L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

VICTOR HUGO, L'EUROPE ET LA PAIX

M. le président. La parole est à M. François-Poncet.

M. Jean François-Poncet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, Victor Hugo n'est ni le seul ni le premier qui, au XIXe siècle, appelle l'Europe à s'unir. L'idée est dans l'air. Le romantisme politique l'a faite sienne, notamment après les révolutions de 1848, qui, de capitale en capitale, ébranlent l'ordre imposé au continent par le Congrès de Vienne. Chateaubriand, Saint-Simon, Michelet, Lamartine, Guizot, Auguste Comte s'y réfèrent. Hegel et Heine en Allemagne, Mazzini et d'autres en Italie leur font écho.

Mais nul n'annonce avec autant de constance et de conviction, autant de passion et d'éloquence que Victor Hugo l'avènement des « États-Unis d'Europe ». M. le président du Sénat l'a rappelé, c'est Victor Hugo qui lance cette expression un siècle et demi avant l'heure. Il ne s'agit pas chez lui, comme chez d'autres, d'une intuition passagère, d'une improvisation vite oubliée, mais d'une authentique prophétie, d'une anticipation politique d'autant plus géniale qu'elle s'inscrit à contre-courant d'une époque marquée par l'ascension et le choc des nationalismes.

Le 21 août 1849, Victor Hugo préside à Paris le Congrès de la paix, organisé par une association née en Grande-Bretagne, qui rassemble d'éminentes personnalités venues de toute l'Europe et de l'Amérique et qui propage le principe de la paix universelle. Aux congressistes enthousiastes et médusés, il déclare, dans une envolée restée célèbre : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne et vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure. (...) Et, ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener. (...) À l'époque où nous sommes, une année fait parfois l'ouvrage d'un siècle. »

Deux ans plus tard, le 17 juillet 1851, à l'Assemblée législative, où il a été élu, il s'écrie : « La France a posé au milieu du vieux continent monarchique la première assise de cet immense édifice de l'avenir, qui s'appellera un jour les États-Unis d'Europe. » Montalembert, qui l'a écouté, s'écrie : « Les États-Unis d'Europe ! C'est trop ! Hugo est fou. »

Victor Hugo n'a rien d'un dément. Mais il est probable qu'on ne verrait en lui qu'un rêveur inspiré si l'histoire, celle du XX e siècle, n'avait, après deux guerres mondiales et des dizaines de millions de morts, inscrit sa prophétie dans des traités, des institutions et une monnaie dont la naissance constitue l'un des grands événements politiques de notre temps.

L'Europe, dont Victor Hugo s'est fait, tout au long de sa vie, le chantre passionné, ressemble-t-elle à la Communauté d'aujourd'hui, celle de Jean Monnet et de Charles de Gaulle ? Oui, elle en a, dans une assez large mesure, les caractéristiques.

L'Europe hugolienne est démocratique et républicaine, comme la nôtre. Du moins est-ce la conception que Victor Hugo en a après 1849. Dans l'oeuvre d'avant son exil, parlant de l'Europe, il se réfère à l'empire, celui dont Napoléon a forgé le modèle, parce que, à ses yeux, l'empire permet de transformer le chaos européen en un espace organisé et harmonieux. Mais après 1848, le ton change. Il se rallie à la République et en devient, après le coup d'État du 2 décembre, un fervent militant. Dès lors, l'union et l'avenir de l'Europe passent pour lui par la déchéance des rois. Il s'en explique dans la lettre qu'il adresse en 1869 au congrès de la paix qui se réunissait périodiquement : « Les rois divisent pour régner ; il faut aux rois des armées et aux armées la guerre. (...) Mais comment supprimer l'armée? Par la suppression des despotismes », qui ouvrira la porte, dit-il, à la « grande République continentale ». Le fait est que l'union de l'Europe n'a pris corps qu'avec la disparition, après 1945, des régimes totalitaires d'Allemagne et d'Italie et que la démocratie et les droits de l'homme sont, comme Victor Hugo l'avait prédit, les fondements de la communauté qui se construit.

L'Europe de Victor Hugo présente une autre caractéristique qui la rapproche de celle du traité de Rome : elle est rhénane, c'est-à-dire franco-allemande ; elle n'inclut pas l'Angleterre. C'est une ligne de force à laquelle Hugo se tiendra, mais qui comportera, après la guerre de 1870, un préalable : le retour de l'Alsace-Lorraine à la France.

Dans la conclusion de son ouvrage sur le Rhin paru en 1842, Victor Hugo affirme que la France et l'Allemagne sont essentielles à l'Europe. « Il faut, dit-il, pour que l'univers soit en équilibre, qu'il y ait en Europe, comme une double clef de voûte, deux grands États. L'un septentrional et oriental, l'Allemagne, s'appuyant à la Baltique, à l'Adriatique et à la mer Noire, avec la Suède, le Danemark, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants, l'autre méridional et occidental, la France, s'appuyant à la Méditerranée et à l'océan avec l'Italie et l'Espagne en contrefort. L'union de l'Allemagne et de la France serait le salut de l'Europe, la paix du monde. » C'est une vision qu'on ne rejetterait aujourd'hui ni à l'Élysée ni à Matignon.

Viennent la guerre et la défaite. Le paysage européen est bouleversé et, le 1 er mars 1871, à l'Assemblée nationale réunie à Bordeaux pendant le siège de Paris, Victor Hugo s'écrie : « Dès demain la France n'aura qu'une pensée : reprendre des forces, forger des armes, former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple. (...) Puis, tout à coup, un jour, elle se redressera. Oh, elle sera formidable, on la verra d'un bond ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace. Est-ce tout? Non, non, saisir- écoutez-moi - saisir Trêves, Mayence, Cologne, Coblence, toute la rive gauche du Rhin. » Victor Hugo atténue ensuite son propos : « on entendra la France crier, Allemagne me voilà ; suis-je ton ennemie, non, je suis ta soeur. Je t'ai tout repris et je te rends tout à une condition : c'est que nous ne ferons plus qu'un peuple, qu'une seule famille, qu'une seule république. Soyons les États-Unis d'Europe, soyons la fédération continentale ». Malgré la guerre, l'entente franco-allemande reste pour Victor Hugo le socle sur lequel l'union de l'Europe s'édifiera.

Mais cette Europe unie, il ne l'a jamais imaginée autrement que façonnée par la France, ce qui confère à sa foi européenne une redoutable ambiguïté. « La France, dit Victor Hugo, est destinée à mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra l'Europe. » Emporté par son rêve, il poursuit : « À un moment donné un peuple entre en constellation, les autres peuples, astres de deuxième grandeur, se regroupent autour de lui et c'est ainsi qu'Athènes, Rome et Paris sont pléiades. » Pourquoi la France ? Par ce que, répond-il sans sourciller, « la France le mérite, parce qu'elle manque d'égoïsme, parce qu'elle est créatrice de valeurs universelles, (...) parce que toutes les batailles de la pensée et du progrès ont été livrées et gagnées par elle, (...) parce que la France est "d'utilité publique" ». « Les autres nations, ajoute-t-il, sont seulement soeurs, elle est mère. Cette nation aura pour capitale Paris et ne s'appellera plus la France, elle s'appellera l'Europe. »

Mes chers collègues, il est difficile de concevoir franco-centrisme plus échevelé, ni d'imaginer qu'on puisse rassembler sur cette base le reste de l'Europe et surtout l'Allemagne, à laquelle on arracherait, en outre, la rive gauche du Rhin ! On touche ici du doigt l'inconscience du poète, la naïveté du visionnaire, en même temps qu'un travers caractéristique de l'intelligentsia française, portée depuis toujours à donner des leçons à la planète. (Sourires.)

Encore faut-il, dans le cas de Victor Hugo, tenir compte des circonstances du moment, de l'émotion et de l'humiliation qui accompagnent la défaite et de l'exaltation patriotique qu'elles appellent très naturellement. Ajoutons que Victor Hugo ne se lasse pas, pour autant, de tendre la main à l'Allemagne. « Les malentendus s'évanouiront », écrit-il en 1871. « Nous aimons cette Germanie dont le nom signifie fraternité. Les questions de frontière disparaîtront. La solution de tous les problèmes, aujourd'hui, est dans ce mot immense, les États-Unis d'Europe. »

Un mot qui en appelle immanquablement, dès cette époque, un autre : les États-Unis d'Amérique. « Ces deux groupes immenses, écrit Victor Hugo, placés face l'un à l'autre, se tiendront la main par-dessus les mers combinant ensemble la fraternité des hommes et la puissance de Dieu. » Au-delà de l'Union européenne, c'est l'Alliance atlantique que Victor Hugo entrevoit.

Les choix politiques de Victor Hugo - cela a été rappelé à plusieurs reprises à cette tribune - ont évolué au cours de sa vie. Le jeune royaliste devient admirateur de Napoléon, avant de militer, corps et âme, pour la République. Mais jamais il ne renonce à l'espérance européenne, véritable point fixe de sa pensée politique. Personne ni alors ni aujourd'hui, n'a défendu l'idéal européen avec autant de force, de talent et d'éloquence que lui. Oui, Victor Hugo est bien le père spirituel de l'Union européenne ! (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)

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