Le Moyen-Orient à l'heure nucléaire : Quelle politique européenne pour le Moyen-Orient ?



Vendredi 29 janvier 2010 : La renaissance de l'Irak ?
Table ronde

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Ce matin, nous démarrons avec une évaluation de la situation en Irak où, avec Madame Cerisier-ben Guiga, nous avons été - à Bagdad mais aussi à Erbil, au nord, capitale non de l'Etat kurde mais de la province autonome kurde. Nous nous sommes entretenus avec des responsables et avec quelques observateurs de la société civile.

Nous avons la chance d'avoir à côté de nous, pour cette table ronde, Monsieur Barzani, qui nous parlera évidemment des Kurdes. Il dirige les services de renseignement de la Province Kurde. Nous sommes ravis d'avoir l'ambassadeur de France à Bagdad et Monsieur Fareed Yasseen, qui est un très haut fonctionnaire, ambassadeur d'Irak, qui suit l'évolution de son pays depuis le tout début. Il nous dira comment il se fait qu'il parle un français aussi parfait.

Monsieur l'ambassadeur de France, je vais commencer par vous. Dites-nous où en est l'Irak.

Boris BOILLON, ambassadeur de France en Irak - En propos liminaire, pour ne pas créer de frustration, je dirai qu'en vingt minutes, je ne vais pas développer un exposé sur l'Irak ou pousser l'analyse politique, en cette veille d'élection législative. Mon propos va se focaliser sur un thème : comment la France, concrètement, contribue à la renaissance de l'Irak.

De manière humoristique, les Irakiens se décrivent parfois comme « les dormants d'Éphèse ». Coupés du monde durant trente ans avec l'embargo et les guerres successives, ils doivent aujourd'hui se reconnecter au monde extérieur, ils doivent rattraper le temps perdu. C'est exactement le sens de l'action de la France en Irak : contribuer à la reconstruction, à la normalisation rapide de ce pays qui sort de trois crises, post-dictature, post-conflit et embargo et post-guerre interconfessionnelle. C'est évidemment un enjeu majeur pour les Irakiens eux-mêmes, on s'en doute. Ils sont les premiers concernés. C'est un peuple martyr.

C'est aussi un enjeu majeur pour la communauté internationale qui a intérêt à retrouver en Irak un pôle de stabilité, un pôle fort, dans une région stratégique qui se caractérise par des équilibres fragiles. N'oublions pas que l'Irak, avec trente trois millions d'habitants, est le géant démographique de la région après l'Iran et la Turquie. C'est un pays riche, qui possède au minimum les troisièmes réserves mondiales de pétrole, peut-être plus encore. C'est enfin un marché de la reconstruction colossal, puisqu'il est estimé à 600 milliards de dollars. Nous voyons donc bien tout son enjeu pour la communauté internationale.

Le soutien français à la reconstruction et à la renaissance de l'Irak est tous azimuts. Il se décline en trois volets, qui seront les trois parties de mon intervention : le soutien politique au nouvel Irak, aux nouvelles institutions irakiennes et le soutien à la normalisation sécuritaire et internationale de l'Irak ; le soutien économique et financier à la reconstruction ; le soutien de la France au renforcement de l'Etat de droit en Irak à travers une coopération culturelle, scientifique et technique très volontariste.

Commençons par le soutien politique à l'Irak. La France est aux côtés du nouvel Irak. Elle est aux côtés de ses nouvelles institutions, de manière très claire. Elle défend l'unité de l'Irak, sa souveraineté, le caractère fédéral de cette République. Elle soutient sans ingérence aucune la réconciliation nationale et l'ancrage démocratique du pays.

Ce soutien politique se manifeste de manière très claire par un dialogue politique d'une intensité exceptionnelle. Souvenez vous des visites en 2007 et 2008 de Bernard Kouchner, qui marquent le retour de la France, et surtout de l'année 2009, l'année des retrouvailles, avec un rythme d'échanges croisés, dans les deux sens, de responsables, comme il n'y a pas d'équivalent dans toute la région Moyen-Orient. Le Président de la République est venu au mois de février, lors d'une visite-surprise. Ensuite, tous les mois, il y a eu des visites dans les deux sens, à de très hauts niveaux : Madame Idrac au mois de février, le vice-président Abd al-Mahdi au mois d'avril, le premier ministre Nouri al-Maliki au mois de mai. Le premier ministre François Fillon est venu au mois de juillet avec Madame Lagarde. Tout cela s'est terminé par l'apothéose de la visite d'Etat du mois de novembre. Je pourrais encore prolonger la liste. Le président du Parlement est venu, sans parler de toutes les délégations qui reprennent, pour la France, le chemin de Bagdad, et pour les Irakiens, le chemin de Paris. C'est tout à fait impressionnant et je peux vous assurer que le flux est loin de tarir. Au contraire, il est en pleine expansion, parce que cette année 2010 est clairement l'année de l'approfondissement et de la mise en oeuvre sur le terrain des engagements qui ont été pris.

Ces engagements, très importants, ont notamment été formalisés lors de la visite d'Etat. Je vous en fais très brièvement le résumé. D'abord, les deux pays ont fait le choix réciproque d'une « coopération sans limites » - ce sont les termes utilisés par le président Sarkozy comme par le président Talabani - dans le cadre d'une alliance stratégique exemplaire. Deuxièmement on a fixé une très ambitieuse feuille de route, que je suis chargé de mettre en oeuvre le plus vite et le mieux possible. Des accords ont été signés, qui refondent notre coopération dans tous les domaines : scientifique, culturel, militaire, économique. L'agenda bilatéral est vraiment très important, avec de très nombreuses visites, à commencer, dans quelques semaines, par une visite du ministre français de l'industrie. Je vais y revenir. Surtout, et c'est le plus important, l'on a mis en place des outils extrêmement originaux et adaptés à la spécificité de la situation irakienne. Je vais revenir sur ces outils.

Ce soutien politique se manifeste par un véritable engagement sur le terrain. Je suis personnellement en contact quotidien avec l'ensemble des forces irakiennes qui refusent la violence. Nous avons rouvert récemment une mission militaire et une mission économique. Une nouvelle Ambassade de France est en construction. La Résidence de France, après presque huit ans de fermeture, vient de rouvrir ses portes. Nous avons un consulat général à Erbil, un nouveau consulat est en préparation à Bassora et nous avons deux centres culturels français qui fonctionnent maintenant à plein régime.

Toujours dans cette dimension politique, la France soutient de manière très claire la transition sécuritaire en Irak. Nous sommes en train de reprendre une vraie coopération entre les services. Nous allons aussi bientôt rouvrir un poste d'attaché de sécurité intérieure en Irak.

Je profite de cette occasion pour faire un très bref point, car je sais que cela vous intéresse et que nombreux clichés circulent à ce sujet, sur la sécurité en Irak et sur la manière dont je la vois, moi qui me déplace tous les jours dans Bagdad et ses environs. Certes, des attentats spectaculaires visent l'Etat irakien, tous les mois et demi. Le dernier a eu lieu le 25 janvier. Avant, il y a eu ceux du 19 août, du 25 octobre et du 8 décembre. Ce sont des attentats spectaculaires, certes, mais ils ne doivent pas faire oublier la tendance de fond, qui est la très, très nette amélioration sécuritaire. Restons dans les statistiques, qui sont certes morbides mais qui sont éclairantes. Dans l'année 2009, nous avons eu en moyenne, en Irak, huit morts par jour. De 2004 à 2008, la moyenne était de 60 morts par jour. Vous voyez donc que la différence est extrêmement notable. Je suis désolé de parler de manière aussi statistique de choses tragiques, mais c'est aussi une manière d'appréhender la réalité.

Il faut hélas s'attendre à d'autres attentats, dans les prochaines semaines, surtout avant les élections du 7 mars, mais globalement, la tendance est extrêmement encourageante. Les gens qui se cachent derrière ces attentats sont trois principaux groupes : Al-Qaïda, des milices chiites extrémistes et les milices nationalistes baasistes, qui recourent parfois à une forme d'alliance conjoncturelle. Les causes de cette amélioration sécuritaire sont très simples. Elles sont au nombre de trois. Paradoxalement, le retrait américain a privé les groupes armés de toute légitimité. En se retirant, les Américains contribuent donc à renforcer la sécurité. Deuxième cause, les forces de sécurité irakiennes sont performantes. Elles sont nombreuses, sur le terrain, elles connaissent leur métier, elles travaillent bien et elles enregistrent tous les jours des succès. Troisième cause, la population irakienne est lasse de ses trente années de guerres et de problèmes et veut maintenant passer à autre chose.

Géographiquement, la violence se concentre maintenant sur deux zones : les zones mixtes kurdes-arabes dans le nord, Mossoul et Kirkouk ; Bagdad et sa banlieue. La violence se rétrécit donc géographiquement. Elle change aussi de nature. A l'heure actuelle, les groupes armés, au lieu de chercher à rallumer la guerre confessionnelle, comme c'était le cas par le passé, cherchent plutôt à viser les symboles de l'Etat. Je note aussi que la violence de type mafieux qui concurrence de plus en plus la violence terroriste avec un nombre de kidnappings élevé.

J'ai voulu faire cette parenthèse, car il est important que les acteurs de terrain viennent témoigner de ce qu'ils voient - je ne dis pas que je détiens la vérité, je vous ai présenté ma vérité-. En conclusion de cette parenthèse, pour les Français qui veulent revenir en Irak, et je les encourage, en utilisant évidemment les précautions nécessaires - consultez pour cela le site de l'Ambassade de France sur diplomatie.fr -, deux principaux risques existent en termes de sécurité. Premièrement, il s'agit de la faute à pas-de-bol. Vous êtes à un carrefour où une bombe explose et il y en a encore tous les jours à Bagdad. Le deuxième risque est un risque d'enlèvement de type mafieux. Face à ces deux risques, c'est très simple. Quand vous venez en Irak, vous devez travailler avec des sociétés de sécurité - il y a des sociétés françaises - qui vous fournissent un véhicule sécurisé avec un ou plusieurs accompagnateurs. Voilà une manière de pallier les principaux dangers. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de danger, mais que l'on peut travailler à les aplanir ou à les alléger.

Je termine ma première partie sur le soutien politique de la France en vous disant que la France soutient évidemment l'Irak sur le plan international. L'Irak peut compter sur l'appui de la France dans toutes les instances multilatérales, au Conseil de Sécurité mais aussi au Club de Paris. L'Irak aspire à retrouver pleinement ses droits et ses obligations sur la scène internationale, à sortir du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies. La France est aux côtés de l'Irak dans ce domaine. Nous, Français, ne craignons pas un Irak fort, car nous savons que l'Irak d'aujourd'hui est un Irak démocratique et que la démocratie est le respect de ses voisins et des populations civiles. Avec cet ancrage démocratique, le temps des aventures militaires est définitivement terminé, selon notre analyse. C'est pourquoi la France soutient sans réserve la modernisation et la formation de l'armée irakienne avec qui nous avons repris une très importante coopération, pour aider cette armée à exercer pleinement ses fonctions, qui consistent à défendre le territoire national et à protéger les citoyens. Voilà pour ma première partie sur le soutien politique de la France à l'Irak.

J'en viens à un deuxième axe : comment la France contribue à la renaissance économique et financière de l'Irak. Nous sommes aussi extrêmement clairs et extrêmement volontaristes. D'abord, nous avons donné l'exemple à partir de 2004 en annulant la plupart de notre dette dans le cadre du Club de Paris. Les différentes vagues de dettes viennent de s'achever, pour presque cinq milliards d'euros.

Les entreprises françaises sont évidemment intéressées par le marché irakien. Il faut savoir que l'on part de très loin. En 2008, la France ne pesait que 0,5 % du marché irakien, c'est-à-dire rien, seulement 173 millions d'euros d'exportations françaises vers l'Irak alors que dans le même temps, nous importions pour 1,5 milliard d'hydrocarbures. Vous voyez donc ce déséquilibre énorme et surtout le niveau très bas auquel nous sommes arrivés.

Pour l'année 2009, je n'ai pas encore de chiffres, mais je peux vous dire que nous allons exploser les compteurs et c'est une très bonne chose. Nous avons eu de très bons résultats cette année et ce sera encore mieux en 2010. L'on a signé un certain nombre de grands contrats, que je signale pour que vous voyiez que la relation bilatérale est vivante et que des gens viennent tous les jours. La semaine prochaine, je reçois Air France et Technip Total. Cela va continuer. Les grands contrats signés cette année l'ont été avec General Electric France pour un milliard d'euros pour des turbines électriques construites à Belfort, avec Degrémont pour 150 millions d'euros, pour une usine de potabilisation d'eau que j'irai visiter la semaine prochaine avec le maire de Bagdad, avec Saint-Gobain et avec ADPI, qui a signé un contrat d'exclusivité pour la construction d'aéroports.

Des entreprises françaises investissent. Je tiens à les saluer, parce qu'elles sont courageuses et visionnaires. Je pense à Lafarge, qui a investi l'an dernier au Kurdistan irakien 650 millions d'euros pour une cimenterie, qui est la plus grande et la plus moderne cimenterie du Moyen-Orient. Il s'apprête à faire le même investissement dans le sud, à Karbala. Je dois dire que Lafarge est exemplaire, car il prend des risques, qui sont payés de retour. Actuellement, Lafarge représente 60 % de la production irakienne de ciment. Quand on sait à quel point le pays se reconstruit, c'est dire que Lafarge à bien visé. Il n'y a pas que Lafarge. Il y a aussi CMA-CGM, qui a investi beaucoup et qui a actuellement 30 % du trafic maritime dans le port d'Umm-Qasr.

Par ailleurs, et j'en termine avec les questions purement économiques concernant nos entreprises, des négociations sont en cours avec de nombreuses boîtes françaises : Technip, Alstom, Peugeot, Thalès, Veolia, Renault, EADS, France Télécom et Air France, inch'allah . Vous voyez donc que les choses avancent, plutôt bien.

Il faut dire que les entreprises françaises ont trois atouts. Le premier atout est leur passé, la bonne réputation qu'elles ont laissée dans les années 70 et 80 en Irak. Le deuxième atout est que les Irakiens manifestent eux-mêmes un besoin de diversification. Ils ne veulent pas rester dans un huis clos anglo-saxon. Les entreprises françaises sont donc les bienvenues. Le troisième point, contrairement à toute attente et là aussi je veux casser un cliché, est que les Américains eux-mêmes sont très volontaristes. Ils savent qu'ils quittent l'Irak et ils veulent quitter l'Irak dans les délais. Mi-août, toutes les troupes combattantes seront parties, et à la fin de l'année prochaine, tous les militaires américains seront partis. Ils tiennent absolument à respecter voire à avancer ces délais. Pour cela, ils ont besoin de rendre les clés d'une maison en bon état. Les entreprises françaises, qui participent à la reconstruction, sont donc globalement très bienvenues.

Enfin, le point qui est selon moi le plus important de cette deuxième partie est de vous montrer comment l'Etat français et l'ambassade accompagnent concrètement sur le terrain le retour des entreprises françaises. Je dois dire que nous faisons un travail très important. Premièrement, nous allons créer le Centre Français des Affaires, qui sera inauguré par le ministre Christian Estrosi fin février. C'est quelque chose de totalement innovant. Je ne veux pas rentrer dans les détails. C'est un partenariat public-privé qui, concrètement, permet à toute entreprise française qui veut revenir en Irak d'être accueillie à l'aéroport, d'être sécurisée, d'être hébergée dans la sécurité, de recevoir un programme personnalisé et de pouvoir rencontrer, grâce à ce centre, tous les nouveaux acteurs qui ont émergé en Irak. C'est donc quelque chose d'extrêmement novateur, d'extrêmement original, qui ne coûte rien au contribuable français, puisqu'il s'agit d'autofinancement. C'est quelque chose sur quoi nous avons beaucoup travaillé et nous sommes très contents de pouvoir inaugurer ce Centre des Affaires à la fin du mois de février.

Le deuxième outil très innovant que l'on met en place est la Maison Française de l'Agriculture, que l'on va inaugurer au mois de mars, également, j'espère, avec un ministre français. Pourquoi ? Souvenez-vous, l'on dit de l'Irak que c'est « le pays d'entre les deux fleuves », la Mésopotamie. Il ne faut pas oublier cette grande tradition irakienne d'agriculture. L'Irak fut le grenier à blé et à fruits de l'ensemble de la région. Aujourd'hui, l'Irak importe 80 % de ses besoins alimentaires. La France a une grande tradition agricole. Pourquoi ne pas réunir les deux ? C'est ce que nous sommes en train de faire avec cette Maison de l'Agriculture, qui va englober plusieurs pôles : des pôles semence, des pôles commerciaux, des pôles de recherche, des pôles formation, des pôles eau. Nous sommes en train de créer cela à Erbil, dans le Kurdistan d'Irak. Nous avons déjà la maison, que nous sommes en train de faire retaper et qui sera opérationnelle au mois de mars. Nous avons déjà des partenariats avec des entreprises françaises d'agro-alimentaire. Je crois beaucoup en ce projet, qui est également un projet totalement innovant et qui correspond à la particularité irakienne.

Le troisième outil que l'on met en place pour les entreprises françaises est l'ensemble des instruments financiers que l'on est en train de redéployer : un fond d'amorçage de 10 millions d'euros pour les entreprises qui, par exemple, veulent financer des formations en France pour des ingénieurs irakiens ; une couverture COFACE, à nouveau opérationnelle sur le court terme et bientôt, j'espère, sur le moyen terme ; l'installation de l'AFD, pour la première fois dans l'Histoire bilatérale, en 2010 à Bagdad - ce sera donc très important - avec son ingénierie financière et avec les prêts qu'elle peut fournir ; enfin, nous venons de signer un accord de protection des investissements. Voilà pour les instruments financiers sur lesquels l'on travaille. Il y a aussi des instruments institutionnels, les foires de Bagdad, les foires d'Erbil et les foires agricoles, sur lesquels nous sommes très présents. Par exemple, au mois de novembre dernier, la France était le seul pays occidental représenté, avec une centaine d'entreprises, à Bagdad. Cela a été un grand succès.

Ma conclusion de cette seconde partie sur l'appui économique de la France à la renaissance de l'Irak est la suivante : c'est parce que le marché irakien est compliqué qu'il est rentable. L'on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Je pense que les risques, à revenir en Irak, sont maintenant limités. Il y a des risques, nous n'allons pas nous les cacher, mais ces risques sont limités et en tout cas mesurables et maîtrisables. C'est très important. Le problème n'est plus tant, quand vous parlez avec les Irakiens, la sécurité. Le problème est la gouvernance.

Cela tombe bien, car c'est la troisième partie de mon exposé : comment la France aide la gouvernance. Je n'aime pas trop ce mot mais je vais essayer de vous expliquer ce qu'il veut dire : comment nous aidons l'Etat de droit en Irak. Pour ce troisième axe de notre action, nous avons quatre priorités : la gouvernance ; la société civile ; la formation des élites ; la coopération culturelle.

Je commence par la gouvernance. Qu'est-ce que cela veut dire ? Vous voyez bien que l'Irak sort d'un conflit interconfessionnel. La priorité, aujourd'hui, est donc de dépasser ces clivages confessionnels, ethniques, tribaux, pour établir véritablement la confiance des citoyens en un Etat impartial, qui a le monopole de la force, comme disait Weber, et qui est également un Etat qui peut donner de la solidarité. Les citoyens doivent retrouver la confiance dans leur Etat.

La France, comme d'autres, y aide, de quatre façons. La première manière est notre soutien de la réforme du système judiciaire, par une coopération très active. Nous sommes en train de développer une coopération avec la Cour suprême irakienne, qui est l'équivalent de notre Conseil constitutionnel, de notre Cour de cassation et de notre CSM. Le président de la Cour suprême vient donc au mois de février à Paris. Nous avons reçu au mois de décembre une délégation du Conseil d'Etat irakien et nous sommes vraiment en train d'établir des partenariats très étroits avec les institutions essentielles pour la réforme du système judiciaire irakien.

Deuxièmement, nous travaillons aussi - et je suis heureux, Monsieur le ministre, de m'exprimer dans cette enceinte du Sénat - avec le Parlement irakien. Vous avez vous-même très gentiment reçu, au cours des derniers mois, le président de la République irakienne, qui était très content de se trouver ici. Vous avez reçu le président du Parlement irakien, Monsieur Al-Samarraï, en septembre. Vous venez aussi de recevoir le secrétaire général du Parlement irakien pour une coopération concrète entre les parlements. C'est donc vraiment très bien. Il y a eu récemment la signature d'un mémorandum avec l'Assemblée Nationale. Je pense aussi qu'il existe une piste d'action, pour vous autres, Messieurs et Mesdames les sénateurs. Comme vous le savez, la constitution irakienne prévoit un Sénat, qui n'existe pas encore. Ce serait une bonne voie de coopération d'y travailler ensemble, parce que dans un pays qui a été en proie à de forts clivages ethniques et religieux, la présence d'une seconde chambre est très utile. Elle permet d'assurer une meilleure représentativité de l'ensemble des acteurs. C'est donc une voie de coopération toute trouvée.

Notre troisième action dans le domaine de la gouvernance est de professionnaliser la chaîne pénale. Là aussi, nous travaillons énormément. Dans le cadre européen, vous avez tous entendu parler du programme EU-Just Lex, qui forme des magistrats et des policiers. La France est le premier contributeur à ce programme européen. Nous avons déjà reçu plus de 400 magistrats et policiers, en France, pour les former à diverses actions. De manière bilatérale, nous avons aussi décidé de commencer dès cette année une action, avec le retour d'un attaché de sécurité intérieure, comme je vous le disais, et une coopération avec les magistrats.

Notre quatrième action, toujours pour la gouvernance, est la professionnalisation des forces de sécurité. Là aussi, cette année, nous commençons un programme de formations avec la police irakienne. Nous allons notamment aider cette année la création d'une gendarmerie, qu'ils souhaitent.

Le dernier aspect de la gouvernance est l'observation des prochaines élections. Là aussi, je suis heureux de parler ici au Sénat, parce que la France, outre les observateurs qui vont être envoyés au niveau européen, a décidé d'envoyer des parlementaires. Un ou des sénateurs, un ou des députés et des députés européens français viendront donc sans doute le 7 mars pour faire de l'observation électorale.

J'en ai terminé. Je vais très rapidement vous dire, puisque je vous l'avais annoncé, que nous travaillons aussi avec la société civile. Nous avons tout un programme, que je ne vais pas détailler. Nous avons également tout un programme pour la formation des élites. Retenez juste que l'on envoie 200 boursiers par an en France. C'est donc un vrai effort que l'on fait pour aider l'Université irakienne à se relever. Nous travaillons également dans le domaine de la recherche, avec le dernier outil innovant que nous sommes en train de mettre en place, un Centre français de recherche en archéologie et en sciences sociales, que nous allons ouvrir dans la citadelle d'Erbil au mois de septembre, en liaison avec d'autres institutions françaises. C'est aussi très innovant.

En conclusion, la reconstruction et la renaissance de l'Irak, comme le disait Kant, est un impératif moral mais aussi politique, géopolitique, économique et culturel. J'espère vous avoir convaincu que la ligne qui a été fixée par le Président de la République Nicolas Sarkozy et qui est mise en oeuvre par Bernard Kouchner est extrêmement claire, extrêmement volontariste. Nous sommes aux côtés de l'Irak, du nouvel Irak. Cette phase de transition est évidemment porteuse d'incertitudes mais elle est aussi porteuse de fortes opportunités et c'est maintenant que la France doit se positionner, c'est maintenant que la France doit être aux côtés de l'Irak. Pas demain.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Merci, Monsieur l'ambassadeur. Votre exposé était fort intéressant. Ceci dit, vous n'avez pas décrit l'évolution de la situation dans le temps.

Boris BOILLON, ambassadeur de France en Irak - Il faudrait une heure pour le faire.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Vous aurez tout à l'heure cinq minutes. Nous devons y revenir, parce que nous avons dans l'esprit que jusqu'au milieu de 2007, l'Irak paraissait perdu, enfoncé dans une insécurité sanglante et plus ou moins omniprésente. Les choses se sont arrangées et c'est l'un des pays où les Etats-Unis ont agi avec pas mal de doigté et de succès. Ils ont été aidés, il faut le dire, par les excès d'Al-Qaïda, qui s'est rendu haïssable, mais l'Irak est aussi un pays affecté de problèmes confessionnels difficiles. Notre appétit n'est donc pas complètement éteint. Merci, encore une fois, Monsieur l'ambassadeur, par votre très intéressante contribution.

Je vais donner la parole à Monsieur Fareed Yasseen, qui va nous dire comment il se fait qu'il parle si parfaitement français. Ce n'est pas si évident pour quelqu'un qui est ambassadeur dans son pays et qui en est l'un des plus hauts fonctionnaires. Je lui ai demandé hier s'il n'avait pas l'intention de faire de la politique. Il m'a répondu « surtout pas ». Il est vrai que c'est le choix de la sagesse. Monsieur Yasseen, faites-nous, si c'est possible, un panorama de la situation : d'où vient-on, où va-t-on et comment s'est effectuée la transition vers un état de choses beaucoup plus prometteur qu'on ne pouvait le penser ?

Fareed YASSEEN, ambassadeur, gouvernement de la République d'Irak - Merci. Je m'étais promis de parler en anglais si l'on me disait que mon français était bon... Je parle français parce que je suis comme vous, Monsieur le ministre, fils de diplomate. Je vous remercie de m'avoir invité à parler de l'Irak actuel.

Je trouve que le titre de la session est très approprié, très pertinent. Ce choix décrit bien ce qui se passe en Irak. Nous vivons maintenant en Irak, après une longue absence, qu'a notée mon voisin, un renouveau, une renaissance. Mais c'est un titre qui n'est pas sans ironie, puisque parler de « renaissance » comprend implicitement l'idée de destruction. L'Irak a été détruit par une dictature basée sur une idéologie totalitaire, le Baas, qui en arabe signifie « renaissance ».

Cependant, l'Irak est en train de renaître, sous une forme différente, selon un processus politique compliqué, qui n'est pas encore terminé. Ce processus a commencé avec une intervention américaine, qui a mis à bas le régime ancien. Il se caractérise par deux choses. D'abord, il est mû dès les premiers jours par une volonté irakienne, qui a dû quelquefois faire face à des réticences américaines pour faire avancer ce processus. Ensuite, ce processus porte en lui-même les sources de sa légitimité, d'abord internationale, en impliquant autant que faire se pouvait les Nations-Unies et son Conseil de Sécurité, et ensuite populaire, en se basant sur des élections, dont les prochaines auront lieu le 7 mars. Cependant, ce processus rencontre des résistances, dont je parlerai plus tard.

Pourquoi renaître sous une autre forme ? Simplement parce que nous voulons tirer les leçons de notre passé et des erreurs commises. Il y a eu, depuis la création de l'Irak, une véritable contradiction et aucune correspondance entre la sur-centralisation des superstructures du gouvernement irakien et la nature riche et diverse de sa population, qui compte de nombreuses communautés, en particulier les Kurdes. Ceci explique l'apparition de la répression et du militarisme, qui ont conduit à la succession de coups d'Etat, le premier dès les années 1930. Ceci explique aussi les nombreuses guerres menées par le gouvernement contre plusieurs communautés irakiennes, au sud et au nord. Certaines ont duré des décennies.

C'est pourquoi les directions des principaux courants politiques irakiens ont négocié, avec l'accord des autorités d'occupation américaines, un programme d'action, obtenu le 15 novembre 2003, pour engager l'Irak dans un processus qui a mis en place un gouvernement constitutionnel en 2006. Ce processus, approuvé par le Conseil de Sécurité dans sa résolution 1 546, est passé par plusieurs étapes. La première était la restitution de l'autorité à un gouvernement intérimaire approuvé par les Nations-Unies. Ce fut fait en juin 2004. La seconde étape fut la tenue d'élections pour une assemblée constituante, qui formerait un gouvernement transitoire et qui serait chargée de rédiger une constitution, ce qui fut fait en janvier 2005. La troisième étape fut l'approbation du texte de la constitution, en octobre 2005. Finalement, l'élection d'un gouvernement constitutionnel fut faite en décembre 2005.

Cependant, ce processus n'est pas encore terminé. D'abord, il est prévu, et Boris Boillon en a parlé, une révision constitutionnelle, dont les éléments incluraient la mise en place d'une seconde chambre, d'un Sénat. Ensuite, nous avons hérité de problèmes qu'il faudrait résoudre. Qu'allons-nous faire de Kirkouk ? Nous avons des frontières internes à redessiner, et cetera . Ces choses vont demander beaucoup d'attention, de doigté et de bonne volonté.

J'aimerais d'abord noter que les autorités d'occupation américaines voulaient un processus tout à fait différent. Ils voulaient un processus qui s'étendrait sur deux ans et qui aboutirait à des élections non pas début 2005 mais fin 2007. Les raisons pour lesquelles les forces politiques irakiennes ont poussé, fort, pour obtenir des élections plus tôt, étaient d'abord la volonté d'assurer la légitimité du gouvernement. Jusqu'aux élections, des gens disaient qu'ils parlaient au nom du peuple irakien. Il fallait que ce soit un gouvernement représentatif et légitime qui puisse le faire, sans conteste. Deuxièmement, il fallait que des représentants du peuple, élus par le peuple, rédigent la constitution. L'idée principale des Américains, à l'époque, était que la constitution serait écrite par des experts. C'est un point sur lequel l'Ayatollah Sistani l'autorité religieuse la plus influente en Irak, a vraiment fortement insisté, et je pense qu'il a eu raison. Je mentionne ce point parce que l'on rencontre toujours des gens qui disent que la constitution irakienne a été écrite par des experts américains. C'est une chose que j'ai lue récemment dans Le Monde , un journal qui se trompe quelquefois.

Quelles sont les conséquences de ce processus politique ? Elles sont majeures, elles sont vraiment d'ordre historique en Irak. D'abord, nous avons un gouvernement qui est plus représentatif de la diversité irakienne. Cela veut dire principalement que la communauté chiite, majoritaire en Irak, n'est plus sans voix. Cela suscite quelquefois des réactions. On a parlé du « croissant chiite ». C'est une conséquence démocratique.

Le deuxième point est la reconnaissance des acquis de la communauté kurde, qui gère maintenant directement les affaires qui ne sont pas constitutionnellement sous la responsabilité du gouvernement de Bagdad.

Le troisième élément est une décentralisation du pouvoir, comme le montre le budget fédéral qui vient d'être voté et qui donne des ressources considérables aux provinces. Ce point est important pour les entreprises françaises voulant investir en Irak. Vous aurez des interlocuteurs non seulement à Bagdad mais aussi dans les gouvernorats.

Le quatrième élément est le réajustement de la présence et de l'influence américaine qui vont vers une normalisation. D'occupants, les Américains sont devenus en quelques années et aussi par leur propre volonté, il faut le dire, des partenaires. Nos relations sont maintenant gérées par des accords stratégiques. Un accord-cadre englobe toutes sortes de relations, économiques, sociales, politiques et culturelles. Cet accord gère aussi la présence des forces armées américaines en Irak qui, comme l'a dit Boris Boillon quitteront définitivement l'Irak fin 2011.

Cela n'a pas été sans mal. Nous avons dû faire face à une insurrection, à une activité terroriste sans pareil, à ce que je n'appellerai pas une guerre civile mais, vraiment, une guerre contre les civils. Boris Boillon parlait d'une moyenne de 60 morts par jour. En 2006 et 2007, il y avait une centaine de morts par jour dans l'agglomération de Bagdad. C'est énorme. Des régions et des villes entières sont devenues des zones interdites, sans aucune présence de l'Etat.

Cependant, tout cela a changé, comme l'a dit Monsieur le ministre. Une nouvelle stratégie dont on a parlé, le « surge » américain, qui était tant une stratégie militaire qu'une stratégie politique, a permis de renverser toutes ces tendances. Cette stratégie, qui a réussi, a fait que les insurgés et les terroristes ne présentent plus de menace stratégique pour l'Etat irakien. Ils présentent toujours une menace, comme l'ont montré les exemples récents qu'a dénombrés Boris Boillon, et j'ai échappé de peu à l'un d'eux, mais ils ne vont pas changer la marche des choses.

Il y a maintenant, un peu partout dans le monde, une acceptation de l'Irak. La France a été l'un des premiers pays à le faire, grâce aux visites qu'a mentionnées Boris Boillon, mais la France n'est pas seule. Des développements régionaux très importants ont eu lieu. L'Egypte, en particulier, a fait le choix stratégique de se placer aux côtés de l'Irak. Elle a nommé un ambassadeur, elle a reçu récemment notre premier ministre et nous avons signé avec elle plus de quarante accords économiques. Nos voisins turcs et iraniens sont en compétition en Irak dans tous les domaines, économiques, politiques et autres. Tout récemment, les compagnies internationales pétrolières se sont engagées à investir en Irak des sommes considérables, qui feront que l'Irak, d'ici une dizaine d'années, occupera la position qu'il occupait auparavant au sein de l'OPEP. Il sera peut-être le second producteur de l'OPEP.

En résumé, c'est une véritable restauration que nous avons. L'Irak était dans les années 1950 sur une pente ascendante. Elle a été entrecoupée par un coup d'Etat en 1958. Durant les années 1960, nous avons continué sur une certaine pente ascendante, mais grâce à l'inertie. Ensuite, le Baas et le régime de Saddam Hussein nous ont mis hors-course. Vraiment, nous sommes sur une trajectoire ascendante, qui va être assise par les prochaines élections, qui sont très importantes, car tout ce qui a précédé était transitoire. Même le gouvernement constitutionnel, qui a duré quatre ans, avait des allures de gouvernement transitoire.

La force des élections que nous allons avoir tient à notre loi électorale, qui donne une voix particulièrement importante aux électeurs irakiens par rapport aux partis. Les élections précédentes étaient régies par une loi électorale qui favorisait les partis. Les élections de mars 2010 vont permettre aux électeurs irakiens de voter pour une personne. Tous les politiciens prennent cela très au sérieux. Certains ont même franchement peur. Cela fait que je sois ici plutôt que le vice-président, qui est en train de mener campagne et se trouve maintenant, je pense, à Nassiriya, sa circonscription. Ce qui est vraiment intéressant dans ces élections, ce ne sont pas les élections elles-mêmes, ce sera le processus politique qui les suivra. Les premières élections, en Irak, ont amené à des coalitions identitaires. Je crois que les élections qui auront lieu dans six semaines amèneront à une compétition entre les communautés et vont peut-être mener à la formation de coalitions qui dépasseront le cadre identitaire, avec l'émergence d'une politique nationale comme vous en faites ici, en France. Nous verrons.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Je vais maintenant donner la parole à Monsieur Masroor Barzani. Les Barzani sont une véritable dynastie au Kurdistan. Quand nous avons été à Erbil, Avec Madame Cerisier-ben Guiga - Erbil est la capitale de l'entité kurde -, nous avons rencontré le président, qui est un Barzani. Je crois bien que votre représentant à Paris est aussi un Barzani. Si l'on n'est pas un Barzani, au Kurdistan, il est difficile de faire surface !

Nous attendons de vous, Monsieur Barzani, qui êtes responsable de la sécurité et du renseignement dans votre pays, de nous dire où en est le Kurdistan. Je ne sais pas si l'on peut parler d'un Etat kurde, car le Kurdistan fait évidemment partie de l'Irak, mais il est très largement autonome, avec une force de défense, les Peshmergas, qui forment une véritable armée, disciplinée et motivée. Les Kurdes font partie de l'Irak et en même temps ils ont beaucoup progressé sur la voie de l'autonomie. Ils attirent les investissements étrangers. Ils ont construit un grand aéroport moderne au Kurdistan. Quand nous avons été à Erbil, nous ne sommes pas passés par Bagdad, mais sommes allés directement à Erbil.

Dites-nous où en est l'autonomie kurde et quelles perspectives vous voyez pour l'avenir. Parlez-nous aussi des points qui font encore contentieux avec l'Etat central, notamment Kirkouk, la capitale du nord. Où va-t-on, à Kirkouk ? Quelles solutions envisagez-vous ?

Masroor BARZANI, chef des services de renseignement du Parti démocratique kurde (KDP) - Je serai très heureux de vous donner la perspective kurde et un bilan général de la situation en Irak. Pour ce faire, je me concentrerai sur ce qui, à nos yeux, constitue le problème principal, sur les solutions possibles et sur la manière d'aller de l'avant. J'espère que vous aurez ainsi des réponses à un certain nombre des questions que vous avez posées.

Mesdames et messieurs, c'est un grand honneur pour moi de parler devant vous aujourd'hui, dans le pays où sont nés un grand nombre des idéaux démocratiques pour lesquels nous luttons encore aujourd'hui. Alors que je m'exprime devant vous, je me rappelle les grandes traditions françaises d'engagement pour la liberté, le respect de la propriété, la sécurité individuelle et la lutte contre l'oppression. Toutes ces valeurs, intégrées il y a deux cents ans à la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, et fondées sur la fraternité et l'égalité, restent des valeurs-guides pour tous ceux, dans le monde, qui souhaitent un monde plus juste, qui souhaitent être réellement représentés par leurs institutions politiques, qui souhaitent vivre sans faire l'objet d'injustice de la part de ceux chargés de protéger, préserver et promouvoir le bien commun.

Les avertissements du Baron de Montesquieu selon qui l'expérience montre que tout homme investi d'un pouvoir est prêt à en abuser et à exercer son autorité aussi loin que possible sont inhérents à la lutte pour réaliser ces objectifs et à la Déclaration elle-même. Il a sagement reconnu, et l'Histoire l'a prouvé, qu'aucun gouvernement ne peut aspirer aux idéaux démocratiques les plus basiques et qu'aucun homme et aucune femme ne peuvent respecter les plus fondamentaux des droits de l'homme sans qu'il n'y ait séparation des pouvoirs, sans que le gouvernement ne soit organisé de manière à ce que personne ne puisse craindre autrui.

Peu d'endroits symbolisent aussi clairement que l'Irak les dangers inhérents à l'ignorance de cet édit. Depuis son indépendance, les Kurdes, les Arabes et les autres communautés ont souffert de l'incapacité ou de l'absence de volonté des leaders irakiens d'accepter ces principes de base. Des minorités ethniques et religieuses ont fait l'objet de génocides perpétrés par des leaders souhaitant créer un Etat centralisé et fort, idéalisé à partir de la fabrication post-guerre qu'est l'Irak actuel. Dans leur quête incessante pour l'uniformité, ils n'ont n'a pas trouvé l'unité mais la division et la ruine. Les résultats sont terribles pour tout le monde : des centaines de milliers de personnes ont été massacrées et la grande richesse issue du pétrole a été dilapidée. Les Kurdes, qui constituent l'une des principales composantes de l'Irak, ont été victimes d'un génocide, d'attaques chimiques et d'opérations infâmes et épouvantables au cours desquelles plus de 182  000 personnes, surtout des femmes et des enfants, ont péri tandis que 90 % de nos villages étaient détruits et rasés. Ce passé bien connu a causé une méfiance et une crainte entre les individus, les communautés, le peuple et le gouvernement. Les personnes désavantagées, faibles ou vulnérables attendent des plus forts qu'ils s'adonnent au pillage tandis que domine une culture de la revanche et des représailles.

Nous espérions que ce cycle tragique serait brisé grâce à l'adoption de principes démocratiques fédéraux et à la ratification de la constitution de 2005, par plus de 80% de l'électorat irakien ayant voté. Nous espérions qu'une nouvelle ère allait commencer, dans laquelle nos différences ne seraient plus perçues comme notre grande faiblesse mais deviendraient au contraire notre plus grande force, chaque composante de la société participant pacifiquement au progrès de tous. C'était un futur où le pouvoir devait être partagé et limité, comme le préconisait Montesquieu, et où personne ne devait avoir peur de l'autre. Toutefois, ces dernières années nous ont montré que de nombreux défis restaient à relever. Un vide sécuritaire existait dans de nombreuses régions du pays ce qui a permis à des terroristes locaux et internationaux de s'imposer auprès de certains segments de la population en jouant sur la question de la méfiance. Par d'horribles attaques, ils ont fait renaître le sentiment d'insécurité entre les communautés irakiennes, surtout entre sunnites et chiites, ce qui sape tout sentiment de fraternité.

Des leaders faibles sont arrivés, autorisant des entités internationales aux intentions douteuses à jouer un rôle dans l'orientation de notre développement. L'incompétence a nourri une corruption rampante qui existe maintenant à tous les niveaux de notre administration. Ce ne sont plus des fonctionnaires qui travaillent pour l'Etat, mais des personnes intéressées par le profit. Dans ces circonstances, l'on voit sans surprise que la loyauté ethnique l'emporte toujours sur le sentiment national. C'est la réalité de l'Irak ; des voeux pieux et des solutions imposées ne peuvent changer cet héritage. Il faut l'accepter et le comprendre si nous voulons un jour le dépasser et changer le cours de l'histoire. Aucun Irakien ne peut prospérer tandis que certains vivent dans la crainte. Aucun progrès ne peut être réalisé sans une confiance dans les règles fondamentales de ce système.

Le Kurdistan, malgré tous ces défis, a pu largement contribuer à l'unité du pays. Il s'agit aujourd'hui de la région la plus sûre et la plus pacifique d'Irak, ce qui a permis son développement économique. Cela a été essentiellement possible en raison de la prédominance de la culture de la tolérance et de la coexistence religieuse. L'expérience du Kurdistan et la réconciliation nationale qui y a est pratiquée pourraient montrer l'exemple au reste de l'Irak. C'est donc vraiment le coeur de notre lutte, qui vise à établir la séparation des pouvoirs et l'état de droit qui caractérisent les démocraties modernes. Ces valeurs sont inscrites dans notre Constitution mais ce n'est que par leur application pleine et entière que nous trouverons la paix et le progrès. Si nous n'adoptons pas ces valeurs, nous nous retrouverons sous le joug de despotes, quels qu'ils soient. En effet, la constitution va au-delà de tout conflit, de toute question ou de toute loi. Elle va bien au-delà de la concurrence pour le pétrole et le gaz, pour l'allocation des sièges parlementaires ou du budget. La question porte sur le type d'Etat, de population et de communauté de l'Irak. La constitution est la source de notre capacité à être confiants et en sécurité, pour être conscients que le nouvel Irak sera en rupture avec son passe répressif. Elle nous unit du fait de nos objectifs communs de progrès et de justice, tandis que les différentes communautés garantissent nos différences. J'apparais ici engagé en faveur des principes fédéraux et démocratiques inscrits dans la constitution irakienne non en tant que Kurde, mais parce que, comme tous les Irakiens, je suis victime d'un passé despotique.

En reconnaissant l'importance d'un gouvernement local et régional fort, la constitution réaffirme au peuple irakien ayant tant souffert que le nouvel Irak évitera toute centralisation excessive du pouvoir, qui avait conduit à ce désastre. Dans l'intérêt de tous les Irakiens, elle réduit la férocité de la concurrence dans tout service en déléguant davantage l'autorité et les responsabilités. Cette délégation des pouvoirs est essentielle pour faire face à la corruption et créer un cercle vertueux de concurrence pacifique qui fera progressivement disparaître l'incompétence.

Aujourd'hui, mon message est un message d'optimisme et non de pessimisme. A plusieurs égards, nous avons des chances. Nous avons des réponses à nos principaux problèmes. Nous avons élu un gouvernement et nous croyons en ses promesses. Nous savons ce que nous devons faire. Il nous reste à avoir assez de courage et de sagesse pour vraiment appliquer les règles d'un système démocratique fédéral qui ont fait leurs preuves et permettent de diriger un pays et de protéger son peuple. C'est la seule manière dont l'Irak et le peuple irakien pourront atteindre l'unité et enregistrer les progrès que l'on a vus ailleurs.

Nous, en tant que Kurdes et plus largement en tant qu'Irakiens, vous, en tant que Français et Européens, et de manière plus large la communauté internationale, nous ne pouvons hésiter et tergiverser vis-à-vis de ces valeurs. Pour surmonter le principal obstacle de la désunion, l'Irak doit pouvoir protéger son peuple, lui insuffler de la confiance dans sa bienveillance et lui garantir que les responsables ne seront plus des oppresseurs. Quelle que soit son appartenance religieuse, quelle que soit sa région de l'Irak, de Bassorah à Zakho, de Erbil à Bagdad, les Irakiens devront avoir leur mot à dire sur leur destin et auront des droits garantis par la constitution. C'est la base de notre fraternité. C'est le seul espoir pour l'avenir de l'Irak.

Je vous remercie.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Nous avons le temps de débattre. Je voudrais commencer en faisant l'observation suivante : nos intervenants, surtout l'ambassadeur de France et Monsieur Barzani, ont évité de traiter des sujets délicats. En choisissant de parler de l'action de la France en Irak, qui nous intéresse naturellement beaucoup, l'ambassadeur a évité, en parfait diplomate, de nous dire où en était l'Irak. Il a parlé de la sécurité, mais pas du reste. Monsieur Barzani a exposé des sentiments qui nous ont touchés, mais il ne nous a pas dit un mot de Kirkouk.

Je vais donc aller les chercher dans leurs « repaires » et demander à l'ambassadeur de France de nous rappeler comment et pourquoi l'Irak, qui en 2007 paraissait perdu, a évolué. L'on ne savait que critiquer les Etats-Unis : pourquoi l'Amérique avait-elle eu la malencontreuse idée d'envahir l'Irak ? Puis la situation a évolué. Comment ? Pourquoi ? Monsieur l'ambassadeur, pouvez-vous nous rappeler cela, et aborder ce sujet difficile et délicat ?

Boris BOILLON, ambassadeur de France en Irak - Vous avez raison de signaler que l'Irak a effectué en quelques années un renversement à 180 degrés et que l'on est passé d'une situation absolument chaotique à la situation actuelle, qui incite à l'optimisme pour l'avenir. Des éléments de réponse ont été donnés à votre question. Fareed Yasseen a mentionné le « surge » américain, qui marque en fait le début d'un renversement. Ensuite, d'autres signaux sont apparus, notamment les élections régionales de janvier 2009. Pour la première fois, l'on a vu apparaître clairement un sentiment national irakien, avec la victoire de partis qui avaient pour programme la volonté d'unité nationale. L'on sent clairement depuis cette époque, dans toutes les parties de l'Irak, cette volonté de dépasser les clivages.

La raison est aussi physique. Comme le disait l'humoriste algérien Fellag, « Quand on est au fond du trou, on remonte. » Il se trouve que l'Irak est allé très loin. Fareed Yasseen signalait justement que durant les années 2007 et 2008, l'on comptait 150 ou 200 morts par jour à Bagdad. L'on ne peut pas continuer de la sorte à l'infini. Vient donc forcément le moment d'une reprise en main, où les hommes politiques se font mieux entendre. A partir de 2008, l'on a senti ce renversement, qui va en s'accentuant.

C'est la raison pour laquelle les élections qui viennent seront vraiment décisives. Ce seront vraiment des élections qui marqueront une nouvelle étape, qui permettront d'avancer. Je note, de manière intéressante, que les cinq principales coalitions qui se présentent à ces élections - la coalition de l'actuel premier ministre, la coalition menée par le parti religieux chiite ANI, la coalition kurde et deux coalitions dites laïques, l'une emmenée par l'ancien premier ministre Alaoui et l'autre par l'actuel ministre de la défense - ont toutes un programme dépassant les clivages confessionnels, religieux et tribaux. Certains vous diront que ce ne sont que des mots. Peut-être, mais en attendant, ces mots sont là et dans le processus actuel irakien de sortie de crise et de sortie de conflit, les mots sont importants.

Vous me demandez quelles sont les causes de cette évolution en Irak. Sans faire de psychologie à deux euros, il y a aussi le fait que l'on parle plus. Quand on dit qu'il y a un ancrage démocratique en Irak, je vous prie de croire que ce ne sont pas des mots. C'est une réalité. Je peux vous dire qu'à mon sens, actuellement, l'Irak est sans doute le pays du monde arabo-musulman où la liberté de la presse est la plus nette et la plus claire. Evidemment, chaque organe de presse appartient à un parti ou à une tendance. En attendant, il y a une vraie liberté de la presse, des vrais débats s'organisent et c'est très impressionnant. Dans la presse irakienne, l'on a tous les jours des débats extrêmement vivants et des prises à parti. C'est aussi ce processus de mise en mots qui permet de guérir les maux. C'est ce processus lent que l'Irak a commencé et qu'à titre personnel, je trouve très dynamique.

Evidemment, l'on peut toujours voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein. L'on peut toujours dire que rien n'est parfait, que certaines choses ne vont pas. La loi électorale a été extrêmement dure à accoucher. Il y a des difficultés en Irak. L'intéressant, cependant, dans l'actuel creuset démocratique irakien, est que l'on arrive toujours à trouver du consensus. Songez que la triple présidence irakienne n'est pas inscrite dans la constitution. Elle est née des conditions de la guerre civile, tellement atroce qu'ils ont senti l'obligation d'avoir trois présidents, chacun représentant une confession. L'on est en train de dépasser cela, puisque normalement, après les prochaines élections, il n'y aura plus qu'un seul président.

Ces institutions, créées sur une base ad hoc , ont donc créé du consensus. Le trio présidentiel est remarquable. Quand il y a un problème ou un débat, le président et les deux vice-présidents discutent, produisent du consensus et les choses avancent. Elles avancent parfois lentement, c'est vrai. Vous évoquiez tout à l'heure Kirkouk, mais je pourrais aussi vous parler de la loi sur les hydrocarbures. Il y en quatre, d'ailleurs, des lois sur les hydrocarbures. Je pourrais aussi vous parler du problème de la répartition du budget entre le Kurdistan et le reste du pays. Evidemment, il y a des problèmes, mais dans quel pays n'y a-t-il pas de problèmes ? Il y a bien sûr des apories.

Cependant, mon avis personnel sur ces règlements n'a pas d'intérêt. J'ai un avis très précis sur Kirkouk, mais je tiens à rester ambassadeur. Le problème de Kirkouk se réglera dans la durée. Il s'agit d'un problème humain énorme, de souffrances inédites, de dizaines de familles déportées, du sang, de la mort, des souvenirs terribles. Il ne se règle pas sur un coin de table au Parlement. Il va prendre du temps. Il faut faire confiance aux Irakiens, car ils sont les premiers concernés, en sachant qu'ils ont déjà réglé de nombreux problèmes et que les élections de mars sont un miracle. Je ne connais pas beaucoup de pays dans le monde qui, dans la situation de l'Irak il y a encore deux ans, auraient pu trouver les ressources pour organiser des élections dans de bonnes conditions, comme les élections régionales de l'an dernier et les élections de mars prochain. C'est exceptionnel, l'on ne peut que le reconnaître.

Ne mettons donc pas la charrue avant les boeufs. Enormément de problèmes ont déjà été réglés par les Irakiens, aidés parfois par les Etats-Unis, dont j'ai souligné le rôle positif. Les Américains ont fait des dégâts mais ils ont aussi contribué à aider et ils continuent, en mettant en place beaucoup de moyens et d'énergie. Sur les grandes questions comme Kirkouk, qui sont centrales car elles concernent l'identité, il va falloir un peu de temps.

J'insiste encore sur le caractère vivant du jeu démocratique en Irak. Bien sûr, tout n'est pas parfait. Bien sûr, il y a des choses à redire sur les élections qui se déroulent actuellement. Des candidats ont été exclus selon des critères que l'on n'identifie pas toujours très clairement. Cependant, globalement, le travail est fait. Les choses avancent et avancent bien.

Je voulais également, puisque vous parliez du Kurdistan, vous dire que la constitution irakienne prévoit la constitution de régions, puisque c'est une République fédérale. Il n'existe actuellement qu'une seule région, que l'on appelle le GRK, le Gouvernement Régional du Kurdistan, constitué de trois provinces, Sulaymaniya, Erbil et Dahuk, qui représentent environ 15 % du territoire national. Des débats existent actuellement entre le gouvernement régional et les autorités centrales. Masroor Barzani a justement insisté sur la longue histoire de la méfiance, qui ne va pas s'évaporer en quelques mois. Cependant, du travail a été fait. Une commission a été mise en place, avec le gouvernement central et le gouvernement régional, notamment pour traiter la question de ce que l'on appelle « les territoires disputés ». Cette commission a déjà le mérite d'exister. Les Nations-Unies travaillent, sont constamment sur le terrain et essaient les uns et les autres à avancer. Evidemment, des débats existent. Une question concerne le pourcentage du budget national que l'on alloue au Kurdistan.

Pour moi, enfin, le Kurdistan d'Irak est une porte fantastique sur l'Irak, parce qu'une sécurité totale y règne et parce que les spécificités locales, les réglementations locales sont extrêmement accueillantes pour les étrangers, pour les investissements. Nous autres Français, de plus en plus, nous souhaitons utiliser le nord du pays, le GRK, qui reste irakien, pour pouvoir organiser des séminaires et des réunions. Pour vous autres, Français, qui souhaitez vous rendre en Irak, cela peut être une porte d'entrée très utile. A partir d'Erbil ou de Sulaymaniya, vous pouvez rayonner dans le reste de l'Irak.

N'oublions toutefois pas que l'Irak est un. En tant qu'ambassadeur, je ne peux être que d'une extrême fermeté sur ce point. Je n'imagine pas, pour les cent prochaines années, autre chose qu'un Irak uni. Je crois que les Kurdes comme les Arabes ont clairement conscience de leur intérêt commun à être unis. Une identité irakienne existe. On la voit dans le dialecte local, dans les références. Il existe un passé et un passif très lourds de haine, mais il existe en même temps un vrai pays qui s'appelle l'Irak et qui va perdurer, c'est plus que mon intime conviction, indépendamment des conflits qui peuvent exister et qui sont bien naturels. Nous aussi, nous avons connu des conflits, sur notre territoire centralisé. Souvenez-vous des romans du début du XX ème siècle avec des Bretons qui expliquaient avoir appris le français à coups de schlague dans les écoles de la République, avec les hussards noirs de la République. Nous ne sommes donc pas tellement éloignés les uns des autres.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Merci pour ces indications précieuses. A la salle maintenant de poser des questions.

Patrycja SASNAL, analyste du Moyen-Orient, Institut polonais des affaires internationales - J'ai beaucoup apprécié les trois intervenants mais je suis assez surprise de constater que tous les trois, vous avez dressé le même tableau positif et optimiste de l'Irak. Je voudrais vous donner un chiffre, qui me semble nettement plus angoissant. Selon la perception générale, le Pakistan et l'Afghanistan seraient aujourd'hui les régions les plus dangereuses du monde, où nous serions face aux conflits les plus meurtriers. Les derniers rapports évoquent 2 500 morts en Afghanistan et 3 000 morts au Pakistan, tandis que le nombre officiel de morts en Irak s'élève à 4 500 en 2009. Je me demande donc si l'Irak est vraiment le lieu sûr de la région, tandis que l'Afghanistan ne serait pas ce lieu sûr.

Vos exposés oublient notamment le problème baasiste, car les baasistes ont encore beaucoup de soutiens au sein de la communauté sunnite. Les chiites et les Kurdes font entendre leurs voix, mais les sunnites ont l'impression de ne pas se faire entendre. C'est très bien d'avoir un gouvernement tripartite avec un représentant sunnite, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y aura plus de violences de la part des membres du Baas, qui ont encore leurs bureaux en Jordanie ou en Syrie. Comment voyez-vous l'intégration de ces personnes en Irak ? Sera-t-elle possible ? Essaie-t-on d'avoir des relations avec ces personnes ? Quelle est selon vous la solution à ce problème ?

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Je demanderai à Monsieur Barzani et peut-être à Monsieur Yasseen de répondre.

Masroor BARZANI, chef des services de renseignement kurdes du Parti démocratique kurde (KDP) - Quand je parlais de la sécurité et de la paix qui règne au Kurdistan, je voulais dire que le Kurdistan est relativement sûr et pacifié par rapport au reste du pays. Personne ne niera qu'il y a encore de la violence, des bombes et des problèmes dans le reste du pays. Notre espoir est que le modèle suivi dans la région du Kurdistan puisse être étendu au reste de l'Irak, de façon à ce que nous puissions surmonter, au fil des ans, les difficultés. Nous croyons que le principal problème est politique, avant d'être un problème de sécurité. Si les gens n'ont pas de raison de rejoindre des insurrections ou d'aider des organisations terroristes à rentrer dans le pays, ils ne le feront probablement pas. Il faut donc parvenir à des compromis entre toutes les parties en présence.

Vous avez évoqué la situation des sunnites, qui se sentent peut-être exclus du processus en cours en Irak. La communauté sunnite est une composante importante du pays et l'Irak ne sera jamais au complet sans toutes ses composantes. La composante sunnite doit donc faire partie du processus politique pour pouvoir réussir à l'échelle irakienne et notamment lors des élections de mars. Le problème est que lors des dernières élections, les sunnites ont eux-mêmes décidé de boycotter le scrutin. Nous espérons que cela ne se reproduira pas lors des élections de mars. C'est aux sunnites de décider de participer au processus politique.

Vous avez évoqué les baasistes. Je pense qu'il faut vraiment faire une distinction entre ceux qui ont commis des crimes pendant le régime de Saddam Hussein et ceux qui ont été baasistes de force, qui ont été contraints de rejoindre le parti Baas pour garder leur emploi, pour ne pas être expulsés. Si l'on fait cette distinction, le droit irakien donne les moyens d'amener devant la justice ceux qui ont commis des crimes. Ceux qui n'ont fait que suivre le parti parce que cela leur a permis de vivre, il faut les réintégrer dans le processus politique et dans la communauté.

Fareed YASSEEN, ambassadeur, gouvernement de la République d'Irak - Vous mentionnez les sunnites. Il y a des sunnites au gouvernement et il y aura de nombreux candidats sunnites aux élections qui auront lieu dans quelques semaines. Les sunnites auront une voix dans la gestion des affaires. S'agira-t-il d'une voix qui exclut les autres ? Non. Ce n'est plus possible. Leur inclusion dans le processus politique est une décision de tous les acteurs politiques irakiens.

Je vous donnerai un exemple. Masroor Barzani vient de dire que les sunnites arabes ont boycotté les élections à l'assemblée constitutionnelle, en janvier 2005. C'est vrai. Il y a eu un nombre très peu élevé de candidats pour les représenter. Pourquoi ? A cause du système électoral, dont nous avons hérité des Nations-Unies. Cependant, c'est une autre affaire. Qu'avons-nous fait ? Nous avons fait en sorte d'inclure des gens qui n'ont pas été élus, qui représentaient cette communauté, pour la rédaction de la constitution. Je vous en mentionnerai deux : Adnan Pachachi, éminent diplomate, ancien ministre des affaires étrangères ; Saleh el-Motlaq, dont l'on parle ces jours-ci. Ils ont participé à la rédaction de la constitution. Il y a donc un effort d'inclusion. Le prochain gouvernement sera-t-il un gouvernement d'inclusion ? Je l'espère et je le crois. C'est cela, notre critère.

Je voudrais ajouter quelque chose. Vous avez demandé à Boris Boillon pourquoi l'Irak, qui était un enfer en 2007, s'est transformé en quelque chose de différent en 2008. Plusieurs éléments l'expliquent. Le « surge » américain a évidemment rendu possible cette évolution, ainsi qu'une évolution interne de la communauté sunnite irakienne, qui s'est retournée contre Al-Qaïda. C'est un élément très important. En outre, la décision politique du premier ministre de s'opposer aux milices chiites, à Bassora puis à Bagdad, a vraiment changé la donne.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - C'est d'autant plus important que le premier ministre est lui-même un chiite. Par cette action contre la sécession chiite au sud de l'Irak, il a démontré qu'il était, dans une appréciable mesure, au-dessus des appartenances confessionnelles. Cela lui a conféré une autorité nationale. Il a d'ailleurs fait campagne sur des thèmes nationaux. Ceci dit, je ne sais pas si les élections qui vont venir lui permettront de poursuivre son action. Je vous ai posé la question hier et vous m'avez dit que l'on ne pouvait pas le savoir.

Fareed YASSEEN, ambassadeur, gouvernement de la République d'Irak - Je ferai un commentaire sur ces élections de mars prochain. Personne ne peut dire avec certitude qui sera le premier ministre irakien. Cela veut dire quelque chose : ce sont les élections qui décideront.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - C'est un très bon signe, à condition que le meilleur sorte gagnant ! Je suis acquis aux élections, mais il arrive que leurs résultats nous déçoivent. C'est arrivé avec le Hamas, qui, lors des dernières élections en Cisjordanie et à Gaza, a été très largement en tête, ce qui n'a pas empêché les Occidentaux, sous la direction des Etats-Unis, eux-mêmes actionnés par Israël, de considérer que les électeurs avaient mal voté ! L'on a décidé d'ignorer le Hamas et donc les élections ! Des urnes sortent donc parfois ce que l'on ne voudrait pas voir. Sur ces paroles un peu sceptiques, écoutons deux autres questions.

De la salle - J'ai travaillé en Irak pendant les années 1980, l'époque honnie de Saddam Hussein. A l'époque, les femmes avaient des responsabilités importantes. J'étais dans les télécommunications, où les femmes étaient ingénieurs, chefs de services, directeurs, et cetera . Je voudrais donc savoir si la nouvelle société irakienne, qui se crée, est une société laïque où les femmes pourront avoir ce genre de responsabilités. J'ai une deuxième question : quel est le sort des chrétiens, actuellement, en Irak ?

Philippe de SUREMAIN, ancien ambassadeur en Iran - Vous avez décrit la réémergence de l'Etat irakien. Comment voyez-vous l'évolution de ses rapports avec deux de ses voisins importants, la Turquie d'abord et l'Iran ensuite ? En effet, il n'y a pas que l'Egypte.

Fareed YASSEEN, ambassadeur, gouvernement de la République d'Irak - Il y a 25 % de femmes au Parlement irakien.

Jean FRANCOIS-PONCET, sénateur, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Nous ne pouvons pas en dire autant.

Fareed YASSEEN, ambassadeur, gouvernement de la République d'Irak - les femmes jouent réellement leur rôle. Récemment, j'ai été très fier de la nomination de nouveaux ambassadeurs, dont trois femmes. C'est une très bonne évolution. Je suis moi-même très sensible à ce problème. Ma mère était professeur d'Université. Maintenant, elle est à la retraite. Mes tantes étaient médecins, et cela continue. Si vous allez dans les universités irakiennes, vous verrez que la majorité des étudiants sont des femmes et qu'en général les majors de promotions sont des femmes. Nous allons donc être gouvernés par elles.

Les chrétiens sont un problème très important. Leur présence est essentielle à l'Irak. Je vous parle comme quelqu'un qui a fait ses études dans une école fondée par les jésuites américains et où j'avais de nombreux collègues chrétiens. L'Irak ne sera pas le même sans eux. Il faut qu'ils restent, il faut les protéger. Malheureusement, c'est une population faible, que l'on a ciblée de manière vicieuse. Cependant, l'Etat fait tout son possible pour les protéger et faire en sorte qu'ils puissent jouer pleinement leur rôle.

S'agissant de l'Iran et de la Turquie, ce sont nos deux voisins les plus importants, et pas seulement pour des questions d'eau. L'Irak est l'un des rares pays qui soit forcé, par ses intérêts nationaux, à avoir de très bonnes relations avec l'Iran et avec les Etats-Unis. Je crois que nous parvenons à le faire. Nous sommes même quelquefois parvenus à les asseoir à la même table. Notre problème est de traiter d'égal à égal avec eux. Pour cela, il faut que nous puissions construire notre pays. C'est ce que nous sommes en train de faire. L'Iran a été à notre côté pour la construction de l'Irak. Je me souviens d'une visite de la première délégation du conseil de gouvernement aux Nations-Unies, en juillet 2003. Nous avions été presque ignorés par les représentants des pays arabes mais nous avons été invités à dîner par le représentant du gouvernement iranien. Beaucoup de nos dirigeants ont passé des années d'exil en Iran et ils entretiennent des amitiés personnelles avec des dirigeants iraniens, ainsi qu'avec des dirigeants syriens. Nous avons donc de bonnes relations avec l'Iran.

La Turquie est maintenant notre premier interlocuteur économique. Il sera difficile de le déloger. Les Turcs sont en train de cueillir les fruits de leur courage, car durant les six dernières années, ils étaient présents partout en Irak. L'on parle en anglais du « first mover advantage ». Ils étaient les « first movers » , en ce qui concerne le développement économique en Irak. Il faut voir ce qu'ils sont en train de construire et d'investir au Kurdistan. J'ajouterai que nous sommes en train de construire une sorte de maison d'accueil pour le gouvernement irakien, au sein de la zone ouverte. Or c'est une entreprise turque qui assure cette construction.

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