INTERVENANTS

Sophie BABY,
Maître de conférences à l'Université de Bourgogne

Merci Monsieur le Président. Je suis très reconnaissante à Messieurs Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli de m'avoir invitée aujourd'hui, ainsi que les instances du Sénat pour la qualité de l'accueil et de l'organisation. Le laps de temps qui m'a été imparti étant particulièrement bref, je chercherai juste à cerner les grands traits des troubles de la mémoire espagnole, pour paraphraser le titre du colloque, troubles qui concernent la mémoire de la Guerre civile de 1936-1939 et de la dictature franquiste. Le titre de cette intervention pourrait être « l'Espagne, entre retours et conflits de mémoires ». J'aborderai successivement les résurgences mémorielles puis les conflits de mémoires qui agitent l'Espagne contemporaine.

Vous avez sans aucun doute entendu parler dans la presse française des exhumations de corps des combattants républicains dans des fosses communes après leur exécution sommaire au cours de la Guerre civile de 1936-1939. Ces exhumations représentent la partie la plus spectaculaire de la vague mémorielle qui s'est emparée de l'Espagne depuis quelques années, que l'on désigne sous le terme de « mouvement pour la récupération de la mémoire historique ». Vous noterez au passage l'association des termes histoire et mémoire dans le vocable « mémoire historique » , à rebours de la volonté scientifique de distinguer les deux notions.

Ce mouvement de « récupération de la mémoire historique » est venu d'en bas, c'est un mouvement associatif qui a pris de l'ampleur et a été peu à peu récupéré par les pouvoirs publics, à des rythmes et degrés divers (en fonction des régions notamment, la Catalogne et le Pays basque étant en pointe à ce niveau là). Le mouvement est né en l'an 2000, quand est créée une association, l'ARMH (Association pour la récupération de la mémoire historique), par des descendants de républicains, dont Emilio Silva qui avait une obsession : retrouver le corps de son grand-père exécuté dans la province de León 1 ( * ) . C'est donc en l'an 2000 qu'a lieu la première exhumation de fosses, qui sera suivie de dizaines d'autres. 2004 représente la seconde date clef, avec l'arrivée de José Luis Rodriguez Zapatero au pouvoir en 2004, le mouvement est intégré pleinement à l'agenda politique. Rappelons que Zapatero est lui-même le petit-fils d'un républicain fusillé par les troupes franquistes. Il incarne cette nouvelle génération des petits-enfants, qui n'ont pas vécu la guerre et n'ont pas non plus été les protagonistes de la transition à la démocratie, une génération délivrée de la peur d'une résurgence du conflit dans le présent. Ce facteur générationnel explique en grande partie l'émergence de ce mouvement à ce moment-là, concurremment avec la prise de conscience du temps qui passe, qui induit un sentiment d'urgence face à la perspective de la disparition des derniers témoins. L'Espagne est ainsi entrée dans « l'ère du témoin » (Annette Wieviorka) 2 ( * ) , la parole libérée des victimes républicaines envahissant l'espace public, sous la forme de constitution d'archives sonores ou vidéo, souvent accessibles sur internet, de publication de récits, de retranscriptions écrites de témoignages etc.

Il faut également souligner le poids du contexte international, qui n'est précisément pas qu'un « contexte », qu'un « air du temps », mais un déterminant essentiel. Dans les années 1990, les nombreuses expériences de transitions vers la démocratie, au premier rang desquelles l'Amérique latine, puis l'Europe de l'Est ; ainsi que les cas de règlements internationaux de sorties de conflit (ex-Yougoslavie, Timor, Sierra Leone, Rwanda, Tchad etc.) ont donné lieu à un ensemble de dispositifs de gestion du passé conflictuel au service de la réconciliation nationale, comme les commissions de vérité. Ces dispositifs, qu'on regroupe aujourd'hui sous le terme de « justice transitionnelle », sont venus configurer et légitimer, tant au niveau des représentations, des impératifs symboliques que des pratiques, ce qui tend à devenir un modèle universel de sortie de violence 3 ( * ) . S'est ainsi déployé un nouvel espace international de défense des droits de l'homme et de lutte contre l'impunité qui créé une opinion favorable à la réhabilitation des victimes, figure centrale de notre époque, et à la poursuite des bourreaux. Surtout, ces expériences internationales procurent aux associations de victimes les ressources nécessaires, utilisées en Espagne, comme cette quête des disparus qui s'appuie directement sur l'expérience argentine et chilienne. Il faut souligner ici le rôle des passeurs, des vecteurs de mémoires, à l'image des associations de victimes dont les membres voyagent et se rencontrent les uns les autres, ou des organisations internationales de défense des droits de l'homme qui font la promotion de ce type de dispositif 4 ( * ) .

En ce sens, « récupérer la mémoire historique », cela signifie pour les vaincus de la Guerre civile, trois aspirations principales qui correspondent à ce guide universel de la bonne politique de réconciliation : la vérité, la réparation et la justice. Trois aspirations que prend partiellement en compte, la loi adoptée en 2007, dite de la « mémoire historique », destinée aux victimes « qui ont subi la persécution ou la violence pendant la Guerre civile et la dictature ».

Premièrement, l'exigence de vérité consiste à connaître et à faire connaître une histoire méconnue, à révéler, mettre au jour un pan enfoui de l'histoire avant que les derniers témoins ne disparaissent. Mettre au jour les corps est une façon de mettre au jour la vérité, vérité qui passe d'abord par l'identification de ces corps et des circonstances de la mort. Le gouvernement a facilité le processus d'exhumation des fosses, en octroyant des subventions spécifiques (6 millions d'euros). Un gros travail d'enquête a été effectué pour recenser et localiser les fosses : un peu plus de 2000 ont été identifiées, parmi elles 230 ont été ouvertes et ont permis de récupérer les restes de près de 5.300 victimes.

Deuxièmement, la demande de réparation, plus que financière 5 ( * ) , prend la forme de réparations morales et symboliques afin que les combattants ou les civils qui ont payé de leur vie leur loyauté au régime républicain soient reconnus, réhabilités, tant sur le plan individuel que collectif. La reconnaissance individuelle passe par la possibilité de donner une sépulture aux corps, pour permettre aux familles de faire leur deuil, mais aussi par des titres de reconnaissance morale accordés aux familles qui en ont fait la demande (un millier), transformant ainsi les victimes en héros de la cause démocratique. Près de 100.000 descendants d'exilés, pour la plupart en Amérique latine, ont en outre pu recouvrer la nationalité espagnole (de même que 20 membres des Brigades internationales). Par ailleurs, la reconnaissance publique a fait un premier pas en avant en 2002, du temps du Parti populaire, avec la condamnation officielle du coup d'État du 18 juillet 1936 par le Congrès des députés. La loi de 2007 a ensuite impulsé une série d'actions dans l'espace public dans deux directions : d'une part, il s'agit de faire disparaître les traces du franquisme, en éliminant les statues du Caudillo (la dernière a été déboulonnée en mars 2010 dans sa ville natale d'El Ferrol), en retirant les représentations du joug et des flèches, symboles de la Phalange et du Mouvement national, très répandus en Espagne, ou encore en débaptisant certaines rues à la gloire des généraux de la Croisade. D'autre part, il s'agit de rendre visible, de promouvoir la mémoire enfouie des républicains en créant de nouveaux lieux de mémoire, comme ces monuments en hommage aux victimes républicaines, construits pour contrebalancer ces monuments aux morts qui parsèment tout le territoire mais sont dédiés aux seuls héros du camp nationaliste, « caidos por Dios y por la Patria ». Il faudrait aussi évoquer les hommages, les commémorations, les expositions, les colloques et conférences, les publications, les films, les documentaires, les archives, les centres de recherche etc., autant de projets de réappropriation de l'espace public par la communauté des vaincus qui donnent également lieu à l'épanchement des émotions collectives 6 ( * ) . La basilique de Valle de los Caidos, près de Madrid, qui abrite les sépultures de Franco et de José Antonio Primo de Rivera, ainsi que les restes de milliers de combattants anonymes de la Guerre, cristallise ces enjeux de mémoire. Rien n'a encore été décidé sur sa transformation ou non en futur mémorial, mais les manifestations de nature politique qui exaltaient la mémoire du général (et de José Antonio) et exhibaient les uniformes paramilitaires de la Phalange et autres insignes de la dictature y ont été interdites.

Enfin, la dernière revendication du mouvement de récupération de la mémoire historique est que justice soit rendue, pénalement. Ce qui signifie d'un côté annuler juridiquement les sentences politiques rendues sous le franquisme et, d'un autre côté, poursuivre pénalement les responsables des crimes de la dictature, objectifs rendus tous deux impossibles par l'amnistie prononcée en 1977.

Précisément, et j'en arrive à la seconde partie de mon propos, ce mouvement de récupération de la mémoire historique remet en cause le modèle de la réconciliation nationale établi après la mort de Franco.

Revenons brièvement sur les trois temps de la mémoire qui se succèdent dans l'Espagne contemporaine 7 ( * ) . Sous la dictature qui a suivi la Guerre civile, fondée sur la répression brutale et systématique des ennemis républicains (près de 50.000 personnes sont exécutées après la fin de la guerre, plusieurs centaines de milliers sont incarcérés, internés dans des camps de concentration ou partent définitivement en exil), la mémoire de ces derniers a été annihilée. Les morts du camp des vaincus ont été oubliés dans des fosses communes, tandis qu'à l'inverse le régime franquiste exaltait abondamment la victoire, célébrait les héros et les martyrs de la Croisade et imposait sa version de l'histoire, construisant une politique globale de la mémoire très efficace qui contraste avec l'absence de politique publique en la matière de la part des gouvernements qui ont suivi. La période de la transition à la démocratie, entre 1975 et 1982, fonde en effet le modèle de réconciliation à l'espagnole sur le silence et l'absolution mutuelle des crimes du passé. Aucune épuration n'a eu lieu et l'amnistie de 1977 garantit l'impunité des bourreaux, en vertu d'un « pacte d'oubli » qui serait plutôt un accord tacite de silence passé entre les élites pour mettre de côté les querelles du passé et construire un avenir politique commun. Ainsi le consensus pour la paix et la démocratie prenait-il le pas sur les rancoeurs du passé. Suivant ce modèle, partagé à l'époque par l'opposition antifranquiste (communistes en tête), la Guerre civile apparaît comme une guerre fratricide dans laquelle les torts et les responsabilités sont partagés, les atrocités ayant été commises dans les deux camps. En témoigne la célébration du cinquantenaire du soulèvement en 1986, du temps du socialiste Felipe González, qui rend alors hommage aux combattants des deux camps, une certaine confusion s'instaurant entre les violences de la Guerre civile et la cruelle répression du franquisme. Aucune politique de réhabilitation de la mémoire républicaine n'est entreprise à cette époque, pas plus que pendant la décennie socialiste. Contre le devoir de mémoire s'est imposé un devoir de silence : il fallait se taire pour éviter de réveiller les fractures du passé et de provoquer le risque d'une nouvelle Guerre civile. C'est donc contre cette politique de suspension de la mémoire que s'est dressé le mouvement de récupération de la mémoire historique, la mobilisation civique venant ici pallier les carences des pouvoirs publics. Mais ce mouvement rencontre de vives résistances émanant des franges conservatrices de la société et des nostalgiques du régime antérieur, si bien que l'Espagne est aujourd'hui en proie à un véritable conflit de mémoires concernant l'héritage de la Seconde République, de la Guerre civile et de la dictature franquiste, aucun récit ne parvenant à s'imposer de façon hégémonique dans l'espace public. Car, au-delà des logiques familiales de deuil et de réparation, ce qui est en jeu dans ce « temps de la mémoire » dans lequel vit le pays (Henry Rousso) 8 ( * ) , c'est bien l'imposition symbolique d'une mémoire collective partagée.

Je conclurai cet exposé par deux exemples qui symbolisent les tensions entretenues autour de la mémoire nationale, l'absence d'une politique publique résolue en la matière laissant libre cours aux expressions passionnées qui rejouent dans le présent les souffrances du passé. Le premier concerne le rapport de l'histoire espagnole à sa propre mémoire. Les historiens espagnols se sont engagés d'arrache pied depuis les années 1980 dans une double entreprise de déconstruction des mythes sur la guerre édifiés par le franquisme et de rétablissement de la vérité sur le coup d'État et son implacable logique répressive, notamment en établissant le nombre des victimes. Or non seulement ce récit, dominant dans la communauté historienne, n'a pas bénéficié d'une politique de promotion dans l'espace public, dans les écoles notamment, mais il est en outre aujourd'hui confronté à un discours révisionniste néo-franquiste qui reprend à son compte l'historiographie franquiste sous couvert de scientificité - ainsi les ouvrages de Pio Moa sont diffusés à des centaines de milliers d'exemplaires contre quelques centaines du côté des historiens académiques.

Le second exemple touche à la justice, maillon central de la chaîne mémorielle. Il m'est, en effet, impossible de ne pas évoquer l'affaire Garzón, du nom du juge espagnol qui a fait arrêter le général Pinochet en 1998 et qui a tenté, dix ans plus tard, de faire le procès du franquisme. Alors pionnière en matière de pénalisation internationale des crimes contre l'humanité, l'Espagne rechigne néanmoins à faire le procès des crimes de son propre passé : la justice a vite refermé la procédure sous prétexte de l'absence de coupables, tous décédés. De plus, pour avoir tenté d'appliquer au cas espagnol la jurisprudence internationale, Baltasar Garzón a fait l'objet d'une plainte pour prévarication de la part d'un groupe phalangiste qui a été entendu puisque le magistrat a été suspendu de ses fonctions et est aujourd'hui en attente de son propre procès - paradoxe ultime d'une nation noyée sous le poids des émotions et des instrumentalisations partisanes du passé. Face à l'impossibilité d'obtenir justice dans leur pays, les victimes de la Guerre civile espagnole et du franquisme se sont finalement adressées à la justice argentine qui a accepté d'instruire leur demande, dix ans après que Garzón a inculpé les responsables de la junte militaire argentine et au moment même où se tient en France le procès posthume de Pinochet. La scène internationale apparaît ainsi de plus en plus comme l' espace victimaire par excellence, dans lequel la demande de justice peut être entendue, à défaut d'être l'espace partagé d'une gestion pacifiée de la mémoire nationale.

Jean-François SIRINELLI

Merci. Votre propos illustre la fécondité de l'approche comparatiste que Madame Catherine Tasca appelait de ses voeux ce matin. Nombre de questions que vous avez soulevées nous font réfléchir, soit par écart, soit par proximité, à des questions touchant notre histoire nationale. Au cours de la préparation de cette journée, nous avons songé à réfléchir également sur le cas polonais et nul ne semblait mieux qualifié que Monsieur Bafoil pour évoquer cette question, d'une part parce qu'il est l'un des grands spécialistes de l'Europe centrale mais aussi parce qu'il inscrit ses travaux sur la Pologne dans une perspective d'européanisation. A cet égard, son analyse se révélera très précieuse pour nous.

François BAFOIL,
Sociologue, directeur de recherche au CNRS

Merci Monsieur le Président. N'étant pas historien mais sociologue, je m'intéresse à l'histoire de la Pologne pour mieux comprendre la Pologne d'aujourd'hui. Quelle est donc la place de l'histoire dans les questions de mémoire et d'oubli ? Je souhaite montrer ici que la Pologne a une mémoire heureuse mais fondée dans une certaine mesure sur un immense oubli et sur la construction d'un mythe extrêmement positif.

J'aurais pu prendre pour points d'appui de mon analyse l'exemple de Katyn ou celui du traitement du communisme mais je préfère choisir des éléments historiques plus pertinents pour comprendre la situation actuelle de la Pologne qui dégage un taux de croissance positif de 3 % en 2009 au moment où tous les autres Etats membres de l'Union européenne sont en situation de crise et de décroissance. Je m'intéresserai donc aux fondements de cette formidable confiance qui accompagne l'intégration de la Pologne dans l'UE. L'exemple du syndicat Solidarité de l'été 1980 jusqu'au 13 décembre 1981 me semble fondamental à cet égard et il me semble nécessaire de comprendre comment la France et le bloc occidental ont contribué à créer le mythe. Solidarité a constitué un exemple unique de jonction entre d'une part, la communauté, la société, la famille et la foi catholique et, d'autre part, une vision autogestionnaire de la société. Vous vous souvenez du poids que ce syndicat a occupé dans les partis français, de droite comme de gauche, en raison du rôle de l'Eglise catholique portée à ce moment-là par la figure exceptionnelle de Jean-Paul II intimement liée à la construction de cette période 1980-1981. Cette vision d'un catholicisme social réunissant les classes et apaisant les tensions sociales rejoignait le vieux rêve de l'autogestion des partis de gauche. En 1990, cet espoir s'est transformé avec la fin du communisme.

Si l'on revient à l'espoir soulevé par Solidarité en 1980 et que l'on s'interroge sur ce qui justifie la formation de ce mythe extraordinaire et sur ce qu'il en reste aujourd'hui, on se rend compte qu'il ne reste rien de l'idéal sociétal parce que de la même façon qu'en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, une grande partie de l'opinion a rejeté le compromis politique requis par les nouvelles règles de la démocratie naissante et parce que des intérêts divergents ont fait éclater Solidarité en 1990. Le mouvement se divise alors entre une gauche réduite, un centre représenté notamment par l'historien Geremek et une droite plus souverainiste, représentée par les frères Kaczynski, qui s'affirme en contestant les accords de la table ronde signant un compromis entre les anciens communistes et les nouveaux maîtres de la Pologne. Ainsi l'entrée en politique fait-elle éclater le mythe de l'unité des intérêts sociaux.

Il faut cependant rappeler que Solidarité est d'abord un syndicat ancré dans les accords de Gdansk du 31 août 1981 et que la construction du mythe se comprend à partir de l'entreprise qui l'a fait naître. Or il ne reste rien de ce syndicat qui s'est compromis avec une partie de la droite en poussant son représentant à se porter candidat à la présidence en 1997 avant de repartir sur des bases syndicalistes très étroites. Après 1990, le temps du syndicalisme n'est plus, l'individualisation et le libéralisme l'emportant en Pologne comme dans le reste de l'Europe centrale. Dans tous ces pays où le syndicat a pu fédérer l'opposition au parti communiste dominant, les années 1990 ont été marquées par une modernisation de type libéral et occidental qui entre en contradiction avec la mobilisation des années 1980. N'oublions pas que les grands acquis de Solidarité concernant les conseils d'autogestion dans l'entreprise ont été supprimés en 1995 par ses successeurs, qui ont ouvert ainsi le pays aux investisseurs étrangers et l'on date de cette suppression le redémarrage de l'économie polonaise. Rien ne semble avoir subsisté de concret de Solidarité.

Cependant, la période entourant l'aventure de Solidarité voit la formation de la légende qui porte le développement des années 1990 et 2000. Il s'agit d'un mythe fondateur présenté comme le moment où la division de classes et celle des intérêts sociaux ont été défaites, un moment que l'on assimile à la résistance au grand voisin soviétique. D'une certaine façon, ce mythe fondateur constitue une réinvention des mythes qui ont jalonné l'histoire de la Pologne. Ainsi, le mois d'août 1980 fait-il écho à la victoire du maréchal Pilsudski face à l'avancée bolchevique le 15 août 1920, que les historiens polonais présentent comme le « miracle de la Vistule » compte tenu de la supériorité numérique de l'armée rouge et comme ce qui a sauvé l'Europe une nouvelle fois après la victoire de Jean Sobieski contre les Turcs en 1685. Solidarité a donc permis de faire revivre ce mythe de la Pologne défendant l'Europe contre les puissances impériales (turque, allemande ou soviétique). Enfin, le mythe de Solidarité prend également le visage d'une pacification de la scène polonaise entre les héritiers des deux frères ennemis qu'ont été Pilsudski et Dmowski au cours de l'entre-deux-guerres, porteurs de projets politiques antagonistes, l'un tourné vers l'Est, l'autre vers l'Ouest (ce dernier triomphant à l'issue de la Seconde Guerre mondiale).

Ce renouvellement des mythes et cette pacification intérieure se fondent également sur la mise à l'écart de certains débats qui ne verront pas le jour. En effet, le drame juif intervient uniquement par effraction dans la vie politique polonaise, par exemple lorsqu'un historien rappelle un massacre qui s'est produit en 1946 dans le sud-est du pays. Ce débat ne vient pas de la société civile mais de l'extérieur. De même, il a fallu une véritable mobilisation internationale pour mettre fin à l'affaire du carmel d'Auschwitz et retirer la croix qui planait sur le camp. Aucune réflexion n'a été menée sur les positions ouvertement antisémites du Ministre de l'Intérieur Moczar en 1968 ni sur certaines tendances antisémites réapparues dans les années 1980, notamment sous l'égide de Solidarité. Le travail des historiens sur ce sujet ne parvient pas à atteindre le débat social. De la même façon, la discussion de la période communiste n'atteint pas dans le débat public, sauf par effraction.

Je terminerai en soulignant que cette convocation des mythes renforce la formidable confiance que les Polonais peuvent avoir en eux-mêmes, de même qu'elle concourt à leur vision apaisée de l'histoire et de l'Europe. Finalement, quelles sont les conditions d'une telle mémoire heureuse ? La première réside en la quasi-absence de minorités ethniques dans la Pologne d'aujourd'hui : celles-ci représentaient pourtant 37 % de la population polonaise en 1939, mais elles ont disparu soit dans les camps de la mort (dans le cas des Juifs) soit parce qu'elles ont été expulsées (dans le cas des Allemands). Cette uniformité marque une différence importante avec les pays d'Europe centrale qui sont loin d'entretenir un rapport aussi serein avec le passé. Ainsi la Hongrie vit-elle toujours dans l'amertume du traité du Trianon. De même la Roumanie, la Slovaquie, la Bulgarie, les Baltes connaissent-ils des difficultés à intégrer certaines parties de leurs territoires ou certaines minorités ethniques présentes sur leur sol. A cet égard, la Pologne est le seul pays d'Europe de l'Est à avoir réussi la régionalisation imposée par l'UE. Toutefois, la souveraineté nationale regagnée en 1989 constitue une véritable fierté en Pologne et les Polonais ne négocieront plus sur ce point, ce qui nous oriente à mon avis vers une Union européenne d'Etats plus que vers une Europe fédérale, l'élargissement ayant à cet égard brisé la dynamique des années 1980. Parmi les mythes qui fondent la nation polonaise, nous retrouvons également une vision de soi proprement sacrificielle à l'égard du reste de l'Europe. Le niveau de préparation des Polonais à l'échéance de leur présidence de l'UE en juillet 2011 atteste de leur engagement européen, qu'ils considèrent comme un devoir national. Sur les dossiers qu'elle aura à gérer (la PAC, la cohésion et le partenariat oriental), la Pologne prouvera certainement qu'elle est une nation heureuse.

Jean-François SIRINELLI

Merci cher collègue. Vous nous avez rappelé que la mémoire n'est pas seulement un objet pour les historiens mais que nous partageons ce thème de recherche avec les sociologues. A cet égard, Maurice Halbwachs avait largement contribué à fonder cette réflexion scientifique sur la mémoire collective. Nous allons poursuivre cette table ronde avec l'intervention de Monsieur Jean François-Poncet que nous remercions de sa présence.

Jean FRANÇOIS-PONCET

Je ne crois pas que l'on puisse ignorer la question de l'existence d'une mémoire européenne. A ce sujet, il nous faut distinguer deux périodes : 1940-1945 et 1945-1962. La période de la Seconde Guerre mondiale a d'une certaine façon été unificatrice pour l'Europe dont tous les pays ont été impliqués de près ou de loin dans le conflit et concernés par la libération avec l'amorce d'une coupure entre l'Est et l'Ouest. Ainsi un réservoir de souvenirs communs s'est-il constitué à cette époque. A l'issue de la guerre, les Européens ont découvert avec stupeur l'existence des camps d'extermination nazis et la réalité de la Shoah : en voyant les rescapés de ces camps qui avaient plus l'apparence de revenants, ils ont mesuré l'ampleur du génocide et ont pris conscience de la Solution finale. L'Allemagne fédérale a fait face à cette page dramatique de son passé en l'intégrant à son histoire. Elle n'a pas cherché à minorer ce phénomène et l'on peut dire que l'Allemagne a été assommée pendant longtemps par la Shoah. Il a fallu attendre l'arrivée du chancelier Schroeder pour que les jeunes Allemands entendent qu'ils ne pouvaient être tenus responsables des errements de leurs ancêtres sans pourtant qu'il tente de minorer les faits incriminés. Il faut reconnaître à l'Allemagne d'avoir assumé ce rapport à son passé. A partir de 1950, la guerre froide a marqué la mémoire européenne en entraînant la division de l'Allemagne et de l'Europe entre l'Est et l'Ouest. A l'Ouest, c'est le miracle économique allemand et en 1962, le deutschemark est déjà la seule monnaie forte de l'Europe. L'Europe de l'Ouest vit sous la menace de l'armada massée à ses portes et c'est à la protection américaine qu'elle doit sa liberté. Tous les pays de l'Ouest vivent le miracle économique des Trente Glorieuses tandis qu'à l'Est, on assiste à l'installation de régimes satellites de l'URSS. Il a fallu attendre l'implosion de l'Union soviétique pour que la réunification de l'Europe se fasse et la mémoire européenne conserve le souvenir de cette période, constituée à la fois de drames et de miracles.

Jean-François SIRINELLI

Nous vous remercions d'avoir recentré le débat sur ces fractures et ces ondes de choc qui parcourent la planète entre 1945 et 1962 : la décolonisation et la fracture géopolitique entre l'Est et l'Ouest. Nous nous réjouissons maintenant d'entendre Monsieur Jacques Legendre pour la conclusion de cette journée.


* 1 Emilio Silva et Santiago Macias, les fosses du franquisme , Paris, Calmann-Lévy, 2006.

* 2 Annette Wieviorka, L'Ère du témoin , Paris, Hachette Littérature, 2002.

* 3 Voir les travaux de Sandrine Lefranc, qui analyse ce déploiement international à partir de l'exemple des commissions de vérité (« La justice transitionnelle n'est pas un concept », Mouvements , 2008/1, n°53, pp 61-69), ou de Julien Seroussi sur le principe de la compétence universelle, Les tribunaux de l'humanité : la mobilisation internationale pour la compétence universelle des juges nationaux, thèse de doctorat de l'Université Paris-Sorbonne, 2007.

* 4 Il s'agit essentiellement de Human Rights Watch, de la Fédération internationale des droits de l'homme et de l'International Center for Transitional Justice (ICTJ).

* 5 Des pensions ont rapidement été prévues pour les mutilés de l'armée républicaine (mars 1976), pour les anciens soldats de la République (mars 1978), pour les veuves et familles des victimes morts en conséquence de la guerre (novembre 1978), pour les blessés et mutilés de la guerre (décembre 1978) et pour l'ensemble des membres des forces armées ou de police (octobre 1984). Mais restaient encore des oubliés de l'histoire, d'autres catégories de victimes exigeant à leur tour d'être reconnues et indemnisées : les guérilleros des maquis antifranquistes par exemple (finalement reconnus en mai 2001 par le Congrès comme des « combattants pour la liberté et la démocratie » et des « soldats de la république »), les victimes d'épuration ou de spoliation de leurs biens (partis et syndicats), les anciens détenus (plusieurs régions se sont prononcées favorablement pour leur indemnisation pour trois mois minimum d'emprisonnement attestés), les exilés etc.

* 6 Maud Joly, « Guerre Civile, violences et mémoires : retour des victimes et des émotions collectives dans la société espagnole contemporaine », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], Coloquios, 2008, mis en ligne le 15 juin 2008. URL : http://nuevomundo.revues.org/36063

* 7 Julio Aróstegui évoque la « mémoire de l'identification ou de la confrontation », suivie de la « mémoire de la réconciliation » puis de la « mémoire de la restitution et de la réparation » (« Traumas colectivos y memorias generacionales: el caso de la guerra civil », Julio Aróstegui, François Godicheau, (eds.), Guerra civil. Mito y memoria , Madrid, Marcial Pons, 2006, pp. 57-92).

* 8 Henry Rousso, La hantise du passé , Paris, Éditions Textuel, 1998, p. 12.

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