Mercredi 18 janvier 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Institutions européennes - Audition de S. E. M. Håkan Åkesson, ambassadeur de Suède en France

M. Jean-François Rapin, président. - La Suède a pris le relais de la République tchèque et assume la présidence du Conseil de l'Union européenne depuis le 1er janvier. Il s'agit de la troisième présidence assurée par votre pays ; c'est aussi la dernière du trio de présidence qu'il forme sur dix-huit mois avec la République tchèque et la France.

Nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation pour présenter devant la commission des affaires européennes du Sénat les priorités de la présidence suédoise. Cette présidence débute dans un contexte de très grande incertitude : le conflit en Ukraine dure depuis bientôt un an et nul ne peut prédire son issue. Sur le front de l'économie, la crise énergétique et le rebond inflationniste ont assombri les perspectives, certains annoncent une récession profonde et durable. Mais plusieurs économistes viennent de revoir à la hausse leurs prévisions devant la résilience de l'économie européenne qui étonne par une demande toujours soutenue, un marché du travail encore tendu et une adaptation rapide en matière de gaz.Nous savons que votre présidence sera très attentive non seulement à assurer la sécurité en Europe, qui est un besoin fondamental, mais aussi à y conforter la croissance : la compétitivité est l'une de vos priorités, en même temps que les transitions écologique et énergétique. C'est pourquoi votre pays entend faire de la dimension durable un avantage concurrentiel. Il annonce vouloir encourager l'économie circulaire, ce qui nous semble prometteur. Nous sommes toutefois inquiets, ici au Sénat, de l'articulation entre la transition écologique prévue par le Green Deal et la croissance, notamment en matière agricole : plusieurs évaluations estiment que le verdissement de l'agriculture va entraîner un recul sensible de la production, de 5 à 20 %, ce qui met en péril l'autonomie alimentaire européenne, alors que la guerre en Ukraine en montre toute l'importance. La Suède entend-elle faire de la souveraineté alimentaire une priorité pour l'Union européenne ?

Nous relevons aussi l'ambition suédoise de faire de l'UE un leader en matière de commerce électronique et de technologies pour rester compétitive. C'est une ambition que nous partageons. À cet effet, nous soutenons la nécessité de revoir les règles européennes de concurrence, mais votre pays, très attaché à la libre concurrence, ne l'évoque pas : croyez-vous possible que l'Union européenne devienne un leader industriel sans modifier le cadre réglementaire actuel de la concurrence en Europe ?

Votre pays s'engage aussi à lutter contre les prix élevés de l'énergie et il fait de la réforme du marché de l'électricité une priorité : sur ce sujet, auquel la France est très attachée, quelles options la présidence suédoise envisage-t-elle ?

Enfin, la présidence suédoise entend mettre l'accent sur les valeurs démocratiques et l'État de droit. Elle soutient à ce titre une adhésion rapide de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme. C'est un sujet de préoccupation pour le Sénat car cela pose la question de la compétence de la Cour de justice de l'Union sur les violations de droits fondamentaux lors d'actions menées par l'Union au titre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) : cela soulève des difficultés à la fois juridiques et opérationnelles avec un double risque à la clef, celui d'un contournement des traités et celui d'une fragilisation de la PESC. La présidence suédoise est-elle sensibilisée à ces risques importants ?

Merci d'avance pour vos réponses, j'appelle mes collègues à la plus grande concision dans leurs questions, en raison de la courte durée de notre réunion..

Son Excellence M. Håkan Åkesson, ambassadeur de Suède en France. - Merci pour cette opportunité de présenter les priorités de la présidence suédoise. C'est en effet la troisième fois, depuis notre adhésion en 1995, que nous assurons la présidence tournante, en trio avec la France et la République tchèque. Je salue ces deux présidences, qui ont mobilisé l'Union européenne à un moment difficile pour apporter une réponse ferme et unie envers la Russie, en témoignant d'une solidarité infaillible à la population ukrainienne, tout en faisant progresser de nombreux dossiers communautaires.

Notre présidence sera impactée par l'Ukraine et l'agression russe - ainsi que la crise énergétique, la crise climatique et une situation économique assez compliquée.

La présidence suédoise sera gérée par un gouvernement qui est en place depuis le mois d'octobre. C'est un gouvernement de centre-droite, composé de trois partis politiques - le Parti des Modérés, le Parti des Démocrates-chrétiens et les Libéraux - dirigé par le leader du parti des Modérés, Ulf Kristersson.

Notre ambition sera d'être à l'écoute de tout le monde, d'être impartial et de trouver des compromis pour faire avancer les dossiers communautaires.

Une grande partie des propositions de la Commission est déjà présentée au Conseil. En conséquence, beaucoup d'actes législatifs sur la table - autour de 350 - sont en négociation au sein du Conseil ou en trilogue. Nous allons présider environ deux mille réunions à Bruxelles et organiser environ 150 réunions en Suède, y compris 12 réunions informelles ministérielles.

Le Gouvernement suédois s'est fixé quatre priorités pour sa présidence.

Notre première priorité, c'est la sécurité de l'Union. L'invasion russe en Ukraine a complètement changé la situation sécuritaire en Europe. Pour la présidence, il sera important de préserver l'unité face à l'agression russe.

L'Union doit continuer à faire pression sur la Russie, entre autres à travers des sanctions - et veiller à ce que celles-ci soient efficaces. La présidence va faire de son mieux pour que l'Union continue - ou plutôt augmente - le soutien politique, économique, humanitaire et militaire à l'Ukraine.

Il y a, tout d'abord, les besoins immédiats pour cet hiver - je salue la France pour l'organisation de la conférence de soutien à l'Ukraine, le 13 décembre dernier. Il faut, aussi, que l'Union prépare son soutien pour l'hiver prochain et commence à préparer la reconstruction de l'Ukraine. En parallèle, les États-membres doivent continuer à accueillir des réfugiés ukrainiens. La Suède a jusqu'ici reçu environ 48 000 réfugiés et nous avons apporté un soutien militaire, économique et humanitaire de 900 millions d'euros depuis le début de la guerre.

Pour ce qui est de la politique de sécurité et de défense commune, la présidence va oeuvrer pour que l'Union assume une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité et améliore sa capacité d'action, en étroite coopération avec ses partenaires.

L'agression russe a montré l'importance de coopérer davantage dans le domaine de la sécurité et de la défense. Une priorité sera de mettre en oeuvre la boussole stratégique. Notre présidence travaillera également à renforcer le lien transatlantique et la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN dans les domaines tels que la lutte contre les menaces hybrides et la cybersécurité.

Nous devons également renforcer nos propres défenses, nos propres armées. La Suède, comme vous le savez, est en train d'entrer dans l'OTAN et va atteindre l'objectif de dépenser pour sa défense 2 % du PIB, dès que possible et au plus tard en 2026. Je saisis cette occasion pour remercier la France, et notamment le Sénat, pour son soutien à l'adhésion de mon pays à l'OTAN.

La présidence suédoise veut aussi mettre l'accent sur les aspects internes de la sécurité de l'Union. La criminalité ne connaissant pas de frontières, il faut renforcer la coordination européenne concernant la lutte contre la criminalité, surtout contre le crime organisé. La présidence va aussi oeuvrer pour une meilleure surveillance des frontières extérieures de l'Union. Ce sera un sujet pour le Conseil européen de février.

Notre deuxième priorité, c'est de renforcer la résilience et la compétitivité de l'Europe. La compétitivité européenne a perdu du terrain, notamment par rapport aux États-Unis et à la Chine. Comment renforcer notre productivité, pour assurer une croissance économique à long terme ? D'abord, en approfondissant le marché intérieur - qui fête ses 30 ans cette année ; il faut continuer à conclure des accords de libre-échange pour augmenter nos échanges commerciaux, mais aussi pour renforcer notre rôle sur la scène internationale ; il faut parfois simplifier les règles - au niveau européen, mais aussi au niveau national ; enfin, il faut investir davantage dans la recherche et le développement - au moins 3 % de notre PIB, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui en Europe, les États-Unis et la Chine investissent beaucoup plus que nous dans ce domaine.

À cet effet, sur proposition de la Suède, le Conseil européen de décembre a demandé à la Commission de préparer une communication, avec des propositions sur la compétitivité à long terme, en vue du Conseil européen de mars. Il ne faut pas être naïf quand nous abordons ce sujet.

En même temps que nous prenons des mesures pour augmenter la compétitivité, il faut renforcer notre résilience dans les domaines qui sont stratégiques pour nous, par exemple les batteries électriques, l'hydrogène vert et les semi-conducteurs (et là, nous allons tout faire pour faire avancer le Chips Act ). Il faut diversifier nos chaînes d'approvisionnement. Il faut plus de stock de produits de première nécessité. Et il faut miser davantage sur l'extraction de certains minéraux - nous avons eu la bonne nouvelle, la semaine dernière, de la découverte dans le nord de la Suède du plus grand gisement de terres rares connu jusqu'ici en Europe. Ceci aura un impact très positif sur la transition verte, mais aussi sur la résilience et la sécurité européenne.

Pour résumer, nous avons besoin d'une Union qui reste ouverte sur le reste du monde, mais sans être naïfs. Il faut plus de résilience, mais sans recourir à une course aux subventions.

Face à la législation américaine de l'Inflation Reduction Act (IRA), nous attendons les propositions de la Commission ; elles seront prêtes dans quelques semaines - et elles figureront dans les discussions prévues au Conseil européen en février. Sur cette base, la présidence suédoise va oeuvrer aussi vite que possible - puisque le temps presse - pour trouver des mesures autour desquelles les États membres puissent se mettre d'accord.

Notre troisième priorité est le climat et la sécurité énergétique. La guerre a montré à l'Europe tout entière que les énergies renouvelables ainsi qu'un approvisionnement énergétique fiable sont cruciaux pour notre sécurité. La flambée des prix du gaz et de l'électricité ainsi que l'approvisionnement en énergie cet hiver et l'hiver prochain, figureront en tête des priorités au début de notre présidence. La proposition de la Commission visant à réformer le marché européen de l'électricité, attendue pour le début de cette année, sera aussi une priorité. Le gouvernement veillera à ce que l'Union continue à réduire rapidement sa dépendance à l'égard du gaz russe et d'autres sources d'énergie fossile. Pour y parvenir, nous avons besoin d'une électricité plus sûre et sans fossile, y compris - au moins dans le cas de la Suède et de la France - de l'énergie nucléaire, tout en respectant, bien sûr, le fait que chaque pays décide de son propre mix énergétique. Notre objectif est aussi de finaliser le paquet « Fit for 55 ». Nous allons continuer à mener des trilogues avec le Parlement européen sur les propositions de révision de la directive sur les énergies renouvelables (RED III) et de la directive sur l'efficacité énergétique (EED). Une priorité sera également le nouveau règlement relatif aux batteries et leurs déchets.

Le règlement concernant la restauration de la nature et de l'agriculture sera aussi à l'ordre du jour. Il ne faut pas oublier les forêts - elles représentent les neuf dixièmes du territoire suédois -, qui peuvent jouer un rôle important à la fois comme source d'énergie et comme base de produits durables, mais aussi comme puits de carbone et comme source pour la biodiversité.

Enfin, la quatrième priorité est la sauvegarde des valeurs fondamentales de l'Union.La coopération européenne est fondée sur le respect des valeurs fondamentales. La question de l'État de droit mérite une attention particulière et reste une des priorités de notre politique européenne en général. Notre présidence va donc oeuvrer pour que le dialogue sur l'État de droit continue afin de renforcer le respect de l'État de droit dans l'ensemble de l'UE.

Il faut également que l'UE continue à travailler sur les différents aspects techniques du nouveau Pacte migratoire avec le but de finaliser, comme prévu, le paquet sous la présidence espagnole - ou, au plus tard, au début de la présidence belge. À court terme, le renforcement de nos frontières externes doit être une priorité - ainsi que la coopération avec les pays d'origine, y compris sur le retour de migrants en situation irrégulière.

Le 3 janvier dernier, le Premier ministre suédois a choisi la France pour son premier déplacement dans le cadre de notre présidence. Cela témoigne de l'amitié entre nos deux pays : les deux leaders ont discuté des moyens de renforcer encore notre partenariat bilatéral et ils ont aussi, et surtout, pu revenir sur la coordination étroite entre nos présidences en vue des Conseils européens des mois à venir. Cela montre que la coopération étroite dans le trio France-République tchèque-Suède continue et se porte bien.

La semaine dernière, comme il est d'usage au début d'une présidence, le gouvernement suédois a reçu tout le Collège de la Commission européenne à Kiruna, une ville dans l'extrême nord de la Suède. Une fois à Stockholm, il faut encore 1 200 kilomètres pour arriver à Kiruna : le collège de la Commission ne s'était jamais rendu si loin de la capitale de l'UE... En même temps, les Suédois n'ont jamais été aussi proches de l'Europe : selon le dernier Eurobaromètre, ils ont une opinion plus favorable de l'Union que la moyenne en Europe.

Une présidence est une grande responsabilité et nous sommes très fiers de l'assurer pendant les six prochains mois.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ce propos et votre français parfait. Vos priorités sont en partie communes avec celles de la présidence française, nous vous aiderons à les faire avancer, en particulier l'action face au défi migratoire, qu'il faut traiter avant les prochaines élections parlementaires européennes, sous peine de cataclysme à l'échelle de notre continent.

M. André Reichardt. - Vous avez bien raison de mettre l'accent sur la compétitivité européenne, vous attendez comme nous les propositions de la Commission, le sujet est fondamental quand l'énergie devient si chère et que les États-Unis adoptent une législation comme l'IRA.

L'urgence va aussi à la question des migrations. La Commission a proposé un Pacte migratoire, mais cela n'avance pas alors qu'il faut progresser. Nous allons nous-mêmes examiner un texte en France, mais ce sera un cataplasme sur une jambe de bois tant que la question ne sera pas réglée à l'échelle du continent. Comment progresser, alors que la France puis la République tchèque n'y ont pas réussi ?

Enfin, il est indispensable que l'UE ait une position claire et forte face à l'Iran, pour condamner et sanctionner le massacre qui s'y déroule. Nous examinerons bientôt une proposition de résolution européenne sur le sujet, il faut prendre une position vigoureuse.

M. Jacques Fernique- Face à Washington qui subventionne son industrie, Paris et Berlin viennent de faire une proposition, transmise à la Commission, pour un protectionnisme vert européen. Or, votre Premier ministre s'est engagé pour le libre-échange, en soulignant que le protectionnisme n'était pas une voie à suivre : quelle sera votre politique industrielle et commerciale européenne face à l'IRA américain ?

M. Didier Marie- Alors que le gouvernement suédois a indiqué vouloir poursuivre le libre-échange et que plusieurs accords font l'objet de discussions, notamment avec l'Australie et le pays du Mercosur, ce qui provoque bien des tensions, particulièrement en France, quelle est la position de la présidence suédoise en la matière ?

Par ailleurs, le Conseil européen a décidé, le 15 décembre dernier, d'accélérer le processus d'élargissement aux pays des Balkans occidentaux : quelle est la position suédoise sur le sujet ?

M. André Gattolin. - Le groupe d'amitié France-Europe du nord, que j'ai l'honneur de présider, s'est déplacé en Suède en mai dernier. Nous avons vu à Kiruna qu'au-delà des ressources minières, il y a toute une capacité de retraiter en particulier du cuivre et des phosphates - on parle d'une capacité de retraitement de 20 % des phosphates européens, c'est considérable.

Un European Media Freedom Act est en cours de préparation et nous tenons à ce que cette réglementation ne rabaisse pas les standards de liberté des médias en Europe. La Commission et le Parlement européen veulent avancer avant la fin de la mandature mi 2024 : quelle est la position de la Suède sur le sujet ?

Mme Laurence Harribey. - Notre temps étant très limité, je renonce à mes questions, pour laisser Monsieur l'Ambassadeur répondre plus amplement aux questions de mes collègues.

Mme Colette Mélot. - La stratégie européenne pour la jeunesse fait l'objet d'évaluations : quel bilan faites-vous en particulier du programme Erasmus ?

Son Excellence M. Håkan Åkesson, ambassadeur de Suède en France. - Merci pour ces questions toutes très pertinentes. Vous savez que la Suède est favorable au marché plutôt qu'aux subventions, mais nous savons aussi qu'il faut prendre à court terme des mesures face à l'IRA, et des mesures pour renforcer la résilience européenne à long terme. Des produits fabriqués en Europe pourraient parfois coûter un peu plus cher que sur le marché mondial, mais l'Europe doit avoir sa propre industrie de batteries et de semi-conducteurs, par exemple, et nous construisons déjà de telles industries à l'échelle du continent. Cependant, en prenant ces décisions à court terme, il ne faut pas ignorer les conséquences qu'elles auront à long terme sur l'économie européenne c'est aussi notre rôle d'avancer dans ce sens et de trouver un consensus parmi les États membres.

Le gouvernement suédois estime nécessaire de trouver un accord sur le Pacte migratoire : nous allons faire avancer les discussions techniques en cours sur les différents textes. Cependant, il sera plus facile de renforcer les mécanismes de solidarité une fois que les frontières extérieures auront été consolidées. Nous allons en discuter en profondeur dès le Conseil européen de février prochain.

Le gouvernement suédois est très préoccupé de la situation en Iran, ce qui arrive est abominable et il faut continuer à faire pression sur l'Iran : ce sera à l'ordre du jour la semaine prochaine du prochain Conseil des ministres des affaires étrangères à Bruxelles - je crains même que ce sujet soit à l'ordre du jour de toutes les réunions des ministres des affaires étrangères pendant les six prochains mois.

La Suède souhaite poursuivre la négociation des accords de libre-échange, considérant que la richesse de l'UE est en grande partie fondée sur son ouverture et que les accords de libre-échange renforcent le rôle de l'Europe dans le monde. Les conditions de l'accord avec le Mercosur ont évolué avec le changement politique intervenu au Brésil, il faut en tenir compte. Nous savons aussi que les accords commerciaux sont un outil pour diversifier nos chaînes d'approvisionnement. En tout état de cause, c'est la Commission européenne qui est responsable de la négociation de ces accords : nous la soutiendrons dans cette tâche.

La liberté des médias fait intégralement partie de notre quatrième priorité, telle que je vous l'ai énoncée : la sauvegarde des valeurs fondamentales de l'UE. La présidence va donc tout faire pour que la liberté des médias soit garantie par l'European Media Freedom Act en cours de préparation.

Je ne connais pas le détail des actions envisagées par la présidence suédoise en direction de la jeunesse, mais je sais que nous considérons Erasmus comme très important, parce que ce programme crée des liens concrets entre les populations européennes, des liens humains, et renforce la compréhension des uns et des autres. La formation continue est aussi un sujet important : la Suède y travaille depuis longtemps, nous dialoguons en particulier avec la France - car nous avons des besoins importants et communs de formation continue, notamment pour la transition verte et pour le numérique.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci de vous être livré à cet exercice rapide, je propose que nous nous revoyions en milieu de présidence suédoise, pour examiner les progrès vers les objectifs que vous vous fixez aujourd'hui.

La réunion est close à 14 h 10.

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées, et de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale -

La réunion est ouverte à 16 h 40.

Justice et affaires intérieures - Enjeux juridiques en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) d'une adhésion de l'Union européenne (UE) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) - Communication

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes réunis cet après-midi pour évoquer les perspectives de dépôt d'une proposition de résolution européenne sur l'impact pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) que pourrait avoir l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme.

Il y a maintenant un peu plus de deux ans, nos collègues Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte avaient publié un rapport d'ensemble sur la relance des négociations d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme, qui recouvrent d'autres aspects que celui dont nous allons traiter aujourd'hui.

Nos collègues Gisèle Jourda et Dominique de Legge ont présenté une communication devant la commission des affaires européennes sur ce dossier le 20 octobre dernier à la suite d'un échange que nous avions eu avec le représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, Philippe Léglise-Costa.

À l'issue de leur communication, j'ai évoqué ce sujet sensible avec les présidents Buffet et Cambon et nous sommes convenus d'écrire à la Première ministre pour appeler son attention sur cette question qui ne peut être traitée au seul niveau technique.

La Première ministre nous a répondu par une lettre du 26 décembre dernier, dans laquelle elle nous invite, ainsi que nous l'avions évoqué dans notre courrier, à déposer une proposition de résolution européenne qui renforcerait la position du Gouvernement dans les négociations en cours, qui sont déjà très avancées.

La France, qui était et demeure favorable, dans son principe, à l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme, se retrouve très isolée, alors que la présidence suédoise souhaite conclure les négociations le plus rapidement possible et que se profile, mi-mai, un sommet des chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe à Reykjavik. Or, pour la plupart des États membres, un accord en vue de l'adhésion de l'Union à la Convention serait un « livrable » parfait et très symbolique. La pression est donc forte, même si la Première ministre tend à la minimiser dans son courrier.

Tant la lettre de saisine de la Première ministre que sa réponse vous ont été communiquées par mail ou via Déméter. Sans être trop long, je voudrais vous rappeler les principales conclusions de la communication de Gisèle Jourda et Dominique de Legge, qui ont suscité notre mobilisation.

Chacun des vingt-sept États membres de l'Union européenne est partie à la Convention européenne des droits de l'homme, condition nécessaire pour adhérer au Conseil de l'Europe. Ils se soumettent donc pour son interprétation à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, dont le siège est à Strasbourg.

En revanche, l'Union européenne en tant que telle n'a pas encore adhéré à cette Convention, alors que cette adhésion est expressément prévue par les traités. En effet, l'article 6, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne stipule, depuis le traité de Lisbonne, que « l'Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans les traités ».

Le protocole n° 8 annexé aux traités fixe des conditions à l'adhésion de l'Union européenne à la Convention. Son article 2 indique notamment que l'accord relatif à l'adhésion « doit garantir que l'adhésion de l'Union n'affecte ni les compétences de l'Union ni les attributions de ses institutions ».

S'agissant spécifiquement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), il ressort des articles 24 du traité sur l'Union européenne et 275 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne que la CJUE n'est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base, à deux exceptions près, notamment pour examiner les recours concernant les mesures restrictives adoptées par le Conseil à l'encontre de personnes physiques ou morales.

Une première séquence de négociations en vue de l'adhésion avait eu lieu en 2010-2011 et avait débouché, en avril 2013, sur un projet d'accord au Conseil. Néanmoins, la procédure prévoyait que ce projet d'accord devait être soumis pour avis à la Cour de justice de l'Union européenne. Dans son avis 2/13 rendu en assemblée plénière le 18 décembre 2014, celle-ci avait jugé que le projet d'accord d'adhésion n'était pas compatible avec le droit de l'Union européenne.

La CJUE rejetait en particulier la possibilité que la Cour européenne des droits de l'homme puisse connaître des actes relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune, alors qu'elle-même ne le pouvait pas en application des traités. Elle soulignait que la compétence pour effectuer un contrôle juridictionnel d'actes, d'actions ou d'omissions de l'Union, y compris au regard des droits fondamentaux, ne saurait être attribuée exclusivement à une juridiction internationale qui se situe en dehors du cadre institutionnel et juridictionnel de l'Union.

Cette décision s'est traduite par un arrêt du processus d'adhésion. Les négociations d'adhésion ont toutefois été relancées à compter du 7 octobre 2019, date à laquelle le Conseil a adopté des directives de négociation en vue de répondre aux différents problèmes recensés par la CJUE.

S'agissant de la PESC, ces directives privilégiaient en particulier la définition d'un mécanisme de réattribution de responsabilités. Concrètement, cela signifierait que des tribunaux nationaux, choisis en fonction de critères spécifiques, seraient amenés à se prononcer sur une éventuelle violation des droits de l'homme du fait de la mise en oeuvre d'actes relevant de la PESC. Cette solution devait permettre d'assurer le respect du principe de subsidiarité et l'épuisement de voies de recours internes avant que la Cour européenne des droits de l'homme soit saisie.

Ce mécanisme de réattribution de responsabilités a été au coeur des discussions du panier 4 relatif à la PESC, mais des blocages sont apparus, certains États membres faisant notamment valoir des difficultés d'ordre constitutionnel. D'autres mécanismes ont été examinés.

La Commission européenne a alors proposé une autre solution : adopter une déclaration intergouvernementale interprétative qui permettrait à la Cour de justice de l'Union européenne d'étendre sa compétence aux actes relevant de la PESC afin de vérifier une éventuelle violation des droits fondamentaux avant que la Cour européenne des droits de l'homme se prononce.

La présidence française du Conseil n'a pas endossé cette proposition. C'est bien la Commission qui l'a présentée. La présidence se devant d'être neutre, la France qui l'assumait était alors dans l'incapacité de faire valoir certaines critiques, comme elle peut désormais le faire, mais elle ne voulait pas donner l'impression de la soutenir non plus.

Le service juridique du Conseil a soutenu l'approche de la Commission. Il estime ainsi qu'au regard des circonstances spécifiques, une déclaration interprétative permettrait de réconcilier les dispositions contradictoires des traités, en établissant que ces derniers permettraient de conférer une compétence juridictionnelle à la CJUE en matière de PESC dans les cas limités d'actions introduites pour des violations de droits fondamentaux par l'Union européenne par des requérants ayant qualité à agir devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Cette proposition est désormais soutenue par la quasi-totalité des États membres. La France fait figure d'exception. Elle est la seule à s'être exprimée contre cette proposition lors du conseil Justice et affaires intérieures (JAI) du 9 décembre 2022. Certes, elle ne désespère pas, comme le relève la Première ministre, de faire évoluer les positions de certains États membres qui n'ont pas le même degré de coordination interministérielle que nous. Mais pour cela, le Gouvernement a aussi besoin d'un appui que le Sénat serait en mesure d'apporter.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Ce dossier nous paraît soulever des enjeux d'abord purement juridiques.

En premier lieu, il apparaît contestable de procéder à une extension des compétences de la CJUE, en allant frontalement à l'encontre de ce qui est prévu par les traités par le biais d'une simple déclaration intergouvernementale interprétative.

Même si les déclarations intergouvernementales interprétatives existent en droit international, la particularité de la construction européenne et la sensibilité des sujets en cause doivent conduire à une grande prudence. On assisterait en l'espèce à une forme de révision déguisée des traités, qui ne correspond pas à la procédure prévue par l'article 48 du traité sur l'Union européenne.

Peut-être certains considèrent-ils qu'une révision en bonne et due forme des traités, pourtant demandée par la Conférence sur l'avenir de l'Europe, serait impossible à atteindre. Il reste que ce serait créer un précédent dangereux, qui apparaît contraire à l'État de droit, alors que le traité de Lisbonne a été ratifié par les États membres et a, dans le cas français, donné lieu à une révision de la Constitution.

J'ajouterai, au surplus, que la voie proposée d'une déclaration interprétative n'était absolument pas mentionnée dans les directives de négociation concernant l'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme et qu'on peut donc considérer, en pur droit, qu'il n'appartenait pas à la Commission de la formuler.

En second lieu, il faut souligner que, dans une affaire concernant la mission PESC « Eulex Kosovo », le tribunal de l'Union européenne s'est déclaré incompétent au mois de novembre 2021, en se fondant justement sur l'absence d'une base juridique idoine dans les traités. Or la Commission s'est jointe à l'appel formé par les requérants devant la CJUE afin de renverser ce jugement d'incompétence.

Le fait de proposer une déclaration intergouvernementale interprétative en cours de procédure devant la Cour de justice de l'Union européenne pourrait laisser penser à une tentative de la Commission d'instrumentaliser le Conseil dans l'espoir d'obtenir un revirement de jurisprudence de la Cour. C'est une question qui mérite d'être considérée en tant que telle, alors que la prudence voudrait qu'on s'abstienne de prendre position dans ce domaine tant que la CJUE ne s'est pas prononcée dans cette affaire.

Là encore, la France s'est retrouvée isolée lors du Conseil JAI du 9 décembre : seule la Hongrie a soutenu sa position consistant à demander de ne pas adopter une telle déclaration en cours de procédure.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Je me réjouis de l'occasion qui est donnée cette après-midi à nos trois commissions d'échanger et de réfléchir en commun. Si le sujet qui nous occupe peut à première vue sembler technique, je pense qu'il s'agit là d'une illusion.

Les conditions d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme soulèvent au contraire des enjeux éminemment politiques, que cela soit pour la conduite de notre politique étrangère, pour notre position au sein de l'Union européenne ou pour la cohérence de notre système juridictionnel.

Sans revenir dans le détail sur les motifs qui nous conduisent à condamner par avance toute solution qui reviendrait à une modification déguisée des traités, j'aimerais insister sur deux points spécifiques que la commission des affaires étrangères et de la défense scrute avec une attention particulière.

En premier lieu, j'aimerais insister sur les conséquences concrètes que pourrait avoir une extension de la compétence de la Cour de Luxembourg à la politique étrangère et de sécurité commune.

Il y a environ un an et demi, la décision B.K. c/ Slovénie, rendue par la grande chambre de la Cour de justice de l'Union européenne le 15 juillet 2021, est venue nous rappeler combien la sécurité juridique de l'organisation de notre défense nationale est précieuse et doit être absolument préservée.

Bien que les enjeux soulevés par l'adhésion à la Convention européenne des droits de l'homme diffèrent de ceux soulevés par cette décision, je pense que cette décision récente est une illustration du caractère essentiel de l'architecture juridictionnelle de l'Union européenne, y compris pour notre politique extérieure.

Pour rappel, dans cette décision qualifiée de « déception » par la directrice des affaires juridiques du ministère des armées de l'époque et de « risque d'affaiblissement de la condition militaire » par le Haut Comité d'évaluation de la condition militaire, les juges de Luxembourg avaient estimé que les militaires ne sont pas, par principe, exclus du champ d'application de la directive relative au temps de travail du 4 novembre 2003. Cette décision était intervenue malgré le deuxième paragraphe de l'article 4 du traité sur l'Union européenne qui consacre la responsabilité exclusive des États membres en matière de sécurité nationale.

Si le Conseil d'État est venu préciser la portée de cette jurisprudence en écartant la requête d'un sous-officier de gendarmerie en décembre 2021, cette décision n'a pas dissipé tous les doutes sur le temps de travail de nos militaires. En effet, le Conseil d'État s'est borné à constater que le régime actuel respectait les dispositions de la directive, tout en admettant l'inclusion de la gendarmerie départementale dans le champ d'application de la directive.

L'extension de la compétence de la CJUE aurait également des conséquences concrètes sur le plan opérationnel. Cette extension de compétence pourrait être de nature à fragiliser la sécurité juridique des conditions d'engagements des forces dans les opérations de la PESC et de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC).

L'analyse de la Commission européenne, selon laquelle la Cour de justice de l'Union européenne a déjà développé une jurisprudence abondante relative à la PESC, notamment en matière de mesures restrictives, apparaît contestable. En effet, le contrôle de la CJUE porterait alors sur des actes de nature différente et au regard d'un texte de référence différent.

On peut également exprimer une inquiétude vis-à-vis d'une instrumentalisation potentielle de la procédure par des ONG ou des États tiers. On ne pourrait dans ce cas exclure un affaiblissement paradoxal des opérations menées au titre de la PESC ou de la PSDC, voire des stratégies de contournement qui pourraient prendre la forme d'accords intergouvernementaux ne relevant pas de la PESC.

Le deuxième point d'attention, en lien direct avec ce que je viens d'évoquer, tient au contrôle démocratique que le Parlement exerce sur les principaux traités négociés et signés par la France. C'est l'objet de l'article 53 de notre Constitution qui subordonne la ratification des principaux traités internationaux à l'adoption d'une loi autorisant cette ratification. Par la loi du 13 février 2008, le Parlement a autorisé la ratification du traité de Lisbonne par la France.

Parallèlement aux arguments juridiques qui justifient que nous nous opposions à toute opération assimilable à un détournement de procédure, j'insiste également sur le fait qu'une déclaration interprétative ayant pour objet de modifier la substance des traités courrait le risque de contourner le contrôle démocratique que le Parlement exerce légitimement sur l'action extérieure du Gouvernement.

Je me réjouis donc que l'occasion soit donnée aujourd'hui au Sénat et à travers lui à la représentation nationale d'affirmer son attachement au respect des traités, de la Constitution et du contrôle légitime que le Parlement exerce sur une matière qui est au premier chef politique.

Pour ces différentes raisons, et suivant l'encouragement de la Première ministre, il nous semblerait important d'adopter une résolution reprenant ces différentes considérations et affirmant avec force qu'une déclaration interprétative serait contraire aux traités et constituerait une violation des règles de l'État de droit.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Vous le voyez, ce dossier comporte des aspects juridiques comme opérationnels.

Nous avons eu des échanges avec le Gouvernement, notamment avec le secrétariat général des affaires européennes (SGAE), mais aussi avec l'Élysée : c'est un sujet qui inquiète au plus haut niveau de l'État et sur lequel la France se sent isolée.

C'est le Sénat qui avait soulevé ce problème et je crois que nous devons soutenir la position française. Notre objectif est de déposer dans les meilleurs délais une proposition de résolution européenne qui, transmise aux autorités compétentes, permettrait de formaliser ce soutien.

Plusieurs États membres exercent une forte pression pour que, conformément au traité, l'Union adhère à la Convention européenne des droits de l'homme, mais je crois qu'il est nécessaire de bien clarifier les choses au préalable.

M. André Gattolin. - Je rappelle que notre ancien collègue Denis Badré s'était vu confier en 2011 une mission à ce sujet et qu'il avait rendu un rapport particulièrement documenté.

Nous sommes face à un conflit de doctrine juridique : qui établit le droit de l'Union européenne ? Le Conseil de l'Europe dispose de plusieurs organes importants, dont la Cour européenne des droits de l'homme qui définit une jurisprudence dans un champ finalement réduit, à savoir les libertés fondamentales et l'État de droit. De son côté, le champ de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne est principalement de nature économique ; elle peut d'ailleurs infliger des sanctions financières, qui sont parfois lourdes.

J'ai travaillé sur la question des libertés académiques. En 2017, lorsque la Hongrie a adopté une législation restreignant les libertés en la matière, un double recours a été déposé : la CJUE a fondé sa décision sur la liberté d'entreprendre et la CEDH sur la liberté d'expression, ce qui me paraît d'ailleurs plus adapté en l'espèce. La volonté de recentrer les choses autour de la CJUE pourrait renforcer cette logique économique - la défense du marché unique - au détriment d'autres aspects.

Pour autant, je partage l'avis du Gouvernement et celui qui vient d'être exprimé par nos trois présidents de commission. Il n'est pas souhaitable d'élargir le champ juridictionnel de la CJUE sans un consentement démocratique.

M.  Dominique de Legge. - Je suis d'accord sur le fait que nous ne pouvons pas accepter une réécriture des traités sans consentement démocratique. C'est ce que nous indiquions dans notre communication d'octobre dernier.

J'ajoute que, par rapport au moment où le traité de Lisbonne a été signé et ratifié, le contexte a changé. Je pense évidemment à la guerre en Ukraine. Nous devons donc prendre le temps de la réflexion pour évaluer précisément les conséquences pratiques et opérationnelles d'une adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme.

Qui plus est, la France a une place, donc une voix, spécifique : nous sommes le seul pays de l'Union européenne qui dispose d'une armée capable de se projeter.

M. Philippe Bonnecarrère. - Ce sujet est d'apparence technique, mais il est profondément politique.

Je partage les préoccupations qui ont été exprimées et l'idée que les actes régaliens, en particulier en matière de politique étrangère et de défense, doivent être sanctuarisés. En ce qui concerne le statut des militaires ou la lutte contre le terrorisme, par exemple, je crois que la France a péché par insuffisance d'analyse en amont des projets de textes européens - je pense à la directive sur le temps de travail ou au règlement général sur la protection des données (RDPD).

Je crois que l'idée qu'il pourrait y avoir une approche différente sur les valeurs entre la CJUE et la CEDH est un non-sujet. En effet, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne fait explicitement référence aux droits qui résultent de la Convention européenne des droits de l'homme.

Par ailleurs, l'obligation d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme, telle qu'elle est prévue dans le traité, conduirait la CEDH à traiter de tous les sujets pouvant lui être soumis, sans exclusion ou réserve en ce qui concerne la PESC ou la PSDC. La CJUE avait déjà adressé un tir de barrage à ce sujet en 2014 et elle a renouvelé cette position en 2019 avec des arguments forts : il serait en effet paradoxal, d'une part, que la CJUE ne soit pas compétente en matière de PESC, alors que la CEDH le serait, d'autre part, que des actes et décisions de l'Union européenne, en particulier dans des domaines régaliens, soient soumis à des magistrats ressortissants de pays non membres de l'Union européenne, par exemple la Russie ou la Turquie.

La plupart des États membres ne nous suivent pas. En Europe, l'idée la plus répandue est que le contrôle de l'État de droit doit être confié à des tiers. De ce point de vue, la CEDH est tout indiquée. La proposition de résolution européenne (PPRE) envisagée est donc très bienvenue.

En fait, la Commission essaie de protéger la CJUE. En effet, la CEDH deviendrait compétente sur la PESC. En somme, la Commission pousse la CJUE à outrepasser son mandat pour éviter qu'une autre instance ne devienne compétente à sa place. Au fond, la question est de savoir quelle sera la juridiction faîtière. L'adhésion de l'Union européenne à la CEDH donnerait à cette instance un rôle faîtier, au-dessus de la CJUE, ce qui n'est pas convenable. Bref, si les autres États membres acceptent de ne pas remettre sur le tapis la question de l'adhésion à la CEDH, la Commission n'aura aucun motif d'organiser un contre-feu en donnant à la CJUE des pouvoirs supplémentaires.

M. Didier Marie. - Je ne suis pas spécialiste de la question, qui a été suivie par Gisèle Jourda, Dominique de Legge et Jean-Yves Leconte. Les 27 États membres adhèrent à la CEDH. Le traité de Lisbonne a entériné le fait que l'Union devait adhérer à la CEDH. Le processus a été lancé. Il s'est avéré qu'il pose quelques difficultés, majeures, pour la PESC. Mais l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH est tout de même un renforcement des droits fondamentaux des citoyens européens par rapport à toute décision que l'Union européenne pourrait prendre les concernant. C'est donc une avancée, et il ne faudrait pas que la PPRE donne le sentiment que nous souhaitons remettre cette adhésion en cause.

Comme l'ont bien dit les trois présidents, nous ne pouvons pas accepter une réforme déguisée des traités. Il existe des mécanismes et ils doivent être respectés. Si l'on commence, sur ce sujet, à réviser de façon détournée les traités, pourquoi ne pas le faire pour d'autres sujets ? Cela aboutirait à détricoter la totalité des dispositifs qui organisent notre vie collective.

Il faut trouver des solutions alternatives. Parmi celles-ci figurent la redéfinition des périmètres de compétence des deux cours, et la spécification de celles de la CJUE. Pourquoi ne pas imaginer une instance provisoire permettant de départager les responsabilités et, en cas de conflit, tranchant les différences d'appréciation ? Entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe, on doit pouvoir trouver une articulation qui satisfasse les intérêts des uns et des autres.

La PPRE devrait donc réaffirmer l'intérêt pour les Européens que l'Union adhère à la CEDH et proposer quelques solutions de ce type.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Sauf à revoir le traité de Lisbonne, rien ne conduira à remettre en cause l'objectif d'adhésion de l'Union à la CEDH. La France, du reste, a affirmé clairement sa volonté que cette adhésion se fasse. Nous pouvons le rappeler dans la PPRE, d'autant qu'on nous reproche parfois de ne plus avoir cette volonté.

M. Philippe Bonnecarrère. - Voilà plus de dix ans que nous sommes dans cette situation, et que nous utilisons l'opposition acharnée de la CJUE, qui bloque, à mon avis légitimement, les choses.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous devons néanmoins veiller à l'orthodoxie de la procédure, qui garantit le respect des engagements des uns et des autres et des règles communes. Sur le sujet de fond, seule la France est engagée dans les opérations. Notre devoir est aussi de protéger notre pays et les actions qu'il engage, celles-ci étant de toute façon soumises à un contrôle juridictionnel. Dans sa lettre, la Première ministre nous encourage à continuer. Cette PPRE constituera un soutien assez marqué à nos dirigeants pour faire prévaloir les intérêts de la France et de l'Europe.

M. Philippe Bonnecarrère. - La position réaffirmée par la Première ministre vise à éviter que les actes régaliens, notamment en matière de défense, ne soient soumis au contrôle de la CJUE. Mais si l'Union européenne adhère à la CEDH, celle-ci pourra assurer le contrôle de la PESC - sauf à réviser les traités, ce que vous avez raison de rejeter. Je vous invite donc à vous lancer dans un long combat pour organiser une inertie longue et puissante sur les deux terrains...

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Nous devons sauvegarder le contrôle parlementaire de ces politiques étrangères, au vu de l'importance des crédits qui leur sont consacrés et des conséquences qu'elles peuvent avoir sur la paix, la sécurité et la souveraineté de chaque État. On a suffisamment reproché aux instances européennes de se mêler de compétences qui semblaient relever plutôt des États : défendons nos prérogatives !

Curieusement, dans cette affaire, la Commission européenne interprète de la manière la plus extensive la possibilité d'aller à l'encontre des traités. Or elle n'a aucune légitimité démocratique pour faire cela. Tout se passe comme si l'on n'avait pas tiré les leçons du Brexit... Les États membres ne sont pas tous fanatiques du fédéralisme européen, et de nombreux partis militent pour que la dimension nationale soit sauvegardée au sein de l'Union européenne. Les Britanniques se plaignaient notamment des décisions de la CEDH, dont ils voulaient s'affranchir.

Une démarche forte, sous la forme d'une PPRE, est donc bienvenue. C'est un dispositif dont il ne faut d'ailleurs pas abuser.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Le texte sera d'abord soumis à la commission des affaires européennes, puis à la commission des affaires étrangères si nécessaire, avant de devenir, après adoption, résolution du Sénat. Nous voulons un texte porteur d'un message fort, en tous cas.

La réunion est close à 17 h 25.

Jeudi 19 janvier 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h05.

Politique commerciale - Actualités de la politique commerciale de l'Union européenne - Communication

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Avec Didier Marie, co-rapporteur sur ces sujets, nous avons souhaité vous présenter une communication pour faire un point d'étape sur la politique commerciale, qui a connu une actualité chargée fin 2022.

Plusieurs textes en cours de négociation ont donné lieu à des accords au Conseil ou en trilogue, tandis qu'un nouvel accord commercial avec le Chili a également été annoncé par la Commission européenne.

Pour vous présenter cette communication, nous avons auditionné trois personnes : M. Etienne Oudot de Dainville, délégué permanent de la France auprès de l'Organisation mondiale du commerce, Mme Claire Cheremetinski, ministre conseiller, cheffe du service économique, commercial et financier à la Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, et M. Denis Redonnet, directeur général adjoint de la direction générale (DG) Commerce de la Commission européenne, responsable du respect des règles du commerce - nous l'auditionnerons peut-être devant l'ensemble de la commission.

Notre communication s'articulera autour de quatre grands axes : les accords commerciaux bilatéraux, au regard notamment des annonces faites par la Commission européenne dans son programme de travail pour 2023 ; les textes intéressant la politique commerciale qui viennent d'aboutir ou qui sont en phase finale de négociation ; notre analyse concernant l'équilibre global auquel nous parvenons en termes de capacité de défense commerciale ; enfin, le fonctionnement de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et la relation transatlantique, sous le prisme de l'Inflation Reduction Act.

Dans sa communication sur le programme de travail de la Commission pour 2023, la Commission indique qu'« afin de renforcer la résilience de l'Union européenne (UE) et de diversifier nos chaînes d'approvisionnement, nous plaiderons en faveur de la ratification intégrale des accords commerciaux, notamment ceux conclus avec le Chili, le Mexique et la Nouvelle-Zélande, et nous poursuivrons les négociations avec d'autres partenaires importants tels que l'Australie, l'Inde et l'Indonésie. Nous présenterons également un nouveau programme pour l'Amérique latine et les Caraïbes ».

Didier Marie vous avait présenté en juillet dernier les grandes lignes de l'accord conclu avec la Nouvelle-Zélande, le dernier jour de la présidence française du Conseil.

Le 9 décembre, la Commission a annoncé la conclusion d'un nouvel « accord-cadre avancé » avec le Chili.

Selon la Commission, cet accord-cadre avancé place les droits de l'Homme, le commerce durable et l'égalité entre les hommes et les femmes au coeur des relations entre l'Union et le Chili et renforce leur coopération sur les défis mondiaux communs, tels que l'environnement et la lutte contre le changement climatique.

Sur le plan commercial, 99,9 % des exportations de l'Union vers le Chili seront exemptes de droits de douane, les simulations laissant anticiper une croissance des exportations qui pourrait atteindre 4,5 milliards d'euros.

L'accord devrait également permettre à l'Union de sécuriser un plus large accès aux matières premières et aux combustibles propres essentiels à la transition vers une économie verte, comme le lithium, le cuivre et l'hydrogène.

L'accord sera scindé en deux actes : d'une part, un accord de libre-échange intérimaire relevant de la compétence exclusive de l'Union et qui ne sera donc pas ratifié par les Parlements nationaux ; d'autre part, l'accord-cadre avancé qui inclura les volets « politique et coopération » et « commerce et investissement ». Cet accord impliquera une ratification par les États membres. Il se substituera, une fois entré en vigueur, à l'accord de libre-échange intérimaire.

Pour Denis Redonnet, l'accent mis dans le programme de travail sur la ratification des accords conclus montre qu'il s'agit d'un enjeu de crédibilité important pour la Commission, en tant que négociateur, et pour l'Union en général, qui doit être en mesure de valider les accords négociés.

S'agissant des négociations en cours, un accord pourrait être conclu avec l'Australie en 2023, car les deux partenaires partagent le même niveau d'ambition.

La perspective d'un accord à brève échéance avec l'Inde apparaît plus incertaine. Les négociations avancent et l'Inde aimerait également conclure en 2023, mais les services de la Commission sont plus réservés, car plusieurs sujets de désaccord demeurent, concernant notamment les marchés publics, la liberté tarifaire ou encore la soutenabilité et la prise en compte du développement durable au regard des ambitions de l'Union européenne dans ce domaine.

L'accord avec le Mercosur n'est pas mentionné par la Commission dans son programme de travail. Denis Redonnet nous a indiqué que le retour de Lula à la présidence du Brésil ouvre de nouvelles perspectives, mais que les négociations complémentaires pourraient prendre du temps.

La Commission considère que l'équilibre est désormais bien plus satisfaisant entre l'ouverture dont fait preuve l'Union et les instruments dont elle dispose pour se défendre.

M. Didier Marie, rapporteur. - Le deuxième axe de notre communication concerne les nombreux textes finalisés ou en cours de finalisation au Conseil ou en trilogue. Plusieurs visent précisément à renforcer les outils dont dispose l'Union pour se défendre ou promouvoir ses valeurs.

Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) a été négocié dans le cadre du paquet ajustement à l'objectif 55. Jean-Yves Leconte et Marta de Cidrac avaient formulé un certain nombre d'observations et de craintes lors de leur communication sur le sujet et la résolution adoptée par le Sénat en février 2022 avait mis en lumière la nécessité de certaines corrections.

Le résultat final des négociations n'apparaît à cet égard pas totalement satisfaisant, car il ne permettra pas de répondre aux besoins des industries exportatrices de l'Union, une fois que le mécanisme sera entré en vigueur.

La mise en place d'un mécanisme d'ajustement carbone couvrant six secteurs s'accompagnera, pour les entreprises des secteurs concernés, d'une annulation progressive des quotas gratuits d'émission de gaz à effet de serre.

La résolution précitée soulignait que les entreprises exportatrices européennes souffriraient d'une perte de compétitivité, en raison d'une augmentation du prix des produits de base couverts par le MACF et concernés par l'extinction progressive des quotas gratuits. Elle relevait également l'enjeu des produits finis exposés à un risque de fuites de carbone, alors que le mécanisme ne concerne que les produits de base. Aucune solution de soutien direct aux entreprises exportatrices européennes compatible avec les règles de l'OMC n'a été trouvée au cours des négociations.

La représentation permanente auprès de l'Union européenne nous a confirmé qu'aucune possibilité de maintien de quotas gratuits n'était envisageable au regard des règles de l'OMC et a fait valoir que les quotas gratuits d'émission étaient déjà contestés avant la mise en place du MACF. En contrepartie de l'annulation progressive des quotas gratuits, un accord a été trouvé en trilogue afin de renforcer la compétitivité des entreprises exportatrices concernées par le MACF, au travers du fonds d'innovation abondé par le système d'échanges de quotas d'émission.

La temporalité du soutien n'est donc pas la même puisque l'aide qui interviendra au travers du fonds d'innovation vise à renforcer la compétitivité hors coûts à moyen et long termes, mais ne constitue pas une compensation directe de l'impact du MACF.

En outre, des évaluations régulières sont prévues, notamment dès le rapport d'étape de la Commission prévu en 2025, pour évaluer si des fuites de carbone liées à la mise en place de ce mécanisme apparaissent et si les entreprises exportatrices se trouvent pénalisées.

Denis Redonnet, responsable européen du respect des règles du commerce à la DG Commerce, a par ailleurs estimé que l'impact global du MACF dépendrait de la mise en oeuvre, ou non, dans les États hors Union européenne, d'une tarification carbone adaptée. À défaut, le mécanisme pourrait entraîner d'éventuelles tensions commerciales.

Nous avons toutefois pu constater dans nos échanges avec la représentation de la France auprès de l'OMC que le mécanisme qui suscite le plus d'interrogations actuellement à l'OMC est le dispositif visant à lutter contre la déforestation.

Un accord a pu être obtenu en trilogue concernant la lutte contre la déforestation importée avant le lancement de la COP15, dans un sens qui semble nettement plus favorable aux positions du Conseil qu'à celles défendues par le Parlement européen. La mise en place de cet outil vient renforcer la boîte à outils dont dispose l'Union pour faire valoir ses positions en faveur d'un commerce plus respectueux du développement durable. Elle nécessitera toutefois des efforts de pédagogie à Genève.

Deux autres textes importants sont en cours de finalisation : celui sur le mécanisme anti-coercition et celui qui porte sur le système de préférences généralisé.

Le mécanisme anti-coercition vise à renforcer les moyens dont dispose l'Union pour faire face aux pressions exercées par des États tiers sur certains États membres de l'Union, notamment par des mesures commerciales. Les négociations ont commencé en trilogue au mois de décembre. Une divergence apparaît actuellement entre le Parlement européen et le Conseil concernant le processus de décision.

Le Conseil souhaite avoir la main sur la décision de reconnaissance de la coercition et la nécessité de prévoir des mesures en contrepartie, ce que ne prévoyait pas le texte initial de la Commission. Celle-ci serait en revanche chargée de la définition des mesures de rétorsion proprement dites.

Le Parlement européen s'oppose à cette nouvelle prérogative du Conseil et a également des vues différentes concernant le champ des mesures de rétorsion.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Le dernier texte que nous souhaitons évoquer concerne la réforme du système de préférences généralisé (SPG). Ce système est une facilité accordée aux pays en développement pour leur permettre d'exporter vers l'Union européenne sans tarif douanier. Il est autorisé par l'OMC et le cadre actuellement en vigueur arrive à échéance fin 2023.

Les négociations au Conseil ont été difficiles et n'ont pas pu être conclues sous la présidence française. Elles ont néanmoins pu aboutir au Conseil le 20 décembre, ce qui ouvre désormais la voie à un trilogue.

Les négociations en trilogue s'annoncent difficiles, car, contrairement au Parlement européen, le Conseil souhaite conserver la proposition de la Commission permettant de subordonner les aides du SPG pour les pays bénéficiaires à une clause de réadmission de leurs ressortissants en situation irrégulière dans l'Union européenne. La France, ainsi que de très nombreux États membres, soutiennent cette approche, mais l'Allemagne y est opposée. Cette mesure s'inscrit dans la logique de contreparties en échange de bénéfices accordés par l'Union.

L'autre sujet de vigilance concerne les mesures de sauvegarde, en particulier celles qui sont relatives aux importations de produits agricoles en provenance des pays bénéficiaires du SPG. Un recueil de données permettra d'alimenter le mécanisme de surveillance de l'Union, ce qui pourrait le cas échéant mener à un retrait des préférences.

Les personnes auditionnées ont souhaité voir les négociations en trilogue aboutir d'ici à la fin de la présidence suédoise du Conseil, afin que les paramètres soient connus à une date appropriée avant l'échéance du cadre actuel.

Le troisième grand thème que nous souhaitons évoquer concerne les outils dont dispose l'Union pour assurer sa défense commerciale ainsi que leur mise en oeuvre.

La représentation permanente, comme la DG, Commerce, considèrent que l'arsenal juridique dont dispose l'Union en matière de défense commerciale est adapté, sous réserve de l'adoption définitive des textes encore en cours d'examen, notamment le mécanisme anti-coercition. Les mesures antidumping, antisubventions et de sauvegarde paraissent correctement calibrées et permettent de protéger l'Union efficacement, en particulier contre la Chine, principale cible de ces mesures.

Le quarantième rapport annuel sur la défense commerciale relève l'augmentation du nombre de mesures définitives de défense commerciale en vigueur à la fin de l'année 2021 et souligne l'accent mis par la Commission sur l'application et l'efficacité de ces mesures.

Ainsi, les mesures de défense commerciale adoptées par l'Union européenne ne sont généralement pas remises en cause, que ce soit au niveau de l'Union européenne ou de l'OMC. Les délais d'imposition de droits sont rapides et obtiennent les effets escomptés puisqu'en moyenne ce type de mesures permet de faire sortir du marché 85 % à 90 % des produits visés.

Les personnes auditionnées ont toutefois fait part de la montée en puissance de dispositifs de contournement plus sophistiqués, qui appellent une attention et des moyens plus importants.

C'est le cas de distorsions de concurrence liées à des investissements dans des pays tiers, comme la Chine l'a fait en Indonésie pour l'acier inoxydable ou comme elle peut le faire au travers des routes de la soie. Les dossiers de plainte sont alors plus compliqués à monter et à analyser.

La Commission a également dû s'adapter pour faire face à des distorsions de concurrence intervenant du fait d'investissements directs sur le marché intérieur, ce qui l'a poussée à proposer le dispositif relatif aux subventions étrangères et à envisager désormais son adaptation à l'occasion de la clause de revoyure.

De fait, les distorsions de concurrence se font plus subtiles et nécessitent plus de moyens de la part de la Commission.

Si celle-ci parvient à faire face, pour le moment, aux plaintes déposées, nous avons pu percevoir une faiblesse : certains secteurs dominés par les petites et moyennes entreprises (PME) portent plus difficilement plainte. Or la Commission agit rarement de sa propre initiative. Un travail doit donc être mené afin de bien communiquer sur les voies de protection en cas de distorsion de concurrence et de valoriser les bonnes pratiques. Le secteur de la céramique constitue à cet égard un exemple puisque, même s'il est éclaté, il a réussi à se structurer pour déposer des plaintes crédibles.

M. Didier Marie, rapporteur. - Nos auditions ont également permis d'aborder la question des sanctions commerciales imposées à la Russie à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine.

Au total, on évalue actuellement à plus d'un tiers les exportations vers la Russie placées sous sanctions et à près de 60 % les importations de Russie placées sous sanctions, par rapport à leur niveau d'avant-guerre. La baisse des exportations est bien plus forte encore puisqu'elle atteindrait 55 % à 60 % au total par rapport au niveau d'avant-guerre.

Ces sanctions traduisent un véritable découplage de l'Union européenne par rapport à la Russie et s'accompagnent d'une importante diversification des sources d'approvisionnement. Il convient à cet égard d'être vigilant quant aux nouvelles dépendances qui pourraient se créer.

Les sanctions pesant sur l'export sont jugées particulièrement importantes dans la mesure où elles limitent les capacités de la Russie à obtenir des biens et technologies sensibles entrant dans le complexe militaro-industriel, alors que les possibilités de substitution hors des pays du G7 apparaissent limitées.

Une étroite coordination a été recherchée entre les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et l'Union européenne, d'une part, pour que les mesures aient un effet maximal, mais aussi, d'autre part, afin d'assurer l'égalité des conditions de concurrence et d'éviter des prises de marché par des pays tiers à l'occasion de la mise en oeuvre de ces sanctions.

La communication sur le programme de travail de la Commission pour 2023 indique également qu'« après deux ans d'expérience, la Commission est disposée à réviser le règlement de l'Union sur le filtrage des investissements directs à l'étranger (IDE) » en vue notamment de « tirer parti de l'expérience acquise dans le cadre du régime actuel de contrôle des exportations de l'UE et de la mise en oeuvre des sanctions dans le contexte de l'agression menée par la Russie contre l'Ukraine, afin de renforcer nos contrôles des exportations stratégiques, en étroite collaboration avec les États membres et nos partenaires internationaux ».

Concrètement, alors que tous les États membres n'ont pas encore mis en place de système de filtrage des investissements étrangers, il pourrait être envisagé de s'orienter vers un règlement rendant ce filtrage obligatoire et renforçant la coordination européenne afin de sécuriser la cohérence du marché intérieur et de combler certains points de fragilité sur lesquels les États tiers peuvent jouer.

En outre, la Commission examinera si des outils supplémentaires sont nécessaires pour contrôler les investissements stratégiques sortants, ce qui serait particulièrement novateur, même si les États-Unis envisagent également de le faire. Cela permettrait de mieux protéger les technologies sensibles, y compris, par exemple, dans le cas de joint ventures mises en place dans des pays tiers.

Le dernier point que nous souhaitons aborder concerne l'OMC et la relation transatlantique. La dernière conférence ministérielle de l'OMC, en juin 2022, a été un succès à la surprise quasi générale.

Plusieurs décisions opérationnelles ont été adoptées, notamment concernant les vaccins contre la covid-19 ou un accord sur les subventions à la pêche fixant de nouvelles règles mondiales pour réduire les subventions préjudiciables et protéger les stocks mondiaux de poissons, tout en tenant compte des besoins des pêcheurs des pays en développement et des pays les moins avancés. Il s'agit du premier accord de l'OMC ayant pour clé de voûte la durabilité environnementale.

La réunion ministérielle s'est également soldée par un soutien à la perspective de réforme de l'OMC, que l'Union européenne appelle ardemment de ses voeux, mais aussi par le lancement d'une coalition des ministres du commerce pour le climat. Cela va dans le sens, souhaité par l'Union européenne, d'une meilleure prise en compte de la durabilité dans les accords commerciaux internationaux.

Par rapport à la période de présidence de Donald Trump, les États-Unis se montrent plus ouverts et ne bloquent plus le fonctionnement de l'OMC. Ils participent aux réunions et n'agitent plus la menace de sortie de l'organisation. Pour autant, les fondamentaux de l'analyse américaine en matière de politique commerciale, et tout particulièrement s'agissant de l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends, n'ont pas varié. Les États-Unis continuent de bloquer l'organe d'appel en ne nommant pas de juges. Sur fond de guerre en Ukraine et de tension internationale, les États-Unis semblent percevoir l'OMC comme un facteur de stabilité et laissent l'organisation fonctionner, sans toutefois en être moteur.

La Chine, qui trouve son compte au fonctionnement actuel de l'OMC, est prête à faire certaines concessions, comme elle l'a montré lors de la réunion ministérielle de juin 2022.

L'Union européenne apparaît néanmoins comme le bloc commercial développé ayant le plus intérêt au bon fonctionnement de l'OMC. Nos différents interlocuteurs ont tous souligné que l'attachement de l'Union au respect des règles de l'OMC n'était pas uniquement une question de philosophie, mais qu'il correspondait aux intérêts de l'Union, qui n'a rien à gagner à une guerre commerciale.

Ce constat éclaire d'un jour intéressant l'enjeu de la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act, dont tous les interlocuteurs considèrent qu'il n'est pas conforme aux règles de l'OMC. Pour autant, aucune contestation commerciale frontale ne semble se dessiner à ce stade, la guerre en Ukraine ayant en particulier conduit les pays alliés à modérer leurs critiques au sein de l'OMC.

L'Union se place pour le moment dans une démarche de dialogue transatlantique, notamment dans le cadre des réunions du conseil du commerce des technologies. Si les pistes de mesures de défense commerciale ou d'une action devant l'OMC ne sont pas exclues ultérieurement, elles ne semblent pas à court terme constituer la voie privilégiée. L'Union semble s'orienter vers des mesures de renforcement de la compétitivité des entreprises et l'adaptation de son régime d'aides d'État. En outre, la décision d'un panel de l'OMC pourrait être contournée par les États-Unis du fait du blocage de l'organe d'appel.

On ressort ainsi de ce cycle d'audition avec le sentiment que l'Union européenne s'est réellement efforcée au cours des dernières années de combler ses lacunes afin d'assurer une défense commerciale efficace et de développer une approche permettant à la fois une meilleure prise en compte du développement durable dans les échanges internationaux, de plus grandes contreparties en échange des facilités octroyées dans le cadre des accords commerciaux et une diversification des sources d'approvisionnement dans une logique de moindre dépendance à l'égard d'États tiers.

Pour autant, l'attachement fondamental aux règles de l'OMC, au-delà de la théorie des échanges commerciaux internationaux, traduit également une forme de vulnérabilité de l'Union par rapport à d'autres grands acteurs qui peuvent se montrer agressifs. C'est évidemment un point de vigilance pour l'avenir et il nous faudra continuer de suivre de près l'ensemble des enjeux relatifs à la mise en oeuvre de la politique commerciale commune.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Nous avons essayé d'être le plus précis possible en mettant en avance quelques points saillants issus des auditions : le sujet de la déforestation, qui doit tenir une part importante dans notre réflexion ; le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, dont les modalités d'application n'apparaissent pas satisfaisantes en l'état, tant pour les entreprises exportatrices européennes que s'agissant de la prise en compte des produits finis dans le champ du dispositif ; le mécanisme permettant de porter plainte, dont il semble qu'il ne soit pas accessible à tous, en particulier aux TPE-PME, surtout par manque de connaissance des mécanismes et de structuration des filières, même s'il convient d'être vigilant quant à la capacité de la Commission à faire face à une croissance du nombre de plaintes.

M. André Gattolin. - J'aimerais savoir où nous en sommes s'agissant du dispositif de contrôle des subventions étrangères, qui avait été proposé par la Commission européenne en mai 2021. J'ai interrogé en 2022 Clément Beaune, alors secrétaire d'Etat chargé de l'Europe ; il n'était même pas au courant du mécanisme. Des mesures de plus en plus sophistiquées sont trouvées pour contourner les mécanismes que nous mettons en oeuvre et nous agissons à rebours. En lisant entre les lignes des rapports réalisés par la Cour des comptes européenne, il apparaît que la Chine est visée en premier lieu, car elle fait montre d'une grande capacité à établir des montages financiers. Selon une organisation non gouvernementale (ONG) néerlandaise, la part des investissements réels chinois en Europe dans certaines entreprises est sous-estimée par la Commission européenne : elle serait non pas de 15 %, mais de 50 %, grâce à un système d'entreprises gigognes.

Matthias Fekl, lorsqu'il était secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, avait d'ailleurs estimé que, si la Commission européenne était une formidable machine à produire des accords de libre-échange - 4 000 à 5 000 personnes travailleraient sur ce sujet -, le suivi et la vérification de l'application des conditions étaient plus distendus, car ils ne sont pas effectués par la Commission elle-même. Nous avons beaucoup de mal à contrôler le respect des engagements prévus par la signature de conventions internationales de l'ONU ou de l'Organisation internationale du travail (OIT). Plusieurs rapports sénatoriaux, dont le rapport d'information sur les sucres spéciaux, ont montré que les pays les moins avancés, qui bénéficient de systèmes sans quotas ni droits de douane, en abusent parfois. Par exemple, le Vietnam revend une partie de ses sucres, qui contiennent de la dioxine, au Laos et au Cambodge. Ces derniers certifient ces sucres lesquels se retrouvent sur notre marché. Nous avons donc également un problème de contrôle sanitaire.

Des mesures de rétorsion partielle vis-à-vis du Cambodge ont certes été prises en réaction à son attitude anti-démocratique, mais nous ne l'avions pas fait pour la Birmanie pour ne pas gêner Aung San Suu Kyi. Alors que le régime est désormais tenu par la junte militaire, ce mécanisme bénéficie toujours aux généraux et aux oligarques, mais pas à la population. Nous devons nous assurer que ces mécanismes profitent bien aux populations. Cela fonctionne assez bien en Afrique avec l'initiative « Tout sauf les armes », mais il y a une trop grande absence de contrôle en Asie. Le Laos a ratifié beaucoup de conventions sur les droits de l'Homme et des travailleurs, mais la conditionnalité n'est pas respectée. Qui fait ce travail de vérification ? La direction générale du commerce n'est pas en mesure de le faire.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je répondrai sur deux points. En ce qui concerne les capacités de contrôle de la Commission européenne, notamment des investissements chinois détournés, elle n'est pas inexistante. J'ai été surpris de la capacité d'enquête sur l'Indonésie, qui est devenue du jour au lendemain un pays majeur de production d'inox. Par ailleurs, les douaniers doivent être mieux formés et sensibilisés à ces questions de détournement.

M. André Gattolin. - S'agissant de l'Indonésie, où nous sommes allés avec la commission des affaires étrangères et de la défense en septembre dernier, il n'y a pas besoin de faire une enquête : cela se voit.

Mme Pascale Gruny. - Concrètement, comment les TPE-PME sont-elles informées qu'elles peuvent déposer plainte ? J'étais à la commission des pétitions, qui est peut-être plus accessible, mais beaucoup de Français ne connaissent pas ces mécanismes.

M. Didier Marie, rapporteur. - En ce qui concerne le dispositif de contrôle des subventions étrangères, le règlement n'a été définitivement adopté que le 28 novembre dernier et commence tout juste à être mis en oeuvre. Il comble un vide juridique dans les règles de l'OMC en permettant désormais aux services de la Commission de remédier unilatéralement aux distorsions de concurrence qui ont pour origine des subventions de pays tiers accordées à des entreprises opérant ou à des productions circulant sur le marché intérieur.

La Commission dispose à ce titre de trois outils distincts : deux outils reposant sur un mécanisme de notification préalable de certaines concentrations et des contrats de la commande publique dont la valeur estimée est supérieure à 250 millions d'euros, et un outil général d'enquête sur le marché permettant de contrôler toutes les autres situations de marché, ainsi que les concentrations et les contrats de la commande publique sous le seuil précité.

Les outils existent donc, mais la Commission ne va pas se déployer partout en Europe pour vérifier si une subvention chinoise n'est pas arrivée dans une entreprise ; les États membres doivent se doter de services structurés et offensifs pour faire remonter les situations et déclencher l'enquête de la Commission. Il en est de même pour le système de plaintes : le dispositif existe, la direction générale du commerce a la possibilité d'instruire les plaintes, mais ce n'est pas à elle de les identifier. Le tissu industriel et commercial doit les faire remonter, comme le fait déjà le secteur de l'acier, qui est très bien organisé. Les entreprises doivent travailler en ce sens avec leur fédération ou organisation pyramidale. S'il y distorsion de concurrence, il y a peu de chance que cela ne concerne qu'une TPE ou PME ; c'est souvent une filière qui est attaquée. Nous avons pu le voir dans le secteur de la céramique en Europe méridionale, où de petites structures se sont mobilisées.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Ce sujet pourrait utilement faire l'objet d'une table ronde ou journée de travail.

M. André Gattolin. - Le dispositif de contrôle des subventions a été adopté le 28 novembre, or aucune publicité n'a été faite ! C'est pourtant un sujet auquel je suis attentif. Nous avons besoin d'être informés pour être en mesure de répondre aux sollicitations des entreprises et des fédérations. Par ailleurs, la communication est très sibylline : la Chine est visée, mais jamais nommée.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - J'en parlerai avec notre collègue Serge Babary, car cela peut donner lieu à un travail commun avec la délégation aux entreprises qu'il préside.

Mme Marta de Cidrac. - Ma question porte sur un sujet connexe. Dans le cadre de l'évaluation de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec), j'ai effectué un déplacement à La Réunion et en Martinique. Plusieurs entreprises de ces territoires nous ont alertés sur leur statut de régions ultrapériphériques (RUP) de l'Union européenne, qui crée une distorsion de concurrence sur la question de l'élimination des déchets. En effet, ils sont soumis aux contraintes de l'Union européenne, et ne peuvent donc pas évacuer les déchets, par exemple les batteries. La délégation aux outre-mer a publié un rapport d'information sur la gestion des déchets dans les outre-mer ; notre commission devrait également se saisir de ce sujet sensible, par le prisme commercial.

J'en profite pour livrer une réflexion qui me chagrine : la balance commerciale de la France étant déficitaire, nous importons plus que nous exportons, ce qui signifie que nous importons également plus de déchets, qu'il nous faudra ensuite traiter.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - C'est effectivement un sujet important. Nous pourrions envisager une réunion commune avec la délégation aux outre-mer.

Mme Marta de Cidrac. - Nos outre-mer nous permettent de bénéficier d'un espace maritime important, au coeur d'enjeux commerciaux et environnementaux, mais ils sont insuffisamment valorisés.

Agriculture et pêche - PAC 2023-2027, Green Deal, Ukraine et inflation - Communication

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - J'ai souhaité vous présenter une communication très détaillée sur la politique agricole commune (PAC), car la toute dernière réforme, longuement négociée entre le printemps 2018 et l'été 2021, est entrée en vigueur le 1er janvier 2023. Il me paraissait donc important de vous en fournir une brève synthèse, d'autant que nous avons effectué un important travail de suivi de ces négociations, en parfaite coopération avec nos collègues de la commission des affaires économiques. Vous vous en souvenez, entre 2017 et 2021, pas moins de quatre résolutions européennes ont été adoptées sur notre initiative par le Sénat, ainsi qu'un avis motivé au titre de la subsidiarité.

Les grandes orientations retenues, in fine, pour cette nouvelle PAC 2023-2027 ont divergé fondamentalement des positions défendues par le Sénat. Nous regrettons qu'elles aient été avalisées par les gouvernements des États membres, au premier rang desquels figurent les autorités françaises. Aucun retour en arrière n'est désormais possible.

Mon propos ne consistera donc pas à revenir sur les choix politiques qui ont été faits, mais d'insister sur des éléments nouveaux. L'entrée en vigueur de la réforme de la PAC 2023-2027 mérite tout d'abord d'être appréciée dans le contexte, en premier lieu, de la poursuite de la mise en oeuvre du Pacte vert, en second lieu, de la guerre en Ukraine, qui nécessiterait de redonner la priorité au principe de l'autonomie alimentaire.

Nous nous sommes prononcés sur ces deux questions cruciales au printemps 2022, en adoptant majoritairement, après des débats animés entre nous et sur l'initiative de la présidente de la commission des affaires économiques Sophie Primas et de moi-même, une cinquième proposition de résolution européenne. Ce texte, devenu résolution du Sénat le 6 mai 2022, visait à obtenir une réorientation de la stratégie agricole européenne, au regard du nouveau contexte géopolitique. En dernière analyse, nous avons alors posé la question de la soutenabilité économique et alimentaire des orientations agricoles du Pacte vert. Nous avons demandé, face au risque d'une diminution supérieure ou égale à 10 % de la production de certaines de nos filières agricoles essentielles, une remise à plat des stratégies « Biodiversité 2030 » et « De la ferme à la fourchette ».

Avec le recul d'une année supplémentaire, je partage avec vous le constat décevant que la Commission européenne n'a en rien modifié son approche de la PAC, malgré les interrogations sur le Pacte vert et en dépit de la guerre en Ukraine. Comme lors de la pandémie de covid-19, pendant quelques semaines la question de l'autonomie alimentaire européenne a semblé redevenir une priorité. Puis, très rapidement, le volet agricole du Green Deal est redevenu un impératif non négociable, sans même d'ailleurs faire l'objet d'une étude d'impact en bonne et due forme, dont nous attendons toujours la publication depuis de nombreuses années.

Les grands équilibres du budget pluriannuel de la PAC s'apprêtent à être littéralement rongés par la récente poussée inflationniste. En effet, le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 a été arrêté en euros courants, avec un taux d'inflation annuel compris entre 0 % et 2 % ; or le rythme actuel de la hausse des prix évolue autour de 10 % dans la plupart des États membres. Les économistes de la Banque centrale européenne (BCE) n'envisagent pas de retour à la normale avant 2025. Finalement, le groupe de réflexion Farm Europe a estimé à 22 % la perspective d'une diminution du budget de la PAC sur la période 2021-2027, en termes réels, par rapport à 2020.

Telles sont les grandes lignes du sombre panorama que je tenais à vous présenter. Nous devons affronter ces réalités avec lucidité pour envisager la suite de nos actions. Il ne s'agit plus désormais de la réforme de la PAC 2023-2027, qui est tranchée, mais il nous appartient encore de nous positionner sur la révision du CFP, ainsi que sur le volet agricole du Green Deal.

Le Pacte vert représente, selon moi, l'équivalent d'une nouvelle réforme de la PAC. Il n'y aura donc pas une réforme, mais deux en même temps ! Nous n'en avons pas véritablement conscience.

On se souvient que la nouvelle PAC 2021-2027 a été conçue autour de cinq grands axes : un renforcement prioritaire des ambitions environnementales ; un nouveau mode de mise en oeuvre, supposé permettre une plus grande simplicité et efficacité grâce à davantage de subsidiarité ; un meilleur ciblage des aides, au travers du plafonnement sous condition à 100 000 euros par exploitation, conjugué à un soutien accru aux jeunes agriculteurs ; la promotion de la recherche et des innovations technologiques ; tout ceci conjugué à une baisse sensible en termes réels du budget de la nouvelle PAC 2021-2027, baisse déjà estimée par le groupe de réflexion Farm Europe à 10 %, avant même la récente poussée inflationniste constatée depuis l'hiver 2022, laquelle se traduirait, on l'a vu, par une diminution supplémentaire de 22 %.

Sans revenir sur le détail de nos quatre résolutions européennes antérieures, cette réforme de la PAC 2021-2027 diverge fondamentalement, sur trois points essentiels, des orientations défendues par le Sénat.

Premièrement, l'objectif principal de la réforme, au-delà de l'ambition environnementale, porte sur le nouveau mode décentralisé de mise en oeuvre, ou New Delivery Model, de la politique agricole commune. L'approche uniforme prévalant depuis 1962 a été délaissée au nom de davantage de subsidiarité : des plans stratégiques doivent être élaborés par les États membres, puis validés par la Commission. Ce modus operandi est supposé simplifier le coeur de la PAC, en retenant une approche par les résultats plutôt que par les moyens.

Il en découle un risque préoccupant de distorsions de concurrence supplémentaires au sein du marché unique. Le Sénat y a vu aussi un réel danger de renationalisation et de remplacement de la politique agricole commune « par vingt-sept politiques agricoles nationales » dans chacun des États membres, désormais « de moins en moins compatibles entre elles ». Enfin, ce mécanisme apparaît comme un transfert de bureaucratie, sans bénéfice pour les agriculteurs européens.

Deuxièmement, la réforme a ouvert la voie à une PAC en fait largement optionnelle. Cela sera le cas, en particulier, pour les mesures environnementales, avec un risque avéré de dumping au sein du marché unique. Certains responsables politiques d'États membres font d'ailleurs état, officieusement, de leur intention d'utiliser massivement les aides du second pilier non pas pour protéger l'environnement, mais pour amplifier les investissements dans les capacités de production. Dès lors, le risque d'une course au moins-disant environnemental apparaît bien réel, au détriment des pays de l'Union les plus vertueux, dont le nôtre.

Troisièmement, la nouvelle réforme de la PAC fait quasi l'impasse sur la question de l'équité en matière de commerce international des produits agricoles. Or le succès du Pacte vert repose sur des prix plus élevés pour rémunérer équitablement les agriculteurs européens. De nombreux consommateurs pourraient préférer des produits importés à bas coût, avec de moindres standards environnementaux. Pacte vert et frontières ouvertes sont difficiles à concilier.

On peut redouter qu'aux effets pervers de la réforme de la PAC ne viennent s'ajouter, dans un proche avenir, ceux du volet agricole du Pacte vert. De fait, l'articulation, très étroite, entre la nouvelle PAC et le Green Deal reposera sur les éléments suivants : les plans stratégiques nationaux élaborés dans le cadre de la nouvelle PAC devront être « cohérents » avec le Green Deal - à savoir, dans l'immédiat, les deux stratégies « Biodiversité » et « De la ferme à la fourchette » - et même y contribuer ; il appartiendra à la Commission européenne de contrôler cette cohérence, à l'occasion de l'approbation, puis du suivi qu'elle fera tous les deux ans, de la mise en oeuvre des plans stratégiques nationaux ; les modalités de ce contrôle n'étant pas entièrement définies, la nouvelle PAC sera susceptible d'être réévaluée a posteriori, à la faveur de nouvelles réglementations qui pourraient intervenir en plus des deux stratégies précitées ; enfin, la Commission européenne publiera en 2025 un rapport sur la cohérence des plans stratégiques nationaux au regard du Green Deal, dont certains observateurs redoutent déjà qu'il ne justifie une révision à mi-parcours, sous forme d'un durcissement, des exigences environnementales de la PAC.

J'en arrive au coeur du problème : le volet agricole du Pacte vert apparaît manifestement fondé sur l'idée de décroissance, et cette stratégie n'a été nullement remise en cause, en premier lieu, lors de la pandémie de covid-19, en second lieu, par la guerre en Ukraine.

Comment, en particulier, prévoir d'ici à 2030, donc en quelques années seulement, de renoncer à 10 % de la surface agricole utile européenne, tout en diminuant de 50 % l'utilisation des pesticides et en quadruplant, pour les porter à 25 %, les terres converties au bio, sans de facto renoncer à l'agriculture traditionnelle ?

La promotion d'objectifs environnementaux mérite d'être considérée comme une nécessité au regard des enjeux liés au changement climatique, mais elle doit se faire en cohérence avec les objectifs économiques, sociaux et géopolitiques du continent, qui requièrent la production d'une alimentation de qualité en quantité suffisante pour les Européens et le monde entier. Il n'est donc pas envisageable de se ranger à une vision décroissante de notre agriculture !

Dès le printemps 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, certains acteurs du débat public soulevaient des inquiétudes et des objections. La Commission européenne les a ignorées, donnant priorité à l'exemplarité de l'Union en matière climatique afin d'entraîner la communauté internationale, alors même que la part de l'UE dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre est seulement de 8 %.

Depuis, plusieurs études universitaires indépendantes, celles des universités de Kiel et de Wageningen en particulier, ainsi qu'une étude partielle réalisée par le propre centre de recherche de la Commission européenne, ont estimé que la mise en oeuvre des deux stratégies précitées exposerait l'Union européenne à un risque avéré de diminution de sa production agricole dans des proportions de 5 % à 20 % d'ici à 2030, voire davantage, suivant les filières et les scénarios étudiés.

La chute attendue des rendements s'ajoute à la réduction des surfaces cultivées et du volume des récoltes, le tout entraînant une diminution des revenus des producteurs. Il s'en suivrait également un fort recul des exportations européennes et surtout un développement des importations venant se substituer aux productions domestiques, devenues trop chères pour nombre de consommateurs. Il s'agirait d'un remplacement inédit de denrées produites selon le plus haut standard environnemental du monde par des productions importées, transportées sur des centaines de kilomètres, ne respectant pas nos normes exigeantes.

En outre, un déclin de la production agricole du continent mettrait à mal notre autonomie stratégique, notre indépendance alimentaire et notre capacité à nourrir les autres continents, alors même que, dans un monde incertain, l'alimentation est facteur de paix et de stabilité.

Le Gouvernement semble enfin en prendre conscience. Ainsi, la presse a publié avant-hier une note des autorités françaises, en date du 9 janvier 2023, sur les contours d'une stratégie made in Europe restant à définir. Ce document appelle les institutions européennes à renforcer la souveraineté économique de l'Union en réponse à l'Inflation Reduction Act, récemment voté par le Congrès des États-Unis. Le secteur de l'agroalimentaire s'y trouve fort opportunément mentionné parmi les leviers prioritaires destinés à soutenir les secteurs stratégiques européens. Pourtant, au-delà de cette mention bienvenue, la note des autorités françaises n'explicite pas le contenu de la stratégie agroalimentaire souhaitée. Elle se limite à l'affichage d'ambitions dénuées de moyens adaptés.

Malgré la covid et la guerre en Ukraine, la Commission européenne n'a donc pas changé de stratégie. Tout au plus a-t-elle rendu possible, simplement pour l'année 2022 et pour l'année 2023, des dérogations exceptionnelles et temporaires aux règles applicables en matière de rotation des cultures et de jachère dans le cadre de la nouvelle PAC, et encore à l'exception du maïs et du soja. Les conséquences de ces mesures ont été chiffrées, dans le seul cas de l'Allemagne, à 600 000 hectares remis en culture, permettant une production de blé supplémentaire de l'ordre de 3 millions de tonnes. C'est peu au regard des enjeux !

Le maintien du statu quo sur le volet agricole du Green Deal apparaît difficilement justifiable et même incompréhensible au regard des circonstances. En dernière analyse, l'absence de réorientation de la stratégie agricole européenne en dépit de la guerre en Ukraine semble s'expliquer, au sein du collège des commissaires, par une opposition de principe dont la constance amène à s'interroger sur sa nature idéologique.

Mes chers collègues, vous l'avez constaté : dans le domaine agricole, nous n'avons pas été entendus depuis 2017 et les parlementaires nationaux que nous sommes peuvent avoir le sentiment de crier dans le désert ! Pourtant, nous ne pouvons pas baisser les bras, et nous n'en avons d'ailleurs moralement pas le droit à l'égard de nos concitoyens. Je choisis donc de conclure cette communication sur une note optimiste, tout en dressant des perspectives de réflexion et d'action pour prochaines années.

Les faits sont têtus. La divergence que nous constatons avec les orientations défendues par le Sénat n'est peut-être pas définitive. L'expérience des derniers développements de la crise énergétique montre, en effet, que la Commission européenne, sous la pression des évènements, peut envisager finalement de rouvrir des questions longtemps considérées comme taboues, comme elle le fait face à la flambée des prix de l'électricité et du gaz. En matière agricole également, les impératifs de souveraineté et de sécurité de l'approvisionnement des consommateurs ne manqueront pas, tôt ou tard, de s'imposer, offrant alors des perspectives d'action plus favorables aux parlementaires français.

En définitive, nous devons rester extrêmement vigilants sur le volet agricole du Green Deal, par exemple en continuant à réclamer à la Commission européenne, à chaque occasion qui se présente, l'étude d'impact qu'elle n'a jamais publiée ! De la même façon, il nous faudra rester extrêmement combatifs sur le budget de la PAC, pour obtenir la revalorisation du CFP à hauteur de l'inflation.

Par là même, le Sénat honorera sa mission institutionnelle, et répondra aux attentes de nos concitoyens.

Mme Pascale Gruny. - Je ne suis pas convaincue que nous ferons machine arrière. Les agriculteurs font énormément de progrès en matière environnementale mais le modèle économique du bio ne fonctionne pas. En ce domaine, il faut surtout accompagner la recherche.

La mise en oeuvre de la PAC, revenue aux États membres, est une catastrophe : la distorsion de concurrence est évidente, puisque nous n'avons pas tous les mêmes budgets. Or l'agriculture est aussi un facteur de paix, comme le montrent les tensions depuis du début de la guerre en Ukraine. Le Gouvernement doit ouvrir les yeux, car la France a beaucoup perdu. C'est dommage pour l'Union européenne comme pour notre pays, et c'est inquiétant : faut-il attendre guerre, inflation et problèmes énergétiques pour voir les choses en face ? La Commission ne descend pas sur le terrain !

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Après avoir élaboré une proposition de résolution européenne (PPRE), nous avons prévu de proposer sur le paquet « Fit for 55 » un travail de suivi de ce qui a été mis en oeuvre. Le format ne sera peut-être pas celui, ambitieux, requis par la réunion de trois commissions comme cela a été le cas pour la PPRE, mais pourrait être restreint à notre commission.

Mme Pascale Gruny. - Les autres commissions travaillent aussi sur ce suivi. Nous pourrons nous retrouver ensemble après avoir travaillé chacun de notre côté.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. -Nous pourrions aussi demander une audition du commissaire à l'agriculture. Un travail sur le cadre financier pluriannuel a été annoncé par Roberta Metsola, présidente du Parlement européen : nous pourrons répéter à cette occasion les messages du Sénat.

Mme Pascale Gruny. - L'enjeu environnemental est important. Le monde agricole en est conscient, tant il est directement touché. Le coût des pesticides est d'ailleurs très élevé, surtout avec l'inflation : si les agriculteurs peuvent en utiliser moins, ils le feront. Il faut laisser du temps à l'expérimentation des produits de substitution, non sur un mois, mais sur deux ans, le temps de planter, semer, récolter...

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Au moment du salon de l'agriculture, les agriculteurs nous avaient parlé de la problématique des intrants, non pas en termes de prix, mais de réel manque.

M. André Gattolin. - Pour poursuivre la discussion que nous avions hier avec l'ambassadeur de Suède, ce dernier nous a indiqué que, près de Kiruna, au nord de la Suède, se trouve un gisement de phosphate dont l'extraction et la transformation permettraient de répondre à 20 % des besoins de l'Union européenne en la matière. C'est un enjeu de souveraineté.

D'ailleurs, la même question se pose en matière de souveraineté alimentaire. L'objectif initial de la PAC consistait à assurer notre autonomie alimentaire. Jacques-René Rabier, ancien directeur de cabinet de Jean Monnet, m'avait expliqué que la PAC était un faux-semblant, qui encouragerait la France à signer le traité de Rome de 1957. C'était le seul moyen pour notre pays de mettre en place l'indispensable réforme agricole qu'il n'avait pas réussi à instaurer, en plein mouvement poujadiste. Ce n'est qu'ensuite que le libre-échange est devenu un impératif pour la construction de l'Union européenne. À cet égard, je m'inquiète des conséquences sur notre production de l'accord commercial entre l'Union européenne et le Chili, qui est l'un des plus gros producteurs de tomates au monde.

Le contexte géopolitique actuel doit nous faire réfléchir sur l'autonomie alimentaire de l'Union européenne. La question agricole ne doit pas être la variable d'ajustement des traités de libre-échange. Il faut traiter le problème dans son ensemble.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - On observe également un manque de cohérence dans l'application des normes agricoles au sein des pays de l'Union européenne. La réglementation interdit d'utiliser un certain nombre d'intrants en France, qui sont pourtant autorisés en Pologne. Résultat : le coût de la production des tomates n'est plus acceptable en France, et nous importons des tomates polonaises, dont les taux d'intrants sont interdits dans notre pays !

M. André Gattolin. - Environ 80 % du concentré de tomates est produit en Chine dans le Xinjiang, selon l'enquête menée par Jean-Baptiste Malet dans L'Empire de l'or rouge. Il est ensuite envoyé en Italie, dilué et revendu comme concentré de tomates, et je n'évoque pas le travail forcé, le taux des intrants et des produits chimiques, ou encore le coût écologique du transport... Voilà ce qui a tué les producteurs français et européens !

L'enjeu est non pas seulement de verdir la PAC, mais également de repenser intelligemment le dispositif.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je vous remercie de votre présence et de notre discussion.

La réunion est close à 11 h 15.