L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. CANALISER OU DÉSAMORCER LA CONTESTATION : LE DÉPLACEMENT DES ENJEUX

La contestation contentieuse n'est pas forcément incompatible avec la contestation sur le terrain politique. Les deux peuvent coexister, voire se conforter mutuellement, dans la mesure où une victoire obtenue devant le juge peut faire l'objet d'une utilisation politique et renforcer la position de la partie victorieuse. Ainsi, la saisine du Conseil constitutionnel par l'opposition s'inscrit dans une stratégie de contestation politique des lois votées par la majorité à l'initiative du gouvernement. Et si le Conseil constitutionnel est censé trancher les questions qu'on lui soumet sur la base du droit (il serait plus exact de dire : sur la base de l'interprétation qu'il en donne), sa décision n'en sera pas moins brandie par un camp ou par l'autre comme une victoire politique. De même, les associations, dans le cadre des causes qu'elles défendent, peuvent utiliser l'arme contentieuse à l'appui d'une contestation politique : faire constater par un juge l'illégalité des actes de l'Exécutif est aussi une façon de démontrer le bien fondé des critiques qu'elles adressent à la politique gouvernementale.

Reste que, dans d'autres cas, le recours au juge apparaît soit comme une forme d'évitement de la confrontation politique, soit comme le substitut d'une action politique impossible.

Exemples d'évitement, les hypothèses où le pouvoir se défausse sur le juge du soin de trancher certaines questions politiquement sensibles ou bien espère désamorcer la contestation politique en la faisant dériver vers le terrain juridique. C'est ainsi qu'en 1983 la classe politique, réticente à l'égard de l'instauration de quotas destinés à assurer une plus grande mixité des listes de candidats aux municipales, a préféré laisser au juge constitutionnel le soin d'invalider l'amendement litigieux, voté par une majorité de parlementaires.

L'attitude adoptée face à la question du foulard islamique fournit un autre exemple de cette tactique d'évitement. Lorsque, en 1989, surgit pour la première fois « l'affaire » du foulard, c'est vers le Conseil d'État que le gouvernement se tourne pour rechercher une solution. Pendant quinze ans, entre 1989 et 2004, la gestion du problème s'opère par une délocalisation du conflit, ou plutôt son fractionnement en autant de micro-conflits locaux, de contentieux individuels que les tribunaux administratifs vont trancher sur la base des principes posés par le Conseil d'État. Principes formulés de façon suffisamment vague et élastique - le but est clairement de désamorcer le conflit par une solution de compromis - pour laisser une grande latitude aux acteurs locaux et aux juges de première instance. La méthode s'est révélée politiquement efficace, permettant de naviguer entre les deux camps en présence et d'éviter ainsi la cristallisation des oppositions. Mais elle n'a pu résister à la radicalisation des esprits : avec le vote de la loi de 2004 le politique reprend la main pour imposer le retour à une laïcité inflexible, seule à même de préserver un « modèle républicain » jugé menacé.

De façon plus ponctuelle, l'avis demandé au Conseil d'État par le gouvernement, confronté à l'affaire des sans-papiers de Saint-Bernard pendant l'été 1996, illustre lui aussi la tentation du pouvoir politique de se défausser sur le juge. Mais, contrairement à l'affaire précédente, qui posait de vraies questions de droit, celle-ci n'en posait guère, ou plus exactement les questions posées avaient été tranchées depuis longtemps et les réponses, par conséquent, étaient connues d'avance. De sorte que, ici, le recours au Conseil d'État apparaît comme une simple manoeuvre pour justifier une solution médiane : régulariser une partie des étrangers concernés, mais pas tous, et faire taire ainsi la contestation qui pourrait s'exprimer d'un côté ou de l'autre. La question posée revenait en substance à demander s'il existait, pour les étrangers en situation irrégulière, un « droit de voir régulariser leur séjour » 341 ( * ) : question juridiquement surréaliste, puisque la régularisation n'est bien évidemment jamais de droit, en dehors des hypothèses (qui n'étaient pas celles pointées par la demande d'avis) où l'intéressé peut invoquer l'article 8 de la CEDH.

Le Conseil d'État, dans son avis rendu le 22 août, ne se gênera d'ailleurs pas pour faire observer « qu'il ne peut exister un «droit à la régularisation», expression contradictoire en elle-même. La régularisation, par définition, est accordée dans l'hypothèse où le demandeur d'un titre de séjour ne bénéficie pas d'un droit, sinon il suffirait qu'il le fasse valoir ». Mais le Conseil d'État ajoute : « Au contraire, l'autorité administrative a le pouvoir d'y procéder, sauf lorsque les textes le lui interdisent expressément, ce qu'ils ne font pas dans les cas mentionnés dans la demande d'avis. Ainsi cette autorité peut prendre à titre exceptionnel, et sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, une mesure gracieuse favorable à l'intéressé, justifiée par la situation particulière dans laquelle le demandeur établirait qu'il se trouve ». Cette précision était évidemment attendue par le gouvernement et précieuse pour lui, puisqu'elle lui permettait de procéder aux régularisations inévitables sans avoir l'air de céder à la pression des étrangers et de leurs soutiens.

La voie contentieuse peut aussi être utilisée, mais cette fois par les requérants, et notamment par ces requérants d'un genre particulier qui « défendent des causes » - les droits de l'homme, les droits des étrangers, les droits des consommateurs, l'écologie... -, comme substitut d'une contestation politique impossible ou vouée à l'échec.

Les stratégies utilisées par les associations et les mouvements sociaux revêtent des formes variables : tantôt ils s'adressent directement aux autorités politiques pour réclamer l'abrogation de dispositions législatives qu'ils jugent critiquables ou la mise en place de réformes, tantôt ils peuvent tenter de mobiliser l'opinion grâce aux médias, tantôt encore, si l'objet de leur contestation s'y prête, ils s'adressent aux tribunaux. Le choix est question d'opportunité, et ces différentes méthodes ne sont du reste pas exclusives les unes des autres : la mise en cause juridique peut accompagner une mise en cause politique. L'action en justice peut aussi être une façon d'alerter l'opinion, à condition qu'on réussisse à la médiatiser : on pense aux poursuites pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité intentées à l'initiative d'ONG comme Amnesty ou la FIDH, qui donnent un poids accru à la dénonciation des actions criminelles imputables à des hommes d'État ou d'anciens hommes d'État que leur puissance ou leurs appuis font bénéficier de l'impunité.

Dans cette dernière hypothèse, à vrai dire, le recours au juge est aussi dicté par la conscience de l'impossibilité ou de l'inefficacité d'une action menée sur le terrain purement politique. Il arrive que le choix de la voie contentieuse apparaisse plus nettement encore comme un choix par défaut, lorsque la voie du combat politique est barrée, faute de combattants pour le mener, ou qu'il est voué à l'échec en raison de la disproportion des forces en présence. Dans ce cas, les contestataires peuvent finalement se trouver floués, pris en quelque sorte au piège de l'« apaisement » que provoque le déplacement de la contestation du champ politique au champ juridictionnel. Ce déplacement a pour effet de désamorcer la contestation visible, de la canaliser vers des lieux moins directement offerts aux feux des medias. Si on voit bien le bénéfice que peuvent en tirer les pouvoirs publics, on voit aussi que, du point de vue des contestataires, le passage de la contestation politique à la contestation juridique, qui sonnait déjà comme un aveu de faiblesse, produit des effets pervers.

Pour illustrer ce cas de figure, on peut prendre l'exemple du référé contre l'état d'urgence, en 2005. Face à une classe politique apparemment unanime, dès lors que l'opposition était manifestement peu désireuse d'engager le combat contre le gouvernement, le terrain contentieux restait le seul champ ouvert à la contestation. Un premier recours accompagné d'une demande de référé-suspension est déposé par un professeur de droit isolé contre les deux décrets du 8 novembre, le premier déclarant l'état d'urgence et le second l'aggravant. Un second référé est déposé par 74 juristes demandant à ce qu'il soit enjoint au président de la République de mettre fin à l'état d'urgence avant le délai de trois mois fixé par la loi du 8 novembre 2005 intervenue dans l'intervalle. Non seulement les deux requêtes, comme il était prévisible, sont rejetées, mais la décision du juge va fournir à l'Exécutif une porte de sortie pour se tirer d'un assez mauvais pas, dès lors que l'état d'urgence ne se justifie manifestement pas - ou plus. Le juge des référés ayant fait allusion, pour rejeter la demande, à l'éventualité de la recrudescence des violences urbaines lors des rassemblements de fêtes de fin d'année, le gouvernement, une fois celles-ci passées (sans troubles au demeurant...), mettra fin par anticipation à l'état d'urgence. En définitive, la contestation contentieuse lui aura permis de retourner la situation à son profit en réussissant ce tour de force d'apparaître comme particulièrement respectueux des libertés et en désamorçant ainsi les critiques de ceux qui dénonçaient l'utilisation abusive de cette arme.

La mobilisation contre la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » offre, avec un déroulement chronologique différent et avec un jeu d'acteurs plus complexe, un autre exemple de recours au juge pour contourner le blocage de la voie politique. Ici, la contestation du fameux article 4 de la loi qui demandait que les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la colonisation s'est d'abord manifestée par les voies classiques : tribunes dans la presse, pétition des historiens, pétition lancée par la Ligue des droits de l'Homme rassemblant des milliers de signatures, prise de position de l'association des professeurs d'histoire, multiples débats publics dès le mois d'avril qui se poursuivent après les vacances d'été... La fronde est si forte que le ministre de l'intérieur est obligé de renoncer, en décembre, à se rendre aux Antilles. Le président de la République, le 9 décembre, annonce qu'il a confié une mission au président de l'Assemblée nationale pour « évaluer l'action du parlement dans les domaines de la mémoire et de l'histoire ». Cela ne suffit pas à calmer la contestation. Face au refus réitéré de la majorité de remettre en discussion le texte litigieux, la voie contentieuse est envisagée en janvier 2006, sur le modèle du référé contre l'état d'urgence : des enseignants réclament au gouvernement l'abrogation de la disposition litigieuse, arguant qu'elle peut être « délégalisée » puisqu'elle relève en fait du pouvoir réglementaire, et annoncent qu'ils saisiront le Conseil d'État en cas de refus. Finalement, l'idée est reprise à son compte par le président de la République, qui demande au Conseil constitutionnel de confirmer que la disposition est bien du domaine réglementaire et que l'Exécutif peut donc l'abroger - ce qui sera finalement fait. C'est donc en définitive le pouvoir qui, devançant d'éventuels recours, utilise la voie juridictionnelle et instrumentalise le juge pour désamorcer la contestation.

Dernier exemple de ce jeu complexe entre contestation politique et action contentieuse : le combat de longue haleine mené contre la cristallisation des pensions des anciens combattants et anciens fonctionnaires des colonies et territoires d'outre-mer. On est ici dans une hypothèse où, au départ, l'absence totale d'enjeu politique ne laisse d'autre alternative que la voie du contentieux. Mais après des années de combat, ponctuées par de multiples rebondissements, l'action contentieuse ne débouche que sur une demi-victoire. L'affaire s'enlise dans les méandres du contentieux : c'est sa repolitisation, en l'espèce grâce à sa médiatisation, qui va la sortir de cet enlisement et qui, à défaut de donner entièrement satisfaction aux requérants, permet de faire taire la contestation.

C'est à partir de 1959 que le gouvernement français a décidé de geler les retraites des ressortissants des colonies et territoires d'outre-mer qui ont perdu la nationalité française au moment de l'indépendance. Dans les années 1980, des anciens combattants entreprennent des procédures juridiques contre la France : en 1989, le Comité des droits de l'homme constate que la cristallisation viole le principe d'égalité prévu par l'article 26 du Pacte sur les droits civils et politiques. Victoire sans suite puisque le Conseil d'État, lui, maintient sa position selon laquelle l'article 26 ne saurait s'appliquer aux droits économiques et sociaux 342 ( * ) . Il faut attendre 2001 pour que le Conseil d'État, appliquant la jurisprudence Gaygusuz de la Cour européenne des droits de l'homme, juge que la cristallisation viole le principe de non discrimination dans la jouissance d'un droit patrimonial 343 ( * ) . Le gouvernement est donc obligé d'organiser la « décristallisation » de ces pensions, mais il le fait a minima : la loi de finances en 2002 substitue au critère de la nationalité celui de la parité des pouvoirs d'achat et du lieu de liquidation de la pension. Le recours formé contre les décrets d'application échoue, le Conseil d'État refusant de considérer que le nouveau dispositif constitue une discrimination fondée sur l'origine nationale 344 ( * ) .

Dans l'intervalle, la question a fini par émerger sur la scène politique : une première fois en 2004, lors de la commémoration du 60 e anniversaire du débarquement de Provence, puis en mai 2006 après la projection au festival de Cannes du film Indigènes , qui évoque le sujet de ces soldats oubliés par la France. Mais il faut attendre sa sortie en salles en septembre, pour que les pouvoirs publics prennent l'engagement de revaloriser la retraite du combattant et les pensions militaires d'invalidité. La loi de finances pour 2007 prévoit qu'à partir du 1 er janvier 2007 le montant des pensions sera aligné sur celui des pensions versées aux ressortissants français. En apparence, les intéressés ont gagné leur combat. En réalité, la victoire est des plus limitée : outre que seule les « prestations du sang », comme on les dénomme, sont concernées par la réforme, à l'exclusion des pensions civiles et militaires de retraite, la décristallisation n'a pas d'effet rétroactif et ne vaut que pour l'avenir. Elle n'intervient, de surcroît, que sur la demande expresse des intéressés, ce qui en rend le bénéfice illusoire pour la très grande majorité d'entre eux. Les politiques ayant parlé, il ne reste plus, à nouveau, que la voie contentieuse, mais sans guère de chances de succès, compte tenu de la position adoptée par le Conseil d'État 345 ( * ) . Le gouvernement, lui, à gagné : à coût limité, il a réussi à désamorcer la contestation et à faire taire les scrupules de conscience que le film Indigènes avait pu provoquer dans l'opinion.

Pour terminer, il faudrait aussi évoquer la tentation pour le pouvoir de « jouer la montre » en aiguillant la contestation vers le prétoire : le temps du procès, sorte de moratoire forcé, est toujours du temps gagné. Si le juge refuse de condamner les autorités publiques mises en cause par les contestataires, c'est la preuve que ceux-ci avaient tort et le pouvoir en sort renforcé. Même en cas de condamnation, il n'est pas certain que le pouvoir en sorte affaibli car, dans l'intervalle, l'opinion aura oublié l'affaire et la décision qui l'aurait enflammée quelques mois ou, a fortiori , quelques années auparavant sera accueillie dans une indifférence relative.

Répétons-le : l'analyse qui précède ne prétend pas exprimer toute la vérité sur la fonction du procès, mais seulement une partie ou un aspect de cette vérité. Dans ces limites, elle conduit à constater que le recours au juge remplit des fonctions complexes qui ne se laissent pas résumer dans l'alternative simple : déclaration de guerre ou chemin vers la paix, exacerbation du conflit ou pacification des esprits. Elle met aussi en lumière l'ambivalence de l'arme contentieuse : arme des faibles, qui comptent sur le juge pour rétablir l'équilibre face à plus puissants qu'eux, elle s'émousse aisément quand elle ne se révèle pas plus gravement encore à double tranchant.

Intervention du Président Jean-François LACHAUME

Merci chère collègue,

Je peux dire en me tournant vers les deux éminents membres du Conseil d'Etat qui sont ici, que vous avez apaisé le débat avec un discours tonique. Effectivement, on aperçoit en vous écoutant ce qu'il peut y avoir d'ambigu dans l'expression apaiser. Le juge peut apaiser, il peut cristalliser, il peut différer les débats mais je trouve qu'on se rend compte en définitive que le juge finit par peser sur les orientations politiques, même si, évidemment il s'en défend, parce que cela n'est pas son rôle. Merci beaucoup. Il y aurait bien sûr des questions à poser et je laisse le soin de jouer ce rôle au Président, Bruno Genevois, Président de la section du contentieux au Conseil d'Etat.

Intervention du Président Bruno GENEVOIS

« Oui, ce sont moins des questions que quelques précisions compte tenu peut-être du caractère un peu abrupt de certains propos. Je dirais tout de suite que sur deux points je suis d'accord avec Mme Lochak et sur deux autres, je m'en sépare quelque peu.

En ce qui concerne les points d'accord : je crois effectivement que le métier de juge fait apparaître qu'on peut avoir une conscience différente des données d'un litige selon qu'on exerce un contrôle abstrait ou un contrôle concret. Il faut s'en persuader, et vous n'avez pas tort de dire que, par exemple en ce qui concerne le droit au regroupement familial, le système français de contrôle de constitionnalité a priori a conduit le Conseil constitutionnel à minorer la portée du délai prévu par le législateur pour permettre à un étranger déjà installé en France de faire venir sa famille. Dans une décision du 13 août 1993, il avait fait une interprétation neutralisante qui était assez intéressante en disant : le délai est un délai de deux ans. Toutefois, rien n'interdit de préparer la venue en France avant l'expiration de ce délai. Dans sa décision du 27 juillet 2006, il n'a pas repris cette réserve d'interprétation et si l'on suit un commentateur autorisé, il a été assez impressionné par un jugement de la Cour de justice des Communautés européennes dans un arrêt du 27 juin 2006 qui avait rejeté un recours du Parlement européen dirigé contre une directive communautaire qui prévoyait un délai de deux ans. On voit donc qu'aussi bien du côté du Conseil constitutionnel que de la Cour de justice il y avait un contrôle abstrait. On a dit, qu'en justice dans le cadre d'une harmonisation à l'échelon de l'ensemble des Etats européens, il n'est pas contraire à l'ordre juridique communautaire et à l'article 6 sur les droits fondamentaux du traité de l'Union européenne de prévoir ce type de délai. Alors, in concreto , et j'ai pu le constater dans le cadre d'instances de référé-liberté, cela peut être très lourd à supporter. Toutefois, cela n'interdit pas au juge d'instruire une affaire, de demander des explications à l'administration et l'administration, d'elle-même, a donné satisfaction au requérant, ce qui a entraîné un non lieu à statuer. Dans le cadre de la circulaire que vous avez citée, dont le recours avait été rejeté dans un premier temps par le Conseil d'Etat et, en ce qui concerne l'interprétation d'une condition de vie commune, la Haute juridiction administrative, dans le cadre d'un contrôle abstrait n'a pas vu toutes les virtualités de la règle envisagée. Que dans un cas concret, il modifie son interprétation, je crois que c'est plutôt une bonne chose, c'est un élément d'encouragement.

Deuxième remarque pour marquer encore un point d'accord. Il concerne votre interprétation des décisions du juge des référés concernant le maintien de l'état d'urgence. Au cours de l'audience de référé, dans le cadre de la seconde affaire Rolin, le représentant de l'administration, c'est-à-dire le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au Ministère de l'intérieur, avait cru pouvoir soutenir que, dès lors que le législateur avait prévu le maintien possible de l'état d'urgence pendant un délai de trois mois sans fixer aucune condition, le gouvernement avait une totale latitude. Sur ce point, j'ai fait comprendre au cours de l'audience que cela n'était pas possible. Il est de l'essence d'un régime de circonstances exceptionnelles, de pouvoir exorbitant du droit commun, de n'être limité que dans le temps et dans l'espace. Et cela est dit expressément dans l'ordonnance du juge des référés. Le message est passé sans difficulté d'ailleurs.

Je me séparerai en revanche de vous sur deux autres points. A propos de l'interprétation de la décision du Conseil d'Etat du 12 juin 2006 concernant le placement en rétention des mineurs, il est évident que le juge n'ignore pas la disposition législative qui prohibe l'expulsion de mineurs de 18 ans. Simplement il dit que des dispositions réglementaires qui, dans le cadre du placement en rétention des parents en vue de leur éloignement du territoire, prévoit qu'ils peuvent être accompagnés de leurs enfants, ne sont pas illégales. Ce faisant, cela ne veut pas dire que le Conseil d'Etat ait reconnu à l'Administration le pouvoir d'expulser les mineurs de 18 ans. C'est une raison de bon sens et d'humanité qui a commandé cette décision du 12 juin 2006.

La deuxième remarque et réserve que je voudrais faire concerne l'avis du Conseil d'Etat de fin août 1996 à propos des conditions de régularisation des étrangers. Rien de plus normal que le Premier Ministre, qui est dans une situation un peu difficile, face à un problème d'ordre public, qui émeut l'opinion, demande au Conseil d'Etat un avis sur le plan juridique. Cet avis, par ailleurs, a été publié dans « Etudes et documents » du Conseil d'Etat et n'a, à ma connaissance, jamais été critiqué en doctrine. Du coup, de quoi vous plaignez vous ? J'ajouterai et je terminerai là-dessus : ce n'est pas du tout de l'instrumentalisation de l'apaisement, c'est la mission normale du Conseil d'Etat comme conseiller de l'administration ni plus ni moins. Et la meilleure preuve que dans cette affaire le Conseil d'Etat ne s'est pas égaré, est que tout récemment, avec un certain délai de réflexion, la Cour européenne des droits de l'homme a dit qu'il n'y avait pas d'irrégularités de la part du gouvernement français. Voilà les quelques précisions que je voulais apporter. Merci.

Présidence et introduction de M. Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat

Mesdames, messieurs, je vais essayer de jouer le rôle que le Professeur Lachaume a magistralement tenu dans la première partie de la séance. Je dois dire que cette première partie était aussi pour moi vivifiante parce qu'elle a été l'occasion d'écouter des réflexions très riches, qui ne sont pas nécessairement celles qu'un juge a tous les matins lorsqu'il ouvre les dossiers sur son bureau. Fort de cette armature, qui a été donnée par la première partie de l'après-midi, nous allons maintenant voir, j'allais dire, c'est peut-être un peu curieux comme formule, nous allons « écouter » des « regards ». C'est ce qui est prévu en tout cas dans l'organisation. Un certain nombre de vues vont être en effet portées sur les vastes questions qui ont été débattues. Ces regards, vous le voyez sur le programme, sont des regards très diversifiés, et ils vont par là, concrétiser et enrichir les analyses d'ensemble qui ont été présentées jusqu'à maintenant. Ces regards viennent pour partie du droit privé, avec un thème qui touche à la loyauté entre les parties que le professeur Wiederkehr de l'université de Strasbourg évoquera. Le processus juridictionnel en droit des personnes sera abordé aussi par le professeur Pédrot, professeur à l'Université de Bretagne Occidentale. Avec le professeur Camille Broyelle, professeur à l'IEP de Rennes, nous aurons l'éclairage plus large puisque sera présenté le sujet très vaste du juge et de l'évidence. Je crois que tous ces différents points de vue devraient nous permettre de pouvoir cerner les réalités auxquelles les juges sont confrontés lorsqu'ils cherchent à apaiser un conflit. J'ouvre tout de suite la séance en demandant au Professeur Georges Wiederkehr de prendre la parole.

* 341 La demande portait, plus exactement, sur « la question de savoir si, en vertu si, en vertu de l'ensemble des règles de droit relatives à l'entrée et au séjour en France des personnes de nationalité étrangère non ressortissantes de l'Union européenne, résidant en France mais dépourvues de titre de séjour, disposent du droit de voir régulariser leur séjour du seul fait qu'elles se trouvent dans l'une ou l'autre des situations suivantes : - être parent d'un enfant né en France après le 1er janvier 1994 ; - s'être vu refuser le statut de réfugié [par l'OFPRA] ; - être conjoint ou enfant d'un étranger résidant en France ; - avoir un proche parent (autre que le conjoint ou les parents) résidant en France ; - résider sur le territoire français depuis plusieurs années ; - être entré sous le couvert d'un visa de court séjour aujourd'hui expiré ». Aucune de ces hypothèses, bien entendu, n'implique de droit au séjour

* 342 CE, Avis, 15 avril 1996, Mme Doukouré, RFDA 1996, p. 808, concl. Ph. MARIN.

* 343 CE, Ass. 30 nov. 2001, M. de la Défense et M. de l'Économie, des finances et de l'industrie c/ Diop. Rec. CE ; AJDA 2001, p.1039.

* 344 CE, 18 juillet 2006, Gisti

* 345 La Halde, elle, a bien constaté la persistance, dans le nouveau dispositif, de discriminations fondées sur l'origine ou la nationalité (Délib. n° 2007-44 du 5 mars 2007), mais ses avis n'ont pas de portée contraignante.

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