Le Sénat de la Vème République - Les cinquante ans d'une assemblée bicentenaire



Sénat - 3 juin 2009
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OUVERTURE

Mme Monique PAPON, vice-présidente du Sénat, sénateur de la Loire-Atlantique

Mesdames, Messieurs, je vais solliciter votre attention quelques instants pour ouvrir ce colloque. Je voudrais tout d'abord m'adresser à Mesdames et Messieurs les professeurs, aux collègues qui sont dans la salle. Mesdames, Messieurs, j'ai le plaisir et l'honneur de vous souhaiter la bienvenue, au nom du Président du Sénat, pour ce colloque dont le thème est « Le Sénat de la Ve République, les cinquante ans d'une assemblée bicentenaire », colloque organisé en partenariat avec le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, avec la participation de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III).

Cette journée d'étude, consacrée au cinquantenaire du Sénat, la Ve République, privilégiera deux approches. Pour présenter le thème qui sera abordé au cours de la matinée, je serai tentée de paraphraser Saint-Just, ce qui n'est pas, vous vous en doutez, dans mes habitudes, en posant la question : le bicamérisme est-il une idée neuve en Europe ?

Le Sénat avait organisé, en février 2008, un colloque consacré au rôle des secondes chambres en Europe, vu sous l'angle de la représentation des collectivités territoriales. Aujourd'hui, c'est un aspect plus historique, mais articulé autour de problématiques toujours d'actualité, qui retiendra notre attention, grâce à l'intervention d'éminents universitaires qui évoqueront la naissance et l'histoire institutionnelle, parfois mouvementée du bicamérisme.

Le second thème auquel sera consacré cet après-midi est « Le Sénat aujourd'hui ». Sur ce sujet, je pense que la naissance du nouveau Sénat de la Ve République a permis le renouveau de ce que j'appellerai un bicamérisme d'équilibre, dans le droit fil des idées constitutionnelles exprimées par le Général de Gaulle dans le discours de Bayeux. Il disait : « Le premier mouvement d'une assemblée ne comporte pas nécessairement une clairvoyance et une sérénité entières. Il faut donc attribuer à une deuxième assemblée, élue et composée d'une autre manière, la fonction d'examiner publiquement ce que la première a pris en considération. »

L'intérêt de cette seconde partie du colloque naîtra également de l'intervention de mes collègues, sénatrices et sénateurs, qui, dans un esprit prospectif, donneront leur sentiment sur l'impact qu'aura la révision constitutionnelle de juillet 2008 sur le rôle du Sénat.

Aussi, Mesdames et Messieurs, le Président Gérard Larcher, sous le haut patronage duquel ce colloque est placé, a-t-il tenu à en prononcer, ce soir, le discours de clôture. Avant de passer la parole à Monsieur le Professeur Jean Garrigues, Président du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, qui co-organise ce colloque, je souhaite remercier, au nom du Président Gérard Larcher et en mon nom personnel, tous les intervenants et les participants qui nous font l'honneur d'être présents aujourd'hui au Sénat. Je vous remercie de votre attention et je vous souhaite un excellent colloque.

(Applaudissements)

PRÉSENTATION DE LA JOURNÉE

M. Jean GARRIGUES, professeur à l'Université d'Orléans, président du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique

Madame la vice-présidente, Mesdames, Messieurs, cette journée d'étude est la sixième que le CHPP, le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, organise en collaboration avec le Sénat. Chaque année, nous choisissons un enjeu de la vie parlementaire, et, au-delà, de la vie politique, dans une perspective en général commémorative.

En 2004, nous avons évoqué la thématique des femmes et du pouvoir, car c'était les trente ans du Secrétariat d'État à la Condition Féminine. En 2005, ce fut la laïcité, cent ans après la loi de séparation des églises et de l'État, en 2006, la question sociale dans la vie parlementaire pour le centenaire du ministère du Travail, en 2007, la question européenne pour les cinquante ans du Traité de Rome. En 2008, de façon assez naturelle encore, bien que l'absence de commémoration nous ait un peu surpris, nous avons souhaité évoquer la vie parlementaire, les cinquante ans de vie parlementaire de la Ve République.

Cette année, le sujet s'est presque naturellement imposé à nous. Il y avait longtemps que nous souhaitions aborder ce sujet, l'aborder dans une perspective pluridisciplinaire - historiens, juristes politistes -, comme nous en avons l'habitude au Comité d'Histoire Parlementaire et Politique. Notre propos est d'abord de revenir sur une certaine légende noire du Sénat qui repose d'abord sur un héritage historique, l'héritage de la Révolution jacobine, l'héritage de la IIe République qui, dans la tradition républicaine, a longtemps assimilé le Sénat à un Conseil des notables, conservateur, parfois même réactionnaire, et parfois même contraire à l'esprit de la démocratie.

Cette légende noire repose aussi sur une perception actuelle et assez partagée de la vie parlementaire sous la Ve République, que l'on considère marquée par le déclin des assemblées, et qui contraste avec ce qu'on appelle aujourd'hui l'hyperprésidence. Il est vrai que cette légende noire est alimentée par un certain nombre de questions que les citoyens peuvent se poser quant au mode de scrutin de la deuxième chambre, à la représentativité de ses membres, au questionnement qui se pose sur cette chambre-refuge pour des candidats malchanceux ou d'anciens ministres.

Pour nous, historiens, juristes, chercheurs - pardonnez-moi d'avoir évoqué des choses qui fâchent - il ne s'agit pas de combattre cette légende noire. Il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'hagiographie, mais tout simplement de comprendre, de réévaluer le rôle et la place de cette deuxième chambre, précisément dans la perspective d'une histoire longue, puisque c'est cette histoire longue qui, à notre sens, permet de comprendre l'importance, le rôle d'une institution dans notre histoire, d'où le titre de cette journée « Les cinquante ans d'une assemblée bicentenaire ».

Ce bicamérisme français est très ancien, il repose sur le moment fondateur de notre histoire contemporaine qu'est la Révolution française, le Conseil des Anciens - je le rappelle pour les étudiants qui sont nombreux dans cette salle - qui fut institué par la Constitution de l'An III en 1795, et qui concourait, avec le Conseil des Cinq-Cents, à la confection des lois, qui approuvait, rejetait les résolutions prises par le Conseil des Cinq-Cents et qui élisait les directeurs du pouvoir exécutif. Puis, ce fut le Consulat du Premier Empire, qui était plus une chambre de contrôle constitutionnel, puis qui devint aussi, avec les sénatus-consulte, une chambre législative, puis la Chambre des Pairs, le Sénat du Second Empire, le Sénat de la IIIe République, sur lequel je reviendrai tout à l'heure, le Conseil de la République, et puis ce Sénat de la Ve République qui a marqué un renouveau incontestable de cette tradition bicamérale.

C'est une histoire très riche et une histoire qui, manifestement, pour tous ceux qui s'y intéressent, et nous en faisons partie, est une histoire qui n'a pas été assez explorée par les chercheurs, les historiens, les politistes, par les juristes. L'intention, l'un des objectifs de cette journée est donc de faire le point sur les recherches nouvelles qui se sont articulées autour de cette deuxième chambre.

En effet, jusqu'à une date récente, les recherches sur le Sénat français ont été assez peu nombreuses. Il fallait remonter par exemple en 1969 pour trouver une histoire globale de la Chambre haute, due d'ailleurs à un juriste, Jean-Pierre Marichy, qui s'appelle « La deuxième Chambre dans la vie politique française depuis 1875 ».

Mais depuis une quinzaine d'années, incontestablement, on assiste à un renouveau des recherches sur cette question : renouveau de la part des juristes, beaucoup, par exemple, l'ouvrage de François Chevalier « Le Sénateur français de 1875-1995, essai sur le recrutement et la représentativité des membres de la seconde Chambre ». Un renouveau prosopographique : on pense à l'ouvrage collectif dirigé par Jean-Marie Mayeur et Alain Corbin sur « Les immortels du Sénat, les sénateurs inamovibles de la IIIe République ». Un renouveau biographique : on pourrait citer la grande thèse de David Bellamy sur « Geoffroy de Montalembert, un aristocrate en République ». Un renouveau historien que l'on doit, de façon d'ailleurs assez symptomatique, à un Britannique qui est présent parmi nous, qui est un ami du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, qui s'appelle Paul Smith et qui, le premier, nous a offert en 2005, 2006 « A History of the French Senate », en deux volumes, qui n'est pas encore traduit, et nous espérons bien que Paul Smith aura bientôt l'occasion de nous offrir la version française.

J'y ajoute la contribution de l'ouvrage collectif, que j'ai eu le plaisir de diriger, « L'Histoire du Parlement de 1789 à nos jours », qui a été publié en 2007 et dans lequel nous avons tenu, avec mes collègues, à donner toute sa place à cette deuxième chambre, à cette tradition bicamérale, qui est très importante dans l'édifice constitutionnel de la IIIe République.

Bien sûr, il y a une troisième raison, au-delà de cette profondeur de champ historique, au-delà de ce renouveau bibliographique qui nous semble nécessaire : c'est l'occasion commémorative, puisque - c'est ce qui explique les cinquante ans de l'assemblée bicentenaire - nous commémorons la remise en route, sous la Ve République, en 1959, de ce Sénat, défini par les institutions de la Ve République. Une histoire qui, d'ailleurs dès le début, entre 1958 et 1962, est une histoire extrêmement mouvementée, dans laquelle le Sénat joue un rôle de résistance face aux autres pouvoirs, de contre-pouvoir, de fer de lance du « cartel des non », avec son président Gaston Monnerville. C'est une histoire qui est beaucoup moins figée qu'on ne pourrait le croire, beaucoup moins monolithique. Les fils conducteurs de notre histoire politique contemporaine sont ceux de la modération, une famille des modérés, hélas, pas assez connue des historiens, et aussi celle de la garantie républicaine, pour laquelle le Sénat a joué traditionnellement un rôle très important.

Ce rôle s'est incarné dans les figures présidentielles, les présidents du Sénat. Pour ne parler que de la Ve République, c'est la figure d'Alain Poher, figure méconnue, et celle beaucoup plus connue, puisqu'il nous fera l'honneur d'être parmi nous et de nous donner son haut patronage, celle de Gérard Larcher. Ces figures de présidents du Sénat concourent, me semble-t-il, sans aucune flagornerie, à cette crédibilité républicaine qui a été quelque peu malmenée, au moment du renouvellement de 2008, avec la parution d'un certain nombre d'ouvrages polémiques, d'articles qui s'en sont pris à cette deuxième chambre.

Si on se réfère à une enquête de l'Ifop publiée deux semaines avant les sénatoriales de 2008, on constate quand même que 61 % des Français jugeaient que le Sénat joue un rôle politique important dans la politique en France, que 67 % le trouvaient utile à l'élaboration des lois et 61 % utile à l'équilibre des pouvoirs. Certes, seuls 28 % le jugeaient représentatif de la population et 25 % moderne. C'est sans doute tout l'enjeu des discussions que nous trouverons cet après-midi.

Il nous revient aujourd'hui d'expliquer, de relativiser ces jugements collectifs du passé ou du présent, à travers les regards croisés, qui sont ceux des historiens, autour du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique que j'anime, mais aussi avec l'amitié et la collaboration des enseignants du Centre d'Histoire Politique de Sciences Po, dirigé par Jean-François Sirinelli ; avec la collaboration qui nous est extrêmement précieuse, et pour laquelle nous sommes tout à fait reconnaissants, des juristes de l'Université Paul Cézanne d'Aix-Marseille III ; et puis aussi, bien sûr, selon la tradition de ces colloques du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, la contribution des acteurs politiques, qui vont intervenir dès ce matin, avec Michèle André, et de façon très décisive cet après-midi, y compris avec la cérémonie ou le discours de clôture, plus exactement, de Gérard Larcher.

Mon dernier mot sera donc pour le remercier du haut patronage qu'il a bien voulu nous accorder, pour remercier tout spécialement le Secrétaire général du Sénat, M. Alain Delcamp, qui a rendu possible, comme toujours, cette journée, les équipes qui travaillent avec lui, Charles Waline, Catherine Escoffet et, je termine toujours par lui, mon indispensable acolyte, Frédéric Attal, Maître de conférences à l'École Normale Supérieure de Cachan, qui a été la cheville ouvrière de ce colloque. Je vous remercie de votre attention. Les débats vont pouvoir commencer. Merci.

(Applaudissements)

LE BICAMÉRISME DANS L'HISTOIRE
SESSION I : L'INSTALLATION DU BICAMÉRISME
Présidence de M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Mesdames, Messieurs, je me réjouis du privilège qui m'est donné de modérer, comme on dit - mais modérer suppose des passions qui, peut-être, ne nous submergeront pas dès notre première table ronde - de présider ce premier débat. Pour un historien, comme, je le pense, pour des juristes aussi, c'est un magnifique sujet que celui qui nous réunit aujourd'hui, propre à aiguiser notre appétit intellectuel et civique. Pour ma part, héréditairement, on me l'a appris presque dès mon berceau.

En évoquant l'installation du bicamérisme, puisque c'est le thème de notre rencontre-débat, nous allons forcément rencontrer toute une série de questions fondamentales en démocratie. La question de la division horizontale des pouvoirs politiques, la question de l'affrontement des forces sociales qui, dans l'histoire de la genèse de la seconde Chambre, dans tous les pays, a compté et a pesé, la question de l'efficacité et de la promptitude ou de la lenteur nécessaire, précieuse ou périlleuse, c'est selon, dans l'élaboration des lois, la question de la diversité des types de représentation des citoyens, tout cela à partir des quatre modèles principaux que Karen Fiorentino et les autres intervenants vont, je le pense, décrire et qui sont à l'origine de la seconde chambre, des « hautes assemblées ».

Le premier modèle est celui que l'Angleterre nous a légué depuis la fin du XIVe siècle, avec des classes dirigeantes minoritaires qui ont institutionnalisé de la sorte leur capacité de réagir en face des forces montantes, celles notamment de la bourgeoisie qui suscita l'apparition de la Chambre des Communes.

Le deuxième modèle est celui, bien différent, des Etats-Unis d'Amérique, avec le fédéralisme s'affirmant en face de Washington, selon des processus et selon des temporalités dont nous connaissons les évolutions et le déroulement.

Et puis, en troisième lieu il y a eu la France de la Révolution, qui a été très inventive dans ce champ - je dis cela sans excès de chauvinisme - et qui, pour sa part, a essentiellement réfléchi à une division des compétences, surtout à compter du Directoire et à partir de l'expérience de la Convention, magnifique, splendide, lumineuse à tant d'égards et cruelle à tant d'autres, et dont on avait vu qu'elle pouvait représenter, aux yeux de la population entière, le péril d'un pouvoir devenu collectivement trop monocratique, si je puis employer cette formule contrastée. Une chambre qui propose, une chambre qui décide, le Conseil des Cinq-Cents, le Conseil des Anciens : voilà une autre source du bicamérisme.

On rencontre enfin, bien sûr, dans une quatrième direction, la réflexion classique sur la double représentativité des citoyens, comme électeurs ou comme exerçant de façon plus organiciste des activités économiques et sociales. Cela nous conduirait à des commentaires sur le référendum de 1969, que je me garderai de développer aujourd'hui, même si, bien sûr, je demeure convaincu organiciste - héréditairement peut-être à nouveau - que le Sénat, si ce référendum avait été adopté, loin de disparaître, aurait au moins maintenu, peut-être développé son influence dans la République.

Pour un historien, vous sentez bien qu'il y a vraiment là tout ce qui fait notre bonheur. D'abord le problème de la différence des rythmes, leur entrelacs sous l'apparence superficielle et linéaire de ce que nous apercevons de quotidien en quotidien. Cette différence des rythmes, c'est la matière même de notre travail. S'il y a un lieu où il faut parler des rythmes, où il faut penser en termes de tempos superposés, c'est naturellement le Sénat, puisqu'il lui échoit le devoir de cet effort pour ne pas se laisser entraîner par l'immédiateté des passions et des analyses.

Il me semble, nous pourrons en parler dans d'autres tables rondes, que le quinquennat qui a été adopté et qui a, même s'il n'exclut pas entièrement toute possibilité de cohabitation, rendu cette cohabitation moins vraisemblable, ce quinquennat, qui a, en quelque sorte, comprimé le rythme de l'Assemblée, rend encore plus nécessaire que d'autres pouvoirs de la République soient élus différemment, vivent selon une autre allure. Comment ne pas évoquer Clemenceau dans cette salle qui porte son nom en passant un peu plus vite qu'ailleurs sur le jeune Clemenceau, même si nous l'aimons aussi, celui qui se méfiait du Sénat, pour arriver à celui qui a été élu en 1902, qui est resté sénateur jusqu'en 1919, ce Clemenceau qui disait : « Le Sénat, c'est le temps de la réflexion ». Cette idée de tempo est décidément fondamentale. On pourrait évoquer d'autres images, telle celle du doyen Barthélemy qui disait : « La vue est une, mais je vois mieux avec deux yeux ».

À partir de là, nous allons débattre de toutes les variantes possibles d'une seconde chambre. Des modalités de scrutin qui peuvent être plus ou moins efficaces pour servir les fins que je dis. Des vitesses entremêlées: quels rythmes, quelle durée ? Six ans, neuf ans, etc. ? Et puis, de la définition de son pouvoir, avec cette observation qui a souvent été faite, Monsieur le Président, par les juristes (je ne sais pas si vous la ratifierez) : pour que le Sénat perdure et s'installe dans l'adhésion et, pourquoi pas ?, dans l'affection des citoyens, il faut qu'il ait une spécificité qui, à la fois, ne soit pas trop faible, parce qu'alors pourquoi le justifier, ni trop forte, parce qu'alors cela pourrait conduire à voir en elle un frein trop puissant pour les volontés populaires, décisives en démocratie.

C'est cet équilibre - parler d'équilibre au Sénat est tout naturel - que nous allons, j'imagine, trouver dans notre conversation à quatre voix, ou plutôt à trois voix, puisqu'à partir de maintenant je me bornerai essentiellement au rôle de président de cette table ronde

J'espère d'abord n'avoir pas pris trop des raisins au cake de Karen Fiorentino, comme on dit en Angleterre. Nous allons vous écouter, Madame, pendant une quinzaine de minutes. Vous êtes maître de conférences à l'Université de Bourgogne et vous allez nous parler du « bicamérisme en débats ». Madame, nous nous réjouissons de vous entendre.

Le bicamérisme en débats - Mme Karen FIORENTINO, maître de conférences à l'Université de Bourgogne

Je vous remercie, Monsieur le président. Je suis un petit peu embêtée, je pensais commencer ma communication, justement, avec une citation de Clemenceau, celle que vous avez évoquée, mais je vais quand même la rappeler, parce qu'elle est très intéressante : « Pendant une partie de ma vie, j'ai eu foi en la Chambre unique, comme émanation directe du sentiment populaire. J'en suis revenu, les événements m'ont appris qu'il faut laisser au peuple le temps de la réflexion. Le temps de la réflexion, c'est le Sénat. »

Cette confession de Clemenceau, qui fut pourtant un des plus féroces détracteurs de la seconde Chambre, est bien révélatrice d'une forte attraction du bicamérisme, au sein des différents régimes pratiqués en France. Pourtant, cette force d'attraction va de pair avec de régulières remises en question. Aujourd'hui encore, on peut observer un clivage entre les partisans et les adversaires de cette institution, et il est rare qu'il ne s'écoule un mois sans qu'une flèche ne soit décochée en direction du Luxembourg, dans un article de presse, quand ce n'est pas dans un pamphlet, pour le moins acerbe.

Comprendre l'enracinement de cet organe en France revient à s'interroger sur les préjugés qui l'ont entouré et que l'on retrouve d'ailleurs d'époque en époque, ainsi que sur la pratique du bicamérisme dans un pays, qui voue pourtant un culte particulier à l'unité. Ce que Maurice Schumann a appelé un jour « l'Édit de Nantes permanent de la République » est le fruit d'une longue histoire institutionnelle, qui débute en 1789 et qui se poursuit de nos jours. Les débats révolutionnaires, ceux de 1789, sont particulièrement intéressants, même si la présence d'une Haute assemblée est repoussée, parce qu'ils révèlent précisément un questionnement sur l'identité de la seconde chambre française et les raisons qui justifient son rejet.

J'envisagerai donc, très rapidement, les arguments avancés en faveur de la seconde chambre dans les mois qui suivent l'avènement de la souveraineté nationale, avant d'examiner les idées qui emporteront l'adoption du monocamérisme.

A la Constituante, la défense de la Haute assemblée est l'apanage des monarchiens. Ce terme n'existe pas en 1789, il n'apparaît que deux ans plus tard, en 1791, pour désigner cette frange minoritaire de l'Assemblée, qui a défendu un certain nombre de postulats, au rang desquels le veto absolu pour le Roi et la création de deux assemblées parlementaires. A l'intérieur de ce groupe, certains noms reviennent régulièrement, notamment celui de Mounier, de Malouet, de Lally-Tollendal, de Virieu ou de La Luzerne.

Les monarchiens estiment que la nouvelle organisation constitutionnelle ne peut faire l'économie d'une seconde chambre, premièrement, parce que le monocamérisme est intrinsèquement vicié ; deuxièmement parce que la Haute assemblée est garante de modération politique. Dans l'idée des monarchiens, il faut avant tout poser des bornes à la souveraineté du corps législatif. Il ne s'agit pas de nier le passage à la souveraineté nationale, mais de mettre celle-ci à l'abri des abus que risque lui faire courir une trop grande liberté de l'Assemblée. En effet, après la prise de la Bastille, il semble que l'atmosphère soit plus favorable à une radicalisation qu'à une modération.

Il devient dès lors capital de faire adopter à l'Assemblée des mesures, qui sauront la préserver de cette atmosphère, et repousser l'influence de la foule. La réponse la plus adéquate aux événements consisterait à introduire, dans le futur modèle du pouvoir législatif, un bicamérisme qui éloignerait de la sphère politique l'enthousiasme populaire. Il faut rendre indépendante la représentation de la Nation, des idées de la foule. Bien que la solution bicamérale n'ait jamais été pratiquée en France, donc qu'elle ne bénéficie pas de légitimité historique, il faut mettre au point un système qui organiserait la représentation, de manière à éviter toute précipitation intempestive au sein des délibérations.

Accepter une Chambre haute pour les monarchiens reviendrait à laisser entre ses mains les choix politiques fondamentaux. Or, une seule chambre serait nécessairement influencée par le peuple, et le peuple est, par nature, extrêmement versatile. Si les constituants acceptent le bicamérisme, ils risquent d'être confrontés à une force jusqu'alors ignorée, qui est celle de l'opinion publique. Ils risquent de perdre leur indépendance, ce qui entraînerait une perte de crédibilité du personnel politique.

Le pouvoir législatif, abandonné entre les mains d'une seule chambre, risquerait de devenir l'expression d'un rapport de force. En 1789, au contraire, il faut privilégier la concertation, soumettre la loi à deux examens distincts. Il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion, d'autant plus que la norme, une fois édictée et promulguée, ne sera susceptible d'aucun recours. Quels que soient les termes de son adoption, elle deviendra définitive, sauf à rencontrer le veto royal, procédé qui fera long feu.

Dans ces circonstances, il semble évident, pour les monarchiens, que les lois ne puissent refléter réellement la volonté nationale. Les lois, pour ce courant d'auteurs, ne peuvent aller à l'encontre de la Constitution, mais également d'un certain nombre de principes qui en découlent. Une loi injuste pour les monarchiens a sûrement la forme d'une loi, mais ne peut prétendre en être véritablement une. Les monarchiens ont, en effet, une vision de la loi qui repose sur la raison universelle. Si une loi s'oppose à la raison, d'une certaine manière, elle deviendrait illégale. La volonté de la Nation ne peut donc contredire certains principes essentiels, sans perdre de sa légitimité. Il faut poser des bornes à cette volonté pour éviter qu'elle ne dégénère en tyrannie.

Les monarchiens concrétisent, sans l'avouer, les fondements d'un contrôle de constitutionnalité des lois, et on ne peut qu'être interpellé par le fait que, quelques années plus tard, cette fonction va être accordée à un Sénat, même si, dans le cadre de la Constitution consulaire, le Sénat n'est pas véritablement une seconde chambre. Refuser le principe de la chambre unique revient, pour les monarchiens, à mettre au-dessus de la volonté pure des députés s'exprimant au nom de la Nation, un corps de principes intangibles. Or, le monocamérisme ne garantit pas ces principes, il représente l'action sans limite des députés. Pour concevoir une loi qui soit réellement le reflet de la volonté générale, il faut entourer sa genèse de conditions particulières.

En dépit des arguments avancés, que j'ai résumés ici, le bicamérisme est repoussé par les constituants, au profit d'une assemblée unique. Le bicamérisme est dénigré par la Constituante, non seulement parce qu'une seconde chambre serait inutile, mais également parce que celle-ci irait à l'encontre des nouvelles valeurs politiques. L'année 1789 est celle d'une table rase du passé. L'histoire de France est reniée, au profit d'une nouvelle organisation constitutionnelle. Il faut donc créer, et non pas adapter.

Or le monocamérisme est en parfait accord avec la logique de 1789, c'est-à-dire la volonté de créer un modèle typiquement français. L'anglomanie, qui fut un pilier des salons du XVIIIe siècle, semble s'effacer lors des débats de la Constituante. Ce modèle a pu servir, pendant un temps, d'exemple, mais comme le met en exergue, non sans chauvinisme, l'Abbé Grégoire, on ne peut regarder la Constitution anglaise, comme je cite « la meilleure possible, mais comme une des meilleures existantes. C'est l'opinion qu'en aura bientôt l'Europe entière, lorsque les Français auront achevé la leur ».

Dans l'esprit des constituants, modèle anglais et seconde chambre s'amalgament, comme le prouve cette tirade de Lanjuinais : « Ceux qui veulent que ces deux chambres existent, s'égarent avec les auteurs dont ils invoquent les suffrages. Loin d'ici les sentiments de l'inconséquent Delolme, de ce Montesquieu qui n'a pu se soustraire aux préjugés de sa robe ; loin d'ici le suffrage de l'Anglo-Américain, M. Adams, de ce Don Quichotte de la noblesse, précepteur corrompu d'un grand seigneur, ils ne nous en imposent plus ».

De son côté, Rabaut-Saint-Etienne estime que « la pairie britannique n'est que le rebut d'une période féodale d'affrontements entre deux forces politiques, le témoin historique honteux des exigences seigneuriales ». Cette pairie britannique ne peut avoir aucun poids dans un gouvernement représentatif, parce qu'elle n'aurait aucune légitimité. Ce choix a été celui de l'Angleterre. Pourquoi est-ce que la France régénérée devrait suivre ses pas ?

Néanmoins, aucune critique de la seconde chambre n'est aussi acerbe que celle de la noblesse française. Les monarchiens le savaient parfaitement. Lorsque Lally-Tollendal monte à la tribune, le 9 septembre 1789, pour défendre une nouvelle fois le projet du Comité de Constitution, Mounier parcourt les rangs des députés des communes en leur expliquant que ce sont les nobles et les aristocrates qui s'opposent à l'établissement d'une seconde chambre. Deux raisons expliquent ce rejet : premièrement les nostalgiques de l'ordre ancien veulent à tout prix condamner une Constitution devant établir durablement une monarchie constitutionnelle. Pour la voir sombrer, cette Constitution, le plus rapidement possible, il faut pratiquer la politique du pire. Donc, empêcher l'établissement d'une seconde chambre, censée rationaliser le processus législatif, correspond à une tactique mûrement élaborée. Cet état d'esprit est bien résumé par l'Abbé Maury : « Si vous établissiez deux chambres, votre Constitution pourrait se maintenir. »

Deuxièmement, la noblesse envisage naturellement que la Chambre haute, le Sénat monarchien, peut fonctionner sur le même modèle que la pairie britannique, ce qui n'était pas du tout prévu. Néanmoins, cette impression va déclencher un sentiment de jalousie de la part de la petite noblesse. Plutôt que de laisser uniquement à certains de ses membres, les Pairs de France, la faculté de siéger au sein de ce Sénat, la noblesse, dans son ensemble, va préférer condamner cette institution. La Haute assemblée, en 1789, est coincée entre deux types d'hostilité : celle de la noblesse et celle de la gauche de l'Assemblée qui, derrière le Sénat, ne voit qu'une assemblée aristocratique, une assemblée de privilégiés. Or, toute idée de distinction est à proscrire au sein de la représentation politique en 1789. L'échec du bicamérisme, à cette époque, s'explique également par la crainte de voir s'affermir le poids de la noblesse. Pour rompre avec le passé honni, il faut innover et consacrer une chambre unique qui sera le reflet d'une volonté nationale unique. Installer deux assemblées reviendrait à dénaturer la future loi, à l'adapter à un jeu de navettes entre deux chambres.

Ce concept d'unité n'attend pas 1793 pour s'imposer. Il est présent dès les premiers débats constituants. La Nation étant une, sa volonté doit être une également, tout comme doit l'être sa représentation. Pour conserver l'intégrité du législatif, il faut accepter son unité. Nombre de constituants vont procéder à une assimilation entre la Nation et sa représentation, c'est-à-dire entre le fond et la forme. Cette assimilation géométrique va aboutir, in fine, à la consécration de la toute-puissance des députés.

Cette conception du législatif explique aussi que, très rapidement, bicamérisme et idéologie contre-révolutionnaire vont être amalgamés. Pour s'en convaincre, il n'est qu'à lire les récits des monarchiens, lorsqu'ils exposent leurs projets de seconde chambre. Même lorsque ce groupe éclate à la Constituante, les membres qui préfèrent rester dans le jeu politique plutôt que de s'exiler vont être stigmatisés par le sceau infâme du bicamérisme. Même Siéyès, que l'on ne peut pourtant pas soupçonner de sympathie envers les deux chambres, va être dénoncé comme l'un de ses ignobles promoteurs, lorsqu'il propose une simple division, une division souple entre les membres d'un même corps législatif.

L'apothéose de ce dénigrement aura lieu le 7 juillet 1792, peu de temps avant la chute de la Monarchie, lorsque le député Lamourette propose aux membres de la Législative d'afficher, haut et fort, leur rejet de la République et des deux chambres en s'embrassant, d'où le nom de « baiser Lamourette », qui est resté attaché à cet épisode. La clameur, la vive clameur qui en résulte est bien révélatrice de l'état d'esprit du moment, à défaut d'avoir une quelconque valeur prémonitoire. Ces arguments se fondant sur l'unité, s'en rajoutent à d'autres relatifs, eux, au travail de l'organe législatif en lui-même.

Pour respecter le temps de parole qui m'a été imparti, je passerai directement à la conclusion. Je dirai donc que le projet d'installer, dans la Constitution française, une Haute assemblée, soutenu par une minorité d'auteurs et d'acteurs politiques, ne voit pas le jour en 1789. Cet échec pourrait s'expliquer par la haine des nobles et la crainte d'une scission du législatif, qui mettrait un frein à l'enthousiasme populaire. En réalité, dès le 17 juin 1789, l'arrêt d'une représentation nationale une et indivisible a d'ores et déjà condamné, en substance, le bicamérisme. L'assimilation entre l'autorité s'exprimant et la forme de l'organe chargé de s'exprimer en son nom conduit également à nier l'utilité de la Haute assemblée. La France a fait le choix de la simplicité, choix relayé par les peurs de l'époque. Néanmoins l'idée bicamérale, une fois évoquée, va demeurer présente dans les esprits, à défaut d'avoir pu se fonder sur un consensus suffisant.

Ce rendez-vous manqué entre histoire et institutions est également imputable à une grande confusion qui pousse les acteurs de l'époque à amalgamer contre-révolution et seconde chambre, mais en définitive, les arguments de Mounier mettant en scène l'incohérence d'une assemblée unique seront finalement repris par les régimes suivants, peut-être mus par ce cri du coeur de Buzot : « Ce qui me tue, ce n'est pas Robespierre, c'est l'absence d'un Sénat ». Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Je vous remercie au nom de tous, Madame, d'avoir si bien ouvert notre réflexion, nous confirmant que, dans ce moment extraordinaire de la période révolutionnaire, dans ce creuset circulent déjà toutes les passions et toutes les réflexions sur le grand thème, qui nous rassemble aujourd'hui. On voit, parmi les passions affrontées et de brèves tendresses du type Lamourette, comment vous l'avez parfaitement fait ressurgir, comment les grandes questions se posent, même si les réponses restent incertaines, en tout cas, forcément provisoires.

Maintenant, nous allons avancer dans le temps, puisque nous allons nous concentrer sur la Chambre des Pairs, avec l'apparition du bref parlementarisme français. M. Marc Péna est professeur à la Faculté de Droit et de Science Politique de l'Université Aix-Marseille, dont il est également le président, université qui porte le beau nom de Paul Cézanne. C'est maintenant à Monsieur le Président Péna que j'ai plaisir à donner la parole.

La Chambre des Pairs et l'apparition du parlementarisme français - M. Marc PÉNA, professeur de la Faculté de Droit et de Science politique, président de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III)

Merci beaucoup, Monsieur le président. Juste avant de commencer ma communication, je voudrais remercier, cela a été fait déjà tout à l'heure, le Secrétaire général du Sénat qui a permis, notamment, la collaboration entre le Sénat, votre comité, cher collègue, et mon université, donc, en tant que président, avant de parler en tant que professeur, je tenais à le dire ; et puis, en tant que président, par les temps actuels, ceci me fait un peu de vacances, vous comprendrez pourquoi je dis cela, donc je remercie d'autant plus Alain Delcamp.

Tout à l'heure, cher collègue, vous évoquiez la légende noire du Sénat. Que pourrions-nous dire de la Chambre des Pairs, condamnée par l'histoire, par la Révolution de 1830, sous sa forme en tout cas de 1814, et déjà extrêmement critiquée au temps même de son activité ! Pourtant, le paradoxe est connu, et cela vient d'être rappelé par notre président de séance : on peut affirmer que la Chambre des Pairs joue un rôle fondamental dans l'apparition du parlementarisme français, suite à la période révolutionnaire, et à ses débats qui viennent d'être remarquablement exposés concernant notamment l'impossibilité, en quelque sorte, de l'existence politique et institutionnelle d'une seconde chambre.

L'apparition d'une seconde chambre en 1814 est le résultat, en fait, de vingt-cinq années de débats constitutionnels et politiques autour de la Chambre haute, cela vient d'être rappelé. Les premiers partisans français de la Chambre des Pairs, Necker, les monarchiens, une partie de l'aristocratie libérale, présentaient un point commun, qui va se retrouver en 1814, cela a été également dit : tous avaient le regard fixé vers l'Angleterre, vers le modèle anglais.

Cette Constitution anglaise qui avait tant influencé, bien entendu, le XVIIIe siècle français, qui avait subi une parenthèse critique, au moment de la Révolution française et qui, dans les conditions de 1814, c'est-à-dire la fin de la période révolutionnaire, la fin de l'expérience républicaine, l'effondrement du césarisme, ouvre une nouvelle étape de cette référence anglaise. Or, en 1814, au moment où la monarchie revient au pouvoir, le référent anglais est fondamental. Il permet immédiatement d'asseoir la monarchie dans un contexte libéral. Il représente déjà un compromis transactionnel entre monarchie et libéralisme. L'adhésion à ce modèle guide les rédacteurs de la Charte, guide ceux qui vont essayer d'institutionnaliser deux chambres et le bicamérisme français. Cependant, il convient de préciser les modalités d'adhésion à ce référent anglais.

D'abord, le pont jeté entre les lords anglais et la pairie est directement lié à la victoire de la doctrine bicamérale. La Grande-Bretagne est également l'incarnation de la liberté, sous la plume de Germaine de Staël. Elle est aussi celle qui a résisté à l'oppresseur des libertés, évidemment, Napoléon Bonaparte, sur le champ de bataille. Mais la Chambre des Pairs ne peut pas, si je puis dire, se référer simplement à ces éléments, je dirai, polémiques. La Chambre des Pairs ne peut pas être une pâle imitation de la Chambre des Lords à l'anglaise, sur le simple fondement qu'il existe une Chambre haute, une Chambre basse et un Roi dans les deux cas.

La Charte ne peut pas être semblable à la Constitution anglaise, elle doit trouver, d'une certaine manière, son propre mode d'expression. En effet, après l'effondrement du régime napoléonien, les institutions anglaises représentent un modèle-type, mais en France manque un élément important de ce modèle, celui de la responsabilité politique et solidaire des ministres. La Chambre des Pairs semble retrouver, au profit d'une assemblée nobiliaire, l'équilibre institutionnel voulu jadis par les monarchiens, mais la responsabilité politique des ministres n'est donc pas clairement conçue. Même chez Benjamin Constant, la responsabilité des ministres n'est pas complètement affranchie des formes pénales. Dès l'origine, il manque donc une pièce essentielle à l'édifice parlementaire.

Pour les auteurs de la Charte de 1814, l'existence même de la Chambre des Pairs n'avait fait aucun doute. Celle-ci était conçue comme un contrepoids nécessaire à l'action de la chambre élective, dont on redoutait vivement les excès. Elle était également dotée d'une forte valeur symbolique, ayant pour mission de représenter les intérêts de l'aristocratie après la période révolutionnaire. Louis XVIII tenait à ce que la Chambre des Pairs puisse être composée d'une aristocratie puissante et fortunée, gage d'une véritable indépendance de la chambre et garantie contre l'instabilité institutionnelle qui avait précédé.

Deux mesures importantes connues ont été prises en ce sens. La première est prévue par l'ordonnance royale du 19 août 1815, qui conférait l'hérédité à la dignité des pairs. La seconde mesure, datant du 24 août 1817, consacrait l'institution du majorat. Pour une partie de l'opinion publique, la pairie héréditaire restait une atteinte au principe d'égalité politique, hérité de la Révolution. On voyait dans l'hérédité, moins ce gage d'indépendance que voulait Louis XVIII, qu'un privilège accordé par le Roi lui-même.

Quelques années plus tard, bien entendu, la Révolution de 1830 allait montrer que l'hostilité envers la Chambre des Pairs n'avait fait que croître au fur et à mesure de l'histoire de la Restauration. Pourtant, cette hérédité est bien conçue en 1814 comme une véritable garantie d'indépendance. Ce que je vais essayer, en quelques minutes d'esquisser, est cette idée déjà partagée par d'autres, que la Chambre des Pairs, instituée en 1814, apporte paradoxalement, avec le recul de l'histoire, deux éléments essentiels à notre vie politique : l'implantation du parlementarisme d'une part ; la défense de valeurs consacrées par la Révolution d'autre part, dont on ne soupçonnerait pas la Chambre des Pairs à l'origine. En tout cas, une Chambre des Pairs qui va servir d'équilibre ou de contrepoids à une tentation de retour à l'Ancien Régime ou à la contre-révolution.

Ainsi, la place de la Chambre des Pairs, au coeur des institutions, marque le début d'une procédure parlementaire axée sur le bicamérisme, avec un rôle des Pairs notamment en matière de finances, une participation de ces derniers à la formation de la loi. Et surtout, en sa qualité de juridiction compétente en matière de crimes contre l'État, la Chambre des Pairs joue un véritable rôle modérateur dans les institutions de la Restauration.

La pairie n'émane pas des élections, mais elle est un corps de représentants qui a participé à l'émergence d'un nouveau corps social, sans être lié aux contingences inhérentes aux élections. C'est ainsi que Lanjuinais affirmait que la Chambre des Pairs était « la plus propre à maintenir la Constitution et les bonnes lois ». De même, la Chambre des Pairs se révèle être un rempart contre les tentations d'un retour pur et simple à l'ancien Régime, rejetant parallèlement la contre-révolution. Elle trouve ainsi une place spécifique au sein du régime parlementaire, dans la mesure où elle est l'héritière de la doctrine bicamérale et tente de s'imposer dans l'activité législative de manière indépendante.

La Chambre des Pairs, face à une assemblée élue, parfois réactionnaire, va défendre souvent, paradoxalement, les acquis de la Révolution, dans un certain nombre de domaines, touchant, par exemple, aux libertés. La Charte présentait, en effet - c'est connu de tous les constitutionnalistes - une qualité essentielle par rapport aux textes constitutionnels antérieurs à 1814, son imprécision. Le régime parlementaire suppose que les chambres puissent exercer un contrôle permanent sur l'activité du gouvernement.

Si la Charte ne consacre pas un tel droit, elle offre cependant aux chambres des moyens indirects de faire connaître aux ministères leurs sentiments. Ce sont des moyens qui finiront par créer les conditions de la responsabilité politique des ministres. La pratique a ainsi donné à la Charte une coloration parlementaire, dont sa lettre était dépourvue, vous le savez. C'est l'idée exprimée sous la plume de Chateaubriand : « Si l'on dit que les ministres peuvent toujours demeurer en place, malgré la majorité, parce que cette majorité ne peut pas physiquement les prendre par le manteau et les mettre dehors, cela est vrai. »

La vraie pensée ultra de ce dernier ou de Vitrolles converge avec celle du libéral Constant, pour admettre la nécessaire correspondance entre le ministère et l'opinion, par l'organe de la majorité parlementaire. Or il existe une conséquence immédiate à l'idée que le ministère doit être issu de la majorité. Il doit exister une responsabilité politique. Les chambres vont utiliser des outils fournis par la Charte pour mettre en place la responsabilité politique des ministres, comme l'adresse, le droit de pétition, la discussion obligée de la loi des comptes et l'impact du contrôle parlementaire.

Mais à bien s'y pencher, l'inégalité de fait entre les chambres a pour résultat, qu'en dépit des efforts entrepris, la Chambre des Pairs n'a jamais assuré un véritable contrôle politique sur le gouvernement. D'abord, la Chambre des Pairs, du fait de son recrutement, ne représente en rien l'opinion. De plus, ses séances sont secrètes et, enfin, le droit de renverser les ministres n'est pas contrebalancé par l'arme de la dissolution, qui existe pourtant contre la chambre élue.

Si la période qui s'ouvre en 1814-1815 marque le début de l'enracinement de la tradition parlementaire, la construction de ce régime en France ne doit pas être anticipée. En effet, les textes fondateurs n'instaurent pas un régime, à proprement parler, parlementaire, du fait de l'absence de dispositions relatives à la responsabilité, dont je vous parlais tout à l'heure. Dès lors, le retour de Louis XVIII marque le début d'un compromis entre le Roi et la Nation, à travers la Charte octroyée par le monarque.

Ce compromis est de la plus haute importance, dans la mesure où il crée les conditions d'un réel équilibre entre organes exécutif et législatif et, par voie de conséquence, les conditions d'une authentique monarchie parlementaire. De part et d'autre, finalement, de la Révolution de 1830, la mise en place du rouage essentiel du régime parlementaire, la responsabilité des ministres, a été le fruit d'une construction empirique.

La Charte reste évasive, relativement, aux relations entre l'exécutif et les assemblées. Toutefois, l'introduction du régime parlementaire fournit un exemple typique de la manière dont une Constitution écrite peut être complétée par la pratique, sous certains aspects, transformée. La Charte de 1814 prévoyait que la personne du Roi est inviolable et sacrée, que les ministres étaient responsables et que, seul au Roi, appartenait la puissance exécutive.

Malgré une rédaction, a priori assez large, plusieurs éléments interdisent une véritable référence au régime parlementaire. Ainsi, il est possible de noter l'absence de contreseing ministériel, par lequel les ministres endossent la responsabilité politique des actes du chef de l'État, caractéristique du régime parlementaire, et cette absence de responsabilité collective devant les chambres. La seule responsabilité devant les chambres était de nature pénale. Quant à la responsabilité politique des ministres, elle n'était envisagée que devant le monarque, qui les nomme et les révoque. Seule la pratique, en développant les prérogatives des chambres, mettra le régime sur la voie du parlementarisme. En effet, la naissance du régime a lieu sous la Seconde Restauration, entre 1815 et 1830. Le régime cherche alors une stabilité politique, comme les huit ministères, les six dissolutions et les trois fournées de pairs en attestent durant cette période. Le régime parlementaire naissant ne va pas sans conflits, notamment sous le règne célèbre de Charles X.

Au demeurant, au-delà de l'instabilité politique du régime, on peut relever, a contrario, une évolution juridique constante et linéaire derrière une idée : la nécessité de gouverner avec les assemblées. La Chambre des Pairs ne représente pas le même enjeu que celui de la Chambre des Députés élue. La période qui s'ouvre en 1814 consacre la part décisive du Parlement dans l'élaboration des lois. Les chambres ne seront pas de simples assemblées consultatives, comme l'avaient souhaité les principaux créateurs de la Charte elle-même. Elles seront des organes indispensables au bon exercice de la fonction législative.

Si, au sujet de l'initiative législative, les parlementaires n'ont pas pu faire jeu égal avec le gouvernement, ils ont pu se servir d'une prérogative parlementaire essentielle : le droit d'amendement. Concernant la discussion, le vote des projets de loi, la Chambre des Députés et la Chambre des Pairs firent preuve d'une grande activité. Toutefois, le bicamérisme adopté en 1814, et de nouveau en 1830, est devenu inégalitaire, la chambre élective, malgré le principe suivant lequel l'accord des deux chambres était indispensable pour l'adoption d'un acte législatif, ayant acquis une véritable prépondérance.

On peut tout de même relever des similitudes notables dans le fonctionnement interne de ces assemblées, relativement à la fixation de l'ordre du jour, l'organisation des bureaux et le déroulement de la discussion. La Chambre des Pairs, à l'époque de la Restauration, a tout de même exercé une influence non négligeable en matière législative, même si son audience auprès de l'opinion n'a jamais été celle de la chambre élective. Ainsi, il n'est pas rare que le gouvernement lui soumette en priorité les projets de loi, preuve de la considération dont elle pouvait disposer. De plus, elle contestait, lorsqu'elle le jugeait bon, la politique menée par les ministres en place. D'ailleurs dès 1820, le ministère Decazes démissionne, alors qu'il a toujours le soutien du Roi, parce que sa réaction, après l'assassinat du Duc de Berry, avait été jugée inadéquate. Par ailleurs, la pratique s'est fixée, après le second ministère Richelieu, en 1821, en faveur d'une étroite solidarité en matière de responsabilité politique du cabinet, qui était ignorée par la Charte, mais qui était apparue dans l'ordonnance du 9 juillet 1815, tous les cabinets ayant, dès lors et de manière systématique, donné leur démission collective.

Des manifestations de mécontentement de la Chambre des Pairs ont souvent provoqué de vives réactions du pouvoir, qui se sont traduites, plus particulièrement, par des nominations de pairs. Le gouvernement prenait donc conscience du rôle politique de cette assemblée et tentait de s'assurer une majorité solide par la nomination. Or, les fournées de pairs n'ont pas donné les effets escomptés sur la durée. La Chambre des Pairs, héréditaire de la Restauration se trouve donc au coeur des débats sur la nécessité et la place d'une seconde chambre en France car, dès son installation, les questions de sa légitimité et de son rôle sont posées.

Elle passe, c'est vrai, pour être la plus aristocratique de toutes les chambres hautes françaises, le premier corps d'État. Pourtant la période qui s'ouvre à partir de 1814 semble être le seul moment ou l'un des seuls moments de l'histoire politique et institutionnelle du long XIXe siècle où une chambre héréditaire a eu les moyens de jouer pleinement le rôle pour lequel elle avait été créée. La Chambre haute pourtant était décriée par la plupart des historiens de la monarchie constitutionnelle. En effet, une Chambre des Pairs, conçue sur un modèle aristocratique et mettant en place une organisation inégalitaire de la société, ne pouvait jouer aucun rôle d'avenir, tant sur le plan politique que social.

Ainsi l'historien Paul Bastid, après la Seconde Guerre Mondiale, se fait le chantre de cette position, affirmant que « dans l'ensemble, la Chambre des Pairs n'a pas eu d'actions bien marquées. Elle n'a été ni une institution de résistance à la démocratie ni une institution libérale. Elle a été une institution nulle. » , dit-il. Il traduit ainsi une vision de la Chambre des Pairs déjà développée par les contemporains de cette dernière. Chateaubriand, comparait la Chambre des Pairs « à une remise de vieillards, un auditoire de sourds » où il fut pris de fou rire à la tribune, comme il le rappelle, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe : un pair avait laissé tomber son cornet acoustique, car il s'était endormi et l'un de ses voisins, brusquement réveillé, était tombé en essayant de le ramasser...

Pourtant la Chambre des Pairs marque une véritable application du bicamérisme et la consécration d'une politique des contrepoids, des équilibres qui était évoquée tout à l'heure, dont le modèle anglais est l'inspirateur et le guide. Bien entendu, cette Chambre des Pairs n'a jamais bénéficié de la légitimité historique des lords anglais. Elle est une institution qui a donc eu du mal à faire sa place dans notre histoire politique, mais elle essaie finalement de trouver sa place à travers le pouvoir du Roi et le rôle des députés élus. Chambre des Pairs héréditaire, née avec la Restauration, elle va finalement disparaître avec celle-ci.

Il me semble pourtant que son rôle est important historiquement, en tant qu'instrument de compromis, compromis qui dépasse nos débats constitutionnels, qui est un compromis politique et social entre l'absolutisme monarchique et la Nation, née en 1789, entre l'ancienne et la nouvelle France. Finalement, la Chambre des Pairs a joué le rôle de gardien de la Charte. Conservatrice, indépendante, elle a, à partir des années 1824 et 1827, était un organe de contre-pouvoir par une défense systématique du respect de la loi face aux prérogatives royales. Avec la Chambre des Pairs, la souveraineté de la Nation - c'est paradoxal - entre dans l'esprit et dans la pratique. C'est une expérience unique du bicamérisme, je crois en partie réussie par ce régime de la Restauration, si mal connue et souvent si critiquée.

Le coup d'arrêt de cette évolution parlementaire est célèbre ; il est porté par l'ordonnance du 8 août 1829 qui appelle l'ultra Polignac à la tête du ministère, alors que la majorité est modérée à la Chambre des Députés. S'en suivra la Révolution de 1830 qui se traduira par un nouveau texte constitutionnel, la Charte rénovée du 14 août 1830 qui n'est plus la norme fondamentale octroyée par le Roi, mais le résultat d'un pacte entre la Nation et le Roi. En 1830, la pairie a donc très mauvaise presse, dans la mesure où elle a condamnée à mort le Maréchal Ney, qu'elle a voté le « milliard des émigrés » et qu'elle a subi les fournées de pairs, censés la rendre plus docile, dont je vous parlais tout à l'heure.

Les actes politiques de la pairie sont oubliés et la cible est avant tout celle de l'hérédité des pairs. La Chambre des Pairs, de plus en plus incapable de déterminer la bonne attitude adaptée au moment où les ordonnances de juillet annoncent la fin du régime, va se perdre. Les pairs accepteront la suppression de l'hérédité sans véritable protestation. La composition de la pairie a été modifiée, suite au retrait de l'hérédité, mais la Haute assemblée perd son autorité morale sur les autres institutions, signe pourtant caractéristique de cette assemblée sous la Restauration. De pouvoir conservateur jusqu'en 1819, on voit bien que la Chambre des Pairs a pu jouer un rôle modérateur par la suite. Indépendante du ministère, tout en restant très modérée dans son opposition, c'est là l'une des principales différences avec une chambre élective ; c'est effectivement un positionnement très difficile à faire comprendre, au moment des événements révolutionnaires.

Il s'agit plus, pour conclure, d'une opposition de conscience qu'une véritable opposition politique. Le rôle des pairs était beaucoup plus d'éviter une crise politique que de la provoquer. On comprend qu'ils aient été relativement désarmés face aux événements de 1830. Dernier mot pour vous dire que la Chambre des Pairs a aussi - c'est intéressant dans cette noble assemblée - voulu incarner les intérêts des régions face au pouvoir central, dès cette époque-là. Voilà un beau sujet qui mériterait de longs développements.

Voilà ce que je voulais vous dire d'essentiel sur la chambre des pairs pour essayer, si ce n'est de réhabiliter, du moins d'enlever un peu de légende noire à notre histoire parlementaire de la Restauration ; une histoire qui reste encore, dans cette période, relativement mal connue, en quelque sorte, comme une partie de la culture libérale française jusqu'à aujourd'hui. Je vous remercie de votre attention.

(Applaudissements)

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Nous vous remercions, mon cher collègue, pour l'à-propos, la finesse de votre analyse, en particulier pour les nuances que vous apportez par rapport à cette légende noire. Vous montrez l'ambiguïté de ce comportement de la Chambre des Pairs sous la Restauration. J'avais eu l'occasion, puisque les études de cas sont toujours éclairantes, de regarder de près le débat sur la loi sur le sacrilège, qui nous paraît aujourd'hui assez stupéfiante. Il s'agissait d'installer une législation qui punissait de châtiments épouvantables, la mort et poignets coupés, comme aujourd'hui dans certains pays, comme vous le savez, ceux qui s'en seraient pris aux hosties consacrées dans les églises. Finalement, la Chambre des Pairs a voté la loi, mais avec des propos à la tribune, avec des analyses, avec des protestations et des refus qui ont témoigné, qu'effectivement, elle était loin d'être composée de marionnettes dociles, même s'ils avaient parfois de la difficulté à entendre, pour les raisons que vous avez dites, ils étaient capables sans entendre, néanmoins, d'avoir des réflexions intéressantes.

En vous écoutant, j'avais envie aussi de prolonger l'analyse, comme vous l'avez esquissée, sous la Monarchie de Juillet. A cet égard, nous avons un témoin de premier rang, qui est Victor Hugo, puisqu'il a été pair et que, dans Choses vues, on a sur le fonctionnement de la Chambre des Pairs des informations de grand intérêt, même si elles sont vues, selon le filtre de son génie et de son talent. Il met d'ailleurs en lumière un rôle que vous n'avez pas évoqué très directement, qui est celui de la Haute Cour de Justice, parce que la Chambre des Pairs a un rôle à cet égard. Le procès de Teste et de Cubières, ces deux ministres prévaricateurs de la fin de la Monarchie de Juillet, tel que raconté par Victor Hugo dans Choses vues, est tout à fait passionnant et très révélateur d'une certaine idée que la Chambre des Pairs, sous Louis Philippe, se faisait de son rôle dans le pays tel qu'il était.

Je vous remercie beaucoup et je me félicite de donner la parole à notre cher collègue Jean Garrigues, président de ce Comité d'Histoire Parlementaire, maître d'oeuvre de nos rencontres, professeur à l'Université d'Orléans, qui va avancer dans le temps. En évoquant « l'âge d'or » et l'entre-deux-guerres. Vous me permettrez de dire que mon grand-père, ayant été député pendant sept ans, entre 1902 et 1909, s'est hâté de se faire élire au Sénat, en expliquant qu'il était content de quitter - vous ne le répéterez pas, si vous le voulez bien, là-bas - le Palais Bourbon, parce qu'il n'aimait pas le « beuglant », mot d'époque. En revanche, il a été pendant plus de trente ans au Sénat et l'a présidé, comme vous le savez, pendant une dizaine d'années. Il y aura, un jour peut-être, une salle ici qui portera son nom et le rappellera. Vous avez, mon cher collègue la parole.

Le Sénat : Quel bilan entre « l'âge d'or » et l'entre-deux-guerres ? -M. Jean GARRIGUES, professeur à l'Université d'Orléans, président du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique

Merci, Monsieur le président, je crois que je n'ai plus rien à dire, parce que vous avez dit l'essentiel. On pourrait commencer par une citation de Joseph Barthélémy : « Le Sénat est fait pour résister, alors il résiste par son inertie. » C'est une interprétation, une formule, d'ailleurs de nature institutionnelle, qu'il ne faudrait surtout pas prendre au pied de la lettre - vous le savez mieux que personne, Monsieur le président - pour donner une vision caricaturale de ce qu'a pu être le Sénat sous la IIIe République, car je ferai un paradoxe, le Sénat ayant connu, sous cette période des années 1870-1940, plus précisément de 1875, même de 1876 jusqu'à 1940, l'un de ses moments forts. Il occupe une place tout à fait notable dans ce qui est considéré, je crois à juste titre, comme un âge d'or du parlementarisme républicain.

Le Sénat avait été conçu en 1875 pour donner un contrepoids conservateur à la Chambre des Députés. Il est vrai que cette assemblée avait été élaborée, pensée par des hommes qui venaient de l'orléanisme et qu'elle a pu apparaître comme une sorte de grand conseil des notables, une sorte de forteresse de l'opposition d'abord monarchique, puis conservatrice. Mais, en réalité, le Sénat a joué un rôle capital dans l'équilibre institutionnel de la IIIe République et s'est imposé comme un pilier du régime, pilier de moins en moins contesté, et gardien de l'orthodoxie républicaine.

L'objet de cette communication sera donc de remettre à plat les éléments positifs et négatifs portés par la Chambre haute dans le dispositif politique de la IIIe République triomphante, et d'analyser cette période comme un véritable âge d'or du Sénat. Je le ferai en trois temps, en montrant d'abord que la renaissance plus ou moins chaotique et difficile d'une Chambre haute, au début de la IIIe République, en fait une chambre contestée, voire illégitime aux yeux de nombreux républicains. Dans un deuxième temps, cette contestation s'adosse à la réalité de prises de position qui, sur bien des points, apparaissent comme conservatrices sur le terrain des réformes sociales, des réformes fiscales, des réformes sociétales, comme on dit aujourd'hui. Dans un troisième temps, je souhaiterais monter que cette sensibilité conservatrice incontestable, irréfutable du Sénat de la IIIe République ne débouche en rien sur l'immobilisme. Le Sénat s'impose en cette période comme un pilier du dispositif institutionnel, pourvoyeur de ministères, tombeur de ministères, pourvoyeur de présidents du Conseil et de présidents de la République, et participant à la défense républicaine, chaque fois que la République est mise en danger. Donc, cette légende noire mérite d'être revisitée, afin de réfléchir sur cet âge d'or du parlementarisme sénatorial.

Premier temps : une chambre contestée. Reconnaissons que le Sénat de 1875 est issu d'une transaction constitutionnelle, et que cette transaction va nourrir, pendant au moins deux décennies, des critiques, des réticences, des oppositions très fermes de toute une partie du camp républicain. Il repose sur la loi constitutionnelle du 24 février 1875, qui est le fruit d'une longue négociation entre l'aile droite des républicains et l'aile gauche des orléanistes. D'ailleurs, l'anecdote rappelle que les négociations se passaient dans des hôtels particuliers mitoyens sur les Champs-Élysées, chez le duc d'Audiffret-Pasquier et dans la famille Casimir-Perrier.

Tout cela débouche sur un compromis, que René Rémond qualifiait d'orléaniste, un compromis institutionnel, et il faut toute l'habileté de Gambetta, chef politique des républicains, pour le faire accepter à la gauche, au grand conseil des notables, au grand conseil des communes de France, qui est éloigné d'une certaine culture républicaine. Comme le commentera plus tard Paul Deschanel, « Gambetta fit sortir la République d'une assemblée monarchiste et un Sénat d'un parti républicain qui n'en voulait pas. » C'est l'une des vertus que l'on peut accorder à ce grand homme. Cette chambre, issue d'un compromis, avec et très largement conçue par les orléanistes, privilégie, incontestablement, le monde des notables. Les trois-quarts de ses membres sont élus pour neuf ans par un collège de 75 000 électeurs, essentiellement conseillers municipaux d'arrondissement, conseillers généraux. Un quart de ces sénateurs de la IIIe République sont des inamovibles, élus à vie par l'Assemblée.

On remarque que, dans la représentation des délégués sénatoriaux, les communes rurales sont évidemment surreprésentées, qu'un sénateur des Hautes-Alpes représente 61 000 habitants, tandis qu'un sénateur de la Seine en représente 280 000, que les propriétaires agricoles représentent plus de 25 % des sénateurs au début du XXe siècle et que les médecins, notables ruraux par excellence, représentent plus de 10 % de la composition sénatoriale au début du XXe siècle. On a bien une chambre très attachée à ce monde rural, ce monde des notables, et je vais y revenir. Le lien est évident avec la tonalité politique conservatrice du Sénat, non pas tant par l'importance des droites, puisqu'au fond les droites en disparaissent quasiment à la fin du XIXe siècle. On peut noter qu'en 1900, 10 % des sénateurs relèvent des anciennes et nouvelles droites de la fin du XIXe siècle. Ils sont très minoritaires, mais la sensibilité des républicains dominant au Sénat est une sensibilité plus modérée et plus conservatrice que celle de la Chambre.

Dans ces conditions, on comprend que la gauche, et ce qu'on appelait à l'époque l'extrême-gauche, au tout début de la IIIe République, les radicaux aient été très hostiles à cette chambre des notables. Dès 1879, au moment où apparaît ce qu'on appelle la « République des républicains », un certain nombre de propositions de loi ont exigé la révision sénatoriale : une révision de son mode de scrutin, de ses attributions, etc. Gambetta, dans son programme, en janvier 1882, au moment de son grand ministère, envisage une modification du mode d'élection des sénateurs, la suppression des sénateurs inamovibles et la limitation des attributions, notamment budgétaires, du Sénat.

Cette idée de la révision de la Constitution, en tout cas de la dimension sénatoriale de l'édifice institutionnel, se heurte à une vraie opposition, qui vient non seulement de la droite, mais des républicains modérés, de ceux qui dominent la vie politique à l'époque. C'est ce qui explique que les lois de révision de 1884, la loi du 14 août, puis la loi promulguée en décembre, opèrent une réformette du Sénat. Celle de décembre 1884, notamment, va surtout être marquée par la suppression des sénateurs inamovibles. Le dernier de ces sénateurs inamovibles, Émile de Marcère disparaîtra en avril 1918, preuve que, jusqu'au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'institution a été respectée.

On voit bien que cette assemblée est une assemblée qui ne découle pas d'une tradition républicaine forte, qu'elle est le fruit d'un compromis, qu'elle attise et suscite les critiques, les foudres de la gauche républicaine, la « gauche des partis républicains ». Cette hostilité s'adosse, je l'ai dit tout à l'heure, à une véritable dimension conservatrice du Sénat. On peut dire que le Sénat joue à plein son rôle de contre-pouvoir qui lui est imparti dans ce régime bicaméral, où il a quasiment des pouvoirs équivalents à ceux de la Chambre des Députés. Donc, d'un côté, une chambre dominée par une dynamique de réformes, surtout à partir des années 1890, impulsée par les nouvelles élites républicaines et, de l'autre côté, un grand conseil des communes de France, attaché plus à conserver qu'à rénover, dans l'esprit d'une République sage, d'une République ordonnée et d'une République surtout libérale, dans laquelle le respect des libertés, qu'elles soient politiques, économiques, dans l'esprit de 1789, me semble la donnée fondamentale.

Cela explique les résistances du Sénat, face à la laïcisation de la société française. On voit, par exemple, que la loi Naquet, la proposition Naquet sur le divorce est très largement combattue au Sénat et que l'intervention des sénateurs amènera à amender cette loi, en supprimant le divorce par consentement mutuel. On voit que c'est au Sénat que s'organise la résistance face au grand projet de laïcisation scolaire, proposé par Jules Ferry, notamment la résistance à l'article 7. On voit Jules Simon, ancien président du Conseil, refuser, combattre avec virulence cet article 7, mais au nom des libertés, au nom des libertés de conscience, au nom des grandes libertés, qui sont l'apanage de la famille républicaine libérale. « Ne laissez pas dire que vous ne savez que proscrire et que vous supprimez la liberté quand elle vous gêne » , dit-il à Jules Ferry le 23 février 1880. La grande majorité des sénateurs vont donc refuser l'article 7, obligeant le président du Conseil, Charles de Freyssinet à contourner cette opposition pour recourir à des décrets en 1880, mais c'est une longue histoire.

On voit très bien aussi que les grands projets, le grand projet d'école laïque obligatoire, soutenu et présenté par Jules Ferry, se heurtent à cette opposition, se heurtent aux amendements émanant du Sénat, notamment celui que propose Jules Simon qui veut remplacer l'instruction morale et civique par l'enseignement des devoirs envers Dieu et envers la patrie. Incontestablement, et on pourrait citer beaucoup d'autres exemples, sur ce terrain de la laïcisation, on voit que le Sénat se situe dans une réserve, dans une opposition face aux excès potentiels de la Chambre des Députés.

De la même façon, en ce qui concerne les lois sociales qui émergent dans les années 1880, notamment la loi proposée d'abord par Allain-Targé et René Waldeck-Rousseau concernant l'exercice du droit syndical, on voit que le Sénat s'oppose à la notion de fédération syndicale, qui va être constitutive plus tard de la CGT. L'obstruction des sénateurs conduit, pendant deux ans, à différer le vote de la loi Waldeck-Rousseau qui, finalement, s'imposera par une très courte majorité au Sénat, et en discutant jusqu'au bout cette notion de fédération syndicale. On pourrait aussi évoquer la loi sur les retraites des employés de Chemins de fer qui est votée, en première lecture à la Chambre, en 1897, mais qui ne sera définitivement adoptée qu'en 1909, après sept ans de blocage, en deuxième lecture, au Sénat. De même pour la loi instituant le repos hebdomadaire, qui est votée par la Chambre en 1902, et qui ne sera promulguée qu'en 1906.

Autre exemple notable et que tous les historiens de la IIIe République connaissent, celui du projet Caillaux d'impôt sur le revenu, qui est adopté à la Chambre en mars 1909, qui est aussitôt transmis à une commission ad hoc du Sénat, qui va différer le dépôt de son rapport jusqu'en 1913. En finalité, on aboutira à une application en 1917, soit huit ans après l'adoption du projet Caillaux par les chambres. Voilà quelques exemples qui nous montrent un Sénat conservateur sur le plan politique, qui s'oppose, qui freine, qui obstrue les tentatives de réformes impulsées par la Chambre des Députés.

Mais ce serait une caricature que de résumer l'action du Sénat à ses manoeuvres d'obstruction face aux réformes. D'ailleurs, deux ou trois exemples. En mai 1923, lorsque Raymond Poincaré demande au Sénat de se constituer en Haute Cour de Justice, ce qui est son privilège, pour juger Marcel Cachin, le leader anciennement socialiste devenu communiste, accusé de complot contre la sécurité de l'État, au nom de la légitimité républicaine, le Sénat va refuser de se constituer en Haute Cour de Justice.

Autre exemple significatif : la période du Front Populaire. On constate que le Sénat vote à la quasi-unanimité la loi sur les congés payés, les conventions collectives, la semaine des quarante heures, même le statut de la Banque de France. Pour la quasi-totalité de l'oeuvre législative du Front Populaire, le Sénat est dans la ligne de la réforme. Il est vrai que c'est au Sénat que va tomber le Front Populaire, que va tomber Léon Blum, en juin 1937, sur la question des pouvoirs spéciaux. Mais, on sait bien que cette hostilité du Sénat relève d'abord d'un homme, Joseph Caillaux, président de la commission des Finances du Sénat.

Cette opposition prend pour enjeu, d'abord, la place que le Sénat doit jouer dans l'édifice institutionnel, la méfiance que les sénateurs et la Commission des finances entretiennent vis-à-vis des pressions que les communistes exercent sur le gouvernement de Léon Blum, finalement la dictature de la rue face à la légitimité du Parlement, et aussi une légitimité qui est celle de l'expertise, de la compétence, à laquelle les sénateurs sont très attachés, particulièrement dans le cas de cette mise en échec du Front Populaire. Si on regarde bien les débats et les discussions qui ont lieu autour de ces débats, on voit que cette notion d'expertise, de défense du privilège parlementaire est fondamentale dans les comportements du Sénat, à cette époque.

D'où la troisième partie, sur laquelle je voudrais insister, qui est la description de ce Sénat, comme un véritable pilier non seulement de l'édifice institutionnel, mais de la République proprement dite, sur le plan de ses idées, de ses représentations collectives et de son rôle collectif. Le Sénat est devenu très rapidement une chambre républicaine, contrairement à ce que pouvait être l'espérance d'un certain nombre de ses concepteurs. Dès l'élection des soixante-quinze sénateurs inamovibles, en décembre 1875, et suite à des manoeuvres d'alliance avec l'extrême-droite de l'Assemblée Nationale de l'époque, c'est une majorité de républicains qui arrive au Sénat. Lorsque vient le moment d'élire les autres sénateurs dans les collèges sénatoriaux, en janvier 1876, la majorité conservatrice, la majorité de la droite monarchiste est extrêmement ténue. Dès le renouvellement de 1879, on voit que la majorité du Sénat bascule dans le camp de la République et que, désormais, le groupe de la gauche républicaine, celui de Jules Ferry, devient l'ossature, le pilier de cette deuxième chambre.

Lorsque disparaîtra l'étoile de la gauche républicaine, au début du XXe siècle, c'est la gauche démocratique, le groupe des radicaux, le groupe de Georges Clemenceau qui s'impose, comme le groupe-pilier, l'ossature de cette assemblée républicaine qu'est le Sénat, avec plus de la moitié des sièges en 1914, cent soixante-sept, et encore cent quarante-sept en 1940. Rappelons aussi que - c'est d'ailleurs tout naturel, en fonction de cette suprématie républicaine du Sénat -, lors de tous les grands moments de défense républicaine, lors de toutes les grandes crises pendant lesquelles la République est menacée, que ce soit la crise du 16 mai 1877, la crise boulangiste que connaît bien Philippe Levillain, ici présent, ou la crise de l'Affaire Dreyfus, le Sénat joue son rôle à plein de défense républicaine. Ce n'est pas un hasard si celui qui forme le gouvernement de défense républicaine, en juin 1899, René Waldeck Rousseau, est un sénateur parce qu'il incarne justement cette légitimité de la république et de la défense, contre les adversaires de la République. Les présidents du Sénat, d'ailleurs, incarnent, tout au long de cette période, cette légitimité républicaine, cette volonté de rassembler les républicains autour d'institutions et autour d'un projet, qui est celui de la République modérée, libérale et parlementaire.

Première génération, celle des pères fondateurs, des hommes issus de ce qu'on appelait, à l'époque, le centre-gauche ancien orléaniste, comme Léon Say ; des vrais républicains comme Jules Ferry - Jules Ferry est resté très peu de temps à la présidence du Sénat ; et une nouvelle génération à partir des années 1900, issue du centre-gauche et du centre-droite de la deuxième Chambre, de la Chambre haute, de la Chambre sénatoriale, des Émile Loubet, Armand Fallières, Léon Bourgeois, Gaston Doumergue, Paul Doumer et, bien sûr, couronnement avec Jules Jeanneney de 1932 à 1940.

On a bien là l'épine dorsale de la vie politique française et de la société française de l'entre-deux-guerres. Tous ne sont pas des personnalités de premier plan - bien sûr, je ne parle pas de Jules Jeanneney. On connaît moins les présidents, comme Justin de Selves, par exemple, mais on a là, véritablement, l'incarnation de cette République, telle qu'elle se présente à la société française et telle qu'elle rassemble la société française pendant l'entre-deux-guerres.

Tout naturellement, le Sénat devient, à partir de l'Affaire Dreyfus, une pépinière de ministres, une pépinière de gouvernements. J'ai parlé de René ou de Pierre Waldeck-Rousseau, selon les auteurs. Dans le gouvernement d'Émile Combes, un tiers des ministres sont des sénateurs, huit gouvernements sur quatorze entre 1899 et 1913 sont dirigés par des sénateurs, évidemment celui de Georges Clemenceau, entre 1906 et 1909. Entre un tiers et un cinquième des ministres sont des sénateurs pendant toute cette période. On voit bien, là encore, que le Sénat est au coeur de la vie politique républicaine.

Pourvoyeur de ministres, mais aussi tombeur de ministères, puisqu'il joue à plein son rôle de contrôle, de contre-pouvoir dans l'édifice institutionnel. La chute de Dufaure en décembre 1876 est imputable à l'opposition du Sénat, celle d'Armand Fallières en février 1883, celle de Pierre Tirard en 1890, et surtout le renversement d'Aristide Briand en mars 1913, qui fait date pour deux raisons : d'abord parce qu'il clôt le grand débat politique de l'époque sur la représentation proportionnelle, d'autre part, parce qu'il marque la première mise en échec d'un ministère, à la suite d'une question de confiance voté par le Sénat.

Pendant la même période, pendant les années 1900-1940, on voit que la présidence de la Chambre haute devient l'antichambre de l'Élysée. À cela plusieurs explications, dans le fait que le président du Sénat préside l'Assemblée Nationale qui élit le président de la République. C'est au Palais du Luxembourg que se réunit, traditionnellement, la réunion plénière des gauches, qui désigne le candidat à la présidence de la République. Il y a évidemment tous les facteurs conjoncturels, qui font surgir inévitablement les présidents du Sénat comme ceux qui rassemblent ceux qui fédèrent les républicains. C'est le cas d'Émile Loubet en 1899 avec toute une partie des voix de la gauche dreyfusardes de la Chambre des Députés, s'opposant à la candidature du président du Conseil de l'époque, Jules Méline, jugé trop conservateur. C'est le cas au moment de l'élection de Fallières en 1906, c'est le cas avec l'élection de Doumergue en 1924, avec l'élection de Paul Doumer en 1931 et avec celle d'Albert Lebrun en juin 1932.

On a donc là la clé, me semble-t-il, de compréhension du rôle du Sénat sous la IIIe République. Pour avoir étudié un peu les discours, notamment d'Armand Fallières, lorsqu'il devient président de la République, il se présente comme « l'héritier de son rôle sénatorial, de sa présidence du Sénat » et comme « le garant, l'arbitre de l'harmonie institutionnelle et politique de la République ». C'est là que se situe fondamentalement le rôle du Sénat.

Quelques mots de conclusion. Il est vrai que lors de la crise finale, le Sénat, en juillet 1940, ne se distingue pas de la Chambre des Députés. Seuls vingt-trois sénateurs vont voter contre le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, mais on sait bien que ce suicide de la IIIe République est un suicide largement partagé. Il faut retenir que l'engagement républicain du Sénat ne s'est jamais démenti, en dépit de cette tonalité conservatrice incontestable. C'est précisément cette prudence et cet esprit de conservation, qui ont établi le prestige du Sénat aux yeux des masses paysannes, qui ont contribué à rendre indispensable cette chambre élue par les notables et dominée par eux, il faut bien le dire. Dans cette perspective, le Sénat des années 1870-1940 a été un facteur indispensable de la républicanisation en douceur des masses paysannes, prolongeant la républicanisation des écoles et des mairies, en tout cas, l'étendant.

C'est donc tout naturellement que le Sénat est passé d'une majorité modérée, dans les années 1880-1900, à une majorité radicale, épousant la sensibilité dominante de la majorité des Français. Il est vrai qu'à mesure que la France s'est industrialisée, urbanisée, le fossé s'est creusé entre la société française et la représentation sénatoriale, pendant l'entre-deux-guerres. Il est évident aussi que le Sénat a été un bastion de la résistance au vote des femmes pendant cette période, il ne faut pas l'oublier. Il est vrai aussi que le Sénat apparaît, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, pour beaucoup, comme une chambre un peu surannée, pour toutes les raisons que j'ai évoquées tout à l'heure.

Il est significatif aussi que les grandes crises d'anti-parlementarisme de l'entre-deux-guerres et même d'avant, de la IIIe République, se soient polarisées beaucoup plus sur la Chambre des Députés que sur le Sénat. Que ce soit le scandale de Panama en 1892, l'affaire Stavisky en 1934, c'est beaucoup plus la Chambre des Députés qui est sous les feux des projecteurs. Même en 1906, lorsqu'on s'indigne de la hausse de l'indemnité des parlementaires, c'est à propos de la Chambre des Députés, surtout, que se situe l'hiatus.

Enfin, rappelons que lorsque les constituants de 1946 ont, dans un premier temps, voulu restaurer le monocamérisme de l'époque jacobine, ils ont été désavoués par les Français, que le Conseil de la République, redevenu Sénat en 1954, a été l'amorce de cette restauration sénatoriale et que la Ve République a confirmée.

Dans ce domaine, comme dans d'autres, on peut dire que l'expérience a prévalu sur la doctrine républicaine et, à cet égard, je crois qu'on est au coeur de ce qu'est la signification, le rôle, l'importance de cette deuxième chambre dans notre vie politique française. Merci.

(Applaudissements)

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Je vous remercie en notre nom à tous, mon cher collègue, pour un exposé aussi efficacement balancé, mais être balancé au Sénat me paraît fort bien venu et tout naturel. Vous avez remis en place, de manière très pédagogique, et je crois très juste, ce qu'a été le rôle de cette chambre. Il me semble qu'on ne peut pas trop insister sur ce point que vous avez évoqué en finissant, c'est-à-dire le rôle du Sénat dans le maintien d'une certaine République, contre les tentations diverses qui assaillaient celle-ci, notamment pendant l'entre-deux-guerres. C'est vrai que, du point de vue de la France rurale, qui était encore celle de ce temps-là, le Sénat a beaucoup contribué à enraciner - il y a eu d'autres facteurs - l'adhésion à la République, que des pays voisins n'ont pas su, de la même façon, entretenir.

Il y a un autre aspect que vous avez évoqué en passant, mais qui me paraît très important : c'est ce que vous avez appelé l'expertise, autrement dit la compétence du Sénat, la manière de travailler, de travailler sur les projets de loi. Il y a là, c'est toujours vrai aujourd'hui, j'ai été brièvement au gouvernement, et je peux témoigner pour l'époque et après, que c'est vrai. Ce n'est pas être désobligeant à l'égard de l'Assemblée Nationale de dire que, dans les commissions, par exemple, il y a beaucoup moins de présents. On a le sentiment ici, aujourd'hui encore, qu'on peut fort bien discuter, travailler, avancer. C'est déjà très nettement le cas sous la IIIe République, et tous les observateurs, les journalistes y insistent. Cela n'est pas sans importance, du point de vue de l'idée que l'on peut se faire, parmi les classes et les milieux dirigeants, et parmi l'ensemble du personnel politique, du rôle du Sénat dans notre système républicain.

Souhaitez-vous, Madame ou vous, Monsieur le Président Péna, avant que nous mettions fin à cette table ronde, rajouter un mot ? Non, vous vous sentez entièrement satisfaits. Comme c'est Jean Garrigues, le maître des horloges, comme on dit de l'État parfois, je crois qu'il se félicitera que nous n'ayons pas débordé le temps qui nous était imparti, puisque le léger décalage correspond exactement au retard qu'on nous avait d'origine imposé. Vous en êtes tous les témoins avec, j'imagine, beaucoup de satisfaction et de gratitude. Merci de votre attention. Je me félicite de passer la présidence à mon cher collègue et ami de Sciences Po, le professeur Jean-François Sirinelli. Merci.

(Applaudissements)

SESSION II : LE TEMPS DES DÉFIS
Présidence de M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences po

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Mesdames et messieurs, j'ai le plaisir d'ouvrir, si vous le voulez bien, au nom de tous, notre séance, et plus précisément, la deuxième session.

M. Jean Garrigues, en ouverture du colloque, a bien défini ce qu'était notre objectif aux uns et aux autres, c'est-à-dire faire le point sur les recherches nouvelles concernant l'objet de notre réunion. Nous allons continuer dans cet esprit, c'est-à-dire que nous nous assignons un objectif scientifique, dans le sens noble de l'adjectif. Pour atteindre cet objectif scientifique, nous respectons un protocole scientifique, ce qui veut dire deux choses : d'une part que l'objet qui nous réunit n'est pas la propriété des historiens ou, inversement des juristes, mais est en copropriété entre ces disciplines. Ce qui fait justement l'intérêt de ce protocole scientifique, c'est ce dialogue pour nous historiens, et je l'imagine aussi pour les juristes, très riche entre disciplines. Pour ma part, je me réjouis de présider une session, où les deux disciplines sont représentées. Dans ce protocole scientifique, également, il y a le dialogue avec des témoins, notamment avec des grands témoins et je vous remercie, Madame la ministre, de votre présence à la tribune, et du témoignage et des réflexions que vous nous livrerez après le deuxième exposé.

Dans la première session, grâce à la qualité des exposés, nous avons brossé un arbre généalogique de notre objet et, maintenant, nous resserrons le segment chronologique sur lequel nous allons travailler. Nous allons travailler sur les deux dernières Républiques. Nous nous posons notamment la question de la confrontation à un certain nombre de défis. C'est ce qui va nous réunir et concentrer notre réflexion, pendant un peu plus d'une heure. Je dis pendant un peu plus d'une heure, car j'ai reçu des instructions très strictes, me demandant de terminer, grâce à mes collègues et à Madame la ministre, vers midi vingt-cinq, midi et demi, pour des raisons d'organisation. Mon rôle de modérateur sera un rôle de modérateur très a minima, si vous me permettez l'expression, c'est-à-dire un rôle de chef de gare, qui a pour objet de faire arriver le train à l'heure, à midi vingt-cinq. Je remercie les personnes à la tribune, par avance, de me permettre d'exercer ce rôle modeste de chef de gare. Sans plus tarder, en le remerciant de sa présence, je passe la parole à M. Vincent Boyer pour le premier des exposés. Cher collègue, vous avez la parole.

Le défi politique : les gauches et la deuxième Chambre - M. Vincent BOYER, ATER à l'Université de Toulouse I

Je vous remercie, Monsieur le président. « Le défi politique : les gauches et la deuxième Chambre » : l'intitulé même de cette intervention qui fait référence aux termes les gauches, au pluriel donc, amène d'emblée à se poser deux questions. Première question : quelles sont ces gauches ? Quelles sont les formations politiques qui composent la gauche ? Deuxième question : ces gauches existent-elles, en tant que catégorie identifiable, c'est-à-dire en tant qu'entité unique au niveau des problèmes institutionnels et plus particulièrement au niveau de la question de la seconde chambre ?

Les réponses à ces questions varient en fonction du cadre temporel considéré. Nous nous proposons ici d'étudier la période de 1945 à nos jours. Pourquoi ce cadre temporel ? Parce que la position des gauches, à l'égard de la seconde chambre, de 1875 à 1940, est connue. En effet, durant cette période, la gauche communiste et socialiste, attachée aux principes issus de la tradition révolutionnaire, militait en faveur du monocamérisme. La gauche radicale, quant à elle, partisane du monocamérisme, lors de l'élaboration des lois constitutionnelles de 1875, s'est rapidement ralliée au Sénat, au cours de la IIIe République. Dès lors, ce cadre temporel de 1945 à nos jours a des conséquences sur la définition que nous retiendrons de la gauche.

En effet, depuis 1945, la position de la gauche radicale à l'égard de la seconde chambre ne constitue pas, en soi, un défi, puisque nous l'avons dit, la gauche radicale s'est ralliée au Sénat au cours de la IIIe République. C'est donc la position des groupes communistes et socialistes à l'égard de la seconde chambre, depuis 1945, qui sera ici évoquée. En effet, celle-ci est le plus souvent présentée, comme étant constituée de revirements successifs, le plus souvent dictés par des considérations électorales. Ainsi, la gauche aurait d'abord prôné le monocamérisme, par hostilité au Sénat en 1945-1946. Elle se serait ensuite montrée peu favorable au Conseil de la République, sous la IVe République, avant de se déclarer très favorable au Sénat de 1958, tant qu'il a combattu activement le Général de Gaulle et ses gouvernements, pour, finalement, manifester son hostilité au Sénat, depuis 1981, et sa politisation accrue. Est également mis en avant le fait, que la position officielle des partis communistes et socialistes, ne serait pas partagée par tous leurs sénateurs.

Nous tacherons ici de démontrer qu'il est possible de déceler, sous ces contradictions et ces rétractations, une logique sous-jacente, un fondement théorique expliquant la position de la gauche à l'égard de la seconde chambre depuis 1945. Ainsi, depuis 1945, la gauche communiste et socialiste critique le Sénat, ce que nous verrons dans une première partie, tout en se déclarant favorable à l'existence d'une seconde chambre, ce que nous verrons dans une deuxième partie.

Tout d'abord la critique du Sénat par la gauche. La gauche critique le Sénat depuis 1945. Certains auteurs ont même parlé de « sénatophobie » de la gauche, et tout le monde garde en mémoire la formule de Lionel Jospin qualifiant le Sénat « d'anomalie ». Ainsi, la gauche critique le mode de recrutement et les pouvoirs du Sénat. Une précision ici : lors des débats constituants de 1945-1946, la critique de la gauche vise le mode de recrutement et les pouvoirs du Sénat de la IIIe République. À partir de 1948, cette critique vise le Conseil de la République qui, à la suite de la loi du 23 septembre 1948, renoue avec le mode de recrutement sénatorial, et va tenter d'amorcer une remontée continue vers les pouvoirs du Sénat. À partir de 1958, la critique concerne le Sénat de la Ve République.

La critique du mode de recrutement du Sénat par la gauche : cette critique est double. Première critique : depuis 1945, selon la gauche, le mode de recrutement du Sénat ne lui permet pas d'être représentatif de la volonté du peuple.

Deux remarques ici. Première remarque : depuis 1945, la gauche a pu critiquer l'ensemble des caractéristiques du mode de recrutement sénatorial, en arguant que celui-ci altère la représentativité du Sénat. La gauche a ainsi pu critiquer la durée du mandat sénatorial, le principe du renouvellement partiel du Sénat, l'élection du Sénat au suffrage universel indirect, l'élection des sénateurs par les élus locaux, la composition du collège électoral sénatorial, la répartition des sièges de sénateurs entre les départements, le mode d'élection des sénateurs dans les départements.

Deuxième remarque : depuis 1945, la gauche critique sans discontinuité le mode de recrutement du Sénat, toutefois cette critique n'est pas toujours émise par l'ensemble de la gauche, ni simultanément sur l'ensemble des éléments composant le mode de recrutement sénatorial. Par exemple, le principe du renouvellement partiel du Sénat : celui-ci est critiqué par la gauche, lors de la première Assemblée Nationale Constituante de 1946, mais ce n'est véritablement, qu'à partir de 2001, que ce principe est de nouveau remis en cause. Autre exemple, l'élection du Sénat au suffrage universel indirect : cette critique n'apparaît qu'au milieu des années 80, et elle n'émane pas de l'ensemble de la gauche, puisqu'elle n'est pas émise, notamment, par les formations de gauche au Sénat.

La deuxième critique formulée par la gauche, à l'égard du mode de recrutement du Sénat, part de deux constats. Premier constat : pour la gauche, ce mode de recrutement favorise les tendances du centre et de la droite. Deuxième constat : le Sénat est touché par le fait majoritaire, depuis le milieu des années 70, ce qui, pour la gauche, finalement, conduirait le Sénat à se comporter, dans certaines circonstances, comme une chambre d'opposition face aux majorités présidentielles et/ou parlementaires de gauche, et comme une chambre d'enregistrement commune face aux majorités présidentielles et/ou parlementaires de droite. Pour la gauche, dans certaines circonstances, le Sénat ne jouerait plus son rôle de contre-pouvoir au bloc majoritaire.

S'agissant maintenant de la critique des pouvoirs du Sénat par la gauche, parmi les pouvoirs du Sénat, la gauche critique ceux qui, selon elle, permettent au Sénat de bloquer, de contrarier la volonté exprimée par l'Assemblée élue au suffrage universel direct. Par exemple, depuis 1945, la gauche s'oppose à toutes dispositions figurant dans la Constitution ou dans le Règlement de la seconde chambre, qui sont susceptibles de donner à la seconde chambre la possibilité de renverser le gouvernement. Autre exemple : depuis 1945, la gauche s'oppose également à toutes dispositions qui donnent au Sénat des pouvoirs égaux à ceux de l'Assemblée Nationale en matière de révision de la Constitution.

Toutefois, là encore, cette critique constante des pouvoirs du Sénat par la gauche, depuis 1945, ne doit pas faire perdre de vue qu'il y a des différences d'appréciation, au sein de la gauche, dans la détermination des pouvoirs considérés comme susceptibles de bloquer ou de contrarier la volonté exprimée par l'Assemblée élue au suffrage universel direct. Un simple exemple ici : depuis la révision constitutionnelle de 2003, les projets ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales, sont soumis en premier lieu au Sénat. La gauche à l'Assemblée Nationale s'est opposée à cette réforme, car elle estimait que cette réforme conférait des pouvoirs exorbitants au Sénat, remettant ainsi en cause la primauté de l'Assemblée Nationale. Par contre au Sénat, les groupes socialistes et communistes ne se sont pas opposés à cette réforme.

Il existe donc, effectivement, des divergences entre les formations communistes et socialistes et, au sein de ces formations, entre leurs députés et leurs sénateurs, sur tel ou tel point particulier du mode de recrutement ou des pouvoirs du Sénat. Au-delà de ces différences propres à chaque parti et à chaque assemblée, il y a bien une critique d'ensemble, formulée par la gauche, à l'encontre du mode de recrutement et des pouvoirs du Sénat. Toutefois, cette critique du Sénat par la gauche ne signifie pas pour autant que la gauche rejette toute idée bicamérale. En effet, depuis 1945, les groupes de gauche acceptent le principe bicaméral, et nous abordons là notre deuxième partie.

En fait, est souvent présenté, comme corollaire du rejet du Sénat par la gauche, son attachement au monocamérisme. Un tel jugement peut s'appliquer sous la IIIe République, mais il ne peut plus s'appliquer depuis 1945, puisque depuis 1945 la gauche accepte le principe bicaméral. D'une part, la gauche reconnaît la légitimité technique du principe bicaméral, c'est-à-dire son utilité. D'autre part, elle propose alors d'instaurer une seconde chambre aux pouvoirs et au mode de recrutement aménagés, par rapport à la seconde chambre de type sénatorial.

S'agissant de la reconnaissance de la légitimité technique du principe bicaméral, cette reconnaissance se manifeste de deux façons : implicitement et explicitement. Dans certaines hypothèses, la gauche reconnaît explicitement les avantages du bicamérisme. Par exemple, on trouve des déclarations d'élus communistes et socialistes, dès les débats des deux Assemblées Nationales Constituantes de 1946, qui considèrent que la seconde chambre est garante de la qualité de la loi. De même dès 1945, une partie de la gauche considère également que la seconde chambre est un contre-pouvoir qui permet de contrôler, de contrebalancer les excès de la majorité.

Dans certaines hypothèses, également, la gauche ne reconnaît qu'implicitement l'utilité du principe bicaméral. Dans ces hypothèses, la gauche se prononce pour une chambre unique, mais elle va admettre qu'il est nécessaire de faire réfléchir cette chambre unique. Pour ce faire, pour faire réfléchir cette chambre unique, elle va proposer d'instituer des procédures, des mécanismes qui sont largement imprégnés de l'esprit bicaméral. Par exemple, le projet communiste, lors de la première Assemblée Nationale Constituante de 1946, malgré son monocamérisme affirmé, prévoit l'intervention d'organes consultatifs. Il en est de même pour le projet socialiste, lors de cette première Assemblée Nationale Constituante de 1946. On peut même penser que le Conseil de l'Union Française, institué par le premier projet de Constitution de 1946, est, matériellement et formellement, une seconde chambre.

Quelle seconde chambre la gauche propose-t-elle alors d'instaurer ? Il n'existe pas à gauche un modèle-type de seconde chambre, mais il est toutefois possible de dégager certains traits communs, certaines caractéristiques communes, au niveau du mode de recrutement et des pouvoirs souhaités par la gauche. Au niveau du mode de recrutement, deux solutions, essentiellement, sont proposées par la gauche. La première consiste à réformer le mode de recrutement du Sénat. La seconde consiste à rompre radicalement avec le mode de recrutement du Sénat et à changer la nature de la seconde chambre.

Première solution : réformer le mode de recrutement du Sénat. Outre les propositions concernant le mandat sénatorial, c'est essentiellement sur le mode d'élection des sénateurs que la gauche fait des propositions. La gauche propose, notamment, de généraliser le principe proportionnel, au niveau de la désignation des délégués sénatoriaux. C'est par exemple le projet de Lionel Jospin, en 2000. La gauche propose également de généraliser le principe proportionnel, au niveau de l'élection des sénateurs dans les départements. Dans certains cas, la gauche propose que les sénateurs soient élus à la représentation proportionnelle dans les départements qui en élisent deux ou plus. Le plus souvent, elle propose que les sénateurs soient élus à la représentation proportionnelle dans les départements qui en élisent trois et plus.

Deuxième solution : changer la nature de la seconde chambre. Essentiellement deux propositions ici. La première vise à faire de la seconde chambre un Conseil des opinions. Cette proposition n'est formulée que sous la Ve République. Cette seconde chambre est conçue comme devant tempérer, corriger les excès du parlementarisme majoritaire. Elle doit être une assemblée représentant tous les courants d'opinion politiques. Cette assemblée ultrareprésentative doit être élue au suffrage universel direct et à la représentation proportionnelle.

Notons toutefois ici que cette proposition ne fait pas l'unanimité au sein de la gauche, puisque certains craignent que cette proposition n'aboutisse à un conflit de légitimité entre deux assemblées également élues au suffrage universel direct. Deuxième proposition : elle consiste à faire de la seconde chambre, une seconde chambre socioprofessionnelle. Cette idée a été évoquée par Vincent Auriol en 1945, elle a été reprise par Pierre Mendès-France en 1962, et certaines personnalités du parti socialiste la reprennent, aujourd'hui, à leur compte. Une des principales difficultés relatives à cette seconde chambre socioprofessionnelle est celle de sa composition. En effet, comment déterminer les groupes socioprofessionnels appelés à être représentés ? Comment effectuer la répartition des sièges entre les différents secteurs d'activité ? D'ailleurs, cette proposition ne fait pas non plus l'unanimité au sein de la gauche.

Au niveau des pouvoirs de la seconde chambre : la gauche souhaite que les pouvoirs de la seconde chambre ne lui permettent pas de bloquer, de contrarier la volonté exprimée par la première chambre. Pour la gauche, il faut qu'en toute hypothèse, la première chambre puisse avoir le pouvoir de décision ultime. Elle doit avoir le dernier mot. Dans le cadre de l'activité législative, la gauche propose deux solutions. Première solution : ne concéder à la seconde chambre que des pouvoirs consultatifs. Finalement, c'est la solution qui a été proposée par la gauche, lors des débats constituants de 1945-1946. La seconde solution consiste à reconnaître à la seconde chambre le pouvoir de légiférer, tout en laissant le dernier mot à l'Assemblée Nationale.

Ainsi, depuis 1958, l'ensemble de la gauche s'accorde pour reconnaître ce pouvoir de légiférer à la seconde chambre, c'est-à-dire le principe, selon lequel la loi est votée par les deux assemblées au terme d'une navette législative, mais en toute hypothèse, pour la gauche, il faut que l'Assemblée Nationale puisse avoir le dernier mot. S'agissant maintenant des rapports entre la seconde chambre et le pouvoir exécutif, la gauche est unanime sur ce point depuis 1945. La seconde chambre doit disposer de moyens de contrôle informatiques, mais en aucun cas elle ne doit disposer de moyens de contrôle politiques. Seule, l'Assemblée Nationale doit être en mesure de renverser le gouvernement.

Une dernière remarque ici, en guise de conclusion. Par ses propositions relatives au mode de recrutement et au pouvoir de la seconde chambre, on peut penser que la gauche ne souhaite pas nier le bicamérisme, en faisant de la seconde chambre une Assemblée Nationale bis de par sa composition, ou en n'attribuant à la seconde chambre que très peu de pouvoirs effectifs. Toutefois, ces propositions ne sont pas la garantie, que la seconde chambre ainsi proposée préserve l'intérêt du bicamérisme. Je vous remercie de votre attention.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - C'est nous qui vous remercions. Un double merci. D'abord pour ce tour de force de traiter un sujet aussi important, si décisif dans notre vie politique, en une quinzaine de minutes. Merci aussi pour le sens de la nuance de votre propos, sur une phobie ou une phobie supposée. Vous nous avez montré que, comme toujours en pareil cas, les choses sont singulièrement plus complexes. Soyez en remercié.

Nous allons rester sur une phobie, là encore, plus exactement, sur une phobie supposée sous la Ve République, en passant la parole à Mme Sabrina Tricaud. Là aussi, je lui demanderai un tour de force, c'est-à-dire, sur un sujet important, en une quinzaine de minutes, de nous dire l'essentiel. Chère collègue, vous avez la parole.

Le défi sociologique des femmes : les femmes au Sénat Mme Sabrina TRICAUD, chargée de recherche à l'Association Georges Pompidou

Sous la IIIe République, le Sénat apparaissait comme le temple de l'antiféminisme. Alors que la première proposition de loi en faveur du vote des femmes est déposée à la Chambre des Députés en 1901, il faut attendre 1918 pour qu'un projet identique soit déposé au Sénat. Le 20 mai 1919, l'Assemblée Nationale adopte par 329 voix contre 95 une proposition de loi tendant à accorder le droit de vote et le droit d'éligibilité aux femmes à toutes les élections.

Le Sénat la repousse en 1922, et durant l'entre-deux-guerres, il émet six votes hostiles au suffrage féminin, des votes hostiles au suffrage féminin dans son principe même, puisque les votes ont concerné ou bien la mise à l'ordre du jour de la discussion sur les projets, ou bien le passage à la discussion des articles. Lors des débats, les arguments les plus misogynes et les plus sexistes sont avancés, touchant à la prétendue nature féminine, tandis que quelques suffragettes, encouragées par l'avocate Maria Vérone et la journaliste Louise Weiss passent à l'action directe contre les sénateurs les plus hostiles au projet.

En 1946, après la reconnaissance de leurs droits politiques par l'ordonnance du 21 avril 1944, les femmes font une entrée significative, quoique peu remarquée au Sénat. Vingt et une femmes siègent au Palais du Luxembourg en 1946, soit 6,61 % des sénateurs et ce, dans l'indifférence générale. Lors de la première séance de la session ordinaire de 1946, le président d'âge, Jules Gasser prononce son allocution d'ouverture sans y faire aucune mention. La presse n'y fait guère davantage allusion, à l'exception de la presse féministe, qui adopte un ton parfois revanchard, à l'image de La Française, qui est la revue de Cécile Brunschvicg, qui fut une des trois femmes secrétaires d'État du Gouvernement Blum en 1936. On peut y lire, je cite : « Ci-gît le Sénat et maintenant les femmes votent. Juste revanche des femmes contre cette maison close qui fut, pendant longtemps, le dernier bastion de l'antiféminisme. » C'est une allusion au débat qui a lieu, en 1946, sur la fermeture des maisons closes.

A l'issue du dernier renouvellement du Sénat en septembre 2008, on compte désormais 75 femmes sur 343 sénateurs, soit 21,9 %, ce qui en fait l'assemblée la plus féminisée, car il n'y a, à l'Assemblée Nationale, que 18,5 % de femmes. Autrement dit, le Sénat serait-il devenu féministe ? Pour répondre à cette question, je vous pose une réflexion rapide en trois points, en évoquant, première la féminisation progressive du Sénat. Puis, je ferai un petit développement sur le profil sociologique des sénatrices, et enfin je terminerai sur la place des femmes dans la Haute assemblée.

La féminisation du Sénat ne fut pas continue depuis 1946, mais a suivi une chronologie en trois temps. Les femmes ont fait une entrée significative au Palais du Luxembourg à la Libération, lors des élections sénatoriales de 1946 et 1948, représentant 6,6 %, puis 4,3 % des sénateurs. Leur effectif décroît ensuite considérablement jusqu'au début des années 70, le renouvellement partiel de 1971 constituant le plus faible effectif avec seulement 4 femmes sur 283 sénateurs, soit 1,4 %. La tendance s'inverse alors progressivement, et particulièrement au début des années 90. A l'issue du renouvellement de 1998, il y avait déjà 19 sénatrices. C'est l'adoption de la loi sur la Parité en 1999, qui promeut les femmes. Ses effets sont sensibles, dès les élections sénatoriales de 2001, où l'on a dépassé les chiffres de 1946, avec 35 femmes, soit presque 11 % des sénateurs. Aujourd'hui, comme je vous l'ai dit, elles sont presque 22 %.

Cette chronologie en trois temps est conforme à celle constatée dans les autres assemblées représentatives. Si la Libération correspond à une période de forte féminisation du personnel politique, le début des années 50 voit la baisse du nombre des femmes dans toutes les assemblées, avant que les femmes ne fassent une nouvelle entrée, cette fois durable, en politique, au début des années 70. Néanmoins, on notera que la féminisation du Sénat fut plus lente que celle de l'Assemblée Nationale, car il y a déjà plus de 10 % de femmes à l'Assemblée après les élections législatives de 1997, c'est-à-dire avant la loi sur la Parité.

Cette féminisation tardive de la Haute assemblée est d'autant plus notable que les assemblées communales, départementales et régionales, qui constituent le principal vivier de recrutement des sénateurs s'étaient largement féminisées dans les années 90. Par exemple, après les élections municipales de 1995, on comptait déjà 21 % de conseillères municipales. De même, dans les conseils généraux, à l'issue du renouvellement de 1998, il y avait 25 % de femmes. Lors des renouvellements des conseils généraux de mars 1998, il y avait 8,3 % de femmes. D'autre part, les avancées dues à la loi sur la Parité ont été récemment limitées par le rétablissement du scrutin majoritaire, dans les départements élisant trois sénateurs en 2003. Or, 65 % des sénateurs renouvelés en 2008 ont été désignés au scrutin majoritaire, qui n'est pas soumis à la contrainte paritaire.

Trois générations de femmes politiques se sont ensuite succédé au Sénat. La première génération est celle issue de la guerre et de la Résistance, avec des figures emblématiques comme celles de Gilberte Pierre Brossolette, d'Eugénie Éboué-Tell ou encore de Jacqueline Thome-Patenôtre. Ensuite, il y a eu la génération des années 70 que symbolisent par exemple Brigitte Gros, Marie-Thérèse Goutmann ou encore Hélène Luc et, actuellement, la génération que j'appelle génération de la Parité, plus diversifiée que les précédentes. J'en veux pour preuve les trois femmes d'origine maghrébine, Samia Ghali, Alima Boumédiène-Thiery, Bariza Khiari qui sont entrées au Sénat en septembre 2008, alors que l'Assemblée Nationale n'en compte aucune.

Leurs profils sociologiques et politiques se sont, en revanche, peu modifiés depuis la Libération. En 1946, la majorité des sénatrices étaient des enseignantes, des avocates ou des employées. La profession des sénatrices actuelles est semblable à celle de leurs aînées. Il s'agit toujours principalement d'enseignantes, à peu près 28 % des sénatrices actuelles, d'employées et de fonctionnaires. On compte seulement 2 avocates, 5 juristes et 12 femmes qui sont cadres du privé ou qui sont chefs d'entreprise. Cela s'explique principalement par l'étiquette politique des sénatrices. Contrairement à ce qu'a dit mon collègue précédemment, je vais valoriser la gauche en disant que, depuis 1945, ce sont les partis de gauche, qui favorisent le plus la promotion politique des femmes, et les sénatrices sont majoritairement issues de leurs rangs.

Entre 1946 et 1974, il y a eu 32 femmes sénatrices, dont 15 communistes et 5 socialistes. À l'issue du renouvellement de l'automne 2008, on compte presque un peu plus de la moitié des sénatrices, 38 sur les 75 élues, qui sont inscrites dans les groupes parlementaires de gauche : 12 sont au groupe socialiste, y compris les apparentées et 12 sont inscrites au groupe CRC-SPG, qui est le groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs des partis de Gauche, contre seulement 25 sénatrices inscrites au groupe de l'UMP. Le Groupe CRC-SPG est d'ailleurs le seul groupe parlementaire à être présidé par une femme, Nicole Borvo Cohen-Seat qui parlera cet après-midi, alors qu'aucune femme n'occupe cette fonction à l'Assemblée Nationale.

En réalité, plus que l'institution sénatoriale, ce sont les partis politiques qui sont responsables de la faible féminisation de la Haute assemblée. Deux exemples sont, à cet égard, éclairants. Le premier est celui de Janine Alexandre-Debray, qui a été conseiller de Paris de 1947 à 1971, vice-présidente du Conseil de Paris et qui est devenue, en février 1976, sénatrice de Paris en remplacement de Jean Legaret, décédé. Mais lors du renouvellement partiel de 1977, elle n'est pas investie par le Parti Républicain qui, disposant d'une seule place pour la liste de majorité, lui préfère Pierre-Christian Taittinger. Elle entame alors une grève de la faim de dix-neuf jours, pour obtenir le renouvellement de son mandat. Le 29 août 1977, elle écrit au secrétaire général du Parti Républicain, Jean-Pierre Soisson, une lettre que son mari a rendue publique, qui a été publiée dans le monde, précisant que, je cite « Ce n'est pas pour son combat, mais pour celui de toutes les femmes qu'elle emploie l'arme suprême des opprimés qu'est la grève de la faim. » Malgré toutes les actions entreprises, elle n'a pas été représentée, et elle a donc mis un terme à sa carrière politique.

Un autre exemple plus récent, en 1995, est celui de Françoise Seligmann, qui est victime de la même injustice. Elle siège au Palais du Luxembourg depuis 1992, également en remplacement du sénateur socialiste des Hauts-de-Seine, Robert Pontillon, mais elle n'est pas non plus investie par le parti socialiste, lors du renouvellement de 1995, parti socialiste qui lui préfère Robert Badinter. Elle a alors présenté, sans succès, une liste socialiste dissidente composée uniquement de femmes avec Françoise Gaspard, l'ancien maire de Dreux, et Yvette Roudy, l'ancien ministre des Droits de la Femme.

L'étude de la place des femmes au Palais du Luxembourg invite également à relativiser la féminisation de cette assemblée. Dès leur entrée au Sénat, les femmes occupent une place importante au Conseil de la République. Gilberte Pierre-Brossolette est, selon ses propres termes, je cite « bombardée vice-présidente du Conseil de la République » en 1946 jusqu'en 1954 ; et présida, de ce fait, de nombreuses séances, de même que Marcelle Devaud, vice-présidente du Sénat de 1946 à 1958 et qui témoigne : « Je pénétrai dans le noble Palais du Luxembourg avec beaucoup d'émotion, en pensant que ce superbe monument avait été, sous la IIIe République, l'antre d'hommes toujours misogynes et grossièrement opposés au vote des femmes. » Sans oublier, bien sûr, celle qu'Alain Poher qualifiait de « Sainte du Palais » en 1973, lorsqu'il lui remit la Croix de Chevalier de la Légion d'honneur, à savoir Marie-Hélène Cardot, qui a été sénateur des Ardennes de 1946 à 1971 et qui a été vice-présidente du Sénat pendant presque dix ans de 1959 à 1968.

Aujourd'hui, les femmes sont toujours très présentes dans le Bureau du Sénat, mais leur représentation demeure minoritaire. On compte actuellement deux femmes vice-présidentes, Monique Papon et Catherine Tasca et cinq femmes secrétaires. Elles sont également nombreuses dans les bureaux des commissions permanentes, comme vice-présidentes ou secrétaires, mais aucune femme n'a présidé de commission permanente au Sénat depuis 1948, alors que cela a été le cas à l'Assemblée Nationale où Marie-Madeleine Dienesch a présidé la commission des Affaires culturelles en 1967-1968 et Catherine Tasca celle des Lois de 1997 à 2000.

En ce qui concerne les commissions parlementaires, les femmes y sont largement cantonnées dans les secteurs traditionnels qui reproduisent la division sexuelle du travail. Au Conseil de la République, les femmes étaient majoritairement affectées aux commissions de la Famille, Santé publique, Population, à la commission de l'Éducation nationale, des Beaux-Arts, des Sports, de la Jeunesse et des Loisirs, ou alors à celle des Pensions et du Ravitaillement. Cette spécialisation des femmes dans la question sociale relative à l'enfance, la famille, la santé, le logement perdure au Sénat. L'actuelle commission des Affaires sociales est la plus féminisée des commissions permanentes avec 26 femmes sur 56 membres, de même que la commission des Affaires culturelles qui compte 17 femmes sur 56 membres. Alors que si on regarde la composition de la commission des Finances, on compte seulement 4 femmes sur 48 membres, de même que dans la commission des Affaires étrangères où on compte 9 femmes sur 56 membres.

Les domaines régaliens, finances, politique intérieure, affaires étrangères, demeurent l'apanage des hommes. Cela n'est pas propre au travail sénatorial. La répartition sexuée des commissions de l'Assemblée Nationale est semblable à celle constatée au Sénat. La politologue Mariette Sineau commente ainsi « la dimension mère, nourricière, assistante sociale de la fonction parlementaire est hypertrophiée quand celle-ci est exercée par une femme. ». On nuancera seulement, en ajoutant que cela correspond aussi à la nature des professions des femmes parlementaires et à leurs centres d'intérêt.

En conclusion, je dirai donc que si le Sénat s'est progressivement féminisé, depuis la Libération, il serait faux d'identifier féminisation et féminisme. La féminisation relative et modérée du Sénat ne signifie pas pour autant que le Palais du Luxembourg soit devenu féministe. En effet, le 20 février dernier, l'Observatoire de la parité entre les hommes et les femmes publiait un communiqué de presse intitulé « Le Sénat fait barrage à l'égalité entre les femmes et les hommes ». Qu'en est-il ? L'Assemblée Nationale avait adopté le 27 janvier dernier, en 2009, un amendement au projet de loi organique, relatif à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, qui prévoyait que le dépôt d'un projet de loi devait être accompagné d'une étude d'impact évaluant les conséquences, en termes d'égalité, entre les femmes et les hommes.

Cette disposition a été rejetée par le Sénat, le 18 février, et l'Observatoire de la parité de rappeler que « Si l'égalité entre les femmes et les hommes est un principe constitutionnel, il revient au Parlement de se donner les moyens et les outils nécessaires pour faire respecter et garantir, dans les faits, cette égalité. »

C'est justement la mission de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, instituée dans chacune des assemblées par la loi du 11 juillet 1999 et que préside au Sénat Mme Michèle André, à qui je cède immédiatement la parole.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Un double et même un triple merci, là encore pour le tour de force. Une quinzaine de minutes pour évoquer une question aussi importante, aussi centrale, un sens de la nuance que tout le monde a remarqué et, aussi, la transition que vous me fournissez de passer la parole à ma voisine de droite, en la remerciant de sa présence, en la remerciant d'avoir accepté d'être notre grand témoin. Sans plus tarder, je vous passe la parole.

Grand témoin - Mme Michèle ANDRÉ, ancienne ministre, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, sénatrice du Puy-de-Dôme

Merci, Monsieur le président de séance, mes chers collègues à la tribune, mes chers collègues dans la salle, Mesdames, Messieurs. En entendant nos deux orateurs, je me disais que, finalement, ma place était considérablement originale ici, puisque je suis à la fois socialiste et femme, ce qui donnera à mon témoignage, je l'espère, la possibilité de faire comprendre tout ce qui reste à faire pour rendre vraiment égaux les femmes et les hommes.

Mon rôle de grand témoin est d'essayer de vous dire comment être une femme élue dans cette Assemblée. Quel rôle peut-on y jouer ? Quelle image se joue à l'extérieur ? Comment sommes-nous perçus, nous, les sénateurs ? Le plus souvent, le public pense à un homme âgé à la santé fragile... J'ai été vice-présidente du Sénat pendant 4 années, ouvrant la porte à Monique Papon et Catherine Tasca. Elles sont donc maintenant deux, et cela sera plus confortable que d'être seule au milieu des collègues masculins pour faire sa place. Je préside depuis quelques mois la Délégation aux Droits des Femmes et j'ai des choses intéressantes à vous dire sur cette question.

Si l'on parle du passé, j'ai été frappée par la violence, voire la bêtise des propos tenus ici au Sénat par un certain nombre de sénateurs lors des débats successifs qui ont eu lieu sur le vote des femmes entre les deux guerres. Je vais vous les épargner mais, si un jour, vous vous sentez d'humeur morose et que vous ayez besoin de distraction, je pense que vous trouverez sur le site du Sénat des perles rares. Vous aurez ainsi une idée de la difficulté du chemin. Mais faut-il s'en étonner ? Voilà presque 20 ans que j'ai quitté le ministère du Droit des Femmes mais j'ai encore ses classiques parfaitement en tête.

Nous étions, nous femmes, depuis le code Napoléon, qualifiées d'« incapables majeures ». Comment voulez-vous que des incapables majeures, tenues strictement à l'incapacité, bien que majeures, puissent progresser, dès lors qu'il y a eu tant de freins sur le parcours ? L'hostilité a certes pris un visage plus subtil. Quand elle s'exprime en face, c'est presque un bonheur, car on peut la contrer, comme au sport : il vaut mieux une franche attaque à la loyale que des allusions ou des subtilités comme on peut l'entendre encore. Certaines femmes l'ont vécu, lorsque le parti politique auquel elles appartiennent, trouve beaucoup plus intéressant de présenter un homme au prétexte que les électeurs lui feraient davantage confiance. Si l'on prend l'exemple du sénateur, élu par des élus, il est pourtant bien évident que si le parti politique présente une personnalité de la couleur politique du département, il est clair qu'il sera élu, homme ou femme. Le vrai problème, soyons simples, c'est que lorsqu'on choisi une femme pour occuper un poste d'élu, cela en fait un de moins pour un homme. C'est mécanique, il n'y a rien à ajouter.

Dans un département comme le mien, nous pouvons compter sur trois postes de sénateurs. On pourrait choisir un homme et deux femmes. Je pense que ceci n'est pas près d'arriver, donc, nous choisirons une femme et deux hommes. Au vu de la sensibilité de mes terres socialistes, on peut considérer qu'il était intéressant pour mon parti de me présenter. En 2001, j'étais moi-même une notable, j'étais en effet élue à Clermont-Ferrand, adjointe dans un poste original qui était le sport. J'ai bénéficié jeune d'une importante notoriété, appuyée également sur mon expérience professionnelle. J'étais une notable enfin, du fait de mon expérience de ministre, certes au Droit des femmes...cela crée une originalité, donc un attrait pour la presse, et cela offre quelques espaces pour exprimer ses convictions. Au fond, le profil de sénateur est un profil de notable. Les collègues masculins le savent bien, puisque, eux-mêmes désignent et choisissent des notables. J'étais des leurs, ils ont donc su utiliser intelligemment ces atouts.

Notre oratrice a bien indiqué l'intérêt d'arriver à la politique grâce aux lois tendant à garantir l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux - les « lois parité » -, et ce choix est loin d'être négligeable pour ce qui nous intéresse ici. Cette loi et le choix du scrutin proportionnel conjugués ont permis une émergence importante des femmes au Sénat. Même si avec une proportion de 22 % nous sommes loin de l'idéal. Je pense qu'il faut continuer dans ce sens. La loi Parité avait un objectif : elle était simple et immédiate. En cas de non application le seul recours est la sanction financière sur les partis politiques lorsqu'ils ne désignent pas suffisamment de candidates aux postes de députés. Aujourd'hui ces pénalités sont lourdes, mais, comme je l'ai fait remarquer en ma qualité de commissaire des finances, lors de la loi de finances 2009, les partis politiques ordinairement attentifs à ces problèmes d'argent semblent vivre ces pénalités sans douleur, on pourrait même penser qu'elles n'existent pas.

Personne ne les voit, personne ne s'en étonne, et tout le monde « finasse » en attribuant naturellement les bons postes aux hommes, les mauvais aux femmes. Le parti d'en face fait de même, le parti socialiste a certes moins de pénalités que l'UMP, mais l'exercice paraît satisfaisant pour les dirigeants des partis. C'est comme en photographie, vous avez une photo et un négatif. Vous faites l'exercice comme cela, vous êtes sûrs du résultat. Les partis ont moins d'argent, mais ils semblent s'en accommoder, ce n'est visiblement pas très douloureux, cela fait parti du rituel, du prix à payer au sens propre du terme...

Quand on est optimiste, on le prend normalement en cherchant à faire bouger les lignes. Mais lorsque l'on voit avancer les autres grandes démocraties, d'une manière beaucoup plus moderne, plus simple et plus rapide, on ne manque pas de s'inquiéter. On se dit : « Les hommes sont-ils plus attachés aux traditions et au pouvoir en France qu'ailleurs ? ». D'évidence, la réponse est « oui ». Il faut le reconnaître : « oui ». Pourquoi ? Le schéma du salaire d'appoint pour les femmes, correspondant à un travail d'appoint, a imprégné les mentalités. Il m'arrive de penser que cette idée est encore dans certaines têtes qui regrettent le temps d'avant.... Il ne faut pas s'étonner dès lors que les hommes, dans les partis politiques, n'aient installé les femmes comme « variables d'ajustement ». On a besoin des femmes, on en prend, on n'en a plus besoin, on les met sur le côté sous différents prétextes. « Voilà, c'est vrai que tu as déjà fait un mandat, mais bon on ne peut pas faire autrement, c'est bien embêtant ! » Ou bien : « Pour la notoriété, on aurait besoin de quelqu'un d'autre » , etc.

C'est cela le problème, et il persiste. Je le dis ici, devant mes collègues et un public qui s'intéresse à ces questions : cette situation est absolument anormale. Le véritable problème réside dans nos partis politiques, leur capacité à rester en phase avec la population, leur difficulté à évoluer au même rythme qu'elle.

Alors, y a-t-il un remède ? Une espérance ? Certainement. Particulièrement si on regarde le chemin parcouru, et le fait que nous n'avons le droit de vote que depuis un peu plus de soixante ans. Nous avons maintenant la maturité politique, la capacité à nous organiser, à nous battre. Seulement, nous ne pouvons pas nous contenter de lutter chacune de notre côté, car nous appartenons à des partis différents et risquerions de nous retrouver décalées. La délégation que je préside est donc un espace d'échanges pertinent sur la nature des problèmes des femmes, de leur prise en compte parfois d'analyse féministe qui nous manque encore grandement.

En effet, il ne suffit pas d'être une femme, il faut avoir une conscience de ce que cela veut dire, et de pourquoi nous en sommes là. Certaines d'entre nous l'ont, d'autres beaucoup moins, et certaines de nos collègues, même, n'ont pas complètement intégré la totalité des problèmes qui nous concernent, assimilés autrefois à des « histoires de bonnes femmes ». Sous ce sigle on peut voir les questions autour de la maternité, de la dignité, de l'IVG, la contraception, etc... Concernant la loi Parité qui a été critiquée si sévèrement, je prétends que, dans vingt ans les hommes nous remercieront de cette initiative parce qu'elle pourra les protéger. Je crois en effet qu'il y a encore quelques années d'efforts devant nous pour atteindre les objectifs d'autonomie économique de dignité, de citoyenneté. C'est à portée de vue. Au scrutin proportionnel dans les espaces que sont les conseils municipaux des grandes villes, les Régions, les Européennes, également, nous avons progressé. Mais il est vrai que la contamination sur les conseils généraux est lente, très lente. Je peux vous le dire car je siège dans un conseil général depuis longtemps, mais je suis une élue urbaine et c'est du côté des urbains qu'est venu le progrès. Les conseils généraux sont condamnés à évoluer très vite sous peine d'être totalement décalés.

Je me souviens d'une réunion de travail avec le président Mitterrand en 1990, il me recevait pour faire le point sur mes dossiers, comme il le faisait couramment avec ses ministres. Je me souviens de cette phrase et je me la remémore de temps en temps, surtout dans les moments de découragement : « Vous savez, moi, je ne le verrai pas, je ne serai plus de ce monde, mais vous, à deux générations, vous verrez la vraie égalité des hommes et des femmes dans la vie politique et citoyenne, à condition de ne jamais changer de cap » . Deux générations, cela représente 40 à 50 ans. L'objectif, c'est donc 2030. Je prétends que nous sommes en mesure de tenir ce défi.

Du volontarisme, une loi Parité, la proportionnelle. Je compte bien remettre en débat, ici au Sénat, pour ramener le scrutin à la proportionnelle à partir de trois sièges. Je ne garde pas un grand souvenir juridique de la démonstration qu'avait tenté de nous faire, il y a quelques années, notre collègue Patrice Gélard, qui avait argumenté dans le sens contraire. Nous avons eu la preuve que des sénateurs implantés, étaient près à se faire exclure de leur parti politique pour garder un siège plutôt que d'être inclus sur une liste proportionnelle paritaire harmonieuse. Il y a fort à craindre qu'une diminution du nombre de femmes sénateurs soit à prévoir si l'on ne revient pas au scrutin proportionnel à partir de trois sièges ici au Sénat.

Je pense qu'il faut aller dans ce sens, entre volontarisme et effet mécanique de la loi. Mais je le dis ici, les femmes françaises ne laisseront jamais reprendre l'espace acquis, je le dis ici, jamais. Ni dans l'activité professionnelle, ni dans la dignité, ni dans le droit à la contraception, à l'interruption volontaire de grossesse, jamais les femmes de France ne se laisseront reprendre le capital d'égalité qu'elles ont conquis pour elles-mêmes et pour leurs filles. Dans ce contexte, en 2030, 2035, ce sera encore dans ma visibilité humaine, j'espère que nous pourrons constater que la loi aura produit ses effets. Il me semble qu'à cette tribune, nous pourrons alors évoquer d'autres sujets, même si celui-ci est passionnant. Merci de votre attention.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Un très grand merci, Madame la ministre, j'exprime là un avis que j'imagine général. Un très grand merci pour ces réflexions, ce témoignage. En même temps, pour nous historiens et juristes, c'est extrêmement précieux, sachez-le, et ce capital d'égalité, vous ne l'avez pas d'ailleurs mis en oeuvre jusqu'au bout, puisque vous n'avez même pas parlé cinq minutes et je vous en remercie en tant que chef de gare, puisque cela me laisse du temps.

Mme Michèle ANDRÉ, ancienne ministre, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, sénatrice du Puy-de-Dôme - C'était un témoignage sincère énoncé ici, en toute simplicité.

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Je l'ai ressenti comme tel, soyez-en chaleureusement remerciée.

Jean Garrigues évoquait, en commençant le renouveau historien, qui marque la production scientifique sur le Sénat, et signalait que notre collègue Paul Smith, avec ses travaux récents, même s'ils ne sont pas encore traduits, était l'un des artisans, si ce n'est l'artisan principal de ce renouveau historien. J'ai plaisir, en fin de matinée, à lui passer la parole. Cher collègue, vous avez la parole.

Le défi institutionnel : du Conseil de la République à la réforme Balladur - M. Paul SMITH, professeur à l'Université de Nottingham

Merci Monsieur le président, je voulais commencer avec un commentaire, ayant entendu l'intervention précédente, à propos des gauches et le Sénat, et aussi le rôle ou la position des femmes au Sénat. Le Conseil de la République en 1948 avait déjà deux femmes vice-présidentes et un homme noir à la présidence. Donc, la Haute assemblée a un certain record dans ce domaine.

Quand on m'a invité, il y a quelques mois à participer à ce colloque, on m'a demandé de faire une intervention sur le Sénat, du Conseil de la République à la commission Balladur. J'ai demandé : « Laquelle parmi les commissions Balladur ? » On m'a répondu : « La première. » J'ai dit : « Tant mieux », car cela écourte énormément la période à parcourir. Je vais revenir, quand même, à la Commission Balladur 2 à la fin de mon intervention, sans trop retarder, j'espère, notre départ pour le déjeuner.

Quand on m'a invité aussi, j'étais en train de finir un manuscrit, encore un livre sur le Sénat concernant uniquement la Ve République. Je lisais, donc, le discours de programmation du président Larcher, du 14 octobre 2008. En conclusion, le président s'exprime ainsi : « Avec vous, je ne veux plus que, dans trois ans, il soit possible de poser la question : À quoi sert le Sénat ? »

N'en déplaise à notre estimable hôte, j'ai des doutes, je doute que d'ici 2011 les gens ne vont plus se poser la question du rôle de la Haute assemblée. Dans mon intervention, aujourd'hui, je vais aborder la question du défi institutionnel sur deux thèmes. Le premier thème est cette idée de justification. C'est un défi constant. Deuxièmement, je veux juste parler de certains moments-clés, où la Haute assemblée a dû faire face un défi conjoncturel, si je peux m'exprimer ainsi.

Quand j'ai lu le discours du président Larcher, j'étais en train de rédiger pour mes lecteurs anglais une liste de ce que Pierre Mazet appelait « les structures structurantes ». Il y a un essai très intéressant de Mazet, où il parle du sénateur et montre comment les sénateurs sont obligés, à la différence des députés, de se justifier constamment et comment ils le font. Cette justification passe par une série d'idées sur le travail des sénateurs et du rôle de l'institution. On a déjà entendu parler du travail du Sénat, de la précision du travail dans les commissions, etc. On parle aujourd'hui de la Chambre de la décentralisation ou des collectivités territoriales. On peut débattre sur cette expression mais n'est-ce pas là la rédaction des nos jours de la strophe de Gambetta, qui invoquait « le Grand Conseil des communes de France », ce qui me fait penser à une petite phrase de Jean Mastias, auteur d'une thèse magistral sur le Sénat en 1980, où il écrit que même si ce n'est pas vrai, on ne peut lire vingt pages du Journal Officiel sans tomber sur un sénateur ou un autre qui va, quand même, invoquer la vocation territoriale de la Haute assemblée. Je peux citer d'autres exemples des ces « structures structurantes », mais pour en revenir au départ, j'ai été frappé de lire dans l'allocution de programmation du président Larcher la plus belle et la plus concise exposition de la thèse de Pierre Mazet que je n'ai jamais lu.

Mazet écrit ainsi : « La place et le rôle du Sénat ont fait et font toujours l'objet d'une négociation et d'une accusation. » Là, on est toujours en présence de deux liturgies : une liturgie sénatophobe et une liturgie sénatophile. Quand il s'agit du Sénat, il y a rarement de position neutre. « Suspectée de conservatisme, critiquée pour les défauts de sa représentativité la chambre Haute doit en permanence justifier sa légitimité au sein des institutions ». C'est donc un travail de légitimation perpétuelle, que tout sénateur ou toute sénatrice est obligé d'aborder, en quelque sorte, pour justifier son existence, et le défi de légitimité et de représentativité et c'est un travail limité aux membres de la Haute assemblée. Sauf que, on l'a vu, récemment, avec la révision constitutionnelle de juillet 2008 et le débat sur le redécoupage de la carte électorale à l'Assemblée Nationale, que l'on peut aussi franchement poser la question sur la représentativité des députés.

La question « A quoi sert l'Assemblée Nationale ? » est rarement posée. On peut peut-être la poser maintenant. Mes collègues vont peut-être en discuter cet après-midi, lorsqu'on parlera de l'équilibre entre l'hyperprésidentialisme et ce qu'Alain Badiou a appelé le « fétichisme parlementaire ». J'hésite à citer le nom de ce monsieur dans cette enceinte, mais voilà.

Les « structures structurantes » citées par Pierre Mazet s'orientent sur deux axes, il me semble. Je vais me concentrer sur l'axe horizontal, c'est-à-dire la position du Sénat vis-à-vis de la présidence de la République et de l'Assemblée Nationale. Je ne vais pas parler du tout du Conseil constitutionnel, car Xavier Philippe en parlera cet après-midi. J'aurais pu aborder la question verticale aussi, mais j'estime que c'est trop large comme intervention et, de toute façon, Jean-Pierre Duprat va être abordé ce sujet aussi cet après midi dans le contexte du Sénat et des collectivités locales.

Je reviens toujours à une petite phrase écrite par Yves Weber. Je m'adresse surtout aux étudiants en histoire politique ou en droit constitutionnel. L'article d'Yves Weber, « Le bicaméralisme en crise », publié en 1972, reste incontournable. Pour Weber, toute Haute assemblée, toute seconde chambre est le reflet des structures d'une culture politique donnée dans ses profondeurs. C'est toujours la manifestation de quelque chose de particulier. Or, le Sénat français est le reflet du rôle extraordinaire et la place occupée dans le paysage politique - réel ou imaginé - par les collectivités territoriales. Le Sénat ne peut exister tel quel, sans les élus locaux. On aurait pu, à certains moments, dans l'histoire constitutionnelle, choisir d'autres chemins, d'autres solutions à la question bicamérale, mais enfin, on a choisi de restaurer le Sénat, chaque fois, plus ou moins tel qu'il a été conçu par les pères fondateurs : c'est chargé comme expression, mais je crois qu'en 1870, ce n'est pas inapproprié.

Il y a là cette idée de structures structurantes. Il y a aussi, je m'adresse aussi aux jeunes étudiants, cette question de moments-clés dans l'évolution du Conseil de la République et du Sénat depuis 1948, que je vais aborder très rapidement dans le temps qui me reste.

Il y a déjà la période 1946-1958, ce que le Président Monnerville, en 1969, a qualifié de « remontée continue ». Il y a un livre très intéressant de Jean-Éric Callon, un catalogue raisonné sur les projets constitutionnels de la Résistance, où il souligne que, dans la plupart des projets rassemblés, le Parlement est bicaméral. Vincent Boyer a évoqué, tout à l'heure, le cas de Vincent Auriol, qui parle même d'une deuxième assemblée plus ou moins corporatiste, basée sur les régions, les conseils régionaux, etc, ce qui n'est pas très loin des projets du MRP, de Jules Jeanneney ou plus tard de de Gaulle. La plupart constitutionalistes de la Résistance sont bicaméristes, sauf bien sûr les communistes et certains socialistes, dont André Philip, qui a une influence extrêmement forte au début du moment constitutionnel de 1946, mais non pas à la fin.

J'insère ici une petite parenthèse. Ce qui est intéressant pour moi, quand je survole l'histoire constitutionnelle française, c'est qu'en 1946, on parle de l'Assemblée Nationale et du Conseil de la République. Tout est là dans les titres, parce que sous la IIIe République, l'Assemblée Nationale est la Chambre des Députés et le Sénat réunis. En 1945-1946, on supprime le Sénat, on rétablit l'Assemblée Nationale, une assemblée unique. Après, parce que le peuple français va dire non, va rejeter la première rédaction de la Constitution de 1946, on est obligé d'ajouter une deuxième chambre. Ce qui est intéressant aussi, c'est que la forme de ce Conseil de la République, c'est plutôt le projet socialiste d'un Conseil de l'Union française. On va prendre le titre proposé par le MRP, mais c'est plutôt un projet socialiste, à la base et on va juste y ajouter certaines prérogatives (mais pas les moindres) exigées par les démocrates-chrétiens.

En 1946, c'est une lutte pour l'existence. Une fois créé, pourtant, le Conseil de la République va très vite trouver sa place, va devenir de plus en plus important. Jean Garrigues ne parlait pas vraiment de la popularité du Sénat sous la IIIe République, tout à l'heure, mais de l'impopularité de la Chambre des Députés. C'est pareil en 1958. Au référendum et encore aux législatives de 1958, le peuple français condamne l'Assemblée Nationale élue en 1956. Il reste peut-être indifférent, mais de toute façon, les sénateurs ne sont pas sanctionnés de la même manière. C'est pourquoi, en quelque sorte après le retour du Général de Gaulle, au Sénat entièrement réélu, ce sont plus ou moins les mêmes hommes, et quelques femmes qui se trouvent au Palais du Luxembourg.

Parfois on parle de l'avènement de la Ve République comme la restauration sénatoriale. Le doyen Prélot parlait même d' « une République sénatoriale ». Comment peut-on parler de cette manière ? Le Sénat prend sa place à côté d'un président de la République élu par les notables, vous le savez très bien. C'est une République des notables, qui est créée en 1958 par Michel Debré et Charles de Gaulle. Pourquoi ? Parce qu'ils s'attendaient à ce que les notables allaient se rallier à cette nouvelle République. Ils avaient tort. On a trop tendance à voir en de Gaulle et Debré, en 1958, ce que j'appellerai, ce qui est peut-être un anglicisme, « les maîtres des marionnettes ». Ce n'est pas du tout vrai. Le 13 mai 1958, suite à l'investiture du gouvernement de Pierre Pflimlin à Paris, Jacques Chaban-Delmas a dit à Jacques Soustelle, qu'il pensait que le retour du Général n'aurait pas lieu.

Debré et de Gaulle comptaient sur les notables, mais les notables ne se sont pas au rendez-vous, d'où la crise pendant dix ans, crise réglementaire, crise présidentielle entre de Gaulle et Monnerville, mais aussi Georges Pompidou, après le discours prononcé par Monnerville en septembre 1962 où il a accusé l'exécutif de « forfaiture ». Où a-t-il prononcé ce discours ? À Vichy. C'est un petit peu sensible, quand même. Et enfin, en 1969, c'est la crise référendaire.

Les Français ont voté non, ils ont sauvé le Sénat. On dit souvent qu'ils n'ont pas voté « Non » pour sauver le Sénat, mais plutôt pour se débarrasser du Général. Je crois que ceux qui ont vraiment décidé le référendum, ce sont les électeurs du Centre évoqués ce matin par Jean Garrigues, ceux qui ont voté Lecanuet au premier tour en 1965, qui ont voté pour les centristes en 1967, qui ont eu peur en 1968 et ont donc voté pour l'ordre. En 1969, ils voient qu'il y a un gaullisme après de Gaulle, ils sont contre l'idée de la suppression du Sénat ou siègent les élus centristes et ils ont peur de la Assemblée Nationale introuvable élue en juin 1968. C'est un moment-clé, mais pour moi, ce n'est pas le moment-clé, il y en a d'autres que je vais signaler très vite.

De Gaulle est battu, mais son successeur est Pompidou et non pas Alain Poher. Si les électeurs du Centre ont sauvé la Haute assemblée, ils ne vont pas quand même jusqu'à élire son président à l'Elysée. Les années Pompidou se sont caractérisées par une «normalisation» des relations entre le Sénat et le gouvernement. En 1974, l'élection de Valéry Giscard d'Estaing marque l'avènement d'un Président de la République qui va trouver sa majorité au Sénat autant qu'à l'Assemblée. Pour certains «sénatorialistes», c'est l'âge d'or du Sénat, pour d'autres, c'est le moment ou le Sénat tombe dans le piège de la bipolarisation, un piège en cristal dont la fragilité sera cruellement soulignée dès 1981.

On ne peut parler du défi institutionnel du Sénat, sans réfléchir sur le fait que cela a été aussi un défi politique. Je suis tout à fait d'accord avec Charles Pasqua, ce qui est rare, quand il a dit qu'il ne fallait pas oublier que le Sénat est une assemblée politique et c'est lui, élu sénateur en 1977, en même temps qu'un certain Christian Poncelet, qui a compris l'importance du Sénat. Une petite phrase dans ses mémoires politiques ne laisse pas de doute : « Le Sénat est une redoutable machine de guerre » écria-t-il trente ans après son arrivée, pour la première fois, au Luxembourg. Les années 80, c'est, entre autres, M. Pasqua, qui est un acteur dans cette transformation. On parle même de la « RPR-isation » du Sénat. Les années 80 sont un tournant, mais pas forcément pour les raisons que l'on peut imaginer.

Ce qui est le plus important, pour moi, dans les années 80 ; ce sont les réformes Deferre, non pas parce que la majorité sénatoriale est pour, au contraire, mais parce que les réformes Deferre, la décentralisation et ce qu'on appelait à l'époque la déconcentration, va donner à une nébuleuse de sénateurs rénovateurs, vers la fin des années 80, des arguments, une justification du rôle du Sénat. Vous savez très bien, cela va aboutir, en 2003, à une révision constitutionnelle, où la primauté du Sénat, dans ce domaine, est formellement reconnue. Il y a un livre absolument incontournable à ce sujet, écrit par Alain Delcamp, qui est lui-même témoin et en quelque sorte acteur dans ce processus et publié en 1991, où il parle du Sénat et de la décentralisation. On peut y piocher pour voir comment certains sénateurs (Christian Poncelet, Jean François-Poncet, Jacques Larché, Jean Arthuis, un certain Gérard Larcher entre autres) commençait à repenser leur rôle et, surtout, celui de leur assemblée.

Les autres moments-clés sont, pour moi, la dissolution ratée de 1997, parce que le Sénat se trouve en cohabitation et dans une situation complètement inouïe. On dit souvent que la Constitution de la Ve République n'est pas conçue pour la cohabitation. Erreur, elle est conçue précisément pour la cohabitation. En 1958, Debré et de Gaulle comptaient gouverner avec une majorité, une assemblée de centre-gauche.

On peut mettre en avant les autres cohabitations. On peut les discuter ailleurs, mais enfin, c'est le rôle du Sénat, avec son nouveau président, le président Poncelet, à partir de 1998, qui est là pour soutenir le président Chirac, le prisonnier de l'Élysée. On a dit que l'élection de Poncelet en septembre 1998 est le soleil d'Austerlitz. Il ne faut pas exagérer, mais cela n'empêche que le soutien de la majorité sénatoriale, même si il n'est pas toujours facilement obtenu, va mener à la réforme de 2003. Cela va mener plus tard à la nomination, pour la première fois depuis celle de Michel Debré en 1958, d'un sénateur à Matignon.

Depuis 2002, combien de premiers ministres sont issus de l'Assemblée Nationale ? Zéro. Deux premiers ministres sur trois... M. Fillon, ce n'est pas le même genre de sénateur que M. Raffarin, vous comprenez bien. Mais, depuis la nomination de M. Fillon, et lorsque la presse politique évoque ses différends avec le Président Sarkozy, on parlait même de Gérard Larcher, comme possible futur Premier ministre, avant son élection à la présidence de la Haute assemblée. Cela signifie qu'aujourd'hui, les sénateurs ou sénatrices sont aussi premier-ministrables que les député(e)s. Ce n'est pas négligeable.

Voilà les moments-clés de défis institutionnels, mais cela va continuer, cela ne va pas s'arrêter là, parce que « La mise en question du bicamérisme n'est pas récente, elle est même traditionnelle. » Ce qui va être intéressant par contre, dans un très proche avenir et qui va mettre à l'épreuve les structures structurantes, ce sont les conclusions de la Commission Balladur II, celles de la commission sénatoriale et le texte gouvernemental pour réformer le «millefeuille» territorial.

J'attends, avec impatience, comme vous, Messieurs, Mesdames, ce qu'un journaliste a qualifié d' « un rude moment de virilité entre le gouvernement et le Sénat » , à propos de la réforme des collectivités territoriales qui va bientôt avoir lieu. Merci.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Un très grand merci à Paul Smith pour cette forte réflexion, nourrie à la fois de son travail et de sa culture d'historien, mais aussi de l'observation de notre vie politique contemporaine. Vous nous avez fourni, en même temps, une transition vers le Sénat de cet après-midi, vers le Sénat d'aujourd'hui.

Compte tenu de la qualité de tous les exposés que nous avons entendus, nous sommes un peu frustrés de ne pas avoir des questions à vous poser à tous, mais cela n'est pas possible, pour les raisons que j'évoquais en commençant. N'hésitez pas, dans la salle si, cet après-midi, vous souhaitez revenir sur tel ou tel aspect, le programme de cet après-midi s'y prêtera à coup sûr. Je crois être le porte-parole de tous ici dans la salle pour remercier, en votre nom à tous, les oratrices et orateurs, pour la qualité des exposés et des interventions que nous avons entendus. Un grand merci à vous quatre.

La séance est close à 12 heures 25.

LE SÉNAT AUJOURD'HUI
SESSION III : UN CINQUANTENAIRE QUI SE PORTE BIEN
Présidence de Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Bienvenue au Sénat, pour ceux qui nous rejoignent cet après-midi, et bravo pour ceux qui ont suivi déjà la matinale. Je suis très heureuse de présider cette première séance de notre après-midi sur « le Sénat aujourd'hui ». La matinée a apporté un regard plutôt historique sur notre assemblée, et j'espère que l'après-midi va nous permettre de nous projeter dans le présent et, surtout, dans le futur, avec nos interrogations sur le devenir de la Haute assemblée.

Je vous présente les personnalités qui ont été pressenties pour intervenir cet après-midi. M. Patrice Gélard, qui est vice-président de la commission des Lois et sénateur de la Seine-Maritime : M. Jean-Pierre Duprat, qui est professeur de droit à l'Université Montesquieu de Bordeaux IV ; M. Richard Ghévontian, qui est professeur à la faculté de Droit et de Science politique, vice-président de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III), directeur aussi de l'Institut d'Études Françaises pour Étudiants Étrangers ; enfin M. Xavier Philippe, professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille III et directeur de l'Institut Louis Favoreu. Vous nous apportez, j'espère, un regard lucide sur cette grande institution.

Je disais que la matinée a été consacrée, surtout, à une réflexion sur l'histoire des cinquante années du Sénat et que nous devions, maintenant, tenter une incursion dans le futur. Je crois que le rôle du Sénat, aujourd'hui, fait consensus sur plusieurs points, mais qu'il fait également interrogation. Je pense qu'il fait consensus, en tout cas, pour tous ceux qui, comme nous, ici, sont attachés au bicamérisme. Le Sénat est une pièce essentielle de cette forme particulière du parlementarisme, qui s'incarne dans deux assemblées.

Ce qui fait consensus aussi, c'est le rôle particulier de la représentation des collectivités locales dans cette assemblée, mais, en même temps, je pense qu'il y a des interrogations que nous devons regarder pour le temps qui est devant nous. Par exemple, cette représentation des collectivités locales ne peut pas s'exprimer de la même manière, au début des années 2000, qu'il y a cinquante ans, ne serait-ce que, parce que la géographie des collectivités territoriales a beaucoup changé, avec le développement de la décentralisation, avec l'émergence des régions, la transformation aussi du rôle de toutes ces collectivités territoriales.

De même, si nous sommes très attachés à la définition de la spécificité du Sénat, comme représentant les collectivités territoriales, et on dira, en général, les territoires, nous avons, je crois, à nous interroger sur la représentativité démocratique de cette assemblée, en raison de son mode de scrutin particulier, en raison aussi des évolutions démographiques de notre pays. La France de 1958 était, à l'évidence, une France beaucoup plus rurale qu'elle ne l'est aujourd'hui ; le phénomène urbain s'est beaucoup développé.

Je suis certaine que les experts qui sont autour de moi, vont avoir un regard aigu sur toutes ces questions et vont nous apporter leur prospective. Je donne la parole, en premier, à Monsieur le doyen Gélard. Je demande humblement aux intervenants de s'efforcer de tenir leur intervention dans quinze minutes.

L'Europe du bicamérisme - M. Patrice GÉLARD, vice-président de la commission des Lois,sénateur de la Seine-Maritime

Merci Madame la présidente. Je vais commencer par une citation d'un professeur de droit éminent, qui était recteur et qui a été sénateur, également : un conseiller de la République à l'époque, mais sénateur, tel était le nom qu'il portait. Je veux parler du recteur Prélot. Le recteur Prélot disait : « Lorsque le Sénat est faible, la République est faible, lorsque le Sénat est fort, la République est forte, et lorsqu'il n'y a pas de Sénat, il n'y a plus de République. » On peut se demander si cette affirmation du recteur Prélot peut être confirmée dans les pays voisins européens. Je me limiterai essentiellement aux pays membres de l'Union européenne, parce qu'un certain nombre de pays ne sont pas encore membres de l'Union européenne, ils sont en dehors, mais je rappellerai, tout de même, que, sur les pays en dehors de l'Union européenne, trois d'entre eux ont aussi un parlement bicaméral. C'est le cas de la Suisse, c'est le cas de la Russie, et c'est le cas, mais là, il ne faut pas en être trop fier, de la Biélorussie, où le Sénat, dont je suis indirectement un peu le père, est désigné, en réalité par le président de la République, ce qui n'est pas d'une démocratie totale.

Il n'empêche que nous en avons trois. Il est vrai que nous n'avons pas de Sénat ou de deuxième chambre dans d'autres pays, qui sont à la porte de l'Europe, ou qui ne désirent pas y rentrer. Je pense à l'Islande, à la Norvège, aux États issus de l'ex-Yougoslavie, comme la Croatie qui avait une seconde chambre, mais qui l'a supprimée, il y a quelque temps. Il n'y en a pas non plus en Serbie, il n'y en a pas au Monténégro, il n'y en a pas en Macédoine, il n'y en a pas en Albanie, il n'y en a pas au Kosovo.

Un pays, cependant, est en train de mettre en place un Sénat, non sans mal : c'est l'Ukraine, l'Ukraine qui essaie de mettre en place un Sénat sur le modèle français. J'ai éliminé ceux qui ne sont pas membres de l'Union européenne, et j'en viens à l'Union européenne. Dans le cadre de l'Union européenne, sur les vingt-sept États-membres, treize ont des parlements bicaméraux. Il faut d'abord s'interroger sur le cas de ceux qui n'ont pas de deuxième chambre, parce qu'il y a des explications qu'il convient de donner.

Tout d'abord, on constate que les petits pays n'ont pas de deuxième chambre. D'abord, parce que ce serait sans doute un luxe. Prenons le cas des trois États baltes, dont le plus peuplé à 3,5 millions d'habitants, c'est-à-dire la taille d'une région française, d'une petite région française. Le moins peuplé, l'Estonie a 1,5 million d'habitants, par conséquent c'est la taille d'un département français. On imagine mal, effectivement, des parlements bicaméraux en Lituanie, en Lettonie et en Estonie. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas une réflexion engagée sur ce point, car, avant 1940, l'un d'entre eux, au moins, avait un parlement bicaméral, sur le modèle de la IIIe République française.

De même, on constate que les petits pays, comme Chypre, comme Malte, n'ont pas de Parlement bicaméral, mais, dans ces cas-là, on va constater qu'il y a des substituts au bicamérisme qui apparaissent. C'est en particulier le cas des États scandinaves, qui ont supprimé, pratiquement tous en même temps, leur seconde chambre, qui ont tous, dans le passé, connu une seconde chambre : c'est le cas de la Finlande, c'est le cas de la Suède, c'est le cas du Danemark, qui ont eu des secondes chambres et qui ne les ont plus. Ils ne les ont plus pour des raisons d'économie, en disant que ce n'est pas tout à fait utile, mais en réalité, ils ont remplacé leur Sénat disparu par un Sénat occulte, et sur lequel il convient de s'arrêter quelque peu. Quel est ce Sénat occulte ?

C'est une assemblée désignée par le gouvernement, en règle générale, comprenant des anciens ministres, des anciens syndicalistes, des universitaires éminents que l'on consulte sur chaque loi. Naturellement, ce groupe d'experts n'a pas une compétence législative, en tant que tel, mais, avant la deuxième lecture par l'Assemblée Nationale, ce groupe d'experts est saisi et pourra proposer des amendements, ce qui fait, qu'en réalité, il y a une seconde chambre qui fonctionne.

L'exemple le plus remarquable est peut-être l'exemple grec. En Grèce, on a mis en place un groupe d'experts de treize professeurs d'université, dont un seul, d'ailleurs, travaille beaucoup, que vous connaissez pour certains d'entre vous : c'est le Professeur Mavrias. Le Professeur Mavrias examine toutes les lois, avant qu'elles ne soient adoptées par le Parlement grec. Il les examine sous quatre visions différentes. D'abord, il examine la compatibilité de la loi avec la Constitution grecque ; ensuite la compatibilité de la loi avec les traités internationaux ; la compatibilité de la loi avec la construction européenne ; enfin la compatibilité de la loi avec les autres lois existantes. Il a un travail dément, considérable, mais il est écouté, je dirais, non pas comme le prophète, mais comme Dieu, en ce qui concerne le droit grec, et il fait un travail tout à fait considérable.

Il faut entendre le Professeur Mavrias qui, à lui seul, est en réalité une seconde chambre. (Sourires) Donc, des groupes d'experts, souvent composés d'universitaires, d'ailleurs, qui suppléent l'absence d'une seconde chambre, mais il faut noter que, la plupart du temps, l'absence de seconde chambre apparaît dans les pays qui ont moins de 10 millions d'habitants. Dans les pays qui ont plus de 10 millions d'habitants, on constate l'existence d'une seconde chambre.

Là, il faut d'ailleurs faire la différence entre deux sortes de secondes chambres, celles qui représentent autre chose que la chambre élue au suffrage universel direct, et celles qui sont comme la chambre élue au suffrage universel direct, parce qu'elle est, elle-même, élue au suffrage universel direct. Je me suis toujours d'ailleurs posé la question de savoir pourquoi nous élisons une seconde chambre au suffrage universel direct. D'ailleurs, on fait des clones. C'est le cas bien connu de l'Italie, du Japon, où nous avons un clone à côté de l'autre, qui sont généralement pareils et qui, en réalité, n'apportent pas grand-chose de plus.

On doit constater que nous avons, en réalité, deux grandes sortes de seconde chambre. La première sorte, ce sont celles qui représentent soit les collectivités territoriales, soit les collectivités locales ; c'est en particulier le cas de tous les États fédéraux. Nous avons, à l'heure actuelle, dans l'Union européenne, trois États fédéraux : la Belgique, l'Allemagne et l'Autriche.

Tous les trois ont une seconde chambre un peu différente les unes des autres, c'est-à-dire que le Bundesrat autrichien ou allemand est profondément différent du Sénat belge, mais il n'empêche que nous avons là une technique du fédéralisme. Il n'y a pas, à l'heure actuelle, d'exemple où un État fédéral n'aurait pas une seconde chambre. Il y a eu le cas, à une époque, mais c'était des pseudo-fédéralismes. Ce n'était pas en Europe, mais en Afrique. Le Cameroun, à une certaine époque, avait supprimé son Sénat ; il l'a rétabli, mais il n'a pas rétabli le fédéralisme.

On se trouve pratiquement toujours, quand on a un État fédéral, avec l'existence d'une seconde chambre pour permettre, à la fois, la représentation de la population dans la première, et la représentation des collectivités fédérées dans la seconde. Quand on examine les autres États fédéraux, non membres de l'Union européenne, comme la Suisse ou comme la Russie, on constate la même chose. Nous avons donc cet exemple.

Un autre exemple découle un peu du fédéralisme, mais est un peu différent - la Belgique est passée par cette étape - : c'est le cas des États qui pratiquent le régionalisme constitutionnalisé. Nous avons l'exemple bien connu de l'Italie, d'abord, bien que le Sénat italien ne correspondait pas tout à fait à la représentation des collectivités territoriales, et surtout de l'Espagne, où nous avons une représentation des provinces autonomes et des autres provinces. Elle n'est pas la seule représentation : il y a deux sortes de représentation dans le Sénat espagnol.

Nous avons d'autres cas car, en dehors des trois États fédéraux que j'ai cités. Je vous ai dit que treize États sur vingt-sept sont des États bicaméraux. Nous avons, en effet, outre la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l'Irlande, la Pologne, la Tchéquie, la Roumanie, qui sont aussi des États avec des chambres bicamérales, l'Espagne, bien évidemment, l'Italie et la Slovénie.

Petites interrogations sur deux chambres bicamérales intéressantes : c'est la Slovénie et l'Irlande. La Slovénie, parce qu'elle est directement inspirée de certaines idées gaulliennes des discours de Bayeux, c'est-à-dire que nous avons une chambre qui représente deux choses : qui représente, à la fois, les collectivités territoriales et les intérêts socio-économiques. C'est ainsi que, par exemple, l'Université de Lubiana est toujours représentée par son doyen ou son ancien doyen qui siège, et donc, cela a été l'un des nôtres qui a été, pendant au moins dix ans, le président de cette seconde chambre.

En Irlande, cas tout à fait intéressant, nous avons les quatre universités irlandaises qui sont représentées au sein du Sénat irlandais. Nous avons là un exemple de représentation tout à fait intéressante et un peu différente, de ce qu'on rencontre d'habitude.

Ailleurs, nous avons une représentation généralement des collectivités territoriales, sauf en ce qui concerne les Sénats élus au suffrage universel direct. Là, je m'interroge, et je ne suis pas très content de l'ingénierie juridique et constitutionnelle qui avait eu lieu, à l'époque. Je voudrais parler du Sénat polonais et du Sénat tchèque, par exemple, qui présentent un intérêt tout à fait mineur. Pourquoi ? Parce que le Sénat polonais et le Sénat tchèque sont élus au suffrage universel direct, avec un mode de scrutin différent de celui de la Diète polonaise ou de la Chambre des Députés tchèque, mais il n'empêche que nous avons une élection au suffrage universel direct. Bizarrement, bien qu'élue au suffrage universel direct, cette seconde chambre n'a pas du tout les mêmes pouvoirs que la première. Elle a donc nettement moins de pouvoirs que la première. Il y a là une aberration juridique. Élue au suffrage universel direct, pourquoi moins donner de pouvoirs à cette seconde chambre ?

C'est un vrai problème que les Italiens essaient de résoudre en modifiant assez considérablement le mode de représentation du Sénat. Vous avez peut-être entendu parler M. Berlusconi qui voulait aller beaucoup plus loin, en ramenant le nombre de députés italiens à trois cents et le nombre des sénateurs à cent. Vous fermez les oreilles pour cette idée mauvaise et qui ne doit pas être divulguée en France, naturellement. Il n'empêche qu'on en revient à une idée qui est que la seconde chambre ne doit pas être élue comme la première et doit, au contraire, essayer d'être différente, de représenter autre chose. Tout naturellement, à ce moment-là, il est normal qu'elle ait moins de pouvoirs que la première chambre. Je pense que l'exemple français, sur ce point, n'est pas du tout négligeable. Il est normal, qu'en France, l'Assemblée Nationale ait le dernier mot, parce qu'elle est élue au suffrage universel direct, alors que le Sénat, lui, est élu au suffrage universel indirect, mais représente des choses différentes.

L'Assemblée Nationale représente la population, le Sénat représente les collectivités territoriales, ce qui nous a, d'ailleurs, posé des problèmes, lorsque nous avons eu à créer deux nouvelles collectivités territoriales, comme Saint-Barthélemy et Saint-Martin qui ont, chacune, un sénateur. Par contre, il n'y aura pas deux députés pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Il y aura sans doute un député unique pour les deux, ce qui, naturellement, a posé quelques problèmes, au moment du redécoupage des circonscriptions électorales.

Ce tableau, que je viens de vous présenter, m'amène à m'interroger sur le rôle d'une seconde chambre. A quoi peut-elle servir, si elle n'est pas élue au suffrage universel direct ? Tout d'abord à représenter autre chose que celle de la première chambre. On en revient un peu aux discours de Bayeux. Le Général de Gaulle avait bien précisé dans son intervention qu'il fallait une seconde chambre, mais que cette seconde chambre devait être profondément différente de la première et représenter d'autres intérêts. Il voulait fusionner, à l'époque, ce qui est devenu le Conseil Économique, Social et Environnemental, avec le Sénat. Je vous ai dit que cet exemple a été suivi en Slovénie, mais c'est le seul cas que je connaisse, où il a été suivi. Il avait été un peu suivi en Croatie mais, en Croatie, la deuxième chambre a disparu.

À quoi cela sert-il ? L'exemple des États scandinaves ou de la Grèce, par exemple, démontre qu'on ne peut pas voter une loi sans un minimum de réflexion. On ne peut pas voter une loi en une seule fois. C'est pour cela que les parlements, qui ont généralement une seule chambre, vont avoir deux, voire trois lectures de la loi, pour éviter que l'on s'emballe, qu'on adopte une loi sous la pression de l'opinion publique. La seconde chambre évite cela et permet d'avoir un moment de réflexion, après la passion de la première lecture dans la première chambre. C'est donc l'un des avantages.

Le deuxième avantage est que, si la seconde chambre est un peu différente de la première dans sa composition, on aboutit à un résultat qui est tout à fait passionnant et intéressant : la seconde chambre, à ce moment-là, va pouvoir, du fait de son expertise, améliorer le contenu de la loi. C'est la raison pour laquelle, souvent, en France, les députés, même quand ils sont un peu remontés contre nous, reconnaissent que le Sénat a pris une bonne habitude en améliorant, assez considérablement, le contenu des lois qui nous viennent de l'Assemblée Nationale. Ils sont toujours très ennuyés, quand c'est nous qui examinons une loi en première lecture, parce que la loi est bien meilleure que ce qu'elle aurait été s'ils l'avaient, eux, examinée en première lecture. Ils ont impression qu'ils sont un peu dessaisis, dans ce cas-là. Donc, ce travail d'amélioration, d'expertise.

Pour tenir dans le quart d'heure qui m'a été imparti, je dirai, d'abord, que les secondes chambres ont le vent en poupe. Bien sûr, à l'initiative du président Poncelet, il a été créé une association des secondes chambres dans le monde et une association européenne, qui se réunit régulièrement, mais on constate que chaque année, pratiquement, c'est un ou deux Sénats supplémentaires qui sont en cours de création. Dans la liste des pays membres de l'Union européenne, un certain nombre de Sénats est en gestation. Il y a celui dont on parle toujours, mais qui ne vient jamais, un peu comme l'Arlésienne, c'est le Sénat hongrois. Avant la guerre, il existait un Sénat en Hongrie. On ne l'a pas fait car, dans la Constitution hongroise, il faut recourir à un référendum, et on craint toujours le référendum en Hongrie, parce que les Hongrois ont une spécialité, le pourcentage considérable d'abstentions - ils ne sont pas les seuls. Ils ont une disposition constitutionnelle, qui veut qu'un référendum ne soit pas valable, lorsque moins de 50 % des électeurs ont participé au vote. Par conséquent, c'est toujours retardé, et il n'y a toujours pas cette seconde chambre en Hongrie.

La Bulgarie, également, envisage, sur le modèle de son voisin roumain, une seconde chambre. J'attire votre attention sur le fait que la seconde chambre, bizarrement, ne représente pas les minorités nationales, que ce soit en Slovénie ou que ce soit en Roumanie. En Roumanie et en Slovénie, les minorités, qu'elles soient allemande ou hongroise, sont représentées dans la première chambre, pas dans la deuxième. C'est un élément tout à fait intéressant, sur lequel il convient de s'interroger : pourquoi avoir fait cela, alors qu'on aurait pu penser que, logiquement, ils auraient pu être représentés dans la seconde chambre.

Cet engouement pour les secondes chambres, on peut mieux l'expliquer, parce que la Chambre des Lords nous avait dit, lors de la mission sénatoriale, quand nous nous étions rendus au Royaume-Uni... Vous savez que la réforme de la Chambre des Lords est en panne, et que personne ne veut y toucher. C'est là où le Lord Chancelier nous avait dit que si la Chambre des Lords n'existait pas, il faudrait l'inventer, et il ne faut surtout pas la faire élire au suffrage universel, parce que la Chambre des Lords rend des services considérables à la Couronne ; la Couronne, c'est le gouvernement, en l'occurrence. Tout ce que la Chambre des Communes n'a pas le temps d'examiner, la Chambre des Lords le fait, et le Lord Chancelier nous rappelait tout ce qu'avait fait la Chambre des Lords dans le passé, c'est-à-dire les propositions multiples qu'elle a déposées sur le redécoupage électoral, sur le droit des femmes, sur le droit des homosexuels, sur la libération des moeurs, sur la protection de l'environnement. Tout cela, c'était l'oeuvre de la Chambre des Lords. Pourquoi ? Parce que les Lords ont le temps, parce que les Lords ne sont pas soumis à la pression de la rue, parce que les Lords ne sont pas soumis, sauf en ce moment, à la pression des médias. Par conséquent, s'il n'y avait pas une seconde chambre pour assurer le fonctionnement de la démocratie, il faudrait, comme le disait le Lord Chancelier, l'inventer.

(Applaudissements)

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Je remercie beaucoup le doyen Gélard de cette introduction à notre après-midi. Au fond, il me semble très juste d'avoir commencé par ce panorama européen. D'abord, parce que nous sommes à quelques jours d'un scrutin parlementaire européen et que la mise en commun de nos réflexions, à l'échelle des vingt-sept États-membres, sur le fonctionnement de nos institutions, est un enjeu tout à fait important. Et aussi, parce que je pense que, en particulier dans notre pays, nous avons toujours une difficulté à penser que l'Europe se bâtit à vingt-sept et non pas uniquement à partir de notre modèle national. Je remercie vraiment très vivement le doyen Gélard de nous avoir présenté la situation du bicamérisme en Europe.

Je donne maintenant la parole au professeur Jean-Pierre Duprat qui va nous parler du Sénat et des collectivités territoriales, ce qui est la marque de fabrique, je dirais, de notre assemblée, sa spécificité. Vous avez la parole, Monsieur le professeur, pour quinze minutes.

Le Sénat et les collectivités territoriales - M. Jean-Pierre DUPRAT, professeur de droit à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Merci Madame la présidente. J'ai une tâche dont j'ai ressenti le caractère délicat, puisque je suis, en quelque sorte, confronté au socle de la légitimité sénatoriale, c'est-à-dire les relations qu'il y a avec les collectivités territoriales. Vu la difficulté de cette approche, je me permettrai de commencer, comme le signalait le Professeur Paul Smith, ce matin, par évoquer d'abord les pères fondateurs, du moins un des pères fondateurs. Je voulais parler ici d'Ernest Duvergier de Hauranne, dans son ouvrage sur La République conservatrice. Ne croyez pas que ce soit un jugement porté a priori sur la nature de la République, à laquelle correspondrait le Sénat. En réalité, nous sommes dans un contexte politique, qui est celui de la recherche d'un compromis, qui met en présence, à l'époque, c'est-à-dire en 1873, les monarchistes et les républicains.

Il s'agit, pour les républicains, de proposer un modèle démocratique et pour les monarchistes, qu'il y ait un élément qui donne des garanties de conservation du système. Dans cet ouvrage, il dit ceci : « La seconde chambre ne doit pas et ne veut pas être une oeuvre arbitraire, elle doit sortir du sein même de la société française, elle doit en être la représentation fidèle ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, pour bâtir un Sénat, il n'est pas question de recourir à des éléments de caractère aristocratique évidemment, mais ni même de caractère élitiste. Il s'agit simplement de regarder ce qui va constituer la donnée fondamentale, du point de vue sociologique, dans notre pays.

Ce point de vue va nous conduire à retenir l'idée que la commune doit être ou peut être cette réalité sociologique, sur laquelle asseoir une représentation spécifique, qui sera celle du Sénat, que l'on va bâtir dans cette époque de 1873-1875. Inutile de dire, d'ailleurs, que ce n'est pas la seule réalité qui est visée. D'autres entités sont considérées : le canton, mais qui est dévalorisé par Duvergier de Hauranne, il considère qu'il n'est pas approprié tout à fait, au regard de la multiplicité des élections et, surtout, du fait que ceci va converger vers le conseil général. Il regarde également les conseils d'arrondissement, à l'époque, et donc aussi le conseil général.

Cette idée que ce sont des réalités sociologiques qui ont fondé la représentation sénatoriale, me paraît être une idée extrêmement moderne, qui ne peut manquer de nous inspirer, dans l'effort de réflexion qui est entrepris pour essayer d'adapter l'institution sénatoriale à notre contexte contemporain. Je dirais d'ailleurs que, derrière cette image, il y a l'idée dominante, je vais y revenir, qui sera reprise par Gambetta, d'une forme de fédéralisme municipal ou communal qui doit permettre d'organiser le mode d'élection pour procéder à la désignation des sénateurs.

Cette idée fédérative se retrouve aussi, quelque peu, dans les réflexions constitutionnelles de 1946 et, surtout, dans les réflexions qui sont menées au sein du Comité consultatif constitutionnel de 1958, par le rapprochement qui est fait avec l'outre-mer. Très rapidement, la scission s'opérera entre la représentation strictement métropolitaine et la représentation des territoires d'outre-mer. Ce modèle va se consolider, acquérir une légitimité, admise par l'ensemble des forces politiques. Je crois que ce matin, d'ailleurs, nous avons vu que, même des forces politiques qui semblaient être hostiles à ce mode de représentation, notamment parmi les partis de gauche, en réalité, agréaient un certain nombre d'éléments centraux de cette représentation sénatoriale.

Je voudrais d'ailleurs reprendre ici une explication qui a été donnée par un conseiller d'État, à l'heure actuelle, qui a été homme politique en son temps, M. Belorgey. M. Belorgey, dans son ouvrage sur le Parlement, dénonçant le cumul des mandats à l'Assemblée Nationale, réservait la situation du Sénat en disant ceci : « Il suffit d'une chambre des collectivités locales, le Sénat. » C'était, en quelque sorte, prendre acte de cette existence particulière, quant au mode de représentation et, par là même, dénoncer le cumul des mandats pour l'autre assemblée.

Cette donnée se retrouve à l'heure actuelle. Elle a été précisée, quelque peu, par les nouvelles rédactions du texte issu de la loi du 23 juillet 2008, notamment quant aux fonctions qui sont reconnues au Parlement, en général, et au Sénat, en particulier. A ce propos, d'ailleurs, je voudrais attirer votre attention sur le fait qu'il est nécessaire de lier plusieurs articles de la Constitution, pour se faire une représentation relativement exacte de ce qu'est la représentation sénatoriale. Il y a, bien sûr, l'article 24, où les choses sont explicitées, quant au rattachement avec les collectivités territoriales, mais il y a également l'article 3 de la Constitution. A cet égard, je rappelle que le peuple est représenté, aussi bien par l'Assemblée Nationale que par le Sénat. Je prendrai ici, d'ailleurs, le contre-pied de ce que disait un de nos collègues, que je ne citerai pas, disant qu'il y avait une différence : l'Assemblée Nationale représentant le peuple, le Sénat représentant la Nation. Mais pas du tout, parce que c'est même commettre, quelque part, une erreur d'interprétation, quand on regarde les débats constituants, cette fois-ci de 1789, et notamment une célèbre intervention de Mirabeau, qui est tout à fait explicite sur la notion de peuple.

Il me semble que le Sénat, comme l'Assemblée Nationale, représente le peuple, mais un peuple appréhendé différemment, selon sa localisation dans des territoires. Je dirais que, quelque part, cette représentation est celle du peuple territorialisé. A côté de cela, évidemment, vont répondre des fonctions qui vont s'adapter à ce type de représentation. Nous en avons d'ailleurs des développements récents, avec une modification des structures internes du Sénat, par la création, dans son instruction générale du Bureau, de nouvelles instances, des délégations, dont l'une d'entre elles prend spécifiquement en compte les données relatives aux collectivités territoriales.

Donc, tout d'abord, quelles voies retenir pour engager une représentation d'un peuple territorialisé ? Dans le débat actuel, nous avons deux séries de questions qui sont soulevées : l'une s'intéresse d'abord à la représentation des catégories de collectivités territoriales, au regard de la place qui leur est faite, respectivement, dans le collège sénatorial. De l'autre, il y a le débat autour de la prise en compte d'éléments démographiques, pour rééquilibrer la représentation, cette fois-ci, plutôt du côté des communes elles-mêmes, pour tenir compte, justement, du phénomène d'urbanisation accru qui s'est produit. C'est cet équilibre interne du collège sénatorial qui se trouve en cause, sans oublier que, naturellement, les deux éléments convergent, puisqu'il n'y a pas d'élection directe des représentants ni des départements ni des régions. Par conséquent, ils vont être représentés, au travers du collège électoral.

D'abord, cette idée d'une meilleure prise en compte des différentes catégories de collectivités territoriales : nous le savons, dans le collège tel qu'il est constitué à l'heure actuelle, les départements et les régions sont réduits à la portion congrue. Le département, c'est 2,66 % des délégués, les régions, c'est encore moins, c'est 1,18 %. Il y a, évidemment, un déséquilibre très important entre l'héritage historique, qui a valorisé la représentation des communes dans le collège sénatorial, et la représentation des départements, et encore plus des régions, dernières nées sur la scène politico-administrative.

Avant d'envisager, brièvement, des pistes de réflexion, je voudrais attirer votre attention sur le fait que, longtemps, a prévalu l'idée que le Sénat représentait les territoires, mais appréhendés, en quelque sorte, de manière physique, comme si c'était plutôt la géographie physique qui se trouvait en cause. En réalité, il s'agit de communautés humaines, comme je le disais tout à l'heure à propos du peuple, donc d'une dimension relevant de la géographie humaine, s'agissant des communautés juridiquement organisées, aussi bien au niveau communal, qu'au niveau départemental et régional.

C'est cela qu'il faut prendre en considération et, en quelque sorte, assurer le passage de ce qui a été l'inspiration initiale, c'est-à-dire le fédéralisme municipal ou communal, vers la prise en compte de cette nouvelle entité constitutionnalisée récemment, puisque la région, c'est ce qui s'est produit, elle a été reconnue de manière tout à fait récente par la Constitution, même si son statut de collectivité territoriale était acquis, déjà, depuis de nombreuses années. C'est cette question-là qu'il faut essayer de résoudre.

En écartant l'hypothèse de l'élection au suffrage universel direct, afin de maintenir une distinction nette entre les deux assemblées, il subsiste des possibilités, acceptables par le Conseil constitutionnel, en l'état actuel du texte suprême, autorisant une élection des sénateurs par des collèges distincts. Donc, dans le cadre du suffrage indirect, il reste possible de prévoir des solutions différenciées par type de collectivités. Toutefois, il ne me semble pas que ce soit une modalité politiquement réalisable, comportant en outre des difficultés techniques, au regard des équilibres à maintenir. C'est vraiment vers le collège sénatorial, comme collège électoral unique, que ceci va nous ramener. Il faut bien dire que nous allons retrouver, ici, à la fois le problème de la représentation à accorder aux régions et aux départements dans le collège électoral, ainsi que la question du rapprochement avec le critère démographique, pour essayer d'améliorer la représentation au niveau des communes.

Il y a eu déjà des réflexions qui ont été entreprises. Puisque le sénateur Bernard Frimat est juste en face de moi, je ne peux manquer d'évoquer la proposition de loi socialiste qu'il a déposée en compagnie du sénateur Bel, dont nous avions parlé. C'est également le sénateur Lecerf qui a été le rapporteur sur cette proposition de loi. Je crois qu'un travail en amont avait été réalisé de manière très approfondie, autant qu'il me souvienne, dans le cadre de l'Institut de Décentralisation, qui avait abordé ces problématiques et qui ont été reprises ici.

La difficulté est de pondérer le nombre de délégués qui pourraient être élus par ces entités. Où trouver les délégués nécessaires, pris plutôt parmi des élus locaux, pour atteindre le seuil satisfaisant pour former cette partie du collège électoral, concernant les départements et les régions ? Premier problème qui n'est, probablement pas insoluble, mais sur lequel il faudra réfléchir d'une manière approfondie, au-delà du temps qui nous est imparti et qui nécessitera beaucoup de travail. Se pose également la question de la place faite aux délégués des communes choisis en dehors des conseils municipaux.

Le second aspect - je vais abréger beaucoup mon propos - concerne l'adaptation des fonctions parlementaires. Nous avons vu que la révision constitutionnelle a introduit des innovations intéressantes qui, d'ailleurs, vont entrer dans le champ de l'intervention de mon collègue Ghévontian, mais je vais simplement l'indiquer rapidement : c'est l'article 39, alinéa 1 er de la Constitution qui consacre le rôle privilégié du Sénat, pour être la première chambre saisie par le gouvernement des projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales.

Ceci va de pair, également, avec le renforcement de l'expertise sénatoriale en direction des collectivités territoriales qui va se manifester ; à la fois, sur le terrain de l'information et de l'évaluation, et d'autre part en direction d'une forme d'assistance technique ou juridique en direction de ces mêmes collectivités territoriales.

Parmi ces éléments, je voudrais signaler simplement le rôle que tient la récente délégation sénatoriale qui vient d'être créée, qui est dite aux collectivités territoriales et à la décentralisation, qui va devoir prendre en charge les aspects particuliers relatifs, notamment, à l'information et à l'évaluation dans les différents aspects, juridiques, financiers, concernant les collectivités territoriales. Il y a là un chantier certainement très intéressant, qui pourrait prendre la relève de l'ancien Observatoire de la Décentralisation.

Sur le terrain strictement juridique et technique, c'est le Service des collectivités territoriales qui joue son rôle. Il y a donc une structure administrative dévolue particulièrement à l'assistance technique qui peut être apportée à certaines collectivités territoriales, mais au travers de la médiation, chaque fois, du sénateur. C'est toujours lui qui va porter la demande et, en même, qui transmettra aussi la réponse.

En conclusion, je voudrais indiquer, Madame la présidente, que nous sommes en plein chantier, si j'ose dire. Nous le voyons bien sur ce terrain de la représentation, puisqu'il y a véritablement un problème. Cependant, il existe une volonté d'apporter des solutions positives. Mais, techniquement et politiquement, évidemment aussi, il subsiste beaucoup de difficultés pour consacrer ces solutions, ce qu'il ne faut pas se dissimuler. Il faut ajouter à cela, l'incidence que va avoir également la réforme des collectivités territoriales qui se profile avec, notamment, le travail qui est fait ici, en interne, par la mission qui a été constituée sur la réorganisation territoriale.

Si vous le permettez, puisqu'il y a un rapport d'étape qui vient d'être remis - le rapport définitif ne l'est pas encore -, je crois que, puisqu'il reste un peu de temps, il serait certainement très positif que soit développé l'aspect relatif au mode de scrutins locaux, de manière à établir un lien entre l'évolution des scrutins locaux et l'adaptation du collège électoral propre au Sénat. On le voit, c'est un chantier important et difficile sur tous les plans que j'ai évoqué. Voici, Madame la présidente, les réflexions que je voulais vous présenter, même brièvement.

(Applaudissements)

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Merci beaucoup, Monsieur le professeur, vous avez employé le mot juste : c'est un chantier, c'est-à-dire que c'est vraiment un travail qui est largement devant nous. On voit bien la difficulté de cette grande réforme, à la fois de capitaliser l'histoire spécifique de cette institution, qui est déjà une longue histoire et, en même temps, de l'adapter dans une perspective réellement démocratique à l'évolution de notre pays, de notre société et des collectivités territoriales. Ce n'est pas un mince problème, mais je crois que les réponses qui doivent être apportées à toutes les questions que vous avez soulevées, d'elles dépendent largement la reconnaissance de la légitimité et de la représentativité de cette deuxième assemblée, car s'il n'y a aucun doute, le doyen Gélard l'a bien exprimé, sur la qualité, l'efficacité du travail législatif de cette assemblée, les interrogations sur sa représentativité demeurent encore très profondes.

J'évoque le sérieux du travail législatif, comme l'avait fait le doyen Gélard. Je donne la parole au professeur Richard Ghévontian qui va nous parler de l'activité législative et de l'activité de contrôle du Sénat.

L'activité législative et de contrôle du Sénat - M. Richard GHÉVONTIAN, professeur de la Faculté de Droit et de Science politique, vice-président de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III), directeur de l'Institut d'Études Françaises pour Étudiants Étrangers

Merci Madame la présidente, je vais essayer d'évoquer, dans le temps qui m'est imparti, en quinze minutes de balayer un champ assez vaste. Simplement, un petit détail de procédure : je n'évoquerai que très légèrement la modification de 2008. Je pense que la table ronde, avec les élus et les sénateurs, permettra beaucoup mieux d'évoquer cela qu'un universitaire, qui n'a pas la pratique d'un parlementaire.

Lorsqu'on regarde l'histoire du Sénat, depuis la Révolution, on s'aperçoit que cette assemblée a vu son poids politique, sa place institutionnelle, son rôle considérablement évoluer, que l'on parle du Conseil des Anciens, le Sénat conservateur du Consulat et des Empires, la Chambre des Pairs, on l'a vue ce matin, le Sénat de la République, etc. : chaque fois, on a eu une deuxième chambre avec un rôle, un poids différent.

Si on veut situer le Sénat de la Ve République, pour aller vite, c'est le cas de le dire, je le placerai à mi-chemin, naturellement, entre le Sénat tout de même très puissant, on l'a même voulu tout puissant à l'origine de la IIIe République - une loi constitutionnelle lui est entièrement consacrée, un tiers de la Constitution, à la base - et le Sénat que je qualifierai, de manière caricaturale, d'impuissant de la IVe République, Sénat qui avait même, dans cette aventure, perdu son nom ou son titre, même si les sénateurs avaient gardé fort opportunément le leur.

Dans l'esprit même des initiateurs de la Ve République, le Sénat est une chambre indispensable. Le Général de Gaulle, on l'a vu ce matin, l'a même indiqué à deux reprises, de manière très nette, dans le discours d'Épinal, comme dans le discours de Bayeux. Il faut inverser chronologiquement, naturellement, dans le discours de Bayeux, comme dans celui d'Épinal. De Gaulle explique bien que la deuxième chambre doit venir équilibrer le système parlementaire, avec un éclairage différent de celui de la première chambre.

Du coup, je ne suis pas étonné que le Sénat de la Ve République va représenter ce qu'on appelle, un petit peu à tort, le bicamérisme égalitaire, je dirai le bicamérisme égalitaire relatif avant d'utiliser une troisième expression, mais comme je l'emprunte à Madame la présidente Papon, je la réserve pour la fin. Au départ, c'est un bicamérisme égalitaire de principe, mais qui, en réalité, peut connaître beaucoup d'exceptions, on y reviendra dans un instant, très rapidement. Ce bicamérisme égalitaire relatif va se manifester en ce qui concerne le vote de la loi, l'activité législative, mais il va aussi apparaître, de manière beaucoup plus relative, aussi bien dans les textes que dans la pratique sénatoriale, en ce qui concerne le contrôle de l'action du gouvernement. On n'en est pas revenu à la IIIe République où le Sénat pouvait renverser le gouvernement. Il l'a fait, le cas le plus célèbre est, évidemment, le cas du gouvernement de Léon Blum renversé par le Sénat. Tout de même, il existe dans la Constitution, nous y reviendrons, des dispositions qui permettent au Sénat d'exercer un contrôle qui peut aller loin. Il existe aussi, dans les règlements du Sénat, des procédures qui permettent cela.

Le Sénat législateur, pour l'appeler ainsi, je vais très rapidement rappeler ses pouvoirs. La loi est votée par le Parlement, dit l'article 34. Il ne faut pas l'oublier : la loi est votée par le Parlement. C'est bien le principe du bicamérisme égalitaire. Cette égalité qui est posée comme principe, selon lequel la loi est votée par l'Assemblée Nationale et le Sénat, cette égalité peut être différenciée : parfois, elle est absolue pour la loi constitutionnelle, pour la révision de la Constitution, l'égalité parfaite. Nous verrons que cela a entraîné quelques difficultés lorsqu'on l'a mise en oeuvre, et cela pourrait en entraîner encore. Elle est absolue pour les lois organiques relatives au Sénat, même si la notion de loi organique relative au Sénat est un peu imprécise, même si on la précise de plus en plus. Là, c'est également incontournable. Mais elle est relative pour toutes les autres lois. Elle est relative pour les lois organiques, elle est relative pour les lois ordinaires avec, évidement le système de la CMP, ce que l'on appelle le « système du dernier mot » à l'Assemblée Nationale, même si, on le verra, le dernier mot n'est pas quelque chose de très fréquemment utilisé.

Après cette présentation au pas de charge, quel bilan peut-on tirer de ces cinquante ans de pratique d'activités ? Sur ce que j'appelle l'égalité absolue, sur l'article 89, il faut bien reconnaître que cela a suscité des difficultés politiques majeures. On dit toujours : « Le Sénat peut bloquer la révision de la Constitution. » L'Assemblée Nationale, aussi, naturellement. Les deux assemblées peuvent bloquer, mais il est évident que, politiquement, le cas du Sénat est plus complexe.

C'est évidemment en 1962 : comment priver les sénateurs même de l'élection du président République dont on nous a dit, ce matin, à juste titre, que beaucoup d'entre eux, notamment sous la IIIe République étaient issus de la Haute assemblée, même sous la IVe République, Coty était issu du Sénat. C'est le cas en 1969 : difficile de demander à l'Assemblée parlementaire de, quasiment, se saborder, en acceptant la révision de son oeuvre. Je sais bien que M. Jeanneney ne serait peut-être pas d'accord sur l'analyse que je fais, mais c'était bien le cas, au moins à l'époque, dans la perception. Cela a été le cas pour des raisons vraiment strictement politiques, sans doute, et beaucoup plus politiques encore en 1984 avec l'affaire du référendum sur le référendum qu'avait proposé le président François Mitterrand. Lorsque François Mitterrand veut élargir le champ du référendum, le Sénat n'est pas visé directement. On peut dire que le référendum porte atteinte au monopole parlementaire, mais il n'existe pas. C'est une position politique d'opposition, le Sénat va enterrer vivant, quasiment, le projet de révision de la Constitution.

Reconnaissons que, depuis, les choses se sont beaucoup apaisées, à tel point d'ailleurs qu'on n'a pas senti le besoin, en 2008, malgré différentes propositions, de modifier le texte sur ce point : l'article 89 est demeuré totalement inchangé.

Égalité relative : c'est cette fameuse affaire du dernier mot. Voici une assemblée qui peut voter la loi, mais à qui on peut « clouer le bec », pardonnez-moi, en laissant à l'Assemblée Nationale le dernier mot. Soyons modestes. J'ai ici des statistiques du Sénat sur 1959-2008. Sur le dernier mot : 3 103 lois adoptées, 2 748 l'ont été par l'Assemblée Nationale et le Sénat. Le dernier mot n'a concerné que 355 lois, ce qui fait, à peu près, 1 loi sur 8. Bien entendu, il faut affiner, mais je n'ai pas le temps, malheureusement, Madame la présidente m'en voudrait beaucoup, mais si on affine, on s'aperçoit que ce chiffre global doit être regardé en fonction de la situation politique.

Il y a les situations où la majorité sénatoriale et la majorité parlementaire à l'Assemblée Nationale ne sont pas les mêmes, il est évident que là, le taux n'est pas du tout le même, mais je dois dire que, globalement, et je crois que c'est une excellente chose, c'est extrêmement positif. Globalement, la loi est votée par l'Assemblée Nationale et par le Sénat, parce que le combat politique, au niveau parlementaire, n'est pas permanent. Donc, on peut le dépasser et le Sénat peut permettre, par une prise de distance vis-à-vis de l'événement politique chaud, si je puis dire, d'arriver à des sortes de compromis.

Le Sénat contrôleur : le gouvernement est responsable devant le Parlement. Là encore, la Constitution est claire, dans les conditions prévues par les articles 49 et 50, là, c'est autre chose, mais le gouvernement est bien responsable devant le Parlement. Ce n'est pas neutre, on a bien voulu marquer ici une réhabilitation du Sénat dans une fonction qu'il semblait avoir perdue de manière quasiment définitive. Il est vrai que la Constitution prévoit même une procédure. C'est l'article 49 alinéa 4, puisque le gouvernement, le Premier ministre peut présenter une déclaration de politique générale, pas un programme, mais le Conseil constitutionnel ayant dit que programme et déclaration veulent dire la même chose, cela n'a pas beaucoup d'importance. Peut-être que, lorsqu'on a écrit cela, on avait pensé à cela, je n'en sais rien. Je ne vais pas entrer dans cette affaire qui m'intéresse beaucoup, mais que j'évite aujourd'hui.

Le gouvernement, le Premier ministre peut présenter une déclaration de politique générale et demander un vote au Sénat. Bien sûr, ce n'est pas une question de confiance, parce qu'il n'y a pas d'effet induit. Si le Sénat ne vote pas, n'approuve pas la déclaration, il n'y a pas d'obligation au gouvernement de démissionner, mais quelle honte. Peut-on imaginer un gouvernement qui vient présenter une déclaration de politique générale, qui n'obtient pas un vote positif ? Pourrait-il se regarder dans un miroir encore longtemps en se disant « Je reste, puisque la Constitution m'autorise de rester » ? Non, je crois qu'évidemment il faut relativiser.

Cette déclaration de politique générale a longtemps été écartée. On ne l'a pas utilisée pour des raisons qu'on peut comprendre. On a commencé en 1975, et on l'a fait une douzaine de fois, à peu près. Ce qui est intéressant d'ailleurs, c'est qu'on pourrait dire que, dans le fond, cette déclaration ne concerne que les hypothèses où le gouvernement, la majorité parlementaire, la majorité sénatoriale est la même que la majorité gouvernementale. Non. Michel Rocard, à deux reprises, a fait des déclarations de politique générale devant le Sénat. Il a obtenu d'ailleurs l'approbation sur, il est vrai, des sujets plus consensuels, des sujets de politique étrangère, le Proche-Orient notamment.

Cet article 49, alinéa 4 est tout de même intéressant parce qu'il va permettre au Sénat, non seulement de s'exprimer de manière générale sur la politique générale du gouvernement ou sur un aspect de sa politique, mais aussi de l'exprimer par un vote. Même si cela n'a pas de portée juridique précise, je crois que c'est important politiquement. Il y a évidemment tout le système des questions écrites, orales, d'actualité, celles qu'on appelle d'actualité sont moins nombreuses, mais elles existent, les commissions d'enquête et de contrôle, les missions. Enfin, toute la panoplie des procédures permettant de contrôler l'action du gouvernement existe bien au Sénat.

Dans la pratique, qu'est-ce qui se passe ? Je ne reviens pas sur le 49-4, je l'ai dit. Honnêtement, on peut regretter peut-être que le Sénat n'utilise pas plus ces commissions d'enquête et de contrôle. Il l'a fait à quarante-quatre reprises sur cinquante ans. Ce n'est pas exceptionnel, c'est comme cela, c'est peut-être une question aussi d'habitude et, peut-être, parce que les méthodes de contrôle de l'action gouvernementale du Sénat sont plus discrètes qu'à travers des procédures qui sont un peu plus exposées.

Il me reste Madame la présidente trois minutes. J'admire votre générosité. Je vais essayer de conclure. Le nouveau Sénat, on l'a qualifié comme cela ce matin, le nouveau Sénat a-t-il trouvé sa place sous la Ve République ? Je vais répondre oui, non pas parce que je suis au Sénat, mais parce que je le crois sincèrement. Oui, parce que le Sénat est toujours présent dans notre débat politique, c'est extraordinaire. Si c'était une assemblée qui n'avait pas sa place, qui n'avait pas d'intérêt, on n'en parlerait pas, me semble-t-il. On en parle tout le temps. Vous allez me dire, vous allez me demander si on doit le conserver ou non. Peu importe, on en parle tout le temps. On a dépassé cela. On va plus fondamentalement se demander si la double mission a bien été remplie.

Premièrement, la mission législative : oui, cette mission est remplie. Contrairement à la III e République, le Sénat de la Ve République n'a pas été un frein, n'a pas été un obstacle à l'activité législative. N'oublions pas le Sénat de la III e a littéralement bloqué le vote des femmes qui devra attendre la Libération, parce que le Sénat n'était pas un aiguillon législatif...C'était le contraire, c'était un peu la tortue de « Le lièvre et la tortue ».

(Interventions diverses)

Peu importe. Aujourd'hui, on s'aperçoit que cela ne rallonge pas le travail parlementaire, cela le complique de plus en plus, sans doute, mais je laisse le soin aux sénateurs d'en parler. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que le passage par le Sénat permet d'améliorer la qualité de la loi : c'est certain, c'est sûr. On a le temps de réfléchir, de discuter, de voir ce que l'Assemblée peut faire parfois avec précipitation. C'est une amélioration qualitative, et ce n'est pas un ralentissement. En ce qui concerne le contrôle, je dois dire que l'activité est moins visible, moins nette, vue de l'extérieur. Le sénateur n'a pas le temps, le Sénat a fait beaucoup de choses.

Il est vrai aussi que la Constitution ne confère pas au Sénat tout l'arsenal des armes qui sont indispensables, et surtout pas l'arme de destruction massive, si je puis dire, qui est la motion de censure ou la question de confiance. Il est évident que, dans ces conditions, les armes mises à disposition sont moins visibles, et surtout le Sénat n'aime pas trop la lumière des spots ou le tumulte médiatique, ce ne sont pas les valeurs les plus prisées dans cette maison. Ce matin d'ailleurs, on citait un grand sénateur de la IIIe République qui disait que le Sénat ne devait pas se transformer en « beuglant ».

Au total, on peut dire que le Sénat a bien rempli sa mission. Il a bien mérité de la République. Ce n'est pas un hommage posthume, évidemment. Il a bien mérité de la République. Le plus grand de ses succès est sans aucun doute, à mon sens, d'avoir transformé le bicamérisme égalitaire du début, pour reprendre l'expression de Mme Papon, ce matin, en bicamérisme d'équilibre. Je vous remercie.

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Je regrette de devoir vous concéder à chacun si peu de temps. En tout cas, je remercie beaucoup, Monsieur le professeur Ghévontian, parce que vous avez abordé ce qui est le coeur du travail du Sénat. Je dirais néanmoins, et le temps qui nous est imparti l'explique sans doute, qu'il y a tout de même, dans notre réflexion, une Arlésienne qui est l'exécutif. Je pense que lorsqu'on s'efforce de décrire le travail de notre assemblée, nous avons aussi à nous interroger sur sa relation avec l'exécutif, et sur la pratique de l'exécutif par rapport au travail parlementaire.

Je pense au 49-3, je pense à la navette, qui se fait rare du fait de la fréquence de la déclaration d'urgence. C'est vrai qu'en si peu de temps, on ne peut pas tout traiter. Ces sujets viendront, sans doute, dans la dernière table ronde de notre après-midi. En tout cas, merci beaucoup M. le professeur. Je donne la parole à M. le professeur Xavier Philippe qui, lui, va nous parler de notre contrôleur suprême, notre censeur, qui est le Conseil constitutionnel et la relation entre le Sénat et le Conseil constitutionnel. Vous avez la parole, Monsieur le professeur.

Le Sénat et le Conseil constitutionnel - M. Xavier PHILIPPE, professeur à la faculté de Droit et de Science politique (Aix-Marseille III), directeur de l'Institut Louis Favoreu-GERJC (Groupe d'Études et de Recherches sur la Justice Constitutionnelle)

Merci Madame la présidente, je voudrais d'abord remercier les organisateurs de ce colloque de m'avoir invité à participer à cette manifestation. Sans plus attendre, concernant les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel, je commencerai par une formule que vous connaissez toutes et tous : « Je t'aime, moi non plus ! » Cela peut être le sentiment général que l'on retire de l'analyse des relations qu'ont entretenues le Conseil constitutionnel et le Sénat, depuis le début de la Ve République, tant ces relations ont été ambiguës, mélangées de respect et de compréhension, mais aussi, il faut bien le dire, d'une certaine défiance.

De nombreux ouvrages et de nombreuses thèses ont été consacrés au sujet, et je ne suis là que le porte-parole de ce qui a déjà été écrit, même si j'ai tenté d'y apporter ma contribution. Je crois que cette « confusion des sentiments » entre le Sénat et le Conseil constitutionnel a, toutefois, au fil du temps, laissé place à une relation plus pacifiée, plus technique, mais également plus raisonnée. Cette histoire mouvementée entre les deux institutions peut parfaitement se comprendre avec le recul, compte tenu de l'évolution qu'a connue, en plus d'un demi-siècle, la Constitution de 1958.

Je crois tout d'abord que les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel ne pouvaient pas être des relations simples. Le Sénat est une institution « trans-républicaine », « multi-siècles », si j'ose dire, alors que le Conseil constitutionnel est un nouveau venu dans le paysage constitutionnel français. Cette difficulté à se faire accepter, lorsqu'on est une nouvelle institution, est parfaitement compréhensible, d'autant plus que le Conseil constitutionnel s'est vu octroyer un certain nombre de pouvoirs par la Constitution de 1958, et que ces pouvoirs étaient assez diversifiés, ce qui, en soi, a pu légitimement, au départ, susciter la méfiance, voire la résistance du Sénat.

Pour caractériser les relations entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, j'emprunterai une formule à Jean Rivero qu'il a citée à propos des articles 34 et 37 de la Constitution : « La révolution était possible, la révolution n'a pas eu lieu ! ». Pourquoi ? Tout simplement, parce que le Sénat ne s'est pas trouvé menacé par le Conseil constitutionnel, pas plus que le Conseil constitutionnel n'a vu dans le Sénat un « empêcheur de contrôler la constitutionnalité en rond ». L'aspect peut-être le plus remarquable de cette relation entre les deux institutions tient au fait que, malgré certaines réticences sénatoriales, qui ont été parfois franches et directes, Madame la présidente, le Conseil constitutionnel s'est trouvé renforcé, épaulé par les interventions du Sénat, que ce soit dans son évolution, sa saisine ou son fonctionnement.

Pour rester dans le temps qui m'est imparti, je voudrais développer deux grandes idées : tout d'abord, d'une part, examiner en quoi le Sénat, par les pouvoirs que lui confère la Constitution, participe à la vie et au développement, en amont, du Conseil constitutionnel ; d'autre part, je suis juriste -et personne ne se refait- à l'inverse, le Sénat est également soumis au contrôle du Conseil constitutionnel par le jeu des règles constitutionnelles.

Tout d'abord, le Conseil constitutionnel devant le Sénat. En quoi le Sénat s'est vu conférer par la Constitution un certain nombre d'attributions qui influent directement sur certains aspects relatifs au rôle et au fonctionnement du Conseil constitutionnel ? Trois idées relativement simples. La première est que le président du Sénat est une autorité de nomination des membres du Conseil. La deuxième est que le Sénat, que ce soit par le biais de son président ou par celui de soixante sénateurs, est une autorité de saisine du Conseil constitutionnel. Troisièmement, le Sénat a également exercé une influence déterminante en ce qui concerne les révisions constitutionnelles touchant au Conseil constitutionnel.

Le pouvoir de nomination des membres du Conseil constitutionnel par le président du Sénat est assez intéressant à examiner dans le demi-siècle que nous venons de vivre, tout simplement parce que le président du Sénat, dans les choix qu'il a effectués, a cherché à maintenir certains équilibres, que ce soit politiques ou juridiques. Il a cherché à nommer des personnes qui connaissaient évidemment bien l'institution sénatoriale, mais qui n'étaient pas nécessairement issues de l'institution. Un rapide survol des nominations faites par le président du Sénat, dans le détail desquelles je n'entrerai pas, montre très clairement que le président du Sénat a cherché à nommer des personnes dont la compétence juridique et la diversité ne pouvaient pas être mises en doute. Je n'en cite que quelques-unes bien connues, comme René Cassin, François Luchaire, Gaston Monnerville, Robert Lecourt ou Yves Guéna.

Ce pouvoir de nomination, vous le savez, est aujourd'hui un pouvoir qui appartient toujours au président du Sénat, mais, depuis la réforme du 23 juillet 2008, il est également encadré, si j'ose dire, puisque le choix, qui est effectué par le président du Sénat, doit être soumis à une commission permanente, compétente du Sénat. Je n'entre pas dans le détail de la réforme, mais je remarque simplement que l'autorité du président du Sénat n'est plus entièrement discrétionnaire.

Très rapidement maintenant, le Sénat, en tant qu'autorité de saisine du Conseil constitutionnel. Le président du Sénat est connu pour ses saisines historiques mais, depuis la réforme de 1974, ce sont aussi soixante sénateurs qui, par le biais de la saisine parlementaire, ont pu, à de nombreuses reprises, faire contrôler la constitutionnalité des lois dans le mécanisme de contrôle a priori.

Quelques mots rapides sur les saisines du président du Sénat. Elles ont donné naissance, nous le savons en tant que constitutionnalistes, à de grandes décisions et à de grandes délibérations. Qui ne se souvient, par exemple, de la saisine opérée par le président Monnerville en 1962 pour tenter de faire censurer la loi référendaire ! Je rappelle ce mot, lorsque la décision a été rendue. Il a dit, alors qu'il ne savait probablement pas qu'il serait un jour membre de ce conseil pendant neuf ans, que « le Conseil constitutionnel venait de se suicider ». Le président du Sénat a également été à l'origine de la décision fondatrice du 16 juillet 1971 relative à la liberté d'association, où le président du Sénat, Alain Poher avait saisi le Conseil constitutionnel.

Je me permets de vous citer un petit extrait des mémoires du président Poher, lorsqu'il a saisi le Conseil constitutionnel. Je cite M. Poher, qui avait déféré le projet au Conseil constitutionnel : « Je songeai alors à saisir le Conseil constitutionnel. Auparavant, je pris la précaution de téléphoner à Gaston Palewski, président de ce conseil, pour lui demander ce qu'il pensait de ma démarche. Il n'hésita pas. Si le Général, père de la Constitution était encore au pouvoir, jamais il n'aurait accepté un tel texte. Il faut faire comprendre à Pompidou qu'il n'est pas de Gaulle, lui donner une leçon, le rappeler à l'ordre. » Cela relativise quelque peu la nature de la saisine du président du Sénat, mais montre très bien que, quels que soient l'origine et les éléments qui aient poussé à cette saisine, ils ont fait avancer la saisine du Conseil constitutionnel.

La réforme de 1974, elle, a permis également de considérablement modifier le contentieux de la constitutionnalité des lois. Le Sénat a tout d'abord été, il faut bien le dire, entre 1974 et 1981, relativement modéré et frileux dans les saisines. A partir de 1981, il a considérablement développé le nombre de saisines. Si on cherche à établir un ratio entre le nombre de saisines sénatoriales et le nombre d'invalidations ou d'interprétations directives, on se rend compte que les saisines sénatoriales ont été assez souvent couronnées de succès, et cela mérite d'être cité. Je crois également que, progressivement, les saisines qui ont été au départ motivées par, il faut bien le dire, une certaine volonté politique, se sont techniquement approfondies et ont porté sur des éléments beaucoup plus substantiels.

J'en viens au troisième élément qui caractérise la relation entre le Conseil constitutionnel et le Sénat. Le Sénat est également une autorité qui prend part à la révision constitutionnelle. À plusieurs reprises, le Sénat a été amené à se prononcer sur des révisions constitutionnelles touchant directement le Conseil constitutionnel. Si la réforme de 1974 n'a guère posé de problème, il faut bien reconnaître que la fameuse question préjudicielle de constitutionnalité, qui a fini par voir le jour en 2008, est une vieille affaire, qui fût bloquée par deux fois par cette assemblée en 1990 et en 1993.

Lorsqu'on examine la réforme de 1990, qui avait d'ailleurs été voulue par M. Badinter qui était, à l'époque, président du Conseil constitutionnel, et qui est aujourd'hui membre de cette assemblée, on se rend compte que la réforme qu'il proposait était relativement limitée. Le Sénat ne l'a pas rejetée, mais a tout fait pour que cette réforme soit enterrée. On perçoit entre le rejet qui a été formulé par le projet de révision de 1990 et de 1993, et celui de 2008, qui est à peu près, mot pour mot, ce qu'il était en 1990, à quel changement de mentalité on a assisté entre ces différents types de révision.

Je crois que si la réforme avait été adoptée en 1990, elle n'aurait probablement pas bouleversé le contrôle de constitutionnalité des lois a priori. C'est mon avis, en tant qu'universitaire et comparatiste. Evidemment, personne n'est obligé de le partager, mais je crois que, là-dessus, le temps a fait son oeuvre et que, au final, on est arrivé à une révision constitutionnelle qui aurait pu avoir lieu un petit peu plus tôt. Quand on remonte aux débats, que j'ai avec moi, dans lesquels on trouve d'ailleurs des arguments tout à fait négatifs à l'égard de cette réforme d'un futur président du Conseil constitutionnel, on s'aperçoit qu'il y avait, en quelque sorte, une crainte et une méconnaissance de ce qu'était cette réforme. Une crainte qui est peut-être une crainte politique, que les membres des chambres peuvent légitimement avoir. Une crainte plus technique, qui était peut-être, à mon avis, infondée, et qu'il aurait fallu peut-être mieux expliquer à l'époque, pour démontrer que nous étions assez loin d'un système de contrôle de constitutionnalité à l'américaine.

Si le Sénat a exercé, tout au long de ce demi-siècle, une influence sur le Conseil constitutionnel, on peut également dire, deuxième point, que le Conseil constitutionnel a eu une influence sur le Sénat. Cette apparition du Conseil constitutionnel dans le régime de la Ve République n'a pas, à mon avis, toujours été mesurée en termes exacts, au regard de la place qu'occupait le Conseil dans le texte constitutionnel. Il n'a jamais été question, tout au moins au début de la Ve République, d'une juridiction constitutionnelle à l'allemande ou à l'italienne. Même si la juridiction constitutionnelle française a profondément évolué et a développé ses particularités propres, on reste encore assez éloigné d'un système de juridiction constitutionnelle à l'allemande ou à l'italienne. Un constat s'impose cependant : le visage qu'elle avait au début de la Ve République n'est plus du tout celui qu'elle a aujourd'hui.

Dans les attributions multiples qui ont été confiées au Conseil constitutionnel, parce qu'il faut bien reconnaître que c'était un peu « l'institution à tout faire » de la Constitution de la Ve République - je passe ici sur le contentieux électoral qui m'amènerait beaucoup trop loin - il y a deux éléments qui me semblent particulièrement importants pour analyser les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel. D'une part, c'est le contrôle du règlement du Sénat et de ses modifications, d'autre part, le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires.

Sur le Réglement du Sénat et ses modifications successives, vous le savez, ce contrôle est obligatoire. Il faut bien dire que, dès le début, l'affaire s'est très mal engagée, puisque dès que le Sénat a adopté son règlement par résolution, le Conseil constitutionnel, dans la décision 59-3 DC, a invalidé ou a déclaré non conformes certaines dispositions. Il est intéressant de noter que le Sénat ne s'est pas tout de suite soumis à la décision du Conseil constitutionnel. Il faudra seize mois pour modifier le règlement suite à la déclaration de non-conformité à la Constitution opérée par le Conseil constitutionnel. Mais finalement, il finira par accepter d'opérer cette modification.

On constate, en réalité, que ce point de départ houleux des relations entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, par le contrôle du Règlement du Sénat, va cristalliser, en quelque sorte, la méfiance entre les deux institutions. Cela se retrouve, par la suite, dans les modifications ultérieures du Règlement du Sénat. On retrouve cette méfiance jusqu'à une époque récente, quand on considère le temps de latence qui existe entre la modification ou l'invalidation d'une disposition et sa correction.

Évidemment, avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, ce risque persiste, puisqu'un certain nombre de ces modifications du Règlement du Sénat - il y en a d'ailleurs une aujourd'hui, si mes informations sont exactes, devant le Conseil constitutionnel - seront soumises au Conseil constitutionnel, comme cela est prévu par la Constitution. Ce jeu d'observation entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, en matière de contrôle de constitutionnalité du Règlement continue.

Sur le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, j'en ai déjà parlé tout à l'heure. Ce qui a fondamentalement changé par rapport à ce qui existait au départ, c'est que le Sénat a vu ses textes, pour la première fois sous la Ve République, contrôlés par un juge. Je crois, qu'au départ, le Sénat a eu peur que le Conseil constitutionnel, soit autre chose qu'un juge, qu'il aille plus loin. Je crois qu'il y a eu une sorte d'apprivoisement mutuel des institutions qui est apparue progressivement. On a constaté petit à petit que le Sénat a d'abord effectué un contrôle plus rigoureux de la constitutionnalité de ses textes en amont. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel, par le contrôle de la procédure législative, comme par le contrôle des dispositions de fond, a progressivement balisé la route de la constitutionnalité et permis au Sénat, en quelque sorte, de mieux connaître les exigences et le contenu de la Constitution, tel qu'elle était interprété.

Si on regarde d'ailleurs le nombre de décisions du Conseil constitutionnel qui utilisent la technique de l'interprétation directive ou des interprétations neutralisantes, on constate, qu'en aucun cas, le Conseil constitutionnel n'a voulu se comporter en censeur du Sénat, mais qu'il s'agissait bien de baliser et d'organiser la nouvelle vie de la Constitution de la Cinquième République.

Je n'irai pas plus loin, Madame la présidente. Permettez-moi simplement de dire, pour conclure, quelques mots. Les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel ont été des relations turbulentes. Elles sont aujourd'hui pacifiées, pas toujours me disait mon voisin, il y a quelques instants mais elles ne sont plus ce qu'elles étaient. Je crois quand même qu'il y a eu, après ce round d'observation qui a duré tout de même un certain temps, entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, une meilleure connaissance des deux institutions. Je pense personnellement, que le fait que le Conseil constitutionnel se soit transformé en véritable juge fait, paradoxalement moins peur que l'institution politique et un peu protéiforme qu'il avait tendance à avoir dans la physionomie du texte de la Constitution de 1958.

Souvent, ce que l'on croit être une révolution n'en est pas une ! À l'inverse, des modifications mineures peuvent transformer un régime. Gageons que les années à venir sauront tirer profit des enseignements de cette courte histoire de la Ve République. Cinquante ans, ce n'est pas grand-chose. Quant aux relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel, j'ai commencé par le titre d'une chanson, je terminerai par le titre d'une autre chanson. On pourrait reprendre le refrain d'un air bien connu qui place l'avenir des relations entre le Conseil constitutionnel et le Sénat sous le signe de l'espoir : « Il suffirait de presque rien pour que je dise je t'aime ! ».

(Applaudissements)

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Je remercie vivement chacun des intervenants. Je crois que leurs propos nous ont fait bien saisir à quel point l'institution sénatoriale n'est pas figée, n'est pas arrêtée, qu'elle est plutôt en marche, du moins nous l'espérons, vers des adaptations qui répondent mieux au temps d'aujourd'hui et de demain. C'est donc un grand nombre de chantiers, Messieurs, que vous avez ouverts devant nous. Je vous remercie aussi d'avoir respecté scrupuleusement le temps trop réduit qui vous était attribué. Cela nous permet de passer le relais à la dernière table ronde de notre rencontre. Je demande à Gilles Leclerc, qui est le président-directeur général de Public Sénat, notre chaîne parlementaire, de venir me relayer à la tribune. Encore une fois, merci Messieurs les professeurs, merci Monsieur le doyen.

(Applaudissements)

SESSION IV : TABLE RONDE - LA PLACE DU SÉNAT DANS LA CONSTITUTION RÉVISÉE
Présidence de M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat

Bonjour à tous, et merci d'être présents. C'est en effet le moment de cette quatrième table ronde de la journée, une table ronde que j'ai l'honneur de présider. Cela tombe bien parce que, en tant que journaliste, c'est une question qui est au coeur de l'actualité, je dirais de votre actualité. La place du Sénat dans la Constitution récemment révisée : vous en parliez encore ces derniers jours. Il y a évidemment beaucoup de questions. On va essayer d'organiser les choses, de façon à ce que ce soit vivant, sous forme de débat.

La récente réforme constitue-t-elle vraiment un réel rééquilibrage des institutions au profit du Parlement et, en particulier, du Sénat ? Ce sera le thème de ce débat avec beaucoup d'invités : Nicole Borvo Cohen-Seat, sénatrice de Paris, Catherine Dumas, sénatrice de Paris, Samia Ghali, sénatrice des Bouches-du-Rhône, Jean-Pierre Chevènement, sénateur du Territoire-de-Belfort, ancien ministre, vice-président de la commission des Affaires étrangères, Michel Mercier, sénateur du Rhône, président du groupe Union Centriste, Hugues Portelli, sénateur du Val-d'Oise.

Avant d'entamer ce débat, pour planter le décor, on va d'abord faire le point, si vous le voulez bien, avec Jean-Jacques Hyest, le président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne et Bernard Frimat, vice-président du Sénat, sénateur du Nord. Je vais vous passer la parole avec une question simple : le Sénat, à vos yeux, va-t-il sortir renforcé de cette dernière révision ? Chacun a, à peu près, entre dix minutes et un quart d'heure. Ensuite, si vous êtes d'accord, nous entamerons ce débat.

Rapport introductif : l'impact de la révision de juillet 2008 sur le rôle et la place du Sénat - M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne, - M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Merci Monsieur le président-directeur général.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Récent.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Récent, mais nous nous réjouissons de cette nomination, n'est-ce pas, Madame la vice-Présidente ? Tous les membres de la Haute assemblée aussi, notamment du Bureau.

Mesurer, dans l'immédiat, les effets de la révision constitutionnelle me paraît délicat, même si, dans les textes, il y a des points, que je vais essayer d'évoquer rapidement, qui font que beaucoup d'entre nous, mais pas tous, ont dit que c'était une vraie réforme, que c'était même une des réformes les plus ambitieuses depuis le début de la Ve République, visant à rééquilibrer les pouvoirs entre l'exécutif et le Parlement. Bien entendu, au sein du Parlement, ce sera une deuxième question : pour le Sénat, qu'en est-il de cette révision ?

Pour avoir participé, comme député, à la révision de 1995, et nous croyions alors que c'était déjà une amélioration considérable du rôle du Parlement et un meilleur fonctionnement du Parlement, je crois qu'on ne peut pas dire que les ambitions du président de l'Assemblée de l'époque, Philippe Séguin, se sont traduites dans les faits. D'ailleurs, peut-être moins à l'Assemblée Nationale qu'au Sénat, paradoxalement. Il faut donc se méfier de ce que peut donner une révision dans le temps, notamment en ce qui concerne l'amélioration de la qualité du travail législatif : meilleure présence des parlementaires, parce que le débat est mieux organisé ; c'était aussi un des objectifs de 1995, et je ne pense pas qu'il ait été parfaitement tenu.

Pour la révision de 2008, il est évident que des éléments sont tout à fait importants et ils étaient même inconcevables au début de la Ve République. Le partage, ou plutôt la consultation du Parlement sur un certain nombre de nominations que vous avez évoqué, tout à l'heure, pour le Conseil constitutionnel, mais il y en a beaucoup d'autres. On attend d'ailleurs la loi organique pour savoir le champ qui sera proposé par le gouvernement au Parlement, pour savoir dans quels organismes le Sénat et l'Assemblée Nationale auront à désigner, à proposer ou à accepter des propositions de nomination. C'est important et c'est une novation forte.

Nous l'avons d'ailleurs expérimentée, par anticipation, puisque vous savez que c'est comme cela qu'a été nommé le contrôleur général des lieux privatifs de liberté, expérience positive en ce qui concerne le Sénat. À ce sujet, je me permets de vous dire qu'on voulait compter, au départ, les députés et les sénateurs. Comme dans chaque commission, il y a plus de députés que de sénateurs, on était toujours minoritaires. On a dit que chacun allait donner son avis et, s'il y a divergence, on comptera la totalité. Cela a été un compromis, parce qu'il y a toujours la tentation de l'Assemblée Nationale de dire : « Puisque nous sommes élus au suffrage universel... ». Elle n'ajoute pas direct... Lors de la révision de la Constitution, et dans les jours récents, à cause de la loi Hôpital, notamment, vous entendez des députés - je l'ai moi-même entendu de hautes personnalités de l'Assemblée - qui considèrent que le suffrage universel indirect n'est pas le suffrage universel, mais ils n'ont pas lu la Constitution. On ne peut pas demander à tous d'être de fins constitutionnalistes.

Pour la revalorisation du rôle du Parlement, il y a aussi la consultation du Parlement, lorsqu'il y a la prolongation de l'intervention des forces militaires de la France à l'extérieur. Cela aussi, nous l'avons expérimenté avant la révision de la Constitution, je crois que c'est quelque chose de nouveau, que c'est un pouvoir nouveau donné au Parlement, l'Assemblée Nationale comme le Sénat. On a trouvé un système comme pour la loi : le dernier mot à l'Assemblée, ce qui me paraît tout à fait logique. Le Sénat a pleinement les mêmes pouvoirs que ceux de l'Assemblée Nationale, dans ce domaine.

Ce qui devrait être la grande affaire, c'est le partage du temps parlementaire entre l'initiative et le contrôle de la part du Parlement, et le temps réservé au gouvernement. Comme vous le savez sans doute, comme vous l'avez lu, le Sénat n'était pas complètement convaincu de ce partage égalitaire, le président Warsmann, à l'Assemblée Nationale, disant d'ailleurs que « c'était optique ». On va vite s'en apercevoir, c'est un partage optique. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais on comprend très bien quand même qu'on affirme un principe et, immédiatement, on trouve des solutions pour ne pas l'appliquer.

Vous savez que le Sénat, dans sa sagesse, avait considéré que, si on avait une semaine sur quatre, pour l'initiative et le contrôle, cela serait déjà pas mal, d'autant qu'on considérait que le contrôle n'était pas uniquement le fait des séances publiques. Le contrôle doit être une activité permanente des assemblées parlementaires et, pas seulement, en séance publique. Je rappellerai que le contrôle budgétaire est une chose extrêmement importante. La commission des Finances le fait à longueur d'année, ne serait-ce que par ses rapporteurs spéciaux, par les rapports, par les auditions. Toutes les commissions du Sénat le font, ce qui permet un vrai contrôle.

Un honorable universitaire rappelait tout à l'heure que, après tout, le contrôle, ce n'était pas vraiment le rôle du Sénat. Je vais vous citer un exemple contraire. Certainement, s'il n'y avait pas eu la commission d'enquête - il y en avait une également à l'Assemblée- sur les établissements pénitentiaires, nous n'aurions pas pu voter la loi pénitentiaire, telle que nous l'avons votée au Sénat, parce que ce travail de contrôle et d'examen avait été préparé. On pourrait donner d'autres exemples. En ce qui concerne la commission des Lois, je vais me permettre d'en donner deux. C'est à la suite d'un rapport de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, sur la sauvegarde des entreprises, que la loi sur la sauvegarde, la loi de modernisation a été faite.

Je parlerai aussi de la réforme des prescriptions en matière civile, ce qui n'était pas une tâche simple. C'est l'initiative du Sénat qui l'a permis. Ce sont trois exemples récents qui font que le travail de contrôle et d'évaluation débouche sur une initiative parlementaire. En fin de compte, ce sont des lois qui sont venues du Sénat ; la loi pénitentiaire, pas encore, mais cela va venir. On pourrait donc donner ces exemples, qui sont certainement moins médiatiques que de rendre la Vénus hottentote aux Sud-Africains, pas aux Sud-Africains, au pays voisin. Il est vrai que c'est moins intéressant sur le plan médiatique, mais sur le fond du droit, je crois que c'est assez important.

Donc, ce rôle du Parlement est partagé entre l'Assemblée et le Sénat. Il faut rappeler qu'on a maintenu le rôle du Sénat, en ce qui concerne les collectivités locales, la représentation des collectivités locales, même s'il y a eu un débat sur la composition du corps électoral, mais qui n'a pas été tranché par la révision constitutionnelle. Nous avons priorité pour examiner les textes concernant les collectivités locales. Cela a été obtenu dans la révision de 1995. C'est un point important car, comme on est à l'aube, on l'a rappelé, sans doute, d'une grande réforme des collectivités locales, cela viendra d'abord au Sénat. Quand on donne au Sénat la priorité, il arrive parfois que nous donnions le la et, qu'après, il n'y ait plus forcément d'obligation de transformer le texte d'une manière significative. C'est quelquefois désagréable pour d'autres.

Je pense que la réforme constitutionnelle est importante. En ce qui concerne le partage de l'ordre du jour, il faut espérer que cela contraigne d'abord le gouvernement à faire sans doute moins de lois, parce qu'il y a moins de jours, ou qu'on ne récupère pas, d'une autre manière, les jours. Deuxièmement, il y a une obligation pour le Parlement, et bien sûr pour le Sénat, que les semaines d'initiative et de contrôle soient des vraies semaines d'initiatives et de contrôle. Je l'ai dit hier, lors de la révision du Règlement, ce sont des choses qui se préparent dans le temps. On ne fait pas cela d'un mois sur l'autre. Il faut faire des missions d'information, il faut faire des missions de contrôle. Ensuite, on peut donner les résultats de ces travaux de nos collègues et faire qu'il y ait un vrai débat sur ces sujets.

Autrement, on va vite tomber dans la répétition. On verra toujours les mêmes problèmes, on posera, tous les six mois, les mêmes questions, mais qui, franchement, n'ont pas plus d'intérêt que, quelquefois, les questions d'actualité. D'ailleurs, nous nous transformons, puisque le président du Sénat a proposé que les questions soient prises, tous les quinze jours, sur un thème, avec un ministre, afin qu'on puisse un peu « l'asticoter ». Ce sera beaucoup mieux, à mon avis, que ces questions d'actualité qui, parfois, n'ont pas grand sens.

C'est un devoir pour le Parlement, mais c'est un devoir pour le Sénat de faire en sorte qu'il puisse être beaucoup plus actif en matière d'initiatives et en matière de contrôle. De ce point de vue, même s'il y a des adaptations, je pense que, pour le Parlement, ce sont des possibilités qui sont ouvertes et qu'il doit absolument saisir. Dernier point, et j'arrêterai là, c'est un vrai souci. Je dépasse Monsieur ?

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Vous avez trente secondes pour conclure.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Je vais céder la parole à Bernard Frimat. Il y a une chose qui me préoccupe, depuis le début : c'est le problème des amendements, en séance ou en commission.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - On va en reparler dans le débat.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Avec la présence des ministres etc. La fâcherie avec le Conseil constitutionnel est absolument patente, en ce qui concerne le Sénat, mais on en reparlera sans doute dans le débat, et j'y reviendrai, si vous voulez, tout à l'heure.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Entendu, Monsieur le président, merci. Je donne la parole à Bernard Frimat. Êtes-vous d'accord sur le diagnostic de votre voisin ? Si je résume très rapidement, sans caricaturer, si j'ai bien compris, c'est bien, et tout dépend de ce qu'on va en faire. Quand je dis « on », c'est vous les sénateurs. Même s'il y a quelques défauts, à nous de nous en emparer pour voir comment, à partir du papier et ce qui existe dans les textes, on arrive à le faire vivre. A vous Bernard Frimat.

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord - Merci Gilles Leclerc, je me réjouis d'une grande qualité du nouveau président-directeur général de Public Sénat, qui est le sens de l'humour. Je pourrais répondre à votre question initiale par un monosyllabe : la révision a-t-elle amené une revalorisation des droits du Parlement ? La réponse est non. Comme vous m'avez demandé de parler un quart d'heure, je ne peux pas m'en tenir à ce simple monosyllabe qui, pourtant, résume parfaitement la pratique que nous vivons.

La revalorisation du Parlement, à la suite de la révision, est un peu comparable à la Constitution de l'Union soviétique, bâtie comme un modèle de démocratie, avec une pratique, au fil du temps, pour le moins divergente.

Premier élément : revaloriser le Parlement, c'est d'abord renforcer sa légitimité, Catherine Tasca le disait tout à l'heure. Sur ce point, la révision est une occasion perdue qui concerne directement le Sénat. Celui-ci, on le sait, connaît un problème de légitimité. La très grande majorité des collectivités territoriales sont gérées et animées, parce que cela a été la volonté du peuple, par la gauche. Pourtant, inexorablement, le Sénat, représentant des collectivités territoriales en vertu de la Constitution et par son mode de désignation, reste figé avec une majorité de droite.

J'entends dire que cette situation n'est pas grave parce que la gauche progresse à chaque renouvellement sénatorial et que le Sénat pourrait changer de majorité aux prochaines élections. Cela signifie que si l'on atteint ce très simple objectif que toutes les collectivités territoriales sont de gauche, alors, là, effectivement, on ne pourra pas empêcher le Sénat d'exister avec une majorité de gauche.

L'exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle indiquait, je lis le texte pour ne pas déformer la pensée si claire de son auteur: « Vous souhaitez surmonter des contraintes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a eu pour effet d'interdire toute évolution de la composition du collège électoral sénatorial, dans le sens d'un équilibre plus juste, en termes démographiques, entre petites, moyennes et grandes communes. »

Je rappelle que cet exposé des motifs allait déjà moins loin que le rapport Balladur car celui-ci préconisait quand même de penser le collège électoral « en fonction » de la démographie. Dans le projet gouvernemental, par un léger glissement sémantique, la mention « en fonction de la population » disparaît au profit de la mention « en tenant compte de la population ». Mais, cette indication est apparue malgré tout comme trop excessive aux yeux de la majorité sénatoriale et l'on a assisté, dans cette maison, à une tentative de verrouillage constitutionnel du collège électoral. Il nous a donc été proposé, dans un premier temps, de constitutionaliser la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de façon à verrouiller définitivement toute possibilité de modifier le collège électoral du Sénat.

Finalement, comme cette proposition ne correspondait pas vraiment à la tonalité générale de la révision, l'amendement porteur de cette idée a été retiré. Et, dans la plus parfaite fidélité au texte d'origine, la majorité sénatoriale a annoncé que puisque la révision changeait tout, il ne fallait surtout pas toucher à l'article 24 de la Constitution. Aujourd'hui, les possibilités de révision constitutionnelle sont bloquées politiquement. On en reste donc au statu quo sur la question du collège électoral des sénateurs et à cette situation, un peu étonnante, qui fait que, bien que les collectivités territoriales soient majoritairement administrées par la gauche, le Sénat reste - mais nous ne désespérons pas - encore momentanément géré par la droite. Cela ne dure que depuis cinquante ans. Si l'on raisonne sur un cycle de répercussion, vous voyez que le temps qui s'ouvrira devant nous, une fois que les choses auront évolué, sera presque infini.

Je voulais rappeler cela en commençant et Jean-Pierre Duprat l'a évoqué tout à l'heure dans son propos. La préoccupation première de la majorité sénatoriale n'est pas de s'interroger sur la légitimité de cette assemblée. Pourtant, ne caricaturons pas les positions. Un consensus se dégage autour de trois idées majeures: le Sénat doit être élu par les représentants des collectivités territoriales, au suffrage universel indirect et dans un cadre départemental. Mais il faut tenir compte de l'évolution de la France, de l'évolution de sa géographie humaine. Le Sénat représente des communautés humaines -- le peuple -- et ne représente pas la Terre Adélie, même si nous avons vu récemment que créer un nouveau siège de sénateur à Saint-Barthélemy était moins « coûteux » électoralement que pour le Nord ou Paris.

Le deuxième élément que je voudrais aborder se résume en ces termes : nouveaux pouvoirs ou illusion de nouveaux pouvoirs ? La place du Sénat et son rôle, dans la confection de la loi, n'ont pas été véritablement modifiés par la révision. J'observe, à titre liminaire, que les possibilités de dialoguer entre la majorité au Parlement et la Présidence de la République, pour appeler les choses par leur nom, sont facilitées. J'ai ainsi pu entendre le président d'un groupe de l'Assemblée nationale dire qu'il n'y avait plus que deux personnages importants en France: lui-même, c'est sans doute une preuve de modestie, et le Président de la République, ce qui est une preuve de révérence. En réalité, est-on devant une revalorisation ou une dévalorisation du Parlement ? Dans un régime de plus en plus monocratique, au sein duquel la pensée présidentielle génère le lundi un projet de loi, il est quand même très gênant que le mardi cette loi ne soit pas votée et entrée en application ! La vision d'un Parlement asservi, qui est là pour réaliser, dans les délais les plus courts, les volontés présidentielles ne rejoint pas la conception que je me fais de la revalorisation du Parlement.

Dans la pratique, car il faut aussi en parler précisément, je prendrai une série d'exemples venant confirmer que la réforme n'a pas apporté de nouveaux pouvoirs au Parlement. En premier lieu, les lois organiques, sensées décliner les modifications constitutionnelles pour les rendre applicables, sont révélatrices de la volonté gouvernementale. Qu'observe-t-on ? Dans l'ordre chronologique, la première loi organique proposée a aménagé le parachute de retour au Parlement des ministres anciennement parlementaires parce qu'il fallait régler au plus vite le problème de M. Xavier Bertrand. Où est la revalorisation du Parlement ? La seconde loi organique a créé et géré la composition de la Commission indépendante, de par son nom uniquement, chargée d'émettre un avis sur le découpage électoral. Cette même loi donnait également, par ordonnance, la possibilité à M. Marleix de montrer ses talents en matière de découpage. Quelle est la revalorisation du Parlement lorsque celui-ci n'a d'autre choix que de légiférer par ordonnance ?

Dans un autre domaine, s'agissant du pouvoir de nomination, la réforme a donné la possibilité aux assemblées, par le biais de ses commissions permanentes compétentes, d'émettre un avis. Cela a été présenté comme un abandon de son pouvoir par le Président de la République. Or, dans la pratique, l'avis donné en toute indépendance par les assemblées n'est qu'un leurre. En effet, pour que le pouvoir de nomination du Président soit contesté, il faut que les voix des trois cinquièmes du Parlement soient réunies pour s'opposer au nom proposé par le Président.

Il faudrait, pour que cela se produise, que la majorité entre en conflit avec le Président de la République. Or, la majorité actuelle est formée de gens tout à fait estimables, et à ma connaissance, aucun n'a demandé la nationalité japonaise et pris la profession de kamikaze.

En ce qui concerne les débats parlementaires, la procédure accélérée est devenue la règle ordinaire d'organisation des débats. Elle nous avait pourtant été présentée comme un recours exceptionnel appelé à limiter les abus de l'ancienne procédure d'urgence tant décriée. Elle supprime de fait la navette parlementaire et fait disparaître tous les délais garantis par la révision constitutionnelle pour l'étude des textes. Cette utilisation abusive ne permet pas de bien faire la loi. Je ne parle pas de l'orientation de la loi, je dis simplement du fait technique de faire la loi.

Pour le travail en commission, nous avons maintenant le privilège de voir présents les membres du gouvernement à tous les stades de délibération, manifestation sans doute exaltée de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif. Du point de vue de l'opposition, cela nous permet de rencontrer plus souvent le gouvernement. Mais la majorité parlementaire est sous surveillance constante. Le projet de loi portant réforme de l'hôpital, actuellement en discussion au Sénat, en est un bel exemple. Le texte a été examiné en commission dans des conditions épouvantables : séances de travail de nuit, ce qui constitue une nouveauté, présence continue des collaborateurs de Madame Bachelot qui bivouaquaient dans le couloir et intervenaient dans le cours de la discussion. Le temps de la réflexion, du débat serein des parlementaires entre eux a disparu. Dans la mesure où le gouvernement vient défendre ses amendements en commission, nous n'avons plus ce temps.

Certes, un ministre peut très bien décider de ne pas venir en commission. Mais, la circulaire relative à la mise en oeuvre de la révision constitutionnelle, datée du 15 avril dernier, adressée par le Premier ministre à l'attention des membres du Gouvernement, ne va pas franchement dans ce sens. Il s'agit en réalité de mettre en oeuvre l'interprétation extensive donnée par le Conseil constitutionnel. Quand nous écoutons et que nous lisons les déclarations des ministres pendant la révision, ces derniers ne prévoyaient pas de venir en permanence. Or, cette donnée change complètement la nature du travail en commission et il va falloir s'adapter à ce phénomène. La commission est-elle une répétition de la séance publique ? Si tel est le cas, les travaux en commission devraient être publics, ce qui signifierait que la loi ne serait plus élaborée en séance publique. Or, pour ma part, j'ai été élu pour être sénateur de la République, pas pour être sénateur de la commission des Lois. Je veux pouvoir participer à n'importe quel débat.

Ce qui m'amène à conclure par l'exercice du droit d'amendement et ce fameux article 18 de la réforme constitutionnelle. Heureusement, nous avons échappé au Sénat, parce que le travail sur le Règlement l'a rendu possible, à l'application du temps globalisé. Mais je vous invite à lire le Règlement de l'Assemblée nationale qui le met en oeuvre. Quels sont les outils mis à la disposition du parlementaire pour s'exprimer ? Le droit d'amendement fait partie de ses droits fondamentaux, il est personnel et imprescriptible. Or, avec l'application du temps globalisé, on peut arriver à ce scénario extraordinaire : un parlementaire, quel qu'il soit, de l'opposition ou de la majorité, pense que ses arguments sont bons, que dans l'hémicycle il parviendra à convaincre ses collègues, même si on a l'habitude de dire qu'une bonne argumentation fait quelquefois changer d'avis mais jamais de vote. Mais, c'est cela le débat, public et chaque citoyen peut en avoir connaissance. Or, à l'Assemblée, on pourra se trouver dans une situation où le parlementaire ne pourra pas défendre ses propositions car le temps de parole accordé à son groupe sera épuisé. Ce sont de dangereuses manifestations d'excès de pouvoir, d'abus de majorité. Cela me semble très mauvais pour la revalorisation du Parlement.

Voilà. J'en ai terminé ave ce tableau idyllique. Je sais que d'autres mettront l'accent sur les aspects tellement merveilleux de ce conte de fées pour enfants qu'on nous a vendu, sous le nom de « Nouveaux pouvoirs du Parlement ». Je me suis permis de leur laisser les contes de fées et de ne vous exposer que la vérité.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci, Monsieur le président. Merci, en tout cas pour votre ton direct. Si on a bien compris, vous êtes plus que sceptique. Vous dites, en gros : « On a probablement raté un rendez-vous, raté une occasion ». J'ai quand même envie de vous demander pour lancer le débat s'il y a des bonnes choses à prendre. Est-ce mieux que ce qui existait auparavant ?

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord - Non, ce n'est pas mieux que ce qui existait auparavant. Nous verrons bien dans la pratique. Je note d'ailleurs que certaines modifications pouvaient tout à fait être réalisées sans passer par une révision constitutionnelle. Je reprends ce que Jean-Jacques Hyest disait sur le partage de l'ordre du jour. Nous étions d'accord en majorité, au sein du Sénat, sur la proposition qui consistait à donner trois semaines par mois pour l'ordre du jour prioritaire du Gouvernement et une semaine aux assemblées, parce que le partage tel qu'instauré aujourd'hui me paraît difficilement tenable.

Quel bilan peut-on dresser alors que se profile la fin de la session parlementaire ordinaire ? On vient de battre le record absolu du nombre de séances jamais tenues sous la Ve République. En effet, hier, nous avons dû nous prononcer, par un vote en séance publique, sur le dépassement des cent vingt jours de séance maximum prévus pour la session ordinaire par l'article 28 de la Constitution. Nous avons une session extraordinaire qui, maintenant, se déroule d'une manière ordinaire, tous les mois de juillet. Il faut aller vite, il faut légiférer vite.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Il faut légiférer vite, mais avec lenteur.

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord -Pour prendre un autre exemple, le fait de consulter les membres du Parlement sur les opérations extérieures n'impliquait pas de réviser la Constitution, il suffisait que le gouvernement le demande. Il y a bien entendu des éléments dans la révision qui sont des progrès, l'exception d'inconstitutionnalité, prévue par l'article 61-1 de la Constitution, en est un. Mais quand nous parlons des pouvoirs du Parlement, la révision a, éventuellement, un peu amélioré les pouvoirs de la majorité. S'en saisira-t-elle ? Je suis, là aussi, sceptique.

Table ronde : -Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du Groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche, - Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris, - Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône, - M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ancien ministre, vice-président de la commission des Affaires étrangères, sénateur du Territoire-de-Belfort, - M. Michel MERCIER, président du groupe Union Centriste, sénateur du Rhône, - M. Hugues PORTELLI, sénateur du Val-d'Oise

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Très bien, on a, en tout cas, bien écouté ce scepticisme plusieurs fois. Pour lancer le débat, je vais demander à chacun des intervenants, en une minute, de dire ce qu'il pense de cette réforme. Ensuite, si vous êtes d'accord, on va décliner ce que contiennent ces différentes réformes. On va parler des meilleurs contrôles de l'exécutif, des initiatives éventuelles des sénateurs aujourd'hui, de la maîtrise, par exemple de l'ordre du jour, et de la discussion, en séance publique, du texte, par exemple, déjà amendé en commission. Qui souhaite prendre la parole ? Peut-être Madame Dumas ? On va parler un peu globalement, en moins d'une minute.

Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris - Oui, très rapidement, à la question sur la revalorisation, mon collègue a répondu par trois lettres. Je répondrai par trois lettres, mais les lettres sont « oui ». Il a été très clair, je serai très claire. Je n'ai ni sa philosophie politique ni son expérience, mais je pense franchement que cette modification de la Constitution apporte un certain nombre de points tout à fait positifs pour le Sénat. Il est vrai, qu'après deux mois de pratique dans la réforme institutionnelle, il est bien difficile d'en tirer un bilan, je crois qu'on sera tous d'accord autour de cette table.

Ceci dit, à mon avis, quelques axes, notamment trois axes, commencent à se dégager dès maintenant. L'ordre du jour partagé, la nouvelle rédaction de l'article 48 : vous avez l'air de dire que cela ne sert pas à grand-chose, je ne le pense pas, puisque, aujourd'hui, sur quatre semaines, le gouvernement dispose de deux semaines, donc par priorité, mais les deux autres semaines sont consacrées, l'une au contrôle, l'autre aux travaux des sénateurs, ce qui me semble, quand même, une nouveauté assez intéressante.

Vous dites que c'est un cadre rigide. Je pense, en effet, que cette nouveauté des quatre semaines va demander beaucoup de souplesse et il faut, en effet, qu'on prenne un peu de temps pour s'adapter à cette nouvelle organisation, avec de la souplesse. Mais, après tout, la Constitution de la Constitution n'est-elle pas faite de souplesse ?

Le Sénat a tout récemment fait l'objet de l'examen de la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires dont vous venez de parler, il est vrai que c'est encore en cours. Il est difficile de prendre cette loi, aujourd'hui, pour un modèle, pour un exemple dans la nouvelle organisation, puisque nous commençons à mettre en oeuvre cette nouvelle organisation, et je pense qu'il ne faut pas s'arrêter ici.

D'autre part, je voudrais faire, ici, une réflexion sur la segmentation des quatre semaines. Je pense qu'elle est intéressante, à partir du moment où on parle de la longueur des projets de loi. Je pense que cette segmentation va obliger le gouvernement à, quelque part, revoir la façon dont les textes sont faits, à ce qu'ils soient moins longs et, peut-être aussi, à ce qu'on mette bien dans les lois, uniquement ce qui est du ressort de la loi, et non pas ce qui est du ressort du règlement.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Écoutez, Messieurs les professeurs, on va enfin respecter les articles 34 et 37, c'est formidable !

Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris - Un mot encore sur le rôle des commissions. Je pense qu'il y a quelque chose de très important dans cette réforme : c'est comment vont s'articuler les rôles respectifs des groupes politiques au Sénat et des commissions. Je pense que les commissions sortent vraiment renforcées, puisque le texte est amendé en commission et, qu'après, c'est le texte amendé en commission qui sera voté en séance. Il est vrai que se pose la question des amendements, qui peuvent être posés deux fois, notamment pour l'opposition. La majorité essaie de faire passer ses amendements en commission.

Il est vrai que, selon l'évolution du texte, d'autres amendements peuvent être proposés, tant par la majorité que par l'opposition, en commission. Il est vrai que si on arrivait à reposer les mêmes amendements, et en commission et dans l'hémicycle, je pense qu'on serait passé un petit peu à côté de cette réforme, qui est faite pour limiter l'obstruction parlementaire qu'on a quand même connue tout récemment. Je parle notamment de l'Assemblée Nationale, puisque ce n'est pas une spécificité du Sénat. En un mot, je trouve, franchement, que le Sénat gagne en autonomie avec cette réforme.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci beaucoup. Qui souhaite prendre la parole ? Peut-être Madame Ghali ? Globalement, sur cette réforme, est-ce un progrès ou pas, comme vient de nous le dire à l'instant Madame Dumas ?

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhô ne - La différence, c'est que je suis nouvelle, en tout cas au Sénat.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Il est intéressant de vous entendre.

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône - Je n'ai pas vraiment connu l'ancienne organisation, même si je l'ai un peu pratiquée. En tant que nouvelle sénatrice, je suis effectivement aussi un peu choquée de voir que la démocratie ne s'impose pas au Sénat, c'est-à-dire qu'on a des collectivités de gauche, et on se rend compte que le Sénat, quoi qu'il en soit, reste toujours à droite. Cela pose un vrai problème, quand on a une assemblée, comme le Sénat, qui est censé représenter les collectivités. Cela, c'est le premier point.

Ensuite, je parlerai plus de ce que je connais et de ce que j'ai vécu car, pour le reste, je ne suis pas une spécialiste. J'aime bien parler des choses concrètes, en tout cas du vécu. Sur la question des commissions, je suis à la commission des Affaires sociales, notamment aux travaux sur Hôpital, Santé, Patients, je peux dire que les horaires, dont personne ne parle mais qui sont réels, je les trouve franchement inhumains. Je ne vois comment on peut travailler une journée entière, une nuit et recommencer le lendemain. C'est un vrai problème. A un moment, les sénateurs, s'ils sont honnêtes, ne peuvent pas dire qu'ils ont été assidus du début jusqu'à la fin. En tout cas, je ne l'ai pas été et je crois que nous étions nombreux à ne pas l'avoir été. C'est important, on fait passer des lois, on veut changer des choses dans ce pays, on ne peut pas considérer qu'on peut le faire en une semaine, alors qu'on met en place des lois qui sont là, en tout cas, pour des années, voire des décennies et parfois des siècles, en fonction des lois.

Je veux dire tout simplement que la façon dont on travaille est importante. Ensuite, sur la question des amendements, j'ai vu effectivement la période, à l'intérieur de la commission, où la ministre n'était pas là et au moment où la ministre est venue. Au moment où la ministre n'était pas là, on a pu débattre. On s'est retrouvé parfois avec des sénateurs de droite et de gauche, parce que le débat peut permettre aussi de faire changer d'avis. Lorsque la ministre était là, comme par hasard, ce débat, cet échange n'a plus existé. Cela pose un vrai problème. Que le ministre soit là dans l'hémicycle pour apporter sa touche, en tout cas son autorité de ministre, c'est une chose, mais en commission, je pense qu'il est dommage d'avoir un ministre, parce qu'il n'y a plus de débat. On impose presque les amendements, d'une manière autoritaire.

Le Sénat, c'est quelque chose de doux, c'est fait de manière douce, mais c'est imposé comme cela. Tout cela me surprend. Je peux dire aussi qu'en tant que nouvelle sénatrice, on n'a pas été - je le dis franchement - formé à la maison. On n'a été élu, certes, mais on a ensuite été un peu jeté. Je trouve dommage qu'on n'ait pas eu une prise en main du Sénat, pour accompagner les nouveaux sénateurs à l'organisation. Si on veut aussi le changement, c'est aussi aider ceux qui viennent, pour la première fois, à apporter leur touche personnelle, en tout cas, un peu de changement, ce qui n'a pas été fait jusqu'à présent. J'interviendrai à nouveau.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Sur ce point d'organisation du temps de travail, il était intéressant d'entendre le regard d'une nouvelle sénatrice, Monsieur le président, vous allez répondre brièvement, ensuite, Mme Borvo prendra la parole.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Je comprends tout à fait les préoccupations de notre collègue. Il est vrai que ces séances... En fin de compte, vous savez, c'est comme le rodage, on est habitué après. Cela ne me fait plus rien, depuis le nombre d'années où on a siégé en séance de nuit ! Quand il y avait les trois mois, c'était jour et nuit, pratiquement pendant les trois mois. Il faut se rappeler de ce qu'était le système. Je disais que la réforme initiée par Philippe Séguin était, soi-disant, de nature à mieux équilibrer notre temps de travail.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Là, on vient d'entendre que, visiblement, aux yeux de Mme Ghali, cela va être plus compliqué.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Je ne sais pas, parce que, contrairement à ce que beaucoup de personnes disent, on ne peut pas être en séance tout le temps ; d'ailleurs, cela dépasserait totalement les possibilités d'une personne. Quand on siège soixante-dix heures par semaine, je suis désolé, on a le travail de commission, et on n'est pas forcément de la commission, on a aussi un certain nombre d'obligations. A partir de ce moment-là, il n'est pas question que tous les collègues soient en séance publique, mais on suit un texte. Globalement, je pense qu'on a intérêt à mieux organiser notre travail de commission. C'est peut-être la réflexion que nous avons à mener après l'expérience de la loi Hôpital.

Ce qui est une grande difficulté, je crois, c'est qu'on multiplie les textes. D'ailleurs, je disais qu'on examine rapidement les textes avec lenteur. Puisqu'on examine avec beaucoup de lenteur, on finit par examiner rapidement, c'est un système vicieux. On fait la procédure accélérée, parce qu'on met cinq semaines pour examiner un texte, franchement, dont je ne suis pas sûr que toutes les dispositions, d'abord soient cohérentes, soient évidentes, soient appliquées et relèvent de la loi, Monsieur le Ministre, bien entendu. Je rappelais tout à l'heure que le problème, c'était l'article 34 et 37. On fait des lois qui sont bavardes, qui contiennent des dispositions qui ne devraient pas être du domaine de la loi.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Madame Borvo Cohen-Seat, ensuite Jean-Pierre Chevènement.

Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche - Concernant notre activité de parlementaires, la situation ne va probablement pas s'améliorer - je parle de notre temps de travail - puisque le président de la République a dit qu'il serait anormal que les Français travaillent plus, alors que les parlementaires, finalement, « se la coulent douce ». Cela montre l'estime dans laquelle il tient le Parlement et cela rejoint une autre question, celle de la légitimité. Les parlementaires tiennent leur légitimité du peuple, de façon directe ou indirecte. Il est dommage que le Sénat ne soit pas conforme au peuple qui a désigné les élus locaux, mais je ferme la parenthèse. Comme ils tiennent leur légitimité du peuple, il est normal qu'ils passent du temps avec ceux qui les ont élus sur des questions qu'ils sont censés défendre au Parlement, faire remonter, traduire en lois.

On a appris une chose : selon M. Xavier Bertrand, ancien ministre, et maintenant Secrétaire général de l'UMP, les députés tiennent leur légitimité - il parle de la majorité bien sûr - du président de la République. C'est toute la question : pour savoir si la révision constitutionnelle améliore les pouvoirs du Parlement, c'est-à-dire des parlementaires, il faut savoir où sont ces pouvoirs, quels sont ces pouvoirs. Sont-ils séparés de ceux de l'exécutif ? Existent-ils vraiment ? Y a-t-il séparation des pouvoirs ?

Sur l'évolution des institutions, j'ai une certaine constance, puisque je suis présidente du groupe Communiste, maintenant Républicain, Citoyen et des sénateurs du Parti de Gauche, qui a voté contre la Constitution de 1958 qui portait en elle la présidentialisation de nos institutions. La pratique et l'évolution, avec l'élection au suffrage universel, avec le quinquennat et l'inversion du calendrier, font que cette présidentialisation aboutit à beaucoup de confusion dans les pouvoirs.

Depuis la révision constitutionnelle, contre laquelle nous avons voté de façon résolue (et rien, aujourd'hui, ne me dit que nous avons eu tort), cette confusion est totale. Le président de la République est le chef de l'exécutif. Il est aussi le chef de la majorité, il est le chef du parti majoritaire de la majorité. L'inflation législative s'est aggravée, même si on sait que tous les gouvernements ont toujours voulu apposer leur « marque » et faire de nouvelles lois. Chaque ministre d'ailleurs veut marquer une loi de son nom, de « sa patte ».

Mais aujourd'hui, on assiste à une dérive, qui est assez grave. A chaque fait divers, une nouvelle loi, à chaque évolution des sondages sur la popularité du président de la République, une loi pour essayer de l'améliorer, à chaque échéance électorale, une loi. En réalité, le Parlement est soumis à cette inflation législative. Elle est maintenant enserrée dans le partage de l'ordre du jour, mais, là aussi, c'est un trompe-l'oeil. D'abord parce que beaucoup de projets voulus par l'exécutif deviendront des propositions de loi de la majorité. On l'a déjà vu en oeuvre, mais on le verra encore davantage. Le partage se fera en trois grandes semaines, une petite semaine, parce que la plupart du temps sera utilisée par la majorité dont on nous dit qu'elle tire sa légitimité du président de la République. Vous voyez que la confusion est grande.

Les institutions s'inspirent de la pratique, pratique qui sera maintenant mise en oeuvre dans le cadre de la réforme institutionnelle, laquelle va considérablement aggraver cette confusion des pouvoirs. Beaucoup de choses sont en trompe-l'oeil, donc. Je rejoins des critiques qui ont été faites par mon collègue Bernard Frimat. Entre la révision, les lois organiques, le règlement, on constate qu'en réalité, entre institution et pratique, il n'y a pas de pouvoir réel du Parlement. Cela veut bien dire qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans la monocratie française ou dans la République qui est, hélas, de moins en moins démocratique. On pourra toujours mettre des mots, on pourra toujours dire : « Oui, mais il y a le travail en commission, les contrôles, l'initiative parlementaire... ». Vous savez, on a l'impression que les parlementaires vont passer énormément de temps dans de « grands bavardages », qu'ils s'appellent contrôles, qu'ils s'appellent missions, qu'ils s'appellent débats initiés par les uns ou les autres ; ils parlent, ils parlent, mais les décisions leur échappent.

Je préside un petit groupe d'opposition. Il y a aussi, derrière cette révision, une rationalisation de la vie parlementaire. Je suis favorable au régime parlementaire qui est plus démocratique que le régime présidentiel ou monocratique, parce que, au moins, il procède de quelque chose de pluriel, plutôt que d'un seul homme.

Donc, je suis pour la primauté du Parlement. On parle de droits nouveaux pour le Parlement : il n'y en a pas, parce qu'il n'a pas de véritable primauté ! L'exécutif dispose de beaucoup de moyens. Je crois qu'ils vont être accrus, notamment par la procédure accélérée dont on va user et abuser. La procédure accélérée, cela veut dire que les choses sont bien dans la main du gouvernement, pour que les « bavardages » parlementaires ne prennent pas le pouvoir.

Je dirai un mot sur la loi pénitentiaire. Effectivement, nous avons inauguré la révision constitutionnelle sur ce texte, avec le travail en commission, un travail sérieux. Je dois dire d'ailleurs que le rapporteur de cette loi, ici présent, M. Lecerf, a beaucoup fait pour que le texte sorti de la commission des Lois au Sénat soit plus conforme à ce à quoi l'Europe nous oblige en matière de droits des détenus, par rapport au projet gouvernemental. Le gouvernement avait décidé l'urgence sur cette loi, nous l'avons votée en mars, et aujourd'hui, elle n'est même pas programmée à l'Assemblée Nationale. On peut se demander ici quels sont les pouvoirs du Parlement quand ils s'expriment pourtant de façon tout à fait légitime, puisque le Sénat a commis un rapport dont on a beaucoup parlé, Les prisons, la honte de la République, pardon, Les prisons, une humiliation de la République (mais on peut aussi parler de honte)...

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Intervention hors micro.

Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche - Oui, « l'humiliation », je me le rappelle très bien, Monsieur le président. « Les prisons, une humiliation pour la République ». Dix ans ont passé. Bien sûr, le débat sur la loi pénitentiaire est un exemple presque unique de certaines contradictions entre le gouvernement et sa majorité : pour l'instant, le projet de loi est en panne. On ne sait pas ce qu'il va devenir. Qui décide ? C'est l'exécutif.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci beaucoup, Madame la présidente. Je vais donner la parole à Jean-Pierre Chevènement, et ensuite à Michel Mercier. Jean-Pierre Chevènement, il est intéressant de vous attendre. Vous avez été ministre, vous avez été député, vous êtes aujourd'hui sénateur. Quel est votre regard ? Cette réforme va-t-elle rééquilibrer un peu les choses ? L'exécutif va-t-il, par exemple, être mieux contrôlé par rapport à avant cette réforme, ou pas ? Quel est votre point de vue ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ancien ministre, vice-président de la commission des Affaires étrangères, sénateur du Territoire-de-Belfort - Tout d'abord, je voudrais préciser que, comme ma voisine de gauche, je suis, non pas un jeune sénateur, mais un sénateur nouveau. Je n'exerce ce mandat que depuis huit mois. Donc, je ne vous parlerai pas d'expérience, mais je vous donnerai des impressions qui, naturellement, résultent aussi de mes réflexions. Je ne pourrai me livrer devant vous qu'à un discours un peu impressionniste.

Le bicaméralisme est fait pour donner un peu de temps, un peu de réflexion, il est fait pour exercer un rôle de modération. C'est un temporisateur par rapport à ce qu'est la réalité du régime, qui est celui de la Ve République, c'est-à-dire un régime présidentialiste, comme l'a dit Mme Borvo. Je nuancerai, néanmoins, son propos, en disant que ce régime présidentialiste s'est imposé, du fait de l'échec des régimes d'assemblées. Je ne remonterai ni à 1940 ni à 1948. J'ajoute qu'il est difficile de revenir en arrière. Les Français semblent attachés à l'élection du président de la République au suffrage universel.

J'ajoute que, dans les textes, cela reste un régime parlementaire, puisqu'il y a toujours la motion de censure, que l'Assemblée Nationale n'exerce quasiment jamais. Elle l'a fait une fois, cela lui a coûté cher, donc elle ne l'exerce plus. Donc, c'est résiduellement un régime parlementaire, résiduellement. Peut-on - c'est la question que vous me posez - peut-on tirer quelque chose de positif de cette réforme et de son application, à travers notre Réglement, pour aller dans le sens d'un rôle plus grand du Parlement, pour le vote de la loi et pour le contrôle du gouvernement ?

J'exprimerai un point de vue nuancé. Je m'efforcerai de ne pas être tout à fait désespéré. Je pense qu'il faut un peu de sagesse dans l'expression des opinions. Je constate que le Sénat est une assemblée assez équilibrée. Il peut même arriver que le gouvernement soit mis en minorité. Cela nous est arrivé - n'est-ce pas Monsieur Portelli ? - avec le soutien des sénateurs de gauche, sur la présidence du Conseil de surveillance de l'hôpital. Il y a des moments où le Sénat, parce qu'il est au contact des élus - ce sont des élus pour la plupart, des élus de terrain - vote un amendement qui ne plaît pas au gouvernement, cela peut arriver.

Quand je regarde l'équilibre du Sénat, je pense qu'il évolue parce que dans les collectivités locales, il y a eu effectivement une poussée à gauche aux dernières élections municipales, notamment. Ce qui compte beaucoup chez nos grands électeurs, ce sont les maires des petites communes. Mais peut-on priver de représentation les maires des petites communes ? C'est difficile et on ne peut pas gonfler à l'excès la représentation des grandes communes, sinon on finit par avoir des gens qui n'ont plus aucun lien avec la vie municipale. Il y a donc un équilibre qui, en soi, est problématique. On pourrait modifier le mode de désignation du Sénat. Je m'y suis essayé quelque peu, en étendant la proportionnelle aux départements de plus de trois sénateurs, on est revenu quatre. Bon, tout cela dépend des majorités changeantes, mais quand je regarde ce qu'est le Sénat aujourd'hui, que je vois le rôle que jouent les groupes comme l'Union centriste ou le RDSE, je ne dirai pas qu'ils feront la révolution, non, mais ils peuvent cristalliser, à un certain moment, une réticence, voire une opposition. Dans un moment de crise, tout est possible.

Je ne serai pas tout à fait aussi pessimiste que certains des intervenants qui m'ont procédé. Je vois dans la réforme quelques aspects positifs, des avancées modestes, au demeurant. Par exemple, s'agissant des droits du Parlement, par exemple s'agissant du droit de veto des commissions permanentes - trois cinquièmes pour dire non. J'ai bien entendu ce qu'a dit Bernard Frimat, très talentueux à la tribune de l'Assemblée comme à cette tribune, mais je pense que l'obligation de soumettre des nominations à des commissions parlementaires, ça n'est pas nul : cela oblige à expliquer pourquoi on propose celui-ci ou celle-là. Je pense que ce n'est pas tout à fait nul.

De même, le fait que les engagements extérieurs donnent lieu à des votes. Je sais à quel point tout cela peut être manipulé, préparé, arrangé à l'avance mais, malgré tout, c'est la règle qui s'impose, et ce n'est pas absolument négligeable. Je dois dire que j'avais même été sensible au fait que nous discuterions sur les textes élaborés par les commissions. J'ai vu dans la revalorisation des commissions quelque chose de positif. A l'expérience, je dois dire, j'ai changé d'avis, parce que nous n'avons pas le temps de travailler. Les rapporteurs n'ont pas le temps de produire leur rapport, on n'a pas le temps de les lire. Les ministres, je ne pense pas qu'ils viennent trop, ils ne viennent pas assez. Comme ils ne viennent pas en commission, la commission adopte des textes qui ne leur plaisent pas. Donc, en séance publique, ils veulent revenir au texte initial et ils nous imposent le vote de très nombreux amendements. Je pense à la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires, le gouvernement a presque indisposé la commission des Affaires sociales. Ou alors on prévoit un délai qui n'est pas deux semaines, voire moins entre l'examen en commission et l'examen en séance publique, il faut admettre, à ce moment-là, trois semaines, voire quatre, pour qu'il puisse y avoir un travail parlementaire sérieux.

Cette réforme mérite d'être revue et corrigée. Pour le reste, l'ordre du jour, apparemment, c'est plus démocratique. Ensuite, on va aller vers l'inflation horaire, vers l'accélération de l'accélération, la multiplication des procédures accélérées, qui d'ailleurs existaient et qui s'appelaient les procédures d'urgence, cela ne change rien. Tout cela rend le travail des parlementaires plus difficile, mais même le travail des ministres, qui ne savent plus où est leur texte.

Je critique finalement cette réforme qui consiste à dire qu'on va débattre sur le texte élaboré par la commission, parce que c'est une démission de l'autorité. L'autorité voudrait que le gouvernement s'engage sur son texte, en disant : « Voilà, ce que je veux. » Pas d'hypocrisie ! On discute et je vous fais des concessions, au lieu que le gouvernement fait semblant de démissionner ; il dit que les commissions vont décider à sa place, il revient après sur son texte dans des conditions qui ne servent pas la démocratie. La démocratie applique, ceux qui ont la responsabilité l'assument. C'est ce que j'appelle l'autorité républicaine. Ils assument leur responsabilité.

Je vais conclure mon exposé qui est peut-être déjà un peu long, en disant que j'ai pu constater, par exemple, sur la loi sur l'audiovisuel, qu'on l'appliquait avant que le Sénat l'ai votée. Bien que le Sénat ait un rôle particulier, du point de vue de l'organisation des collectivités territoriales, c'est à la commission Balladur qu'on a proposé de s'en occuper. J'émets donc une approbation sur certains points, mais qui est très nuancée sur d'autres, et même sur ceux-là. Je pense que le fait que nous soyons dans un régime présidentialiste pourrait peut-être être corrigé, si le Sénat le voulait. Il le pourrait. Je prends là un slogan de campagne électorale, pourtant je ne peux pas vous dire que je m'intéresse beaucoup à cette campagne. J'ai cru entendre : « Si elle veut, elle peut. » Elle ne veut pas, donc elle ne peut pas. Le Sénat, malheureusement, dans l'état actuel des choses, ne me paraît pas encore prêt à vouloir, mais peut-être que cela changera.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci beaucoup, Jean-Pierre Chevènement. Michel Mercier, si le Sénat le veut, est-ce qu'il le pourra ? Ensuite Hugues Portelli. Ensuite, vous pouvez tout à fait, même si vous êtes tous très disciplinés et courtois, vous interrompre, puisqu'on va parler, à proprement parler, de débat, juste après.

M. Michel MERCIER, président du groupe Union Centriste, sénateur du Rhône - Je vais essayer d'être le plus bref possible, parce que beaucoup de choses ont été dites. Je partage assez ce qu'a dit M. Chevènement dans son intervention. Pour répondre à votre question, je crois que tous les textes institutionnels sont donnés et, après, il y a une pratique. La pratique de 1875, la République qui émet des lois constitutionnelles de 1875, ce ne sont pas celles que voulaient ses auteurs. La pratique de 1958, ce n'était pas non plus celle qui était prévue, lorsqu'on a voté la Constitution de 1958. Il appartiendra aux acteurs de la vie politique d'utiliser les outils que constituent désormais la Constitution, la loi organique et le Réglement.

J'ai bien écouté notre collègue Bernard Frimat, qui est toujours brillant, mais qui se laisse parfois aller à la facilité et d'être un peu excessif et un peu loin de la vérité. J'observe que le Règlement du Sénat, pour prendre un mot de M. Copé, que M. Frimat affectionne particulièrement, puisqu'il l'a cité plusieurs fois, est une coproduction entre le président Hyest et le président Frimat. C'est quand même une très bonne chose, et nous sommes arrivés à un système qui nous donne, en fait, une grande liberté d'action. C'est donc aux sénatrices et aux sénateurs de faire en sorte que les droits qui leur sont conférés ne soient pas des droits virtuels, mais des droits réels.

Si on regarde l'expérience récente, à travers deux textes - je vais simplement prendre la loi Audiovisuel et la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires -, on s'aperçoit qu'il y a des changements très profonds. On peut les nier, parce que cela fait partie de la politique, mais quand on veut aller au fond des choses et regarder, on s'aperçoit que ce qui devient presque fondamental dans le travail législatif, cela va être le rôle de la commission de l'Assemblée saisie en second. On va avoir une assemblée saisie. La commission compétente va élaborer un texte et l'assemblée va se prononcer sur le texte. Il y a deux lectures, il faut en avoir conscience. La seconde assemblée reçoit le texte qui vient de la séance publique de la première assemblée saisie. La commission compétente va bâtir un texte et, c'est sur ce texte de la commission compétente de la seconde assemblée qu'on va avoir le débat dans la seconde assemblée.

Cela fait donc quatre moments dans cette lecture. C'est la première fois qu'on voit cela. Je ne sais pas ce que cela donnera. Je ne dis pas que c'est le paradis, mais je dis qu'il y a là une opportunité pour un travail législatif qui s'organisera autrement. On parle de la procédure accélérée. Tout le monde pense, comme l'a dit avec brillance notre collègue Frimat, qu'on recevrait le texte le lundi matin, le lundi à midi, il serait publié au Journal Officiel, et tout serait réglé. Bien entendu, c'est un peu excessif, mais il faut à peu près six mois, en procédure accélérée, pour sortir un texte. Accélérer à six mois, on ne peut pas dire que ce soit précipité.

Il y a aussi un autre phénomène qu'il faut bien comprendre. C'est aussi une réforme qui est, probablement, plus fondamentale qu'on ne le croit : ce sont les délais mis entre les discussions, dans les différentes assemblées. Je veux reprendre, à nouveau, l'exemple de la loi Hôpital. L'Assemblée Nationale a été saisie en premier par le gouvernement. La commission des Affaires sociales a fait son texte. L'Assemblée a voté son texte, cela a duré à peu près quatre semaines, et un texte est sorti de l'Assemblée Nationale. Pas de réaction dans la rue, pas de réaction chez les médecins, cela passe comme cela.

Il y a six semaines, obligatoirement, constitutionnellement entre la fin de la discussion à l'Assemblée et le début de la discussion au Sénat. C'est pendant ces six semaines que les citoyens se sont approprié la proposition de loi, en ont débattu, ont manifesté, ont fait des pétitions, des manifestations et cela a changé complètement la nature de la discussion au Sénat. C'est parce qu'il y avait eu cette appropriation par les citoyens, par les gens intéressés, qu'on a discuté autrement au Sénat, que la commission des Affaires sociales du Sénat a commencé à faire un texte très différent de celui de l'Assemblée. On est en train de le terminer, parce que cela a beau être accéléré, cela va tout de même prendre cinq semaines. Donc, on a pris notre temps. Le Réglement du Sénat permet - c'est bien - de prendre tout le temps qu'il faut pour arriver à faire un texte qui touche à la vie de tous les jours des Français. On voit qu'il y a des potentialités nouvelles dans la réforme. Il appartiendra aux parlementaires d'utiliser mieux ces potentialités.

Il y a bien longtemps qu'on ne vit plus dans un régime de parlementarisme absolu, on le sait bien. En 1924, un grand professeur de Strasbourg Charles Badenberg a écrit des choses définitives là-dessus, si je me souviens bien, ce devrait être par là. Cette loi, cette réforme constitutionnelle va permettre aussi aux citoyens de jouer un certain rôle, dans la procédure législative, grâce à ce délai de six semaines. Cela ne va pas se faire en un seul jour, mais c'est une des potentialités du texte et il nous appartient, à nous parlementaires, de faire aussi en sorte que les gens puissent participer mieux.

Est-ce que ce sera demain le nirvana ? Sûrement pas, mais c'est la pratique, l'usage qu'en feront les parlementaires qui fera que cette réforme sera plus démocratique, ouvrira la discussion législative sur l'opinion publique ou restera enfermée, comme elle l'est maintenant, et c'est vrai qu'elle aura moins d'importance.

Quant à la légitimité du Sénat qui a fait l'objet de discussions, je veux simplement rappeler, pour que tout soit dit dans le bon sens, que le Sénat est élu par moitié, ce que notre collègue Bernard Frimat sait parfaitement. Il sait parfaitement que les effets des élections municipales de 2004 se produiront aussi en 2011. Il y a une stabilité du corps électoral sénatorial qui est donnée, ce qui n'existe pas pour le corps électoral de l'Assemblée Nationale. Cela lui permet d'avoir une idée des résultats de 2011.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci, Monsieur le président. Je retiens vos principes. Cela va dépendre, évidemment, de l'application. Il y a des opportunités, c'est ce que vous avez souligné. Le citoyen, en tout cas, à vos yeux, va peut-être avoir un peu plus le droit à la parole, ou en tout cas, va pouvoir un peu plus influencer le débat parlementaire dans cette maison. Hugues Portelli, pardon de vous avoir donné la parole en dernier. Je vous en prie.

M. Hugues PORTELLI, sénateur du Val-d'Oise - Je voudrais dire, en ce qui me concerne, que je crois que la révision qui a été faite en 2008 est une révision qui est assez profonde et qui, globalement, a eu des effets, a eu, en tout cas, une potentialité forte, pas uniquement, d'ailleurs, en matière de pouvoirs du Parlement. On parlait tout à l'heure de la possibilité pour le citoyen de pouvoir exercer un contrôle de constitutionnalité des lois : c'est une bonne chose. Le fait également que les pouvoirs de contrôle du Parlement soient accrus en matière de politique étrangère, en matière de contrôle des politiques publiques, même si on ne sait pas encore ce que cela donnera. Si on considère des pays voisins, comme le Royaume-Uni, on voit que c'est un véritable pouvoir que peut détenir là le Parlement. Il en est de même pour la façon dont le Parlement pourrait travailler, en matière législative, si le travail des commissions s'effectue de façon efficace.

Donc, potentiellement, le texte de la révision est, je pense, un texte intéressant. Ensuite, il y a deux niveaux réels qui comptent : le niveau politique et le niveau du travail concret du Parlement.

Le niveau politique : la question essentielle, c'est que nous vivons aujourd'hui, plus que jamais, depuis la double modification de 2000, c'est-à-dire le mandat réduit à cinq ans et le calendrier des députés calé sur celui du président, dans un régime de présidentialisme majoritaire. Donc, la majorité de l'Assemblée a un destin irréductiblement lié à celui du président. Elle peut se révolter de temps en temps, mais plus on approchera de l'échéance de 2012, moins elle se révoltera. On a là un binôme qui est extrêmement soudé.

La vraie question qui se pose au Sénat est : quel est le rôle du Sénat dans ce système, puisque le tandem majorité parlementaire de l'Assemblée président de la République, avec le relais du gouvernement, en est l'axe. La question que doit se poser le Sénat, que doivent se poser les sénateurs est de savoir quel est le rôle du Sénat dans tout cela. Est-ce une chambre de modération ? Est-ce une chambre qui se spécialise dans la défense des collectivités territoriales ? Est-ce une assemblée qui va utiliser, peut-être mieux que les députés, les nouveaux pouvoirs du Parlement, en matière de contrôle des politiques publiques, en matière d'enquêtes, en matière de rapports avec les institutions européennes ?

Personnellement, c'est ce que j'espère. Car la question de savoir quel sera le rôle du Sénat, suivant sa majorité politique, a déjà été vécue dans le passé. Il est déjà arrivé, à plusieurs reprises dans le passé, que la majorité sénatoriale ne soit pas la même majorité que celle des députés. Si cela se trouve, dans trois ans, nous aurons un cas de figure de ce genre. Il sera intéressant de voir comment les choses se passeront alors.

Le plus dérangeant est le troisième niveau, celui de la façon dont le Parlement travaille. Je verrai trois exemples. Premier exemple : l'inflation de textes législatifs, qui sont déposés en permanence par le gouvernement, qu'on ne peut pas examiner de façon sérieuse, parce qu'ils sont trop nombreux. En plus, quand on sait qu'une bonne partie de ces textes n'auront jamais les décrets d'application, c'est assez agaçant de se dire qu'on va passer des mois à travailler sur des textes qui, soit existent déjà et qu'on réécrit, soit des textes qu'on n'appliquera pas parce que, tout simplement, une fois qu'on les aura votés, on ne les appliquera pas. Cela est tout de même assez agaçant.

La deuxième question a été soulevée par pas mal de collègues : c'est vrai que le Parlement français a des conditions de travail, en termes de séances, qu'il n'y a nulle part ailleurs en Europe. Pourquoi ne pas imaginer un Parlement français qui fonctionne comme le Parlement européen, où, en termes d'organisation des séances, du travail des commissions, il y a un vrai emploi du temps qui est respecté, de façon stricte ?

De même au Parlement européen, il n'y a que les présents qui votent. Si on vous annonce qu'il y a un scrutin public, que les absents sont tous comptabilisés et vous mettent en minorité, alors qu'aucun d'entre eux n'est présent, c'est quand même assez inadmissible. De même, le Parlement et chacune de ses assemblées, à commencer par celle-ci, devrait avoir le courage de dire non, quand on lui demande des séances supplémentaires au-delà du raisonnable. Je vous assure que le jour où on aura appliqué ces règles, on aura changé énormément de choses dans le régime.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Bernard Frimat, vous voulez répondre. Ce sont des propositions séduisantes que comprendraient bien les citoyens, notamment sur l'organisation du travail ; par exemple, qu'il n'y ait que les présents qui devraient voter, c'est quelque chose de très visible pour l'opinion publique.

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord - Je salue aussi le talent de l'éminent constitutionnaliste qu'est Hugues Portelli, mais le problème n'est pas là. Le problème n'est pas de se réfugier dans un commentaire sur le texte en disant : « Qu'est-ce que ce serait beau si c'était comme cela ! Qu'est ce que cela pourrait être intéressant ! ». Sinon, on va refaire ce qui s'est produit pendant toute la durée de la révision constitutionnelle. Nous avons alors été abreuvés d'articles éminents écrits par des constitutionnalistes tout aussi éminents indiquant que cela allait être magnifique, que cela allait être beau !

Pour ne citer qu'un exemple, le projet de loi relatif à l'organe central des caisses d'épargne et des banques populaires va être voté conforme au Sénat parce que le temps presse. (Intervention hors micro)

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord - On le verra, je prends le pari, Jean.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - C'est Monsieur le président de la commission des Finances.

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, sénateur du Nord - En effet, ce texte doit être adopté avant le 30 juin, parce que les ordres sont tombés. Il est passé à l'Assemblée le 19 mai dernier. Ce sera terminé au Sénat, vraisemblablement, mardi prochain, le 9 juin. Vous voyez bien que la procédure accélérée sera là hyper-accélérée et que la qualité du débat va être extraordinaire, puisque le Sénat, sauf accident et je serais surpris, va voter conforme.

S'agissant du projet de loi portant réforme de l'hôpital, la procédure ancienne de l'urgence s'applique. Le gouvernement l'a effectivement inscrit avec un calendrier de discussion proposant des rythmes de travail normaux. Mais, il y a un petit détail oublié: en cours de route, le gouvernement a changé de position, ce qui n'est pas sans incidence sur le contenu du projet de loi. Peut-on faire entrer dans ce texte, en cours de débat parlementaire, toute la gouvernance des CHU, alors que cela ne figurait pas dans le projet de loi d'origine soumis pour avis au Conseil d'État ?

C'est donc un texte extraordinairement nouveau qui sort du Sénat, à la fois pour ceux qui ici l'ont voté, parce qu'ils se rendront compte de ce qu'ils ont voté dans la confusion, et puis pour les députés. C'est pourquoi, un nouvel examen du texte à l'Assemblée Nationale, dans le cadre normal de la navette parlementaire, devrait avoir lieu. En raison de l'engagement de la procédure d'urgence, ce texte sera examiné, à l'issue d'une seule lecture dans les deux assemblées, en commission mixte paritaire. La CMP sera évidemment préparée en amont par une rencontre efficace entre les deux rapporteurs UMP. Puis, les quatorze parlementaires siégeant à la CMP mettront le point final à ce texte, dont les conclusions seront ratifiées par l'Assemblée Nationale et le Sénat.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci, je voudrais que le président Hyest puisse vous répondre. Vous avez cité trois exemples. Je voudrais qu'on prenne ces trois illustrations : Natixis, la réforme Hôpital, Santé et peut-être un mot... Allez-y Monsieur Hyest.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - J'ai d'abord un principe absolu. Ne nous flagellons pas. La plupart des parlementaires travaillent beaucoup, travaillent bien et s'ils ne sont pas en séance... Non, quand on entend que c'est beaucoup mieux au Parlement européen ; écoutez, je suis désolé de vous dire, le droit des parlementaires, individuellement, c'est zéro au Parlement européen, très peu de choses. Un peu en commission.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Monsieur Portelli, vous pouvez répondre.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Tu y as été. C'est passionnant au Parlement européen.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Prenez le micro, il n'y a pas de souci.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Il faut être là pour voter. Ce n'est quand même pas forcément comme cela qu'on contribue le mieux. Ne posons pas cette question-là, parce que, de toute façon, on aboutit à des absurdités comme à l'Assemblée. Franchement, gardons notre système, mais faisons en sorte que les parlementaires soient présents et soient présents en commission pour l'élaboration des textes. Comme on ne peut pas tout suivre, il y a aussi... Dans un parlement, il y a le droit du parlementaire, c'est fondamental, le droit d'amendement, notamment, et le droit d'expression du parlementaire. Il y a aussi des groupes, parce qu'autrement cela ne fonctionne pas, et il y a des commissions.

D'ailleurs, dans notre système, je rappelle qu'il n'y a pas de majorité d'un seul groupe, il n'y a pas de majorité absolue d'un groupe au Sénat. Il y a eu d'ailleurs très peu de fois, dans l'histoire du Sénat, deux fois, deux ans, seulement. Donc, vous voyez, on a toujours vécu sur le mode du pluralisme. Je crois que c'est ce qui fait à la fois la liberté, la qualité de nos travaux. De plus, la révision constitutionnelle a conforté les groupes d'opposition et minoritaires. Ne disons pas qu'il n'y a pas eu des progrès de ce point de vue, mais sachons les faire vivre.

On ne va pas vivre comme l'Assemblée. C'est vrai qu'à l'Assemblée, on ne peut pas le reprocher, il y a un président élu, il y a une majorité élue sur le programme qu'il a défendu. Vous voudrez bien m'excuser, car cela, j'ai l'impression que personne ne le dit. En 1981, cela a été le cas, à chaque fois, qu'il y a un changement profond de société, de majorité, le gouvernement a le droit de vouloir défendre les réformes qu'il a préconisées. L'opposition s'y oppose, elle s'y oppose plus ou moins violemment. J'étais dans l'opposition. C'était le gouvernement Rocard, j'étais moins opposant que... Bon.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Jean-Pierre Chevènement va peut-être vous répondre.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ancien ministre, vice-président de la commission des Affaires étrangères, sénateur du Territoire-de-Belfort - C'est quand même extraordinaire. 1981, justement. Je dirai que Michel Rocard a déjà répondu. S'agissant du Parlement européen, j'ai l'impression d'avoir la berlue en écoutant Hugues Portelli. Il a expliqué qu'il enviait les conditions de travail du parlementaire européen. Trois minutes d'expression, vingt-deux langues, dont cinq médiatrices. Quand l'orateur a fermé la bouche, on n'a toujours pas le son de ce qu'il a pu dire, à supposer que la pyramide des traducteurs associés puisse produire quelque chose de cohérent.

Peut-être qu'en commission, il se fait du bon travail, c'est possible, je ne dis pas le contraire, mais dans les commissions du Sénat, aussi. J'appartiens à la commission des Affaires étrangères et de la Défense, présidée par Josselin de Rohan, il s'y fait beaucoup de bon travail. Il y a un très grand présentéisme, si je puis dire, c'est-à-dire que beaucoup de gens sont régulièrement présents et sont même des spécialistes du domaine qu'on leur a confié, comme je n'en ai encore jamais rencontré dans d'autres assemblées. Je dois dire qu'il se fait, de ce point de vue-là et du point de vue contrôle gouvernemental, un excellent travail. J'ajoute qu'il y a plus de présents au Sénat qu'il n'y en a au Parlement européen. C'est vrai pour les Français, mais peut-être pas pour les autres. C'est l'esprit français.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Hugues Portelli, vous avez été un peu mis en cause, mais après tout c'est d'actualité, on est à J - 4. Allez-y.

M. Hugues PORTELLI, sénateur du Val-d'Oise - Il ne faut pas dénigrer le travail du Parlement européen, il fait un excellent travail, notamment en commission. Le système de fonctionnement du travail législatif européen n'a rien à voir avec celui d'un parlement national. Il y a un système de navette entre la commission, le conseil des ministres et le Parlement qui n'a rien à voir avec le système qu'on connaît chez nous. Il est vrai que le travail des groupes, le travail de délégation, le travail des commissions est beaucoup plus important. Je suis à la commission des Lois et à celle des Affaires européennes. Le travail y est vraiment tout à fait remarquable, mais, honnêtement, le travail qui se déroule dans l'hémicycle est souvent assez agaçant.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Je donne la parole à votre voisine, Mme Borvo et ensuite à Samia Ghali.

Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche - Juste un point. Je ne comprends pas, le vote des parlementaires est libre, Monsieur Portelli. Si vous voulez ne pas voter avec votre majorité, vous pouvez très bien le faire, personne ne vous en empêche. Je constate que cela rejoint la question de qui fait quoi. Effectivement, on est dans un système où le présidentialisme fonctionne à fond. Les sénateurs ne sont pas élus en même temps que le président de la République, mais enfin, on n'a jamais vu beaucoup de voix manquer à l'exécutif.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - C'est une libre adhésion.

Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche - Oui, c'est une libre adhésion, mais on ne peut pas se réclamer à la fois d'une libre adhésion et, en même temps, de la discipline de vote.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - On n'aurait pas le droit d'être de la majorité, c'est quand même incroyable ! Cela ne veut pas dire que si on est dans la majorité on accepte tout. Cela ne veut pas dire qu'on accepte tout. C'est justement une des spécificités du Sénat. Je pourrais vous donner beaucoup d'exemples.

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, Sénateur du Nord - Au Sénat, l'UMP n'a plus la majorité absolue. Le gouvernement et le parti majoritaire peuvent être donc mis en minorité. Ceci ne provient pas de la révision constitutionnelle. Ne lui attribuons pas cette éventualité.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Vous faites une lecture politique de la composition du Sénat. On va demander l'avis à Madame Ghali.

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône - Je voulais juste rappeler que le travail fait au Sénat est très important et très enrichissant. D'abord, parce qu'il y a aussi la question des auditions qui n'a pas été abordée, mais qui est réelle. C'est aussi un long travail. Quand on veut se spécialiser, ou mieux comprendre les problématiques, cela passe aussi par des auditions, parce que cela peut éclairer ou, en tout cas, faire changer d'avis. Je crois qu'il est assez important de le dire.

Ensuite tout le travail qui peut être fait, justement, parce que le travail en commission est important, lorsqu'il est perturbé, je le dis comme cela, parce que c'est vraiment le cas, par un ministre, cela change complètement la donne du travail en commission, qui peut être très enrichissant et permettre tout simplement qu'à ce moment-là, les sénateurs...

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Quand vous dites perturbé, cela signifie quoi ?

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône - Oui, quand le ministre est là, cela empêche certains sénateurs de la majorité...Ce n'est pas parce qu'on est dans la majorité, qu'on est toujours en accord avec le ministre qui présente son projet de loi. En commission, j'ai vu des sénateurs qui avaient un comportement quand il n'y avait pas le ministre, et un autre comportement quand il y avait le ministre, c'est-à-dire complètement différent et qui ne permettait pas un vrai échange, en tout cas, une bonne démocratie.

Je voudrais dire aussi que ce qui est gênant, c'est peut-être aussi simplement parce qu'ils ne veulent pas désavouer le ministre. C'est toujours plus compliqué de désavouer, plutôt que de faire les choses de manière plus enrobée, je dirai cela comme cela. Ce qui est dommage aussi... Sachez que quand on s'occupe de la loi Hôpital, Santé, Patients et Territoires, on ne fait plus rien, c'est-à-dire qu'on ne fait que cela, et on ne s'occupe de plus rien. Tout ce qui passe à côté - il y a d'autres domaines sur lesquels on peut être sensibilisé - on n'a pas le temps de s'en occuper, parce qu'on ne peut pas faire des auditions à répétition, des commissions à répétition et travailler réellement sur les textes en profondeur.

Je crois que la qualité du travail du sénateur, quel qu'il soit, vraiment quel qu'il soit, risque d'être compromise, justement, par cette charge de travail. Je voudrais féliciter aujourd'hui tout le personnel du Sénat. Bravo, car je n'ai jamais vu des gens travailler autant qu'ils le font au Sénat.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Madame Dumas, pardon de vous provoquer un peu. Perdez-vous votre indépendance, comme vient de le dire Mme Ghali, quand un des ministres du gouvernement est présent ?

Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris - Non, je ne pense pas. Encore une fois, on a très peu de recul, puisqu'on n'a vécu ceci que dans une commission avec une loi, comme le dit le président Hyest, mais je ne le pense pas. Après tout, tout dépend aussi de la personnalité du ministre. Ce que je pense, c'est que, de toute façon, un ministre n'est pas là au moment du vote. Il ne participe pas au débat au moment du vote.

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône - Si je peux le dire. On l'a voté dans le Réglement, hier, Madame.

Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris - Au moment du vote, le ministre n'influence pas, je suis désolée.

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône - Si, excusez-moi, je ne peux pas laisser dire cela. A la commission Hôpital, Santé, j'y étais. Je peux vous dire que, lorsqu'il y a un vote, la ministre intervient. Quand elle sent justement qu'il y a des choses qui ne vont pas, elle intervient à nouveau pour faire comprendre à ses collègues qu'il faut qu'ils votent dans le bon sens.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Madame Dumas, vous poursuivez.

Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris - Par rapport aux commissions, ce qui me semble, en revanche, très important, c'est le fait qu'on est tous d'accord, dans cette table ronde, pour dire, qu'aujourd'hui, le travail en commission s'est accru. Il est plus important, du fait de la modification de la loi. Je pense que c'est très important de le faire savoir. Le travail en commission va être de plus en plus important. Nous avons donc l'obligation, les sénateurs et le Sénat, de faire connaître ce travail. C'est vrai que, très souvent, nous souffrons de l'image d'un hémicycle assez vide par moments, puisque, justement, nous travaillons dans différentes instances, notamment les commissions, où nous sommes très présents. Je pense qu'il y a une vraie réflexion, qu'il faut que nous entamions au Sénat, pour voir comment nous pouvons faire passer ces messages et mieux communiquer sur le travail qui est fait, justement, dans les commissions.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Madame Borvo, ensuite Michel Mercier

Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche - Je voulais simplement dire qu'on voit bien qu'il faut que la majorité sache ce qu'elle vote. On a voté dans le Règlement, parce que le Conseil constitutionnel s'en est mêlé... (Protestations diverses à la tribune)

... que les ministres sont présents, y compris au moment du vote des commissions, ce qui pose un sérieux problème, du point de vue de la séparation des pouvoirs. Au Parlement, en séance publique, le gouvernement parle face aux parlementaires. En commission, cela ressemble beaucoup à de la co-élaboration avec la majorité, bien entendu, de la coproduction. Je dis que c'est une atteinte qui n'est pas admissible à la séparation des pouvoirs.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Réponse très brève du président Hyest.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Dans la loi organique, nous avions bien indiqué que nous ne souhaitions pas la présence systématique des ministres. L'interprétation donnée, assez curieusement je dois le dire, au fait que le droit d'amendement s'exerce en séance ou en commission et qu'on délibère sur le texte de la commission... J'ai entendu plusieurs fois : « On vote le texte de la commission ». Non, la commission ne fait qu'une proposition. Si tous ceux qui étaient favorables au texte de la commission, dont j'étais, et maintenant j'ai quelques doutes, vous voyez... Depuis longtemps, je disais : « On va gagner du temps, parce que tous les amendements techniques, etc., toute l'amélioration... Il arrive souvent dans les textes qu'il y ait une centaine d'amendements. Avant on se levait... Oui, rédactionnel, amélioration, etc. Cela disparaît, puisque c'est le texte de la commission.

Mais c'est le Conseil constitutionnel qui a dit « Non, je vous interprète », sur la base - ce qui est toujours un peu gênant - d'une intervention extrêmement forte de l'exécutif, dans ce domaine, et de hautes autorités qui devraient garder le devoir de réserve. On nous a dit que, puisque c'est le texte de la commission, il faut que les ministres soient là pour l'élaboration et le vote du texte de la commission. Ce qui veut dire qu'ils ne sont là que pour cela. Pour les amendements extérieurs, pas question de les voir. S'ils veulent être entendus à d'autres moments ! Il faut vous dire qu'on appliquera strictement la décision du Conseil constitutionnel, en ce qui me concerne, ce qui figure d'ailleurs dans notre Règlement. Ils sont entendus, comme avant, quand ils le veulent. Les ministres, on les entendait toujours.

Est-ce indispensable qu'ils soient là tout le temps avec leurs collaborateurs ? Je prétends que l'expérience fera que les ministres seront très discrets, et beaucoup plus discrets. Vous verrez, ou bien il faudra alors qu'ils se démultiplient. Jean-Pierre Chevènement l'a dit. Ceux qui ont été ministres le savent, c'est déjà infernal ; avec la session de neuf mois, c'est encore plus infernal pour les ministres. Maintenant c'est dix mois, dix mois et demi. On en redemande toujours, puisqu'on adore travailler, vous savez, cela ne nous gêne pas du tout. Je ne sais donc pas comment vont faire les ministres. Quand il y a quarante heures de séance de commission pour un texte, cela veut dire quarante heures pour le ministre. Non, mais, vous imaginez ! Vous imaginez ! Ce ne sera pas possible. Ou bien on trouvera des trucs de sous-secrétaires d'État Machins. À ce moment-là, je souhaite bien du plaisir à ceux qui seront nommés à ces postes ! Ce sera passionnant, sauf s'ils ont le titre de ministre, c'est toujours intéressant, je m'en suis rendu compte, depuis longtemps.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Michel Mercier, la présence des ministres et l'organisation des travaux, compte tenu de cette présence en commission, êtes-vous pour ? Comment cela doit-il se passer ?

M. Michel MERCIER, président du groupe Union Centriste, sénateur du Rhône - Je pense qu'on peut discuter à perte de vue si on est pour ou si on est contre. C'est une discussion qui ne présente aucun intérêt. Le Conseil constitutionnel s'est prononcé. Je ne suis pas un fanatique de la Constitution de 1958, mais je sais que les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent à tous. Arrêtons de passer notre temps à savoir ce qui se serait passé, si le Conseil constitutionnel ne s'était pas prononcé.

Je veux simplement dire que c'est bien la première fois que je verrai les membres du Sénat avoir peur des ministres. Le Sénat est bourré d'anciens ministres, il y en a partout, de toutes les catégories, de droite, de gauche, pas trop du centre, mais on va essayer d'améliorer cela. D'ailleurs, il n'y a pas de raison que cela s'arrête.

(Manifestations diverses.)

J'ai dit « pas trop », je n'ai pas qu'il n'y en avait pas. Pas trop. Il y en a beaucoup, d'ailleurs, mais il n'y a pas de crainte révérencielle. Je rappelle qu'on a battu Mme Bachelot par 339 voix à 0 à trois reprises, récemment, sur la loi Hôpital. Dire qu'on a peur d'un ministre, honnêtement, on peut trouver d'autres querelles que celle-là.

Je rappelle que ce qui fait l'indépendance des sénateurs, c'est la durée de leur mandat et la non-concomitance du temps d'élection avec l'exécutif et avec l'Assemblée Nationale. C'est là que se trouve la source de l'indépendance des sénatrices et des sénateurs. Ce n'est nulle part ailleurs. Comme on n'est pas élu le même jour, avec un autre mode de scrutin, on ne dépend ni du ministre ni même de la formation politique majoritaire. Beaucoup d'entre nous sont élus avec des « divers » de toutes sortes, qui correspondent plus à la couleur des élus locaux, qu'à autre chose. C'est ce qui fait notre indépendance. Que le ministre soit en séance ou ne soit pas en séance, cela ne pose aucun problème. On est obligé de l'accepter. Ce n'est pas parce que le ministre va dire qu'il est contre ou pour, que je vais changer mon vote. Si je trouve que c'est pour, c'est pour ; si je trouve que c'est contre, c'est contre.

Je sais aussi, que cela va obliger le gouvernement à travailler autrement. On ne pourra pas avoir le gouvernement... Regardez, on va attaquer la loi sur le Grenelle. Grenelle I n'est pas fini, ce n'est pas grave, on commence le Grenelle II, au cas où on finirait le Grenelle I, un de ces jours. Cela va être une affaire qui va durer six mois, en première lecture. Quand on voit le nombre d'amendements prévus, le nombre d'articles dans le texte, plus de 100 articles ! On a déjà plus de 300 amendements qui ont été déposés et étudiés en commission. C'est dire qu'on y va gaillardement, pour les six mois qui viennent. On a commencé, la commission a commencé la semaine dernière. Le texte n'est pas encore inscrit à l'ordre du jour, sur le calendrier. On va voir quand cela va arriver. Le ministre ne va pas tenir, même s'il est physiquement très résistant. Il ne va pas tenir toutes les séances. Il faudra un autre mode d'organisation gouvernementale. Je crois que le « cadeau » du Conseil constitutionnel est un cadeau empoisonné pour le gouvernement.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Bernard Frimat, est-ce un cadeau empoisonné ou au contraire, un meilleur contrôle de votre part de l'exécutif ?

M. Bernard FRIMAT, vice-président du Sénat, Sénateur du Nord - Cadeau ou pas cadeau, c'est une donnée maintenant, donc je partage, de temps en temps, l'avis de Michel Mercier.

Le Conseil constitutionnel a pris cette décision. Elle m'apparaît, personnellement, infondée et mauvaise ; au demeurant, elle est prise. Le problème, à mes yeux, n'est pas, comme le dit Michel Mercier, d'avoir peur ou pas peur. La peur d'un ministre, cela n'a pas de sens, surtout quand vous êtes dans l'opposition et qu'a priori, la capacité de nuisance du ministre à votre égard est, en général, assez limitée. La capacité de nuisance de certains ministres vis-à-vis de membres de la majorité, je n'en discuterai pas, mais ce n'est peut-être pas totalement une vue de l'esprit. Le problème n'est pas celui-là.

Sommes-nous en présence, par la révision constitutionnelle qui aboutit à ce que les ministres soient présents tout le temps dans la commission, d'une revalorisation du Parlement ? Aboutissons-nous à de nouveaux pouvoirs ? Aboutissons-nous à une amélioration de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif ? Là, je réponds non puisque le ministre venait auparavant, à sa demande, quand il le voulait, mais laissait aux membres de la commission le temps de débattre tranquillement.

Je disais hier, en débat : « Le gouvernement doute-t-il à ce point de sa majorité qu'il éprouve le besoin d'être là tout le temps pour être sûr que le malheur n'arrive pas ?» Que la ministre soit battue par 339 voix à 0, c'est mieux que la finale de la Champion's League, au point de vue du score, mais quand on s'entête sur quelque chose qui a déjà été refusé par la commission et qu'on sait que tous les groupes vont s'y opposer, je dirai que l'expérience du pouvoir, c'est aussi cela. On peut citer d'autres expériences de Mme Albanel sur le projet de loi relatif à l'audiovisuel, même si, en définitive, la CMP a rejeté la quasi-totalité des avancées qui avaient été faites au Sénat.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Dans l'ordre, Jean-Pierre Chevènement, Hugues Portelli et Michel Mercier. Vous êtes nombreux à demander la parole.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ancien ministre, vice-président de la commission des Affaires étrangères, sénateur du Territoire-de-Belfort - Je voudrais revenir à ce qu'est l'esprit du parlementarisme. Est-ce que la présence d'un ministre, au moment du vote en commission, perturbe le vote des parlementaires ? J'ai le regret de vous dire qu'il ne devrait pas. Dans les faits, oui, il le perturbe, mais dans la réalité, enfin, dans le principe, il ne le devrait pas. L'esprit du parlementarisme, c'est le débat rationnel, argumenté, à la lumière de l'intérêt général. On en est très loin. Cela supposerait que chaque parlementaire, dépositaire de la souveraineté nationale, exerce en son âme et conscience son droit de dire oui ou non, mais ceci va tout à fait contre l'esprit de la réforme qui nous a été proposée, qui renforce la puissance des groupes. Or, qui dit groupe, dit majorité, unanimité du groupe.

La liberté de conscience du parlementaire ressort estropiée, non pas seulement de la présence du ministre en commission, mais également de cette insidieuse marche vers le renforcement des groupes qui fait, que le fonctionnement du Parlement et, en l'occurrence, du Sénat est de plus en plus régi par les présidents de groupes. Nicole Borvo voudra bien m'excuser, elle se trouve à ma droite, mais je pense qu'il y a quelque chose qui ne va pas, par rapport à ce qu'est l'esprit du parlementarisme, qui est le vote, en son âme et conscience, sur certains points, certains amendements. On devrait pouvoir voter plus librement. Le Parlement, c'est une pratique. Beaucoup de ministres ont cette pratique et tiennent compte de ce que les avis du Sénat peuvent avoir de judicieux. Cela m'est arrivé.

Je pense, qu'à un certain moment, le Sénat est libre de faire des bêtises. Je vais citer un exemple : les langues régionales. L'Assemblée Nationale avait mis, à l'article 1 de je ne sais plus quel texte, la révision constitutionnelle, le rôle des langues régionales, cela vient avant le français. Cela ne tenait pas debout. Le Sénat a fait redescendre cet amendement à l'article 74, c'était bienvenu. Il y a une pratique. Les sénateurs, aussi, devraient pouvoir s'affranchir des disciplines excessives qu'on tend, quelquefois, à vouloir leur imposer.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Hugues Portelli, indépendance, affranchissement ?

M. Hugues PORTELLI, sénateur du Val-d'Oise - L'un des points-clés de la réforme est le fait qu'on débatte sur le texte de la commission. L'idée de mettre les ministres en commission est un moyen de leur permettre de défendre leurs textes, puisqu'ils n'auront plus leurs textes présents en séance.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Pour vous, c'est un plus, donc.

M. Hugues PORTELLI, sénateur du Val-d'Oise - Oui. La tradition de la Ve République, c'était qu'il fallait que la majorité soit d'accord avec son ministre. La question qu'on va se poser maintenant est : le ministre doit-il être d'accord avec sa majorité ? Sachant qu'il y en a deux. Il y a celle du Sénat et il y a celle de l'Assemblée. Si par-dessus le marché, comme on le disait tout à l'heure il y a procédure accélérée, les deux majorités vont se retrouver en face à face à la commission mixte paritaire, ce qui risque, dans certains cas, d'être relativement sportif. Le vrai débat est de savoir quelle est l'autonomie de la majorité parlementaire, par rapport à son gouvernement et à son exécutif. C'est cela la vraie question. D'ailleurs, le président du groupe parlementaire majoritaire à l'Assemblée l'a parfaitement compris et assimilé.

Mme Nicole BORVO COHEN-SEAT, sénatrice de Paris, présidente du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche - Pourquoi l'exécutif aurait-il fait d'aimables pressions, comme il est dit, pour que le Conseil constitutionnel qui, comme chacun sait, a une très relative indépendance vis-à-vis de la majorité, statue de cette façon-là, si ce n'était pour peser. Je ne m'interroge pas sur le point de savoir si, à l'heure actuelle, la majorité n'est pas suffisamment fiable au goût de l'exécutif. A la limite, c'est son problème. Par contre, il est certain qu'on est dans une atteinte inadmissible, je le dis, à la séparation des pouvoirs et au travail des parlementaires. De plus, comble du comble, quand on dit que la révision constitutionnelle devait revaloriser le rôle et l'indépendance des parlementaires.

J'ai souvent proposé une modification, de ce point de vue, des rapports avec le Conseil constitutionnel. En quoi celui-ci, nommé de la façon dont il l'est, constitue un super-pouvoir par rapport au Parlement qui procède, lui, de l'élection des citoyens ? Ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui, mais je le souligne pour montrer l'articulation entre les différents aspects, entre les différents pouvoirs ou pseudo-pouvoirs. Je propose que quand le Conseil constitutionnel donne un avis, le législateur, qui est le Parlement, se remette en situation de constituant et voit s'il y a lieu de modifier ou de ne pas modifier le texte. Ce serait vraiment la reconnaissance du Parlement et de son pouvoir. Encore une fois, on nage de confusion en confusion. Tout procède, au fond, de la volonté de l'exécutif.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - La question du contrôle de constitutionnalité est une question fondamentale. Il y a des parlementaires qui y sont opposés. On a rappelé que, dans le passé, le Sénat s'y était opposé parce que, dans un certain état d'esprit, le contrôle de constitutionnalité, non, c'est la loi qui est souveraine, et après tout, si elle ne respecte pas la Constitution ce n'est pas grave. Ce sont des thèses qui ont été défendues pendant très longtemps, pas brutalement comme cela, mais subtilement.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Monsieur le professeur, devant, dit que ce n'est pas vrai. Je le dis pour la salle.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Non, ce n'est plus vrai depuis un siècle, mais il y en a quand même qui disent que le Parlement ne se trompe jamais et quand on ne soumet pas la loi au Conseil constitutionnel, elle est forcément bonne. C'était quand même un petit peu cela. Je rappelle les hostilités. Par contre, Madame Borvo, vous avez raison, c'est arrivé une fois. Si on n'est pas d'accord avec le Conseil constitutionnel, le constituant est au-dessus. C'est arrivé pour la procédure d'asile, je vous le rappelle, puisqu'il y avait une censure du Conseil constitutionnel. On est revenu au Congrès, parce qu'on n'était pas d'accord avec l'interprétation du Conseil constitutionnel. Le dernier qui a le dernier mot est le constituant. Je crois que c'est tout à fait clair. Par contre, cette histoire qui est secondaire à mon avis, de la présence des ministres ou pas, se calmera dans le temps. Dans les régimes purement parlementaires, notamment le système...

Un intervenant - Les ministres sont parlementaires.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Les ministres sont parlementaires. Même, en Allemagne fédérale, il y a les secrétaires d'État parlementaires et il y a des secrétaires d'État : quelquefois il y a double fonction. Dans un régime parlementaire, il y a tendance à avoir un peu de confusion entre la majorité, ce qui est normal, puisque le leader de la majorité devient chef du gouvernement. Par contre, on a dit qu'on va vers un régime de plus en plus présidentialiste, et on n'en a pas tiré toutes les conséquences, tout le monde le dit. C'est vrai à cause de l'élection au suffrage universel, ensuite de l'élection des députés, juste après. Donc on va vers une présidentialisation.

De ce point de vue, dans les régimes présidentiels, désolé, mais à ce moment-là, il y a séparation totale entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. C'est le paradoxe, je le dis, je n'en tirerai aucune conclusion, mais cela pourra peut-être donner des idées à ceux qui réfléchissent à ces problèmes fondamentaux. C'est le paradoxe de cette décision du Conseil constitutionnel, sur le fond.

M. Michel MERCIER, président du groupe Union Centriste, sénateur du Rhône - Juste un mot. Il y a quand même un moment, où la Constitution protège les parlementaires, où ils sont seuls pour faire la loi, sans le gouvernement : c'est la Commission mixte paritaire. Il faut se souvenir de ce paradoxe. Il y a un seul moment, où les parlementaires sont entre eux, les ministres ne sont pas là, c'est la commission mixte paritaire. Je me souviens d'avoir assisté à une commission mixte paritaire, une des plus longues de la Ve République que présidait Mme Tasca, sur le projet de loi de M. Chevènement. Nous avons dû tenir un paquet d'heures assez important. Elle a duré plusieurs jours, elle a été très longue. Quand on parle de la procédure parlementaire, cela se termine par des parlementaires tout seuls, sans gouvernement. C'est peut-être aussi ce qui corrige ce qui pourrait être accéléré dans la procédure.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Madame Dumas, tout de même, les sénateurs, mis à part la nouvelle organisation du travail qui, on le voit, va être un peu plus compliquée, vont-ils pouvoir avoir plus d'initiatives ? Par exemple, sur la maîtrise partielle de l'ordre du jour, indépendamment des textes, je dirais, cela va-t-il pouvoir vraiment se faire ? Jacques Hyest dira un mot là-dessus, mais je voudrais vous entendre.

Mme Catherine DUMAS, sénatrice de Paris - Oui, pour moi, c'est tout à fait positif. Encore une fois, à nous, aux sénateurs, de s'emparer de cette réforme et utiliser la semaine qui leur est confiée, pour avoir leur vraie inspiration législative et ne pas s'inspirer des textes des gouvernements. Je crois que c'est aussi au Sénat à s'emparer de la réforme. Quand je dis au Sénat, c'est aux sénateurs, mais également à tous ceux qui travaillent avec eux, les fonctionnaires et l'administration du Sénat.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Est-ce que cela vous paraît possible cela, Madame Ghali, compte tenu de ce que vous avez dit au début de cette table ronde ?

Mme Samia GHALI, sénatrice des Bouches-du-Rhône - Je l'espère, je le souhaite. Maintenant, j'espère qu'on aura l'occasion, non seulement...Ce n'est pas l'occasion d'apporter un dossier supplémentaire à la discussion. Il faudrait qu'on arrive à travailler sur ce qu'on nous propose déjà. Ensuite, que nous-mêmes, nous puissions apporter des éléments de réflexion sur d'autres thématiques. Il n'y a pas plus frustrant, pour un parlementaire, que de ne pas pouvoir travailler sur les différentes thématiques qui lui sont proposées par l'assemblée, dans laquelle il siège. En l'occurrence, faire plusieurs textes en même temps, cela me paraît impossible. Si, en plus, il faut en rajouter par ses propres initiatives, alors là, n'en parlons pas.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la commission des Lois, sénateur de la Seine-et-Marne - Je l'ai dit tout à l'heure, c'est une grande chance d'avoir ces semaines d'initiative et de contrôle, à condition qu'on les utilise bien. Cela s'utilise dans le temps, cela se prépare, c'est un travail à long terme. Ce qui serait dommageable et tragique pour le Parlement, c'est qu'on ne fasse du contrôle ou de l'initiative qu'en fonction de ce qu'on lit dans le journal. Veuillez m'excuser, mais c'est quand même un petit peu cela, la médiatisation. Dès qu'il se passe quelque chose, on fait une loi. Je pense que c'est la meilleure formule pour que cela se dégrade très vite et qu'on n'aboutisse à rien.

On a parlé un petit peu du Parlement européen, mais on n'a parlé ni les uns ni les autres des possibilités de l'article 88-4, surtout quand il y aura le vote du traité de Lisbonne, sur les pouvoirs du Parlement, en matière de contrôle de l'exécutif, dans ce domaine. Cela doit être un contrôle permanent. La commission des Affaires européennes est faite pour cela, les commissions permanentes doivent s'y associer. Je crois que c'est un champ extrêmement vaste, où nous pouvons jouer tout à fait notre rôle pour, à la fois, agir auprès de notre gouvernement et, éventuellement, si on ne respecte pas le principe de subsidiarité, auprès de la commission et des instances européennes. Je crois qu'on est à l'aube d'un renforcement, si on le veut bien, et si on travaille efficacement. Si on consacre à la fois du temps et des moyens à ces questions, je pense que nous avons un champ, et le Sénat peut particulièrement agir dans ce domaine.

M. Gilles LECLERC, président-directeur général de Public Sénat - Merci beaucoup, Monsieur le président, merci à tous d'avoir participé à ce débat. Vous avez tous été disciplinés. Merci. Nous sommes dans les temps. Je passe la parole au président Larcher. Vous allez conclure cette journée.

(Applaudissements)

CLÔTURE

M. Gérard LARCHER, Président du Sénat

Mesdames et Messieurs les présidents, mes chers collègues, Mesdames et Messieurs les professeurs, Mesdames et Messieurs, ce serait un exercice à la fois périlleux et totalement imprudent de ma part, que de prétendre effectuer la synthèse d'un colloque que vous avez animé, et auquel je regrette de n'arriver qu'à cet instant.

Les premiers mots de mon propos seront des mots de remerciement pour les participants à cette journée, organisée par le Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, avec la participation de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et l'Université Paul Cézanne d'Aix-Marseille. Merci, à vous, Jean Garrigues, président du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique, merci à Marc Péna, président de l'Université Paul Cézanne, merci à Jean-François Sirinelli, directeur du Centre d'Histoire de Sciences Po, pour avoir animé, en outre, avec Jean-Noël Jeanneney - nous nous sommes rencontrés tous ce midi - les débats sur le bicamérisme dans l'histoire. Merci à vous, Catherine Tasca et Gilles Leclerc, pour avoir organisé les débats de l'après-midi qui portaient sur le Sénat d'aujourd'hui. J'ai été heureux de voir mon intuition confirmée, qui faisait du Sénat sous la Ve République, un cinquantenaire plein de vitalité, de fougue et de jeunesse.

Vous me permettrez de remercier, tout particulièrement, ceux de nos collègues sénateurs qui ont bien voulu participer à l'animation de ce colloque. Les derniers mots que j'ai entendus me rappelaient quelque peu un débat d'hier après-midi, hier soir et une partie de la nuit. Donc je me resituais totalement dans l'actualité.

Vous soulignez, dans votre brochure de présentation, que le cinquantième anniversaire de la Ve République coïncide avec l'entrée en vigueur de la révision constitutionnelle, votée en juillet 2008. Vous indiquez que cette réforme entend renforcer la place du Parlement dans les institutions. Je me permettrai de rebondir sur ce point, à la lumière de l'exercice précis qui vient de s'achever : la mise en oeuvre de cette réforme par le règlement des assemblées. Je me contenterai, à cet égard, très simplement, et en espérant ne pas être trop redondant par rapport à ce qu'ont dû vous dire un certain nombre de mes collègues - je pense au président Hyest et au président Frimat - d'une observation personnelle et des conséquences que j'en tire.

Je pense que cette réforme est importante du point de vue du Parlement, car elle a potentiellement pour conséquences de modifier sensiblement la donne du travail législatif, en y diminuant -si nous savons nous saisir de cette réforme- la prééminence du pouvoir exécutif. Cela, alors même que ce facteur constituait l'une des caractéristiques principales des institutions de la Ve République, au sein desquelles nous voyons l'exécutif, j'allais dire, largement, comme un marronnier, couvrir le législatif.

La réforme constitutionnelle, selon moi, est susceptible de changer la donne, au moins sur trois aspects du travail législatif. Tout d'abord, il y a le fait que le débat aura désormais lieu, non plus sur le texte du gouvernement, mais sur celui de la commission. Ce point me paraît considérable pour améliorer une des faiblesses majeures du parlementarisme français : une lisibilité insuffisante des débats. Ce point est également potentiellement important sur la prégnance du gouvernement sur le débat en séance publique. C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'il faut interpréter -et nous l'avons diversement interprétée- la décision du Conseil constitutionnel tendant à autoriser la présence des ministres en commission, pour l'examen des amendements.

Enfin, il est clair que ce point impliquera une période de rodage du partage du travail entre la commission et la séance publique. Nous pourrions organiser un colloque pour le cinquante-et-unième, en tous les cas, pour le cinquante-cinquième anniversaire, pour tirer quelques leçons de la période de rodage, d'alésage, puis d'adaptation. C'est, en tous les cas, ce que nous essaierons de conduire, ce qui, d'ailleurs - je parle devant un certain nombre de membres présents ce matin - a occupé, assez largement, au plan matériel, les débats du Bureau du Sénat, au cours de la matinée.

Second aspect : certaines dispositions importantes du parlementarisme rationalisé, qui étaient la marque de la Ve République, vont se trouver désormais plus difficiles à mettre en oeuvre. C'est vrai, pour nos collègues de l'Assemblée Nationale, du 49-3, qui ne pourra être désormais utilisé, qu'une fois maximum par session. C'est vrai aussi d'un point, qui -peut-être- n'a pas été suffisamment souligné, l'exigence du lien entre les amendements et le texte, qui est désormais rendue moins contraignante, puisqu'il n'est plus désormais question que de lien, « même indirect », avec le texte. Je vois Jean-Jacques Hyest qui approuve.

Troisième aspect : il faudra tenir compte de l'instauration d'un partage pratiquement de blocs égaux de l'ordre du jour du Parlement. Deux semaines d'initiatives gouvernementales et deux semaines d'initiatives parlementaires, alors que la maîtrise de l'essentiel de l'ordre du jour était, jusqu'alors, l'un des pivots des relations entre le gouvernement et le Parlement.

C'est aussi l'instauration d'une journée mensuelle réservée à l'opposition et aux groupes minoritaires, celle d'une semaine réservée à l'expression en séance publique et en commission, de compétences nouvelles du Parlement et ces « zones de temps » nouvelles pour le Parlement seront, bien entendu, partagées entre majorité et opposition, notamment en matière de contrôle et d'évaluation des politiques publiques, dont le contenu même de la notion n'a d'ailleurs, à ma connaissance, jamais été défini.

Il s'agit enfin de l'instauration d'une séance par semaine, au moins, réservée en priorité aux questions. D'ailleurs, pour le Sénat, dans le cadre de notre nouveau Règlement, nous allons sortir du rythme de tous les quinze jours pour passer au rythme de toutes les semaines.

Il s'agit enfin de l'introduction, dans la Constitution, de délais minima, avant l'examen de projets de loi en séance publique. Je les rappelle : six semaines après le dépôt pour l'examen devant la première assemblée saisie, quatre semaines après la transmission. Je dois rappeler que le gouvernement garde la possibilité de s'affranchir en partie de ces délais par la « procédure accélérée », avec des délais ramenés à quinze jours. Mais la conférence des présidents des deux assemblées - il faut l'accord des deux - a la possibilité de s'y opposer, ce qui est aussi un pouvoir nouveau. Mais nous verrons l'exercice qui en sera fait.

Toutes ces dispositions se cumulent, pour générer une conséquence majeure : le temps législatif du gouvernement, mais aussi ses possibilités d'intervention dans la procédure législative, vont se trouver substantiellement contraints, j'ose dire, diminués. Je pense que cette situation peut, à terme, modifier assez substantiellement la possibilité, en tous les cas, la manière de légiférer du gouvernement. En effet, face à des textes avec cent quatre articles, cent vingt articles ou cent trente articles, nous voyons bien qu'il faudra légiférer de manière différente, peut-être par périodes successives.

D'où, d'ailleurs le débat à l'Assemblée Nationale sur le temps programmé, d'où aussi le débat complexe et les ajustements sur le dosage entre l'allégeance et l'autonomie de la majorité à l'égard du gouvernement. D'où aussi certaines conceptualisations révélatrices de ce débat : la notion contestée aussitôt qu'avancée de « coproduction législative », l'hypothèse audacieuse d'un « hyperparlement » face à un « hyperprésident », et j'en passe.

Ce que je sais, c'est que le fait majoritaire jouera son rôle dans les conséquences des évolutions possibles contenues dans la réforme constitutionnelle. Ce que je pense, pour ma part, c'est que la gestion politique du fait majoritaire devra s'élaborer par une négociation permanente entre le gouvernement et la majorité au sein de la majorité, mais aussi par une concertation attentive entre la majorité et l'opposition, et cela, surtout pour ce qui concerne le Sénat, en tenant compte de ce que la réforme de la Constitution a appelé les « groupes minoritaires ».

Cette négociation constante et attentive devra désormais se faire dans le respect des nouvelles procédures parlementaires, notamment en ce qui concerne le calendrier des quatre semaines. Elle devra aussi se dérouler dans le respect des droits constitutionnels nouveaux de l'opposition, que je considère comme une avancée nécessaire majeure, qu'il conviendra de respecter avec la plus grande attention.

Enfin, cette concertation permanente et attentive devra respecter le bicamérisme, dont il conviendra de ne jamais sous-estimer qu'il est fondé sur une différence d'origine, de ton, de style, de méthode, mais le cas échéant, aussi, de majorité, entre chacune des deux chambres. Si je m'arrête un instant sur ce point, sortant de toutes mes notes, je voudrais vous raconter une anecdote récente concernant une demande du président du Sénat italien. Le Sénat italien est en fait la seule seconde chambre dont le mode électoral est très peu différent de celui de l'Assemblée Nationale : même élection, même corps électoral, même jour, simplement le nombre de parlementaires n'est pas le même. La demande du Sénat italien au Sénat français, dans le cadre de la réflexion institutionnelle italienne -j'allais dire tous groupes politiques confondus, le président du Sénat, Mme Bonino, vice-présidente du Sénat, des représentants du parti démocrate, des représentants aussi de la Ligue du Nord- s'intéresse à notre statut, notre ingénierie et notre réflexion. Cela pour réfléchir à un nouveau Sénat représentant les provinces et les territoires. La demande date de la semaine dernière, mercredi de la semaine dernière.

Je ne sais pas, cher Paul Smith, si le Sénat est en processus ascensionnel sur la durée. Je ne sais pas comment cela se dit en anglais, mais votre ouvrage, sans doute, le dit très clairement. Ce que je sais, c'est que la gestion de la nouvelle situation constitutionnelle française se pose en des termes assez différents au Sénat et à l'Assemblée Nationale.

La première raison est, en tous les cas, par les temps que nous vivons, mathématique et politique. Contrairement à l'Assemblée Nationale, il n'y a pas au Sénat de majorité acquise d'emblée ou par nature, pour ratifier toutes les propositions du gouvernement. En effet, je voudrais simplement rappeler que, depuis 1958, il n'y a eu que deux années -je dis bien deux années- où un groupe politique a eu, à lui seul, la majorité au Sénat. Ce point essentiel et méconnu mérite d'être médité, quand on parle de la pratique et du dialogue qui existent à l'intérieur de notre assemblée.

La seconde raison est factuelle. L'obstruction dont on parle beaucoup à l'Assemblée Nationale, -en tous les cas au Sénat- est tout à fait exceptionnelle. J'ai d'ailleurs vécu de l'autre côté du filet, ce qui n'était pas une obstruction, en étant ministre du Travail, sur un débat qui portait sur le contrat de première embauche, qui marqua un printemps et la vie d'un ministre du Travail de manière relativement vivante et conséquente. Nous n'avons pas eu, ce qu'on appelle le filibustering. A ce moment-là, nous avons eu un débat, un débat fort, un débat approfondi. Même, si nous avons été contraints d'utiliser une technique de clôture, à un moment donné, cela n'a été qu'après un long débat, et non pas, j'allais dire, par une réelle obstruction.

Je donne quelques chiffres : pour la session de 2007-2008, 5 988 amendements déposés au Sénat, 14 000 à l'Assemblée Nationale. Cette situation sera-t-elle pérenne ? Je ne le sais pas, je le souhaite. Pour le Sénat, en tous les cas, je pense qu'il y a une identité et une spécificité propres. Je pense que ces éléments particuliers constituent aussi, pour le gouvernement, une chance de conjurer le risque d'altérer la mise en oeuvre de la réforme constitutionnelle que l'exécutif a souhaitée, par une situation exagérément tendue ainsi que par une divergence excessive entre majorité et opposition, dans l'interprétation de la réforme. C'est en tous les cas, dans le respect de chacun et dans la recherche d'un consensus que nous avons travaillé sur ce sujet, au Sénat, pendant bientôt sept mois ensemble.

En tous les cas, cinquante ans après, je crois profondément au rôle et à la place du Sénat. Je crois au rôle et à la place du Sénat et quel que soit l'avenir des majorités au Sénat, je crois qu'il est indispensable à l'expression d'une démocratie mature, vigoureuse et apaisée, qui ne se contente pas des pulsions de l'instant, mais qui joue, en même temps, dans l'intérêt du territoire et des citoyens, un rôle de balancier stabilisateur, mais aussi un rôle d'éclaireur sur les grandes questions de société. Quand le Sénat, cher Jean-René Lecerf, est intangible sur quelques principes qui, d'ailleurs, traversent tous nos groupes politiques, de respect des libertés individuelles et collectives, il est profondément dans la mission des Chambres hautes qui est, au-delà des pulsions du moment, de considérer qu'il est des valeurs, sur lesquelles on sait dire ensemble le « non » d'Antigone, celui sur lequel on ne revient pas. Je vous remercie.

(Applaudissements)

La séance est close à 17 heures 55.

RÉSUMÉ EN ANGLAIS DES INTERVENTIONS ( ABSTRACT)

On June the 3rd of 2009 the French Senate organized a conference about « the bicentenary of a fifty-year old assembly », under the patronage of M. Gérard Larcher, the President of the Senate. This conference was the occasion to put into perspective the evolution of the Senate over the past two hundred years, but also to draw a parallel with bicamerism in Europe. It also dealt with the change to the Constitution adopted in 2008, thanks to various speakers, Senators or Professors.

« Le bicamerisme en débats » , by Mme Karen Fiorentino, lecturer at the University of Bourgogne

The Constituante decided in 1789 to reject the idea of a second assembly that would share the power with the Assemblée Nationale. Far from being easy, this decision implied a vast number of actors, from the « true revolutionaries », who deemed that an upper chamber would have no real legitimacy, to the aristocrats that secretly hoped the new Republic would fail and the King would return.

« La Chambre des Pairs et l'apparition du parlementarisme français » , by M. Marc Pena, Professor and President of the University Paul Cézanne (Aix Marseille III)

The upper chamber, the « Chambre des Pairs » was finally called for in 1814, as a result of the growing influence of the English model of bicamerism. This period is the beginning of the French parliamentary government, as the return of Louis XVIII is a compromise between the King and the Nation, through the « Charte constitutionnelle » of 1814.

« Le Sénat : Quel bilan entre « l'âge d'or » et l'entre-deux-guerres ? » , by M. Jean Garrigues, Professor at the University of Orléans and President of the Parliamentary and Political history society

In 1875 the Senate was conceived as a conservative counterweight to the Chambre des Députés. Nevertheless, it became until 1940 a stumbling-block of the third République, using its power far from the cliché of a «paralyzing chamber» to enforce individual rights and, generally speaking, to promote a liberal vision of the society.

« Le défi politique : les gauches et la deuxième chambre » by M. Vincent Boyer, from the University of Toulouse I

The opposition of the left wing parties to the upper chamber evolved after 1945: if the principle of bicamerism is generally accepted, especially by the moderate for its technical abilities to improve bills, the system of election for the Senate is constantly criticised by the left wing. This opposition crosses the period and can still be seen nowadays.

« Le défi sociologique des femmes: les femmes au Sénat » , by Mme Sabrina Tricaud, from the Georges Pompidou Association

Before the second world war the Senate was oppposed to the women suffrage, voting against it six times. In 1946, 21 women became Senators. The feminization of the upper chamber was a slow conquest, which was the translation of the general attitude of political parties toward women.

« Grand Témoin », by Mme Michèle André, former Secretary of State, Presidente of the equality of rights between men and women Committee, Senator of Puy-de-Dôme

Mme Michèle André deals with her experience as a female Senator. She underlines the difficulties of the task in an assembly that showed a strong opposition to the suffrage of women between the two wars. She relates the history of the «bill of parity», that imposes a proportional ballot designed to facilitate the election of woman. Her conclusion is that the situation improved, but significant efforts should still be made on the path to equality.

« Le défi institutionnel : du Conseil de la République à la réforme Balladur », by M. Paul Smith, Professor at the University of Nottingham

The history of the Senate since 1958 has shown that its legitimacy, not to say its existence, is always to be reassured, by opposition with the Assemblée Nationale. The importance of the upper chamber is written in the Constitution, and the Senate has always managed to justify its role. The reform of local governments will be a decisive moment for the institution, as the subject is at the very heart of the vocation of the Senate.

« L'Europe du bicamérisme », by M. Patrice Gélard, Vice-President of the Legislation Committe

M. Patrice Gélard outlines the role of second chambers in Europe, drawing the «Europe of bicarism». He draws a parallel between different countries, with regard to their size or their history, and comes to the conclusion that an upper chamber, to be legitimate and useful, must not be the copy of the lower chamber, but has to bear other values, far from the pressure of public opinion.

« Le Sénat et les collectivités territoriales », by M. Jean-Pierre Duprat, Professor at the University of Bordeaux (Montesquieu-Bordeaux IV)

The Senate represents the local bodies (counties, districts and states). The legitimacy of the Senate is therefore to represent another reality than the Assemblée Nationale. This vocation is written in the Constitution, and was constantly claimed by the Senate, that built a real technical ability to deal with the legislation of local bodies.

« L'activité législative et de contrôle du Sénat » , by M. Richard Ghévontian, Vice-President of the University Paul Cézanne (Aix-Marseille III)

The Senate has two functions given by the Constitution : on the one hand, it votes the law stemming from government or parliamentary initiative . During the legislative process all bills introduced in the Senate are examined by one of the 6 standing committees before being tabled on the Senate floor . On the other hand, the Senate is not empowered to make the government resign. But, in all other respects, the powers of the Senators are identical to those of their counterparts in the Assemblée Nationale in supervising the government. This is one of the key roles of Parliament.

« Le Sénat et le Conseil constitutionnel » , by M. Xavier Philippe, Professor at the University of Aix-Marseille, Director of the Louis Favoreu Institute

The Senate and the Conseil constitutionnel, (the Constitutionnal Council) interact in three different ways: first of all, the President of the Senate appoints three of the nine members of the Council. Secondly, the President of the Senate or 60 Senators (until the reform of 2008) have the ability to refer a bill to the Council when doubts exist about its compatibility with the Constitution. Last of all, the Senate is entitled to have its say when the Constitution is changed. The Senate and the Council have learned to work together since 1958, after a difficult onset.

« Rapport introductif : l'impact de la révision de juillet 2008 sur le rôle et la place du Sénat », M. Jean-Jacques Hyest, President of the Législation Committee, M. Bernard Frimat, Vice-President of the Senate.

Important changes to the Constitution occurred in 2008. They aimed at strengthening the power of the Parliament, by giving it the power to control nominations at the highest position in the State or by giving the Presidents' conference the mastery on the order of the day. Furthermore, amendments adopted by Committees are integrated into the bill. If the government wants to override the vote of the Committee, they have to convince the chamber. This reform is still in its early stages, and Senators just like the Government have to adapt.

Debate , with Nicole Borvo Cohen-Seat, President of the Communist and other radicals group, Mme Catherine Dumas, Senator of Paris, Mme Samia Ghali, Senator of les Bouches-du-Rhône, M. Jean-Pierre Chevènement, Former Secretary of State, Vice President of the foreign affairs Committee, M. Michel Mercier, President of the moderate group and M. Hugues Portelli, Senator of Val d'Oise.

This large debate gathered Senators with different political point of views about the change to the Constitution and its influence on their work.

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