Les troisièmes rencontres sénatoriales de la justice



Colloque organisé par M. Christian Poncelet, président du Sénat - Palais du Luxembourg - 7 juin 2005

E. SYNTHÈSE

M. Robert BADINTER - A ce stade, puisqu'il s'agit de synthèse, je vais essayer de résumer ce qui me paraît découler de cette matinée très riche, en regrettant seulement que nous n'ayons pas pu consacrer toute une journée à cette très importante question, dans la mesure où beaucoup de problèmes n'ont été qu'évoqués.

Cela dit, d'ores et déjà, je tiens à remercier tous ceux qui sont intervenus du côté de la tribune aussi bien que du côté du public et qui ont pris la parole. Des sensibilités et des points de vue divers se sont exprimés, mais, à partir de là, nous pouvons - j'en remercie particulièrement Madame Linden - arriver à une sorte de synthèse de la problématique plus qu'à des solutions.

J'émettrai simplement une réserve. Il me semble qu'il y a un accord général pour souhaiter que l'institution judiciaire s'ouvre encore plus largement aux caméras de façon à ce que nos concitoyens sachent mieux qu'ils ne le font aujourd'hui comment fonctionne l'institution judiciaire. Je le dis franchement et directement : je pense que la justice a tout à gagner à s'ouvrir à tous les niveaux, aussi bien s'agissant de l'application des peines, comme cela a été très bien dit par Madame le Juge d'application des peines, que s'agissant des enfants, du quotidien ou du fonctionnement des cabinets d'instruction et du parquet. Il n'y a que des avantages à cela, à la condition de prendre les précautions nécessaires pour que les droits des personnes impliquées à cet instant soient sauvegardés et, au besoin (on pense en particulier aux mineurs ou, dans le cadre de l'application des peines, à ceux qui sont en cours de peine), de dissimuler les identités et les visages, de changer les voix, etc.

Tout cela est extrêmement facile et nous souhaitons tous - j'en suis convaincu - qu'il y ait cette ouverture très large à l'information, au meilleur sens du terme, c'est-à-dire à la connaissance de l'institution judiciaire. C'est la réponse à l'exigence de transparence vis-à-vis d'une grande institution qui exerce un pouvoir très important dans une démocratie.

Les modalités ne me semblent donc pas présenter de difficultés particulières, notamment en ce qui concerne l'autorisation qui doit être délivrée soit par le Premier Président, soit par le chef de juridiction. Ce n'est pas une question essentielle qui est facile à régler.

Par ailleurs, nous avons vu se dégager des difficultés que je résumerai dans la problématique suivante, parce que je suis convaincu que cette question n'est pas encore arrivée au terme de la réflexion et qu'on aura à la poursuivre, y compris au Parlement.

La première observation d'ordre général, c'est qu'il faut bien mesurer que la finalité des médias n'est pas la finalité judiciaire et qu'il y a une sorte d'hétérogénéité entre leurs démarches. Chacun d'entre vous connaît parfaitement la difficulté de la démarche judiciaire, non seulement par ce qu'elle implique comme décisions et comme conséquences, aussi bien pour ceux qui sont parties que pour la communauté tout entière, et l'aspiration des médias, qui est bien entendu d'avoir l'accès et la diffusion les plus larges possible, mais dont l'inspiration et la finalité - on ne peut pas leur en faire grief - n'est pas nécessairement la même : il s'agit là de faire savoir, mais nous sommes aussi dans un univers médiatique, et ce n'est pas Jean-Pierre Berthet qui me démentira, dans lequel la recherche du succès de l'émission et de l'audimat (je n'ose parler du culte de l'audience, mais il existe) est un impératif catégorique.

Il n'y a évidemment rien à voir entre le temps judiciaire et le temps médiatique, il n'y a rien à voir non plus dans les finalités et il ne faudrait pas que, parce que la justice a, par essence, un caractère souvent dramatique et parfois spectaculaire, on aille vers une sorte de représentation par les médias d'une justice qui, parce qu'elle serait filmée en direct, serait encore plus considérée comme une justice spectacle. Il faut conserver en mémoire cette hétérogénéité de finalités.

Surtout, je ne cesserai jamais de rappeler qu'il y a des impératifs catégoriques concernant la mission de justice dont on ne doit jamais se départir et qui conditionnent ce qui est l'essentiel de la mission que remplissent toutes les femmes et tous les hommes qui ont une responsabilité dans la justice, à tous les niveaux, y compris les avocats, des principes qui s'imposent à nous et auxquels on ne peut pas déroger : le respect du contradictoire, l'égalité des armes et le souci des droits de la personne de chacun des intervenants, à tous les niveaux, et je remercie Monsieur de l'avoir rappelé au nom des victimes. On ne peut pas négliger ces principes qui sont les premiers impératifs de la justice.

Je rassure notre collègue et ami italien : les Français ne se sont heureusement pas prononcés par référendum sur la Convention européenne des droits de l'homme, même si je suis amené à rappeler que, dans le cadre du projet de Constitution, il y avait aussi la charte des droits fondamentaux. Dieu merci, cela n'a rien à voir avec la Convention européenne des droits de l'homme, qui demeure structurante de fait.

On ne peut pas y déroger. Le reste, ce qu'on appelle l'information nécessaire, c'est-à-dire en réalité un supplément d'information par cette voie, ne doit en aucune manière contourner ces principes structurants.

Cela dit, mon collègue Monsieur Zocchetto a très bien marqué ce que sont les problèmes qui se posent et qui continuent à se poser dès l'instant où l'on admet le principe que l'information a ses droits, y compris constitutionnels, et qu'elle doit donc pénétrer autant que faire se peut dans les prétoires.

S'agissant de l'audiovisuel, il faut le prendre en deux temps : le premier étant l'enregistrement et le deuxième étant la diffusion, même si je pense que certains médias ne conçoivent l'enregistrement qu'en fonction de la diffusion. Cela pose néanmoins des problèmes différents.

La première question qui se pose sur l'enregistrement est de savoir ce que l'on doit ou ce que l'on peut enregistrer. Vous avez marqué des limites que je n'ai pas besoin de rappeler et qui sont tout à fait importantes.

Dans le cadre des limites posées (on pense à la protection des victimes et des mineurs, par exemple), une fois que l'on a vu ce qu'on peut enregistrer au regard des droits fondamentaux des personnes, va se poser la question très importante de savoir qui va décider de l'enregistrement. Il faut faire très attention à ce point. En effet, quand il s'agit d'informations sur la justice, on voit bien que la décision appartient au chef de la juridiction, mais quand il va s'agir de la présence de la caméra dans le prétoire, la règle fondamentale de l'égalité des droits et du traitement des justiciables et de l'égalité des conditions de déroulement des procédures dans l'ensemble du territoire (c'est le principe constitutionnel d'égalité devant la justice) va immédiatement être mise en cause.

Si on décide que l'admission de la caméra à fin d'enregistrement judiciaire et d'information sur les affaires soumises à justice, à cet instant, est liée au pouvoir du chef de juridiction, on va retrouver certains problèmes qui ont fait l'objet de décisions du Conseil constitutionnel s'agissant de l'égalité de traitement. En effet, pourquoi l'autoriserait-on ici et non pas là et ceci plutôt que cela ? Si vous admettez cette identité de traitement, cela veut dire que, sous les réserves des droits des personnes et de l'ouverture de certains procès, c'est-à-dire dans des limites objectivement tracées, tout sera ouvert à l'enregistrement.

Dans ce cas, il va se poser inévitablement la question de savoir qui aura le pouvoir d'enregistrer. S'agira-t-il de toutes les chaînes de télévision et de tous les médias, y compris de ceux venant de l'étranger ? En réalité, on sait bien que certains procès n'intéresseront jamais personne, mais que d'autres intéresseront incroyablement et passionnément tout le monde. Ce n'est pas sans raison que la Cour suprême des Etats-Unis a toujours refusé le principe de l'ouverture des chambres fédérales aux caméras.

Pour prendre un exemple, si on considère que l'on doit enregistrer des procès à des fins d'information, pour une affaire de portée internationale comme l'a été le procès Barbie (cette fois-ci à fin d'enregistrement pour l'histoire), combien aurez-vous de caméras dans l'audience ? Il faudra construire à chaque fois une salle ! Si le procès de Michael Jackson avait eu lieu avec des caméras présentes, vous auriez eu des bataillons de caméras de télévision, exactement comme on les voit à l'occasion d'une conférence de presse du Président des Etats-Unis ou d'un événement politique majeur comme un changement de gouvernement. Vous auriez donc des dizaines de caméras. En effet, pourquoi le refuser aux uns plutôt qu'aux autres, y compris - ne l'oubliez pas - aux caméras de chaînes étrangères ?

C'est donc un problème qu'il faut conserver à l'esprit. L'ouverture est une chose, mais à qui ? Si on fait une ouverture sélective, on exerce immédiatement une censure, et si vous réservez le monopole de la diffusion à une chaîne, vous entrez dans un autre ordre de difficulté parce que, d'une certaine manière, celui qui enregistre a ensuite un droit sur l'exploitation de l'enregistrement. On voit ce que cela peut donner en matière de revente et nous entrons là dans un domaine dont il faudra déterminer l'équilibre. Ce ne sera pas facile.

On peut néanmoins dire que cela ne peut être qu'une seule chaîne, auquel cas ce sera évidemment une chaîne officielle, à condition qu'il n'y ait plus de problème en ce qui concerne la position des caméras (je me souviens que cela avait été très bien fait au moment du procès Barbie) et les exigences qui s'imposent pour éviter les manipulations : le fait de filmer la main au lieu du visage, de filmer l'accusé alors qu'on interroge la victime ou réciproquement, ce qui crée des effets émotionnels intenses. Tout cela doit être évidemment banni.

Il demeure la question que j'ai évoquée : qui donnera l'autorisation à tout le monde et, dans ce cas, que deviendra la question de la diffusion ?

La diffusion, évidemment, correspond au temps médiatique, qui est différent du temps judiciaire, et on entre dans d'autres ordres de difficulté qui sont considérables.

Très simplement, le maître du jeu est le maître de la diffusion. Il n'y a aucun doute là-dessus et Jean-Pierre Berthet l'a très bien rappelé. Si vous disposez d'une minute et demie, de deux minutes ou de cinq minutes dans une affaire de toute première importance, qui choisira quoi ? J'ai vu évoquer le juge de l'image ou le juge de la mise en image et je ne peux pas concevoir cela, je vous le dis franchement, ma chère Première Présidente. En effet, nous aurions un juge de mise en état plus un juge de la mise en image et je ne pense pas que l'on puisse retenir cette idée.

Cependant, il faut bien se dire qu'ici, le choix de l'instant est décisif. Vous pouvez enregistrer en continuité un concept, et je parle devant des professionnels de la vie judiciaire. Chacun sait, premièrement, que vous n'avez pas une intensité d'intérêt pendant toute la durée d'un procès, serait-il le plus dramatique dans son contenu, et, deuxièmement, qu'aucun des protagonistes de la vie judiciaire n'est excellent et à son meilleur huit heures sur huit. Par conséquent, si vous choisissez attentivement dans le réquisitoire de M. W ou de Mme X ou dans la plaidoirie de Me Y ou de Me Z telle minute plutôt que telle autre, il ne restera pas grand chose de sa réputation professionnelle ou, au contraire, il sera transcendé comme étant une nouvelle expression démosthénienne. Dans ce cas, le choix est tout à fait essentiel.

J'ajoute, en laissant de côté cet aspect anecdotique, que c'est cette possibilité de jouer sur la sensibilité qui m'a fait personnellement écarter l'idée de l'utilisation ou de la diffusion des débats judiciaires à la télévision après avoir vu l'audience d'un crime terrible suivie par les chaînes américaines en enregistrement continu et avec un choix des images. Il s'agissait du viol d'une serveuse de drugstore par trois Portoricains, si j'ai bonne mémoire, dans un Etat du nord-est des Etats-Unis. On avait filmé le visage de la victime racontant ce qui avait été son calvaire et, au bout de trente secondes, on était passé au visage des trois hommes qui étaient dans le box et qui, à cet instant, étaient - on le conçoit - impassibles.

Quand vous êtes magistrat ou juré, vous avez tout dans votre champ visuel en même temps, mais la confrontation des deux gros plans successifs était intolérable : on voyait ces visages impassibles et on continuait à entendre la voix off de la jeune femme racontant ce que ces hommes impassibles lui avaient fait. C'était insupportable.

Le soir même, il y a eu une émeute raciale dans la petite ville où ce procès avait lieu et je me suis dit que, si on faisait cela dans notre pays et s'il s'agissait de personnes d'origine étrangère (disons-le, maghrébine ou portugaise), dans certaines villes, on aurait des risques d'explosion le soir même : les gens ne se contrôleraient plus. L'intensité émotionnelle est telle qu'il faut s'en méfier considérablement.

Il est donc très difficile de dire quand on va diffuser et, surtout, ce que l'on va diffuser.

La réponse serait de dire qu'il faut tout enregistrer et tout diffuser, mais si on donne cette ouverture, je ne sais pas comment vous ferez accepter par les chaînes de télévision de tout diffuser. On en reviendra toujours à une sélection qui, cette fois-ci, n'interviendra plus le soir au journal télévisé car elle sera plus longue mais qui sera toujours décidée par l'auteur de ce que sera le film. Vous avez évoqué des affaires criminelles célèbres et on pourrait en évoquer d'autres, mais selon ce qu'on aura choisi, il est évident que l'impression sera tout à fait différente et qu'on aura une information sélectionnée.

C'est très complexe à manier et je dois dire que, sur ce point, il faudra aller plus loin dans la réflexion, parce que les périls sont considérables. J'en reviens à ce que je disais au départ : autant ouvrir la justice, montrer son fonctionnement et veiller au respect des droits de la personne est nécessaire et possible sans dommage ; autant le fait de dire que les caméras ont une entière liberté d'accès dans le prétoire sans pouvoir faire de distinction, sans qu'il y ait un monopole de telle ou telle chaîne sur la totalité des événements judiciaires et sans qu'on sache qui va choisir ce qui sera diffusé et à quelle fin me semble extrêmement difficile à maîtriser.

Pour ma part, à cet instant, je suis absolument pour ouvrir l'institution judiciaire et les prétoires aux caméras en veillant au respect des personnes, mais de là à transformer les affaires en cours en autant de documents pour une consommation télévisuelle immédiate, différée ou très différée jusqu'à la fin du procès, je pense que l'on se trouve dans une zone qui, à mon sens, appelle encore une réflexion très profonde.

En regardant autour de nous dans l'Union européenne, je remarque que nous avons l'Ecosse et l'Angleterre qui font des expériences et que c'est possible en Italie, où il y a une affinité élective très forte entre la télévision et les autorités politiques italiennes, et en Belgique. Autrement dit, nous sommes en présence d'une extrême prudence.

Dans la situation dans laquelle nous nous trouvons à cet instant, je n'ai donc aucun doute sur la première proposition. Quant à la deuxième, c'est-à-dire à la proposition de livrer l'actualité judiciaire aux caméras et, ensuite, à son utilisation à fin d'illustration et de vérification de ce qui se passe dans les cours judiciaires (et ce n'est pas une question de protection des intérêts corporatistes ou de la réputation des uns et des autres), il me semble que cela va bien au-delà et que cela appelle encore un complément de réflexion, ce qui veut dire qu'il faudra se retrouver dans quelque temps dans un autre colloque aussi passionnant.

Merci de votre attention.

(Applaudissements.)

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