Rencontres Sénatoriales de l'Entreprise 2004



Palais du Luxembourg, 27 janvier 2004

Christian PONCELET

Thème de la cinquième édition des Rencontres Sénatoriales de l'Entreprise, l'euro a été au coeur des discussions du 27 janvier 2004 au Sénat. Autour d'un plateau réunissant d'éminentes personnalités françaises, européennes et d'outre-Atlantique du monde politique et économique, les débats ont été riches, denses et fructueux.

Les Rencontres Sénatoriales de l'Entreprise sont chaque année l'occasion de traiter un sujet d'actualité qui intéresse autant les politiques que les chefs d'entreprises. Au lendemain de la journée des cinq cents créateurs d'entreprises dans l'hémicycle du Sénat de la République et à la veille de l'ouverture du Salon des Entrepreneurs, les Rencontres Sénatoriales de l'Entreprise constituent un moment privilégié d'échanges, notamment entre les hommes et les femmes d'entreprise et l'ensemble de mes collègues sénateurs.

C'est d'ailleurs grâce aux sénateurs, de toutes tendances politiques confondues, qui acceptent de prendre chaque automne le chemin des entreprises, que ces rencontres connaissent un succès croissant et ont contribué à faire du Sénat, plus que jamais, « la maison des entrepreneurs ».

Christian PONCELET, Président du Sénat

Première table ronde, Euro fort ! L'euro-monnaie

Débats animés par Vincent Giret,

directeur adjoint de la rédaction de L'Expansion

Avec la participation de :

Philippe Marini,

sénateur de l'Oise, rapporteur général du budget au Sénat

Jean François-Poncet,

sénateur du Lot-et-Garonne, ancien ministre des affaires étrangères

Jean-Pierre Jouyet,

directeur du Trésor

Edi Karni,

professeur à la John Hopkins University de Baltimore

Xavier Fontanet,

président directeur général d'Essilor

Michel Pébereau,

président de BNP Paribas

Patrick de Cambourg,

président directeur général de Mazars

Christian de Boissieu,

président délégué du conseil d'analyse économique


· M. Vincent GIRET, directeur adjoint de la rédaction de L'Expansion

L'Expansion est heureuse de s'associer à ce débat, que le Sénat a été bien inspiré d'organiser sur ce sujet brûlant. L'année 2003 s'est achevée dans une ambiance de crise avec l'échec du sommet de Bruxelles ; l'année 2004 commence dans les tensions monétaires. Devant l'euro fort, chacun s'inquiète et semble y perdre son latin : on croyait qu'une monnaie forte était une bonne chose. Faut-il être inquiet ? La force de l'euro est-elle l'effet d'un déséquilibre interne ? Le problème vient-il du seul dollar ?

Monsieur Karni, vous avez travaillé sur la théorie de la monnaie et vous vous rangez du côté de ceux qui, à la différence de Robert Mundell, ont été très sceptiques sur les chances de l'union économique européenne et monétaire. La situation actuelle confirme-t-elle votre analyse ou la dément-elle ?


· M. Edi KARNI, professeur à la Johns Hopkins University de Baltimore

Les gens étaient sceptiques, au début, à cause de la situation de l'Europe : les professionnels ne jugeaient pas réunies les conditions d'un succès. On craignait que cela ne crée une situation peu satisfaisante du fait du manque de mobilité de la main d'oeuvre et de diverses rigidités structurelles.

L'Europe a souffert d'un choc asymétrique avec le dollar, à l'occasion duquel l'euro s'est comporté beaucoup mieux que ce que l'on pouvait attendre. Il est aujourd'hui considéré comme une monnaie de réserve, apte à concurrencer le dollar. L'instabilité du taux de change par rapport au dollar a été réduite à la baisse. C'est une bonne chose, qui aura des conséquences favorables au développement du commerce intérieur européen. L'appréciation par rapport au dollar va sans doute faire apparaître des tensions, révélatrices des faiblesses de l'euro. Tel est le risque auquel je suis sensible.


· M. Vincent GIRET

Le problème n'est-il pas, d'abord, la faiblesse du dollar ?


· M. Edi KARNI

C'est, en effet, plus un problème du dollar que de l'euro : les déficits budgétaire et commercial des États-Unis sont insoutenables à terme.


· M. Vincent GIRET

Quelle est l'appréciation d'un banquier, monsieur Pébereau ?


· M. Michel PÉBEREAU, président de BNP Paribas

Le bilan de l'euro est totalement positif. La création d'une nouvelle monnaie est un événement rare dans l'histoire du monde. Celle-ci est un succès complet. Une monnaie a trois grandes fonctions : elle doit être une unité de compte, un instrument d'échange, un instrument de réserve de valeurs. Aujourd'hui, il n'est pas un Européen qui ne considère que ces trois fonctions sont effectivement exercées par l'euro. Si tel n'était pas le cas, des monnaies parallèles circuleraient ; les gens auraient gardé leurs deutschemarks ; ou leurs francs.

La réussite de l'euro est également internationale. Une monnaie comme celle du grand espace commercial européen doit pouvoir être utilisée internationalement. On retrouve, à cette échelle, les trois fonctions que j'ai dites. L'euro est un bon instrument de mesure, en ce sens que les biens des Européens ne sont pas sous-évalués. Il est un bon instrument de réserve puisque 15 % des réserves mondiales sont désormais libellées en euro, contre 60 % en dollar. Enfin, l'euro commence à exister dans les transactions internationales. Quand nos clients empruntent sur les marchés internationaux des capitaux, dans plus de la moitié des cas, ils le font désormais en euros plutôt qu'en dollars.

Bref, l'euro est une bonne monnaie ; s'il ne l'était pas, les Européens ne l'utiliseraient pas comme ils le font. Aujourd'hui, nous sommes en compétition avec l'autre grande monnaie internationale qu'est le dollar. L'euro trouve de plus en plus sa place dans les échanges internationaux. La dépréciation du dollar, que l'on constate depuis dix-huit mois, est accompagnée d'un mouvement révélateur : le prix du pétrole s'accroît en dollar. Cela signifie que le dollar n'est plus considéré, par les pays producteurs de pétrole, comme une bonne unité de mesure. Peut-être ont-ils en tête la valeur du baril en euro...

L'euro pose sans doute beaucoup de problèmes mais il est un point sur lequel il n'en pose pas : comme monnaie, il a réussi.


· M. Patrick de CAMBOURG, président directeur général de Mazars

Une monnaie a aussi une dimension affective et, sur ce point également, je partage le sentiment de M. Pébereau. Nous avons parcouru un chemin important en peu de temps. Lancer une monnaie à cette échelle, c'est du jamais vu ! Quand on sait qu'il faut plusieurs années pour que des relations affectives s'instaurent, on ne peut pas dire que l'euro ne soit pas entré dans les moeurs.

Nous avons mené une enquête dans nos bureaux de cinq grands pays européens. Elle a fait apparaître que les situations individuelles variaient beaucoup en fonction de l'exposition hors zone euro. Un groupe de luxe, qui produit en Europe et vend dans le monde entier, y voit un sujet délicat. Dans de telles entreprises, on communique sur le thème : « Ah, si les changes étaient restés comme avant ! ». Inversement, des entreprises qui travaillent vers l'Europe regardent la situation d'un oeil favorable.

Cependant, quelle que soit la situation individuelle, tout le monde juge que l'on est dans une zone à problèmes, requérant que les politiques fassent quelque chose. Mais, de manière générale, ce sont d'autres obstacles aux affaires qui sont dénoncés, de nature structurelle ou juridique, ou tenant à l'organisation du marché du travail. Au plan macro-économique, on mentionne souvent le pacte de stabilité, avec la contrainte sur les budgets et sur l'inflation.

M. Vincent GIRET

L'euro est une création politique. Qu'en pense l'homme politique qu'est M. Marini ?


· M. Philippe MARINI, sénateur de l'Oise, rapporteur général du budget au Sénat

La situation n'est pas satisfaisante. Il y a, certes, une réussite technique mais beaucoup de choses fondamentales laissent encore à désirer. Le fait de doter la zone euro de sa monnaie sans qu'existe le moindre Gouvernement économique à cette échelle crée un déséquilibre fondamental qui se paiera en termes de confiance.

Peut-être nous sommes-nous dotés d'un anesthésique trop puissant. Chacun a fait des efforts pour se conformer aux critères édictés pour l'euro ; puis, une fois la machine en fonctionnement, s'est mise en place une panoplie très efficace permettant à des États de laisser se développer une inflation élevée sans en payer le prix. Certains, comme l'Allemagne et la France, ont profité des avantages de l'euro pour différer des réformes structurelles nécessaires.

L'euro est une merveilleuse machine - incomplète. C'est ce qu'exprime la mise entre parenthèses du pacte de stabilité. Il faudra donc en sortir avec des règles du jeu économique et politique supplémentaires.

La zone euro a-t-elle ses frontières définitives ? A-t-elle vocation à s'élargir ? À qui et comment ? Tant que l'on n'aura pas de réponse, il y aura des comportements erratiques sur le marché des changes. Ce qui arrive à l'euro et au dollar est très difficile à interpréter.

Peut-être l'élément de la confiance doit-il être pris en compte.


· M. Jean-Pierre JOUYET, directeur du Trésor

Ce que l'on a vécu est une aventure unique dans l'histoire mondiale. L'union économique et monétaire a été pensée il y a dix ans ; la monnaie unique a été mise en place il y a cinq ans et elle est dans les poches des citoyens depuis deux ans. Je ne partage pas la nostalgie de M. Marini pour les années 70. Le système actuel, malgré ses imperfections, est bien mieux organisé que ce que l'on avait à l'époque. L'euro est un levier essentiel de stabilité. J'étais hier à Bruxelles et nous évoquions les progrès faits à l'intérieur de l'Europe par rapport aux années 1990-1992, avec les crises monétaires qu'il y avait alors. Aujourd'hui, nous sommes en mesure d'absorber des chocs internationaux très violents.

S'agissant de l'organisation de la politique économique, M. Marini a raison. Il est vrai que nous devrions avoir une coopération renforcée pour faire face aux défis que rencontre l'Europe d'aujourd'hui. Il convient donc d'accélérer le rythme des réformes et de penser à approfondir les mécanismes d'organisation de la politique conjoncturelle. Le pacte de stabilité doit être complété ; j'attends les propositions de la Commission.


· M. Vincent GIRET

Complété ou récrit ?


· M. Jean-Pierre JOUYET

Mieux vaut compléter que récrire. Une expérience est acquise, il faut sans doute l'enrichir, mais vouloir tout récrire nous engagerait dans une oeuvre de trop longue haleine.


· M. Christian de BOISSIEU, président délégué du conseil d'analyse économique

Je salue ce qui s'est passé en si peu de temps ! Le temps des transformations monétaires est forcément long. L'euro ne remplacera pas le dollar du jour au lendemain mais il peut l'épauler. Souvenons-nous qu'il a fallu une quinzaine d'années au dollar pour remplacer la livre sterling.

À terme, le débat le plus important concerne la place de l'Europe. L'euro est un facteur de rééquilibrage mais la monnaie ne doit pas être considérée comme une fin en soi, ce n'est qu'un moyen. Je pense que nous sommes dans une phase de réajustement des taux de change qui est loin d'être terminée. Le dollar continuera à baisser. La reprise américaine va encore accroître le déficit extérieur des États-Unis, et ce n'est pas en année électorale que l'on engage des réformes de fond. Comme, en outre, la croissance devrait être de 4 % aux États-Unis contre tout au plus 2 % dans la zone euro, la baisse du dollar va s'en trouver accélérée.

Les entreprises françaises se plaignent : on les entendait moins quand l'euro était à 0,83 dollar !


· M. Philippe MARINI

On risque une croissance zéro !


· M. Christian de BOISSIEU

Ce n'est pas ce que je souhaite. Revenir à Bretton-Woods, je ne suis pas contre mais de quel prix devrait-on le payer ?

Le problème, par rapport au taux de change, c'est que nous prenons tout dans la figure. La banque du Japon est intervenue massivement pour freiner la hausse du yen : on se refile le mistigri ! Le problème se pose à l'échelle du G 7, et aussi dans les relations avec la Chine.

On a fait le choix - que je respecte - de commencer par l'union monétaire, avec l'idée que le Gouvernement économique et politique suivrait. C'est possible pendant un certain temps mais cela ne peut durer. Je ne comprends pas pourquoi on a si peu avancé sur le pacte de stabilité. En novembre 2002, la Commission a fait des propositions consensuelles, comme d'inciter les Gouvernements à combler leur déficit quand la croissance est là. On était d'accord aussi pour regarder la dette publique autant que le déficit public. L'histoire de l'euro a amené à sous-évaluer le ratio de la dette publique : on voulait, à juste titre, avoir l'Italie et la Belgique dans la zone euro si bien qu'en 1998 on les a acceptées alors que le ratio de leur dette publique atteignait les 125 %.

Si l'euro monte, ce n'est pas parce que l'Europe va bien mais à cause du déficit américain. Il faut donc se mettre rapidement d'accord sur le projet de constitution de M. Giscard d'Estaing, même s'il est faiblard en ce qui concerne la gouvernance économique.


· M. Jean FRANÇOIS-PONCET, sénateur du Lot-et-Garonne, ancien ministre des affaires étrangères

Que se passerait-il en Europe sans l'euro ? La réponse est très simple : ce serait le chaos monétaire pour les quatre cinquièmes de nos échanges. Le mark se réévaluerait, l'Italie et la Grèce feraient des dévaluations catastrophiques.

Le taux de 1,24 est sans doute trop élevé mais nous avons introduit l'euro à 1,17, On n'en est pas si éloigné. On est très proche de l'équilibre d'il y a deux ans.

Est-ce que cela va continuer ainsi ? Comme M. de Boissieu, je pense que la situation peut encore s'aggraver parce que le problème est surtout celui de la faiblesse du dollar. À quoi cela correspond-il ? Probablement au sentiment confus que les Américains assument des responsabilités politiques et militaires qui dépassent les bases économiques de leur pays, si prospères soient-elles. Les États-Unis sont un géant dont on commence à se demander s'il n'a pas des pieds d'argile.

Il est évident que l'euro est hémiplégique. Il a besoin d'une politique d'accompagnement, il y va du crédit politique de l'Europe. Aussi longtemps que nous n'aurons pas donné le sentiment que l'Europe à vingt-cinq est gouvernable, notre fragilité équilibrera celle des États-Unis.

C'est pourquoi il faut accepter la constitution de M. Giscard d'Estaing. Si l'Europe est gouvernable, elle fera, tôt ou tard, une politique monétaire.


· M. Michel PÉBEREAU

Actuellement, les États-Unis ont un grave problème économique : leur déséquilibre. Ce pays consomme structurellement plus qu'il ne produit, ce qui le contraint à s'endetter. Ce déficit structurel atteint 4 à 5 % de leur PIB. Il faut donc que le reste du monde finance leur déficit. C'est une des causes de la faiblesse permanente du dollar. D'autre part, leur économie est très prospère et a de bonnes perspectives ; cela incite le reste du monde à y investir plus que nécessaire.

Les Européens ont un énorme problème : nous ne produisons plus assez, nous n'avons pas de capacité de développement propre. Le dynamisme des entreprises européennes n'est pas en cause : il est très grand. Mais la rigidité des structures en place bride la croissance économique. L'Europe souffre de ce mal, qu'il lui appartient de corriger.

Une fois que chacun se sera attaqué à son problème, on pourra parler sérieusement de coordination des politiques. Si l'on veut stabiliser les taux de change entre le dollar et l'euro, il faut qu'Américains et Européens se mettent d'accord sur ce qui est raisonnable. On en est loin ! On ne peut pas fixer administrativement un taux de change mais on peut se mettre d'accord sur ce que l'on juge raisonnable et appliquer des politiques qui y correspondent.

À l'évidence, l'Europe manque de coordination économique. Quand les hommes politiques ont décidé de créer l'Europe, ils ont demandé aux entrepreneurs de s'adapter. Cette fois, c'est à eux de s'adapter.


· M. Xavier FONTANET, président directeur général d'Essilor

Je ne puis que donner mon sentiment d'homme de terrain ! Avec 25 000 salariés, Essilor est une grande entreprise mais pas un géant. Il y a vingt-cinq ans, nous ne comptions que 1 500 personnes. Vous voyez la croissance ! Depuis quinze ans, 80 % de nos investissements vont hors d'Europe. Si je suis un Européen et un Français convaincus, ma tâche est avant tout de faire tourner mon entreprise, sans oublier que je suis davantage présent aux États-Unis qu'en Europe. Pour une entreprise comme la mienne, le problème des monnaies est dépassé depuis longtemps.

Un verre de lunettes est comparable à un costume en ce que le composant se fait à l'échelle mondiale et la finition à celle des particuliers. Il y a cinq milliards de combinaisons possibles ! Pour les composants du verre, nous sommes, depuis dix ans, relocalisés un peu partout dans le monde. Pour 70 %, cette production se fait en Asie. C'est là que vont nos budgets d'investissement, et tout cela est en dollar. En revanche, pour la partie locale, nous avons 150 petites usines dans le monde, dont 50 en Europe.

On ne dit pas assez que l'euro va amener d'importants déplacements de populations à l'intérieur de l'Europe : entre la France ou l'Allemagne et le Portugal, l'écart des coûts de production atteint 60 % ! Je voyage énormément. J'ai ouvert l'année aux États-Unis, puis je suis allé au Japon, à Singapour, en Australie. J'ai déjà effectué 50 000 kilomètres depuis le début de l'année. Je vois bien les problèmes que nous crée la législation du travail. Nous avons enfilé des couches de coûts faramineux ! Des sénateurs sont venus dans nos usines chinoises - ainsi que dans celles de nos concurrents -, ils ont pu voir ce qu'il en était là-bas de la législation du travail. À mon sens, les problèmes sont aussi, pour beaucoup, liés aux mentalités.


· M. Philippe MARINI

La constitution issue de la Convention n'est pas bonne parce qu'elle est égalitaire à vingt-cinq alors que nous avons des zones très différentes : la zone euro d'une part, le Royaume-Uni et les autres pays avancés hors zone euro d'autre part et, enfin, les nouveaux entrants. La zone euro doit être dotée de ses institutions propres à l'intérieur de l'ensemble européen. Sinon, on n'aboutira à rien. C'est un vrai problème diplomatique et stratégique.

Avec un dollar à 1,10, nous avons bouclé une loi de finances faisant apparaître une croissance de 1,7 %. Avec un dollar à 1,30, notre croissance n'est plus que de 1,3 %. Dans le premier cas, le déficit de la France atteignait 3,6 % ; dans le second, il dépasse les 4 %. L'évolution des parités monétaires fait que nous avons moins de marges de manoeuvre. Et, avec moins de marges de manoeuvre, on peut faire moins de réformes.

Plus les entreprises se sont mondialisées, plus elles ont échappé aux contraintes des frontières et des ordres juridiques nationaux. Mais nous, États, sommes les pieds dans la glèbe. Les hommes politiques ont des électeurs. On peut harmoniser davantage les marchés financiers, c'est clair. On peut instaurer un régulateur européen, c'est clair et relativement facile. Mais pour une gouvernance proprement dite, il faut garder à l'esprit qu'il y a, en Europe, des situations différentes.

On ne peut vivre dans la fiction d'une Europe à vingt-cinq, laïque et égalitaire ! Tant qu'on ne mettra pas, face à la BCE, une autorité politique de la zone euro, la BCE ne pourra réagir aux circonstances mondiales qu'à petits pas, et ceux-ci risquent fort d'être toujours insuffisants. Cela risque de se payer très cher en termes d'emplois et d'acceptabilité des réformes.


· M. Jean-Pierre JOUYET

Je tiens pour fondamentale la question de savoir s'il faut privilégier un modèle universaliste européen ou plutôt des intégrations différenciées. Sur le plan économique, il est essentiel de programmer des intégrations de marchés financiers. Cela implique de se mettre d'accord sur des orientations économiques communes, à propos desquelles la souveraineté sera partagée. L'organisation viendra par la suite.

La faiblesse du dollar n'est pas seulement par rapport à l'euro ; elle est manifeste aussi par rapport aux autres devises. Le Canada, par exemple, s'en préoccupe lui aussi beaucoup. Nous avons eu des rencontres suivies, dans le cadre du G 7, pour étudier des moyens d'intervention.


· M. Vincent GIRET

Faut-il corriger le mandat de la BCE pour le rapprocher de celui de la Fed. ?


· M. Edi KARNI

J'approuve ce qui vient d'être dit. Il aurait effectivement fallu envisager une organisation politique, et pas seulement économique. Je suis d'accord aussi pour considérer la mise en place de l'euro comme un événement considérable. A-t-il, pour autant, connu une épreuve de force ? Oui : actuellement. Le mandat de la BCE ne lui permet pas de fixer d'autres cibles que l'inflation. Elle ne peut donc pas faire grand chose de plus qu'actuellement. Le mandat de la Fed. lui donne aussi d'autres cibles : le chômage et la conjoncture. On pourrait envisager un élargissement en ce sens du mandat de la BCE.

L'euro a été lancé pour des raisons plus politiques qu'économiques. Il est vrai que le lancement d'une monnaie doit être sous-tendu par une unification des politiques budgétaires et économiques. La coordination budgétaire doit donc être renforcée. Le pacte de stabilité ne laisse qu'une marge très étroite. Le moment est venu de voir les problèmes qui se présentent à l'horizon, précisément parce que l'euro est en position de force.


· M. Christian de BOISSIEU

Je vous entends bien, sur le mandat. Mais n'oubliez pas que la BCE est une banque jeune : la Fed. a été créée en 1913. Toutefois, le débat central me semble moins celui du mandat que celui de la transparence et de la responsabilité de la BCE. Nous sommes dans un scénario d'Europe à plusieurs vitesses et cela pose d'autres problèmes de gouvernance. La zone euro n'est pas identique à la zone Schengen. Le débat est politique, institutionnel et constitutionnel. On vit sous le régime de l'unanimité pour les dossiers qui fâchent. À vingt-cinq, la probabilité que survienne un désaccord sera encore plus forte qu'à quinze. Ajouter unanimité et élargissement, c'est faire un mélange explosif.

On donne l'impression d'avancer, sur la fiscalité de l'épargne par exemple, mais on trompe ainsi l'opinion publique : en fait, on n'avance pas vraiment.


· Mme FLOUZAT, ancien membre du conseil de la politique monétaire

Je souhaite que les gouvernants fassent preuve de vertu au sens romain du terme. De fait, la situation actuelle est anesthésiante : on a pu, impunément, ne pas diminuer les déficits en période de croissance, on a lancé des réformes de structures qui allaient dans un sens contraire à l'harmonisation sociale européenne - je pense aux 35 heures - sans subir les attaques contre la monnaie que l'on aurait subies avant qu'existe l'euro.

L'Asie se défend. Pensez que les Japonais ont dépensé 185 milliards de dollars pour acheter des titres en dollars afin de limiter la hausse du yen. Ils sont aujourd'hui à 106 yens pour un dollar ; il y a un an, c'était 112 mais, en 1995, c'était 79 ! Voilà leur terreur : ils veulent éviter un nouveau endaka. Nous devons promouvoir une zone asiatique qui ne soit plus une zone de dollar asiatique. En ce moment, chacun se tient par la barbichette : les Asiatiques financent le déficit des États-Unis, ce que ceux-ci les contraignent de faire au nom de leurs exportations.

Pour réussir une action sur les changes, il faut « des paroles, des paroles, des paroles », une action sur les taux d'intérêt, et que tout le monde agisse dans le même sens. Ce n'est pas demain que les États-Unis vont entrer dans ce consensus. La BCE serait donc amenée à intervenir sur le marché des changes. Ailleurs qu'en Europe, c'est le ministre des finances qui prend une telle décision, pas la banque centrale. Au Japon, la banque centrale a été contrainte par le ministre des finances. Chez nous, le ministre des finances, c'est l'Ecofin.

Si l'on veut que nos interventions soient valables, elles doivent être massives. Une fois encore, les Japonais ont dépensé 185 milliards de dollars pour un résultat somme toute assez petit.


· M. Jean FRANÇOIS-PONCET

Je reviens sur les institutions politiques. De fait, nous avons toujours eu une Europe à plusieurs vitesses. Il y a Schengen, l'euro, la politique de défense.

Mais si l'Europe peut vivre dans de tels sous-ensembles, c'est qu'elle a une superstructure solide. Avec les institutions héritées des Six, l'Europe des Vingt-cinq est paralysée. Il faut donc une constitution. Si celle-ci n'aboutit pas, nous entrerons dans une situation très confuse, dans laquelle toute perspective de gouvernance économique solide serait illusoire.

Comme le commencement ! M. Giscard d'Estaing est allé aussi loin qu'il était possible, appliquons son texte. Cela dit, je sais bien qu'on ne fera pas une défense européenne avec une Autriche qui reste neutraliste, non plus qu'une gouvernance économique avec la Pologne ou Malte.


· M. Jean-Pierre JOUYET

Le dialogue avec les Asiatiques existe. On évolue vers une zone monétaire asiatique plus autonome.

Le Traité est clair : il incombe au ministre de l'économie et des finances de fixer les orientations générales pour la politique des changes et à la BCE de la mettre en oeuvre. Le dialogue s'est noué dans l'eurogroupe. Les ministres des finances européens ont adressé un message de préoccupation. Les ministres et le président de la BCE doivent dialoguer.


· M. Michel PÉBEREAU

Ce qu'a dit M. François-Poncet est fondamental. On est parvenu à un consensus grâce à M. Giscard d'Estaing. Il faut que le système puisse poursuivre sa route. Si l'on ne parvenait pas à un accord avant la fin de l'année, les acteurs économiques en tireraient la conclusion que l'Europe ne veut pas s'approfondir.

Faire une Europe à vingt-cinq sans approfondissement est une erreur. Quand on est passé de six à neuf, on a lancé l'union économique et monétaire. Quand on est passé à douze, il y a eu le grand marché européen. Quand on est passé à quinze, ce fut le traité de Maastricht. Ne rien faire quand on passe à vingt-cinq, c'est risquer de détruire l'Europe.


· M. Xavier FONTANET

Les entreprises ont des marges de manoeuvre à cause de la concurrence. Je combats l'idée qu'on pourrait plus facilement mener les réformes à certains moments qu'à d'autres. La seule question que je me pose est de savoir où je dois mettre l'argent d'Essilor.

Je rentre d'Asie par un vol d'Air France qui, pour cette fois, est arrivé à l'heure. Il est quatre heures du matin, nous avons tous hâte de sortir de l'avion. Nous devons attendre la passerelle un quart d'heure. Après quoi, nous devons attendre les douaniers un nouveau quart d'heure.

Ensuite, ce sont les bagages qu'il faut attendre, durant vingt minutes. Nous avons besoin d'argent liquide mais les distributeurs automatiques de billets sont presque tous en panne ; nous en trouvons un qui fonctionne et devons donc faire la queue pendant une demi-heure.

Enfin libérés de Roissy, il nous faut prendre le taxi, que nous attendons encore une bonne vingtaine de minutes. Au total, deux heures entre l'arrivée de l'avion et le moment où nous pouvons être opérationnels à notre bureau. Quand je suis allé à Singapour, j'ai pu donner rendez-vous à des Japonais, dans mon hôtel, une demi-heure après l'arrivée de l'avion. Tout cela, c'est une question de mentalités ! Il est urgent de se pencher sur des sujets qui semblent aussi simples et qui sont pourtant très importants.


· M. Michel PÉBEREAU

Si les distributeurs automatiques de billets ne fonctionnent pas dans certains lieux publics, ce n'est pas à cause des banques. C'est parce que le Parlement a voté de façon précipitée une loi censée protéger les transporteurs de fonds.


· M. Philippe MARINI

Ne versons pas trop dans le corporatisme !


· M. Michel PÉBEREAU

La surréglementation est un facteur d'inefficacité économique permanente. (Applaudissements)


· M. Philippe MARINI

Il est facile de susciter ainsi les applaudissements ! Les chefs d'entreprise ne cessent pas de dire que les textes sont mauvais ; si l'on en veut de meilleurs, il faut en faire d'autres.


· M. Michel PÉBEREAU

Faites en moins !


· M. Philippe MARINI

Ce genre de propos est trop facile à tenir ! Je n'ai jamais défendu les mauvaises habitudes des administrations et du secteur public. Le Sénat a toujours manifesté son exigence d'aller dans le sens d'une plus grande réactivité, d'une meilleure flexibilité, propres à améliorer notre attractivité pour les entreprises.

Oui, j'affirme que l'on donne trop de pouvoirs aux organisations syndicales ! Il faut améliorer le dialogue social en le décentralisant. C'est un grand enjeu. Quand on fera ce que préconise le rapport Virville, cela exigera beaucoup de textes !

L'euro est-il viable à long terme sans la Grande-Bretagne ? Un dollar baissier, est-ce que cela ne suppose pas plus de lucidité par rapport à la politique américaine ? Cela témoigne d'une Amérique qui évolue et se transforme, dont la responsabilité mondiale fait problème et débat. Le sujet des rapports entre l'euro et le dollar ne va-t-il pas évoluer fondamentalement à la suite de la politique américaine ? C'est un des enjeux de l'élection de novembre prochain.


· M. Christian de BOISSIEU

La monnaie de l'Asie, aujourd'hui, c'est le dollar et cela le restera dans les dix ou quinze ans à venir. La situation monétaire mondiale n'est pas celle d'une triade, mais bien celle d'un duopole asymétrique, de l'euro et du dollar.

Une intervention massive de la BCE me paraît prématurée : ce serait gaspiller des marges de manoeuvres. La BCE est intervenue à l'automne 2000, quand l'euro était trop bas. La Fed., alors, était bien contente de se joindre à nous. Mais, en année électorale, on ne peut guère attendre d'intervention américaine.

Tout déficit est financé ex post, de même que toute épargne est toujours placée. S'agissant du déficit américain, la question est de savoir par qui et à quel prix. Il va y avoir, dans quelques jours, une réunion du G 7. Je considère que la Chine doit absolument être introduite dans ce débat. Les Chinois ne décrocheront pas du dollar pour nous faire plaisir. Ils le feront contre quelque chose, qui ne peut être que d'ordre géopolitique. Il est normal que la Russie ait rejoint le G 7 mais que la Chine, l'Inde ou le Brésil ne l'aient pas fait est pour le moins surprenant. Il est temps de passer du G 8 à autre chose.


· M. Jean-Pierre JOUYET

Il existe un organisme, le G 20, et il dialogue avec le G 7. Les grands pays émergents ont été associés au sommet d'Evian. Les Chinois ne sont jamais absents de nos pensées ni de nos contacts.

L'euro a-t-il subi un test ? Il y en a eu un, à l'automne 2000, et l'on a réagit alors sur la solidité de l'euro -quoique dans un sens différent de celui d'aujourd'hui. L'histoire monétaire est faite de ces hauts et de ces bas, à la recherche d'une certaine stabilité.


· M. Edi KARNI

L'économie américaine n'est pas aussi tributaire des échanges internationaux que l'est l'économie européenne. Il n'y a donc pas de pressions aux États-Unis pour inciter la Fed. à agir par rapport à la BCE. Cette remarque n'est pas celle d'un responsable politique, elle est purement spéculative !


· M. Jean FRANÇOIS-PONCET

J'ai entendu, tout à l'heure, un appel à la vertu. Les États peuvent-ils devenir vertueux ? Nous le souhaitons tous, mais en quoi cela consiste-t-il ? À mon sens, nous avons absolument besoin d'un pacte de stabilité, parce que c'est une contrainte et que la vertu est aidée par la contrainte. On est vertueux quand on reçoit des coups de bâton. Les critiques adressées à la France et à l'Allemagne les ont incitées à davantage de vertu.


· M. LAMBERT, vice-président de l'ordre des experts-comptables

La présence de la livre dans l'euro est-elle indispensable ? Renforcerait-elle l'euro ou bien l'affaiblirait-elle ?


· M. Christian de BOISSIEU

Nous avons, à terme, besoin de la livre, laquelle n'a pas besoin de nous. M. Blair est de moins en moins clair sur le calendrier. Le Gouvernement britannique a ajouté ses propres conditions au traité de Maastricht, concernant en particulier la convergence des cycles. La zone euro a tout intérêt à la présence britannique, à cause, en particulier, de la place de Londres. Le jour où les Britanniques seront dans la zone euro, les partenariats seront facilités entre la place de Londres et celles de l'Europe continentale. Telle est ma préférence. Ma prévision, elle, serait que le Royaume-Uni ne rejoindra pas l'euro quand il monte ! J'ai le sentiment que des pays comme la Tchéquie, la Hongrie ou la Pologne pourraient entrer dans la zone euro vers 2009 ou 2010, avant le Royaume-Uni.


· M. Michel PÉBEREAU

La question de la livre n'est pas centrale. L'important est que les pays qui ont pour monnaie l'euro puissent avoir une politique économique homogène. Il serait mieux que le Royaume-Uni en fasse partie, dès lors qu'on a jugé bon qu'il appartienne à l'Union européenne.

Mais si le Royaume-Uni n'est pas dans la zone euro, ce ne sera pas grave. Les places financières de Paris ou de Francfort n'ont pas besoin du Royaume-Uni. Nous sommes d'ailleurs présents à Londres. Si les Britanniques entrent, c'est très bien ; s'ils n'entrent pas, c'est très bien. Ce qui compte, c'est que l'eurogroupe fonctionne.


· M. Patrick de CAMBOURG

J'ai le même sentiment. Ce qui manque à l'euro, c'est un peu de souveraineté et d'efficacité. Il ne faudrait pas qu'en négociant l'entrée de la livre dans l'euro, on réduise la souveraineté de la zone euro. Nous devons nous réformer d'abord. J'observe d'ailleurs qu'au Royaume-Uni, le débat sur l'entrée dans la zone euro est aujourd'hui en sourdine. C'est la preuve que nous avons un pas supplémentaire à faire.


· M. Vincent GIRET

Merci à vous tous !

La séance est suspendue à 11 heures.

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