L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

CONCLUSION

En guise de conclusion, Mme le Professeur Jacqueline Morand-Deviller et les éditions Montchrestien nous ont autorisés à reproduire l'article ci-dessous 849 ( * ) .

REGARD ELLIPTIQUE SUR L'OFFICE DU JUGE

M. Gilles DARCY, Professeur de droit public, Université Paris 13 (Paris-Nord)

« Sujet de conversation toujours renouvelé » 850 ( * ) , il conviendrait avant toute chose de ne pas le définir... Il serait présent dans notre sphère juridique comme une fonction non identifiable, indéterminée, connue de tous, mais avec d'insondables variances que porteraient en eux l'Homme, l'espace et le temps. Ainsi échapperait-il à toute évocation unifiée en combinant ces infinies représentations chronologiques ou diachroniques. Pour parler bref, l'office du juge nous emmènerait 851 ( * ) , à pas comptés, de « l'être inanimé » de Montesquieu 852 ( * ) ou de Beccaria 853 ( * ) , à l'absence de choix, dû au syllogisme de Duguit 854 ( * ) puis à l'autonomie du juge et enfin au gouvernement des juges 855 ( * ) ... et réciproquement...ou tout à la fois...

Comme l'indique en termes analogues Georges Wiederkehr dans la préface qu'il donne d'une remarquable thèse : « Si tout le monde s'accorde sur la formule « dire le droit et trancher les litiges », c'est parce qu'on ne réfléchit guère à sa signification ou que chacun lui en prête une différente, celle qui lui convient » 856 ( * ) . Peut-être est-ce la sagesse des auteurs de ne pas faire de propositions dont on ne retiendrait, en définitive, que fort peu de compte ou est-ce dû à leurs grandes précautions de ne pas la rechercher ? Et de manière très récente, Messieurs Donnât et Casas, Maîtres des Requêtes au Conseil d'Etat, adoptent à leur tour une position d'expectative. Ils la considèrent comme « une notion globale, rétive à la définition et aux frontières ». D'où cette conception que le juge lui-même se fait « de son métier » 857 ( * ) . Il n'y aurait donc pas, en toutes branches du droit, de tournure officielle, reconnue. De ceci, on en a la quasi certitude.

Cependant la candeur de l'esprit n'a, hélas, pas de limites. Partir d'une improbable définition pour le cas échéant la refonder théoriquement est, croit-on, la seule vertu assignée à toute recherche dont la preuve fait défaut. Pour M. René Chapus dont l'autorité n'est point contestable, l'office du juge statuant au fond, « est le seul qu'il y ait lieu de définir ». Aussi propose-t-il d'y voir « le rôle mais également le devoir du juge » 858 ( * ) . Cette présentation est quelque peu ciblée par la négation du formalisme et prend pleine conscience de l'évolution enregistrée sur laquelle il convient de réaliser une dérisoire investigation. Tout ce qui sera démontré est bien entendu source de relative prudence.

La position sémantique du terme introduit, au seul plan du discours juridique, une profonde imprécision. Il n'y a pas de semblable théorie, même fort générale, même facteur d'infinies contestations pareilles à celles des personnes, des biens, de la propriété, du domaine, de l'acte, de la responsabilité... voire de l'exécutif ou du législatif. Et ce concept est, à l'instar de tant d'autres, polysémique 859 ( * ) . Le langage est ambigu, équivoque, plurivoque mais ce n'est nullement dû à un phénomène pathologique car ceci correspond à son mode de fonctionnement 860 ( * ) , à la linguistique structurale 861 ( * ) . Car « toute philosophie est d'abord une critique de la langue » 862 ( * ) .

Laissons parler Paul Valéry : « Quand on s'interroge sur le sens d'un mot -ce qui est l'attitude du faiseur de dictionnaire, du philosophe ou du critique... - on est conduit inconsciemment à inventer un sens idéal et faux. Car premièrement, on considère le mot isolé et deuxièmement, on refuse le sens de ce mot qu'on a observé dans l'usage immédiat et qui paraît incomplet, absurde ou comme une pétition de principe. On suppose que chaque mot a un sens à la disposition d'un esprit assez puissant et subtil pour l'atteindre » 863 ( * ) . Encore faut-il, façon de surenchère, bien s'entendre sur l'expression réunissant trois locutions.

D'abord celle qui fixe l'étendue donc la limite du champ de la recension, c'est le juge (latin judex). Pris de manière générique et abstraite 864 ( * ) , par delà l'aspect collégial ou non de ses organes, par-delà la place qu'il occupe dans la hiérarchie 865 ( * ) , par delà le domaine de compétences et par delà la dualité probable de juridictions, il signifie l'entité, celui qui est doté d'un pouvoir juridictionnel, celui qui a la capacité de juger, de rendre un jugement frappé de l'autorité de chose jugée. Dans un bel article, M. Robert Jacob, analysant l'acte de juger dans l'histoire lexicale 866 ( * ) , indique que le mot jugement, issu du latin judicium, a connu un avènement étrange. Loin de connaître comme les autres langues romanes une dérive donnant Giudizzo (Italie) ou Guico (Espagne) « il a construit un lexème a priori inutile et donc improbable (issu dufrench laiv), en accolant un suffixe nominal au radical du verbe juger » (judicare) 867 ( * ) . Mais le parcours se réalise historiquement de façon plus complexe en deux étapes dont une seule survivra. La première période fut aux Xe et XIe siècles l'adoption en langue française vernaculaire d'un dérivé du terme latin judicium avec le mot "jouise". Il procédait certes de la parole humaine, cependant il était entièrement absorbé par l'ordre du divin. Ses caractéristiques (au féminin ou au masculin) est qu'il conjugue à la fois la justice transcendante et immanente parce qu'il procède d'un seul et même juge, qu'il se situe dans "l'ordre de l'action et du spectacle, qu'il se voit" 868 ( * ) et qu'il a une allure impersonnelle, en quelque sorte objectivée 869 ( * ) . Cet effacement inéluctable du "jouise" aux XIIIe et XVe siècles est dû à un recul de l'ordalie de l'épreuve judiciaire (qui n'était pas seulement un système de preuve mais une figure idéale de jugement 870 ( * ) ) et à la rationalisation de la procédure. D'où l'émergence de cette seconde phase d'abord imbriquée qui est marquée par le remplacement progressif mais décisif du jouise par le jugement... Ainsi se trament sur une longue séquence les figures de l'Etat moderne où le jugement sera immanent, sera entendu, sera à la fois issu de quelqu'un, prononcé sur un groupe ou un individu, mais toutefois il sera irrévocable et impersonnel car provenant du Roi ; bien sûr que la lexicologie sert de seule trace à la culture sociale à l'époque féodale 871 ( * ) ... L'un des deux termes à jamais disparu gardera encore quelques séquelles. Le jouise, imprégné du système de l'ordalie conservera encore la trace dans le mot supplier qui s'exprimera de manière générique dans le vocable douleur 872 ( * ) . Et surtout c'est après la fin du mot jouise, au mot de juger ou au substantif juge, qu'il appartiendra de "recomposer... l'unité du champ sémantique" employé indifféremment à propos de Dieu ou des hommes » 873 ( * ) .

L'on doit à Colbert, en 1663, une Instruction pour les maîtres des requêtes et les commissaires des parties dans les provinces qui, bien que ne traitant pas de manière directe de la haute magistrature « annonce le passage d'une monarchie judiciaire à une monarchie administrative » contenant en toute circonstance les quelques 70 000 officiers de judicature ou de finance 874 ( * ) .

On trouve chez Tocqueville 875 ( * ) un aperçu de la conception dominante : « Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples est de servir d'arbitre... Le deuxième caractère de la puissance judiciaire est de se prononcer sur des cas particuliers et non sur des principes généraux... Le troisième caractère est de ne pouvoir agir que quand on l'appelle ou, suivant l'expression légale, quand elle est saisie »

Le terme « du » sert ici 876 ( * ) à établir les rapports entre les deux mots également abstraits, à marquer la détermination, la qualité partitive de ce qui est observé. Oui, mais qui préside à cet « office » ? Est-ce le droit positif ? Est-ce la doctrine ? 877 ( * ) Est-ce le juge lui-même ? 878 ( * )

Reste enfin à décoder le terme « office ». Ainsi que le suggère Paul Ricoeur 879 ( * ) , le secours du dictionnaire s'avère fort utile. Avec quelques distinctions, il résulte des Littré, Furetière et Grand Robert que le mot « Office », qui vient du latin « officium » servit d'abord à indiquer tant pour les personnes que les choses, le rôle qui leur est assigné, la charge qu'ils doivent remplir. C'est donc en terme de service que l'expression fut, d'abord dans un premier temps, utilisée 880 ( * ) . Puis elle prit au XVIIe siècle, sans déroger au sens d'emploi, une consistance plus permanente. D'où l'idée de propriété et vente des offices, de vénalité des offices, c'est-à-dire, sous l'Ancien Régime, un système dérogatoire de l'hérédité qui réside dans la faculté d'aliéner sa charge pérenne contre une somme d'argent. C'est encore l'idée d'appartenance qui règne au XIXe siècle dans l'octroi par l'autorité publique, de la qualité, jadis courante, d'officier, comme par exemple les officiers ministériels. Cette oscillation vit le terme employé, en quelque sorte, de manière générale, comme de plein droit (mise à la retraite d'office, le juge souligne d'office un moyen d'ordre public, l'avocat est commis d'office, faute d'être choisi par le plaideur). On eut dès lors le constat d'un signe possédant plusieurs sens - celui de charge plus ou moins imposée, celui de bureau (le foreign office), celui de la pièce où se prépare le service, celui de l'office divin qui régit l'ordre religieux ou les cérémonies par exemple funèbres, celui au pluriel de conciliation de médiation donnant naissance aux bons offices et celui dépourvu de définitions juridiques spécifiques qui désigne nombre d'établissements publics. « La variété des usages conceptuels » le passage d'une signification à l'autre » sans ordre lexicographique mais « de façon si habile » que « la dérivation paraît s'écouler comme un flux continu de significations » 881 ( * ) . L'idée matrice, l'univocité, c'est celle de servir.

Aussi, si flou et vague qu'il soit, l'office du juge, c'est d'abord la fonction de juger 882 ( * ) . Or qui le détermine ? Est-ce une fonction pleine de neutralité ? Le juge ne serait en d'autres termes que « la bouche de la loi » par une relecture après deux cent cinquante ans de Montesquieu 883 ( * ) ou est-ce alors une fonction de création du droit ? En d'autres termes, on retrouve le traditionnel débat entre la fonction d'application et d'élaboration de la règle. Dépassons ce problème en l'intériorisant, le jugement est une opération avant tout intellectuelle 884 ( * ) . Comme le soulignait Thomas de Quincey, « juger, c'est... subsumer une proposition sur une autre, c'est rapporter les moyens à la fin » 885 ( * ) . Juger est un acte de l'esprit 886 ( * ) . Il appartient à la pensée où la raison poursuit sa quête de signification. Il est tentant d'expliquer ce besoin par l'unique motif que le penser est le préalable indispensable pour décider ce qui sera et pour évaluer ce qui n'est plus 887 ( * ) . Ce n'est ni par induction ni par déduction que l'on parvient au jugement 888 ( * ) . Il n'a que peu de rapport avec les opérations logiques structurales. Il est donc interruptif de tout l'enchaînement scientifique causal car il dissocie pour mieux trancher. La conscience, elle, ne juge pas. C'est la raison 889 ( * ) qui, avec ses facultés régulatrices, vient avec l'aide du jugement pour lui assigner sa propre manière d'agir, de faire à une époque donnée. Le jugement n'est pas un monolithe. Il se forme d'incertitude tempérée par le pouvoir inquisitorial d'un juge pour aller jusqu'à la certitude. Et comme le dit Roger Perrot, « au dogme de l'intelligibilité inspirée s'est substituée l'autorité de chose jugée » 890 ( * ) .

Avec la doctrine de l'indépendance qui est source d'autonomie et également de contrainte sociale 891 ( * ) ..., il est aussi extrêmement délicat que d'imaginer la justesse et surtout de rendre la Justice. De quelle Justice s'agit-il ? L'office du juge peut se dépeindre de manière abstraite, comme source d'homogénéité et d'harmonie. C'est alors universellement - et contradictoirement - pour l'opinion publique un juge que l'on critique, que l'on craint, que l'on plaint et que l'on respecte tour à tour. Il interprète, il concilie, il présente, il tranche, il apaise et en appliquant la règle de droit 892 ( * ) avec les vertus de la connaissance, de la motivation, voire de l'équité 893 ( * ) . L'office du juge est d'abord perçu par le juge (1ère partie) puis c'est peut-être le juge (2e partie) qui le conçoit.

I. L'OFFICE EST PERÇU PAR LE JUGE

Percevoir son office est le rôle premier du juge. C'est chose de l'intellect que la perception. Il reçoit certes ses pouvoirs dans un système qui repose sur l'encadrement... Il lui incombe donc de juger l'affaire qui lui est soumise - par des moyens de droit - sous peine de se rendre coupable d'un déni de justice (art. 4 du Code civil) 894 ( * ) . Le contrôle qu'il exerce est doté de compétence technique et il est déclenché par la victime du comportement de l'administration. Le juge doit être saisi d'une requête. Il ne peut intervenir d'office. Le déclenchement du contrôle juridictionnel suppose l'existence d'une prétention articulée par un requérant qui y a intérêt, dans un certain délai.

En d'autres termes, le procès est l'affaire des parties. D'une part, le juge doit être saisi par un demandeur qui assortit sa requête de conclusions principales précisées qui sont l'expression de sa revendication initiale ou de conclusions subsidiaires et accessoires (frais irrépétibles par exemple). D'autre part, le déroulement de l'instance appartient au seul jeu des parties. Par souci de logique, les moyens présentés, qu'ils soient de droit ou de fait, sont le résultat d'articulation rationnelle des arguments (par illustration dans le recours pour excès de pouvoir, l'incompétence, le vice de forme ou de procédure, la violation de la loi ou le détournement de pouvoir). Le juge ne saurait dépasser le cadre qui s'impose à lui. Il ne peut se prononcer que sur ce qui lui est demandé, ni, bien sûr, accorder une indemnité supérieure à celle sollicitée par le requérant. Cette interdiction de statuer ultra petita, outre le pouvoir d'interprétation qu'a le juge des conclusions et des moyens, trouve sa limite dans les moyens d'ordre public. Ils sont d'une dimension telle que le juge méconnaîtrait la règle de droit qu'il a pour mission de faire respecter si la décision rendue la négligeait. Il en va ainsi par exemple des règles de délai, de la compétence, du champ d'application de la loi, de l'impossibilité de condamner une personne publique à une somme qu'elle ne doit pas ou de la violation de la chose jugée et de la responsabilité sans faute. Depuis le décret du 22 janvier 1992, en réaction contre l'affaire Epoux Gevrey 895 ( * ) , les juridictions administratives à compétence générale sont tenues, après avoir soulevé le moyen d'ordre public, d'inviter les parties à présenter leurs observations. Même si les parties ne les ont pas invoqués, il appartient au juge de traiter de tels moyens. Toutefois, il ne peut les invoquer que s'il conclut à leur adoption.

Ce principe s'assortit également, en sens contraire, de l'interdiction de statuer infra petita. Cela signifie que le juge a l'obligation « d'épuiser définitivement tout pouvoir juridictionnel en statuant sur toutes les conclusions présentées devant » 896 ( * ) lui. Il ne peut s'en remettre à un expert de la mission de dire le droit à sa place. De même ne saurait-il s'abstenir des conclusions émises dans les mémoires sans encourir la censure du juge supérieur 897 ( * ) .

Il a également l'obligation de statuer sur l'ensemble des moyens de la requête. Cependant, sur ce point, son pouvoir varie en fonction du sens donné au recours. S'il le rejette au fond, il doit avoir examiné l'ensemble des moyens invoqués. S'il fait droit à la requête, il lui suffit alors de ne retenir qu'un seul des moyens pour obtenir l'annulation de la décision attaquée 898 ( * ) . C'est ce que l'on appelle « l'économie de moyens » qui laisse la doctrine insatisfaite laissant certains moyens dans l'ombre la plus totale 899 ( * ) .

Le juge ne peut bien entendu examiner que des moyens de droit et il ne peut motiver sa décision que par des considérations d'ordre juridique et non par des arguments de nature politique, d'opportunité, d'efficacité ou d'équité. Sa décision est revêtue de l'autorité de chose jugée. Ainsi donc, la contrainte pesant sur le jugement est déterminée par les textes supérieurs. Cet encadrement, ce carcan, s'impose. Il ne peut en sortir que par la possibilité énigmatique de renverser la charge de la preuve, par le droit de ne pas répondre à des demandes portant sur la tenue de mesures d'instruction (expertise, visite de lieux, production de documents 900 ( * ) ) ou par l'art de l'interprétation.

Les théoriciens du droit et du langage ont marqué un réel intérêt pour les conceptions de l'interprétation 901 ( * ) .

Hans Kelsen considère qu'elle est à la fois acte de volonté et acte de connaissance 902 ( * ) tandis que Michel Troper, partisan d'une théorie réaliste voit, dans l'interprétation, un acte créateur, un acte de pouvoir 903 ( * ) . L'interprétation administrative connaît depuis quelques années des développements certains à propos précisément des circulaires où elle parvient à se détacher de l'approche strictement contentieuse.

Détachée, par souci d'autonomie, de l'École de l'Exégèse, l'interprétation au contentieux a été fort réservée à se canaliser. Il faut dire que dans cette matière « les textes ne sont pas inexistants mais au contraire trop nombreux, sans logique, fruit d'une stratification historique que l'on ne cherche plus à rationaliser »904 ( * ). Le droit administratif est sporadique. C'est au juge, par l'interprétation, de lui donner jurisprudentiellement une part d'harmonie. Après Hauriou et Duguit la cherchant dans l'explication du lien causal ou Jèze et Carré de Malberg la trouvant dans la hiérarchie des normes, rempart de toute légalité, la définition fut donnée entre autre par le Présisent Odent, dans une optique toute procédurale 905 ( * ) , empreinte du Traité d'Edouard Laferrière 906 ( * ) . C'est la distinction entre le texte clair et le texte obscur qui forge le raisonnement juridictionnel relatif à l'interprétation. Lorsqu'il est source de clarté, son sens ne prête guère à discussion et le juge administratif ne « se livre à aucune fantaisie interprétative » 907 ( * ) . Il l'applique. En revanche, s'il est obscur, s'il prête à contestation sérieuse, alors là, l'interprète joue son rôle. Ce véritable oxy-moron qui naît de la savante ambiguïté des termes clair et obscur, joue dans grammaire, la sémantique, la syntaxe, le sens et la contradiction entre deux termes ayant même portée juridique 908 ( * ) . Cette pseudo-qualification remplit donc un rôle prolifique, dans les conditions de recevabilité du juge administratif ou d'incompétence du juge judiciaire.

Il y a une reconstitution de l'acte ou de la règle à appliquer dont seul le juge apprécie la nécessité et l'opportunité 909 ( * ) . Sur ce point, si un texte est clair, sa clarté n'exclut pas une redéfinition de son champ d'application 910 ( * ) car chaque règle est affectée d'une certaine part d'indétermination 911 ( * ) . L'interprétation juridictionnelle, c'est le choix opéré par le juge. Ce choix obéit à un peu de syllogisme de construction, un peu de volonté pour compenser l'objectivité et accéder à la garantie de l'intérêt public, un peu de « l'extra-logique » 912 ( * ) , un peu de technique juridique et de rhétorique, pour parvenir à un but, qui est peut-être la proportionnalité 913 ( * ) .

L'interprétation est, selon J.-J. Bienvenu, « une stylistique » 914 ( * ) qui, faite de raisonnement à la fois déductif et implicitement inductif, feint de donner une image uniforme. C'est le cas du contentieux de l'interprétation devant le juge administratif ou de la juridiction nationale dans l'interprétation des traités ou encore à partir de 1998, dans l'hypothèse du renvoi préjudiciel au juge communautaire. Mais comme l'a très justement montré notre auteur, la validité de la théorie suppose que soit déchiffrée l'opération d'interprétation distincte de l'opération d'application, au plan externe (les antinomies entre deux lois ou les lacunes) comme au plan interne. En d'autres termes au moment même où le juge tente de réaliser le mécanisme juridictionnel en se demandant si la situation litigieuse était prévisible, il l'applique, ou imprévisible, il l'interprète 915 ( * ) . Elle réclame de plus une sous-distinction entre le contentieux ordinaire et le contentieux de l'interprétation, c'est-à-dire celui qui s'analyse « comme le choix entre deux rapports de compatibilité également vraisemblable » 916 ( * ) . Cependant, même si elle est cohérente, l'auteur la juge inadaptée, parce que d'abord elle néglige « une interprétation secrète » qui se vérifie dans tout acte juridictionnel 917 ( * ) et ensuite elle intervient « à l'occasion de chaque litige ».

Le droit administratif, faut-il le redire, est fonctionnel, finaliste et téléologique. Il part de la connaissance pour aller via une interprétation forte vers renonciation.

* 849 Nous remercions vivement les éditions Montchrestien de nous avoir autorisés à reproduire l'article destiné aux Mélanges offerts à Madame le professeur Morand-Deviller, déposés en décembre 2007 et intitulés Confluences.

* 850 M.-A. FRISON-ROCHE, Les offices du juge, in Mélanges Jean Foyer, PUF, 1997, p. 463, note 1.

* 851 M. CAPPOLETTI, Le pouvoir des juges, Economica, 1990 (articles choisis de droit judiciaire et de droit comparé).

* 852 MONTESQUIEUR, (Charles secondat, baron de Montesquieu et de la Brède), L'Esprit des Lois, Livre XI, Chapitre VI, Seuil, 1980, OEuvre Intégrale, préface de G. vf.del, p. 487 : « Les juges de la Nation ne sont que... la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force ni la vigueur ».

* 853 C.-B. BECCARIA, Traité des délits et des peines.

* 854 L. DUGUIT, « Ce qui caractérise la fonction de juger, c'est que l'Etat est lui-même hé pour la constatation du droit subjectif et du droit objectif et que la décision qu'il rend doit être la conclusion syllogistique de la constatation qu'il a faite », RDP 1906, p. 590. Voir sur ce point J.-M. SAUVE, La justice dans la théorie française du service public in Le service public de la Justice, éd. Odile Jacob, p. 69, 70 et 72.

* 855 E. LAMBERT, Le gouvernement des juges (republication), Dalloz, 2005, préface F. Moderne ; M.TROPER, Le bon usage des spectres, Du gouvernement des juges au gouvernement par les juges, in Mélanges Conac, Economica, 2001, p. 49 ; P. FREISSEX, Le préton-centrisme, coup d'État de droit, Revue de la. Recherche Juridique, Droit prospectif, 2005, 1, p. 285.

* 856G. WlEDERKEHR, Préface à la thèse de Mme Dominique d'AMBRA, L'objet de la fonction juridictionnelle : Dire le droit et trancher les litiges, LGDJ, 1994, t. 296, p. XV ; du même auteur : Qu'est-ce qu'un juge ? in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs, Mélanges R. Perrot, Dalloz, 1996, p.575.

* 857 AJDA 2004, p. 202, chr. sous l'arrêt CE, 3 déc. 2003, El Bahi.

* 858 R.CHAPUS, De l'office du juge : Contentieux administratif et nouvelle procédure civile, l'administration et son juge, in Doctrine juridique, PUE, p. 295, tiré de EDCE 1977-78, n° 29, p. 12.

* 859 P.RICOEUR, Le conflit des interprétations. Essai d'herméneutique. Seuil, 1969, p. 66 et s.

* 860 P. RICOEUR, op. cit., p. 30.

* 861 P.RICOEUR, op. cit., p. 71 et 78.

* 862 E.MILLARD, La signification juridique de la responsabilité politique, in Gouvernements. Quelle responsabilité politique ?, Ph. SÉGUR (dir.), L'Harmattan, 2000, p. 83.

* 863 P. VALÉRY, Cahiers, NRF, Gallimard, La Pléiade 1973, p. 444 et 445.

* 864 Roger PERROT affirme que dans les textes modernes, on a renoncé « à le définir concrètement. On a pris le parti de parler du juge dans un sens générique », « Le rôle du juge dans la société moderne », Gaz. Pal. 1997, 1, p. 92.

* 865 On peut présenter le dixième commandement de la Chevalerie (« Tu seras partout et toujours le champion du Droit et du Bien contre l'Injustice et le Mal » : c'est l'église qui le formule d'abord de manière négative puis tente au XIIe siècle de créer un très bref temps, un corps de chevalier chargé exclusivement de préserver la paix « dans la chrétienté et d'empêcher le scandale des guerres privées » (on les appelait pacian, paissier « il n'y eut pas peut-être jamais de plus beaux noms de soldats ») ; enfin Guillaume Durand, auteur du Pontificat romain, mit cette oraison dans la bouche du Chevalier « Dieu, vous m'avez permis ici-bas l'usage de l'épée que pour contenir la Justice... qu'il s'en serve toujours pour défendre tout... ce qu'il y a... de juste et de droit ». Il n'est pas étonnant qu'il y ait lieu de lui opposer un contre code satanique. Voir Léon GAUTHIEUR, La Chevalerie, édition préparée et adaptée par Jacques LEVRON, Arthaud, 1960, p. 52.

* 866 L'office du juge : part de souveraineté ou puissance nulle ?, Etudes rassemblées par Olivier Cayla et Marie-France Renoux-Zagamé, Bruyiant, LGDJ, 2002, p. 35 et s.

* 867Judicium et le jugement. L'acte de juger dans l'histoire du lexique, 2002, p. 35 in « L'office du juge : part de souveraineté ou puissance nulle ? » précité.

* 868 Op. cit., p. 55

* 869 Op. cit., p. 54.

* 870R.JACOB, Le jugement de dieu et la formation de l'histoire de juger dans l'histoire judiciaire européenne, AJDA 1994, p. 87 à 104.

* 871 R.JACOB, Judicium et le Jugement, précité, p. 70.

* 872 Op.cit., p.37,p.43 et p.64.

* 873 Op.cit.,p.55.

* 874 J.-P.ROYER, Histoire de la justice en France, PUF, coll. Droit fondamental, n°12, p.30 et n°81, p. 113. Voir également F.CHAUVAUD, Le juge, le tribun et le comptable dans Histoire de l'organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours (1789 - 1930), Anthropos - Historiques, 1995.

* 875 De la Démocratie en Amérique, Flammarion, GF, 2004, t. 1, p. 168.

* 876 Sur le terme « et », le péril insidieux du langage, voir P. valéry, Cahiers, Gallimard, NRF 1938,p.444-445.

* 877 I.BOUCOBZA, La fonction juridictionnelle. Contribution a une analyse des débats doctrinaux en France et en Italie, Préface M. Troper, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2005.

* 878 Le juge parle, déforme et fait évoluer l'image de l'office. J. rivero, Existe-t-il un critère de l'acte administratif ? RDP 1953, p. 279 ; Pages de doctrine, LGDJ 1980, p. 187.

* 879 P. ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Gallimard, Folio, Essais, 2005, p. 15 et s.

* 880 « Le terme d'office... désigne depuis le Moyen-Age classique toute fonction publique à quelque titre qu'elle soit tenue, remplie au nom du roi et par délégation de son autorité ». L'office demeure jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, « un morceau de l'État ». (J.P.ROYER, Histoire de la Justice en France, PUF, Collection Droit Fondamental, 1995, n° 78, p. 108. Charles Loyslan « qualifie donc l'office - et par conséquent l'office de judicature - comme une marque d'honneur accompagnée de l'exercice d'une fonction publique » mais, observe J.-P. Royer, en reprenant les observations de R. Mousnier, « l'office de judicature est une fonction publique devenue objet de commerce et propriété privée », n° 78, p. 109).

* 881 P.RICOEUR, Parcours de la reconnaissance, préc., p. 16 et 17.

* 882 F. MORIN, Pourquoi juge-t-on ? Comment on juge ? Bref essai sur le jugement. Liber, 2005.

* 883 G.TIMSIT, Les noms de la loi, PUF 1991, Col. Les voies du droit.

* 884 D.HUME, Essais sur l'entendement humain, Vrin, 1972. Il est vrai que, comme l'exprime F. Morin (op. cit. ), Entendement est extrêmement proche de Jugement, c'est-à-dire de l'action de juger, au premier sens du terme, sans en produire les effets.

* 885 TH.DE QUINCEY, Essais sur la rhétorique, le langage et le style, éd. José Corti, Domaine romantique, 2004, p. 42.

* 886 H. ARENDT, Réflexion sur la façon de juger. Notes de cours non destinées à la publication. Dans sa Préface, Ronald Beiner parle de reconstitution conjecturale. Points, p. 17.

* 887 Op. cit., p. 18 et H. ARENDT, Responsabilité et jugement, Payot, 2005.

* 888 J.L.BERGEL, Méthodologie juridique, PUF, Thémis Droit privé, 2001, p. 140 et 141. « On observe alors que le raisonnement juridique est une sorte d'hybride qui procède à la fois de la démarche déductive et de la démarche inductive sans pour autant pouvoir s'identifier pour partie ni à l'une, ni à l'autre ». Voir H.AREND préc., p. 19 ; M.-L. MATHIEU-IXORCHE, Le raisonnement juridique, PUF, Thémis, 2001 ; P. OEERON écrit que, comme toutes les activités, les mots, raisonnement, décision, argumentation, jugement comportent une double acception car ils s'analysent à la fois comme une activité et un résultat (Le raisonnement, 5e éd., PUF, Que sais-je ?, 1996, p. 5). P. OEERON, L'argumentation, PUF, Que sais-je ?, 1983 ;

J. DE ROMILLY, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès, Références Antiquité, Le Livre de Poche, 2004.

* 889« Plus que son intime conviction, on sollicite du juge des automatismes qui reposent sur des prémisses au premier rang desquelles figurent la loi et les décrets, avec corrélativement la mise en place de tout un appareil logique à base conceptuelle, encombré de fictions, de présomptions, de raisonnement analogiques, de raisonnements probatoires, qui font que souvent, le juge doit faire taire son sentiment du juge pour faire prévaloir son sentiment du droit à dominante rationnelle », R. perrot, « Le rôle du juge dans la société moderne », Gaz. Pal. 1997, précité, p. 92.

* 890 R.PERROT, « Le rôle du juge dans la société moderne », Gaz. Pal. 1977, l p.91, précité. Mais la vérité... est « relative, contingente, pas la même pour tous », Y.CHARLIER, La vérité, Rapport annuel de la Cour de Cassation, 2004, Avant-Propos, La Documentation française, p. 39 et 40.

* 891 L'administration et son droit, Genèse et mutation du droit administratif français, et principalement M. MIAILLE sur le régime administratif, Ali, Publisud, Éthique et Droit, 1985.

* 892 M.-A. FRISON-ROCHE, Les offices du juge in Mélanges Jean Foyer, p. 463, p. 465, p. 466 et p. 468.

* 893 M.-A. FRISON-ROCHE, op. cit., p. 464, p. 468 et p. 471.

* 894 « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».

* 895 CE sect., 29 nov. 1974, Époux Gevrey, Rec. p. 499, concl. BERTRAND.

* 896 CE, 17 nov. 1982, Kairenga, RDP 1983, p. 856.

* 897 CE sect., 19 févr. 1982, Madame Commaret, Rec. p. 78, concl. DONDOUX.

* 898 Pour une approche nécessairement différente, voir l'arrêt d'Assemblée du Conseil d'État, Association A C ! du 11 mai 2004.

* 899 Voir CE, 8 juin 1988, SARL A.B.C. Engineering, AJDA 1988, p. 473, concl SCHRAMECK

* 900 CE, 31 juil. 1996, Association nationale des avocats honoraires des barreaux français, AJDA 1996, p. 1037, concl. PIVETEAU.

* 901 Extrait de G. DARCY, Utopies. Entre droit et politique in Mélanges Courvoisier, EDU 2005,p.331 & s.

* 902 H. KELSEN, Théorie pure du droit, 1962.

* 903 M. TROPER, La théorie du Droit. Le Droit et l'État, Paris, PUF, col. Léviathan 2001 ; et du même auteur, Le problème de l'interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle in Mélanges Eisenmann, 1975, Economica, p. 133. Ch. AGOSTINI, Pour une théorie réaliste de la validité in Mélanges Troper, l'Architecture du Droit, Economica, 2006 p.1 ; F. HAMON, Quelques réflexions sur la théorie réaliste de l'interprétation, in Mélanges Troper, op. cit. p.485; E. MILLARD, Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l'interprétation in Mélanges Troper, op. cit. p.725; pour un échange sur la théorie de l'interprétation, voir colloque du Sénat des 29 et 30 septembre 2006 sur « l'office du juge » à paraître aux éditions du Sénat.

* 904 J.-J. BIENVENU, L'interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa nature et sa fonction dans l'élaboration du droit administratif, thèse Pans II, p. II, 1979.

* 905 R. ODENT, Contentieux administratif, fasc. I., p. 444, 1978.

* 906 J.-J. BIENVENU, conclusion générale préc., t. II, p. 220 à 250 et p. 224.

* 907 E. LAFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. I, LGDJ 1989, p. 450, préface de R. Drago.

* 908 R. ODENT, op. cit, fasc. I, p. 445.

* 909 Voir R. ODENT, op. cit., fasc. I, 1978, p. 445 ; J.-J. BIENVENU, op. cit., p. IV.

* 910 J.-J. BIENVENU, op. cit, p. XIV.

* 911 Concl. BARBET sur CE, 20 oct. 1950, Dame Veuve Oster, S.1951.3.21.

* 912 Ch. EISENMANN, Le droit administratif et le principe de légalité, EDCE, 1957, p. 32.

* 913 Conclusion générale, op. cit., p. 245 et 249.

* 914 Conclusion générale, op. cit., p. 226.

* 915 J.- J. BIENVENU, op. cit., p. VIII.

* 916 J.- J. BIENVENU, op. cit., p. XI.

* 917 J.-J. BIENVENU, op. cit., p. XI.

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