Mardi 8 février 2022

- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 45.

Audition de M. André Potocki, conseiller honoraire à la Cour de cassation, ancien juge à la Cour européenne des droits de l'homme, président de la commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 »

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. André Potocki, conseiller honoraire à la Cour de cassation.

Votre audition nous intéresse à double titre.

Vous avez siégé, de 2011 à 2020, en tant que juge élu au titre de la France, à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ; vous pourrez nous dire quel regard vous portez sur l'activité de cette Cour, qui a contribué depuis sa création à améliorer la protection des droits fondamentaux en Europe, mais dont les décisions suscitent parfois des controverses dans les États parties à la Convention européenne des droits de l'homme.

Vous connaissez ensuite très bien la Cour de cassation, où vous avez siégé pendant six ans, et vous avez présidé récemment la commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 », qui a formulé 37 propositions, dont certaines font très directement écho aux réflexions de notre mission d'information, créée à l'initiative du groupe Union Centriste et dont Philippe Bonnecarrère en est le rapporteur.

J'ajoute que vous avez également siégé au tribunal de première instance de l'Union européenne de 1995 à 2001.

Notre mission d'information s'intéresse à ce qui lui semble être la place grandissante prise par les juridictions, nationales et européennes, dans la production de la norme et dans la prise de décision publique et à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie. Nous réfléchissons aux nouveaux mécanismes de dialogue et de régulation qui pourraient éventuellement être mis en place pour surmonter les tensions ou les incompréhensions qui se font parfois jour entre les juges et les politiques.

Vous avez reçu un questionnaire indicatif, qui précise les préoccupations du rapporteur. Vous pourrez répondre à une partie des questions dans votre intervention liminaire ; les interventions du rapporteur et de nos collègues permettront d'aborder d'autres points. Par ailleurs, vous pourrez nous adresser une contribution écrite si vous le souhaitez pour compléter votre intervention orale.

Je précise, pour terminer, que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo.

M. André Potocki, conseiller honoraire à la Cour de cassation, ancien juge à la Cour européenne des droits de l'homme, président de la commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 ». - C'est à la fois un honneur et un privilège pour moi que de pouvoir débattre d'un sujet aussi central pour la réflexion des juges dans leur relation avec les autorités politiques.

Les relations entre les différents acteurs de la vie institutionnelle sont une question difficile, délicate, qui est évoquée à l'occasion d'un article paru dans un journal, d'une chronique quelque peu virulente. Il est rare de demander à des personnes de s'exprimer de manière ouverte sur ce sujet. J'ai donc le sentiment d'avoir, pour une fois, l'occasion de m'exprimer dans le cadre d'un débat structuré avec les interlocuteurs les plus autorisés.

Avant de répondre aux questions que vous m'avez posées, permettez-moi de faire quelques observations.

Le thème que vous abordez est à la fois ancien, récurrent, complexe et très sensible. Les susceptibilités à vif qui s'expriment alors rendent difficile le débat de fond, ce qui n'est pas de nature à trouver des solutions susceptibles d'améliorer la situation.

Vos préoccupations s'articulent autour de deux thèmes : la légitimité et la souveraineté.

Je commencerai par formuler quelques considérations personnelles. Ce débat se déroule à un moment où notre démocratie connaît une crise extrêmement grave.

Premièrement, cette crise touche l'exécutif et se traduit par une crise de l'action. En témoignent les difficultés rencontrées pour mettre en oeuvre les politiques publiques : même lorsqu'elles sont destinées à protéger la santé, elles déclenchent immédiatement des réactions vives, brutales, voire parfois, selon moi, relativement irrationnelles.

Deuxièmement, nous connaissons une crise de la représentation. La fonction première des parlementaires est contestée par les citoyens : ils ne participent pas aux élections et ont une attitude très critique, voire violente, y compris physiquement, à l'égard de leurs représentants, ce qui est inacceptable.

Troisièmement, nous vivons une crise juridictionnelle, qui s'apparente à une crise de l'interposition. Le rôle premier d'un juge est d'être une autorité tierce qui tranche ou réduit les tensions qui traversent la société. Or les juges sont débordés et dépréciés. Les états généraux de la justice vont avoir fort à faire pour répondre à cette crise.

Les relations entre ces trois pôles sont extrêmement délicates. Celles entre le législatif et l'exécutif ne sont pas facilitées par l'organisation de la Ve République, qui a été pensée pour libérer l'exécutif des aléas du jeu parlementaire, en limitant étroitement le champ du législatif. Par ailleurs, il est clair que la présidentialisation de ce régime en change pour partie le centre de gravité.

Enfin, les partis politiques ne sont plus toujours à même de remplir leurs fonctions. Aussi, il est difficile pour les parlementaires de se faire entendre clairement par ce canal.

J'aborderai ensuite le principe de la séparation des pouvoirs, un principe central. À mes yeux, il ne s'agit pas là d'une sorte de répartition géographique, avec des frontières qui traceraient des limites infranchissables. Il s'agit plutôt d'un ensemble fonctionnel dans lequel les trois acteurs ont des tâches et des missions spécifiques, qui exigent une grande interactivité, une réelle complémentarité et la nécessité absolue de faire preuve de respect, d'écoute et d'ouverture.

Permettez-moi de dire un mot sur la légitimité. Il ne fait aucun doute pour moi que la source première de la légitimité, c'est l'élection. À ce titre, les membres du Parlement sont investis de cette autorité. Toutefois, d'autres légitimités concourent à protéger, renforcer et développer la démocratie. À mon sens, les juges ont une vraie légitimité qui renforce la légitimité élective.

Il est clair qu'il y a une différence de culture entre les juges et les politiques. Les responsables politiques développent - c'est bien légitime - une culture de ce que j'appelle, même si l'expression est un peu caricaturale, l'efficacité managériale, appliquée à des questions qui exigent des réponses rapides. À cet effet, ils doivent déployer une communication qui s'adresse au plus grand nombre et implique donc qu'elle soit simple. Les juges sont dans une temporalité différente : la justice intervient après que les problèmes se sont posés. La justice traite les cas de façon à la fois différenciée et détaillée, en ayant recours à un ensemble normatif. Dans la réalité, politiques et juges ne se comprennent pas nécessairement très bien et peuvent être surpris ou agacés par l'attitude de leurs interlocuteurs. Nous devons avoir conscience de ces différences, qui sont inhérentes à nos missions spécifiques.

Je le crois profondément, il importe que chaque partie fasse preuve d'écoute, de respect et d'attention, en vue de réduire les incompréhensions. À cet égard, je reprendrai le titre d'un ouvrage consacré au dialogue interreligieux : Nous avons tant de choses à nous dire.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Votre intervention liminaire nous permet d'entrer dans le vif du sujet.

Nous avons été passionnés par la lecture du rapport que vous avez fait au nom de la mission qui vous a été confiée par la Première présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, et par le Procureur général, François Molins. S'agissant du droit européen, se posent la question de la production de la norme et celle de l'articulation entre la norme européenne et la norme nationale ; on retrouve là les questions de légitimité et de souveraineté.

Votre rapport présente une analyse que je qualifierai d'originale de notre situation juridique, en faisant référence à l'internationalisation et à la globalisation. Vous n'avez pas peur d'évoquer les débats qui traversent la société européenne. Votre conclusion, provisoire, est que le juge n'est plus simplement un interprète de la loi, dans une société qui n'est plus légicentrée, mais qu'il produit de la norme juridique et est, à ce titre, un acteur politique. Vous affirmez que le juge participe à une sorte de coresponsabilité de la démocratie. Ce faisant, il a aussi un rôle politique, qu'il doit assumer et donc accepter le débat sur les limites ou les autolimitations de sa fonction. Ce résumé est-il par trop caricatural ? Quelles propositions pourriez-vous faire pour favoriser le dialogue, l'écoute et le respect réciproques ? Comment traiter le sujet de l'autolimitation du rôle du juge dans le cadre d'un dialogue avec la société ?

M. André Potocki. - Non seulement vous ne caricaturez pas nos positions, mais vous allez immédiatement au coeur de nos propositions. Cacher une réalité pour respecter un dogme est toujours extrêmement dangereux. Cela a pendant très longtemps été le cas.

Le juge ne crée pas la norme. À cet égard, la très belle formule de Pierre Pescatore, grand juge et professeur de droit luxembourgeois, qui a également été juge à la Cour de justice des communautés européennes, m'a ouvert les yeux : « le juge est un législateur interstitiel. » Les interstices sont de plus en plus larges. La norme est écrite de plus en plus souvent dans une texture ouverte, comme disent les linguistes. C'est l'une des caractéristiques, notamment, des droits fondamentaux : on y trouve à la fois un principe et une règle, mais le principe est toujours exprimé de façon ouverte.

Il importe donc de dire clairement les choses, pour rappeler aux juges que, ayant ce pouvoir, ils doivent en mesurer les conséquences, donc l'exercer avec la retenue, la mesure, la pertinence nécessaires. L'une des façons de le faire, c'est de ne pas rester entre soi, et d'avoir des échanges avec ceux qui exercent des fonctions voisines et complémentaires. Il est donc extrêmement important de chercher des solutions ou des voies de progrès dans ce domaine.

Je me permets de revenir sur l'expression « faire de la politique ». Mes collègues doivent bien se garder de faire de la politique. Interférant souvent dans la politique, ils ne doivent surtout pas calculer ces interférences de telle sorte qu'elles auraient une conséquence qu'ils souhaiteraient subjectivement dans le jeu politique.

En revanche, ils doivent dire le droit, même si ce dernier a des conséquences sur les débats de société, sur les politiques qui sont menées par ceux qui en ont la compétence légitime. Ils doivent le dire avec courtoisie, avec prudence, mais ils doivent le dire. Ils doivent faire extrêmement attention à ne pas créer de catastrophes en brandissant des armes juridiques très fortes.

Je n'ai pas de recette absolue. Cependant, je puis suggérer deux pistes de solution.

Premièrement, je crois que, dans la formation, aussi bien initiale que continue, des juges il faut les aider à comprendre ces interférences, à les mesurer et à intervenir en conséquence, avec le doigté nécessaire. Les juges, la plupart du temps, sont enfermés dans une logique de très grande autonomie, presque d'autarcie, qui les conduit à ne pas bien en mesurer les conséquences. Un certain nombre d'entre eux considèrent même qu'un juge coupé de toute réalité extérieure qui pourrait avoir une influence sur sa décision serait vertueux. Certes, nous faisons le droit, nous appliquons le droit, mais le temps du syllogisme quasiment algébrique, dans lequel il suffisait de s'en remettre à une règle générale et d'effet particulier pour en déduire la seule solution possible, est révolu. Il faut faire particulièrement attention lorsque l'on met en oeuvre ces modes de résolution des conflits nouveaux que sont, par exemple, le test de proportionnalité ou la balance des droits. Il est donc très important que fasse clairement partie de la formation des juges cet éveil au caractère interactif des différentes autorités et des différents pouvoirs qui s'expriment dans le champ public.

Deuxièmement, je pense que des juridictions qui ont un véritable pouvoir normatif, parce qu'elles sont situées au plus haut niveau de la hiérarchie - même s'il s'agit plus, désormais, d'un réseau que d'une hiérarchie -, devraient pouvoir rencontrer des partenaires publics pour discuter avec eux d'un certain nombre de décisions rendues pendant l'année, pour entendre leur réaction - par exemple, les problèmes que ces décisions leur ont causés.

Tout en respectant bien évidemment le secret des délibérations, on pourrait imaginer une discussion assez ouverte. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé à la Cour européenne des droits de l'homme lorsque nous avons eu la visite de parlementaires de la commission des lois de l'Assemblée nationale : nous avons discuté de façon très directe de telle ou telle affaire. Cela exige une attention, un respect, une diplomatie, car le terrain est délicat et sensible, mais il me semble extrêmement important que les juges puissent expliquer leurs décisions en réponse à des interrogations.

J'ai bien compris, monsieur le rapporteur, que nous nous rejoignons sur l'idée que la solution n'était certainement pas dans l'établissement d'un rapport de forces, lequel serait clairement contre-productif.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Ces échanges qui viseraient à redonner un sens collectif aux décisions prises, sans les remettre en cause et sans délégitimer cette capacité à prendre la décision, doivent-ils, à votre avis, être publics ou privés ?

Au reste, cette question appelle une réponse à tiroirs : en théorie, dans une société idéale, et dans la société de l'hypermédiatisation et des réseaux sociaux qui est la nôtre aujourd'hui, où les meilleurs principes peuvent, dans leur application, avoir des effets contraires à ceux qui sont recherchés.

M. André Potocki. - Par votre question, vous me placez exactement dans une situation de balance des droits, qui est habituelle pour un juge. En l'occurrence, il faut faire la balance entre le droit à la transparence et la recherche d'efficacité. Mon expérience m'a montré que la courbe d'effectivité d'un droit avait la forme d'une cloche : dans un premier temps, plus on renforce un droit, plus son effectivité monte. Au-delà d'une certaine limite, qui est variable suivant les droits, cette courbe s'inverse et redescend.

Si l'on veut imposer une transparence absolue à tous, cela fera baisser l'efficacité à un moment donné. Il n'est pas question qu'il y ait des sortes de réunions secrètes entre les juges et les parlementaires, où se diraient des choses que personne ne doit entendre. Il est important que ces rencontres puissent avoir une certaine dimension publique. Mais, de même que tout ne se dit pas nécessairement en réunion de travail, je crois que peuvent s'installer, de façon exempte de tout soupçon, au cours d'une journée de travail en commun, des échanges plus directs, où l'on peut se dire des choses plus facilement, qui n'ont rien de secret, mais qui pourraient heurter des susceptibilités ou sembler un peu curieuses.

J'ai bien conscience qu'il s'agit d'une réponse de Normand...

Je pense qu'il faut trouver de façon très concrète une solution à la fois ouverte et informelle, qui permette d'aller au coeur des vrais problèmes, qui ne sont pas toujours faciles à exprimer.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Pour le dire avec les mots de l'époque, ce sont des choses que nous devrions avoir « en présentiel », et non en « visioconférence »... Nous mesurons l'importance de ces temps de l'avant et de l'après, surtout depuis deux ans : ils nous permettent de partager et de construire ces choix. Nous sommes tous confrontés et sensibles à l'enjeu de la transparence de la vie politique.

Je rejoins la comparaison que vous faites avec la cloche : on risque, à trop rassurer, d'affoler sur des situations qui demeurent très singulières et pourraient jeter l'opprobre.

Le rapport de la commission de réflexion sur la Cour de cassation 2030 prône la possibilité de traiter certaines affaires phares selon une procédure interactive ouverte. Les pourvois retenus seraient ceux dans lesquels existe une interférence forte entre champ juridique et champ politique ou suscitant des débats intenses dans la société.

Comment décider du type d'affaires visé ? Pouvez-vous nous donner des éléments sur cette procédure ? Les parlementaires pourraient-ils intervenir au cours de celle-ci pour faire connaître leurs analyses ? Les moments informels sont importants, mais nous avons aussi des comptes à rendre. Jusqu'où doit donc aller la publicité de nos échanges sur ce type d'affaires ?

M. André Potocki. - Il faut bien admettre que la Cour de cassation est un lieu étrange. Même pour les juristes confirmés, cette juridiction est nimbée de mystère. Elle rendait encore jusqu'à il y a peu des décisions cryptiques, très difficiles à comprendre et à interpréter, selon des procédures, qui, tout en étant d'une régularité parfaite et d'un formalisme extrême, étaient très difficiles à comprendre. Parfois, et même de plus en plus souvent, ses décisions interviennent brusquement dans des domaines qui font l'objet de débats, d'articles de presse, de prises de position ou d'actions politiques. J'imagine que les gens se demandent d'où vient cet arrêt, comment il a été élaboré, qui sont ceux qui l'ont rendu...

L'idée est donc de montrer comment la Cour de cassation élabore sa décision sur ces affaires extrêmement intéressantes pour les citoyens, de faire apparaître la complexité des affaires qui lui sont soumises et du processus de résolution de celles-ci par le droit.

Je veux citer une très belle formule du merveilleux professeur qu'est Mireille Delmas-Marty : « il faut élaborer une pédagogie de la complexité pour éviter une démagogie de la simplicité. » Je trouve cette phrase extrêmement forte. En l'occurrence, l'idée serait donc que, entourée de tout un dispositif pédagogique permettant au plus grand nombre de comprendre ce qui se passe, la Cour de cassation tienne, de façon publique, ouverte, filmée, une première séance durant laquelle elle entendrait une multitude d'acteurs, de sachants, d'amicus curiæ, qui permettraient de bien comprendre, surtout dans un débat très interactif, ce qui est en jeu et les différents éclairages possibles. Dans un second temps, l'ensemble de ces éléments seraient intégrés dans une audience plus classique, au cours de laquelle les juges pourraient interroger les parties et leurs avocats sur les conséquences que l'on peut tirer juridiquement de ce qui a été dit. On ne pourrait pas le faire très souvent : seules une ou deux affaires de ce type pourraient être traitées suivant cette procédure chaque année, mais on rendrait ainsi l'institution de la Cour de cassation visible, avec une forme de théâtralisation, ce qui n'a rien de dépréciatif, au contraire.

Des affaires aussi importantes que celles du voile islamique ou de la gestation pour autrui (GPA) auraient très bien pu donner lieu à une discussion pour que l'on comprenne à quel point ces questions sont extraordinairement compliquées. Cela aurait permis de beaucoup mieux comprendre le rôle de la Cour de cassation et, parfois, l'affaire elle-même.

Les parlementaires pourraient-ils s'exprimer dans cette procédure pour faire connaître leur opinion devant la Cour de cassation ? C'est la partie la plus difficile de votre question. Nous en avons beaucoup discuté dans nos délibérations. Nous étions bien sûr séduits par l'enrichissement extraordinaire que pourrait apporter la présence des parlementaires, qui pourraient expliquer comment la loi a été conçue. Toutefois, plusieurs points nous ont fait renoncer à cette solution. Premièrement, nous voyons bien la difficulté que ce fonctionnement peut poser au regard du principe de séparation des pouvoirs : on pourrait se demander si cela n'entraînerait pas une confusion. Deuxièmement, imaginons que les chambres présentes expriment un avis très précis. La Cour de cassation se trouverait alors dans une situation assez délicate : si elle suit cet avis, on l'accusera de soumission, le temps du référé législatif étant fini depuis longtemps ; si elle ne le suit pas, on lui reprochera de se révolter contre l'autorité des parlementaires, qui savent mieux qu'elle la façon dont il faut interpréter et peut-être même appliquer la loi.

Nous nous sommes donc dit qu'il était peut-être prudent de ne pas s'avancer sur ce terrain.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - On peut cependant penser que des échanges en bonne intelligence permettent de donner à voir aux juges la réflexion des parlementaires au moment de la construction de la loi, pour leur permettre, le moment venu, d'apprécier la décision telle qu'elle se pose.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je m'adresse désormais au juge de la CEDH et du tribunal de première instance de l'Union européenne.

La mise en oeuvre de la Convention européenne des droits de l'homme a donné lieu à un corpus de décisions considérable, qui conduit aujourd'hui à considérer que l'ensemble des sujets sociétaux relèvent plus ou moins de la compétence de la Cour de Strasbourg.

Or, en 1950, personne n'avait en tête l'idée que l'ensemble du champ sociétal serait traité par la CEDH. Les membres de la Cour sont-ils conscients de cette absence initiale de consentement des citoyens à un tel pouvoir ? Avez-vous le sentiment que la Cour de Strasbourg exerce sa responsabilité avec retenue ou qu'au contraire son rôle faîtier dans notre système juridique européen l'a conduit à dérouler sa mécanique ?

Vous avez évoqué l'efficacité managériale, la nécessité de simplifier, l'efficacité de l'action publique. La CEDH perçoit-elle les conséquences de sa jurisprudence sur l'action des États ? Cherche-t-elle, à votre sens, à faire preuve de modération et à ne pas interférer à l'excès, excepté, bien sûr, dans la défense des libertés fondamentales, rôle qui lui a été confié dès le début ? Respecte-t-elle cette logique de discrétion, d'autolimitation ou de respect réciproque que vous avez évoquée tout à l'heure ? Quel est votre sentiment sur la réalité de la situation ?

M. André Potocki. - Je crois qu'il était difficile de ne pas imaginer qu'une juridiction chargée d'interpréter et d'appliquer des droits formulés dans des termes très larges, dans un monde extrêmement complexe, où tout bouge extrêmement rapidement et dans lequel les droits protégés par la Convention sont très souvent, et sous des formes renouvelées, mis en cause, n'allait pas sortir d'une interprétation strictement littérale. L'expression « interprétation littérale » est d'ailleurs, selon moi, un oxymore...

Cette question se pose, d'ailleurs, au-delà de l'Europe. Ainsi, aux États-Unis, la Cour suprême doit elle aussi interpréter les dispositions de la Constitution américaine relatives aux droits de l'homme, dont les formules sont assez vagues. S'est développé un courant « originaliste », extrêmement curieux puisqu'il consiste à dire que le juge constitutionnel américain n'est légitime que s'il interprète la Constitution en se mettant à la place, aux temps et dans les circonstances des Pères fondateurs de la Constitution. Cela donne lieu à des débats tout à fait bizarres. Ainsi, dans le débat récurrent devant la Cour suprême des États-Unis sur le droit de porter des armes, à ceux qui estiment qu'il est extrêmement dangereux de se promener avec des armes au milieu de places et de rues couvertes de monde, certains rétorquent que, au XVIIIe siècle, il était tout à fait normal de traverser une ville en ayant deux colts à la ceinture, puisque l'on risquait de rencontrer un Indien ou un grizzly susceptible de vous agresser... Ce courant est important. Une personnalité très connue qui a poussé cette logique jusqu'à son extrême était le juge Antonin Scalia, mort il y a quelques années.

Cette logique n'est pas du tout celle qui prévaut en Europe et même en France. On sait bien que, dans un monde qui bouge, les lois sont interprétées de façon différente. Ainsi, il ne nous paraît pas choquant que la portée de certains textes du code civil ait été complètement transformée par une interprétation destinée, par exemple, dans le cadre de la responsabilité civile du fait des choses, à prendre en considération le danger nouveau que représentaient les voitures automobiles - et encore, les textes concernés sont souvent plus fermés ou précis que ceux de la Convention...

La Cour européenne des droits de l'homme affirme clairement que la Convention est un instrument vivant, raison pour laquelle elle met en oeuvre ce qu'elle appelle une interprétation dynamique et ouverte. Cela donne lieu à un débat extrêmement intéressant au sein de la Cour elle-même. Les juges sont plus ou moins activistes, plus ou moins prudents. En 2005, la Cour a rendu un arrêt, qui a fait pas mal de bruit, dans l'affaire Hirst c/ Royaume-Uni, qui portait sur la suppression dans ce pays du droit de vote des personnes condamnées à une peine de privation de liberté. Certains invoquaient l'article 1er du protocole 3 sur la liberté et le droit au vote. La Cour a considéré que le fait d'interdire absolument, sans aucune exception, le droit de vote aux personnes condamnées à une peine privative de liberté constituait une violation de ce droit.

Quatre juges ont fait valoir une opinion séparée - les opinions séparées sont souvent très intéressantes. Je vous en donne lecture : « nous ne contestons pas qu'une des tâches importantes de la Cour soit de veiller à ce que les droits garantis par le système de la Convention respectent «les conditions d'aujourd'hui», ce qui peut justifier dans certains cas une approche «dynamique et évolutive«. Cependant, il est indispensable de se rappeler que la Cour n'est pas un organe législatif et qu'elle doit veiller à ne pas exercer de fonction législative. Une interprétation évolutive ou dynamique doit être suffisamment ancrée dans une transformation de la société dans les États contractants comme l'apparition d'un consensus quant aux normes à atteindre. » Cette question est donc débattue à l'intérieur même de la Cour, et cette discussion revient chaque fois que celle-ci se situe un peu sur la ligne de crête.

Il existe donc bien un mouvement très évolutif, très dynamique. Dans le même temps, la Cour est prudente sur des sujets très sensibles. Elle a alors très présent à l'esprit le principe de subsidiarité, en vertu duquel c'est d'abord aux États de décider ; c'est seulement dans le cas d'une violation manifeste du droit qui n'a pas été réparée au niveau national que la Cour peut intervenir. La Cour a d'ailleurs créé la notion de « marge nationale d'appréciation », laquelle a été intégrée dans le protocole n° 15, qui vient d'entrer en vigueur à la demande des Britanniques - le Premier ministre de l'époque a fait valoir auprès des eurosceptiques qu'il avait arraché cette victoire à une juridiction qui ne pensait qu'à « dévorer » la souveraineté des États, alors que cela a vraiment été conçu par la Cour, qui l'utilise extrêmement souvent.

Par conséquent, monsieur le rapporteur, je dirais que nous sommes sur un point d'équilibre et souvent d'hésitation, qui tient aux cultures des États dont viennent les juges et, parfois, à leur personnalité, à leur parcours personnel. Il est clair, par exemple, que, sur les questions délicates, les juges de carrière sont souvent plus prudents que les universitaires, qui peuvent être portés par une réflexion plus novatrice. Des tensions réelles s'expriment parfois lors des délibérations.

Je dirais donc que, non, la puissance de la Cour n'est pas un fantasme et que, oui, elle en est consciente. Respecte-t-elle toujours la retenue qui est nécessaire ? Pas toujours. Mais, à l'inverse, on ne saurait la comparer à un pyromane qui se promènerait une torche à la main dans une meule de foin.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je veux à présent vous interroger sur les procédures et l'interaction possible avec les parlements nationaux.

Comment fonctionne en pratique la possibilité dont disposent les États de demander la suspension provisoire d'une disposition de la Convention ? Comment les juges de Strasbourg voient-ils les règles de hiérarchie entre les normes ?

Derrière les projets de révision constitutionnelle que l'on voit fleurir à l'approche des élections se profilent des conflits éventuels entre les règles constitutionnelles actuelles ou futures de notre pays et les règles de la CEDH, ce qui peut susciter quelque inquiétude.

Quelle est la marge de manoeuvre si l'on souhaite exprimer un avis sur un sujet abordé par la Cour ? Peut-on faire des contributions comme devant le Conseil constitutionnel, même si nous n'utilisons pas, à l'heure actuelle, le mécanisme dit de « porte étroite » ?

J'ai observé avec surprise que, sur un certain nombre d'arrêts rendus sur les questions migratoires, le Défenseur des droits, en tant qu'autorité administrative indépendante, avait rédigé une contribution devant la CEDH exactement opposée à la position défendue par notre gouvernement. Comment cela fonctionne-t-il ?

Y aurait-il, selon vous, du sens, sur des sujets symboliques, dont le nombre ne dépasserait pas un ou deux par an, à rechercher une interaction entre l'opinion du juge et celle de la société ? Pourrait-il être opportun que le Parlement, sous une forme à définir, exprime son point de vue, essentiellement, à l'évidence, sur les conséquences sur l'action publique ?

Pourriez-vous en d'autres termes nous éclairer sur le fonctionnement des procédures devant la Cour et les marges de manoeuvre offertes ?

M. André Potocki. - Le principe est assez simple : toute personne peut saisir le président de la Cour d'une demande afin d'exprimer son point de vue. De nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) le font. Beaucoup d'institutions publiques ou quasi publiques le font également. Le président examine la compétence de ceux qui demandent à être entendus au regard du sujet qui est en débat et veille à ne pas laisser se créer un déséquilibre en faveur d'une partie ou d'une autre par une accumulation d'intervenants. Cependant, il accueille assez largement de telles demandes.

Bien entendu, le gouvernement défendeur s'exprime devant la Cour. Reste à savoir - mais cela ne me regarde pas - comment serait arbitrée une position divergente du Parlement.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Avez-vous des exemples d'interventions de parlements ?

M. André Potocki. - Je n'en ai pas souvenir, mais je peux faire la recherche.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Qu'en est-il de la possibilité pour un État de demander la suspension de l'application de dispositions de la Convention, en invoquant des circonstances exceptionnelles ?

M. André Potocki. - Il faut distinguer deux choses : l'article 15 de la Convention, qui vise les dérogations en cas d'état d'urgence, et une décision précise qui serait considérée par le gouvernement défendeur comme contraire à ses intérêts ou créant des difficultés.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Nous sommes intéressés par les deux sujets, puisque l'article 15 est préventif.

M. André Potocki. - L'article 15 va plus loin : il permet de se retirer des obligations internationales découlant de la ratification de la Convention. Il permet en quelque sorte de se mettre sur le côté, sauf pour certains droits - on ne peut pas, par exemple, toucher au principe de légalité.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - À condition de justifier d'une situation d'urgence et pour une durée limitée que la Cour serait amenée à apprécier....

M. André Potocki. - Absolument, mais elle considère là que l'on est sur un terrain qui relève véritablement des autorités politiques

Si une décision pose un vrai problème à un État, c'est la demande de réexamen par la grande chambre qui s'applique, car un arrêt de la Cour ne devient exécutoire qu'une fois passé le délai de réexamen par la grande chambre.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Cette faculté d'examen est-elle exercée dans les faits ?

M. André Potocki. - Oui. Il est fréquent qu'elle soit demandée.

Cependant, contrairement au système français, où le recours est de droit, c'est un panel de cinq juges qui examine s'il y a lieu ou non de faire droit à cette demande de réexamen. Lorsqu'il y a une raison sérieuse de le faire, cette demande est satisfaite.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - La question de l'articulation des normes entre la CEDH et la Constitution est-elle réglée aujourd'hui ? Que se passerait-il si une disposition constitutionnelle allait à l'encontre d'un élément de la jurisprudence de la Cour ? Qui aurait le dernier mot ?

M. André Potocki. - Les termes de ce débat, qui ressort souvent dans des joutes politiques, semblent relativement mal compris.

Les engagements internationaux d'un pays, notamment ceux que nous avons souscrits avec la ratification de la Convention européenne des droits de l'homme, ne dépendent pas des catégories juridiques nationales. Cette règle est extrêmement forte. De fait, si tel n'était pas le cas, il en résulterait une complexité absolument terrible : une règle s'appliquerait ou non à l'égard d'un État selon que le texte concerné, dans l'ordre juridique de cet État, est une loi ou la Constitution. Cela créerait donc une inégalité dans l'application de cette norme. Par ailleurs, cela créerait une très forte incitation à constitutionnaliser des règles auxquelles un État tient pour les faire échapper à l'engagement international pris par le pays.

Cela étant, cette question fait l'objet d'un important débat au sein de la Cour, qui est bien consciente de cette difficulté. À l'occasion de l'arrêt Hirst c/ Royaume-Uni, les juges ont ainsi estimé qu'il était fondamental de noter que, dans au moins quatre des États où les détenus n'ont pas le droit de voter - Russie, Arménie, Hongrie, Géorgie -, la privation de ce droit découlait d'une Constitution récemment adoptée.

Peu après cette décision, deux détenus russes ont saisi la CEDH sur ce point. La Russie a immédiatement soulevé une exception d'incompétence en faisant valoir que cette mesure découlait de sa norme fondamentale. Or la Cour a écarté ce motif en estimant, d'une part, qu'il n'existait pas d'exception particulière prévue à l'article 1er de la Convention, laquelle pose le principe de la soumission des États parties à la Convention et, d'autre part, qu'il ne lui revenait pas de contrôler les normes, puisque son rôle consistait à effectuer un contrôle strictement in concreto. Aussi, les juges ont-ils considéré que tout citoyen a le droit de voter, sauf circonstances exceptionnelles à justifier. Dans cette affaire, la CEDH aurait également pu se référer à la Convention de Vienne sur l'interprétation des traités, dont l'article 27 dispose qu'« une partie ne peut invoquer des dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d'un traité ».

Vous l'aurez compris, je me garderai bien de donner une réponse explicite à votre question : il me paraît qu'elle transparaît assez nettement de ces explications.

M. Jean-Yves Leconte. - En définitive, la tension entre normes constitutionnelles et décisions de la CEDH n'est-elle pas plus sensible dans les pays qui appliquent réellement ces décisions ?

M. André Potocki. - En effet, la question se pose surtout lorsque les décisions de la Cour portent sur des sujets sensibles. Prenons le cas de la Russie : en réalité, cet État exécute un certain nombre de décisions de la CEDH, mais il y a des sujets auxquels on ne veut pas toucher. Du reste, votre question appelle une réponse logique : il est assez normal que les débats soient moins vifs dans les pays qui portent le moins d'attention et de prix à la Convention.

Quoi qu'il en soit, la Cour sait qu'il y a un problème. Dans un arrêt récent Ebrahimian c/ France, la CEDH s'est ainsi appuyée sur le fait que le Conseil constitutionnel avait indiqué que le principe de laïcité figurait au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit. Elle a par ailleurs souligné qu'elle avait déjà approuvé une mise en oeuvre stricte des principes de laïcité et de neutralité lorsqu'il s'agit d'un principe fondateur de l'État, ce qui est le cas de la France. On comprend bien que la Cour n'est pas si loin de prendre en considération la densité normative d'une règle interne en cause dans le cadre d'une affaire pour rendre sa décision.

M. Jean-Yves Leconte. - Assiste-t-on à une forme d'autocensure de la part de la CEDH selon les États concernés par ses décisions ?

M. André Potocki. - La Cour intègre bien évidemment le critère d'acceptabilité d'une règle, notamment au regard de sa place dans l'ordre juridique interne d'un pays, dans sa prise de décision. Dans l'affaire du voile intégral, par exemple, la CEDH était bien consciente que le Parlement français avait voté une disposition à une très large majorité.

La Cour n'est ni sourde ni aveugle. Pour autant, lorsqu'une violation est clairement établie, elle la constate et en fait part.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Il est intéressant de vous entendre dire qu'un certain nombre de décisions de la CEDH sont appliquées par la Russie, qui, quoi que l'on en pense, est un État de droit, même s'il est différent du nôtre. Il serait également intéressant de savoir comment ces décisions sont exécutées.

Les juges ont-ils conscience que leurs décisions peuvent avoir pour effet la création de normes qui peuvent parfois aller à l'encontre d'une décision démocratique ? Autrement dit, comment faire en sorte qu'aucun pouvoir ne vienne empiéter sur un autre ?

M. André Potocki. - L'exécution des arrêts de la Cour, c'est-à-dire leur traduction dans la réalité de l'ordre juridique de l'État qui a été « condamné », ne relève pas de la Cour elle-même, mais d'un organe politique, le comité des ministres, qui laisse une grande marge d'appréciation à l'État concerné.

Autre élément de réponse, la Cour a bien conscience qu'elle peut rendre un arrêt qui, même s'il ne vise qu'une situation donnée, pose en réalité un problème normatif, voire législatif à l'intérieur d'un pays. Lorsque la Cour a jugé que l'absence d'assistance d'un avocat durant la garde à vue posait problème, elle savait bien que sa décision aurait des conséquences normatives, car elle portait sur le régime de la garde à vue proprement dit. Assez souvent, la Cour parvient à débloquer des situations qui étaient sur le point d'évoluer. Ce fut le cas en France au sujet de la présence de l'avocat lors des gardes à vue.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État

- Présidence de Mme Agnès Canayer, vice-présidente -

Mme Agnès Canayer, présidente. - Nous recevons à présent M. Didier Tabuteau, vice-président du Conseil d'État, M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, et M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général.

Notre mission d'information s'intéresse à la place grandissante prise par les juridictions nationales et européennes dans la production de la norme et la prise de décision publique, et à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie. Nous réfléchissons aux nouveaux mécanismes de dialogue et de régulation, qui pourraient éventuellement être mis en place pour surmonter les tensions et les incompréhensions qui sont parfois apparues entre le juge et le politique.

Il est donc essentiel pour nous de connaître votre analyse sur ces différents sujets, à la fois en tant que représentants de la haute juridiction administrative, mais aussi à la lumière des différentes responsabilités que vous avez exercées les uns et les autres dans les ministères.

M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État. - Je suis honoré que vous m'ayez invité à venir parler de la judiciarisation de la vie publique, sujet auquel le Conseil d'État accorde une importance toute particulière.

Le Conseil d'État accorde également beaucoup d'importance aux relations qu'il entretient avec le Parlement, ce qui n'est pas sans lien avec la question qui vous occupe. Vous le savez, mon prédécesseur, Bruno Lasserre, avait souhaité favoriser les rencontres entre les parlementaires et les membres du Conseil d'État. Le dialogue est la clé pour se comprendre et travailler en pleine confiance.

Je n'envisagerai dans mon propos liminaire que le rôle du juge administratif dans notre société - vous comprendrez qu'il ne m'est pas possible de me prononcer aujourd'hui sur la place et le rôle des juges constitutionnel et judiciaire.

L'essor du contrôle juridictionnel opéré par le juge administratif me semble être, avant toute chose, le signe très positif d'un approfondissement de notre État de droit. Le propre et la grandeur d'un État de droit, c'est d'avoir un système dans lequel les pouvoirs publics, quels qu'ils soient, se soumettent au droit. Cette obligation ne doit pas être perçue, loin s'en faut, comme un ensemble de contraintes inutiles, mais comme le cadre qui exprime, à un moment donné, les termes de notre contrat social, et dans lequel doit naturellement s'insérer l'action publique.

Il n'est peut-être pas inutile, à ce stade, de rappeler que ce cadre est toujours, du moins depuis que la France s'est constituée en République démocratique, le fruit de la volonté générale exprimée par les autorités démocratiquement élues : le constituant, que ce soit lorsqu'est utilisé l'outil référendaire ou le Congrès ; le législateur qui vote les lois et ratifie les traités par lesquels il décide de se lier dans l'intérêt de notre pays ; enfin, bien entendu, le pouvoir réglementaire qui exécute les lois et dispose en vertu de la Constitution d'un très large pouvoir autonome.

Le rôle du juge dans ce contexte semble être de garantir l'effectivité de ce cadre juridique, lequel a besoin d'un tiers indépendant et impartial qui contrôle le respect par les pouvoirs publics des normes auxquelles ils sont soumis et auxquelles ils se sont soumis. Cela ne signifie pas pour autant que le juge ne fait que fixer des limites ou que son rôle serait d'ériger des obstacles sur la route des réformes. Il est au contraire là pour permettre aux pouvoirs publics d'appliquer pleinement et efficacement les politiques publiques en s'assurant qu'elles sont conformes au droit.

C'est dans cette perspective que le juge administratif s'est historiquement construit et qu'il a progressivement acquis sa légitimité. Sa mission première, je dirais même sa raison d'être depuis toujours, est de garantir que l'administration agit conformément à la loi. Il est en ce sens un serviteur de la loi, et c'est ainsi en tout cas qu'il se perçoit et conçoit son office.

Il serait bien sûr fastidieux de revenir sur l'histoire de la jurisprudence administrative et je me bornerai à schématiser les voies qu'elle a empruntées pour affermir peu à peu le contrôle que le juge exerce à cette fin.

On a tout d'abord assisté à un élargissement des actes susceptibles d'être soumis à son contrôle, l'idée étant que l'administration ne doit pas disposer de franchises lui permettant d'agir arbitrairement au détriment des droits des citoyens. C'est le sens de la contraction continue de la catégorie des mesures d'ordre intérieur et, plus récemment, d'un contrôle des actes de droit souple, compte tenu de l'importance prise par cette forme de droit dans l'action publique.

On peut observer par ailleurs un approfondissement du contrôle juridictionnel des actes administratifs. Les moyens invocables par les justiciables leur permettent de soumettre au contrôle du juge l'ensemble des aspects de la légalité des actes administratifs. Le contrôle de l'erreur d'appréciation, qui a pour corollaire en contentieux de la responsabilité le régime de la faute simple, s'est très largement généralisé.

Ce mouvement général a constitué ce que Jean Romieu avait pu appeler en son temps le « miracle » de la soumission de l'administration à la loi. Ce miracle est aujourd'hui devenu un standard partagé par l'ensemble des grandes démocraties, et je crois que nous ne pouvons que nous en réjouir.

Cela étant, la notion de légalité a assurément revêtu une dimension nouvelle à compter du moment où elle n'a plus seulement compris la loi au sens strict, au sens formel du terme, mais également le bloc de constitutionnalité, ainsi que le droit international, en particulier celui qui est issu de l'Union européenne et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

L'incorporation du droit européen dans notre ordre interne découle avant tout des articles 55 et 88-1 de la Constitution, c'est-à-dire de la volonté du constituant. S'agissant plus spécifiquement du droit de l'Union, il apparaît que telle qu'elle a été pensée, l'Union européenne ne peut exister ni fonctionner sans que les États membres ne s'engagent à respecter les traités et le droit dérivé, à l'élaboration desquels ils contribuent très directement à travers le Conseil de l'Union.

Le juge administratif est, dans ce cadre, le garant tout à la fois de cette incorporation et de la bonne articulation du droit international avec le droit interne. Il exerce logiquement un contrôle de compatibilité des règlements et de la loi avec les normes internationales que la France s'est engagée à respecter.

Dans l'ensemble, le développement du contrôle juridictionnel a puissamment contribué à celui de l'État de droit, dans lequel le juge est là, non pas pour se prononcer sur les choix politiques des pouvoirs publics démocratiquement investis, mais pour s'assurer qu'ils agissent conformément au droit pour la mise en oeuvre de leur action.

Le droit est un élément fondamental de la confiance que nos concitoyens accordent aux institutions, aux pouvoirs publics, à l'administration, bref à tous ceux qui incarnent l'intérêt général. Le juge est ainsi essentiel pour nourrir cette confiance qui est le ciment de notre vie en collectivité. Dans cette perspective, je souscris tout à fait à ce que disait à cet égard Robert Badinter : « il y a tout à craindre d'un gouvernement des juges, mais il y a beaucoup plus à craindre d'un gouvernement sans juge. »

J'en viens maintenant à l'office du juge administratif.

Premier point, le juge administratif n'a pas seulement bâti sa légitimité en soumettant l'administration au droit ; il l'a également fait en se fixant comme ligne rouge de ne jamais se substituer à l'autorité politique dans l'exercice de ses missions ; il l'a fait encore en faisant la preuve, décision après décision, de sa capacité à concilier les intérêts particuliers et l'intérêt général. Il a d'ailleurs souvent été critiqué par ceux qui estiment qu'il accorde trop de place aux intérêts publics et à la nécessité de protéger l'efficacité de l'action administrative.

Mais c'est là toute la spécificité de son office et ce qui justifie depuis plus de deux siècles l'existence en France d'un ordre de juridiction spécialisé, dont l'indépendance a été pleinement reconnue par la loi du 24 mai 1872. Cet ordre de juridiction s'est épanoui à proximité de l'administration, que ses membres connaissent intimement grâce à leur formation, aux mobilités qu'ils y effectuent au cours de leur carrière, et aussi, je tiens à le souligner, grâce à l'articulation des fonctions consultatives et des fonctions contentieuses au sein du Conseil d'État.

Cette attention portée aux réalités de l'action publique, aux contraintes, aux enjeux auxquels font face les responsables publics, est d'ailleurs au coeur de la culture de la juridiction administrative et a vocation à le rester. Elle est omniprésente dans la jurisprudence du Conseil d'État. Je pense par exemple au traitement juridictionnel des vices de forme et de procédure qui n'entraînent l'annulation d'un acte que s'ils sont susceptibles d'avoir exercé une influence sur son sens. Je pense à la jurisprudence Danthony de 2011 ou à la jurisprudence Association AC !, qui permet de différer les effets d'une annulation rétroactive lorsque celle-ci entraîne des conséquences manifestement excessives pour l'intérêt général.

Est également parlante la manière dont le juge administratif a tenu compte des impératifs de l'ordre public et de l'ordre public sanitaire pendant les états d'urgence, qu'il s'agisse de l'état d'urgence antiterroriste ou de l'état d'urgence sanitaire. Il serait possible de citer beaucoup d'autres exemples.

Deuxième élément de réflexion, le juge administratif a toujours été conscient de la déférence qu'il doit à la loi.

Je veux évoquer la mission consultative du Conseil d'État : lorsqu'elles conseillent le Gouvernement, et le cas échéant le Parlement, les sections et l'assemblée générale sont particulièrement soucieuses de faire respecter l'article 34 de la Constitution et de protéger le domaine de la loi. De la même manière, elles veillent très scrupuleusement à ce que le Gouvernement, lorsqu'il légifère par le biais des ordonnances de l'article 38 de la Constitution, ne méconnaisse pas le champ de la loi d'habilitation. Séance après séance, la préservation du domaine du Parlement est, en d'autres termes, une préoccupation constante du Conseil d'État.

Cette déférence détermine, par ailleurs, les méthodes d'interprétation du juge dont la règle d'or est toujours de donner, autant que faire se peut, sa pleine portée à la volonté du législateur. Lorsque le texte est clair, comme le disait en son temps le président Raymond Odent, le juge « ne se livre à aucune fantaisie interprétative » ; lorsqu'il l'est moins, il fait tout pour déceler ce qu'a voulu dire son auteur, c'est-à-dire le législateur. Une jurisprudence constante prévoit que dans un tel cas, c'est dans les travaux parlementaires, les exposés des motifs, les rapports, les débats en séance que doit se plonger le juge pour y déceler, identifier et analyser l'intention du législateur. L'obscurité d'un texte n'est ainsi naturellement pas une autorisation à l'interpréter librement, mais une invitation à tout faire pour déterminer le sens qu'ont voulu lui donner ses auteurs.

C'est au coeur de l'éthique du juge administratif, dont l'idée directrice est qu'il doit être le ministre fidèle de la loi et qu'il ne saurait en méconnaître la lettre au nom de considérations d'équité.

L'arrêt du Conseil d'État, Commune de Grande-Synthe (Nord), qui a fait l'objet de nombreux commentaires, certains reprochant au Conseil d'État d'en avoir trop fait, d'autres pas assez, doit être lu à cette aune. La France a souscrit aux objectifs de l'accord de Paris dont le Parlement a autorisé la ratification. Elle a contribué à la rédaction des règlements européens qui ont transcrit ces objectifs dans des règles impératives ; le Parlement a ensuite traduit cet objectif dans la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat, qui a complété l'article L. 100-4 du code de l'énergie en indiquant expressément, selon les termes du rapporteur du projet de loi pour le Sénat et auteur de l'amendement dont sont issues ces dispositions, qu'il souhaitait « sécuriser la notion de neutralité carbone, afin de mettre concrètement en oeuvre en droit interne l'accord de Paris ».

Dans son arrêt Commune de Grande-Synthe, le Conseil d'État a veillé à interpréter strictement la loi, dans le respect de l'intention de ses auteurs. Sa décision est en cela très classique : elle ne repose pas, comme ce fut le cas aux Pays-Bas ou en Allemagne, sur les droits fondamentaux exprimés dans des dispositions très générales comme le droit à la vie.

Lorsque la compatibilité d'une loi avec une norme internationale est questionnée devant lui, la tâche du juge est de rechercher les moyens de les concilier sans trahir la volonté du législateur, dont on présume qu'il n'a pas voulu méconnaître les engagements internationaux de la France. En d'autres termes, le juge essaie toujours de ne pas écarter l'application de la loi, et je peux vous assurer que lorsqu'il le fait, c'est-à-dire rarement, c'est toujours parce qu'il n'existe pas d'autres solutions.

Ma troisième remarque concerne le rôle que joue le juge dans les relations entre les ordres juridiques interne et européen, question également très sensible. Le juge administratif est tout à la fois le garant de la Constitution et de l'ordre juridique interne qui en découle, et le juge de droit commun des droits de l'Union et de la Convention européenne des droits de l'homme. Ce double office est l'expression de la spécificité de la construction européenne, ainsi que du système moniste qu'a choisi la France en 1958.

Cela étant, le Conseil d'État, comme la Cour de cassation d'ailleurs, a toujours considéré que sa norme suprême était évidemment la Constitution. Il l'a très explicitement affirmé dans son arrêt Sarran et Levacher de 1998, et n'a jamais varié à ce sujet. Si lorsque c'est absolument nécessaire, il s'autorise à écarter l'application d'une loi, il ne fait jamais primer aucune norme internationale sur nos règles constitutionnelles. C'est le sens des décisions French data network et autres d'avril 2021 et Bouillon de décembre 2021, qui précisent que le juge ne doit pas appliquer le droit européen lorsque cela reviendrait à priver d'effectivité une exigence constitutionnelle. Il s'agit toutefois d'une contre-limite ultime qu'il ne convient d'activer que lorsqu'aucune conciliation n'est plus possible entre les ordres interne et européen, car si le droit de l'Union ne peut pas tout, il est tout aussi certain que le violer ouvertement ou l'appliquer seulement à la carte ne serait pas non plus une option raisonnable, d'autant que des moyens politiques sont à la disposition de la France si elle ne souhaite pas se lier par tel ou tel texte.

Il est à cet égard frappant d'observer que dans les deux affaires que je viens de citer, qui portaient respectivement sur la conservation des données de connexion et le temps de travail des militaires, les ferments de la discorde se trouvaient dans des textes, dont les termes validés en leur temps par les autorités ne paraissaient plus correspondre aux nécessités mises en avant par les pouvoirs publics. En d'autres termes, le meilleur moyen d'éviter les frictions et a fortiori des condamnations de la Cour de justice de l'Union européenne, est bien de prendre en compte les conséquences des textes européens, évidemment à l'occasion de leurs négociations, et de les renégocier s'ils ont perdu de leur pertinence.

Le quatrième et dernier point que je souhaite aborder a trait aux référés. Les procédures issues de la loi du 30 juin 2000 constituent une avancée fondamentale pour l'État de droit et la défense des droits et libertés de nos concitoyens. On doit reconnaître à quel point, pendant la crise sanitaire, le fait qu'un juge indépendant et impartial ait été là, à l'écoute des citoyens, pour répondre en urgence à leurs craintes et à leurs frustrations, souvent très légitimes, a permis d'apaiser les tensions et de favoriser, me semble-t-il, l'acceptation de la gestion de la crise. Il paraît aujourd'hui impensable qu'une démocratie mature ne dispose pas de référés administratifs ouvrant une voie de recours effective et rapide contre les atteintes les plus graves aux libertés fondamentales.

Pour autant, le Conseil d'État retient là encore une conception rigoureuse de son office de juge des référés, qui correspond à l'esprit de la loi qui lui a confié ses pouvoirs. Il se montre ainsi très exigeant sur la condition d'urgence requise en référé-suspension, et même d'urgence évidemment renforcée en matière de référé-liberté. Je note par ailleurs qu'il ne tient pas seulement compte de l'urgence qu'il peut y avoir à suspendre une décision, mais aussi de l'urgence qu'il peut y avoir à l'exécuter dans l'intérêt général. Ce critère de l'urgence explique aussi que le juge du référé-liberté ne s'autorise qu'à prononcer des injonctions qui permettent de résoudre à très bref délai les problèmes auxquels il est confronté. Il refuse ainsi constamment d'ordonner en référé des mesures d'ordre structurel, comme des travaux lourds dans une prison.

Le juge des référés estime n'avoir ni les moyens ni la légitimité pour définir des mesures qui, parce qu'elles supposent d'arbitrer entre des priorités, et qu'elles procèdent nécessairement de choix de politiques publiques qui engagent d'autres acteurs et d'autres enjeux que la situation individuelle et ponctuelle dont, par définition, il est saisi, appellent des délibérations organisées dans des instances démocratiques et dotées par les lois et règlements des compétences nécessaires. Tel n'est pas l'office du juge.

Le juge du référé-liberté tient par ailleurs toujours compte des moyens dont dispose effectivement l'administration au moment où il statue. Il est un juge réaliste, un juge des solutions ; il prend garde à ne pas ignorer les situations concrètes qu'il a à connaître et qui lui sont présentées par les parties. Cette prise en compte des moyens dont dispose l'administration a été constante pendant la crise sanitaire, dont la gestion, dans les premiers temps, s'est apparentée dans certains cas à une gestion de la pénurie. Je termine en rappelant que le juge des référés, parce qu'il statue en principe seul et dans l'urgence, ne s'autorise jamais à modifier la jurisprudence.

En résumé, la réflexion sur la place qu'il occupe dans les institutions, l'attention qu'il accorde au bon fonctionnement de la séparation des pouvoirs, le souci de ne pas empiéter sur les domaines de compétence des pouvoirs législatif et exécutif sont des préoccupations constantes du juge administratif. Elles sont ancrées dans son éthique, sa déontologie, et ne sont nullement liées à l'augmentation du contentieux à laquelle la juridiction administrative doit faire face depuis maintenant plusieurs décennies.

Nul n'ignore en effet que la demande de justice n'a jamais été aussi forte. Pour ne citer qu'un chiffre, le nombre de recours enregistrés devant les tribunaux administratifs est passé de 181 000 en 2013 à 241 000 en 2021. Il est probable que les réformes issues de la loi du 30 juin 2000 ou de la révision constitutionnelle de 2008 en instituant des procédures de référé administratif et, bien sûr, la question prioritaire de constitutionnalité ont contribué à cette évolution contentieuse, mais ce serait une erreur de penser qu'elle est proportionnelle à l'extension des pouvoirs du juge, car tout tend à démontrer que, même à droit constant, les justiciables se tournent de plus en plus vers la justice.

C'est pour nous un enjeu majeur de comprendre les ressorts de ce besoin exprimé par nos concitoyens et de l'anticiper, car il nous met au défi d'y répondre dans des délais raisonnables, sans remettre en cause ni la qualité juridique de nos décisions ni nos valeurs et les principes que je viens de mentionner devant vous. Ces principes ne sont pas et ne seront jamais des variables d'ajustement : ils fondent les pouvoirs dont dispose aujourd'hui le juge administratif, qui ne saurait s'en écarter sans fragiliser sa légitimité.

- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Merci beaucoup pour ce propos liminaire très complet. Je vous prie de m'excuser pour mon absence au début de cette réunion, due à une intervention en séance.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je vous remercie pour cette synthèse tout à fait remarquable et documentée.

Se dégagent de nos premières auditions des points de convergence autour de deux positions assez tranchées sur lesquelles j'aimerais que vous nous donniez votre sentiment.

D'une part, l'époque où notre pays était légicentré serait révolue. Autrement dit, la loi ne serait plus au sommet de la hiérarchie des normes et nous serions entrés dans un système dit « d'État de droit ».

D'autre part, la séparation des pouvoirs ne serait plus qu'une fiction : entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif en premier lieu, du fait de l'hyper-présidentialisation de notre régime politique ; entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire en second lieu, même si vous avez pris soin de nous livrer un certain nombre d'explications.

Que pensez-vous de ces affirmations ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - Je suis d'accord avec votre constat : la loi n'est plus au sommet de l'édifice normatif. Cela étant, si notre hiérarchie juridique s'est établie progressivement, cela résulte directement, me semble-t-il, de la Constitution de 1958 et du système qu'elle a mis en place.

En revanche, je ne partage pas votre analyse au sujet de la séparation des pouvoirs. Il me semble que chaque pouvoir exerce ses compétences, telles qu'elles sont définies par la Constitution ; du reste, les juridictions contribuent à garantir cette séparation à travers le respect du partage entre la loi et le règlement et entre les différentes institutions. Mon diagnostic sera donc moins sombre que celui qui semble ressortir de vos auditions.

M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux du Conseil d'État. - La vision selon laquelle la France est un État légicentré ne résulte pas de la conception que s'en faisait le juge administratif ou le juge judiciaire, mais de la fameuse théorie dite de la « loi-écran », c'est-à-dire qu'aucun juge ne pouvait écarter la loi en se prévalant de normes supérieures. Autrement dit, il y avait bien une Constitution, qui était au-dessus de la loi dans la hiérarchie normative, mais aucun juge ne vérifiait, dans le cadre de son office, si la loi méconnaissait telle ou telle disposition constitutionnelle. Il en allait de même pour les traités.

Dès lors que la Constitution de la Ve République comporte un article 55, qui place les traités dûment ratifiés au-dessus de la loi dans la hiérarchie des normes, et qu'il existe un Conseil constitutionnel chargé par le constituant de contrôler la constitutionnalité de la loi, cette théorie de la loi-écran, ou, plus exactement, cet écran s'est peu à peu estompé.

Doit-on le déplorer ? Du point de vue de l'effectivité du contrôle de la légalité de l'action de l'administration, il est parfaitement normal, dès lors qu'il existe une hiérarchie des normes, que nous soyons amenés, nous, le Conseil d'État, mais aussi le Conseil constitutionnel, à contrôler si une norme inférieure ne vient pas entrer en contradiction avec une norme supérieure.

En tout cas, je le répète, l'abandon de la « loi-écran » ne découle pas d'un choix du juge administratif ; c'est le produit d'une histoire constitutionnelle et de l'évolution des normes internationales, européennes notamment.

S'agissant de la question de la séparation des pouvoirs, le juge administratif se garde bien de passer de l'autre côté du miroir et de mélanger les genres. Le juge administratif n'est pas un administrateur : il est investi de la seule mission de contrôler la légalité de l'action de l'administration.

Je prendrai un exemple récent : au tout début de la pandémie, on a saisi le juge des référés du Conseil d'État, afin qu'il adresse une injonction à l'administration pour mettre sous contrôle public temporaire un certain nombre d'entreprises considérées comme essentielles à la vie du pays. Celui-ci a évidemment répondu aux requérants que le rôle du juge administratif n'était aucunement de faire ce type d'injonction à l'administration.

Je précise que le juge des référés, avant de prendre sa décision et d'envoyer une éventuelle injonction à l'administration, vérifie toujours ce que celle-ci a déjà fait pour atteindre les objectifs que le requérant lui demande de l'aider à atteindre, et les moyens dont elle dispose, si bien que, depuis que les procédures en référé existent, nous n'avons jamais été amenés à adresser des injonctions à l'administration qu'il lui serait impossible de respecter. Cela n'aurait aucun sens que le juge administratif aille au-delà de son rôle, qui est non seulement de faire respecter la légalité, mais aussi de rendre des décisions juridictionnelles efficaces et utiles, c'est-à-dire opérationnelles. Or enjoindre l'administration de faire l'impossible n'entre pas dans ce cadre.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Monsieur le vice-président, vous vous en doutez, notre objectif n'est absolument pas de poser un diagnostic sombre de la situation, mais d'essayer de faire des propositions pour améliorer l'État de droit.

Dans son rapport sur l'avenir de la Cour de cassation, la commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 » a reconnu qu'en produisant des normes juridiques, le juge jouait un certain rôle politique.

D'une certaine manière, ne serait-il pas plus simple et plus sain que le juge admette que, dans le cadre de son action, qui consiste à créer des normes, il exerce une forme d'action politique ? S'il l'admettait, il serait plus simple de fixer des limites à l'exercice et de définir la manière dont il doit s'autolimiter, en tenant compte de l'intégrité intellectuelle dont il doit faire preuve au quotidien. Partagez-vous ce point de vue ?

Sur la question de la lutte contre le changement climatique, comme vous l'avez indiqué, la Cour des Pays-Bas et la Cour de Karlsruhe ont adopté une position plus audacieuse, si je puis m'exprimer ainsi, que le Conseil d'État. À l'inverse, certains juges aux États-Unis ont considéré que le rôle du juge devait rester plus limité et que c'est à l'exécutif et au législatif de définir une politique qui repose sur l'appréciation d'un bilan coût-bénéfices.

Pour ce qui est de la France, je citerai moi aussi l'arrêt du Conseil d'État, Commune de Grande-Synthe, qui a beaucoup fait parler. L'exécutif a pu avoir le sentiment qu'on lui imposait le tempo de ses réformes, surtout que le texte législatif auquel le Conseil faisait référence était une loi de programmation. Se posait donc aussi la question de la valeur normative que l'on tire de ce type spécifique de loi.

Pour terminer, j'aimerais évoquer la faisabilité de l'action publique à l'issue des contrôles juridictionnels en matière d'immigration. Au risque d'être un peu caricatural, notre pays dépense 2 milliards d'euros pour garantir la conformité de son action juridique, mais ne dispose pas des moyens de protéger ses frontières.

Se pose dès lors la question de l'efficacité de notre action publique. Ne considérez-vous pas que la préservation de la norme et, donc, la capacité de notre système à produire des normes nuisent à notre capacité d'agir efficacement ? Ne pensez-vous pas que le citoyen peut se poser légitimement cette question ? À travers cette interrogation, c'est évidemment la question de l'affaiblissement du rôle du Parlement que je soulève.

Quelles solutions préconisez-vous pour améliorer la situation et parvenir à un meilleur dialogue entre le Parlement et les juges, entre la société civile et les juges, dans le respect, bien entendu, de l'indépendance des juges ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - Quand vous parlez de « rôle politique du juge », encore faut-il s'entendre sur le sens de l'adjectif « politique ».

Lorsque le juge règle une question qui n'est pas encore tranchée, il procède à une construction, une « création » jurisprudentielle qui devient une règle de fonctionnement de la vie en société. Je ne le nie pas. Mais, ce faisant, il essaye d'interpréter les normes applicables de la façon la plus rigoureuse possible, en respectant l'intention de leurs auteurs.

Étymologiquement, il joue sans aucun doute un rôle « politique ». En revanche, j'ai davantage de réticences à qualifier ainsi le rôle du juge dans le sens plus courant du terme.

Dans l'arrêt Commune de Grande-Synthe, le juge ne s'est pas appuyé seulement sur l'accord de Paris, mais aussi sur des dispositions législatives et réglementaires très précises. Le juge français est donc allé moins loin que certains de ses homologues européens dans la création jurisprudentielle, me semble-t-il.

Sur la question du droit des étrangers, le juge s'efforce également d'appliquer les règles en vigueur, en interprétant le plus fidèlement possible la volonté de leurs auteurs. S'il allait au-delà, pour des raisons de « politique générale », il sortirait de son office. Conformément au principe de séparation des pouvoirs, ce n'est pas au juge de modifier la règle, mais d'appliquer les textes tels qu'ils sont rédigés.

M. Christophe Chantepy. - Le juge, en interprétant la norme applicable, la rend bien souvent plus claire.

Lorsqu'une décision individuelle ou réglementaire de l'exécutif est contestée devant le juge administratif, c'est généralement qu'il existe une divergence d'interprétation de la norme supérieure, par exemple la loi, entre l'administration et le requérant.

En toute indépendance, nous procédons à l'analyse de la norme applicable, en nous rapportant aux débats parlementaires ou aux travaux préparatoires si jamais celle-ci comporte quelques points obscurs.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Sur l'assurance chômage, les règles étaient claires, me semble-t-il...

M. Christophe Chantepy. - Si vous le voulez bien, je reviendrai par la suite sur cette affaire.

Plus rarement, le juge est amené à procéder à de véritables constructions prétoriennes, généralement pour combler un vide juridique.

Il peut le faire pour assurer une plus grande sécurité juridique. Dans sa jurisprudence Danthony, le Conseil d'État a ainsi décidé de neutraliser les effets de certains vices de procédure véniels. Et dans sa jurisprudence Czabaj, il a jugé que les situations juridiques acquises ne pouvaient plus être remises en cause au-delà d'un délai d'un an, même si la décision attaquée n'avait pas été impeccablement notifiée.

Il peut aussi le faire pour colmater provisoirement une brèche juridique. En 2021, une société de télécoms estimait que le refus d'autorisation qui lui était opposé, fondé sur l'origine de certains équipements destinés au déploiement de la 5G, portait atteinte à ses intérêts économiques et était contraire au droit européen. De fait, certaines dispositions de la loi française ne collaient pas avec le droit européen. Mais plutôt que d'écarter la loi française, nous avons choisi d'appliquer dans ce cas le principe de responsabilité pour dommage grave et spécial. Le dispositif législatif a été préservé, tout en reconnaissant aux intéressés un droit à indemnisation.

En 2019, nous avions également relevé une contrariété entre le droit français et la directive Accueil de 2013. Nous n'avons pas prévu d'application différée dans le temps, car nous ne le faisons pas pour la mise en oeuvre du droit européen, sauf nécessité impérieuse, mais nous avons construit de façon prétorienne un dispositif permettant à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), dans certaines conditions, de suspendre les conditions matérielles d'accueil des demandeurs d'asile, dans l'attente d'une intervention du législateur, qui a eu lieu depuis.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Cependant, la multiplication de vos décisions ne vient-elle pas nécessairement renforcer le phénomène de création normative par le juge ?

Par ailleurs, une dichotomie n'est-elle pas inévitable entre la confrontation au réel du législateur lorsqu'il fait la loi et celle du juge quand il l'applique ? Il me semble que la décision relative à l'assurance chômage n'est pas sans lien avec cette problématique.

M. Didier-Roland Tabuteau. - Incontestablement, les interventions du juge sont plus fréquentes. L'évolution de la société fait qu'il est saisi plus souvent ; ses interventions sont également plus médiatisées. Par ailleurs, nos concitoyens s'emparent de plus en plus des procédures de référé, notamment depuis la crise sanitaire.

Nous avons donc légitimement la vision d'un juge de plus en plus présent, voire omniprésent. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il ait modifié son office pour intervenir davantage sur le fond. Je ne suis pas convaincu que les créations jurisprudentielles - en d'autres termes, ce que le juge apporte à la loi en cas de vide ou de contradictions - s'accroissent véritablement.

Le juge n'est pas responsable de la judiciarisation, et je ne voudrais pas que ce mouvement soit perçu comme une volonté de s'aventurer sur un terrain qui n'est pas le sien. La juridiction administrative a toujours eu à coeur de rester à sa place. Cela fait partie de son ADN.

M. Alain Richard. - Je souhaiterais que vous approfondissiez l'analyse de la solidité juridique de l'arrêt Commune de Grande-Synthe, esquissée tout à l'heure par M. Tabuteau.

Par ailleurs, quel point dur juridique justifiait le report de l'application du décret relatif à l'assurance chômage, en dehors de considérations de proportionnalité ?

M. Christophe Chantepy. - Le juge administratif est amené à contrôler différents éléments de la légalité d'une décision. Certaines illégalités peuvent sauter aux yeux, lorsque la décision est fondée sur des faits inexacts ou que son auteur a commis une erreur de droit grossière.

Mais le juge administratif contrôle également l'appréciation portée par l'administration sur une situation de fait au regard du droit, notamment dans le cadre du contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation.

Le juge opère quotidiennement ce type de contrôle lors de l'examen des recours en excès de pouvoir. C'est le cas par exemple lorsqu'il censure les dispositions d'un plan local d'urbanisme (PLU) en cas de discordance entre le rapport de présentation et sa partie réglementaire, et personne ne semble le contester.

C'est exactement le même raisonnement s'agissant du décret relatif à l'assurance chômage. L'ordonnance de référé du Conseil d'État du 22 juin 2021 est très longue, et certains points n'ont guère été relevés. Je pense en particulier au point n° 21, qui rappelle que, pour atteindre l'objectif d'intérêt général de stabilité de l'emploi, le pouvoir réglementaire dispose d'un large pouvoir d'appréciation des moyens qu'il entend mettre en oeuvre.

L'objectif affiché par le Gouvernement était toutefois de lutter contre la succession trop rapide de contrats courts et de privilégier le recours aux contrats à durée indéterminée (CDI). À la date choisie pour l'entrée en vigueur de la réforme, le 1er juillet 2020, la situation de l'emploi était encore incertaine, même si les prévisions commençaient à laisser entrevoir une embellie. De plus, les études économiques montraient que le frémissement de l'emploi se ferait surtout dans les secteurs qui avaient le plus recours aux contrats courts, à savoir la restauration, le tourisme ou l'hôtellerie. Dans ces conditions, il apparaissait difficile de justifier la mise en oeuvre, dès le 1er juillet, de la réduction des indemnités chômage dans l'objectif de lutter contre la « permittence ».

Trois mois après, lorsque le Gouvernement prenait un nouveau décret pour faire entrer en vigueur cette fois la réforme au 1er octobre, saisi par les mêmes requérants des mêmes moyens, le juge a estimé que, compte tenu de l'amélioration notable de la situation de l'emploi, il n'y avait plus de problème d'adéquation entre l'objectif fixé par le Gouvernement et la mesure qui consistait à moins bien indemniser les chômeurs ayant connu une carrière « hachée » pendant la période de référence.

Dans les deux cas, il s'agit bien d'un raisonnement en droit, fondé sur l'erreur manifeste d'appréciation.

M. Alain Richard. - Je suis tout de même assez préoccupé par la décision rendue par le tribunal administratif de Paris sur la dénommée « affaire du siècle ».

Au nom d'un respect vertueux de la loi, les juridictions administratives ne risquent-elles pas de devenir les gardiens zélés de dispositions législatives programmatiques ? Jusqu'où le juge pourrait-il prendre au mot de telles dispositions, que j'ai pour ma part toujours votées avec une certaine gêne ?

M. Christophe Chantepy. - Je ne veux pas insulter l'avenir jurisprudentiel du Conseil d'État, mais il n'est pas dans nos intentions à court terme de donner une portée normative à des dispositions programmatiques.

En l'espèce, nous avons trouvé bien plus que des dispositions programmatiques. Il n'y avait pas que l'article L. 100-4 du code de l'énergie, qui fixe l'objectif d'une diminution de 40 % des émissions de gaz à effet de serre à l'horizon de 2030. Il y avait aussi des articles du même code qui renvoyaient au pouvoir réglementaire le soin de définir la trajectoire pour atteindre cet objectif via les budgets carbone. Il était difficile pour le Conseil d'État de voir dans ces dispositions une simple déclaration d'intention.

M. Philippe Bas. - Le Conseil d'État mène-t-il une réflexion ces dernières années sur l'utilisation du code pénal à des fins de régulation de l'activité administrative ? Ce code est-il à vos yeux un instrument pertinent pour cela ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - L'incidence du droit pénal sur la prise de décision publique constitue indéniablement un sujet de réflexion. En la matière, le Conseil d'État n'est pas producteur de normes ; il ne peut qu'analyser les effets potentiels des normes applicables.

Deux études du Conseil d'État abordent déjà cette question, celle sur la prise en compte du risque dans l'action publique, publiée en 2018, et le rapport sur les états d'urgence, rendu public plus récemment. Mais il faut sans doute poursuivre la réflexion.

M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d'État. - L'étude de 2018 comportait déjà un certain nombre de recommandations.

Dans son rapport sur les états d'urgence, le Conseil d'État a observé, comme d'autres acteurs, que les comportements des décideurs publics pouvaient être surdéterminés par le souci d'éviter le risque pénal, ce qui pose évidemment problème.

C'est toutefois un sujet difficile à traiter : il ne s'agit pas de créer des immunités pour les décideurs publics, mais de faire en sorte que le cadre juridique ne devienne pas une paralysie pour l'action.

M. Alain Richard. - Ce risque juridique porte notamment sur les cadres dirigeants de l'administration. La protection fonctionnelle joue-t-elle vraiment son rôle aujourd'hui quand un fonctionnaire est poursuivi ?

M. Thierry-Xavier Girardot. - La protection fonctionnelle joue son rôle quand un agent public est poursuivi pour des faits qui ne relèvent pas d'une faute personnelle.

Mais, par définition, quand une action pénale est engagée contre un agent, c'est une condamnation personnelle qui est recherchée. La protection fonctionnelle ne met pas le décideur public à l'abri de poursuites, d'enquêtes et de procès qui sont en effet difficiles à supporter.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Au risque d'être caricatural, je dirais que les grandes figures de la démocratie sont aujourd'hui le Président de la République, le peuple et le juge.

Au regard du nombre de recours qui lui sont adressés, jamais le juge n'a été aussi populaire. Cette situation résulte bien évidemment de l'affaiblissement du pouvoir législatif. Dans la crise sanitaire, en dépit de nos efforts, nous n'avons pas obtenu les garanties que nous souhaitions, et la population s'est tournée naturellement vers le juge pour défendre ses libertés. On pourrait analyser cette tendance comme un élément plutôt positif pour l'État de droit, mais, en réalité, la crise de la démocratie représentative ne profite à personne.

Dans ces conditions, un dialogue plus nourri entre les systèmes judiciaires et le Parlement me semblerait opportun, dans le respect des compétences de chacun. Pourriez-vous nous faire des propositions en ce sens ?

M. Didier-Roland Tabuteau. - Je vous rejoins pleinement sur ce point.

Je ne peux m'engager aujourd'hui sur des propositions précises au nom du Conseil d'État, mais je me porte garant de la volonté de dialogue et d'échange de l'institution. Des auditions comme celle d'aujourd'hui peuvent en constituer le cadre, mais aussi des colloques ou des réunions sur des thèmes donnés.

Certains sujets pourraient également faire l'objet d'une étude du Conseil d'État, qui répondrait ainsi collégialement aux sollicitations du Parlement, du Gouvernement et des différents acteurs institutionnels.

Soyez-en assurés, nous partageons vos préoccupations, car nous souhaitons que chacun reste à sa place. Nous voulons une absolue garantie d'indépendance, d'impartialité et de respect de la fonction du juge, mais pas plus.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie, messieurs, pour ce temps d'échange.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Bernard Stirn, président de section honoraire au Conseil d'État, membre de l'Institut

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Nous accueillons pour cette troisième audition M. Bernard Stirn, président de section honoraire au Conseil d'État.

Vous avez effectué l'essentiel de votre carrière au Palais-Royal, où vous avez notamment présidé la section du contentieux de 2006 à 2018, tout en assumant des fonctions d'enseignement, notamment à l'Institut d'études politiques de Paris, où vous dispensez des cours consacrés au droit public et aux libertés et droits fondamentaux.

Notre mission d'information s'intéresse à ce qui lui semble être la place grandissante prise par les juridictions, nationales et européennes, dans la production de la norme et la prise de décision publique, ainsi qu'à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie.

Nous réfléchissons aux nouveaux mécanismes de dialogue et de régulation qui pourraient éventuellement être mis en place pour surmonter les tensions ou les incompréhensions qui ont parfois pu voir le jour entre les juges et les politiques.

Nous sommes intéressés par votre expertise, à la fois en tant qu'ancien magistrat administratif et en tant qu'enseignant ayant consacré une partie de ses réflexions à la question des libertés publiques. Nous nous demandons en effet si le souci de toujours mieux garantir les droits fondamentaux ne peut avoir pour effet, dans certains cas, d'entraver la capacité du politique à agir efficacement au service de l'intérêt général.

M. Bernard Stirn, président de section honoraire au Conseil d'État, membre de l'Institut. - Le dialogue entre les juges et les parlementaires est toujours utile. Nos métiers sont assez parallèles, mais, sauf pour les sénateurs qui ont l'expérience professionnelle du Palais-Royal, la manière dont nous travaillons les uns et les autres n'est pas toujours parfaitement connue.

Les préoccupations de la mission d'information sont incontestablement au coeur d'interrogations importantes qui traversent tant le monde politique que les cours suprêmes. Les enjeux sont importants en termes d'équilibre des pouvoirs, mais aussi de droits fondamentaux et de libertés publiques.

Il s'agit de maintenir un juste équilibre entre les responsabilités des uns et des autres pour continuer à consolider notre État de droit, qui suppose que les autorités politiques exercent pleinement leurs responsabilités et que les juges puissent exercer leur office dans de bonnes conditions d'indépendance et d'efficacité.

Ces préoccupations de juste équilibre se sont renforcées aujourd'hui, car, de manière très progressive, mais bien réelle, la place du droit s'est renforcée dans nos sociétés, et chacun attend davantage du juge.

Notre droit est complexe, parfois proliférant. L'accumulation, l'excès, l'instabilité et la qualité parfois imparfaite des textes normatifs - en dépit des efforts du Sénat - sont un souci pour le Parlement comme pour le Gouvernement.

Cet appareil normatif foisonnant s'inscrit lui-même dorénavant dans un univers plus complexe de mondialisation du droit, spécialement en Europe, où le droit national se mêle au droit international général et au droit européen, qui se divise lui-même en deux branches, droit de l'Union européenne d'une part, droit de la Convention européenne des droits de l'homme d'autre part.

Cet ensemble juridique complexe, parfois difficile à saisir, laisse place à une part d'appréciation plus importante du juge. Parallèlement, on note, dans toutes les démocraties, une augmentation du nombre de litiges, devant tous les juges. L'attente des citoyens est forte, comme si tout problème devait trouver sa solution dans un prétoire.

Les juges sont plus nombreux - de nouvelles juridictions sont apparues, notamment les cours constitutionnelles - et ils ont été dotés par le législateur d'instruments destinés à renforcer l'efficacité de leurs interventions. C'est ainsi la loi qui a conféré au juge administratif un pouvoir d'injonction et d'astreinte, mais aussi qui a créé les procédures de référé. Et l'on attend bien entendu des juges qu'ils fassent usage de ces différents pouvoirs.

Dans ce contexte général, la juridiction administrative occupe une place qui lui est propre. Elle entretient avec le politique des rapports sans doute moins difficiles que le juge pénal, mais elle a désormais l'occasion d'apprécier régulièrement les décisions des autorités locales, du Gouvernement, et même du Parlement.

Cette dernière dimension est très récente. Jusqu'en 1945, la loi était absolument souveraine pour le juge administratif ; elle ne pouvait être soumise à aucun contrôle. Fin 1936, la question était posée une nouvelle fois au Conseil d'État. En novembre 1936, dans l'arrêt Arrighi, le Conseil d'État avait jugé que, en l'état actuel du droit public français, il n'était pas possible de contrôler la conformité des lois aux lois constitutionnelles de 1875.

En 1936, alors que Hitler est au pouvoir, on mesure l'importance de cette interrogation dans l'Europe de l'avant-guerre. Il est intéressant de relire les conclusions du commissaire du gouvernement, M. Roger Latournerie, qui commence par montrer toutes les raisons qui justifieraient que le Conseil d'État s'empare des principes constitutionnels pour vérifier que les lois les respectent, dans un monde où les libertés sont plus gravement en danger qu'aujourd'hui, avant de constater que l'équilibre du régime parlementaire ne le permettait pas.

On mesure le chemin qui a été parcouru après la guerre, d'abord avec l'introduction des principes généraux du droit par la jurisprudence, qui ne permettait pas d'écarter la loi, mais qui conduisait toutefois à l'interpréter avec beaucoup d'audace. Face à une loi prévoyant qu'une décision ne pourrait faire l'objet d'aucun recours administratif ni judiciaire, le Conseil d'État a jugé en 1950 que cela n'excluait pas le recours pour excès de pouvoir, car le législateur, dans sa grande sagesse, n'avait pu vouloir écarter le principe général du droit au recours pour excès de pouvoir.

Enfin, sont apparus les contrôles destinés à vérifier d'une part la conformité des lois aux traités internationaux, notamment au droit européen, d'autre part leur constitutionnalité, ce dernier contrôle étant réservé au Conseil constitutionnel, même s'il a été étendu aux juridictions judiciaires et administratives depuis l'apparition de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le filtrage des QPC par le Conseil d'État ou par la Cour de cassation associe pleinement le juge administratif, pour ce qui est du Conseil d'État, et le juge judiciaire, pour ce qui est de la Cour de cassation, à la vérification de la conformité des dispositions législatives aux droits et aux libertés garantis par la Constitution. Les évolutions ont donc été profondes.

Dans ce contexte, la juridiction administrative est désormais critiquée sous deux angles. Certains considèrent que le juge, qui connaît l'administration, qui la conseille, qui a le sens du service public et qui est attaché aux prérogatives de la puissance publique peut se montrer trop indulgent, trop complaisant ou trop attaché au besoin pour l'administration de disposer de fortes prérogatives dans l'intérêt général, critiques que l'on a souvent entendues pendant la crise sanitaire. D'autres, à l'inverse, estiment que le juge tend à aller au-delà du contrôle de légalité en formulant des appréciations d'opportunité, en adressant par le biais du référé des injonctions très contraignantes aux administrations, en prenant position sur des questions de nature plus politique que juridique, qui excèdent donc son office normal.

Ces deux critiques contradictoires sont rassurantes dans la mesure où elles laissent à penser que la position prise par la juridiction administrative est relativement équilibrée. Il faut en effet une juste mesure entre un contrôle effectif de la légalité et le respect des choix qui relèvent des autorités politiques, aussi bien locales que nationales. La boussole de la juridiction administrative consiste à trouver la bonne orientation pour répondre à l'objectif de contrôler pleinement la légalité des actes administratifs, avec exigence, et dans des délais de jugement raccourcis. L'une des évolutions très positives de la juridiction administrative, ces dernières années, est d'avoir réduit très fortement les délais de jugement, malgré l'augmentation du contentieux. Il a fallu pour cela utiliser les procédures d'urgence et le succès du référé est allé au-delà de ce que l'on pouvait espérer en 2000.

Les périodes difficiles que nous venons de traverser, à savoir l'état d'urgence pour lutter contre le terrorisme, puis l'état d'urgence sanitaire ont démontré la capacité du juge administratif à garantir un équilibre entre l'état d'urgence et l'État de droit, en exerçant rapidement un véritable contrôle en référé. C'est indispensable dans ce type de circonstances. On peut citer en exemple les mesures d'assignation à résidence pendant l'état d'urgence pour lutter contre le terrorisme ou bien les 1 300 référés dont le Conseil d'État a été saisi au titre de la crise sanitaire.

L'autre objectif à tenir est qu'il faut respecter les choix qui relèvent des autorités politiques, le juge n'ayant pas à prendre leur place ni au niveau local ni au niveau national, car il ne lui revient pas de définir les politiques publiques. Leur cadre est tracé par des traités internationaux, par des directives européennes ou par la loi, dans le respect des principes constitutionnels. La jurisprudence a cette exigence de ne pas donner une sorte d'habillage juridique à des choix politiques qui relèvent des élus locaux pour les collectivités territoriales, ou des élus nationaux pour ce qui est du Gouvernement et du Parlement.

Les exemples sont nombreux, parmi lesquels on peut citer la question de l'environnement et le contentieux climatique en matière de lutte contre le réchauffement et de préservation de la qualité de l'air. La jurisprudence est venue rappeler, sans aller au-delà, que les normes supérieures doivent valoir en tant que telles, qu'elles figurent dans la Constitution, dans la Charte de l'environnement, dans les nombreuses directives européennes ou dans les traités internationaux, depuis les Conventions de Rio jusqu'à l'Accord de Paris. Ces règles ne sont pas des symboles, mais doivent être respectées comme de véritables règles, de sorte que le juge peut être conduit à constater que les autorités publiques n'ont pas accompli les efforts qu'elles prescrivaient. Il dispose alors du pouvoir d'injonction et du pouvoir d'astreinte pour agir. Je considère qu'il ne s'agit pas d'un empiètement sur le politique, dès lors que le juge ne fait que rappeler que les normes doivent être prises au sérieux. Ces normes n'ont pas été édictées par le juge, elles sont dans la Constitution, dans les traités du droit de l'Union européenne et dans la loi.

Le Conseil d'État peut intervenir lorsqu'il constate des écarts entre l'action publique et les normes supérieures pour indiquer aux pouvoirs publics qu'il y a une obligation juridique de respecter ces normes. C'est bien là l'office du juge et pas un empiètement sur le choix des décideurs publics.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Nous connaissons tous l'excellence de votre expertise juridique, car vous avez présidé pendant longtemps la section du contentieux. C'est davantage à l'universitaire et au membre de l'Institut que nous voudrions faire appel aujourd'hui, pour bénéficier de votre liberté intellectuelle dans l'analyse de ces sujets.

Comment établir le dialogue entre le Parlement et le pouvoir politique que représente le juge, en particulier le juge administratif ? Vous nous avez indiqué à très juste titre que, l'instauration des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, la rigueur du contrôle juridique ou le contrôle de proportionnalité avaient eu pour conséquence de créer une situation où la loi n'est plus notre référence juridique suprême. Nous sommes dans un État de droit qui surplombe la loi et qui obéit à des principes sur lesquels le juge a une assez grande liberté d'analyse.

En outre, à partir du moment où la loi a perdu son caractère de suprématie, celui qui la vote voit son rôle s'affaiblir. Mon propos n'est pas de faire un plaidoyer pro domo pour le Parlement. Cependant, dans un système hyperprésidentialisé et dans un contexte d'abaissement de la loi en tant que norme juridique, l'affaiblissement politique du Parlement est un sujet dont on ne peut nier l'importance. Le rôle des juges, ou des systèmes de juges qui se renvoient l'exercice des responsabilités, monte en puissance. Force est d'admettre, me semble-t-il, que le juge dispose désormais d'un pouvoir politique extrêmement important. Ne serait-il pas plus simple de le reconnaître, de manière à pouvoir trouver la manière d'instaurer un dialogue entre le Parlement et les juges ? Ne faudrait-il pas que les institutions soient plus sincères sur le fait qu'il existe plusieurs pouvoirs et que nous devons gérer leurs interactions ?

M. Bernard Stirn. - Malgré l'accroissement des contrôles sur la loi, la capacité à faire un choix, dans le respect de la Constitution, du droit de l'Union européenne et des traités internationaux, continue à relever du pouvoir politique.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Dans certains cas, la marge pour choisir est toute petite.

M. Bernard Stirn. - Vous êtes pessimiste. Il existe quand même des marges de choix tout à fait importantes sur certains sujets où le Parlement a complètement la main. Dans l'intérêt de la construction européenne, il est vrai qu'il faudrait sans doute évoluer vers un droit de l'Union européenne qui respecte davantage les marges d'appréciation nationales. Le phénomène est toutefois relativement récent, postérieur à la Seconde Guerre mondiale et il est général et pas uniquement français.

En dehors de la Cour suprême des États-Unis, avant 1945 et de la Cour constitutionnelle autrichienne, créée en 1920, aucun pays ne connaissait le contrôle de la loi. Désormais, selon des modalités comparables, même s'il subsiste en réalité quelques différences, toutes les grandes démocraties exercent un contrôle de constitutionnalité. En Europe, tout particulièrement, il existe en outre un consensus sur le fait que la norme internationale l'emporte sur la loi nationale.

Nous pourrions renforcer notre travail en commun sur un point, important pour le Parlement et auquel le Sénat tient tout spécialement, et qui porte sur la manière de faire de bonnes lois. Durant les trente dernières années, on a tiré la sonnette d'alarme, mais l'on constate toujours une certaine dégradation de la loi qui se manifeste dans la prolifération des textes et dans leur instabilité. Le Conseil d'État a publié son premier rapport sur le sujet dès 1990. Il a été suivi de plusieurs autres, à intervalles réguliers, et cette préoccupation a également été relayée dans les travaux parlementaires. Le Sénat a mis en place en janvier 2018 une mission « Bureau d'abrogation des lois anciennes et inutiles » (BALAI).

Durant ces dernières années, le travail en commun du Parlement et du Conseil d'État a progressé de manière importante, notamment depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a prévu la consultation du Conseil d'État sur des propositions de loi. Les parlementaires, députés ou sénateurs, auteurs des propositions de loi, utilisent de plus en plus cette possibilité et bénéficient ainsi du travail accompli par le Conseil d'État pour présenter des textes bien rédigés, qui respectent les normes supérieures et qui ne posent pas de problème au regard du droit européen, du droit international ou de la Constitution.

Cela fait trente ans que nous constatons la dégradation de la qualité de la norme législative et réglementaire et peu de progrès ont été réalisés. La codification et les efforts d'abrogation des lois inutiles constituent des réussites mitigées. Quant aux études d'impact, il reste des marges de progrès très importantes à réaliser. Toutefois, il n'y a pas de fatalité et nous ne sommes pas condamnés à avoir un système normatif dégradé, même s'il est vrai que Montaigne constatait déjà que « la France a plus de lois que tout le reste du monde ensemble » et que Montesquieu rappelait en son temps que « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ». Le sujet existe depuis très longtemps dans la philosophie politique de notre pays.

Nous avons engagé des travaux en commun pour résoudre le problème, qu'il faudrait sans doute étendre à une échelle plus importante pour continuer d'assainir le stock des textes existants et pour mieux canaliser le flux de ceux qui arrivent. Tout cela contribuerait à mieux préparer la loi et je sais que nous partageons ces objectifs.

Il faut aussi renforcer la compréhension entre nos deux institutions, car si certaines mesures ont été écartées par le juge comme incompatibles avec la Convention européenne des droits de l'homme ou contraires au droit de l'Union européenne, elles ne sont pas si nombreuses. Vous savez bien, au Parlement, que la question du respect du droit de l'Union européenne et de la Convention européenne des droits de l'homme se pose pour tout projet de loi et proposition de loi. Les précautions prises sont importantes et, qu'il s'agisse du juge judiciaire ou du juge administratif, les censures de lois pour méconnaissance du droit international et du droit européen existent, même si c'est en nombre assez limité. Toutefois, il est désormais plus fréquent qu'une disposition législative soit censurée à l'issue d'une QPC plutôt que d'un contrôle de conventionnalité. Les chiffres sont sans commune mesure.

De manière générale, quand une loi peut être jugée incompatible avec la Convention européenne des droits de l'homme, mais qu'elle peut être compatible « ainsi interprétée », le juge fait l'effort d'une interprétation conforme. J'évoquais précédemment l'arrêt Dame Lamotte du 17 février 1950 qui consacre le droit au recours pour excès de pouvoir. La technique d'interprétation conforme aux principes généraux du droit reste très pratiquée, notamment au regard de la Convention européenne des droits de l'homme et même du droit de l'Union européenne.

Quant aux études d'impact, en toute franchise, elles ne fonctionnent pas. La situation s'est sans doute améliorée depuis 2008, mais elle reste peu satisfaisante. Les études d'impact sont produites en réalité a posteriori, pratiquement jamais a priori, alors qu'on en attend une évaluation des avantages et des inconvénients que pourrait avoir un texte avant de s'y engager plus avant. Le Conseil d'État travaille à améliorer cet outil. Le Conseil constitutionnel peut sans doute jouer un rôle en cela. Le Parlement peut également relever son niveau d'exigence. Quoi qu'il en soit, le sujet pourrait donner lieu à des travaux communs, car il s'agit de mettre fin à ce qui relève d'une mauvaise habitude plus que d'une volonté du Gouvernement de contourner l'obligation constitutionnelle de produire une étude d'impact.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Plus précisément, que peut faire le Parlement pour améliorer les études d'impact ? Même s'il constate que l'étude d'impact est insuffisante, cela n'empêchera pas le Gouvernement de poursuivre la mécanique qu'il a lancée. Le Conseil d'État peut, dans son avis consultatif, formuler des observations, sans que le Gouvernement juge bon d'arrêter le processus. Quant au Conseil constitutionnel, nous savons qu'il intervient peu sur ce sujet.

L'amélioration à laquelle vous aspirez suppose qu'il y ait un dialogue entre les juges et le Parlement, or celui-ci n'existe pas pour l'instant. Un universitaire que nous avons entendu constatait que le dialogue existait entre les juges et entre les systèmes judiciaires, mais pas avec le Parlement, la relation se limitant alors à un monologue des juges. Quelle forme pourrait prendre l'interactivité que vous évoquiez ? Nous savons, en effet, qu'une institution comme le Conseil d'État a une sensibilité assez forte sur un tel sujet.

La commission chargée du rapport sur la « Cour de cassation 2030 », où siégeaient plusieurs présidents de chambre, a fait des propositions telles que la tenue d'audiences interactives ouvertes sur quelques sujets à fort impact sociétal, ce qui pourrait conduire le Parlement à intervenir en tant qu'amicus curiae.

Une autre proposition porte sur la mise en place « d'ateliers de jurisprudence », qui pourraient conduire, une fois les décisions rendues, à procéder annuellement à l'analyse d'un certain nombre de décisions et à les partager avec le Parlement. Comment considérez-vous ce genre d'hypothèses ?

La commission va même jusqu'à envisager un conseil de juridiction de la Cour de cassation auquel les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat pourraient participer, ce qui engagerait une autre forme de dialogue avec le Parlement.

À l'heure actuelle, la situation est pour le moins étrange. Le Parlement a très rarement l'occasion de dialoguer avec les juges judiciaires, de sorte qu'une relation proche de la défiance se développe, surtout au niveau des juridictions de première instance ou d'appel. Les liens avec la Cour de cassation sont plus fluides, mais restent peu fréquents. Le Conseil d'État organise régulièrement des visites, mais celles-ci ne visent qu'à renforcer la connaissance de l'institution.

M. Bernard Stirn. - C'est un bon début.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quant au Conseil constitutionnel, les outils dont nous pouvons disposer, en particulier les contributions extérieures dites « portes étroites » n'ont guère été utilisés à ce jour. Quelles suggestions pourriez-vous nous faire pour améliorer le dialogue entre le Parlement, en tant que représentant du peuple, et nos institutions judiciaires ?

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Nous avons tous acquiescé lorsque vous avez mentionné la nécessité d'améliorer la qualité de la loi que nous votons, en évitant de multiplier les cas particuliers, qui généreront inévitablement des contentieux, tout en veillant à ce que les textes ne soient pas trop généralistes, ce qui donnerait prise à une trop grande marge d'interprétation.

Quel est le rôle de l'étude d'impact ? Elle devrait être un outil au service de celui qui fait la loi et qui doit la voter. Or, malgré le fait que nous exprimions unanimement sur toutes les travées la nécessité de la renforcer, rien ne se fait.

J'ai encore le souvenir du projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, texte dont on ne peut nier l'importance, mais pour lequel l'étude d'impact n'a été qu'un mauvais copier-coller de versions successives, de sorte que le nom des régions pouvait varier de page en page.

Le problème est-il lié à un manque de temps et au climat d'urgence qui caractérise désormais le travail législatif ? Ou bien le Gouvernement ne prend-il pas assez au sérieux les études d'impact ? Comment faire en sorte que le législateur soit mieux à même de circonstancier le projet de loi ou la proposition de loi sur lequel il travaille, pour éviter des « dérives » ultérieures qui ne sont pas de son fait ?

M. Bernard Stirn. - Il faut bien distinguer le consultatif et le contentieux, qui obéissent à des logiques différentes. Sur le consultatif, des pistes existent qu'il reste à creuser, car nous partageons les mêmes objectifs en matière d'amélioration de la qualité technique et juridique de la législation. Le champ des possibles reste assez large.

Le Parlement est déjà étroitement associé au travail de codification, puisque des députés et des sénateurs siègent à la commission supérieure de codification depuis qu'elle existe et ils y jouent un rôle très actif. On pourrait sans doute encore resserrer les liens de collaboration, en prévoyant par exemple que la Commission de codification viendra présenter son programme aux commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat, ce qui créera l'occasion d'un dialogue avec les parlementaires sur la nature des règles de codification. En travaillant ainsi en amont, on éviterait sans doute de surcharger l'ordre du jour des assemblées avec des projets de loi d'habilitation à prendre des ordonnances de codification.

Une autre piste de travail pourrait porter sur les études d'impact. Il n'y a pas de fatalité en la matière. L'idée d'avoir donné une portée constitutionnelle en 2008 à l'obligation de réaliser une étude d'impact est bonne, mais la pratique est loin d'être satisfaisante, de sorte qu'il faut l'améliorer. Le Conseil d'État avait émis l'idée, il y a deux ou trois ans, qu'il faudrait resserrer le champ d'application de l'obligation, pour éviter un processus purement formel, notamment sur des textes très urgents qui doivent inévitablement être préparés rapidement. Les études d'impact seraient obligatoires surtout pour les textes au sujet desquels on pourrait prendre le temps de la réflexion. Rien n'interdit de mettre en place un groupe de réflexion qui associe le Gouvernement, les deux assemblées et le Conseil d'État pour améliorer les études d'impact.

Le Sénat est en pointe en ce qui concerne la maîtrise du stock et du flux. Il est parfaitement possible d'envisager une réflexion commune sur des sujets de cette nature, en faisant appel par exemple aux présidents de section honoraires, qui disposent plus que leurs collègues du temps nécessaire pour engager un travail de ce type avec le Parlement.

Pour ce qui est du contentieux, il est très important que des contacts se nouent non seulement au niveau central, mais également au niveau local. Le Sénat, notamment, devrait être particulièrement attentif au contentieux des collectivités territoriales. Il faut veiller à ce que les élus territoriaux connaissent les juridictions de première instance et d'appel, nouent des liens avec les chefs de juridiction et soient bien conscients des difficultés rencontrées dans cette juridiction.

La position d'amicus curiae est très intéressante. Un exemple que je connais bien concerne l'affaire Vincent Lambert, soit le dossier le plus difficile que j'ai eu à suivre au cours de ma carrière et qui portait sur la fin de vie. Le Conseil d'État a utilisé la procédure d'amicus curiae en demandant conseil, avant de se prononcer sur cette affaire redoutablement difficile, à Jean Leonetti, qui a été à l'origine, lorsqu'il était député, de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Il a également pris l'avis de grandes institutions, comme l'Académie de médecine, le Conseil national de l'Ordre des médecins ou le Comité consultatif national d'éthique. Ces avis ont été très précieux dans la décision du Conseil d'État. Ils ont également été très importants dans celle qu'a prise ensuite la Cour européenne des droits de l'homme de statuer pour conforter la position du Conseil d'État. Son arrêt souligne en effet que le Conseil d'État s'est prononcé « après avis des autorités les plus compétentes ».

Ce type de dossier reste en nombre limité, il s'agit de quelques affaires par an. Dans le cas de l'affaire Vincent Lambert, il était très important que le principal auteur de la loi, vienne exposer la manière dont il envisageait l'application de son texte. Sa contribution a été remarquable et très précieuse. Je ne vois donc que des avantages à ce type de procédure, qui pourrait être davantage utilisée - c'est le sens du rapport de la Cour de cassation, que vous évoquiez - dans les affaires qui touchent, de manière inédite, aux droits fondamentaux, qu'il s'agisse de la fin de vie ou du sujet redoutable qu'est la procréation assistée. Il serait également souhaitable qu'elle existe aussi pour les sujets qui touchent à la régulation du numérique.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - On peut aussi considérer que cela vient accentuer la position de surplomb du juge par rapport au Parlement, qui doit faire face à un affaiblissement de son rôle institutionnel.

Que pourriez-vous proposer pour continuer à alimenter leur dialogue ?

L'une des difficultés de celui-ci tient au fait que, au regard de la jurisprudence du Conseil d'État, un parlementaire n'a pas d'intérêt à agir en annulation d'une disposition réglementaire. Cela ne vous paraît-il pas constituer une curiosité ? Pardonnez-moi si je suis un peu taquin...

M. Bernard Stirn. - Il est vrai que la jurisprudence du Conseil d'État ne reconnaît pas d'intérêt à agir contre les actes du Gouvernement du fait de la seule qualité de parlementaire. Ce qui explique cette jurisprudence, c'est le souci du juge de ne pas être entraîné sur le terrain politique. Il s'agit d'une forme de prudence du juge. Le rôle du juge n'est pas d'arbitrer les conflits politiques. Si le Parlement ou un parlementaire n'est pas satisfait des actes du Gouvernement, c'est une question politique, qui doit plutôt, me semble-t-il, être débattue lors des questions au Gouvernement ou par la mise en cause de la responsabilité de ce dernier.

Le combat politique est essentiel dans une démocratie, mais il doit être mené au Parlement ou devant l'opinion, lors des élections. Il ne doit pas être déplacé devant les juridictions. De manière très constante, depuis plus d'un siècle, le Conseil d'État a refusé d'ouvrir cette porte. Ce n'est pas du tout une indifférence à l'égard des parlementaires ou un manque de considération envers le Parlement. Au contraire, c'est le souci que chacun assume ses responsabilités.

Pour ma part, je reste assez attaché à cette idée, d'autant plus que le recours pour excès de pouvoir est tout de même très largement ouvert : les actes du Gouvernement ne sont pas à l'abri, car il est très facile, pour une association ou un citoyen quelconque, de se voir reconnaître un intérêt à agir. D'ailleurs, je me souviens que François Bayrou a pu agir en tant qu'actionnaire de sociétés d'autoroutes - on pourrait citer de nombreux autres exemples. La jurisprudence ne me semble donc pas constituer un frein dans l'accès aux juges. Je ne pense pas qu'une évolution contraire soit une piste très saine ; je vois vite les dangers qui pourraient en découler. Le juge serait amené à exercer un métier - arbitrer les conflits politiques - qui n'est pas le sien.

S'il existe un problème de légalité, il y a suffisamment de requérants ayant intérêt pour agir pour que le juge soit saisi sans aucune difficulté, le cas échéant à l'instigation de tel ou tel parlementaire.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Au sein des collectivités, une habitude veut qu'un combat politique qui n'a pu être gagné au sein d'un hémicycle soit transféré au tribunal - on constate ainsi une augmentation des recours lancés contre les budgets.

Que vous inspire ce recours de plus en plus régulier au tribunal de la part des groupes d'opposition des collectivités, pour des raisons de nature essentiellement politique ?

M. Bernard Stirn. - Vous avez tout à fait raison : au niveau local, des contentieux se développent. Au demeurant, c'est pour éviter des dérives de ce genre au niveau national que la qualité de parlementaire ne suffit pas à pouvoir attaquer un décret ou une ordonnance. En revanche, la qualité de membre d'un conseil régional, départemental ou municipal permet d'attaquer une délibération.

Dans la majorité des cas, il est fait de ce recours un usage raisonnable, mais on constate effectivement certaines dérives. Je trouve qu'il n'est tout de même pas très sain de déplacer le débat du conseil municipal au tribunal administratif. Les recours fondés sur de vrais problèmes de droit peuvent être tout à fait légitimes, mais on voit bien que, parfois, les débats sont plus politiques que juridiques.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Vous avez raison : le respect des droits de l'opposition est une chose ; le déplacement du débat politique en est une autre.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Cela me fait penser à la question du référé-liberté, dont les vertus nous ont beaucoup été vantées. Le référé-liberté a été conçu par le législateur pour défendre les libertés ; c'était une sorte d'évolution de la voie de fait. Force est cependant de constater que le Conseil d'État en fait une interprétation beaucoup plus large : il concerne désormais ce que l'on pourrait appeler les « droits-créances », le droit à obtenir quelque chose, à agir. Nous sommes là dans une lecture très extensive du référé-liberté. On peut comprendre que l'exécutif puisse se poser quelques questions à cet égard.

M. Bernard Stirn. - Le métier de juge des référés est l'une des activités qui m'a le plus passionné. J'avais suivi toutes les étapes de la réforme avec le président Labetoulle, qui en est véritablement l'auteur.

Au départ, il s'agissait essentiellement de mettre fin aux fausses voies de fait qui se développaient devant le juge judiciaire, parce que le juge administratif n'avait pas les moyens d'agir rapidement quand une liberté fondamentale était mise en cause.

Avant 2000, à toutes les séances du Tribunal des conflits montaient des affaires où un juge judiciaire s'était, à tort, reconnu compétent. C'était le seul instrument dont il disposait pour défendre les libertés. À l'époque, de nombreux tribunaux de grande instance faisaient une interprétation abusive de la notion de voie de fait, laquelle était ensuite censurée par le Tribunal des conflits, parce qu'il n'y avait pas de voie de droit adaptée. Au départ, la loi du 30 juin 2000 a vraiment été conçue pour remédier à cette situation et donner au juge administratif le pouvoir d'intervenir rapidement en cas d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

La procédure a connu un succès qui a dépassé les attentes d'origine, un peu comme la question prioritaire de constitutionnalité d'ailleurs. On n'avait pas du tout anticipé qu'il y aurait autant de saisines. Il faut dire que le droit se fait avec la vie... Alors que l'on pensait plutôt à de toutes petites affaires locales, comme un maire qui interdirait abusivement une réunion, il y a eu beaucoup d'affaires très médiatiques, avec, pratiquement au même moment, l'affaire Dieudonné, l'affaire Vincent Lambert, au début de 2014, et l'affaire du burkini, qui a enflammé le pays au mois d'août 2016, jusqu'à ce que le juge des référés du Conseil d'État se prononce.

Il est exact que la jurisprudence a témoigné d'une vision assez large de la notion de libertés fondamentales, que la loi n'a pas davantage précisée, mais une jurisprudence contraire aurait quand même pu être très critiquée. En effet, les libertés fondamentales, au-delà du droit de l'individu à ne pas être bridé, sont aussi des droits plus collectifs : droit d'asile, droit pour tout enfant de recevoir une éducation même s'il est handicapé, droit des détenus d'être traité de manière digne...

Je suis bien conscient que cela a donné au référé-liberté un champ tout à fait important, mais je pense vraiment qu'il ne faut pas le regretter, parce que, dans ce domaine, notre droit est même en pointe. Il y a peu de pays où l'on peut, en quelques jours, obtenir une décision d'une cour suprême telle que le Conseil d'État, juge de premier ressort ou d'appel du référé liberté. Au demeurant, le Conseil d'État a fait un usage modéré de ces procédures, mais a rappelé un certain nombre d'exigences.

Les expériences du référé-liberté dans l'état d'urgence terroriste et dans l'état d'urgence sanitaire ont été extrêmement intéressantes.

Vous semblez préoccupés par le fait de ne pas enfermer trop l'administration : je crois, au contraire, que cela aide l'administration, parce que cela lui permet d'y voir clair. Dans la quasi-totalité des cas, l'administration est de bonne foi et souhaite agir conformément au droit. Il est utile qu'une cour suprême, forte de son autorité, puisse très vite lui indiquer le droit, qu'elle puisse débattre avec un juge du référé d'une décision qui vient d'être prise, qui n'est donc pas encore consolidée et qu'il est encore temps de corriger.

Dans combien d'affaires ai-je pu, comme tous les juges des référés, observer avec plaisir l'administration évoluer en peu de temps, le dialogue devant le juge la conduisant à penser que sa position initiale, qu'elle avait prise de bonne foi, n'était pas bonne et qu'il fallait corriger le tir ? Comme j'ai eu l'occasion de l'expliquer devant les commissions des deux assemblées de l'époque sur l'état d'urgence, sur l'assignation à résidence, le contrôle a vraiment été bénéfique pour tout le monde, à commencer par le ministère de l'intérieur, qui y a plutôt vu un appui de la part du juge des référés.

Au moment de la crise sanitaire, j'ai vu avec une très grande satisfaction le Conseil d'État intervenir très rapidement pour censurer un nombre significatif de mesures qui allaient un peu trop loin en termes de proportionnalité.

Je pense que le référé-liberté est un véritable succès. Alors que notre droit a pu être critiqué sur certains aspects, soyons fiers que l'on trouve des améliorations qui fonctionnent. À cet égard, je trouve que, en matière de capacité à défendre effectivement les droits et les libertés fondamentales, le référé-liberté et l'usage qu'en fait la juridiction administrative placent la France en tête des grandes démocraties, pour un recours effectif qui n'est pas non plus étouffant. Je suis absolument convaincu que ce point de vue est partagé par l'administration.

Permettez-moi, à cet égard, de vous conter une anecdote : quand le Conseil d'État a rendu une ordonnance ordonnant de dératiser la prison des Baumettes en référé-liberté, j'ai reçu un coup de téléphone du directeur de l'administration pénitentiaire. Comme je m'attendais à une réaction courroucée, quelle n'a pas été ma surprise de l'entendre me remercier : l'ordonnance lui permettait de régler, tout de suite, le problème des rats aux Baumettes, alors qu'il était ralenti par l'application des règles de passation de marché - il faut du temps pour respecter les règles de mise en concurrence. L'administration s'est sentie aidée par le juge. C'était très satisfaisant.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - La contrainte qui protège pourrait mériter de longues discussions.

Je vous remercie de vous être rendu disponible. Je vous remercie pour nos échanges et pour les exemples très précis que vous nous avez apportés. Si vous disposez d'autres documents que vous jugez utile d'apporter à notre connaissance, n'hésitez pas à nous les transmettre.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 45.