L'avenir de la codification en France et en Amérique latine



Palais du Luxembourg, 2 et 3 avril 2004

François Chabas

Professeur à l'Université Paris XII - Val de Marne

D

ans une de ses admirables eaux-fortes, le grand Francisco (de Goya y Lucientes) a illustré le thème : « El sueno de la razón produce monstruos ». Et je me suis souvent demandé si ce qui produit des monstres, c'est le sommeil de la raison ou le songe.

Était-ce un rêve ? ; était-ce un accès de folie quelque peu mégalomaniaque ? Cette nuit Portalis devant moi s'est montré. Comme aux jours de sa gloire pompeusement paré. Même il avait encore cet éclat emprunté que les costumiers du Consulat et de l'Empire savaient donner aux grands du régime. Et dans la nuit, ses yeux doublement aveugles (Portalis era ciego) scintillaient. Il arrivait à leur faire exprimer comme de la haine. Et il m'apostropha :

-- « Qu'avez-vous fait de mon Code ? J'avais pourtant caressé de grands espoirs lorsque, au milieu du XX e siècle, par l'oeuvre d'un homme de notre trempe, des pans entiers de notre ouvrage avaient été repensés, refondus, rajeunis. Le Code civil devenait dynamique, mais il gardait son harmonie, son équilibre, sa grandeur. Tout siècle n'a pas son Portalis ou son Tronchet. Vous en aviez un. Que ne l'avez-vous gardé ? »

Et le fantôme continua :

« Toi-même, qu'as-tu fait pour préserver mon oeuvre ? »

« Maître, maître. Que pouvais-je faire ? Je ne suis qu'un modeste professeur, un humble commentateur, un co-rédacteur mineur. »

« Tu n'as pas protesté quand on l'a rabaissé, abîmé, pollué ».

« Rabaissé ? Abîmé ? Pollué ? »

« Rabaissé, oui. Te rappelles-tu cette décision du Conseil constitutionnel où vous avez érigé en «exigence constitutionnelle» un des plus beaux fleurons de mon Code ? Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer !

« Crois-tu que nous avions besoin de ce bouquet de fleurs de plastique au pied de notre monument ?

« Français, combien avez-vous eu de constitutions ? Il n'y a qu'un seul Code civil.

« Il n'avait pas besoin de cet hommage, éphémère comme les constitutions, éphémère comme la jurisprudence qui n'a pas hésité à passer outre, ensuite, à cette «exigence constitutionnelle».

« Et puis, mon Code, vous l'avez abîmé, avec des adjonctions médiocres qui en rompent l'harmonie. Que sont ces articles 1386-1 et suivants ? Des transcriptions, au demeurant infidèles, d'une norme ponctuelle bruxelloise. Il fallait les mettre ailleurs. Mon Code, c'est le Gattamelata, le Colleone, La Marseillaise. Vous lui avez accolé un Manneken Pis.

« Enfin, mon Code, vous l'avez pollué.

« Libre à vous d'instituer un Pacte Civil de Solidarité. À chaque temps ses moeurs ; ou, plutôt, sa tolérance. Mais Cambacérès lui-même n'eût pas mis «ça» dans le Code civil. Ces lois-là, on les cache, on ne les montre pas aux petits enfants. »

La vision, sur ces mots, s'est effacée. Portalis n'était plus là. Y avait-il jamais été ? Mais les paroles que je lui prêtais, et qui sortaient de mon subconscient, m'avaient fait mal ; m'avaient fait honte.

Mais ces monstres que le sommeil ou le songe de ma raison avaient produits, sont-ils immortels ? Ont-ils étouffé notre Code ? Oh non !

Notre Code reste un joyau précieux. Nettoyons-le des scories qu'y avaient introduites le XX e siècle vieillissant et rescintilleront de tous leurs feux les diamants de cette inépuisable rivière. Qu'un auteur de trente-cinq ans ait pu récemment consacrer à l'article 1135 l'une de plus belles thèses de ces cinquante dernières années nous rassure sur la pérennité du Code et sur le respect dont les jeunes générations l'entourent. C'est avec elles et par elles que s'effectuera la reconquête.

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