Le Moyen-Orient à l'heure nucléaire : Quelle politique européenne pour le Moyen-Orient ?



Où en est Al-Qaïda ?
Table ronde

Monique CERISIER-ben GUIGA, sénatrice, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Où en est Al-Qaïda ? Pendant tout le périple que nous avons accompli, Jean François-Poncet et moi-même, grâce à la commission des affaires étrangères du Sénat, entre le dernier trimestre 2008 et le premier semestre 2009, c'est la question que nous n'avons cessé de nous poser, avec une ouverture presque prémonitoire au Yémen, puisque nous concluions principalement de notre voyage au Yémen qu'il était la prochaine base d'Al-Qaïda. Cela paraissait évident. Cependant, un peu partout, se posaient des questions un peu byzantines : s'agit-il d'Al-Qaïda ? Les attentats sont-ils commis par des gens qui se donnent de l'importance en les attribuant à Al-Qaïda ? S'agit-il de gens qui seraient en quelque sorte sous-traités par Al-Qaïda, qui obtiendraient leurs lettres de noblesse en s'y affiliant et qui commettraient des actes pour qu'Al-Qaïda les accepte en son sein ? Pendant huit mois de voyage, cette question fut présente.

Aujourd'hui, trois spécialistes nous donneront l'occasion ou de répondre à cette question ou de la poser de façon encore plus raffinée. Le premier sera Monsieur Alain Chouet. Homme de terrain, il ne fera pas de philosophie. Il nous parlera de la réalité. Il vient d'écrire un article dans la revue Marine , intitulé « Afghanistan, le désert des Tartares ? » Cet article est à lire. Ensuite, nous écouterons Monsieur Jean-Pierre Filiu, diplomate, actuellement professeur de sciences politiques, invité à l'université de Georgetown, aux Etats-Unis, et qui a publié plusieurs livres sur Al-Qaïda. Le dernier, Les neuf vies d'Al-Qaïda , selit presque comme un roman. Enfin, Monsieur François Heisbourg, conseiller à la Fondation pour la recherche stratégique, a publié il y a un an Après Al-Qaïda , chez Stock. Alliez-vous trop vite ? Je ne le sais pas. Nous lui demanderons, après les explications fouillées de Jean-Pierre Filiu, de conclure sur ce que l'on peut attendre du proche avenir.

Alain CHOUET, ancien chef du service renseignement de sécurité de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure - Pour ceux d'entre vous qui ne sont pas encore familiers de l'organisation interne des services spéciaux français, le service des renseignements de sécurité est chargé du recueil des renseignements et de la mise en oeuvre des mesures actives, à l'extérieur du territoire national, en matière de contre-criminalité, de contre-espionnage, de contre-prolifération et de contre-terrorisme. Ce sont des activités tout à fait ludiques qui se déroulent à l'étranger, donc évidemment dans l'illégalité la plus absolue et dans le plus grand secret. Cela donne du monde une vision un peu spécialisée. Je n'ai donc pas l'intention et la prétention de dire mal ce que Jean-Pierre Filiu et François Heisbourg vous diront très bien. J'essaierai de me borner à une approche « service du renseignement » du phénomène.

Compte tenu du thème retenu pour cette table ronde, j'avoue que j'ai hésité à participer à un exercice qui m'est d'abord apparu comme une espèce de séance de nécromancie, parce que les questions que vous avez qualifiées de byzantines, Madame Cerisier-ben Guiga, me paraissent moins byzantines qu'il n'y paraît au premier abord. Comme bon nombre de mes collègues professionnels à travers le monde, j'estime, sur la base d'informations sérieuses, recoupées, qu'Al-Qaïda est morte, sur le plan opérationnel, dans les trous à rats de Bora-Bora, en 2002. Les services pakistanais se sont ensuite contentés, de 2003 à 2008, à nous en revendre les restes par appartements, contre quelques générosités et indulgences diverses.

Sur les quelque 400 membres actifs de l'organisation qui existait en 2001 et dont l'on trouvera une assez bonne description dans l'excellent ouvrage de Marc Sageman, Understanding Terror Networks , moins d'une cinquantaine, essentiellement des seconds couteaux - à l'exception de Ben Laden lui-même et d'Ayman al-Zawahiri, qui n'ont aucune aptitude sur le plan opérationnel -, ont pu s'échapper, dans des zones reculées, dans des conditions de vie précaires et avec des moyens de communication rustiques ou incertains. Ce n'est pas avec un tel dispositif que l'on peut animer à l'échelle planétaire un réseau coordonné de violences politiques. Il apparaît d'ailleurs clairement qu'aucun des terroristes postérieurs au 11 septembre, qui ont agi à Londres, Madrid, Casablanca, Djerba, Charm-el-Cheikh, Bali, Bombay ou ailleurs, n'a eu de contacts avec l'organisation. Quant aux revendications plus ou moins décalées qui sont formulées de temps en temps par Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, à supposer d'ailleurs que l'on puisse réellement les authentifier, elles n'impliquent aucune liaison opérationnelle ou fonctionnelle entre ces terroristes et les vestiges de l'organisation.

Toutefois, comme tout le monde, je suis bien obligé de constater qu'on l'invoque à tout propos et souvent hors de propos dès qu'un acte de violence est commis par un musulman ou quand un musulman se trouve au mauvais endroit et au mauvais moment, comme dans l'histoire de l'usine AZF de Toulouse, ou même quand il n'y a pas du tout de musulman, comme dans les attaques à l'anthrax aux Etats-Unis. Or, à force de l'invoquer ainsi, un certain nombre de médias réducteurs et quelques soi-disant experts, de part et d'autre de l'Atlantique, ont fini non pas par la ressusciter mais par la transformer en une espèce d'Amédée d'Eugène Ionesco, ce mort dont le cadavre ne cesse de grandir et d'occulter la réalité et dont on ne sait pas comment se débarrasser.

L'obstination incantatoire des Occidentaux à invoquer l'organisation mythique, que l'on a qualifiée d'hyper-terroriste non par ce qu'elle a fait mais parce qu'elle s'est attaquée à l'hyper-puissance, a eu très rapidement deux effets tout à fait pervers. Premièrement, tout contestataire violent, dans le monde musulman, qu'il soit politique ou de droit commun et quelles que soient ses motivations, a vite compris qu'il devait se réclamer d'Al-Qaïda s'il voulait être pris au sérieux, s'il voulait entourer son action d'une légitimité reconnue par les autres et s'il voulait donner à son action un retentissement international.

Parallèlement, tous les régimes du monde musulman, qui ne sont pas tous vertueux, nous le savons, ont bien compris qu'ils avaient tout intérêt à faire passer leurs opposants et leurs contestataires, quels qu'ils soient, pour des membres de l'organisation de Ben Laden, s'ils voulaient pouvoir les réprimer tranquillement, si possible avec l'assistance des Occidentaux. D'où une prolifération d'« Al-Qaïda » plus ou moins désignés ou autoproclamés au Pakistan, en Irak, au Yémen, en Somalie, au Maghreb et ailleurs dans la péninsule arabique.

Le principal résultat de cette dialectique imbécile a évidemment été de renforcer le mythe d'une Al-Qaïda omniprésente, tapie derrière chaque musulman, prête à l'instrumentaliser pour frapper l'Occident en général et les Etats-Unis en particulier, au nom d'on ne sait trop quelle perversité.

Cette vision procède de plusieurs erreurs d'appréciation et de perspective. Surtout, elle génère des ripostes totalement inadaptées, parce que si Al-Qaïda n'existe pas, la violence politique islamique existe bel et bien, et l'Occident n'en est qu'une victime indirecte et collatérale. Les idéologues de la violence islamique ne sont pas des « fous de Dieu ». Ce sont des gens qui ont des objectifs précis. Leur objectif n'est pas d'islamiser le monde, c'est de prendre le pouvoir et les richesses qui y sont liées dans le monde musulman sans que l'Occident intervienne, un peu selon la même démarche que celle suivie à son époque par le frère Hassan Tourabi au Soudan. Même si l'amour-propre des Occidentaux doit en souffrir, il faut répéter sans cesse que les principales, les plus nombreuses et les premières victimes de la violence islamique sont les musulmans.

L'épicentre de cette violence islamiste n'est ni en Afghanistan ni en Irak. Il se trouve en Arabie Saoudite. C'est d'ailleurs ce pays que visait d'abord le Manifeste contre les juifs et les croisés , qui était un peu, à la fin des années 1990, le texte fondateur de l'organisation de Ben Laden. Ce manifeste visait la famille royale saoudienne bien avant les juifs et les croisés. C'est aussi ce pays qui, comme l'a dit à juste titre notre ami Antoine Sfeir, est le seul au monde à porter un nom de famille.

Toute proportion gardée, l'Arabie Saoudite se trouve à mes yeux dans une situation comparable à celle de la France du premier semestre 1789. Une famille s'est installée au pouvoir en 1926 en établissant sa légitimité sur une base religieuse et en usurpant la garde des lieux saints de l'Islam à ses titulaires historiques qui étaient la famille des Hachémites. Cette famille, les Saoud, composée aujourd'hui d'environ 3 000 princes, exerce sans partage la totalité du pouvoir et accapare une rente astronomique provenant de l'exploitation du plus riche sous-sol du monde en hydrocarbures. Afin de conserver sa légitimité face à toute forme de contestation, la famille Saoud a fermé la voie à toute forme d'expression démocratique ou pluraliste. Elle pratique et répand l'interprétation de l'Islam la plus fondamentaliste possible pour se mettre à l'abri de toute forme de surenchère dans ce domaine. La famille saoudienne est un peu comme l'Union Soviétique, qui ne voulait pas d'ennemi, donc de surenchère à gauche. Elle ne veut pas de surenchère en Islam.

Cependant, avec le temps, les retombées de la rente d'hydrocarbures ont tout de même donné naissance à diverses formes de commerces et d'industries auxquels les princes, comme tous les princes, ne sauraient évidemment toucher sans déroger et qu'ils ont concédées, moyennant des participations aux bénéfices, à des entrepreneurs roturiers majoritairement issus de pays voisins, évidemment musulmans, principalement des Yéménites et aussi, dans une large mesure, des Levantins, Syriens, Libanais et Palestiniens, plus quelques autres. Alors que l'avenir du pétrole s'annonce incertain, ces entrepreneurs font observer - à juste titre, on peut le penser, comme les bourgeois du Tiers-Etat en 1789 - que ce sont eux qui font tourner la boutique et qui préparent l'avenir du pays. Dans ces conditions, ce serait justice de les associer, sous une forme ou une autre, à l'exercice du pouvoir ou à la gestion d'une rente que la famille régnante, jusqu'à une date récente, le plus légalement du monde, assimilait à sa cassette personnelle.

Comment faire passer ce type de revendication dans un pays où toute forme d'expression pluraliste est exclue par définition ? Quelle légitimité peut-on opposer à un pouvoir qui se réclame de l'adoubement divin ? Quelle pression exercer sur un régime familial qui bénéficie à titre personnel, depuis 1945, suite au pacte de Quincy conclu à titre personnel entre le vieux Ibn Saoud et le président Roosevelt, de la protection politique et militaire de l'hyper-puissance américaine en échange du monopole sur l'exploitation des hydrocarbures ?

A l'évidence, les contestataires de cette théocratie n'ont comme recours qu'un mélange plus ou moins dosé de violence révolutionnaire et de surenchère fondamentaliste - l'on ne peut pas aller à gauche, l'on est obligé d'aller à droite - exercée à l'encontre du pouvoir et, bien sûr, de ses protecteurs extérieurs, car sans eux, le pouvoir s'écroule. Ce n'est donc pas un hasard si l'on trouve parmi les activistes islamistes les plus violents un nombre significatif d'enfants de cette bourgeoisie, privés de tout droit politique mais sûrement pas ni de moyens ni d'idées. Oussama Ben Laden en fait partie. Il s'est trouvé propulsé dans le champ de la violence et de l'intégrisme par les nobles saoudiens qui ont trouvé l'expédient de faire défendre les intérêts extérieurs du royaume par les enfants de leurs valets plutôt que par les leurs. C'est l'erreur classique des parvenus.

Au gré de leurs picaresques aventures, nos beaux jeunes gens, nos fils de bourgeois ont fait de mauvaises rencontres, ont subi de mauvaises influences et sont revenus sur le terrain pour mordre la main de leur maître. C'est ainsi que s'est engagée dès le milieu des années 1980 une surenchère permanente, pour les fondamentalistes religieux et pour le contrôle de l'Islam mondial, entre la famille Saoud et ses rivaux ou ses opposants, de l'intérieur comme de l'extérieur, la rivalité Iran-Arabie ayant été pour beaucoup dans l'élévation du niveau du fondamentalisme musulman.

Cette surenchère s'est essentiellement traduite, faute de ressources humaines et de savoir-faire en matière d'actions extérieures, par le seul moyen qui ne manque pas en Arabie, l'argent. Des fonds sont souvent distribués de façon inconsidérée dans l'ensemble du monde musulman et des communautés immigrées. Ils ont évidemment fini dans l'escarcelle de ceux qui pouvaient s'en servir, c'est-à-dire de la seule organisation islamiste internationale à-peu-près structurée, l'Association des Frères Musulmans et surtout sa branche transgressive, sa branche violente que sont les Jamaâ Islamiya, les groupes islamiques dont Al-Qaïda de Ben Laden n'était à mon sens que l'une des nombreuses manifestations.

De fait, partout où la violence jihadiste s'exprime, donc évidement dans les zones les plus fragilisées du monde musulman et de ses communautés immigrées, sa genèse repose toujours sur la même logique ternaire. Le premier élément est une surenchère idéologique et financière du régime saoudien et de ses opposants locaux ou de ses rivaux. Le deuxième élément est une forte implantation locale de l'Association des Frères Musulmans ou de son émanation, les Jamaâ Islamiya, qui profitent des surenchères et qui surfent habilement sur toutes les contradictions politiques, économiques et sociales pour dresser les masses contre les pouvoirs locaux et pour dissuader l'Occident de se porter à leur secours ou d'intervenir. Pour être tranquille chez soi, il faut rendre le monde musulman haineux et haïssable. Le troisième élément de cette logique ternaire, parce qu'il faut battre un peu notre coulpe, est le regrettable penchant de la diplomatie et des services occidentaux, américains en tête, ainsi que de leurs alliés locaux, à soutenir dans le monde entier, souvent militairement, les mouvements politiques les plus réactionnaires et les plus intégristes sur le plan religieux, comme des remparts contre l'Union Soviétique jusque dans les années 1990 et dans le cadre de la politique de containment de l'Iran depuis les années 1980.

Ce même cocktail de trois éléments produit, pour des raisons très différentes liées à des contentieux locaux non résolus ou à des interventions extérieures mal maîtrisées, les mêmes effets en Afghanistan, au Pakistan, en Indonésie, en Irak, au Yémen, en Somalie, au Maghreb, dans les pays de la zone sahélienne et jusque dans les zones de non-droit des communautés musulmanes immigrées en Occident. Je n'entrerai pas, pour des raisons de temps, dans le détail de ces différentes situations de violences politiques, mais il faut constater que si elles se développent toutes selon à peu près le même cheminement, elles correspondent à des problématiques locales totalement hétéroclites et mettent en jeu des acteurs qui communiquent très peu entre eux. S'ils se réclament tous du même drapeau mythique, c'est qu'ils savent bien que ce drapeau a valeur de croquemitaine pour les pays de l'Occident en général et pour l'Amérique en particulier, qui sont tous supposés pouvoir apporter leur soutien aux régimes les plus contestés.

L'on pourrait m'objecter que puisque la violence jihadiste existe bien et qu'elle se développe à-peu-près partout selon les mêmes schémas, peu importe qu'on l'appelle ou non Al-Qaïda, qui ne serait alors que l'appellation générique d'une certaine forme de violence intégriste mondialisée. Un certain nombre de journalistes sont maintenant devenus plus prudents et, au lieu de nous parler d'Al-Qaïda, nous parlent de « la nébuleuse Al-Qaïda ». « Nébuleuse », c'est nébuleux... Le problème est qu'une telle confusion sémantique est à l'origine de toutes les mauvaises réponses et exclut de facto toute solution adaptée au problème.

Il existe en effet deux façons de passer à la violence terroriste politique. Premièrement, l'on peut constituer un groupe politico-militaire organisé et hiérarchisé, avec un chef, une mission, des moyens, une tactique coordonnée, un agenda précis et des objectifs définis. Cela revient à constituer une armée, avec des professionnels de la violence, et à s'engager dans un processus d'affrontement de type militaire. C'est ou cela a été le cas de la plupart des mouvements terroristes révolutionnaires ou indépendantistes en Europe, en Amérique du Sud et au Proche-Orient, jusqu'à la fin du XX ème siècle.

Deuxièmement, l'on peut recourir à la technique dite du lone wolf , du loup solitaire. Elle consiste, en gardant un pied dans la légalité et en posant l'autre dans la transgression, à jouer idéologiquement sur une population sensible pour inciter les éléments les plus fragiles et les plus motivés à passer à l'acte de façon individuelle ou groupusculaire en frappant où, quand et comme ils peuvent. Peu importe, pourvu que cela porte la signature de la mouvance et s'inscrive dans sa stratégie générale. Cette technique n'est pas nouvelle. On l'appelle lone wolf parce qu'elle est bien connue aux Etats-Unis. Elle a été théorisée par Monsieur William Pierce dans ses Turner Diaries , qui sont restées au top ten des ventes aux Etats-Unis pendant quasiment toute la décennie 1990 et qui inspirent la plupart des militants violents de la suprématie blanche et des ultra-fondamentalistes chrétiens. C'est la technique qui a prévalu dans les attentats d'Atlanta et d'Oklahoma City et dans nombre d'actions individuelles, dont le total approche et même dépasse celui des morts du 11 septembre.

Cette même technique est mise en oeuvre par un certain nombre de groupes, dans le tiers-monde, comme les Loups Gris en Turquie ou les Frères Musulmans dans le monde arabe et musulman. Si, dans le monde arabe, certaines formes de violences locales empruntent au premier modèle, c'est à l'évidence selon le second modèle que fonctionne la violence jihadiste exercée en direction de l'Occident et d'un certain nombre de régimes arabes.

Tous les services de sécurité et de renseignement savent pertinemment que l'on ne s'oppose pas à la technique du lone wolf par des moyens militaires, des divisions blindées, ou par l'inflation de mesures sécuritaires indifférenciées. L'on s'oppose à la technique du lone wolf par des mesures sécuritaires ciblées, appuyées sur des initiatives politiques, sociales, économiques, éducatives et culturelles, qui visent à assécher le vivier des volontaires potentiels en les coupant de leurs sponsors idéologiques et financiers.

Non seulement - je vous renvoie ici à différents rapports du Trésor américain - rien de sérieux n'a été entrepris pour tenter d'enrayer le substrat financier et encore moins le substrat idéologique de la violence jihadiste, mais en désignant Al-Qaïda comme l'ennemi permanent contre lequel il faut mener une croisade par des voies militaires et sécuritaires totalement inadaptées à sa forme réelle, l'on a pris une mitrailleuse pour tuer un moustique. Evidemment, on a raté le moustique et les dégâts collatéraux sont patents, comme l'on peut le constater au quotidien en Irak, en Afghanistan, en Somalie et au Yémen.

Le premier effet de cette croisade ratée a été d'alimenter le vivier des volontaires, de légitimer cette forme de violence et d'en faire le seul référentiel d'affirmation possible dans un monde musulman dont l'imaginaire collectif est traumatisé par la loi universelle des suspects qui pèse sur lui et par des interventions et des occupations militaires massives, interminables et aveugles. Depuis neuf ans, l'Occident frappe sans grand discernement en Irak, en Afghanistan, dans les zones tribales du Pakistan, en Somalie et en Palestine bien sûr. L'on se propose maintenant d'intervenir au Yémen et pourquoi pas, pendant qu'on y est, en Iran. Mais, aux yeux des musulmans, Ben Laden court toujours, au nez et à la barbe de la plus puissante armée du monde, et le régime islamiste d'Arabie Saoudite reste sous la protection absolue de l'Amérique.

Pour conclure et essayer d'apporter mon élément de réponse à cette table ronde, où en est Al-Qaïda ? Al-Qaïda est morte entre 2002 et 2003. Mais avant de mourir, elle a été engrossée par les erreurs stratégiques de l'Occident et les calculs peu avisés d'un certain nombre de régimes de pays musulmans, et elle a fait des petits. Maintenant, le problème pour nous est de savoir si nous referons, avec ces rejetons malvenus, les mêmes erreurs, en alimentant un cycle indéfini de violence, ou si, pour garder la référence à Ionesco, nous saurons, avec nos partenaires arabes et musulmans, enrayer la prolifération des rhinocéros.

Monique CERISIER-ben GUIGA, sénatrice, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Voilà qui prouve que l'expérience du terrain et dans des conditions difficiles - il faut voir le nombre de décorations que Monsieur Chouet a accumulées durant son existence - nourrit une réflexion vraiment originale, décoiffante et réellement très intéressante. Jean-Pierre Filiu, vous pouvez à présent passer aux différentes vies d'Al-Qaïda, dont vous nous avez parlé dans votre dernier livre, et à tous les sujets qui vous permettront de répondre à la question posée : où en est Al-Qaïda ?

Jean-Pierre FILIU, Professeur, Chaire Moyen-Orient à l'Institut d'Études politiques de Paris ; professeur invité à Georgetown University - Je vous remercie beaucoup, Madame la sénatrice, ainsi que le ministre François-Poncet et la commission du sénat, qui nous avez offert un rapport aussi éclairant. Vous souligniez l'aspect prémonitoire des conclusions que vous avanciez sur le Yémen. C'est là où l'on voit les femmes et les hommes d'Etat, qui ont une vraie vision prospective. Un soir de Noël, au-dessus de Détroit, différentes manipulations dans la partie inférieure d'un siège de passager ont fait que soudain, le Yémen est arrivé à la une de l'actualité internationale, donc bien longtemps après le temps où il aurait dû déjà s'y trouver. Depuis un mois, et jusqu'à Londres il y a quelques jours, nous voyons une tempête médiatique, une mobilisation internationale et un réveil de toutes les angoisses sécuritaires qui donnent à notre table ronde un impératif : ne jamais céder ni à la fascination ni à la sidération pour Al-Qaïda.

A la différence d'Alain Chouet, dont je n'ai évidemment pas l'expérience de terrain - mais nous jouerons peut-être à front renversé, je serai plus au ras des pâquerettes alors qu'il avait une vision théorisante à laquelle je ne prétendrai pas -, je dirai qu'Al-Qaïda n'est pas morte entre 2002 et 2004. Tout simplement, Al-Qaïda est l'organisation fondée en août 1988 par un homme, Oussama Ben Laden, qui en est l'émir, c'est-à-dire le commandant, le chef auquel tous les membres doivent prêter allégeance personnelle et absolue. Or ce chef est toujours actif. Il l'a encore rappelé dimanche en revendiquant, faute de mieux, le fiasco de Détroit.

Néanmoins, je trouve extrêmement frappant et éclairant qu'Alain Chouet parle de la mort d'Al-Qaïda, parce que c'est au fond tout le récit que j'essaie de proposer dans ces Neuf vies d'Al-Qaïda : Al-Qaïda ne cesse de renaître, sous des formes différentes. Le grand défi intellectuel - et par conséquent opérationnel, politique, et cetera - est de se demander comment cette organisation somme toute très limitée - Alain Chouet parlait de 400 membres au moment du 11 septembre, l'on sait en tout cas qu'ils sont alors moins d'un millier et qu'ils sont aujourd'hui entre 1 000 et 2 000, c'est-à-dire un musulman sur un million, une proportion tout à fait négligeable - a trouvé une capacité incroyable à se régénérer, à se métamorphoser, et à compter avec constance sur les erreurs de ses adversaires proclamés ou sur le surinvestissement qui, en en faisant d'elle l'ennemi public numéro un et de Ben Laden le chef d'une supposée internationale alors que cette structure n'en a que les apparences virtuelles, sur Internet, un pôle de ralliement dans lequel beaucoup de personnes, qui n'auraient rien eu à voir avec cette organisation, se sont retrouvés.

Al-Qaïda est tout à fait particulière, non pas dans ses méthodes, qui ont changé de dimension, de degré, mais surtout dans sa vision du Jihad. C'est par cela qu'elle tranche et qu'elle sera, je pense, la première et la dernière organisation du genre, une extraordinaire aberration dans l'histoire de l'Islam, longue déjà de plus de quatorze siècles. C'est en effet la première organisation à prôner le Jihad global. C'est tout à fait nouveau. L'on déconnecte le Jihad d'un peuple et d'un territoire. Le front est donc planétaire. De plus, le Jihad global s'adresse à des individus et non plus à des groupes, à des collectivités, contrairement à la tradition et à la jurisprudence de l'Islam. Cela permet de faire le lien avec les lone wolfs , les loups solitaires, qui pourraient tomber dans ses rets.

Ce Jihad global est fondé sur une dialectique redoutable. Alain Chouet soulignait combien l'extraordinaire majorité des victimes sont des musulmans. Il a qualifié de « collatérales » les victimes occidentales. Je lui laisse la responsabilité de cet adjectif. C'est une dialectique entre l'ennemi lointain et l'ennemi proche. L'ennemi lointain, c'est l'Amérique et ses alliés, donc la France entre autres. Je tiens à signaler que nous sommes montés depuis peu dans le hit-parade des cibles potentielles d'Al-Qaïda et que l'occurrence du nom de notre pays dans ses communiqués devient assez inquiétante.

L'ennemi proche est l'ennemi stratégique. C'est l'ennemi musulman, qui est faussement musulman aux yeux d'Al-Qaïda. C'est lui que cette organisation totalitaire veut asservir, soumettre et placer sous son contrôle. Il s'agit donc d'une organisation révolutionnaire, mais comme l'Armée Rouge Japonaise ou la Fraction Armée Rouge étaient des organisations révolutionnaires il y a une trentaine d'années. Comme celles-ci, elle sait qu'elle n'a aucun moyen d'établir un rapport de forces avec cet ennemi proche. Il faut donc attirer l'ennemi lointain, ce qui permettra à la fois de déstabiliser l'ennemi proche et de générer un tel chaos que l'on pourra surfer sur cette vague de ressentiment nationaliste pour récupérer de-ci de-là de nouvelles recrues, que le programme de Jihad global proprement dit attire de moins en moins.

J'étais très frappé que l'ambassadeur Boris Boillon dise que « les Américains s'en vont donc la sécurité s'améliore ». C'est une constatation objective qu'il convient de méditer profondément et durablement. En effet, l'irruption de l'ennemi lointain déstabilise l'ennemi proche et fait le lit d'Al-Qaïda, entre autres. En Irak, avant le surge - le général Petraeus a eu le génie de prendre acte d'une réalité qu'il n'avait pas créée -, le Jihad national et anti-américain, la guérilla nationaliste avait identifié Al-Qaïda, après deux ou trois années d'alliances tactiques, comme son ennemi stratégique, car ce Jihad global était en contradiction, dans ses objectifs et ses pratiques, avec les visées, limitées au territoire de l'Irak, du Jihad national.

Cette contradiction entre Jihad national et Jihad global sera toujours fatale au Jihad global. Elle l'a été en Irak, où Al-Qaïda a été réduite à ce qu'elle est aujourd'hui. Elle n'a pas complètement disparu d'Irak, où elle continue d'agir sous le label d'« Etat islamique ». C'est une triste ironie. Il faut savoir qu'en octobre 2006, elle avait même proclamé un califat sur Internet. C'est sa huitième vie, que j'appelle « califat des ombres ». Cela n'a évidemment pas marché, mais que voulez-vous, lorsque l'on est une organisation totalitaire, l'on a du mal à accepter le retour du réel. En fait, on peut être assez reconnaissant, stratégiquement parlant, à la guérilla irakienne d'avoir fait l'essentiel du travail contre Al-Qaïda, que les Américains n'ont eu au fond qu'à prendre en compte et à terminer, sous la conduite éclairée du général Petraeus. Il y a certainement là des leçons à méditer pour l'avenir.

Où en est Al-Qaïda ? Al-Qaïda est à la fin d'une vie, peut-être à la fin d'un cycle - beaucoup d'arguments penchent en tout cas en ce sens - ou bien elle prépare une renaissance, une dixième vie. Dans ce cas, nous avons énormément de soucis à nous faire, sans essayer de crier au loup, qu'il soit solitaire ou pas. Les tendances lourdes que j'essaie de décrire, pour les 21 ans d'existence d'Al-Qaïda, pèsent en faveur de son déclin irréversible. D'abord, elle est incapable de s'ancrer dans une base territoriale, où elle rencontre chaque fois des forces qui ne sont ni démocratiques ni modérées ni bonnes - quand j'entends parler des « bons talibans », je ne sais pas ce que je sors - mais qui sont tout simplement actives dans un cadre national et qui vont donc s'efforcer d'éliminer ce missile qui vient sur leur théâtre d'opérations et qui ne peut que perturber leurs propres plans, liés à un territoire.

Il y a donc à la fois une absence de base territoriale et une incapacité à peser sur le monde musulman. Sur quelle crise Al-Qaïda a-t-elle pesé depuis qu'elle existe ? Elle a, à bien des égards, pesé sur les sociétés dans lesquelles nous vivons, mais dans le monde musulman, le bilan est nul. Elle n'a pesé sur rien sauf, comme Alain Chouet l'a rappelé, à servir de repoussoir, d'argument et de croquemitaine pour les différents régimes qu'elle voulait affaiblir.

La tendance est aussi à l'affaiblissement parce qu'il y a un décalage de plus en plus grand entre le réel et le virtuel, avec un surinvestissement d'Al-Qaïda sur Internet. Surtout, Al-Qaïda me paraît condamnée, mais pas terminée, du fait de son rapport vicié et vicieux à l'Islam. Le Jihad global que j'ai évoqué est en fait la dérive de plus en plus sectaire de cette organisation, qui a tous les attributs de la secte : un gourou charismatique qui s'exprime avec onction et parcimonie ; un maître d'oeuvre, son adjoint égyptien Ayman al-Zawahiri ; une vulgate du Jihad pour le Jihad, qui est totalement hérétique du point de vue musulman, vu que sa conclusion est que celui qui fait le Jihad rentre en relation directe avec son créateur et n'a donc plus besoin de la médiation du clergé. Cette vulgate a un vecteur Internet, qui se porte bien et sur lequel je reviendrai.

En même temps que ces tendances lourdes qui mènent à l'affaiblissement, Al-Qaïda a cette capacité à s'adapter, du fait même que ce soit une organisation légère et sans ancrage. Cette dixième vie, qui pourrait s'annoncer dans un horizon proche, me paraît assez simple. Elle n'en est pas moins terrifiante. D'abord, elle serait liée à une agression occidentale directe. L'on voit bien que les provocations qui s'accumulent visent à attirer les Américains soit au Yémen, soit sur le territoire pakistanais, et toujours au sol, soit, comme l'affirmait à plusieurs reprises Zawahiri, en Iran. Ce conflit entre l'Amérique et l'Iran, qu'ils bénissent par avance, serait probablement leur rêve, parce qu'il affaiblirait les Etats arabes du Golfe, il creuserait la sédition confessionnelle et il créerait un tel chaos dans la région qu'Al-Qaïda arriverait à repêcher en eaux troubles. Cette idée d'agression existe donc, qu'il faut susciter par des provocations. Il faut donc l'analyser avec beaucoup de sang-froid.

Pour Al-Qaïda, la pakistanisation serait la dixième vie idéale. Celle-ci est déjà assez avancée dans les références d'Al-Qaïda, qui n'a pratiquement plus de cheikhs à citer, même salafistes ou jihadistes, et qui met donc met en avant des cheiks pakistanais ou afghans complètement inconnus dans les rues arabes, ce qui contribue d'ailleurs à l'effet d'exotisme de plus en plus prononcé d'Al-Qaïda. De plus, les talibans pakistanais, sur lesquels j'insiste, ont grandi après le 11 septembre avec comme prêt-à-porter idéologique la vulgate d'Al-Qaïda. Ce sont des cadres assez jeunes, des anti-tribaux qui ont grandi en éliminant des centaines de chefs tribaux et de personnalités tribales dans les zones situées à la frontière de l'Afghanistan. L'on voit donc bien, même si Alain Chouet continue d'affirmer la centralité saoudienne, qu'il existe un autre panislamisme, de repli, le panislamisme d'une république ayant été historiquement créée pour accueillir les musulmans du sous-continent indien. Dans cette bataille pour le destin du Pakistan et pour son identité, le rapport de force est écrasant en défaveur d'Al-Qaïda.

En revanche, l'on peut rappeler qu'Ahmed Shah Massoud, ennemi déterminé de Ben Laden, disait en 2001, quand il était venu à Paris, que « Ben Laden et Al-Qaïda sont la colle qui tient les talibans afghans ». J'aurais tendance à croire qu'aujourd'hui, la colle qui tient la coalition tout à fait hétéroclite des talibans pakistanais et des différents groupes jihadistes du Pendjab et du Cachemire pakistanais, c'est Al-Qaïda, avec les vagues d'attentats terribles que nous avons vues ces derniers mois dans les villes du Pakistan.

Al-Qaïda, aujourd'hui, en fin de neuvième vie, chercherait donc à gagner du temps, par les diverses provocations que nous avons tous suivies sur nos écrans, dans l'espoir d'une percée sur le territoire pakistanais de son Jihad révolutionnaire et de ses alliés. Cela lui permettrait, dans sa dixième vie, de trouver un nouvel ancrage, et quel ancrage ! A mon avis, s'il devait y avoir une provocation, elle aura donc plutôt lieu du côté de l'Inde. On parle beaucoup, ces derniers temps, d'attentats contre Indian Airlines et de récidives de la provocation majeure de novembre 2008 à Bombay. C'est plutôt dans ce sens qu'Al-Qaïda pourrait aller.

Je rejoins Chouet sur ce point : l'on est dans la revanche ou la seconde manche de l'hiver 2001-2002, quand Al-Qaïda était proche de la disparition, mais à mon avis ne l'a pas été. En effet, ce qui se déroule actuellement sera déterminant pour la suite de ce terrorisme global.

Je donnerai enfin quelques conseils concernant la façon de faire face à cette menace, que je continue à traiter avec raison mais en l'estimant angoissante. J'ai mis en avant, dans la conclusion de mon livre, trois « d », et d'abord la déglobalisation. Je crois qu'il y a consensus. Il faut arrêter de verser en permanence de l'eau au moulin d'Al-Qaïda en faisant comme s'il y avait des chefs d'orchestre globaux derrière telle ou telle crise locale. Cela ne veut pas dire que la crise n'est pas grave ou que l'on se trouve avec des lecteurs assidus des oeuvres de Montesquieu, mais que l'on doit faire face à des conflits locaux, qui appellent généralement des solutions locales, qu'elles soient territoriales, politiques, de partage du pouvoir ou autres. Généralement, lorsque l'on arrive à les exprimer, comme Petraeus en 2007 avec la guérilla sunnite, l'on vide de l'essentiel de son sens la démarche d'Al-Qaïda.

Le deuxième « d » est la désintoxication. Il s'agit évidemment d'arrêter tous les amalgames - je ne ferai pas l'injure à un public aussi distingué de le dire - entre islam, islamisme, Jihad, jihadiste, terrorisme et islamo-fascisme... Il faut arrêter les frais. Tout cela fait évidemment le jeu des plus extrémistes et donc d'Al-Qaïda. Il y a un autre volet de la désintoxication sur lequel, à mon sens, il faut agir. C'est Internet. Aujourd'hui, Al-Qaïda a toute liberté de déverser sur Internet ses messages de haine et ses appels au meurtre. Le risque n'est peut-être que d'un sur un million, mais si un lone wolf est déclenché par ces appels, le risque ne me paraît pas bon. En tout cas, s'il y a un rapport entre les informations que l'on peut tirer de la surveillance de ces sites et les risques que l'on prend en laissant ces sites opérationnels, je crois que la cause est entendue : il ne faut pas hésiter à mener contre ces sites une guerre qui, techniquement, ne pose pas de problèmes majeurs, qui ne pourra pas être, pour différentes raisons, assumée publiquement, mais qui doit être absolument impitoyable.

Le troisième point, contradictoire avec la guerre virtuelle que je viens d'évoquer, est la démilitarisation. En effet, l'on a eu beaucoup trop recours au vocabulaire martial, qui a grandi en retour le prestige des martyrs, des moudjahiddines d'Al-Qaïda. C'est une organisation criminelle. Ce sont des délinquants de droit commun. L'on a eu en Espagne des jugements au civil de membres d'Al-Qaïda et je peux vous assurer, pour passer une partie de mes jours et malheureusement de mes nuits à suivre leurs sites jihadistes, que jamais une photographie d'un jihadiste dans un tribunal civil n'a figuré sur leurs sites, alors que Guantanamo et les tribunaux militaires leur rendent le plus grand service en termes d'image. Comme je sais que je suis là-dessus plus qu'en phase avec mon voisin, je lui passe volontiers la parole.

François HEISBOURG, universitaire, conseiller à la Fondation pour la recherche stratégique - Comme Jean-Pierre Filiu, je voudrais saluer les travaux remarquables de la commission, qui nous valent d'être ici.

La bonne nouvelle est qu'Al-Qaïda, en tant qu'organisation terroriste transnationale à vocation globale, va mal. J'ajoute que les organisations, comme les êtres humains, ont une durée de vie limitée. De même qu'Al-Qaïda n'existait pas il y a vingt ans, il y aura un moment où Al-Qaïda n'existera plus. Je dirai quelques mots de cette bonne nouvelle, mais je m'attarderai davantage sur ce point : le fait qu'Al-Qaïda aille mal n'est pas forcément très important. L'important, ce sont d'autres choses, qui ne sont pas forcément de bonnes nouvelles et qui sont souvent de mauvaises nouvelles.

Qu'Al-Qaïda aille mal, nous en avons déjà beaucoup parlé. En la matière, je voudrais simplement évoquer quelques mesures. Je sais qu'il faut se méfier des quantifications s'agissant de domaines complexes où l'essentiel n'est pas quantifiable, mais les indicateurs quantitatifs sont aussi utiles. Le bilan opérationnel d'Al-Qaïda est un bilan en décroissance constante, en tant qu'organisation mondiale. Il n'y a pas eu d'attentat réussi d'Al-Qaïda ou des différentes déclinaisons que peut avoir ce terme, dans le monde industrialisé, depuis le 7 juillet 2005 à Londres, à l'exception potentielle du psychiatre tireur de Fort Hood, aux Etats-Unis.

Deuxièmement, en dehors des théâtres d'opération comme l'Irak, l'Afghanistan et le sous-continent indien, le bilan humain des attentats, qui est une mesure relativement importante, ne peut pas être jugé bon pour Al-Qaïda. Le dernier attentat centenaire en nombre de tués est celui de Madrid en 2004 et le dernier attentat millénaire est celui du 11 septembre. Je sais bien que cette métrique n'est pas l'alpha et l'oméga d'Al-Qaïda, mais c'est une mesure.

Les succès opérationnels d'Al-Qaïda, ceux qui peuvent à ses yeux apparaître comme des succès, sont dorénavant fortement concentrés dans sa terre d'origine. Pour employer une expression que Jean-Pierre Filiu utilise dans un article récent, Al-Qaïda réussit désormais de « bons » bilans près de « sa case départ ».

Le bilan idéologique et politique n'est pas meilleur. En Irak, l'échec est complet, du point de vue d'Al-Qaïda. Dans le Maghreb, l'on ne peut pas dire que politiquement ou idéologiquement, ce soit un succès flamboyant. Dans la péninsule arabique, il existe peut-être des perspectives au Yémen mais ce n'est pas, d'une façon générale, très évident. Je rejoins ici tout à fait ce qu'a dit Jean-Pierre Filiu relativement à la capacité d'Al-Qaïda de modifier le cours des choses dans le monde musulman.

Les raisons en sont connues. Je vais néanmoins les lister, car si cette conférence concerne le Moyen-Orient, l'on risque d'oublier de parler de certains autres aspects. Pourquoi le bilan d'Al-Qaïda ne peut être que décevant à leurs propres yeux ? La première raison est profondément idéologique. Al-Qaïda a une vocation mondiale mais véhicule une idéologie de la pureté tellement exclusive qu'elle en finit par se retourner contre tous et toutes. Le « monde de l'incroyance est un », pour reprendre une formule en cours à Al-Qaïda il y a quelques années. Or l'incroyance, c'est presque tout le monde. Al-Qaïda s'est retournée contre les musulmans. Elle a fait des victimes par dizaines de milliers, si l'on regarde ce qui s'est passé en Irak et qui ne rend pas Al-Qaïda particulièrement populaire dans le monde musulman. Surtout, Al-Qaïda a introduit la fitna , le grand désordre, pour reprendre le titre d'un livre de Gilles Kepel.

La deuxième cause du déclin d'Al-Qaïda est l'erreur stratégique peut-être inévitable mais très réelle qu'a été l'investissement d'Al-Qaïda en Irak. C'était probablement irrésistible. Les conditions étaient parfaitement réunies pour faire ce qu'évoquait Jean-Pierre Filiu : l'ennemi lointain s'invite chez l'ennemi proche et se trouve à portée de main, de bombes et de grenades... C'est formidable, et cela a démarré très fort, en Irak, de 2003 jusqu'en 2007. Cependant, comme l'a dit Jean-Pierre Filiu, les contre-insurgés irakiens ont grandement contribué à l'affaiblissement d'Al-Qaïda, qui a échoué dans sa tentative de recréer une base territoriale après la chute des talibans en Afghanistan.

Troisième cause du déclin d'Al-Qaïda - je comprends qu'Alain Chouet n'ait pas voulu faire un plaidoyer pro domo -, l'action de tous les services qui concourent à la répression, non seulement de renseignement mais aussi policiers et judiciaires, a fonctionné raisonnablement bien. Les attentats jihadistes prévenus en France au cours des treize dernières années, y compris ceux figurant au Livre Blanc de 2005, sont une douzaine. Si les services n'avaient pas fait leur travail, certains de ces attentats auraient « réussi », du point de vue de leurs auteurs. Ils n'ont pas réussi parce que des gens ont travaillé. Je tiens à les saluer. Ils sont certes payés pour cela, pas forcément bien, mais ils ont fait leur travail. Si en Allemagne, en France et dans beaucoup d'autres pays, le bilan d'Al-Qaïda est totalement nul, et ce n'est pas faute d'avoir essayé, c'est aussi grâce au contre-terrorisme.

Pourquoi ce déclin, que je viens de rappeler, n'est-il pas forcément important ? Pourquoi n'a-t-il pas forcément le sens que l'on aimerait pouvoir lui donner ? L'on pourrait dire que c'est formidable, que l'on est en train de réussir, que le chat a seulement neuf vies, Jean-Pierre Filiu, et qu'il va arriver à Al-Qaïda ce qui est arrivé à l'anarchisme violent d'il y a un siècle ou au terrorisme rouge des années 1970 en Europe occidentale. Malheureusement, nous ne pouvons pas considérer le déclin d'Al-Qaïda comme étant purement et simplement une bonne nouvelle.

Tout d'abord, certains échecs d'Al-Qaïda valent malheureusement des victoires, non pas du fait d'Al-Qaïda mais du nôtre, car nous avons tendance - ce « nous » étant politico-médiatico-analytique, tout le monde y contribue un petit peu des deux côtés de l'Atlantique - à présenter des échecs comme des réussites. L'échec de Noël a été présenté comme si l'attentat avait réussi. L'on a présenté ce qui ne s'est pas passé au mois d'août 2006 à Heathrow comme s'il y avait eu un attentat, au liquide explosif, qui, s'il avait eu lieu, aurait effectivement été épouvantable. L'on fait comme si l'attentat avait réussi. C'est assez curieux.

Deuxième élément, en grande partie de ce fait, nous prenons des mesures qui correspondent à celles qui eussent été prises si l'attentat avait réussi. Autrement dit, nous faisons des choses qui ont un coût qui, par définition, est infiniment supérieur au non-coût d'une non-action. Depuis la non-action du type qui avait essayé de faire sauter ses baskets, il y a neuf ans, l'on vous fait enlever vos chaussures dans les aéroports américains. C'est intelligent... Vous me direz que ce n'est pas très grave d'enlever ses chaussures. Est-ce que cela contribue en quoi que ce soit à l'efficacité de la lutte contre le terrorisme ? Bien sûr que non. Un monsieur d'origine nigériane se promène avec des sous-vêtements explosifs, donc nous allons installer des scanners dans tous les aéroports, au moins pour les vols transatlantiques, parce que l'Amérique l'exige. Cela va coûter extrêmement cher, tout cela pour faire face à un attentat qui n'a pas réussi et alors même que d'éventuels terroristes, lone wolf ou pas, savent désormais ce qu'il leur faut faire pour réussir le prochain attentat. Ils peuvent faire comme les trafiquants de drogue, avaler des préservatifs remplis d'explosifs. Que fait-on, à ce moment-là ? On fait passer tous les passagers sur le billard... Nous nous livrons à des actes de réaction qui sont sans grand rapport avec ce qui s'est réellement passé.

Enfin, en liaison avec ce que je viens de dire, nous privilégions le registre réactif par rapport au registre proactif. J'y reviendrai. Cela a aussi une conséquence de fond relativement grave par rapport à la lutte contre Al-Qaïda et ses avatars futurs. Nous donnons l'impression de laisser l'initiative stratégique à nos adversaires. C'est le Nigérian explosif, si j'ose dire, qui dicte la nature de notre réaction. Ce n'est pas nous qui imprimons le rythme de la lutte contre le terrorisme. C'est le terroriste qui nous dit ce qu'il faut faire. En stratégie, l'on sait que ce n'est pas comme cela que l'on gagne, que l'on joue aux cartes, que l'on joue aux échecs ou que l'on joue à la lutte contre le terrorisme.

C'est un niveau d'analyse. Un autre niveau d'analyse existe, dont Monsieur Chouet a parlé et sur lequel je ne m'appesantirai pas : après le Jihad, le jihadisme continue. Al-Qaïda n'est pas l'alpha et l'oméga du terrorisme jihadiste, il y en a d'autres.

Troisièmement, Al-Qaïda et le terrorisme jihadiste sous ses différentes formes ne sont pas non plus l'alpha et l'oméga du terrorisme. Je vous rappelle que sur les quelque 400 Français tués dans des actes de terrorisme pendant les quarante dernières années, ce chiffre apparaissant dans la base de données que nous avons faite avec le ministère de l'Intérieur, seule une petite minorité a été victime d'organisations que l'on peut qualifier, sur le plan idéologique, d'organisations jihadistes. Je ne donne pas de chiffre précis, car il y a certains actes, et je pense notamment à l'attentat de Karachi, dont l'origine n'est pas d'une limpidité totale, c'est un euphémisme. J'ajoute que dans notre pays comme dans d'autres, le terrorisme a pu venir de très nombreuses autres origines, et parfois d'origines à la fois très dissimilaires et simultanées. Pendant les années 1980, nous avions Action Directe, l'ASALA, les FARL, le Hezbollah et, contre l'avion d'UTA, Kadhafi.

Partir du principe que la lutte anti-terroriste se résume à la lutte anti-jihadiste, cela peut être vrai à un moment précis mais ce n'est pas vrai dans la durée. On n'aurait garde de l'oublier. J'ai eu le privilège de participer au Livre Blanc sur le terrorisme, il y a quelques années. J'avais suscité un arbitrage, parce qu'il y avait eu un gros débat sur la manière de qualifier la menace terroriste, certains voulant mettre au pinacle les mots Jihad et jihadisme. L'arbitrage, tranché au plus haut niveau, a été le refus de cette dernière option, pas seulement pour des raisons de correction politique, - expression que j'emploie de façon absolument positive - , les organisations musulmanes ayant alors fait savoir, à juste titre, que ce n'était peut-être pas très malin de rentrer dans le jeu des jihadistes, qui veulent précisément qu'on les appelle « jihadistes », parce que conduire le Jihad c'est une cause noble. Il y a aussi eu la réaction d'une personne directement liée à cet arbitrage, et qui occupe d'éminentes fonctions aujourd'hui, qui disait : « de quoi aurais-je l'air si demain, on sort un Livre Blanc sur le jihadisme et qu'une secte du genre d'Aum fait sauter une bombe chimique dans le métro ? » Cette réaction de responsable politique était parfaitement bien venue. Encore une fois, l'on n'aurait garde d'oublier cela, d'autant plus que nous sommes dans un monde de lone wol ves - j'y reviendrai dans quelques instants - qui ne sont pas, dans la plupart des cas, pilotés par des organisations jihadistes.

Par ailleurs, Jean-Pierre Filiu en parlait, Al-Qaïda peut muter. Je ne m'attarde pas.

Un dernier point concerne les conséquences limitées de ce déclin d'Al-Qaïda. Malgré tout ce qui peut arriver à Al-Qaïda, y compris le cas échéant sa disparition complète qui n'est pas à l'ordre du jour, il existe ce que j'ai appelé dans divers écrits « le principe d'aggravation » en matière de terrorisme. Qu'est-ce que ce principe d'aggravation ? La capacité d'appropriation d'une violence toujours plus grande par des individus ou de touts petits groupes pour un coût plus faible s'accroît relativement rapidement, pour des raisons liées au développement des technologies de l'information et d'autres techniques. Cela veut dire que les lone woves peuvent dorénavant commettre des attentats extraordinairement violents et qui le seront davantage à l'avenir.

L'on peut parler du lone wolf qui a fait les attaques à l'anthrax aux Etats-Unis en septembre et octobre 2001. Il n'avait de l'avis général rien à voir ni de près ni de loin avec le Jihad et il n'avait pas l'intention de tuer. Il a tué cinq personnes au passage mais ce n'était pas son objectif. S'il avait voulu tuer, avec les mêmes moyens, il aurait pu tuer 10 000, 20 000, 30 000 personnes. Cela veut dire en clair que nos sociétés ne vont pas pouvoir partir du principe que si l'on tempère la menace d'Al-Qaïda ou du jihadisme d'une façon générale, l'on va pouvoir baisser la garde en matière de lutte contre le terrorisme.

En conclusion, quelques bullet points , commediraient les Anglo-Saxons. En ce qui concerne la concentration de nos efforts et de nos ressources, je rejoins tout à fait ce qu'a dit Alain Chouet. Les évolutions que je viens d'évoquer suggèrent qu'il faut vraiment se focaliser sur les terroristes et les milieux qui peuvent favoriser la socialisation du futur terroriste, et ne pas focaliser ses ressources sur les moyens qui visent à s'occuper des innocents. Les milliards de dollars dépensés chaque année dans le cadre du système Echelon pour écouter toutes les conversations numérisées dans le monde entier servent peut-être à quelque chose mais je ne suis pas sûr que le rendement soit phénoménal. Les milliards dépensés dans chacun de nos pays, pour la sécurité aéroportuaire entre autres, sont des milliards qui en partie ne sont pas disponibles pour faire des choses plus intelligentes. Je comprends la colère d'Obama quand il a eu à suivre l'affaire de Monsieur Mutallab au mois de décembre dernier. La disproportion entre les moyens limités consacrés à la recherche intelligente, de suivi intelligent, de terroristes potentiels et les moyens lourds consacrés à tout ce qui sert à cribler les innocents doit être évidemment modifiée.

Deuxièmement, je rejoins ce qu'a dit Jean-Pierre Filiu. J'emploierai une formule peut-être un petit peu mystérieuse : il faut choisir Eikenberry plutôt que Mc Christal. Je parle de l'Afghanistan mais cela a une implication beaucoup plus large. Que disait en substance l'ambassadeur américain à Kaboul, ancien commandant des forces américaines en Afghanistan ? « Il ne faut pas plus de soldats en Afghanistan. » Il n'a pas été suivi. La démilitarisation, en ce qui concerne les militaires étrangers en Afghanistan, est une chose que nous devons regarder de la manière la plus sceptique.

Troisièmement, bien sûr, le vocabulaire est toujours le vocabulaire. Le terrorisme et le contre-terrorisme sont des mondes de messages et de symboles. La façon dont nous gérons les messages, quand nous parlons de jihadisme ou non mais aussi quand nous parlons des non-attentats et des échecs successifs des jihadistes au cours des dernières années, devrait être une priorité.

Monique CERISIER-ben GUIGA, sénatrice, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Nos trois intervenants ont suscité des quantités d'interrogations et de réflexions. Je vais donc donner la parole à la salle.

M. Nazih EL-NAGGARY, conseiller politique de l'ambassade d'Egypte à Paris - Ma question porte plutôt sur l'aspect politique que sur l'aspect sécuritaire de la question. Quelles sont les relations entre la non-résolution des conflits politiques régionaux, notamment dans le couple israélo-palestinien, et la possibilité d'une relance d'Al-Qaïda ou d'une autre mouvance islamiste extrémiste ? Quelle est la relation entre la non-résolution de ces conflits et l'affaiblissement des tendances réformatrices, incarnées notamment en Arabie Saoudite par le roi Abdallah ou en Iran par les tendances modérées que nous avons vu manifester dans les rues ?

Jean-Pierre FILIU, universitaire, professeur à la Fondation Nationale des sciences politiques - Sur la question palestinienne, le dernier message de Ben Laden est tout à fait révélateur. Il s'agit d'une minute « de la part d'Oussama, pour Obama ». Il parle des avions puis de la Palestine et il utilise les mêmes expressions pour parler de celle-ci que le 7 octobre 2001 dans la fameuse interview d'Al Jazeera dans la grotte : « l'Amérique ne connaîtra la sécurité que quand la Palestine la connaîtra. » Tout cela, c'est du vent. En réalité, il n'y a pas de Palestiniens engagés dans Al-Qaïda et il n'y a pas de jonction entre ce théâtre et l'action du Jihad global, malgré tous les efforts démesurés et répétés d'Al-Qaïda pour essayer de s'y infiltrer et de faire pression.

Tout au contraire, il y a un affrontement impitoyable entre Hamas et Al-Qaïda, avec encore en août dernier l'élimination physique non seulement des partisans mais aussi des sympathisants d'Al-Qaïda dans la bande de Gaza. Un an plus tôt, un appel similaire de Ben Laden, au moment de l'offensive israélienne sur Gaza, appelait à venger les martyrs de Gaza en frappant les Américains et leurs alliés en tout temps et en tout lieu. Cet appel avait été immédiatement contré par le Hamas, qui avait dit que « toute personne qui écoutera cet appel sera le plus grand traître à la cause palestinienne. » Je constate qu'heureusement, cet appel de Ben Laden n'a pas été entendu.

Je crois donc qu'il faut faire attention. Il faut régler la question palestinienne pour les Palestiniens et pour la paix régionale, et non pour assécher le fameux terreau du terrorisme. Il y a des bibliothèques de justifications pour aller vers le règlement de cette question. Je ne pense pas qu'il y ait besoin de rajouter la question d'Al-Qaïda. Je crois en revanche qu'il y a une déconnexion de plus en plus forte et qui est un signe supplémentaire du déclin de l'organisation - je ne parle que d'Al-Qaïda.

François HEISBOURG, universitaire, conseiller à la Fondation pour la recherche stratégique - Je suis tout à fait d'abord avec ce que vient de dire Jean-Pierre Filiu. J'ajouterai simplement deux points. Le premier concerne le conflit israélo-palestinien. Pendant les années 1990, années de montée en puissance d'Al-Qaïda, nous étions dans un processus de paix, pour autant que je m'en souvienne, pendant l'essentiel de la période. Cela n'a pas empêché Al-Qaïda de croître et éventuellement de prospérer. Cela doit nous amener à une certaine prudence relativement à l'évaluation des conséquences d'une éventuelle résolution des problèmes israélo-palestiniens. Je ne suis pas du tout sûr que cela signerait l'arrêt de mort d'Al-Qaïda.

Deuxième point, nous sommes néanmoins forcés de constater que le conflit israélo-palestinien est un élément parmi d'autres de motivation des qaïdistes potentiels, notamment dans le cadre de la nébuleuse Internet et de l'Ouma virtuelle que tente de susciter Al-Qaïda. Bien entendu, il vaudrait donc mieux qu'il y ait la paix entre les Palestiniens et les Israéliens. Cela supprimerait un élément de motivation substantiel, mais probablement davantage substantiel dans l'Ouma virtuelle que dans l'Ouma réelle, si j'ose dire.

M. Mohammed BEN MADANI, Maghreb Review - Je voudrais connaître votre avis. Faut-il vraiment ignorer la propagande d'Al-Qaïda ? Si oui, comment ? L'an dernier, j'ai été en Mauritanie pour mon travail, et quelqu'un a déposé un dossier dans ma boîte aux lettres de l'hôtel sur les conférences qu'ils donnent dans des écoles. C'est incroyable de voir comment ils recrutent. Dans une brochure, ils disent que quand quelqu'un d'Al-Qaïda tue un Américain en Afghanistan, c'est un grand homme.

Monique CERISIER-ben GUIGA, sénatrice, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Nous pouvons écouter Jean-Pierre Filiu, qui dit au contraire qu'il faut lutter contre la propagande d'Al-Qaïda, surtout celle sur Internet.

Jean-Pierre FILIU, Professeur, Chaire Moyen-Orient à l'Institut d'Études politiques de Paris ; professeur invité à Georgetown University - C'est justement parce que je crois que cette propagande est très pernicieuse que je crois qu'il faut lutter contre elle. Je ne crois donc pas du tout qu'il faut l'ignorer. Il faut la prendre très au sérieux et il faut prendre les menaces au pied de la lettre. En même temps, et c'était la philosophie de cette table ronde, il faut raison garder. Il faut arrêter de tomber dans toutes les emphases plus ou moins inélégantes, comme celle que vous évoquiez. Ce sont un peu toujours les mêmes figures de style, mais elles sont accessibles en trois clics à des internautes qui n'ont pas forcément la culture religieuse. J'insiste beaucoup sur la culture religieuse. Le message d'Al-Qaïda s'adresse à des gens qui sont au moins dé-islamisés, s'ils l'ont jamais été, et qui leur fournit une vulgate de substitution, du type de celle que vous évoquiez en deux phrases et qui a l'avantage d'être percutante, sans signifier grand-chose quand on la met dans une perspective islamique.

Alain CHOUET, ancien chef du service renseignement de sécurité de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure - Je voudrais juste ajouter un mot. La propagande d'Al-Qaïda, comme vous l'avez dit, il faut la suivre. Il faut aussi développer un certain nombre de contre-argumentaires. Mais cette propagande d'Al-Qaïda que l'on trouve sur le Net et qui y est très exploitée, en particulier à destination de populations qui n'ont pas tellement d'esprit critique, n'est que le fer de lance d'une certaine forme de propagande intégriste islamiste sunnite.

J'ai ici quelque chose que l'on trouver facilement et gratuitement dans tous les centres culturels et dans les mosquées, à Paris. C'est un joli petit bouquin qui s'appelle Ce que tout musulman doit savoir sur les chiites . Evidemment, c'est le Protocole des sages de Sion . Ils mangent les petits enfants, ils font des sacrifices humains, et cetera . Or cela est bien sûr financé à compte d'auteur par des institutions saoudiennes présentes en Europe et que je ne nommerai pas, parce que je ne veux pas avoir de procès en diffamation. Tout cela fait partie de cette espèce de substrat sur lequel, comme le disait François Heisbourg, l'on peut développer les techniques de lone wolf . Il faut aussi être attentif à cette forme de propagande, qui n'est pas celle d'Al-Qaïda mais qui prépare à celle d'Al-Qaïda.

Mme Myra DARIDAN, ancien membre du Conseil Economique et Social - Le petit livre que nous venons de voir se trompe même dans son titre, puisque les musulmans incluent les chiites.

J'ai plusieurs commentaires à faire sur la dimension sociétale de la question que nous examinons. Je remercie Monsieur Chouet d'avoir fait une distinction en disant que les principaux ennemis d'Al-Qaïda ne sont pas les Occidentaux mais les musulmans modérés. Je remercie Monsieur Filiu d'avoir continué sur cette lancée en disant qu'il y a un effort de désintoxication à faire. C'est certain.

Ma question est la suivante : dans le débat sociétal ou dans certains débats que nous voyons fleurir ces jours-ci en France, faisons-nous justement, ou non, de la désintoxication ? Certains sujets mériteraient peut-être de l'action plus qu'une mise en avant et des discussions longues et inutiles.

Deuxième chose, bien que n'étant pas expert, je connais la région. Je me permets de faire un distinguo sur l'influence des conflits locaux, et je rejoins ici la question de Monsieur El-Naggary. Le développement de l'islamisme dans les pays musulmans, en particulier dans les pays arabes, date grosso modo des années 1970. Je voudrais quand même faire le lien entre ces années 1970 et l'année 1967, où le Moyen-Orient a grandement perdu la face. Il n'est pas inutile de rappeler que les deux choses sont peut-être liées. Une grande débandade peut mener à des lone wolves .

Une troisième chose est Internet. N'est-il pas déjà trop tard pour limiter Internet ou l'accès à Internet, étant entendu que les lone wolves existent ? Quand vous vous promenez dans les rues du Caire, vous voyez beaucoup trop de femmes en burqa et d'hommes en djellabas avec minijupe blanche. Ceux qui connaissent la région comprennent ce que je veux dire. Ces gens-là ont une influence directe. Il n'est plus besoin de passer par Internet.

Alain CHOUET, ancien chef du service renseignement de sécurité de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure - Il est clair que tout conflit, tout contentieux non résolu, toute humiliation ne peut que conduire à un certain nombre d'actes de violence. Evidemment, la débandade de 1967 a provoqué du ressentiment. Mais en ce qui concerne le développement de l'islamisme politique, j'estime qu'il démarre plutôt en 1978, au moment où s'engage une lutte de légitimité entre deux mondes islamiques, entre l'Iran et le monde sunnite, et où l'on va de surenchère en surenchère. J'avais écrit dans les années 1990 un article qui s'appelle « L'Islam confisqué », où j'essayais de montrer comment chacune des parties avait essayé d'instrumentaliser l'Islam au profit de sa propre légitimité.

Réguler Internet ? Je n'en sais rien. D'abord, je ne sais pas si c'est possible. Vous dites aussi que les lone wolves existent déjà. Oui, mais on peut en alimenter de nouveaux. Ce n'est pas forcément une bonne expérience. Mais techniquement, je ne sais pas comment on fait.

Quant à la burqa et aux autres choses de ce genre, je ne me prononce pas. Je n'ai pas de légitimité politique et je ne souhaite pas en avoir, parce qu'un pays où les responsables ou anciens responsables des services spéciaux ont une légitimité politique, cela s'appelle une dictature. Je ne souhaite donc pas m'exprimer.

Jean-Pierre FILIU, universitaire, professeur à la Fondation Nationale des sciences politiques - Ce n'est pas très gentil pour George Bush père, ancien patron de la CIA.

Général Christian QUESNOT, président de QZ International - Un problème que nous n'avons pas évoqué me semble très important pour le terrorisme. C'est la destruction de la société occidentale, en particulier par la drogue, qui vient d'Afghanistan, nourrit la société pachtoune et passe par Dubaï. Je ne vais pas entrer dans les détails. Ce trafic représente un milliard de dollars en production intérieure, quatre milliards aux frontières, 200 milliards quand elle arrive à Anvers et 200 milliards quand elle arrive à Saint-Pétersbourg. On parle de la filière turque et de la filière tchétchène, mais il n'y a pas que des Turcs et des Tchétchènes. Il y a la complicité d'un certain nombre de banques qui ont pignon sur rue. Depuis que l'on intervient en Afghanistan, la production de la drogue a été multipliée de façon énorme. Est-ce que ce n'est pas le premier danger auquel nous sommes confrontés ? Que faisons-nous contre lui ?

François HEISBOURG, universitaire, conseiller à la Fondation pour la recherche stratégique - Je répondrai en deux points très différents. Le premier ne vous surprendra pas, mon Général. Je vous donne raison. C'est évidemment un facteur majeur à tous égards. Une des carences les moins acceptables de la stratégie de l'OTAN, depuis qu'il a pris en main l'affaire afghane, à partir de 2003, a été l'incapacité de ses Etats-membres à se mettre d'accord sur ce que devrait être la stratégie vis-à-vis de la drogue en Afghanistan. On a hésité entre trois stratégies de base : laisser faire afin d'éviter de s'aliéner les seigneurs de la drogue et de les pousser entre les mains des talibans ; éradiquer la drogue ; acheter de la drogue ou développer, par un mécanisme de subventions, des cultures de substitution. L'on a hésité entre ces solutions. On n'a pas pris de décision. Les effets sont évidemment ceux que vous décrivez. Je ne suis pas un spécialiste de ce domaine. Par contre, je sais que si l'on ne se fixe pas une stratégie claire, l'on continuera d'échouer.

Mes principes premiers me conduisent plutôt à regarder d'un oeil favorable une politique qui privilégierait le développement de cultures de substitution très fortement subventionnées - une PAC afghane, si j'ose dire, avec des moyens à la clé. En effet, le paysan afghan, qui est au mauvais bout de la chaîne, touche en fait relativement peu de la culture de la drogue. L'on estime à 500 ou 600 millions de dollars par an l'argent qu'il faudrait mettre pour défrayer le cultivateur afghan. 500 ou 600 millions de dollars correspondent à cinq jours d'opérations de l'armée américaine en Afghanistan. Cela donne une petite idée du niveau « incroyable » d'efforts qu'il faudrait faire.

Mon deuxième et dernier point m'inquiète, en tant qu'analyste. L'on voit des convergences de fait - je ne sais pas ce qu'en disent les spécialistes des services compétents - entre ce qui peut se passer pour la drogue et ce qui peut se passer du côté de la menace biologique. Vous avez peut-être entrevu des entrefilets dans la presse : au Royaume-Uni, plusieurs utilisateurs d'héroïne sont morts ces dernières semaines pour s'être injectés de l'héroïne contaminée avec de l'anthrax et plusieurs dizaines de personnes sont en soins. Je ne sais pas si cette convergence est le fait du hasard ou si c'est une action délibérée. Comment l'anthrax se retrouve-t-il dans l'héroïne ? Il faudrait peut-être demander à l'Institut Pasteur ce qu'il en pense. Cela donne un éclairage assez sinistre et un peu nouveau à la dimension « narco » du sujet dont nous sommes en train de parler.

Monique CERISIER-ben GUIGA, sénatrice, co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Je remercie nos intervenants et toute la salle.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page