce sujet sensible. Cela concerne directement la France qui a souscrit plus de la moitié des engagements financiers décidés pour le développement d'Ariane 6 : près de 2,5 milliards d'euros depuis 2014 !

Qu'en est-il de la concurrence entre pays membres ? Nous avons tous en tête l'incompréhensible concurrence intraeuropéenne que se livrent Ariane 6 et Vega C, le lanceur italien. Comment l'Europe spatiale a-t-elle pu se fourvoyer au point de soutenir deux lanceurs concurrents ?

Ariane 6 doit également rassurer - mais est-ce possible ? - sur sa capacité à être plus qu'un « lanceur transitoire » et à répondre à moyen terme aux nouvelles conditions d'accès à l'espace. Saura-t-il se passer des subventions d'équilibre à l'exploitation ? Les crédits publics peuvent-ils être réorientés vers l'innovation et d'autres segments, tels que les systèmes orbitaux ? Nombre d'industriels évoquent le danger de se focaliser sur les lanceurs au détriment des satellites.

Même s'il n'est pas facile de vous réunir pour une même audition, il nous a semblé naturel d'interroger « l'équipe de France » des lanceurs, à savoir notre agence spatiale et le maître d'oeuvre d'Ariane 6. J'espère que notre vision de l'avenir en sera éclairée !

M. Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d'études spatiales. - Merci de nous avoir conviés à nous exprimer au Sénat de la République française sur ce sujet fondamental pour notre politique spatiale. Il s'agit de programmes européens, même si notre « équipe de France » des lanceurs y prend une part très importante. La politique spatiale européenne est en effet largement portée par la France depuis la création du CNES par le général de Gaulle en 1961. Notre pays est devenu en 1965 la troisième puissance spatiale avec le lanceur Diamant. Les lanceurs sont financés à 50 % par le budget de l'État français ; c'est en France que sont concentrés la plupart des moyens humains et industriels, le centre spatial de Guyane est le principal actif de l'Europe spatiale.

L'Allemagne et la France, qui développaient ensemble le satellite de télécommunications Symphonie ont compris toute l'importance des lanceurs en 1973, lorsque les États-Unis ont accepté de lancer la version expérimentale, mais non un satellite commercial. C'est ce qui a conduit à développer Ariane. J'ai décrit dans une tribune dans Libération ce matin, comme André-Hubert l'a fait hier dans Le Figaro, la success story d'Ariane : premier lancement d'Ariane 1 en 1979, Ariane 4 en 1988, Ariane 5 en juin 1996 puis, en 2013, décision de développer Ariane 6 et Vega C. Ce succès commercial, politique, industriel, le monde entier nous l'envie !

L'Agence spatiale européenne a su développer un programme spatial européen à la fois équilibré - touchant tous les secteurs de l'activité spatiale - et efficace, grâce aux coopérations. Les pays d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine nous consultent pour créer leurs agences régionales... Nous faisons mieux que les autres avec des moyens moindres, bien que conséquents : le CNES dispose d'un budget annuel, 2,4 milliards d'euros, équivalent... à l'augmentation annuelle du budget de la NASA ! Les programmes sont abondés par l'effort de la Commission européenne ; le cadre pluriannuel actuel est de 11,4 milliards d'euros, le prochain sera porté à 16 milliards, soit une augmentation de 50%.

Deuxième acteur, l'industrie. J'en félicite M. Roussel, ArianeGroup a su fédérer toute l'industrie spatiale européenne et relever les défis. Troisième acteur, le CNES offre à l'Europe spatiale une expertise incontournable dans le domaine des lanceurs, et opère le centre spatial de Guyane : il y a en France une sensibilité particulière sur les lanceurs.

Le modèle européen s'est construit dans un marché institutionnel faible. Les Américains lancent beaucoup plus de satellites, disposent d'un budget global de 22 milliards de dollars, contre 2,5 pour nous. Les Chinois également lancent de nombreux satellites... peut-être parce que les leurs durent moins longtemps. Le modèle européen a dû s'appuyer sur un succès commercial, qui exige d'être compétitif, donc à la pointe de l'innovation, mais suppose aussi un engagement fort des États européens pour utiliser les lanceurs développés par l'Europe.

L'année 2019 sera très importante, car la conférence ministérielle, qui a lieu tous les trois ans et se réunira à Séville en novembre, décidera de l'avenir de l'Europe spatiale. Le conseil de l'ASE m'a porté à sa présidence : nous préparons activement ce rendez-vous. La coopération entre l'industrie et le CNES, l'agence spatiale nationale, est remarquable, nous travaillons main dans la main. Nous devrons dans les six prochains mois faire partager à nos partenaires cette entente parfaite.

La règle du retour géographique est dans le fonctionnement de l'ASE : il faut lui apporter de la flexibilité. L'utilisation par les Européens des lanceurs européens est inscrite dans la résolution de Madrid du 25 octobre 2018 : cela se vérifiera à l'avenir. Quant à l'innovation et la préparation de l'après-Ariane 6 et Vega C, il y a les initiatives Prometheus, Callisto et Themis à l'intérieur de la plateforme d'ArianeWorks dont vous avez parlé. S'agissant de la concurrence entre Ariane 6 et Vega C, il faut rappeler qu'ils sont tous deux des programmes de l'ASE. Le premier est plutôt franco-allemand, le second italien, mais ce dernier fait largement appel à l'industrie française. Des accords ont été conclus, nous travaillons là encore main dans la main.

L'équipe de France est soudée, c'est la clé du succès ; et le programme spatial européen est équilibré et efficace.

M. André-Hubert Roussel, président exécutif d'ArianeGroup. - Le 24 décembre prochain, nous célébrerons le quarantième anniversaire du premier vol d'Ariane, qui est l'un des plus beaux succès industriels européens. Car, en quarante années, nous avons assuré aux Européens un accès autonome et souverain à l'espace, avec un leadership sur le marché commercial. L'impératif de compétitivité aujourd'hui, sans précédent, nous a conduits à développer Ariane 6, pour le lancement de satellites institutionnels comme pour des opérations commerciales au prix du marché.

Je dirige ArianeGroup depuis le 1er janvier dernier. Le groupe franco-allemand compte 9 000 salariés : Airbus et Safran ont voulu créer une structure unique pour les lancements. Néanmoins c'est une entreprise duale, dont l'activité se partage entre les systèmes d'armes M51 de la force océanique de dissuasion française et les lanceurs spatiaux commerciaux. C'est un partenariat public-privé. La coopération est assurée au sein de l'ASE, avec une contribution française très importante. Nous sommes un leader sur le marché ouvert mondial. C'est ainsi que l'on peut maintenir une filière autonome.

Il importe de continuer à développer ce modèle, challengé par la forte concurrence américaine - SpaceX marque un retour américain sur le marché commercial. L'Europe des lanceurs hélas, tout comme l'Europe politique, est tiraillée par des interrogations, des tensions, voire des forces centrifuges, avec une tentation de renationaliser tel ou tel élément de la politique spatiale. Le CNES et ArianeGroup livrent donc ensemble bataille, sur plusieurs fronts, et d'abord sur le front budgétaire : certes il ne s'agit pas de rivaliser avec le budget américain qui représente 50 milliards d'euros si l'on inclut les investissements du département américain de la défense, contre 10 milliards côté européen. Mais nous avons su être efficaces dans le passé avec une industrie spatiale de premier plan au niveau mondial, et qui reste malgré tout un leader.

Il y a aussi une bataille commerciale à gagner face à SpaceX notamment, dans une conjoncture de décroissance du marché mondial, sur fond d'incertitude quant au profil futur du marché, satellites géostationnaires ou constellations, même si elles tardent à venir.

La bataille technologique est fondamentale pour que l'accès à l'espace demeure aussi performant dans l'avenir. Le new space signifie une baisse du prix de l'accès à l'espace. L'échéance ministérielle de fin d'année sera importante à cet égard : il ne faudra pas s'arrêter à Ariane 6, conçu comme évolutif. Ariane a toujours été à la pointe de la technologie. Les investissements d'aujourd'hui préparent les lanceurs de demain.

On observe une suractivité mondiale de lancements : 119 l'an dernier, mais seulement 10 prises de commande pour des lancements sur des satellites géostationnaires ou des constellations. Les marchés américain et chinois sont inaccessibles aux lanceurs européens, or ils représentent les deux-tiers du marché mondial. Il y a eu 39 lancements chinois (dont seulement deux commerciaux), 34 américains (pour plus de la moitié, institutionnels). L'Europe est le seul marché ouvert, elle arrive en quatrième position avec 11 tirs réussis, dont 4 lancements doubles. Mais Arianespace reste leader, par rapport à SpaceX, sur le marché géostationnaire, avec des commandes pour 5 lancements et 3 options, contre 1 et 1 pour notre concurrent.

Le plan de compétitivité décidé par ArianeGroup comprend une diminution des effectifs de 2 300 postes sur les quatre années à venir, afin de faire face à la baisse des prix du marché et augmenter la productivité et la compétitivité. En 2019, l'activité opérationnelle reste soutenue mais la croissance envisagée ne sera pas atteinte ; les perspectives américaines sont un peu plus faibles que prévu. L'urgence, pour rester dans la course, est de faire d'Ariane 6 un succès, avec un prix d'accès à l'espace inférieur de moitié à celui pratiqué sur Ariane 5. Quant à la compétitivité hors prix, le lanceur sera flexible, toutes missions dans toutes orbites, pour les clients institutionnels ou commerciaux.

L'Europe doit poser un cadre protecteur pour ses technologies, son industrie, ses entreprises, ses emplois : la balle est dans le camp des politiques. Sur la préférence européenne, des avancées significatives se sont produites ; la Commission européenne souhaite faire voter un nouveau règlement européen et porte une ambition spatiale renouvelée, avec 16 milliards d'euros sur la prochaine législature. L'article 5 du règlement en cours d'adoption par l'Union européenne ouvre la voie à une préférence européenne et une garantie de lancement des missions européennes sur Ariane ou Vega, autrement dit une sorte de « buy european » act, sur le modèle américain. Après la résolution de Madrid, celle du 17 avril dernier comprend des engagements de commandes institutionnelles, et avant cela, une garantie donnée par les États, indispensable pour démarrer la production. Les commandes institutionnelles se concrétisent.

Ariane 6 entre dans la dernière phase de sa construction, il doit voler avant fin 2020, conformément au contrat signé avec l'ASE. Dès la phase de production, des économies ont été acquises, sur le développement (plus rapide, moins de six ans) et sur les coûts, grâce aux technologies de fabrication innovantes, 3D, traitement laser de surface, et surtout une intégration à l'horizontale, permettant à nos collaborateurs d'avoir une visibilité sur le lanceur en permanence et d'organiser une chaîne de production de la même façon que dans l'aéronautique ou l'automobile. Nous sommes aujourd'hui à un an ou dix-huit mois du premier vol, et beaucoup d'éléments sont déjà réalisés : moteur Vinci pour l'étage supérieur qualifié, évolution du moteur Vulcain qualifiée également, progrès vers la qualification des boosters P120 développés avec l'italien Avio, qui équiperont aussi les Vega C. Je mentionnerai enfin une autre grande innovation parfois oubliée : l'auxiliary power unit, quatrième moteur dans l'étage supérieur, pour renforcer la capacité à placer des constellations successivement sur différents plans d'orbite.

Quelques grandes étapes sont encore devant nous : les essais sur l'étage supérieur vont se poursuivre à Lampoldshausen en Allemagne. Le CNES bâtit le pas de tir à Kourou pour que nous procédions aux essais combinés : nous acheminerons un lanceur complet sur un pas de tir complet pour vérifier tous les interfaçages, le remplissage des réservoirs en hydrogène et oxygène liquides, et toutes les séquences avant le lancement.

Le premier client commercial, pour le premier vol, sera la constellation OneWeb ; il y aura, parmi les clients suivants, l'Union européenne, pour lancer Galileo, ainsi que des clients commerciaux et institutionnels, je pense au satellite CSO-3.

Nous devons continuer à développer les technologies, notamment le moteur Prometheus. Vous avez posé la question de la réutilisation. Pour garantir aux clients une mise en orbite au meilleur coût, un moteur low cost est développé dans le cadre de ce programme, avec des simplifications ; nous travaillerons à la réutilisation si les cadences de lancement la rendaient économiquement viable. La réutilisation fait partie des projets importants qui seront présentés à la ministérielle. Pour réutiliser, il faut savoir revenir. Le CNES et ArianeGroup ont mis en place ArianeWorks pour travailler à un premier étage réutilisable. Callisto est un modèle réduit qui nous permettra d'être prêts si l'implantation d'un tel moteur s'avère nécessaire dans l'avenir. Nous travaillerons aussi sur les matériaux composites pour alléger le lanceur... donc son coût.

Mme Sophie Primas, présidente. - Le groupe des élus pour l'espace était jusqu'à présent présidé par M. Bockel : à lui l'honneur !

M. Jean-Marie Bockel. - Messieurs, vous nous avez déjà fourni de nombreux éléments de réponse. L'autonomie d'accès des Européens à l'espace est-elle menacée par la concurrence mondiale actuelle ? Car beaucoup de pays se portent sur ce marché. La recherche de consensus en Europe reste en question : une préférence en faveur du lanceur Ariane nous aiderait...

Avec la montée en puissance du spatial militaire se pose la question des perspectives pour l'avenir. Quels sont les marchés d'avenir des lanceurs spatiaux ? Sont-ce- les constellations ? Les vols habités ?... Toujours au regard de ce souhait de préserver notre autonomie d'accès à l'espace, quelles sont vos attentes vis-à-vis des Etats quant à la ministérielle de l'automne prochain ?

C'est la première fois que le président Roussel s'exprime devant nous et j'aimerais savoir si les problèmes d'articulation des tâches entre ArianeGroup et Avio sont en passe d'être résolus. Vous avez parlé de concept adaptable à propos d'Ariane 6 : la perspective d'une adaptation en 2025 n'est-elle pas encore un peu lointaine ?

M. Jean-François Rapin. - Je suis, depuis février dernier co-rapporteur, avec André Gattolin, sur la politique spatiale européenne pour le compte de la commission des affaires européennes. Merci de nous avoir invités.

L'association CNES-ArianeGroup a débouché sur de nombreux succès. Je pense à Copernicus, qui fait de plus en plus consensus sur la planète, mais aussi à Galileo, en passe de devenir un vrai concurrent de GPS et qui deviendra un leader. La politique spatiale européenne semble ambitieuse, en témoignent les 16 milliards d'euros du prochain cadre pluriannuel. Mais des incertitudes subsistent, notamment dans l'articulation des rôles, et on ne sait pas toujours qui fait quoi. Les stratégies des acteurs sont un peu diverses...

Selon le rapport de la Cour des comptes, le CNES devrait, en Guyane, se concentrer sur le spatial, et laisser à l'État le développement du territoire. Cela semble rationnel, même si le CNES reste un employeur important, dans un territoire fragile. Qu'en pensez-vous ?

Mme Catherine Procaccia. - M. Bruno Sido et moi-même suivons, au sein de l'Opecst, les questions spatiales. Notre rapport de 2012 évoquait SpaceX, les constellations, les fusées réutilisables : toute la communauté spatiale française nous a ri au nez. Et maintenant, SpaceX existe. L'Europe n'est-elle pas toujours en retard ? ArianeGroup ne travaille sur aucun autre projet qu'Ariane 6, seulement des évolutions de ce programme. Or SpaceX se prépare à lancer le très haut débit internet spatial...

« Remettre le militaire dans le spatial », disent actuellement des membres du Gouvernement. On n'a pas entendu cela depuis bien longtemps, mais cela se traduit-il par des commandes et des crédits ?

Enfin il semble que les prévisions météo soient menacées par la 5G, qui utiliserait la même fréquence que nos satellites. Qu'en est-il ?

M. Laurent Duplomb. - Élu de la Haute-Loire, je tiens à rappeler que ce que le projet Galileo, lancé en 2005, doit à Jacques Barrot. Le 2 avril 2019, 26 satellites avaient été lancés, dont 22 opérationnels, avec des centaines de millions d'utilisateurs. Pour que le programme soit achevé, 30 satellites doivent être installés. Quand atteindra-t-on un système complet ? Le coût de 5 milliards d'euros sera-t-il respecté ? Je suis agriculteur et j'ai hâte qu'existe un système européen concurrençant réellement le GPS américain, le Glonass russe ou le Beidou chinois.

M. Gilbert Roger. - Conséquence des 4 900 lancements de satellites depuis 1957, 22 000 objets détectables sont en orbite, dont 94 % sont des débris spatiaux. À quand une véritable réglementation internationale, pour remplacer un simple gentlemen's agreement ?

M. Ladislas Poniatowski. - ArianeGroup va supprimer 2 300 postes : c'est que vous avez trop tardé à lancer Ariane 6, et vous jouez en conséquence au yo-yo, après avoir embauché 1 500 personnes ces trois dernières années pour rattraper le retard... Il faut dire à la représentation nationale combien de postes seront supprimés, où, et avec quelles répercussions sur les sous-traitants, en France et en Allemagne.

M. Fabien Gay. - Un marché ouvert cause des difficultés. Les marchés chinois et américain sont fermés, et subventionnés différemment. Vos propos me semblent bien timides. Il est temps de dire la vérité aux parlementaires : si le soutien politique et les investissements militaires et civils disparaissent, ArianeGroup va continuer à reculer. Face à SpaceX aujourd'hui ou Amazon demain, un soutien massif s'impose.

Ariane 6 entrera en concurrence non avec Vega C, car il ne s'agit pas du même tonnage, mais avec Soyouz, dont la présence a un sens politique... Le centre guyanais procède à 11 lancements par an actuellement, mais ils seront plutôt 5 ou 6 dans les cinq années à venir.

Je ne reviens pas sur la réduction des effectifs chez ArianeGroup car je partage les interrogations qui ont pu être formulées. S'agissant des coûts de lancement, vous annoncez une réduction de moitié, j'ai plutôt entendu 30%, grâce à une réduction de la durée des campagnes - qui passerait de trente à quinze jours -, en réduisant le nombre d'ingénieurs se rendant sur place... Mais il y a aussi un plan social en préparation sur le centre spatial guyanais : on annonce la suppression d'entre 300 et 500 emplois, dans un territoire français ravagé par le chômage : comment gérerez-vous cela ? Quelles seront les conséquences pour la trentaine de prestataires extérieurs ?

M. Olivier Cadic. - Le Luxembourg a fait de l'espace une priorité : il est le premier pays européen à avoir adopté un cadre juridique reconnaissant l'utilisation de ressources provenant de l'espace. Que vous inspire le mémorandum de coopération conclu entre notre voisin et les États-Unis ?

M. Pascal Allizard. - Les acteurs non étatiques, SpaceX ou Blue Origin, cassent les codes et les prix, exercent une concurrence agressive et critiquent les subventions publiques. Quelle est votre analyse de cette situation nouvelle ? Et que pensez-vous de la montée en puissance de la Chine, qui annonce de futurs lanceurs lourds ?

M. Roland Courteau. - Vous avez évoqué une mise en orbite à meilleur coût : cela ne passe-t-il pas par des lanceurs réutilisables, comme aux États-Unis ? Vous dites l'envisager éventuellement : mais n'y a-t-il pas urgence ? La compétitivité de l'industrie spatiale européenne n'est-elle pas menacée ? Nous n'avons pas, en Europe, de règles telles que la préférence européenne : le premier pas que vous avez évoqué est-il suffisant ? J'en doute !

Depuis 1957, des dizaines de milliers de débris se sont accumulés, sur les orbites basses en particulier. Qu'en pensez-vous ?

M. Pierre Laurent. - Les suppressions d'emplois massives que vous prévoyez ne reviennent-elles pas à sacrifier l'avenir à la compétitivité immédiate ? Pour être compétitif dans le futur, il faut investir résolument dans la recherche, sur la transition écologique, sur les nouveaux besoins à imaginer. C'est ce qu'avait su faire le général de Gaulle en créant le CNES.

M. Pierre Cuypers. - De quels moyens dispose ArianeGroup pour gérer le problème des débris spatiaux ?

M. Jean-Pierre Decool. - Comment le CNES envisage-t-il de pousser à la constitution d'une véritable équipe d'Europe ? Ne serait-ce pas le moyen de devenir plus compétitif ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - Eutelsat vous choisira-t-il pour le lancement de son prochain satellite Konnect, pour le haut débit ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Si je vous ai bien compris, le moteur Prometheus pourrait équiper Ariane 6, en remplacement de trois actuels moteurs : mais j'ai lu qu'il présenterait moins de synergies avec la partie militaire : qu'en est-il ?

M. Jean-Yves le Gall. - L'autonomie spatiale européenne est-elle menacée, demande M. Bockel : oui, car le modèle des trente dernières années évolue, le succès d'un lanceur européen repose sur le marché commercial, qui a totalement changé : il nous faut donc évoluer également. Mais non, car les États européens souhaitent cette autonomie spatiale européenne. Le Président de la République, peu après sa prise de fonctions, est venu au CNES accueillir Thomas Pesquet au retour de sa mission. Il a également visité le centre spatial guyanais, en y conviant Jean-Claude Juncker, témoignant ainsi de son attachement à la politique spatiale européenne. L'autonomie n'est pas menacée, elle doit s'organiser.

Le spatial militaire fait l'objet de l'attention de Mme Parly, la réflexion en cours débouchera sur l'annonce de nouveaux programmes.

Les relations entre ArianeGroup et Avio, vues du CNES, ont beaucoup évolué ces dernières semaines, M. Roussel a mentionné la résolution du 17 avril : j'ai consacré beaucoup de temps à promouvoir son adoption par le conseil de l'ASE. Elle comprend un accord entre les deux sociétés.

Monsieur Rapin, Copernicus est un programme dont on parle peu, mais le monde entier nous l'envie : les sept satellites d'observation et l'accès aux données créent un écosystème, avec de multiples start-up en Europe. Monsieur Duplomb, oui, Galileo doit beaucoup au travail considérable de Jacques Barrot, et les utilisateurs seront bientôt un milliard ! Je préside l'agence européenne chargée de ce programme, à Prague : aujourd'hui, dans chaque smartphone acheté, une puce permet de récupérer le signal de Galileo, qui est automatiquement sélectionné parce qu'il est plus puissant que GPS. « Un jour, prophétisait Jacques Barrot, on dira que GPS est le Galileo américain. » Dans deux ans, le monde entier utilisera Galileo. Aujourd'hui, 22 des 26 satellites en orbite fonctionnent parfaitement ; en 2020, la constellation sera complète et l'ensemble des services seront disponibles. Aujourd'hui on entre dans la deuxième phase, celle de l'utilisation du signal. Le coût du programme était d'environ cinq milliards d'euros pour les cinq premières années, à raison d'environ 800 millions d'euros par an. Ce succès sera pérennisé, c'est un des points essentiels du nouveau budget de seize milliards d'euros dédiés à l'espace déjà évoqué.

M. Ladislas Poniatowski. - Sans les Anglais, pourtant !

M. Jean-Yves le Gall. - Nous regrettons qu'avec le Brexit, ils sortent de Galileo...

M. André-Hubert Roussel. - Ce n'est pas fini !

M. Jean-Yves le Gall. - Je veux dire à Mme Procaccia que nous n'avons pas ri au nez des auteurs du rapport de 2012.

M. Bruno Sido. - Mais si !

M. Jean-Yves le Gall. - Votre rapport a bien posé les bases du débat. Il était sans doute visionnaire : les faits vous ont donné raison. Les pistes que vous esquissiez sont aujourd'hui prises en compte dans notre programme d'innovation sur les lanceurs. Quant à la 5G et la météo, nous trouverons une solution.

Le film Gravity a mis au premier plan le problème des débris spatiaux : Sandra Bullock et George Clooney sont des porte-parole bien plus efficaces que nous ! L'idée que les déchets augmentent de façon exponentielle est théorique, mais la meilleure façon de limiter leur nombre reste encore de s'abstenir de salir l'espace.

M. Gilbert Roger. - Je n'ai pas vu ce film, mais je souhaiterais une réponse plus précise : y a-t-il une règlementation ?

M. Jean-Yves le Gall. - La loi sur les opérations spatiales prescrit un désorbitage des étages supérieurs de lanceurs, ce qui ne crée plus de débris... On remplace aujourd'hui les boulons explosifs par des sangles. On réduit le volume des débris. Mais en Inde ou en Chine, on ne respecte pas forcément ces règles, notamment pour les essais.

Le Luxembourg a une politique ambitieuse, visionnaire, puisqu'il a légiféré sur l'exploitation future des astéroïdes : mais ce n'est pas pour demain ! Le CNES et l'agence spatiale japonaise vont lancer la mission MMX en 2024, soit 500 millions de dollars pour rapporter 10 grammes de Phobos, l'une des lunes de Mars. La ceinture des astéroïdes est bien plus lointaine, y aller est un projet... futuriste ! Wilbur Ross, le secrétaire d'État américain est pro-actif, il a souhaité également me rencontrer. Par ailleurs, nous avons pour notre part d'importantes coopérations avec la NASA, avec les satellites Jason, l'instrument Chemcam qui équipe Curiosity, la sonde InSight qui emporte sismomètre SEIS, etc. Mais le Luxembourg a plusieurs fers au feu, et nous devons y être attentifs.

M. Courteau a évoqué la réutilisation et la préférence européenne : ces enjeux sont pris en compte, à la suite du rapport Procaccia-Sido, dans les programmes Callisto, Prometheus, Themis... Enfin, la résolution de Madrid montre que les Européens entendent utiliser le lanceur européen et je suis optimiste pour la réunion de Séville en novembre prochain.

M. André-Hubert Roussel. - J'ajouterai, au sujet de l'autonomie européenne, qu'elle n'est pas menacée... du moins pas là où l'on regarde. Nous avons le lanceur, il faut continuer à le développer. Nous avons la base spatiale, il faut continuer aussi. Restent la gestion du trafic spatial et l'autonomie de surveillance : le CNES, l'Onera, ArianeGroup investissent, nous disposons du réseau de surveillance optique Geo Tracker et de télescopes pour surveiller les objets. Néanmoins nous sommes très dépendants des données fournies par les Américains. Ce doit être une préoccupation constante que d'investir dans l'autonomie, dans ces deux domaines, pour conserver notre liberté d'action dans l'espace.

Les lanceurs Vega C et Ariane 6 ont été décidés au même moment par l'ASE. Ils sont complémentaires avant d'être concurrents, Vega intervenant en orbite basse pour des objets de 500 kilos à 2 tonnes, Ariane 6 plaçant en moyenne orbite ou en orbite géostationnaire - voire pour l'exploration - des engins de plus de 2 tonnes. Du fait des bouleversements actuels, tenant à la typologie des satellites à lancer et aux différentes orbites sur lesquelles les lancer, une optimisation est parfois nécessaire : le lancement de plusieurs satellites en combinaison sur plusieurs orbites peut être vu comme une concurrence. Quant à la coopération avec Avio, les boosters sont les mêmes pour Ariane 6 et pour le premier étage de Vega. Ils représentent près de 50% du chiffre d'affaires de l'entreprise italienne, c'est une motivation pour coopérer !

L'adoption de la résolution du 17 avril permet le lancement de la production de Vega C et Ariane 6, avec une allocation policy qui va dans le sens d'une préférence européenne. La Commission européenne sera le premier client d'Ariane 6, et ce lancement institutionnel prouve la volonté de l'Europe en ce domaine.

Sommes-nous en retard par rapport à SpaceX ? Faut-il anticiper et prévoir un autre lanceur ? Lorsque nous avons conçu Ariane 6, nous n'avions pas la brique technologique pour fabriquer un lanceur réutilisable - SpaceX, lui, a bénéficié d'un moteur développé par la NASA dans le cadre de ses programmes sur la réutilisation. Prometheus, collaboration franco-allemande devenue projet européen, développe un moteur qui permet une modulation de la poussée à la hausse pour décoller, à la baisse pour atterrir. Bientôt, nous disposerons de cette technologie. Prometheus nous a également conduits à développer des nouveautés sur les chambres de combustion ou l'additive layer manufacturing. Lorsque nous disposerons de toutes les briques technologiques, dans un ou deux ans, nous aurons toute latitude pour choisir, selon les besoins institutionnels et l'état du marché, entre une évolution d'Ariane ou un nouveau lanceur à coût plus compétitif, et réutilisable - en deçà de dix lancements, la remise en état coûte trop cher. Nous ne sommes pas en retard, nous mettons les bouchées doubles. Cela exige de renforcer l'investissement public. SpaceX bénéficie de financements publics bien supérieurs aux nôtres, sous la forme d'un soutien, non au développement, mais à l'exploitation, par les tarifs de lancement. Mais pour la compétitivité prix, nous avons un véritable couteau suisse : toutes missions, toutes orbites...

La suppression d'emplois, ou plutôt la diminution des effectifs, est liée à la fin du développement d'Ariane 6, qui avait nécessité l'embauche de jeunes talents lors du pic d'ingénierie. Mais il y aura un basculement vers le militaire et la dissuasion, et par chance la pyramide des âges nous permet de réduire les effectifs sans plan social. L'enjeu est d'éviter la perte de compétences. Les programmes civils étant les plus concernés, les sites du nord de la France seront plus touchés que les sites de développement du M51.3.

Les États européens doivent continuer d'investir pour accroître la compétitivité, car le marché mondial ne fait pas de cadeaux : les prix ont été divisés par deux en cinq ans, cela ne s'était jamais vu dans une industrie mécanique...

Eutelsat est le premier client commercial à avoir signé pour deux lancements (l'un sur Ariane 6, l'autre sur Ariane 5) et trois options. OneWeb a signé après, mais son lancement aura lieu avant.

Nous travaillons aux synergies entre les technologies militaires et civiles avec la direction générale de l'armement. Il est évident que je ne peux pas vous dire que nous allons continuer à exploiter des synergies dans le domaine de la propulsion solide. En revanche, il existe des synergies fondamentales au niveau de la façon de bâtir un lanceur. La crédibilité de la dissuasion dépend aussi des capacités à pouvoir lancer régulièrement des objets dans l'espace, sur l'orbite que l'on veut. Il y aura, enfin, de nouvelles opportunités de synergies avec la réutilisation. ,.

M. Christian Cambon, président. - Nous vous remercions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions diverses

M. Christian Cambon, président. - Comme annoncé la semaine dernière, un groupe de travail conjoint va être créé pour travailler sur les enjeux spatiaux. Il sera composé de seize sénateurs, désignés à la proportionnelle appliquée au total des deux commissions. Chacune déléguera 8 membres au groupe de travail. La commission des affaires étrangères propose : pour le groupe Union Centriste, Jean-Marie Bockel qui en sera le coprésident ; pour le groupe Les Républicains, Pascal Allizard, Gilbert Bouchet et Joëlle Garriaud-Maylam ; pour le groupe Socialiste et républicain, Hélène Conway-Mouret et Gisèle Jourda ; pour le groupe RDSE, Raymond Vall ; et pour le groupe Les Indépendants - République et territoires, Robert Laufoaulu.

La commission des affaires économiques propose : pour le groupe Les Républicains, Sophie Primas, qui coprésidera le groupe de travail, ainsi que Serge Babary, Yves Bouloux et Catherine Procaccia ; pour le groupe Socialiste et républicain, Martial Bourquin ; pour le groupe Union centriste, Anne-Catherine Loisier ; pour le groupe La République En Marche, Bernard Buis ; et pour le groupe Communiste républicain citoyen et écologiste, Fabien Gay.

Il en est ainsi décidé.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci à nos invités de cette audition à deux voix.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Audition de M. Rémy Rioux, candidat proposé par le Président de la République pour occuper les fonctions de directeur général de l'Agence française de développement

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, en application de l'article 13 de la Constitution, nous entendons à présent M. Rémy Rioux, candidat proposé aux fonctions de directeur général de l'Agence française de développement (AFD), étant précisé qu'il s'agit du renouvellement de ses fonctions. Cette nomination ne peut en effet intervenir qu'après l'audition de la personne pressentie devant les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat, auditions qui doivent être suivies d'un vote. L'audition est publique et fait l'objet d'une captation audiovisuelle. À l'issue de cette audition, je demanderai aux personnes extérieures de bien vouloir quitter la salle afin que nous puissions procéder au vote qui se déroulera à bulletin secret. Le dépouillement doit être effectué simultanément à l'Assemblée nationale et au Sénat. Je vous informe que l'Assemblée nationale a procédé à l'audition de M. Rioux à 9 heures 30 ce matin. Nous pourrons donc dépouiller le scrutin aux alentours de 12 h 30.

Enfin, en application de l'article 13 de la Constitution, il ne pourra être procédé à cette nomination si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

Monsieur le directeur général, nous vous connaissons bien. Aussi, je rappellerai brièvement votre parcours universitaire. Après des études à l'École normale supérieure et à l'ENA, vous avez rejoint la Cour des comptes en 1998. Puis, vous avez dirigé le cabinet de M. Moscovici, ministre de l'économie et des finances. Vous êtes ensuite devenu secrétaire général adjoint du ministère des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires économiques. Après avoir mené, en 2015, une mission de préfiguration du rapprochement entre l'AFD et la Caisse des dépôts et consignations, vous avez été nommé, le 2 juin 2016, directeur général de l'AFD.

Je rappelle que l'Agence française de développement dans sa forme actuelle est née en 1998 de la réforme de la politique française de coopération, qui en a confié le pilotage stratégique aux ministères des affaires étrangères, de l'économie et des outre-mer, et la mise en oeuvre à un opérateur autonome, l'AFD, qui est à la fois un établissement public industriel et commercial et une société de financement soumise au code monétaire et financier. Au cours des années 2000, la diminution des moyens budgétaires consacrée à l'aide publique au développement est allée de pair avec une montée en puissance de l'agence, qui a augmenté ses interventions en prêts à des taux bonifiés, mais, surtout, à des taux proches de ceux du marché.

Conformément aux engagements pris devant les Nations unies en 2015, la capacité d'intervention de l'agence doit augmenter de 4 milliards d'euros d'ici à 2020. L'AFD est ainsi une pièce essentielle dans le dispositif qui doit permettre de porter, conformément au souhait du Président de la République, la part du revenu national brut consacrée à l'aide publique au développement (APD) à 0,55 % d'ici à 2022, soit environ 15 milliards d'euros. En 2018, les engagements de l'AFD atteignaient déjà 11,4 milliards d'euros, soit une hausse de 40 % en trois ans.

Parallèlement à cette forte croissance, qui s'est accompagnée d'un renforcement des moyens humains de l'agence, celle-ci a réorienté son action en faveur des objectifs de développement durable (ODD) adoptés par le Nations unies en 2015 et en application de l'accord de Paris sur le climat adopté la même année.

Quel sont, monsieur le directeur général, les grands axes du bilan de vos trois années passées à la tête de l'AFD ? Quelles sont vos motivations pour continuer à exercer cette fonction ? Quel est votre projet pour les trois années à venir ? Je vous rappelle que nous sommes particulièrement attachés à ce que les projets de l'AFD s'insèrent efficacement dans une politique globale dont le pilotage politique doit être, selon nous, renforcé. Nous sommes nombreux à avoir regretté qu'il n'y ait pas de ministre ou de secrétaire d'État à la coopération. Vous le savez, nous l'avons répété à de nombreuses reprises, nous souhaitons que cette politique puisse être évaluée de manière indépendante et transparente.

Cette audition, ouverte au public, est enregistrée et diffusée sur le site internet du Sénat.

Je vous laisse la parole pour une dizaine de minutes, avant que nos rapporteurs pour avis, dans le cadre de la mission budgétaire « Aide publique au développement », Jean-Pierre Vial et Marie-Françoise Pérol-Dumont, ne vous posent une série de questions. Afin de rendre ce débat plus interactif, vous pourrez, monsieur le directeur général, répondre immédiatement après chaque question. Compte tenu du délai qui nous est imparti pour l'intervention du vote, je propose qu'un orateur par groupe s'exprime ensuite, si vous en êtes d'accord.

M. Rémy Rioux, candidat proposé par le Président de la République pour occuper les fonctions de directeur général de l'Agence française de développement (AFD).- Monsieur le président, madame, monsieur les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très honoré de me présenter devant vous ce matin. Je sais l'importance de cette procédure exigeante de nomination au titre de l'article 13 de la Constitution et je sais également la valeur très singulière de la diplomatie parlementaire à laquelle l'AFD entend apporter tout son soutien pour que notre pays ait plus d'influence encore dans le monde.

Magistrat de la Cour des comptes, je respecte la mission de contrôle du Parlement. Depuis trois ans, j'ai été auditionné à vingt-deux reprises par les commissions ou les rapporteurs des deux assemblées et j'ai eu l'occasion d'échanger avec un grand nombre d'entre vous.

Permettez-moi d'abord de me présenter à vous. Je suis un professionnel et un passionné du développement, j'ai fait de l'Afrique le fil conducteur de ma carrière, de ma vie. J'ai eu l'honneur de prendre des responsabilités au service de la politique de développement au sein du ministère des finances, puis au Quai d'Orsay, avant de prendre la direction de l'Agence française de développement, le 2 juin 2016. J'ai milité pour l'harmonisation du droit des affaires OHADA ; j'arpente l'Afrique et les pays du Sud depuis plus de vingt ans. J'ai aussi l'obsession de créer du lien positif entre notre pays et le reste du monde ; je l'ai fait à la Cour des comptes, au ministère de l'intérieur, à l'Agence des participations de l'État, comme directeur de cabinet de Pierre Moscovici, vous l'avez rappelé, au ministère de l'économie, des finances et du budget, ou encore lorsque je m'occupais de la diplomatie économique et du climat auprès de Laurent Fabius de 2014 à 2016.

Pour bien connaître également le ministère de la défense, j'ai souhaité, dès mon arrivée à la tête de l'AFD, aller beaucoup plus loin pour ce qui concerne la sécurité et le développement avec l'état-major des armées. À l'heure du retour des tensions, de l'urgence climatique pour la biodiversité et des objectifs fixés en matière de développement durable, je crois - et je l'espère - que mon parcours correspond aux besoins de l'AFD.

S'agissant de la transformation de l'AFD, j'avais pris des engagements précis devant votre commission le 18 mai 2016, qui ont été tenus. L'AFD est devenue plus grande en trois ans : ses engagements annuels sont passés de 8,5 milliards d'euros à 11,5 milliards. L'agence a été recapitalisée par vos soins à hauteur de 2,5 milliards d'euros, et elle devrait disposer de plus de 2 milliards d'euros de ressources budgétaires supplémentaires nationales et européennes en 2019 par rapport à 2015. Notre capacité à intervenir en dons, qui est essentielle, dans les environnements les plus difficiles et dans les secteurs sociaux, en particulier, s'en trouve considérablement renforcée. Au nom de tous nos collaborateurs, je tiens à vous en remercier.

L'agence a aussi une plus grande influence pour être au service des priorités de notre politique étrangère. Elle est devenue plus agile dans les crises : le fonds Minka Paix et Résilience que nous avons créé intervient au Sahel, au Levant et en Centrafrique, les délais d'instruction des nouveaux projets ont été réduits de moitié et les versements ont été accélérés, avec un délai de décaissement deux fois plus rapide. Elle aussi devenue plus innovante pour s'adresser à la jeunesse et aux entrepreneurs du Sud : la plateforme Digital Africa accompagne les start-up françaises et le programme Choose Africa apportera des solutions de financement aux PME et aux TPE du continent.

L'agence intervient dans de nouveaux secteurs, les industries culturelles et créatives, en lien étroit avec l'Institut français et avec France Médias Monde. Le sport est également mis au service du développement, en mobilisant les grandes fédérations internationales et les sportifs français avec, pour horizon, les jeux Olympiques en 2024.

Enfin, l'agence est devenue beaucoup plus ouverte et partenariale. J'ai fait de l'accompagnement des collectivités territoriales françaises dans leurs actions de coopération une grande priorité : notre guichet baptisé Ficol - la facilité de financement des collectivités territoriales françaises - a été multiplié par deux. Nous accompagnons aujourd'hui plus de cinquante projets, et je veux tripler ce nombre d'ici à 2022. Je me serai bientôt rendu dans onze régions sur treize en trois ans.

L'agence a aussi renforcé ses liens avec la société civile dans une logique de co- construction. Le guichet dédié à ses initiatives a augmenté de plus de 40 % et nous l'associons de plus en plus aux autres projets de l'agence - elle fut associée à hauteur de 150 millions d'euros en 2018. L'expertise des acteurs de la société civile est essentielle, en particulier dans les pays les plus fragiles. Nous travaillons toujours plus étroitement avec les entreprises françaises : entre 2013 et 2018, celles-ci ont bénéficié de retombées économiques directes de près de 11 milliards d'euros et 85 % de nos projets en cours impliquent au moins un acteur économique français. Nous travaillons aussi très activement en Europe, la région qui fournit, vous le savez, plus de la moitié de l'aide au développement mondial. Un réseau européen se structure et sera bientôt fort d'une institution dans chaque État membre, peut-être même en Hongrie. L'AFD est la structure qui mobilise le plus les crédits de la Commission européenne, avec plus de 500 millions d'euros en 2018.

Nous travaillons, enfin, de manière beaucoup plus partenariale dans le monde avec l'Alliance Sahel, qui a été lancée en 2017 par le Président de la République et la chancelière. IDFC, le réseau des vingt-quatre plus grandes banques nationales et régionales de développement, que je préside depuis 2017, est le premier acteur mondial du financement du développement avec 850 milliards de dollars de financements par an, dont 200 milliards pour le climat.

Je suis depuis trois ans à l'écoute de vos orientations et, sous l'autorité des ministres de l'Europe et des affaires étrangères, de l'économie et des finances et des outre-mer, je travaille à regrouper, renforcer et mobiliser l'ensemble des partenaires de la politique de développement. Nous avons gagné en reconnaissance internationale.

Toutefois, cette transformation profonde est loin d'être achevée. Voici les trois axes autour desquels je souhaite structurer mon second mandat si j'ai votre confiance. Pour les définir, je me suis appuyé sur les rapports parlementaires rédigés par vos soins depuis deux ans ; je pense notamment au rapport d'information sur les interventions extérieures de la France, aux rapports budgétaires, au rapport d'information sur Expertise France, au rapport d'information concernant la filialisation de Canal France ou encore au rapport d'information sur les nouvelles routes de la soie.

Ma première priorité consistera à mettre en oeuvre la politique de développement de la France. L'AFD concrétise dans chaque pays, auprès de nos ambassadeurs, la stratégie de l'État définie sous le contrôle du Parlement et inscrite dans un contrat d'objectifs et de moyens. Le débat à venir sur le projet de loi d'orientation et de programmation pour la politique française de développement sera à cet égard particulièrement important. Notre priorité géographique, c'est l'Afrique, qui concentre les deux tiers des subventions accordées par l'agence au nom de l'État, dans dix-neuf pays prioritaires. Ainsi, 85 % de l'effort financier de l'État est réalisé en Afrique et au Proche-Orient. Dans le reste du monde, vous l'avez dit, monsieur le président, l'agence intervient principalement au service des biens communs et pour l'influence française. Je n'oublie pas, bien sûr, nos outre-mer où nous financerons avec ambition le développement durable et l'intégration régionale, avec cinq secteurs prioritaires : la lutte contre les vulnérabilités, l'éducation, le climat, l'égalité femmes-hommes et la santé.

Ma deuxième priorité sera de vous aider à mettre notre pays en coopération, selon la belle formule de Jean-Marie Tétart. L'AFD deviendra la plateforme vers le Sud qui accueille tous les acteurs souhaitant contribuer au développement de nos partenaires et créer un lien avec la France. Notre alliance avec la Caisse des dépôts et consignations contribuera à cet échange, mais je veux aller beaucoup plus loin avec les collectivités locales, les entreprises, les institutions de recherche, la société civile, les autres établissements publics de l'État, en mettant en place un réflexe partenarial au sein de l'AFD. Nous devons beaucoup mieux expliquer aux Français ce que nous faisons, car 80 % de nos concitoyens soutiennent l'action de la France pour le développement, mais 80 % d'entre eux se disent très insuffisamment informés et doutent encore de l'efficacité de cette politique. C'est pourquoi nous devons renforcer la transparence de nos actions ainsi que nos programmes d'éducation au développement en France et intensifier notre communication. Il s'agit, à mes yeux, d'un enjeu majeur, et je souhaite y travailler très étroitement avec la représentation nationale.

Enfin, ma troisième et dernière priorité sera d'achever la transformation interne de l'AFD en vue que cette dernière ait plus d'efficacité et d'impact sur le terrain. Je veux construire un véritable groupe AFD avec Proparco et, si vous le validez, avec Expertise France pour créer une offre française de développement puissante, lisible et cohérente. Le groupe ainsi constitué serait unique sur le plan international et constituerait un avantage comparatif pour notre pays.

Nous devons aussi poursuivre résolument la simplification de nos procédures et la recherche de gains d'efficience, tout en préservant la maîtrise de nos risques. Cela passera en particulier par un grand effort de modernisation de nos systèmes d'information sous le contrôle de notre conseil d'administration où vous êtes représentés.

Je veux aussi rendre l'AFD toujours plus exemplaire en plaçant l'environnement et le lien social au coeur de nos opérations, comme de nos pratiques professionnelles et quotidiennes. Nous avons bien progressé en termes de diversité et d'égalité entre les femmes et les hommes, en particulier dans notre réseau, mais nous pouvons faire mieux avec les 2 500 femmes de conviction qui y travaillent partout dans le monde.

Nous devons enfin moderniser notre gestion, avec la révision du statut du personnel de l'agence, comme l'a recommandé la Cour des comptes. J'engagerai cette réforme dès 2019 en associant les élus du personnel, et ce dans le respect du dialogue social.

Enfin, je porterai une très grande attention à l'évaluation. Vous savez mon engagement en la matière. Le Parlement a mis au coeur de ses préoccupations l'évaluation et l'efficacité des politiques publiques et souhaite renforcer son contrôle sur l'agence. J'y suis très favorable et je répondrai à toutes vos demandes et exigences. Je n'opposerai jamais la quantité à la qualité. Il n'est pas question de diminuer la qualité des projets, bien au contraire.

Mes réponses écrites à votre questionnaire, qui vous ont été transmises au début de la semaine, complètent et précisent ce propos liminaire trop court. J'ai l'honneur de solliciter votre confiance pour mettre en oeuvre ces orientations à vos côtés au cours des trois prochaines années.

M. Jean-Pierre Vial, rapporteur de l'aide publique au développement. - Monsieur le directeur général, l'exercice d'aujourd'hui est contraint, le Parlement devant voter dans les huit jours après la proposition du Président de la République, alors que le Sénat n'a pas encore examiné le projet de loi d'orientation et de programmation. Nous allons nous prononcer sur le pilotage politique auquel notre assemblée est attentive. L'enjeu financier est important puisqu'il s'agit de porter à 0,55 % la part du revenu national brut consacrée à l'APD d'ici à 2022. Vous l'avez rappelé, priorité est donnée à l'Afrique, qui bénéficie des deux tiers des aides.

Pour en revenir au cadre de votre audition, concernant la question des personnels eu égard à la montée en puissance du rôle de l'AFD, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères approuve l'analyse de la Cour des comptes sur le statut de la rémunération des personnels de l'AFD, qui a relevé « les éléments de rémunération généreux et déconnectés de la performance », « la présence d'un grand nombre de primes non modulables et avantages hors salaires ». Elle recommande d'aller vers « une plus grande discrimination de la politique salariale, basée non plus sur un principe d'égalité, mais sur un souci d'équité et de juste rémunération de la performance ». Quels sont vos projets pour l'agence en la matière ?

M. Rémy Rioux. - Je l'ai rappelé, je suis moi-même conseiller maître à la Cour des comptes, donc attentif à la rigueur et à la qualité de la gestion de notre maison. Je me permets de souligner que l'appréciation générale portée par la Cour des comptes dans le rapport qui vous a été transmis est très positive : elle souligne le dynamisme de l'agence, la bonne mise en oeuvre des prescriptions du Gouvernement, son atout essentiel pour la diplomatie d'influence française, l'équilibre de ses comptes et la qualité de ses ressources humaines.

S'agissant des rémunérations des personnels, j'ai tempéré dans ma réponse écrite les critiques qui ont été formulées par la Cour des comptes. Les rémunérations ont augmenté de 14 % entre 2010 et 2017, soit une augmentation équivalente à celle de l'inflation. Cette augmentation maîtrisée est sans commune mesure avec l'activité de l'AFD, qui a augmenté de plus de 60 % pendant la même période, ce qui témoigne de gains d'efficience très importants. L'AFD est constituée, pour l'essentiel, de cadres hautement qualifiés. Faire un parallèle avec d'autres agences ou entreprises publiques, dont la composition du personnel est fort différente, procède d'une mauvaise comparaison. Cela ne signifie pas que nous ne devons pas travailler sur cette question. D'ailleurs, l'Inspection générale des finances et l'Inspection générale des affaires étrangères réalisent en ce moment même au sein de l'AFD une mission sur ce sujet. Nous devons revoir les conditions d'expatriation de nos agents dans le monde - ils sont moins de 200 - pour les rapprocher des règles s'appliquant au sein de l'État. Vous aurez certainement écho des conclusions de cette mission et je me présenterai devant vous si vous souhaitez plus de précisions.

La réforme du statut du personnel pourrait contribuer à faire en sorte que la maison réussisse le chemin de croissance très ambitieux que vous souhaitez lui voir accomplir.

M. Christian Cambon, président. - Si je comprends bien, vous allez réexaminer le régime des primes dans l'optique d'une meilleure gestion possible ?

M. Rémy Rioux. - Pour être tout à fait clair, l'AFD a une logique assez égalitaire : il n'y a pas de primes ou très peu. L'écart entre les salariés les moins rémunérés et le président de l'AFD reste réduit. Il convient de conduire une réflexion sur une forme de reconnaissance de la performance dans le pilotage de l'agence. Veillons à ne pas tomber dans l'idiosyncrasie. Tous les objectifs en termes de volumes, de quantités et de qualité fixés par le Gouvernement ont été atteints pendant mon mandat.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure de l'aide publique au développement. - Je vous remercie, monsieur le directeur général, de la précision des réponses que vous avez apportées au questionnaire conjoint qui vous a été adressé par l'Assemblée nationale et le Sénat, ainsi que de votre propos liminaire. Vous avez relevé que l'AFD était devenue plus grande depuis trois ans. Parallèlement, nous observons une détérioration des indicateurs de rentabilité et de rendement de l'AFD. Le contrat d'objectifs et de moyens que nous avons récemment examiné affiche une forte baisse du résultat net. Selon la Cour des comptes, la forte croissance que va connaître l'agence « rend encore plus nécessaire une stricte maîtrise de l'évolution des coûts de structure, afin d'assurer une croissance soutenable et optimale de son activité ». Quelles réformes allez-vous engager pour tendre vers cette stricte maîtrise des coûts ou l'atteindre ?

M. Rémy Rioux. - Je suis très attaché au modèle économique de l'AFD et à sa soutenabilité. L'agence ne reçoit pas de subventions de fonctionnement de l'État. Dans le cadre des ressources budgétaires que vous votez et de celles que nous empruntons sur les marchés financiers, nous devons trouver un bénéficiaire. S'il s'agit d'un don, une rémunération est prévue dans le programme 209 ; s'il s'agit d'un prêt, nous facturons des charges en contrepartie. Je n'entrerai pas dans le détail, mais, même si la norme comptable IFRS 9 en particulier crée un peu de volatilité cette année, le résultat se situe toujours entre 150 et 200 millions d'euros. Nous devrions avoir un meilleur résultat à mesure que nos prêts seront décaissés. D'ailleurs, nous versons chaque année un dividende de 20 % de notre résultat net à l'État français. J'y suis attaché, car cela suppose de maîtriser les charges de l'agence et, surtout, de la faire croître pour dégager un résultat. Il faut mettre le bon prix dans les pays émergents où nous gagnons de l'argent et accepter d'en perdre ou d'investir dans les pays les plus pauvres. Il y a, d'un côté, cette robustesse, et, de l'autre, la prise de risques. Les administrateurs du conseil d'administration le savent, chaque année, nous avons un débat sur le cadre d'appétence au risque - ce document précis est présenté au conseil d'administration - pour décider du niveau de risque que nous sommes prêts à prendre.

Par ailleurs, l'augmentation des dons à hauteur de 2 milliards d'euros depuis 2015 nous donne une marge supplémentaire. Le conseil d'administration assure, sur ma proposition, le pilotage financier, budgétaire de l'agence.

M. Jean-Pierre Vial, rapporteur pour l'aide publique au développement. - L'approche dite 3D - diplomatie, défense, développement - reste encore largement un voeu pieux. Nous connaissons les outils mis en place par l'AFD, notamment le dispositif Minka que vous avez évoqué. Mais il s'agit, si je puis dire, d'une injonction paradoxale : agir plus rapidement qu'ailleurs là où le risque financier et humain est plus élevé, ce qui exige précisément plus de temps. Ainsi, l'AFD n'a pas la réactivité suffisante pour répondre aux besoins des forces armées ni à ceux du centre de crise et de soutien, qui manque lui aussi de moyens. Quelle est l'efficacité d'intervention de l'AFD dans ces contextes ?

M. Rémy Rioux. - Le dispositif Minka est né grâce au Sénat et 200 millions d'euros ont été sanctuarisés dans ce fonds spécifique, qui est notre outil d'action dans les zones de crise.

Entendons-nous bien, le mode de travail en 3D ne signifie pas que le troisième D fera le travail des deux autres. À dire vrai, le développement était plutôt le parent pauvre. Il y a un certain paradoxe à défendre aujourd'hui l'idée selon laquelle le développement serait plus fort que la diplomatie ou la défense ; je ne crois pas que nous en soyons là. C'est le rôle du ministère des affaires étrangères et de nos ambassadeurs sur le terrain. En revanche, la France a retrouvé les trois instruments qu'elle doit articuler pour avoir la meilleure réponse possible.

Entendons-nous bien, nous sommes le D de développement. Nous ne faisons pas le travail de sécurité, pas plus que de diplomatie ou d'urgence. Il y a là trois métiers différents. Nous avons rechargé, pourrais-je dire, l'instrument qui traite de la question des causes structurelles des crises dans le temps de la crise. On fait du développement dans les crises. Il faut sortir de la vision séquentielle, avec le temps de la sécurité, le temps de la diplomatie, puis le temps du développement. Avec un tel raisonnement, on arrive toujours trop tard et le pays retombe dans la crise. Il importe d'utiliser avant, pendant et après la crise les trois instruments de la façon la plus efficace possible. Parfois, concernant la gouvernance, par exemple, c'est au moment de la crise que les choses bougent. Il faut alors avoir des moyens humains et financiers, ainsi que des moyens en termes d'expertise pour intervenir.

Nous entendons jouer pleinement notre mission de développement lors des crises. Celle-ci n'a pas changé, nous voulons l'engager au bon moment, de façon rapide et concertée avec les autres acteurs français qui interviennent dans ces territoires.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure pour l'aide au développement. - Je reviendrai sur la question de l'évaluation, car notre commission y est particulièrement attachée.

Nous ne pouvons que saluer les efforts récemment accomplis par l'AFD en la matière, ainsi que l'intérêt du rapport-bilan sur les évaluations de 2017 et 2018, qui nous a été transmis. Permettez-moi néanmoins de souligner un point négatif. On n'y trouve quasiment aucun élément sur une évaluation menée dans un pays prioritaire. Il n'y a presque rien, par exemple, sur les pays du Sahel, hormis un projet de parc naturel au Niger, tandis que l'Afrique du Sud, deuxième pays le plus riche du continent, est largement mis en vedette. Cela ne serait-il pas symptomatique d'une tendance naturelle, qu'il conviendrait sans doute de combattre, de l'AFD à se concentrer sur les pays émergents plutôt que sur les pays les plus pauvres ?

M. Christian Cambon, président. - Je serai très attentif à votre réponse.

M. Rémy Rioux. - Je vous ai fait parvenir une réponse écrite sur ce sujet et j'en ai soupesé les termes parce qu'ils m'engagent.

Vous avez pu noter une exigence de résultat beaucoup plus forte sur le Sahel que sur l'ensemble des projets de l'agence - je m'engage à ce que 75 % des projets soient évalués. Oui, nous allons progresser sur ce point. Nous avions choisi de rendre compte dans ce rapport de nos activités en matière de biodiversité. Nous sommes certes intervenus dans les pays pauvres prioritaires, mais aussi dans d'autres pays pour ce qui concerne les aires protégées. Nous allons être beaucoup plus transparents. D'ailleurs, j'avais proposé que, dans le respect de l'indépendance et de la séparation des pouvoirs, nous puissions combiner notre travail d'évaluation et le vôtre. J'ai également soumis à votre examen dans ma réponse écrite la proposition de recourir aux groupes d'amitié, qui vont beaucoup sur le terrain, pour qu'ils contribuent au contrôle parlementaire. Pour ma part, j'aspire à ce que l'on voie nos projets et qu'on en parle, y compris de façon critique, pour nous permettre de progresser. Je vous ai même proposé d'engager une procédure d'échanges entre vous et moi. Avoir des retours directs me serait une aide extrêmement très précieuse pour diriger cette grande maison qu'est l'AFD.

Essayons de mutualiser nos moyens et nos forces et parlons plus de développement pour améliorer la performance des projets si vous en êtes d'accord !

M. Christian Cambon, président. - Que l'on soit bien d'accord, au-delà du contrôle parlementaire, vous êtes ouvert à des évaluations indépendantes, comme cela se pratique en Grande-Bretagne ou dans d'autres pays...

M. Rémy Rioux. - Je n'ai peut-être pas été assez précis dans ma réponse écrite. Les rapports d'achèvement, qui sont le premier stade, sont réalisés par les équipes de l'AFD chargées du projet - une fiche explique la vie du projet et les résultats atteints. Mais les évaluations approfondies, les évaluations scientifiques d'impact sont toujours faites de façon indépendante, en mobilisant notamment des consultants.

M. Jean-Pierre Vial, rapporteur pour l'aide au développement. - Les agences de l'AFD sont largement évaluées au regard du montant qu'elles arrivent à décaisser. Mais, comme il est souvent difficile de décaisser rapidement, compte tenu de toutes les vérifications et des contraintes, les agents sont parfois amenés à trouver des projets dans l'urgence pour décaisser plus. Des documents stratégiques viennent donc entériner après coup des choix souvent dictés par les circonstances. Comment inverser cette logique et remettre les choses dans l'ordre, à savoir la stratégie d'abord, les projets et l'engagement de crédits ensuite ?

M. Rémy Rioux. - Je me rends compte que je n'ai pas répondu à la seconde partie de la question de Mme Pérol-Dumont.

Les moyens budgétaires que vous confiez à l'agence, singulièrement les dons, les subventions, sont absolument cruciaux pour mettre en oeuvre les priorités politiques que vous fixez et pour éviter que des moyens ne soient alloués à l'excès dans des activités de prêts dans des pays émergents, même si cela est utile pour le climat, la biodiversité. Il faut investir dans l'éducation au Sahel, l'adaptation au changement climatique. Soyons collectivement - et vous les premiers ! - fiers du chemin parcouru. Je vous l'ai dit, plus de 2 milliards d'euros de ressources supplémentaires au titre des subventions ont été confiés à l'agence en 2019, pour un total de 3 milliards, contre 600 millions en 2015. Sur le terrain, nos équipes peuvent répondre aux demandes les plus pressantes. Ne tirez pas de mon absence de réponse un défaut d'intérêt pour les dons ! Mais ils ne sont qu'un instrument dans la politique de développement. Les prêts sont aussi utiles dans nos activités ultramarines ou dans des pays plus riches, tels que l'Afrique du Sud. Cela n'aurait pas de sens de faire des dons à ce pays, mais les questions de la transition énergétique, de la biodiversité y sont aussi prégnantes, comme en Asie. Il importe que la France dispose des instruments lui permettant d'intervenir.

J'en reviens à votre question, monsieur Vial. Permettez-moi de prendre la défense des collaborateurs de l'AFD, qui viennent souvent du secteur privé et qui, à un moment, font le choix d'intégrer la maison de la République pour des raisons d'engagement. Ils sont donc attachés au quotidien, les évaluations le montrent, à changer la réalité des territoires et des populations auprès desquels nous intervenons. Les données financières d'engagement et de décaissement doivent être évidemment suivies avec soin, comme je l'ai indiqué précédemment. Les projets sont plus ou moins réussis, mais ils produisent tous des changements, que nous mesurons et qui doivent être évalués pour voir si l'on a fait le meilleur usage possible des crédits publics que vous nous confiez.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure pour l'aide au développement. - Vous avez dit, monsieur le directeur général, votre détermination à placer l'environnement au coeur de vos préoccupations. À cet égard, lors de votre premier mandat, vous avez mis l'accent sur la conformité avec l'accord de Paris sur le climat, et on ne peut que saluer votre action. Les engagements de l'AFD, au titre des cobénéfices climat, s'élevaient à 4,8 milliards d'euros en 2018 et 1,6 milliard d'euros pour ce qui concerne l'adaptation, des montants significatifs.

Ma question est double. Cela signifie-t-il que l'AFD ne financera ou ne co- financera plus à l'avenir aucun projet lié aux énergies fossiles ? Par ailleurs, quel pourcentage des encours de financement est encore consacré à de tels projets ?

M. Rémy Rioux. - Voilà plus de quinze ans, l'AFD a placé, à la demande du gouvernement, la lutte contre le changement climatique au même niveau que la lutte contre la pauvreté. À certains égards, nous sommes encore les premiers à donner cette importance stratégique au climat. On l'a bien compris, la question, c'est la conciliation des engagements sociaux et des engagements environnementaux, l'un ayant un impact sur l'autre. Il faut trouver les compromis les plus ambitieux pour nos sociétés et la planète. Un contrôle interne au sein de l'agence est réalisé pour calculer le cobénéfice climat : 50 % de nos projets ont un impact mesurable sur le changement climatique. Bien sûr, nous évitons massivement les énergies fossiles. Il peut encore y avoir un peu de gaz en Afrique parce que c'est souvent mieux que le charbon ou que de couper la forêt.

À cet égard, nous venons de rendre publique notre nouvelle stratégie de transition énergétique, qui a été débattue avec toutes les parties prenantes. Vous aurez tous les détails sur les actions que nous finançons et celles que nous ne finançons pas.

Le sujet est maintenant de faire en sorte que les projets soient cohérents avec l'accord de Paris. Il faut s'attaquer aux stocks des productions d'énergie, ce que personne ne fait. Il va falloir fermer plus tôt les centrales actuelles ; accompagner les pays qui ferment des mines. Les mines sont un enjeu social majeur en Afrique du Sud. Comment partager notre expérience avec ce pays ? Comment apporter des financements à nos partenaires sud- africains pour qu'ils agissent dans le respect des salariés de ces entreprises ?

Nous allons aborder des sujets nouveaux et nous assurer que toutes nos autres interventions ne nuisent pas à la lutte contre le réchauffement climatique.

M. Christian Cambon, président. - Nous aurons ce débat sur ce sujet d'une importance essentielle lors de l'examen de la loi-cadre. Nombre de dirigeants de ces pays pauvres que nous rencontrons affirment que leur priorité est de nourrir et de soigner la population, arguant que leur empreinte écologique n'est pas la plus grave pour l'avenir de la planète. Je donne la parole à un orateur pour chaque groupe politique qui le souhaite.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Monsieur le directeur général, où en est-on du rapprochement de l'AFD avec Expertise France ? Quel modèle a été retenu ? S'agit-il d'une société anonyme ou d'un établissement public ? Comment les spécificités de l'agence d'expertise vont-elles être préservées ?

Par ailleurs, concernant les accords de Paris sur le climat, qui prévoient de lutter contre les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique, je voudrais revenir sur le projet de l'AFD de prendre part, en 2017, au financement à hauteur de 49 % d'un système de cogénération, adossé à une centrale thermique au charbon d'une puissance de 660 mégawatts dans la province du Xinjiang sous la forme d'un prêt de 41 millions d'euros, qui a été accordé au ministère chinois des finances. La France envisage-t-elle d'apporter des financements à la Chine ? Pouvez-vous nous éclairer sur cette situation ?

M. André Vallini. - Monsieur le directeur général, vous avez évoqué précédemment l'augmentation considérable des moyens de l'AFD décidée en 2016. Or il avait alors été envisagé quasiment une fusion entre la Caisse des dépôts et consignations et l'AFD. Où en est-on de ce rapprochement ?

M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur le directeur général, l'AFD est un outil d'excellence de la politique de coopération française. Mais se pose depuis le début la question du lien avec l'exécutif et le Parlement. Le président Cambon a souligné l'absence d'un ministre dédié. La question reste posée. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nombre d'entre nous ont le sentiment que vous avez fait le job, même s'il reste une marge de progression. Ceux qui sont membres du conseil d'administration - la manière dont cela fonctionne est certainement perfectible - connaissent vos qualités personnelles et professionnelles. Nous faisons partie de ceux qui estiment qu'il convient d'inscrire l'action du directeur général dans la durée.

M. François Patriat. - Monsieur le directeur général, ma question porte sur l'action de l'Agence française de développement dans les territoires d'outre-mer. Notre groupe a une sensibilité ultramarine importante. Quel bilan dressez-vous des actions engagées outre-mer par l'AFD ces dernières années ? Quelles stratégies comptez-vous développer dans nos territoires ultramarins dans les années à venir ?

M. Pierre Laurent. - Monsieur Rioux, ma question porte sur l'approche stratégique en 3D : défense, diplomatie, développement, si j'en crois l'ordre que vous avez utilisé dans les réponses écrites qui nous sont parvenues. Le responsable de l'AFD endosse-t-il totalement cette exigence ? Le risque n'existe-t-il pas que l'objectif de sécurité l'emporte sur le développement humain, ce qui n'est pas tout à fait la même chose pour évaluer les résultats de l'action de l'AFD ? Ce sujet nous inquiète. J'espère qu'un débat fort sur cette question interviendra au Parlement lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation. J'ai personnellement la faiblesse de penser que le développement est peut-être l'une des meilleures préventions pour les conflits.

M. Rémy Rioux. - Le rapprochement entre l'AFD et Expertise France, qui a fait l'objet d'un rapport du Sénat, vise à faire plus d'expertise. Si l'on compare avec l'Allemagne, dont l'institution GIZ emploie des dizaines de milliers de personnes, avec un budget de 2,5 milliards d'euros, la France a laissé cet outil de la politique de développement s'affaiblir à cause, probablement, d'un défaut d'organisation. Certes, la mise en place d'Expertise France, à laquelle j'ai participé quand j'étais au ministère des affaires étrangères, constitue une grande avancée.

M. Christian Cambon, président. - Sa création est due à un amendement du Sénat.

M. Rémy Rioux. - Absolument !

Mais se posent la question de l'achèvement du regroupement des opérateurs et celle du financement de l'expertise. La voie qui a été choisie a été celle d'actionner un meilleur financement de l'expertise. Pour ce faire, il s'agit de brancher de façon beaucoup plus efficace, fluide, rapide, en gré à gré, dans la plupart des cas, Expertise France sur l'institution de financement qu'est l'AFD. Cette année, le financement de commandes passées à Expertise France dépassera les 50 millions d'euros. Je veux que les directeurs d'agence sur le terrain proposent systématiquement de l'expertise à nos partenaires du Sud. Cela apportera une base financière solide à Expertise France, qui doit poursuivre ses efforts pour mobiliser d'autres financements. Pour être clair, il n'est absolument pas question d'une fusion. Même si la forme reste à arbitrer, Expertise France, tout en conservant une gouvernance spécifique, intégrera le groupe AFD pour déployer ces synergies positives.

Expertise France nous apportera une maîtrise d'ouvrage directe, ses outils d'expertise, sa connaissance des terrains en crise, tandis que nous lui apporterons des financements et le réseau public à l'étranger.

Quant au projet chinois dans la ville de Shihezi que vous avez mentionné, madame la sénatrice, il a fait l'objet de débats l'année dernière. Le bilan énergétique était très positif : il s'agissait de financer non pas une centrale à charbon, mais le réseau de chauffage urbain en améliorant sa capacité énergétique. Malheureusement, le projet a été annulé par les autorités chinoises.

Monsieur le ministre Vallini, le rapprochement entre l'AFD et la Caisse des dépôts a abouti, en décembre 2016, à une charte d'alliance stratégique avec la Caisse des dépôts. Avec Éric Lombard, nous avons organisé le comité de pilotage. Au travers du fonds d'investissement STOA que nous avons créé, les premiers investissements avec les entreprises françaises ont eu lieu. Nous menons beaucoup d'actions avec les caisses des dépôts africaines. Ce rapprochement prendra un nouveau sens avec la mise en oeuvre progressive des objectifs de développement durable. Avec Éric Lombard lui-même, nous avons des discussions très stratégiques sur la manière dont la Caisse des dépôts peut respecter l'accord de Paris. L'AFD a certainement une longueur d'avance dans ses méthodologies. Quoi qu'il en soit, cela permettrait aux institutions financières publiques d'être exemplaires en la matière. Vous l'avez dit, monsieur le président, s'ouvre devant nous un grand débat : comment, dans les pays pauvres, être plus exigeant en matière de développement durable, tout en réservant aux populations le meilleur sort possible ?

Monsieur le ministre Bockel, je ne me prononcerai pas bien sûr sur l'organisation du pouvoir exécutif ni sur le rôle du Parlement. La politique de développement a besoin d'une attention politique et d'un contrôle politique beaucoup plus importants ; je ne recherche que cela et vous avez pu le constater depuis trois ans. Je suis heureux de constater que les ressources ont progressé et cela s'accompagne évidemment d'une exigence de contrôle. Non seulement l'AFD s'y conformera - ce n'est pas un choix -, mais elle le souhaite. Soyez-en certains, j'en serai le premier avocat.

Je sais les contraintes que vous connaissez en tant qu'administrateurs. Avec Laurence Tubiana, la présidente du conseil d'administration de l'AFD, nous pourrons sans doute voir demain, lors du séminaire, si des améliorations sont possibles.

Monsieur Patriat, nous partageons évidemment une très forte sensibilité pour l'outre-mer - c'est notre histoire. Souvenez-vous, en 2000, la moitié de l'activité de l'AFD était déployée dans les territoires d'outre-mer français. Nous connaissons donc très bien les enjeux, le potentiel de ces territoires, mais aussi les difficultés qu'ils rencontrent. Les territoires ultramarins nécessitent une grande attention et beaucoup de financements, comme le souhaite le Gouvernement. Les outre-mer peuvent devenir des territoires exemplaires en matière de développement durable et rayonner. Par ailleurs, aux Comores, à Mayotte, en Haïti, dans les Antilles françaises, nous devons aller beaucoup plus loin dans l'intégration régionale.

Monsieur Laurent, concernant les 3D, il ne faut pas nécessairement raisonner de façon hiérarchique, il faut combiner les trois. La diplomatie, qui porte les engagements politiques, vient en premier, les instruments de défense et de développement sont à la disposition du pouvoir politique pour intervenir dans les crises. Par modestie, je place toujours le développement en troisième position, mais cette action est actuellement revalorisée, et c'est heureux. Je l'ai dit, on fait du développement. En cas de crise, on veut faire en sorte que les agents de l'AFD se coordonnent avec nos collègues du ministère de la défense, qui font très bien leur travail. Nous voulons que notre capacité de développement humain soit beaucoup plus présente dans notre action.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le directeur général, de votre contribution écrite et de votre participation. On reparlera certainement de la coopération entre la défense et le développement dans le cadre de la loi, car, souvent, nos militaires, et singulièrement ceux qui sont au Sahel, se plaignent d'un manque de coordination. Il faut donc aller plus loin.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Nomination d'un rapporteur

M. Christian Cambon, président. - La commission nomme rapporteur M. Joël Guerriau sur le projet de loi autorisant l'approbation du protocole entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Arménie portant application de l'accord signé à Bruxelles le 19 avril 2013 entre l'Union européenne et la République d'Arménie concernant la réadmission des personnes en séjour irrégulier, sous réserve de son dépôt.

Vote et dépouillement simultané du scrutin sur la proposition de nomination par le Président de la République aux fonctions de directeur général de l'Agence française de développement, au sein des commissions des affaires étrangères des deux assemblées

M. Christian Cambon, président. - Nous venons de procéder à l'audition de M. Rémy Rioux, dont la nomination par M. le Président de la République est envisagée pour renouveler ses fonctions de directeur général de l'AFD. Nous allons à présent procéder au vote, qui se déroulera à bulletins secrets comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. Je vous rappelle qu'en application de la loi du 23 juillet 2010, il ne peut y avoir de délégation de vote. Nous procéderons ensuite au dépouillement pour lequel je vous rappelle que nous sommes en contact avec la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale afin de procéder de manière simultanée.

Je vous rappelle également que l'article 13 de la Constitution dispose que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination, si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins 3/5èmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

Je vais demander aux deux secrétaires de séance, qui sont traditionnellement nos deux collègues présents les plus jeunes, à savoir M. Philippe Paul et M. Olivier Cigolotti, de bien vouloir me rejoindre en tant que scrutateurs.

La commission procède au vote à bulletins secrets.

Résultat du scrutin sur la proposition de nomination de M. Rémy Rioux aux fonctions de directeur général de l'Agence française de développement.

M. Christian Cambon, président. - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants : 35

Bulletins blancs : 8

Bulletins nuls : 0

Suffrages exprimés : 27

Pour : 24

Contre : 3

La commission donne un avis favorable à la nomination de M. Rémy Rioux aux fonctions de directeur général de l'Agence française de développement.

La réunion est close à 13 heures.

La réunion est ouverte à 16 h 40.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Exportations d'armement - Audition de Mme Florence Parly, ministre des armées

M. Christian Cambon, président. - J'ai souhaité, madame la ministre, que nous consacrions cette séance aux exportations d'armes. Nul n'ignore, et singulièrement pas dans cette commission, l'importance qu'elles revêtent pour notre pays, son économie et sa sécurité. Les chiffres parlent d'eux-mêmes et montrent en quoi elles sont importantes pour notre base industrielle et technologique de défense et l'activité de nos territoires. Nombre de sénateurs ont dans leurs départements des usines consacrées à la défense.

Pour demeurer ou, pour certaines capacités, redevenir autonomes, nous devons doter nos forces de matériels du meilleur niveau technologique or les nouveaux matériels demandent, pour leur mise au point, toujours plus d'investissements puisque les technologies sont de plus en plus avancées. On a évoqué, pour la mise au point du futur chasseur bombardier franco-allemand, une somme de 25 milliards d'euros. Seuls, nous ne pouvons pas assumer un tel programme. Ces investissements ne peuvent absolument pas être financés par les débouchés du seul marché national, ni même du marché européen - surtout quand certains de nos voisins s'approvisionnent à l'étranger... Ces exportations sont aujourd'hui absolument indispensables à notre autonomie. C'est l'une des données fondamentales du problème.

Cependant, nous sommes aujourd'hui confrontés à deux problèmes politiques dont nous avons souhaité débattre.

Le premier est la contestation croissante du choix de certaines exportations de la part de responsables politiques, et de médias plus ou moins bien informés qui remettent en cause le choix de certaines exportations à des pays susceptibles d'utiliser des matériels français dans des opérations qui pourraient faire, directement ou indirectement, des victimes civiles : nous pensons au Yémen.

Madame la ministre, vous connaissez l' « ADN » du Sénat : nous débattons des sujets sans jamais faillir à la solidarité lorsque la sécurité nationale et les intérêts supérieurs de l'État sont en jeu. En revanche, nous nous interrogeons sur les éléments de langage qui laissent à croire que le Gouvernement n'a pas connaissance d'utilisation offensive de ces matériels alors qu'est apparue de manière fort étrange une note de la direction du renseignement militaire (DRM) qui révèle la présence de 48 canons Caesar déployés le long de la frontière entre le Yémen et l'Arabie saoudite en appui des troupes loyalistes épaulées par les forces armées saoudiennes. La même note évoque 436 370 civils potentiellement menacés par de tels tirs le long de la frontière. Le caractère défensif de leur utilisation est contestée par des ONG et des organes de presse. Ce sujet rencontre un écho dans l'opinion publique. L'absence de transparence ne risque-t-elle pas de provoquer une perte de confiance de nos concitoyens et une remise en cause du secret-défense et de la raison d'État ? Nous souhaitons avoir votre sentiment sur la façon dont le système d'autorisation de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) fonctionne, quelles sont les garanties prises avant d'autoriser l'exportation d'armements ?

Nous nous interrogeons aussi sur le sens de la diffusion de cette note. La DRM ne nous a pas habitués à « perdre » des notes confidentielles. N'y a-t-il pas là quelque chose de préoccupant, qui exprimerait que certaines personnes habilitées considèrent que ce dossier mérite d'émerger ?

Le Gouvernement peut évidemment attendre que cette affaire disparaisse de l'actualité mais j'en doute : la publication de l'ouvrage d'une journaliste donne lieu à de nombreuses affirmations dans les médias. On peut aussi imaginer que même dans une utilisation tout à fait défensive, un incident ou un accident survienne.

Nous sommes respectueux de l'application de la Constitution de la Ve République qui réserve la politique de la vente d'armes à l'exécutif. Dès lors, deux sujets ressortent : celui des alliances stratégiques, qui est de la responsabilité du chef de l'État et du Gouvernement sous le contrôle du Parlement ; et celui, qui nous occupe, de la façon dont le Parlement peut contrôler l'action du Gouvernement dans le secteur sensible de la vente d'armes à l'étranger. Les journalistes et l'opinion publique nous le demandent légitimement, en s'appuyant sur le rôle des parlements des États-Unis ou d'Allemagne.

Enfin, j'appelle votre attention sur la définition du modus vivendi avec nos partenaires européens. Nous sommes un certain nombre à ne pas apprécier les leçons de morale qui nous sont régulièrement adressées par des voisins, et amis, qui prennent des décisions à grand renfort de publicité et dont on s'aperçoit que des filiales judicieusement positionnées dans des pays lointains poursuivent leur commerce d'armes. Comment assurer une meilleure coordination européenne sur ce sujet ? Nous nous apprêtons à lancer de grands programmes de coopération, par exemple avec l'Allemagne, mais il faut se mettre d'accord sur la façon dont on exporte.

Disons clairement les choses et voyons quels sont les éléments d'information et l'attitude à adopter. Nous réfléchissons aux mesures à envisager pour améliorer le contrôle afin que le Parlement joue pleinement son rôle face à ce problème récurrent.

Mme Florence Parly, ministre des armées. - L'exportation d'armements est un sujet sensible que je prends extrêmement au sérieux. Je reviendrai prochainement devant votre commission puisque nous publions chaque année un rapport sur le sujet ; vous constaterez qu'il a évolué dans sa forme pour être rédigé avec encore plus de transparence et de clarté.

Dès aujourd'hui, il est utile que nous ayons un débat aussi serein que possible, basé sur des faits. En effet, beaucoup d'hypothèses ou de suppositions ont été élaborées en s'appuyant sur la note de la DRM donnée à la presse. Je ne la commenterai pas. Par principe, je ne commente ni les informations protégées par le secret de la défense nationale, ni les poursuites judiciaires contre ceux qui ont divulgué ces informations classifiées. La liberté de la presse et la liberté d'expression sont fondamentales. Elles ne peuvent cependant pas s'exercer en violation du code pénal. Si le secret des sources est naturellement et heureusement protégé, le secret de la défense nationale est un pilier de la protection des intérêts fondamentaux de la Nation et de la sécurité de tous les Français. Toute atteinte à ce secret est pénalement répréhensible. C'est la loi. Je suis sûre que les législateurs que vous êtes sont sensibles à cet argument. Qui comprendrait que dans l'environnement sécuritaire actuel, l'État ne réagisse pas à la fuite de documents classifiés ? En tant que ministre des armées, je ne peux certainement pas tolérer ce qui peut compromettre des sources, nos moyens, nos partenaires.

La situation au Yémen a ému, à bon droit, l'opinion publique. Cette guerre atroce dure depuis trop longtemps ; elle a des conséquences humanitaires intolérables. Je fais en particulier référence aux ravages de la famine. Notre priorité absolue est la fin de cette guerre. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour qu'une solution politique voie le jour. Nous sommes en contact avec M. Griffiths, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour le Yémen, qui a tout notre soutien dans sa mission, que nous savons extrêmement difficile. Quelques avancées positives ont été constatées ces derniers temps, notamment dans la mise en oeuvre d'un accord noué fin 2018 à Stockholm qui prévoit le retrait des milices houthies de trois ports dont celui d'Hodeïda. Ces efforts diplomatiques doivent se poursuivre et s'intensifier. La France, membre du Conseil de sécurité de l'ONU, y prendra toute sa part.

Le fait qu'en vertu d'un partenariat ancien avec les Émirats arabes unis et l'Arabie Saoudite, la France a vendu il y a vingt ans, puis il y a quatre ans, des armes employées sur ce champ de bataille doit-il nous faire nous sentir coupables ? Examinons les faits.

Nous n'avons jamais prétendu qu'aucune arme française n'était utilisée au Yémen mais la plupart des équipements vendus à l'Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis l'ont été bien avant la guerre au Yémen.

Leur vente a répondu à plusieurs intérêts de long terme qui dépassent les dirigeants, les conflits, les pays dont il s'agit. Le premier est la protection de nos ressortissants, qui sont 40 000 dans le Golfe arabo-persique, dont 30 000 en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis. Le deuxième est la sécurité de nos approvisionnements énergétiques qui passent par le détroit de Bab-el-Mandeb. Le troisième est la liberté de navigation. Toute menace au large du détroit pèserait très lourd sur le trafic maritime mondial. Tout le flux de containers d'Asie, ainsi que de La Réunion, y transite. Le quatrième est la stabilité de la région dans laquelle l'Iran multiplie les arsenaux balistiques et accroît son influence déstabilisante. Je rappelle que trois bases militaires françaises sont situées aux seuls Émirats arabes unis. Le cinquième est la lutte contre le terrorisme. Ceux qui luttent contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), ce sont les Émirats arabes unis.

Aurait-on dû empêcher les Émirats arabes unis et l'Arabie Saoudite d'engager la guerre du Yémen ? Là aussi, quelques rappels. Cette guerre, c'est d'abord l'histoire d'un coup d'État contre un gouvernement légitime par une faction soutenue par l'Iran. Un conflit interne éclate en 2014 après des années de déchirements, malgré la réunification du Yémen du Nord et du Yémen du Sud en 1990. À cette époque, les rebelles houthis conquièrent la capitale, s'en prennent à la population. Face à une situation devenue intenable, le président légitime, M. Hadi, fait appel aux Saoudiens et aux Émiriens en mars 2015. C'est aussi l'histoire d'une menace permanente contre le territoire de l'Arabie Saoudite, avec des missiles régulièrement tirés contre la capitale, Riyad, ainsi que contre celui des Émirats arabes unis, qui subissent fréquemment des attaques de drones ou de vedettes suicides. Quel État souverain pourrait l'accepter ?

Une fois la guerre déclenchée, lorsque nos partenaires utilisent la force d'une manière qui ne nous paraît pas compatible avec le droit international humanitaire, nous ne nous privons pas de le leur dire. Devons-nous pour autant arrêter toute vente d'armement à ces pays ainsi que le service des équipements déjà fournis ? La question est délicate. Conformément à nos obligations internationales au titre du Traité sur le commerce des armes, nous pouvons arrêter de fournir certains éléments lorsque nous évaluons qu'il existe un risque prépondérant que les armes soient utilisées pour commettre une violation grave du droit humanitaire ou des droits de l'homme. Nous menons un examen sérieux des dossiers qui nous sont soumis. Nous avons ainsi refusé une licence portant sur des munitions air-sol. Depuis le début de l'année, une quinzaine de demandes d'exportation ont été retirées par les industriels, dissuadés par l'État.

Je ne crois pas que nous devions pour autant cesser toute relation d'armement avec l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Quand vous êtes au Gouvernement, vous n'êtes pas comptable de votre indignation ; vous êtes d'abord comptable des intérêts de la France. C'est un débat intérieur dont vous êtes le premier censeur. Que se passerait-il si l'on arrêtait toutes les ventes à ces pays ? Nous nous en couperions pour au moins une génération. On perdrait tout partenariat sur les crises dans lesquels ils ont joué, jouent ou joueront un rôle positif. Je rappelle que c'est l'Arabie saoudite qui a rendu la paix possible au Liban grâce à l'accord de Taëf en 1989. C'est elle qui a lancé l'initiative arabe de paix pour la Palestine en 2002. Plus récemment, c'est à Abu Dhabi que les leaders libyens étaient tout près d'une solution de paix durable quand le général Haftar a lancé son initiative malheureuse sur Tripoli. On fragiliserait aussi l'action que nous menons conjointement contre le terrorisme avec le G5 Sahel soutenu par ces deux pays. On porterait aussi un coup sérieux à la réputation de la France à l'export en entretenant l'idée que la France peut lâcher ses partenaires en cours de route si elle désapprouve telle ou telle de leurs actions. On fragiliserait aussi tout l'écosystème industriel français qui dépend de ces contrats.

Si nous vendons des armes, c'est parce que c'est indispensable à notre souveraineté - celle de la France et celle de l'Europe, que le Gouvernement s'attache chaque jour à construire. C'est la liberté d'action de la France dans le monde qui est en jeu, dans le cadre de nos responsabilités de puissance de paix, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.

Pour disposer des équipements militaires qui nous permettent d'assurer notre mission fondamentale de protection de notre territoire et de nos ressortissants et de dissuasion militaire, nous devons maintenir la viabilité et l'indépendance de notre industrie militaire pour les décennies à venir. Nous ne sommes ni les États-Unis, ni la Chine, ni la Russie : viabiliser nos industries à coup de commandes publiques n'est pas une option. Le marché européen est trop étroit, l'Europe de la défense est trop balbutiante, l'Europe dépense trop peu pour sa défense et quand elle le fait, c'est encore beaucoup trop hors de l'Union européenne. C'est un constat : nous n'avons pas d'autre choix que d'exporter.

Certains partenaires ont décidé de ne pas vendre à tel ou tel pays mais ils n'ont souvent pas la responsabilité de dissuasion nucléaire, ni une présence active hors de leurs frontières. Ils peuvent sans doute se permettre ce type de position.

Exporter, c'est aussi construire la souveraineté européenne. J'étais il y a quelques jours aux Pays-Bas et en Belgique avec qui nous construisons les chasseurs de mine du futur. Avec l'Allemagne et l'Espagne, nous construirons l'avion de chasse du futur. De nombreux autres pays européens s'y intéressent. Derrière ces programmes, c'est la souveraineté de notre continent qui se joue. L'Europe dépend trop des autres pays. Comme le relevait un responsable étranger, les Européens sont les derniers végétariens dans un monde de carnivores. Il nous faut changer de régime en commençant par nous doter de nos propres équipements. La Commission européenne elle-même en prend conscience. C'est pourquoi elle a lancé le Fonds européen de la défense et souhaite y consacrer 13 milliards d'euros. Dans les prochaines années, nos partenaires européens seront amenés à prendre des décisions importantes : aux Pays-Bas, les sous-marins ; en Suisse et en Finlande, les avions de combat. Nous devons tout faire pour réussir sur ces marchés d'exportation car c'est de l'interopérabilité de nos forces, de notre capacité à travailler en commun, de notre solidarité et de notre résilience qu'il est question face à la volatilité du monde extérieur. Enfin l'export permet de tisser des liens étroits avec des États stratégiques pour la sécurité de la France, qu'il s'agisse de l'Inde ou de l'Australie, qui assurent notre présence en Asie où les futurs équilibres mondiaux se joueront. Notre coopération avec les Émirats arabes unis, qui se traduit par la présence de bases françaises sur leur territoire, nous place au coeur du Moyen-Orient, qui est une région clé pour notre sécurité et nos approvisionnements énergétiques.

Il ne faut pas non plus négliger la dimension économique de l'armement pour nos territoires. Ce secteur représente 200 000 emplois directs et 400 000 emplois indirects, soit 13 % des emplois industriels en France, au-delà des grandes agglomérations, à Cherbourg, Saint-Nazaire, Saclay, Nice, Toulon, Lannion, Veurey-Voroize en Isère, Domérat dans l'Allier, et ailleurs. Chers sénateurs, dans vos territoires, des milliers d'entreprises, qu'il s'agisse de très petites entreprises (TPE) ou d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) vivent de ces contrats d'exportation. Des familles en dépendent. Je sais que vous êtes entièrement dédiés à vos territoires et que la protection des emplois de vos régions vous mobilise.

Je ne suis pas en train de vous dire que l'argument économique justifie de faire n'importe quoi. Mais je n'aime pas voir les beaux esprits étriller la politique du Gouvernement alors qu'elle ne diffère pas de celle des gouvernements précédents, même les plus récents. Un peu de cohérence ne nuit pas.

Nous devons vendre, et pas seulement à nos voisins européens. Comment le faire avec le maximum de discernement pour préserver les intérêts de long terme de notre pays ? Les ventes d'armes nous lient à l'échelle d'une génération. Un avion, c'est trente ou quarante ans de partenariat. En quarante ans, des pays amis peuvent s'éloigner à la faveur d'une élection ; des pays pacifiques peuvent devenir plus belliqueux ; des gouvernements stables peuvent être renversés par des populistes, des autocrates ou des fanatiques ; à l'inverse, de grands pays pas très bien gouvernés peuvent changer positivement. Nous devons peser soigneusement les conséquences de nos décisions. Gouverner, ce n'est pas s'émouvoir, c'est prévoir.

J'aimerais vous convaincre de faire confiance à nos institutions. Je vais vous détailler le fonctionnement de la CIEEMG. Placée sous l'autorité du Premier ministre, elle autorise ou non l'octroi de licences en ménageant au mieux nos intérêts et nos obligations juridiques. Elle est au coeur d'un processus exigeant dans le plein respect du droit national et international. Faites confiance à la robustesse de nos procédures. En pratique, chaque demande est scrutée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, celui des armées, celui de l'économie et des finances, par le cabinet du Premier ministre, par les services de renseignement et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Le ministère de l'intérieur, les douanes et le ministère de la recherche sont fréquemment invités à formuler des avis. Le ministère des armées n'officie aucunement seul dans son coin. Il s'agit toujours d'une délibération collégiale suivie d'une décision rendue par le Premier ministre. Chaque examen fait appel à des analyses pointues du matériel, de la situation du pays, voire de l'unité à laquelle le matériel serait destiné, de l'industrie, de l'impact possible sur nos propres forces. Les discussions sont longues - les industriels nous reprochent parfois des délais qui s'allongent - et menées avec la plus grande minutie. Il n'est pas rare que la CIEMG sollicite des expertises ou un dialogue complémentaires avec l'industriel, qui peut conduire ce dernier à retirer sa demande.

L'accord d'une licence ne doit pas être interprété comme un chèque en blanc. L'exportation est autorisée sous conditions, par exemple l'interdiction de réexporter ou l'obligation d'appliquer des procédures contre la dissémination. Nous assurons le suivi via des démarches diplomatiques ou des modules de formation au droit international et humanitaire.

Certains se prévaudront d'exemples étrangers pour promouvoir un embargo complet. J'espère vous avoir montré pourquoi ce n'est pas une idée qui irait dans le sens des intérêts de notre pays. L'analogie étrangère ne me convainc pas totalement car les pays que l'on me cite sont dans une situation bien différente de la France. Ils n'ont souvent pas la dissuasion nucléaire, ni nos responsabilités opérationnelles, ni la vision que nous avons de notre rôle dans le monde et n'ont donc pas besoin de partenariats étrangers pour la mettre en oeuvre.

Comme vous, je lis ou j'entends les protestations étrangères qui ignorent volontiers les actions menées par des filiales ou des joint ventures de leurs champions nationaux. Je préfère la clarté et la cohérence.

Je ne suis pas la porte-parole des industries d'armement. Je prends en compte les différents intérêts de la France, d'aujourd'hui et de demain dans un domaine où la temporalité n'est pas celle des législatures, mais d'une génération.

M. André Vallini. - Merci pour votre franchise. Nul ici ne saurait faire preuve d'angélisme ou de naïveté sur les exportations d'armes, car nous avons tous soutenu ou appartenu, depuis des décennies, à des Gouvernements ayant vendu des armes à l'Arabie Saoudite ou aux Émirats Arabes Unis. Vous avez déclaré que, si un doute existe sur l'utilisation de nos armes contre des populations civiles, vous ne vous privez pas de le dire. Avez-vous eu l'occasion d'interroger vos homologues d'Arabie Saoudite ou des Émirats Arabes Unis depuis que ce débat est sur la place publique ? Si oui, quelle réponse vous ont-ils faite ?

M. René Danesi. - La Constitution de la République fédérale d'Allemagne prévoit qu'aucune unité armée allemande ne peut sortir du territoire sans un vote préalable favorable du Bundestag. Aucun pays ne s'en plaint. Depuis quelques temps, l'Allemagne, qui n'est pourtant pas manchot en matière de vente d'armement, se pique de moraliser ces ventes, et ne veut plus vendre que des armes susceptibles de servir aux paramilitaires. Aucun concurrent ne s'en plaint, non plus. Mais la Tribune du 25 février dernier indique que Berlin bloque la livraison vers l'Arabie Saoudite des missiles air-air Meteor fabriqués par MBDA, détenue à 37 % par Airbus. L'Eurofighter Typhon, fabriqué par un consortium détenu à 46 % par Airbus, est aussi dans le collimateur de l'administration allemande, qui bloque les mises à jour de ses programmes informatiques, et donc la vente par la Grande-Bretagne à l'Arabie Saoudite de 48 exemplaires. Il en va de même de l'avion ravitailleur Airbus 330 MRTT, de l'hélicoptère de surveillance non armé H145 et de l'avion de transport C295 - dans ce dernier cas, l'industrie allemande ne produit que les conduites hydrauliques et les phares d'atterrissage. Mme Merkel a déclaré la semaine dernière qu'elle avait des confrontations avec M. Macron. Ce veto en fait-il partie ? On voit mal, en tous cas, comment l'industrie allemande pourrait participer, de manière directe ou indirecte, aux futurs programmes européens de coopération, et notamment au système de combat aérien du futur, à l'avion de patrouille maritime ou au futur char de combat européen.

M. Ladislas Poniatowski. - En matière de vente d'armes, la France est au quatrième rang, derrière les États-Unis, loin devant, la Russie, qui en vend deux fois plus que nous, et les Anglais, qui nous devancent largement. Or l'Allemagne nous talonne, et nous ne sommes au quatrième rang que grâce au quinquennat précédent, qui a constitué un bond, notamment sous l'action de M. Le Drian. Dans la même période, l'Allemagne a aussi progressé. Nous vendons pour 1,3 milliard d'euros d'armes, et 700 millions d'euros aux Émirats. L'Allemagne, elle, vend 500 millions d'euros d'armes à l'Arabie Saoudite. Ce qui se passe est donc inadmissible : comment peuvent-ils nous donner des leçons ? Il y a de plus un double jeu, avec le Parlement d'un côté, qui tient un langage très pacifiste, et les entreprises allemandes de l'autre, d'une efficacité redoutable, et qui passent par d'autres filières, en Israël ou en Afrique du Sud. Où en êtes-vous des discussions avec l'Allemagne ? On parle d'un pourcentage, en-deçà duquel l'Allemagne ne pourrait pas mettre de veto. Ces discussions avancent-elles, ou êtes-vous face à un mur ?

M. Hugues Saury. - Insistant sur la primauté de l'intérêt national, vous avez dit que nous n'avions pas le choix. Est-ce à dire qu'il n'y a aucune limite à cette politique ? Quelles sont celles que vous fixez aux ventes d'armes à des pays qui ne respectent pas le droit international humanitaire ?

M. Jacques Le Nay. - Comment envisagez-vous la relation entre Parlement et Gouvernement sur le contrôle des exportations d'armes ? Pour l'instant, ce contrôle ne s'effectue qu'a posteriori. Ne faudrait-il pas un contrôle en amont, pour éviter les risques de détournement du matériel ?

M. Olivier Cigolotti. - Nous avons récemment ratifié un accord intergouvernemental entre la France et la Belgique, portant sur la modernisation de la capacité motorisée (CAMO) de l'armée de terre belge. L'enveloppe de ce projet est de 1,5 milliard d'euros, pour 383 Griffons et 60 Jaguars. Le partenariat doit être aussi bien opérationnel qu'industriel, notamment avec Nexter et Thalès. A l'heure de l'Europe de la Défense, y a-t-il d'autres États-membres intéressés par un tel rapprochement stratégique, et une telle interopérabilité des systèmes ?

M. Jean-Marie Bockel. - Militant très ancien du rapprochement franco-allemand, y compris sur les questions de défense, je trouve très choquante, et condamnable, l'attitude actuelle des Allemands. Les ventes d'armes sont nécessaires à notre politique de défense. La question est certes morale, mais surtout géopolitique : voyez Taïwan, à qui nous ne vendons plus d'armes... Et nous avons des alliances historiques avec l'Arabie Saoudite et les Émirats. Ne peut-on s'appuyer sur cette proximité pour, avec aussi notre statut de membre permanent du Conseil de Sécurité, faire pression pour qu'on trouve une issue à cette guerre ?

M. Richard Yung. - C'est l'actualité qui centre le débat sur l'Arabie Saoudite, mais on peut trouver des dizaines d'exemples similaires : pensez aux armes qui circulent au Congo, et qui y ont fait des millions de morts depuis une dizaine d'années, ou à la Côte d'Ivoire. C'est donc un problème de long terme.

Le fonds européen de défense pèse 13 milliards d'euros. Nous encourageons nos entreprises à lui soumettre des projets, mais en s'alliant avec des entreprises d'au moins trois autres pays. Avec l'attitude de l'Allemagne, cela peut s'avérer difficile... Que pouvons-nous faire pour encourager les PME françaises ? Comment surveillez-vous les transferts de technologies ?

Mme Florence Parly, ministre. - Nous avons des échanges réguliers avec nos partenaires d'Arabie Saoudite et des Émirats sur le comportement de leurs armées dans ces zones de conflit. Surtout, ce qui compte, c'est notre appréciation du risque de mauvaise utilisation des équipements. Nous respectons scrupuleusement le traité sur le commerce des armes et, s'il y a un risque prépondérant d'usage contraire à ce traité, nous en tirons les conséquences. Nous avons refusé certaines licences, et cela pourra arriver encore. D'ailleurs, les industriels le savent, et il arrive qu'ils s'autocensurent.

Nous avons l'ambition d'investir sur quarante ans avec notre partenaire allemand dans des programmes structurants, mais nous avons besoin de savoir dans quelles conditions ces équipements pourront être exportés. Si nous devions par principe limiter le champ de nos exportations à l'Union européenne, j'en serais ravie, mais il faudrait que nos partenaires cessent d'acheter majoritairement américain ! Il faut de surcroît que nous dépassions les blocages qui se sont manifestés sur les programmes existants, et qui sont d'autant plus forts que la part qu'y prend l'industrie allemande est faible. Peut-être l'attitude allemande serait-elle différente si ses industriels y prenaient une plus forte part... Il faut que de simples composants ne deviennent pas des éléments bloquants pour l'exportation. Nous discutons donc avec l'Allemagne pour fixer un seuil en-deçà duquel on ne pourra bloquer l'exportation. Pour l'instant, ces discussions n'ont pas abouti.

Le Fonds européen de défense est une véritable révolution, car l'Union européenne a longtemps refusé d'investir le moindre euro dans la recherche militaire. Cet outil, ciblé sur la phase amont, aidera à faire émerger une base industrielle et technologique à l'échelle de l'Europe, dont nous avons besoin dans la compétition mondiale. Les règles ont été négociées avec pragmatisme et bon sens. Exiger la présence de trois pays ne me paraît pas excessif. En tous cas, ce fonds suscite un très grand intérêt, et facilitera les rapprochements entre eux.

Le Parlement peut souhaiter exercer un contrôle plus strict, mais la Constitution interdit de lui confier un rôle en amont dans l'attribution de licences d'exportation. Pour autant, il peut y avoir d'autres façons de dialoguer avec le Parlement et, depuis quelques années, des étapes ont été franchies en ce sens, notamment avec le rapport annuel, qui va encore s'enrichir.

M. Bockel a rappelé que nous avons un rôle particulier à jouer dans le conflit qui n'a que trop duré au Yémen. Nous apportons notre soutien au Représentant spécial des Nations Unies, et M. Le Drian vous a sans doute exposé les initiatives que nous prenons pour faire émerger une solution diplomatique - car il n'y a évidemment aucune solution militaire.

Outre la Belgique, avec laquelle nous aurions aimé doubler le contrat CAMO d'une coopération dans l'aviation, un partenariat sur des chasseurs de mine devrait être annoncé incessamment. Mais il est dommage que nous ne puissions vendre nos avions aux Belges - ce qui serait une manière de promouvoir une forme de préférence européenne.

Beaucoup de nos clients réclament un transfert de technologies. Certaines peuvent être transférées, d'autres n'ont pas vocation à l'être, et la CIEEMG se livre à un examen au cas par cas, car la supériorité technologique de nos armées est l'un des intérêts fondamentaux de la France.

M. Christian Cambon, président. - Merci de votre franchise sur la question des exportations de matériel à composants allemands. Les exemples abondent. Ainsi un contrat de radars bloqué depuis des mois parce que la plaque circulaire crantée qui sert de support au radar est produite par des Allemands qui en bloquent l'exportation. Les clients, qui ont déjà fait des paiements, ne comprennent pas pourquoi l'entreprise française concernée n'exécute pas ses obligations...

Mme Florence Parly, ministre. - Peu avant ma dernière audition, vous aviez reçu vos homologues allemands. Ce dialogue est fondamental, notamment sur la question des exportations de matériels militaires, qui fait l'objet de débats passionnels et souvent fondés sur des allégations d'industriels, qui instrumentalisent leurs parlementaires. Pour progresser, surtout sur des partenariats de long terme, il faut de la clarté et de la franchise.

M. Christian Cambon, président. - Je vous avais fait un rapport écrit, qui avait été transmis aussi au Président de la République et au Premier Ministre, sur les doutes qui étaient les nôtres à l'issue de ces échanges. Le partage des rôles dans le leadership semblait mal compris. Avec M. Jean-Jacques Bridey, président de la commission chargée de la défense de l'Assemblée nationale, nous dialoguerons début juillet avec notre homologue allemand le président Hellmich pour essayer de faire avancer ce débat.

Je prends bonne note de l'annonce que vous nous faites d'un rapport plus détaillé sur les exportations d'armement. Il serait utile, en particulier, de donner le détail des licences d'exportation refusées. Et le Sénat réfléchira à la manière de mettre en place de meilleures procédures de contrôle parlementaire.

Un contrôle de l'exécution de la LPM est prévu avant le 30 juin, au titre de l'article 11 de la LPM. Nous vous avons fait part de notre inquiétude sur le rythme de livraison du programme Scorpion et des Griffons. Nous resterons vigilants, car nous souhaitons que la LPM soit exécutée.

La réunion est close à 18 h 5.