L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

L'OBLIGATION DE LOYAUTÉ ENTRE LES PARTIES

M. Georges WIEDERKEHR, Professeur de droit privé, Université de Strasbourg III

La loyauté est une vertu à la mode dans le monde du droit.

Laurent Aynès a pu écrire : « Il n'y a pas de relations juridiques qui échappent aujourd'hui à ce devoir » (de loyauté) 346 ( * ) .

Du droit substantiel, son emprise s'est étendue au droit judiciaire, en passant par celui de la preuve. Dans son arrêt du 7 juin 2005 347 ( * ) , la première chambre civile de la Cour de cassation pose le principe -dont elle emprunte la formulation à l'article 16 NCPC, en la transposant du contradictoire à la loyauté- selon lequel "le juge est tenu de respecter et de faire respecter la loyauté des débats".

Elle rattache ce principe à l'alinéa 1 er de l'article 10 du Code civil, ainsi qu'à l'article 3 NCPC.

Selon le premier de ces textes, "chacun est tenu d'apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité". Jusqu'à présent cette disposition a surtout concerné la production de documents et autres renseignements détenus par des tiers à l'instance. En l'appliquant aux parties et même au juge, la première chambre civile étend largement son domaine. L'intérêt d'appuyer le principe de loyauté des débats sur l'article 10 du Code civil est de l'inscrire, dans la hiérarchie des normes au niveau législatif, ce que n'aurait pas permis la seule référence à l'article 3 NCPC, référence qui peut pourtant sembler plus pertinente.

« Le juge », dit l'article 3 NCPC, « veille au bon déroulement des débats... » : que le procès se déroule de manière loyale paraît bien le moins que le justiciable soit en droit d'attendre de la justice ; que le juge ait à respecter et à faire respecter la loyauté des débats peut paraître l'évidence même.

Et pourtant le principe de loyauté des débats n'est pas sans soulever quelques problèmes. L'espèce qui a donné lieu à l'arrêt de la première chambre civile permet de les mettre en relief.

Un avocat au barreau de Paris demandait l'annulation des élections ordinales. Il contestait, en effet, le pouvoir de l'ordre d'adopter, ainsi qu'il l'avait fait, le procédé de vote à distance par internet, procédé dont l'avocat demandeur soutenait qu'il ne donnait pas de suffisantes garanties de confidentialité. La demande est rejetée par la Cour de Paris qui estime que l'ordre n'a pas outrepassé ses pouvoirs et que le procédé retenu pour les élections est fiable.

C'est cette décision qui est cassée par la première chambre civile, le motif de la cassation étant le refus de la Cour d'appel d'accepter une note en délibéré présentée par l'avocat demandeur. Cette note consistait en une lettre du président de la CNIL faisant part d'une délibération de cette institution. L'avocat n'avait reçu cette lettre que le jour même où il l'avait présentée en note. Or cette lettre, qui, selon la Cour de cassation, était susceptible de modifier l'opinion des juges, avait déjà été adressée deux mois plus tôt au bâtonnier de l'ordre qui s'était bien gardé de la communiquer.

Selon l'article 445 NCPC, qui ne fait en la matière que mettre en oeuvre le principe du contradictoire, « après la clôture des débats, les parties ne peuvent déposer aucune note à l'appui de leur observations... ». Si le même texte prévoit quelques exceptions à cette interdiction, aucune d'elles ne correspondait à la situation de l'espèce.

Il résulte de l'arrêt de la première chambre civile que le principe de loyauté doit prévaloir sur l'article 445 : il impose aux juges d'accepter une note en délibéré en dehors des cas prévus par le NCPC, lorsqu'il s'agit d'assurer le respect de la loyauté des débats.

On comprend qu'un principe de niveau législatif l'emporte sur une disposition réglementaire. Mais, si celle-ci n'est en somme qu'une application du principe de la contradiction, la solution de la première chambre civile n'aboutit-elle pas à faire céder ce principe de la contradiction devant le principe de loyauté ? On répondra cependant qu'en l'occurrence ce conflit de principes n'existe pas vraiment. On peut même penser, au contraire, que le principe du contradictoire est ici, en réalité, conforté par le principe de loyauté, car, après tout, la contradiction est pleinement assurée quand tous les éléments de nature à former la décision du juge sont connus de chacune des parties et peuvent être débattus entre elles.

Toutefois, si l'on admet cela, la question se transforme. Elle devient celle de savoir si le recours à un principe de loyauté était bien utile en l'occurrence et s'il n'eût pas suffi à la chambre civile de se fonder sur le principe de contradiction ou encore sur les principes européens de procès équitable et d'égalité des armes ?

Autrement dit la question que l'on doit se poser est celle de l'utilité et, au-delà, de la pertinence du principe de loyauté, ce qui suppose qu'on s'interroge d'abord sur sa signification.

On peut s'entendre, me semble-t-il, assez facilement sur une définition de la loyauté. On se doute bien que ce n'est pas le sens primitif de ce terme, « conformité à la loi », qui doit être retenu car, sinon, le principe serait une pure tautologie. On adoptera volontiers la définition que propose dans sa thèse Marie-Emma Boursier : « Comportement fait de droiture et de probité attendu du plaideur envers le juge et envers son adversaire » 348 ( * ) .

Cependant cette définition ne précise pas jusqu'où peut aller cette attente, ni comment elle sera satisfaite. De ce point de vue, on pourrait comprendre le principe de loyauté de différentes façons et lui prêter un rôle ou une portée très divers.

On pourrait y voir un simple principe d'interprétation des règles de procédure, nous invitant, au-delà de la lettre, à en chercher l'esprit. Mais serait-il nécessaire pour cela de consacrer un principe de loyauté ? Même si la procédure est un droit formaliste, il n'a jamais été dans la logique du droit français de faire prévaloir la lettre sur l'esprit.

En poussant la même tendance un peu plus loin, on pourrait considérer que le principe de loyauté doit conduire à écarter la règle de procédure lorsqu'elle est utilisée de mauvaise foi, autrement dit dans le cas d'une fraude à la loi. Mais là encore, le principe de loyauté n'ajouterait rien à des techniques bien éprouvées de notre droit.

S'agissant d'un principe supérieur dans la hiérarchie des normes à la plupart des règles de procédure il y aurait aussi lieu d'admettre la nullité de toute règle qui serait incompatible avec lui.

Enfin, on pourrait envisager, en dépit de la chronologie de leurs découvertes, le principe de loyauté comme le principe supérieur - le mega principe- dont les autres principes du procès ne seraient que les sous-principes, les principes dérivés. Le principe de loyauté les contiendrait tous et en assurerait l'unité, ou, en tous cas, en serait le fondement commun, de sorte qu'ils devraient tous être interprétés à la lumière de ce principe véritablement fondamental. Ce ne serait pas un rôle négligeable car, à l'heure actuelle, une même solution peut souvent être rattachée à plusieurs principes -principe du contradictoire, procès équitable, égalité des armes, par exemple- ce qui n'est pas sans entraîner une certaine confusion. Le principe de loyauté ainsi conçu n'éviterait pas les interférences mais aurait l'avantage de les expliquer et de les justifier.

Ce n'est pourtant probablement aucun de ces rôles que la première chambre civile paraît vouloir assigner au principe de loyauté.

En effet, sa décision est appuyée directement et exclusivement sur le principe de loyauté auquel la Cour entend donc faire produire des effets immédiats. Les articles 10 du Code civil et 3 NCPC ne sont visés que pour donner une assise textuelle au principe. L'article 445 NCPC n'est mentionné que dans le rappel de l'arrêt des juges du fond. Le principe de loyauté est appliqué sans l'intervention d'aucune autre règle. Il emporte des effets qui lui sont propres.

Quels effets propres ?

Pour en revenir à l'espèce en cause, le principe de loyauté a servi à censurer le refus d'une note en délibéré. Néanmoins on peut supposer que la déloyauté n'est pas imputée aux juges qui ont refusé cette note, mais plutôt au défendeur et que la déloyauté a consisté pour ce dernier à garder sous le boisseau une pièce qui aurait pu influencer la Cour d'appel en sa défaveur.

Une partie qui obtient tardivement une pièce, alors que son adversaire en dispose depuis un certain temps, mais s'est bien gardé d'en révéler l'existence, étant donné qu'elle lui était défavorable, ne peut qu'éprouver un sentiment d'injustice si, au moment où il peut enfin la produire, le tribunal lui répond : « trop tard ».

La Cour de cassation met fin à l'injustice en décidant que si, seule la déloyauté de l'adversaire a empêché la production dans les délais, la production sous forme de note en délibéré doit être acceptée par les juges du fond.

Pour en arriver à cette solution, il était sans doute nécessaire de faire appel à un principe de loyauté. Le même résultat n'aurait pas pu vraiment être justifié par un recours au principe du contradictoire, à celui du procès équitable ou à celui de l'égalité des armes. Le principe du contradictoire exige que tous les moyens, toutes les pièces, tous les arguments sur lesquels s'appuie une partie soient communiqués à l'autre pour qu'elle puisse en débattre, mais non qu'une partie, spontanément, fournisse à son adversaire des munitions que celui-ci pourra utiliser contre elle. Et le principe du procès équitable ou celui de l'égalité des armes ne permettent pas davantage de justifier une telle obligation.

Donc on doit admettre que le principe de loyauté tel que conçu par la première chambre civile va plus loin que les autres principes et qu'en conséquence il a son utilité. Mais, si apport il y a, reste à se demander quelle est sa convenance.

« Nul n'est tenu de prouver contre soi-même ». L'adage n'a plus vraiment cours. L'article 11 NCPC ne dispose-t-il pas déjà que « les parties sont tenues d'apporter leur concours aux mesures d'instruction, sauf au juge à tirer toute conséquence d'une abstention ou d'un refus ». Et l'alinéa 2 du même article prévoit, que si une partie détient un élément de preuve, le juge peut à la requête de l'autre, lui enjoindre de le produire.

Mais en l'espèce, ni requête de l'autre partie, ni injonction du juge ! Le reproche de déloyauté se fonde sur le fait qu'une partie n'a pas spontanément informé l'autre de l'existence et du contenu d'arguments que celle-ci aurait pu lui opposer.

Le principe de loyauté tel qu'il transparaît dans la décision de la première chambre civile entraîne donc une véritable obligation de collaboration entre les parties, chacune devant, fut-ce au détriment de sa propre cause, aider son adversaire dans la défense de la sienne. C'est une très haute conception de la justice. La loyauté ne commande pas seulement de s'abstenir de procédés déloyaux, mais devient un devoir positif d'entraide.

Cette conception est-elle vraiment réaliste ?

En matière contractuelle, même non poussée jusqu'au solidarisme, la loyauté exigée des contractants peut impliquer une obligation d'information, voire de conseil, de même qu'une certaine collaboration entre les parties. Mais les contractants sont des partenaires et non pas des adversaires et si leurs intérêts sont le plus souvent différents, le contrat doit en être la conciliation : le contrat est a priori destiné à satisfaire chacun des contractants.

Il n'en est pas de même du procès qui ne rapproche pas des partenaires, mais oppose des adversaires. Certes le combat doit être loyal et les règles de procédure sont là pour qu'il en soit ainsi. Mais peut-on vraiment exiger d'une partie, au nom de la loyauté, de fournir spontanément des armes à son adversaire ? Sur un plan idéal, on répondrait volontiers par l'affirmative. Mais en pratique, il peut résulter beaucoup d'incertitude et même d'arbitraire de cette exigence. « Qui veut faire l'ange fait la bête ».

Il suffit, pour s'en rendre compte, d'imaginer que la lettre du président de la CNIL ne soit parvenue à l'intéressée qu'une fois l'arrêt rendu. Aurait-il alors dû, aurait-il pu exercer un recours en révision ? Mais si cette lettre était, à en croire la première chambre civile, de nature à influencer les juges, elle n'était, comme la suite l'a montré, nullement décisive, l'arrêt de renvoi (Lyon 3 oct. 2005), ayant validé les élections-. Or l'article 595 parmi les causes d'ouverture du pourvoi en révision, prévoit bien la rétention de pièces par le fait d'une partie, mais seulement, à condition qu'il s'agisse de pièces décisives.

Il ne faut pas non plus un grand effort d'imagination pour concevoir que, dans de très nombreux cas, une partie n'a jamais connaissance ou, en tous cas, pas une connaissance certaine de pièces ou de documents détenus par son adversaire. La déloyauté de l'un, l'injustice subie par l'autre ne sont pas moindres alors, mais il ne pourrait pas y avoir de sanction. On dira que ce sont là les injustices inhérentes à toute justice et qu'il n'y a pas lieu d'accepter les unes sous prétexte qu'on ne peut corriger les autres, sous peine qu'il n'y ait plus de justice du tout.

Cependant, la vraie question que pose l'arrêt de la première chambre civile est de savoir jusqu'où va l'obligation de loyauté, autrement dit quels sont les documents qu'une partie loyale doit spontanément communiquer à son adversaire. Selon la Cour de cassation la lettre du président de la CNIL « comportait des éléments susceptibles de modifier l'opinion des juges ». Selon la Cour de Lyon, cour de renvoi, cette lettre n'était cependant en rien décisive.

Faut-il alors en déduire que, dès qu'une partie détient le moindre élément d'information qui, plausiblement mais non pas certainement, pourrait avoir une certaine incidence sur l'opinion des juges, la loyauté lui commande d'en faire part à son adversaire ? Mais peut-on vraiment croire, par exemple, que si une partie demande relativement au litige un avis officieux à une personne supposée qualifiée et que cet avis est négatif, il est aussitôt tenu de le communiquer à son adversaire. Bien sûr que non. L'hypothèse n'est pourtant pas si éloignée du cas soumis à la Cour de cassation.

En conclusion, on doit convenir qu'il est difficile de ne pas s'incliner devant la reconnaissance d'un principe de loyauté des débats, mais on doit aussi reconnaître que l'application de ce principe entraînera de sérieux embarras.

Intervention du Président Bernard STIRN

Merci beaucoup M. le Professeur. Je crois que votre intervention était fascinante pour ceux qui, comme mon voisin et moi-même, sont plus familiers de procédures administratives que de procédures civiles. Cette question sur la note en délibéré devant les juridictions administratives a plus d'importance qu'elle en avait naguère. Elle l'a prise, sous l'influence ou en réponse à des interrogations de la Cour européenne des droits de l'homme, tirées du caractère équitable du procès de l'égalité des armes devant les juridictions administratives. La note en délibérée a maintenant un statut précis devant les juges judiciaire et administratif. Elle est devenue un des éléments de l'équilibre du procès devant les juridictions administratives. En vous écoutant, je pensais à une affaire récemment jugée qui rejoignait votre exposé. Dans un arrêt rendu par la section du contentieux, à propos d'une affaire fiscale mais dont la portée, me semble-t-il va au-delà de la matière, la question de l'abus de droit a été abordée. Il s'agissait de poursuite d'un contribuable accusé de manoeuvres frauduleuses. La section du contentieux devait trancher une controverse qui avait animé la doctrine fiscale : « est-ce que l'Administration fiscale peut passer sur les manoeuvres frauduleuses qui ne sont pas établies en abus de droit ?» A cette question, le Conseil d'Etat a répondu par l'affirmative en donnant une définition générale disant à peu près ce que vous avez clairement démontré M. le Professeur : il y a abus de droit lorsqu'on applique un texte à la lettre mais d'une manière contraire à son esprit. Cette définition très globale de l'abus de droit constitue aussi une sorte de loyauté. Dans le prolongement de ces questions, je vais donc demander tout de suite au Professeur Camille Broyelle de nous parler de l'évidence.

* 346 L. AYNES, L'obligation de loyauté, Arch. Philos. Droit, t. 44, 2000, p.195.

* 347 Bull. civ., I, n° 241 ; D. 2005, 2470, note M.A. BOURSIER, D 2006. Pan. 548, obs. P. JULIEN et FRICERO, RTDciv 2006, 151, obs. R. Perrot, Dr et procédures 2006, 35, note N. FRICERO.

* 348 M.E. BOURSIER, Le principe de loyauté en droit processuel, Nouvelle bibliothèque de thèses, Dalloz, 2003.

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