Les délits non intentionnels - La loi Fauchon : 5 ans après - Actes du colloque



Palais du Luxembourg - 01 mars 2006

Allocution d'ouverture

Guy CANIVET,
Premier président de la Cour de cassation

Alors que certains événements laissent croire à des tensions entre l'Autorité judiciaire et le Parlement, il est remarquable, Monsieur le Président, que le Sénat ait associé la Cour de cassation à une réflexion, sous la forme d'un bilan, de cinq années d'application de la loi 10 juillet 2000. A rebours de cette tendance conflictuelle, ainsi que le montreront sans doute vos travaux, cette loi offre un exemple considérable de coopération positive et utile au bien public, entre le législateur, qui a très clairement annoncé et énoncé l'intention de la loi, et des juges, qui se sont efforcés de l'interpréter loyalement. Je vous remercie Monsieur le Président du Sénat d'avoir pris l'initiative de cette journée et je remercie également Monsieur le Sénateur Pierre Fauchon de l'avoir inspirée.

L'objet de la loi du 10 juillet 2000 est clair et tend, comme le montre son intitulé, à préciser la définition des délits non intentionnels. Sa genèse est bien connue. L'inquiétude des élus locaux face à la mise en cause de leur responsabilité pénale et la déception causée par le faible impact de la loi du 13 mai 1996, sont, à l'origine de cette réforme.

Préparée par le rapport d'un groupe d'étude constitué au Conseil d'Etat sous la présidence de Monsieur Massot, cette réforme a été hâtée par le dépôt d'une proposition de loi du Sénateur Pierre Fauchon. A juste titre, la loi a gardé son nom. Le colloque d'aujourd'hui montre à quel point il en assume la responsabilité et le suivi. L'accélération du processus législatif, qui a anticipé sur les initiatives gouvernementales, a été provoquée par le sentiment très vif d'une dégradation brutale de la situation des équipes en place - Monsieur le Président en a fait tout à l'heure une illustration très parlante - et l'impression d'une insécurité juridique menaçante. Ces convictions se sont exprimées avec vigueur au cours du débat et le sont encore aujourd'hui.

Cette loi était-elle fondée sur des raisons concrètes ? Après ce que vous avez dit, Monsieur le Président, j'aurais tort d'en douter. Selon les statistiques fournies à l'époque, du mois de mai 1995 au mois d'avril 1999, sur 500 000 élus, 48 ont été mis en cause pour des infractions non intentionnelles et quatorze ont été condamnés ; la fraction qui vous a été indiquée n'est donc pas inexacte. Mais il est vrai que, dans un tel domaine, les effets de sensibilité priment sur les données statistiques. Comme celle du 13 mai 1996, la loi du 10 juillet 2000 poursuivait l'objectif particulier de restreindre et d'encadrer la responsabilité pénale des décideurs publics. Elle le fait par une voie générale, la redéfinition des délits non intentionnels au sein de la redéfinition de l'article 121-3 du Code pénal. Mais elle le fait d'une manière beaucoup plus radicale et innovante que la loi précédente. C'est sans doute en raison de la nouveauté de l'approche qu'une partie de la doctrine a été sévère. Certains n'ont pas hésité à parler d'une « loi scélérate, qui méprise le droit des victimes, rompt l'égalité des citoyens devant la loi pénale et entreprend de soustraire une poignée d'élus locaux à la justice répressive ». Un autre stigmatise « la sinistre loi du 10 juillet 2000 destinée à valoir blanc-seing pour des élus et votée pour cette raison ». Mais il est vrai qu'une certaine doctrine pénale, la Chambre criminelle en sait quelque chose, ne donne pas dans la nuance. Gouvernée par la passion et parfois par la déraison, la critique criminelle se prête à la dramatisation et aux formules aussi abruptes que définitives. Néanmoins, en majorité, les commentateurs ont analysé le nouveau droit positif, sans s'appesantir sur l' occasio legis et ont reconnu que la réforme avait le mérite de s'inscrire dans une tendance plus large et plus ancienne d'enrichissement et de gradation de la notion de faute non intentionnelle.

Le dol était au centre des préoccupations des criminalistes du XIX ème siècle et c'est sous leur influence qu'ont été opérées des distinctions entre l'intention homicide, immédiate, et la préméditation, entre la volonté de donner la mort et celle de donner des coups qui ont provoqué des lésions mortelles. Certes, les infractions non intentionnelles n'étaient absentes ni de l'ancien droit, ni du Code pénal de 1810. Il a en effet toujours paru légitime de punir ceux qui causaient involontairement un dommage, en se désintéressant des risques que leur comportement créait pour autrui. Pour des raisons aussi bien philosophiques, tenant par exemple au triomphe de l'autonomie de la volonté, que matérielles, la faiblesse statistique des homicides et des blessures involontaires, ces infractions ne suscitaient alors que peu de commentaires et d'intérêt.

Les perspectives se sont évidemment inversées par l'accroissement de la circulation automobile. La délinquance routière a rapidement pris des proportions d'une catastrophe humaine et sociale, sans commune mesure avec ce qu'étaient les violences volontaires. Cette prise de conscience s'est étendue aux accidents du travail ainsi qu'aux dommages de masse, que peuvent engendrer la fabrication et l'utilisation de produits dangereux. L'exemple de l'amiante, que vous avez cité tout à l'heure, en est une parfaite illustration. La nécessité s'est alors fait sentir de réserver un traitement pénal différent à l'inattention et à la simple maladresse. En même temps et pour les mêmes raisons, il a semblé nécessaire de soumettre au droit pénal les comportements téméraires et les transgressions délibérées des règles de sécurité, qu'elles soient écrites ou non écrites. Les criminalistes ont souligné que l'attitude psychologique de celui qui, sans vouloir le résultat dommageable, avait délibérément commis un acte dont il connaissait les dangers, se situait entre l'imprévoyance, l'inconscience et le délit volontaire. C'est la théorie que nous avons tous apprise à l'Université de l'infraction praeterintentionnelle.

Nous savons que ces réflexions sur le dol éventuel ont été consacrées par le nouveau Code pénal sous deux aspects. Le premier est l'incrimination autonome de la mise en danger délibérée d'autrui, indépendamment de la réalisation d'un dommage. Le second est l'aggravation des peines encourues lorsque l'homicide ou les blessures involontaires procèdent d'une faute délibérée. En revanche et non sans hésitation, les rédacteurs du nouveau Code pénal ont renoncé à remettre en cause le principe de l'unité des fautes pénale et civile. L'affinement de la faute non intentionnelle a donc abouti à un renforcement de la répression à l'égard des formes les plus choquantes d'indifférence à la sécurité d'autrui, mais non pas à un allégement de la responsabilité pénale pour les défaillances les plus bénignes. A ce stade, il n'est pas inutile de rappeler que l'unité des fautes civile et pénale, a été affirmée, pour la première fois, par la Chambre civile de la Cour de cassation, il y a près d'un siècle. Dans le fameux arrêt du 18 décembre 1912, Brochet et Deschamps, il a été décidé que tout homicide ou blessure involontaire relevait nécessairement des anciens articles 319 et 320 du Code pénal, sans « que la légèreté de la faute commise puisse avoir d'autre effet que celui d'atténuer la peine encourue ». Et la Chambre criminelle dans un arrêt Gouron de 1934 a déduit de ce principe la conséquence logique de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil. Depuis 1912, la Cour de cassation a maintenu fermement sa position, en dépit de l'hostilité, d'abord générale et vive d'une doctrine, qui s'est finalement livrée à des appréciations plus nuancées. Afin d'expliquer, sinon de justifier le choix de la jurisprudence, plusieurs auteurs ont révélé que les termes d'imprudence et de négligence se retrouvent aussi bien dans le texte pénal dans l'incrimination d'homicide et de blessures involontaires que dans l'article 1383 du Code civil, de sorte qu'il paraissait illogique de donner aux mêmes termes une interprétation différente dans la loi pénale et dans la loi civile. En définitive, tout en déplorant que la sanction pénale fut appliquée à la défaillance la plus ténue, pour des motifs tenant apparemment à l'indemnisation des victimes, les penseurs les plus clairvoyants de la doctrine criminelle ont reconnu que la rupture des faute pénale et civile ne résoudrait pas aussi aisément que l'on pouvait le penser, le problème de la gradation de la faute non intentionnelle.

Comme l'ont indiqué certains commentateurs, si la jurisprudence s'est refusée pendant des siècles à différencier les fautes civile et pénale, la meilleure explication de cette constance réside dans la pratique impossibilité de dégager des critères suffisamment précis pour déterminer une hiérarchie des fautes selon leur gravité. Mais c'est précisément ce qu'a tenté de faire la loi du 10 juillet 2000 et vous aurez au cours de cette journée à vérifier si elle a réussi ce que la jurisprudence, et c'est logique, n'avait pas osé entreprendre. Cette loi a-t-elle créé des catégories assez claires et sûres pour soustraire à la sanction pénale, ce que l'on appelle des « poussières de faute » sans ouvrir le champ au subjectivisme judiciaire, subjectivisme que, je vous l'affirme, les magistrats sont les premiers à redouter ? C'est donc par une disposition inscrite dans l'article 4-1 du Code de procédure pénale, que la loi nouvelle a permis qu'une action soit engagée sous le fondement de l'article 1383 du Code civil, nonobstant une relaxe prononcée au pénal pour les mêmes faits. Dans le même esprit, cette loi subordonne la responsabilité pénale des personnes physiques, auteurs indirects des dommages incriminés à la démonstration d'une faute délibérée et caractérisée.

Pour autant, la loi du 10 juillet 2000 n'a pas chassé la faute légère du champ répressif. Toute défaillance reste punissable lorsqu'elle est imputable à une personne morale ou quel qu'en soit son auteur lorsqu'elle est en relation de causalité directe avec le dommage. Il a d'ailleurs été souligné au cours des débats parlementaires que l'identité des fautes civile et pénale n'était pas remise en cause dans l'hypothèse d'une causalité directe entre l'infraction et le dommage. Bien que le lien de causalité direct et indirect ait été choisi d'emblée comme la clé de répartition entre la faute simple et la faute qualifiée, les travaux parlementaires ont rapidement relevé le « caractère fuyant », selon les termes employés par Madame la Professeur Viney, de la notion de causalité. C'est donc afin de prévenir les interprétations indésirables, que la causalité indirecte a été très précisément décrite par la loi. Il faut a contrario que la cause directe ne puisse être entendue comme une : « cause immédiate, le facteur le plus proche du dommage dans le temps et dans l'espace » et non comme ce que l'on appelle dans notre jargon « la cause adéquate », c'est-à-dire comme une faute même lointaine, dont on pouvait notamment prévoir au moment où elle était commise, qu'elle entraînerait éventuellement un dommage. En somme, il s'agit de faire coïncider exactement la définition de la causalité indirecte avec la situation particulière des décideurs publics.

Les commentateurs n'ont pas manqué de relever que ce choix brouillait l'objectif affiché par le législateur de lier la sanction pénale à la gravité de la faute. La causalité indirecte débouche donc sur l'exigence d'une faute qualifiée, laquelle revêt la forme de la faute délibérée ou de la faute caractérisée. Cette dualité est le résultat d'un compromis entre le Sénat, qui n'avait retenu que la violation volontaire d'une obligation textuelle, et l'Assemblée Nationale, qui avait jugé ce seul critère trop réducteur. La faute délibérée tire sa substance, premier élément du terme, des éléments constitutifs du délit de mise en danger. C'est une catégorie claire mais étroite puisqu'elle répond à trois conditions :

· la connaissance du caractère spécial de l'obligation de sécurité ;

· son édiction par une loi ou un règlement ;

· une volonté démontrée de transgression.

Ces trois conditions sont cumulatives et restreignent par conséquent le champ de l'infraction. Cinq années d'application de la loi de 2000 ont confirmé que les juridictions avaient beaucoup de peine à rendre effectif et à faire exister le délit de mise en danger. Quant à la faute caractérisée, elle est issue d'un amendement gouvernemental. Si l'Assemblée Nationale avait reconnu qu'il n'était pas possible de laisser hors du champ de la responsabilité pénale les manquements grossiers à des devoirs non écrits de diligence et de prudence, elle avait envisagé la faute qualifiée sur le modèle d'une faute dite « inexcusable », définie alors par le droit social comme « une faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger qu'il ne pouvait ignorer ».

Souhaitant une solution moins déséquilibrée en faveur des victimes, notre Ministre de la Justice a introduit dans les débats parlementaires la notion de « faute caractérisée », faute caractérisée en ce qu'elle expose autrui à un risque d'une particulière gravité que l'auteur ne peut ignorer. La gravité du risque et sa connaissance étaient des éléments d'explication du terme « caractérisée » et, dans cette édiction définitive, ils sont devenus des conditions indépendantes et cumulatives. Il en résulte d'emblée un malentendu que les commentateurs n'ont pas toujours relevé. La faute caractérisée devait s'entendre, selon le Ministre, comme un « manquement évident, net, clairement marqué, sans référence à une hiérarchie des fautes. ». Elle est devenue dans les rapports des commissions des lois de l'Assemblée Nationale comme du Sénat une faute présentant un certain degré de gravité. Par la suite, l'assimilation de la faute caractérisée à la faute lourde s'est banalisée dans la doctrine et l'ambiguïté initiale a cessé d'être soulignée. C'est pourtant, je le crois, une des causes d'incertitude ayant des conséquences pratiques à moyen et long terme et l'expérience montre qu'il s'agit de l'un des biais par où s'insinue la subjectivité génératrice de différence de traitement entre les justiciables. Il serait donc nécessaire de lever cette ambiguïté.

Une autre ambiguïté a été soulevée au cours des débats parlementaires, par l'opinion unanime que la réforme des délits non intentionnels ne devait pas se traduire par une atténuation de la répression dans des domaines aussi sensibles que le droit du travail, de l'environnement, dont vous parliez tout à l'heure Monsieur le président, de la santé publique ou de la sécurité routière. Indépendamment des scrupules que ces réserves peuvent provoquer au regard du principe d'égalité devant la loi, cette volonté de sanctuariser certains contentieux est-elle praticable ? Avait-on oublié par exemple que les poursuites exercées contre des maires pour des pollutions causées par des stations d'épuration communales n'avaient pas été étrangères à l'adoption de la loi du 13 mai 1996 ? Quoi qu'il en soit, le drame de l'amiante a démontré les limites du cloisonnement des contentieux et les pouvoirs publics se sont trouvés contraints, du fait des protestations des victimes, de réexaminer l'impact de la loi du 10 juillet 2000. Ainsi un rapport sénatorial, consacré à cette catastrophe sanitaire, fait observer que la jurisprudence de la Chambre criminelle est d'une grande stabilité, en matière d'hygiène et de sécurité du travail, et qu'elle ne paraît pas avoir été profondément affectée par la réforme de 2000. Mais ce rapport relève simultanément dans les statistiques du Ministère de la Justice, une chute brutale à compter de 2001, du nombre des condamnations des personnes physiques pour des homicides ou des blessures involontaires commis dans le cadre du travail. Le rapport s'attarde également sur le dossier des salariés de l'usine Solac de Dunkerque. Il relève que le non-lieu,  qui a clos l'instruction, était fondé sur des circonstances que la mise en oeuvre des prescriptions relatives à l'amiante, bien qu'incomplètes et tardives, ne relevait pas, de la part de la direction, d'une violation manifeste et délibérée de la réglementation. La mission d'information du Sénat fait remarquer toutefois qu'une réforme de la loi du 10 juillet 2000 ne saurait rétroactivement aggraver le sort des personnes impliquées dans des affaires liées à l'amiante et que les difficultés d'instruction de ces dossiers sont imputables à l'insuffisance des moyens matériels, au moins autant qu'à des obstacles juridiques. Sur ces deux points, les conclusions de la Commission du Sénat ne peuvent être qu'approuvées. Les conclusions de la commission mise en place par l'Assemblée Nationale, citées précédemment, sont sensiblement différentes.

Cependant, il est vrai que remanier la définition de la faute pénale sous l'effet de l'émotion suscitée par le drame de l'amiante ne serait pas mieux avisé que de le faire en réaction à la condamnation d'un élu. Il faut être prudent face à toute loi réactive. S'il faut laisser le temps à la jurisprudence de se construire, le délai de cinq ans qui nous est soumis aujourd'hui est le temps minimum à partir duquel l'évolution de la jurisprudence peut être examinée. Plutôt que de contribuer à l'inflation législative, il n'est pas inutile d'ouvrir le débat sur la réponse la plus juste et la plus efficace à la délinquance non intentionnelle. Cette réponse est sans aucun doute à rechercher du côté de la prévisibilité du dommage, prévisibilité que la loi du 10 juillet 2000 a mise en avant dans la définition de la faute, mais qu'elle a quelque peu négligée dans l'analyse de la causalité. Dans un débat qui confronte l'efficacité de la répression des comportements asociaux, la protection des équipes, le traitement des dommages sériels et d'un autre côté les équilibres de la démocratie, il faut faire preuve de prudence, de nuance et de raison. Le Sénat n'incarne-t-il pas alors le lieu d'élection privilégié de ces trois vertus législatives, dont nous avons, en ces temps troublés, bien besoin?

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