L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. L'USAGE DE LA LIBERTÉ

Il ne s'agit pas ici de l'usage que font effectivement de leur liberté les cours suprêmes - nous savons bien que, dans la plupart des cas, elles en font un usage modéré, notamment en raison des contraintes qui pèsent sur elles - mais seulement de l'usage possible de la liberté. La question que l'on examinera n'est pas « jusqu'où vont les juges? », mais « jusqu'où pourraient-ils aller s'ils le voulaient et s'il le fallait ?». La réponse est qu'ils peuvent non seulement déterminer le contenu des normes juridiques qu'ils sont censés appliquer, mais aussi décider qu'un énoncé quelconque présente le caractère d'une norme juridique et même modifier la place de chaque norme dans la hiérarchie de l'ordre juridique.

A. LE CONTENU DES NORMES

C'est la vision la plus répandue de l'interprétation. Elle consiste dans l'affirmation que tel texte signifie que si telles conditions sont réunies, tels sujets doivent adopter telle conduite, étant entendu que le verbe « devoir » peut aussi indiquer une interdiction, une permission ou une habilitation. S'il est vrai que cette affirmation est le produit d'une décision, alors il faut accepter cette conséquence que c'est en réalité l'interprète et non le législateur qui énonce la norme, parce que la norme n'est pas autre chose que la signification d'un énoncé qu'il est obligatoire de préciser. Le législateur lui n'a rien fait d'autre qu'adopter un texte, mais la norme que signifie ce texte est énoncée par l'interprète.

Il faut d'ailleurs observer que l'interprétation ne porte pas seulement sur des textes, mais aussi sur des faits. Les augures romains interprétaient ainsi le vol des oiseaux comme signifiant que telle conduite devait avoir lieu. La qualification juridique des faits est une opération du même type : le juge, après avoir observé les faits, décide qu'il présente tel caractère et doit être soumis à tel régime juridique.

B. LA NATURE DE NORME

Mais le pouvoir de l'interprète va bien au-delà. On admet couramment qu'un juge, avant d'interpréter une constitution ou une loi, et de déterminer quelle est la conduite qu'elle prescrive, présuppose qu'elle prescrit quelque chose.

Pourtant, il y a des cas, où le caractère normatif d'un texte fait lui aussi l'objet d'une décision de l'interprète. Ainsi, lorsque le Conseil constitutionnel décide en 1971 que le préambule de la constitution et la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne sont pas seulement l'exposé d'un programme politique ou d'une philosophie, mais un ensemble de normes.

A l'inverse, il peut décider qu'un énoncé ne présente pas un caractère normatif, comme l'a fait récemment le même Conseil constitutionnel 32 ( * ) .

Cependant, l'interprétation n'a pas pour objet seulement des textes. Elle peut consister, on l'a vu, dans l'affirmation qu'un ensemble de faits présente la signification d'une norme. C'est le cas lorsque le juge institue la coutume en source du droit : s'il considère qu'une pratique a été répétée pendant un temps suffisant et qu'elle a été tenue pour obligatoire, alors il décide que l'on est tenu de s'y conformer. C'est à cette conjonction des deux faits, la pratique répétée et le sentiment du caractère obligatoire, que l'interprète attribue la signification d'une norme.

Mais, il peut s'agir aussi d'une partie ou de l'ensemble d'un système juridique, dont l'interprète peut décider qu'il présente globalement la signification d'un principe implicite ou sous-jacent. Ainsi, en France les principes généraux du droit « dégagés » par le Conseil d'État, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République puis reconnus à nouveau par le Conseil constitutionnel, aux Etats-Unis. Les exemples sont trop nombreux et trop connus pour qu'il soit utile de s'y attarder.

Il faut seulement observer qu'en accordant la signification de norme à un texte, à une pratique ou à l'ensemble du système juridique, l'interprète ne se borne pas à créer une norme, il lui assigne par la même occasion une certaine valeur. Il décide par exemple que la Déclaration des droits exprime des normes juridiques, mais il doit décide en même temps si elle a une valeur égale ou supérieure à celle des lois, égale, voire supérieure aux dispositions numérotées de la constitution. En d'autres termes, il ne peut pas interpréter et créer une norme sans la placer à un certain rang de la hiérarchie. Celle-ci n'est pourtant pas une donnée immuable.

C. LA HIÉRARCHIE

De nombreuses décisions se présentent comme déduites de la hiérarchie des normes, mais il s'agit là souvent d'une simple justification et la hiérarchie n'existe que postérieurement et en vertu de la décision de l'interprète.

Ce que l'on appelle en effet relation hiérarchique entre deux normes A et B, c'est-à-dire la supériorité de l'une sur l'autre, est le plus souvent une relation telle que si B est contraire à A, elle peut être annulée par un juge ou bien telle que en cas de conflit le juge peut faire prévaloir A. Par conséquent si c'est le juge qui interprète un texte pour décider que celui-ci lui donne le pouvoir d'annuler B en cas de contradiction avec une norme A, c'est lui-même qui a créé la relation hiérarchique entre A et B. A n'est alors supérieur à B que parce que le juge a décidé qu'il pouvait annuler B pour contradiction avec A. C'est bien ce qu'a fait le juge Marshall dans la fameuse décision Marbury ou encore le juge Barak dans la décision de 1995 United Mizrahi Bank v. Migdal village 33 ( * ) , selon laquelle, bien qu'il n'y ait pas en Israël de contrôle de constitutionnalité des lois, il existe des principes quasi-constitutionnels, en tout cas supra-législatifs, qui peuvent servir de standards pour exercer un contrôle de la constitutionnalité des lois. Le juge peut bien prétendre dans les deux cas qu'il ne fait que tirer les conséquences d'une hiérarchie qui préexiste à sa décision. Cette hiérarchie n'existe que parce qu'il l'a lui-même créée 34 ( * ) .

Il est même possible à l'interprète de créer des normes de niveau supra-constitutionnel, comme l'a fait la cour suprême de l'Inde pour pouvoir invalider des amendements à la constitution 35 ( * ) .

Mais le pouvoir de l'interprète ne consiste pas seulement à créer des différences de degrés entre normes. En dehors de ces cas très spectaculaires, il peut aussi déplacer les normes d'un degré à l'autre. Le mouvement peut se faire dans les deux sens : vers le haut comme avec les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qui après avoir été des normes législatives sont promues normes constitutionnelles ; vers le bas quand, après l'interprétation du Conseil constitutionnel, des lois adoptées par le Parlement et qui prévalaient jusque là sur les traités antérieurs sont désormais dotées d'une valeur inférieure.

La liberté juridique de l'interprète est donc totale, puisqu'il peut créer et recréer à chaque instant des normes et des relations entre normes, c'est-à-dire qu'il est le maître du système juridique.

Bien entendu, cette conclusion paraîtra fortement exagérée et ce sera à juste titre. Cela ne vient pas de la faiblesse de l'analyse, mais de ce qu'il n'y a pas dans la réalité un seul interprète, mais une pluralité, et qu'ils forment un système. Et ce système est constitutif de contraintes qui empêchent chacun d'exercer complètement et à chaque instant son pouvoir discrétionnaire. L'interprète est à la fois libre et soumis au déterminisme.

Intervention du Président Jacques Moreau

Je remercie Michel Troper de la clarté et de la rigueur de sa démonstration dans laquelle il a donné une interprétation du mot stipulation qui me paraît assez originale et fortement autoritaire. Quoi qu'il en soit, il ne m'appartient pas de lancer déjà le débat. Je passe immédiatement la parole à Etienne Picard.

* 32 Décision n° 2005-512 DC, 21 avril 2005, cf. CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, N'est pas normatif qui peut. L'exigence de normativité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ds. Cahiers du Conseil constitutionnel n°21, 2006.

* 33 V. supra note 10.

* 34 TROPER Michel, Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnel, ds. ZOLLER, E. (sous la dir.), Marbury v. Madison 1803-2003, Paris, Dalloz, 2003, pp. 215s.

* 35 V. supra note 12.

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