AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DÉFENSE ET FORCES ARMÉES

Table des matières


Mercredi 5 avril 2000

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Audition de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne et président de l'association "Notre Europe ", sur l'avenir de l'Union européenne et les enjeux de la conférence intergouvernementale

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission a procédé à l'audition de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne et président de l'association "Notre Europe ", sur l'avenir de l'Union européenne et les enjeux de la conférence intergouvernementale.

Dressant d'abord le bilan de la construction européenne, M. Jacques Delors a relevé trois facteurs d'optimisme. Il a d'abord cité l'évolution encourageante de la coopération dans le domaine de la défense, liée à une initiative franco-britannique qui a cherché à éviter de susciter les divisions au sein des pays européens, notamment sur la délicate question des relations de l'Europe avec l'OTAN. L'objectif est de mettre en place une force de projection destinée à assumer des tâches de maintien ou de rétablissement de la paix, ou des missions de soutien dans le cadre d'opérations humanitaires. M. Jacques Delors a rappelé, en second lieu, la prise de conscience, par les Quinze, lors du Conseil européen de Lisbonne, de la nécessité de mieux coordonner le dispositif d'aide aux Balkans et de clarifier les objectifs européens dans cette région. Il s'est, enfin, félicité de la résolution prise par le Conseil européen sur les problèmes économiques et sociaux, en soulignant que la méthode ouverte de concertation, adoptée dans ce domaine, pourrait porter ses fruits.

M. Jacques Delors a cependant fait part de plusieurs sujets de préoccupation. Il a d'abord observé que le fonctionnement des institutions ne paraissait pas satisfaisant en raison de son opacité, mais aussi de dysfonctionnements au sein du triangle institutionnel formé du Conseil, de la Commission et du Parlement européen. Ainsi, le Conseil " affaires générales " ne joue plus un véritable rôle d'arbitrage, tandis que le Conseil européen, dont les conclusions couvrent un nombre excessif de sujets, risque de connaître une évolution comparable à celle du groupe des sept pays les plus industrialisés (G7). Quant au Parlement européen, il doit se prononcer sur un nombre trop important de textes. En outre, dans les faits, le vote à la majorité recule, la prise de décision étant reportée compte tenu de la volonté des pays de ne pas se trouver en minorité. M. Jacques Delors a estimé que si un compromis était sans doute nécessaire entre la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale, il importait de donner, à l'Union, les moyens de prendre les décisions, et de les faire appliquer. L'ancien président de la commission a également relevé qu'il n'y avait pas de véritable équilibre au sein de l'Union économique et monétaire entre le pôle économique et le pôle monétaire. Il a relevé, à cet égard, que l'Union européenne n'était pas encore en mesure, au niveau politique, d'expliquer la politique monétaire, à l'instar de ce qui se pratique aux Etats-Unis. Par ailleurs, dans le domaine de la fiscalité et des salaires, il convenait d'éviter que les pays les " moins-disants " puissent disposer d'un avantage décisif. Il a également appelé de ses voeux, en matière de risque bancaire, la définition d'une politique prudentielle à l'échelle de l'Union européenne. Enfin, il a regretté l'absence de claire représentation de l'Europe économique et monétaire sur le plan international.

M. Jacques Delors a en outre fait part de sa préoccupation quant à l'indispensable maintien de l'équilibre des priorités de l'Europe entre l'Est et le Sud. Evoquant l'élargissement, il a souligné que les frontières de l'Europe ne devaient pas être fixées une fois pour toutes et qu'elles pouvaient être éventuellement revues. Il a observé que l'élargissement de l'Union européenne soulevait plusieurs défis : la nécessité d'adopter de nouvelles méthodes de fonctionnement pour prendre en compte l'augmentation du nombre des Etats membres, la mise à disposition de moyens financiers afin de surmonter la disparité du niveau de développement des différents pays candidats alors même que l'Agenda 2000 ne prévoyait pas les ressources financières suffisantes, enfin la prise en compte de l'hétérogénéité culturelle et sociétale de l'Europe. Il a estimé que les négociations d'adhésion devaient reposer sur une approche réaliste, sans perdre, toutefois, l'élan que justifiait la réunification du continent.

M. Jacques Delors a alors évoqué les choix importants auxquels l'Union européenne se trouvait confrontée dans le domaine institutionnel. Tout en rappelant que l'Etat-nation restait le vecteur fondamental du sentiment d'identité et de la cohésion sociale, il a estimé cependant que, seule, une approche fédérale permettrait, de manière pragmatique, de clarifier les différents niveaux de responsabilités auxquels les décisions devaient être prises. Il a observé, s'agissant de l'actuelle conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions, qu'aucun des points à l'ordre du jour des négociations ne pourrait être réglé sans que soit abordée la question des objectifs de la construction européenne. Il a rappelé sa préférence pour l'organisation, au sein de l'Union, d'une " avant-garde " d'Etats, désireux d'aller plus loin dans leur coopération, plutôt que pour le système des coopérations renforcées, dont la flexibilité excessive risquait de devenir une source de complexité croissante.

Abordant alors la charte des droits fondamentaux, il a observé que les discussions actuelles sur ce texte se déroulaient dans de bonnes conditions au sein de la Convention, même si plusieurs questions demeuraient en suspens, notamment quant à la détermination de la Cour compétente pour assurer le respect des droits et la valeur contraignante de ces principes : Cour de justice des Communautés ou Cour européenne des droits de l'homme. Il a estimé qu'il était sans doute prématuré, pour l'Union européenne, de se doter d'une Constitution, en soulignant que les Etats souverains ne devaient être liés que par des traités internationaux.

M. Jacques Delors a plaidé, enfin, pour une approche géopolitique de la construction européenne, en rappelant qu'une grande Europe pourrait être le laboratoire où s'élabore, face au défi de la mondialisation, la recherche d'un équilibre entre les réalités du marché et la mise en oeuvre des indispensables régulations. S'interrogeant alors sur les perspectives de l'Europe politique, il est revenu sur l'intérêt de l'organisation d'une " avant-garde " qui pourrait reposer sur un groupe d'Etats membres en prenant l'initiative, tout en restant ouverte aux autres pays. Il a ajouté qu'un tel dispositif pourrait s'appuyer sur des méthodes institutionnelles souples.

A la suite de l'exposé de M. Jacques Delors, un débat s'est engagé avec les commissaires.

M. Hubert Haenel, après avoir évoqué la démission, en 1999, de la précédente Commission européenne et les négociations en cours sur l'accord-cadre entre le Parlement européen et la Commission, s'est demandé si un déséquilibre ne risquait pas d'apparaître dans les relations entre ces deux institutions, au détriment de la Commission. Rappelant le rôle de gouvernement économique et social de l'Union que s'était donné le Conseil européen, il a souhaité savoir si cette évolution était opportune, ou si elle traduisait une carence de la Commission et du Conseil des ministres. Il a par ailleurs demandé des précisions sur la nécessité, défendue par M. Jacques Delors, d'une " avant-garde " au sein de l'Union européenne. Enfin, il s'est interrogé sur les initiatives qui pourraient être prises pour conférer à l'Union européenne une identité plus forte.

M. Serge Vinçon a interrogé M. Jacques Delors sur le rôle du Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, ainsi que sur la difficulté de mettre en oeuvre, dans le domaine de la défense, de grands programmes d'armements communs à l'échelle européenne.

M. Robert Del Picchia s'est demandé si les aspirations des citoyens n'étaient pas quelque peu négligées par le processus de construction européenne. Il a cité, à cet égard, les commissions prises par les banques sur les virements en euros et l'alourdissement du coût qui en résultait. Il a rappelé, par ailleurs, que l'aide apportée aux pays d'Europe centrale et orientale bénéficiait parfois à des entreprises étrangères, et non pas toujours à l'économie des pays concernés. Evoquant la position prise par l'Union européenne à l'égard de l'Autriche, il a demandé à M. Jacques Delors, son sentiment sur l'institution éventuelle d'un observatoire européen qui permettrait d'attirer l'attention de la Commission sur la situation des droits de l'homme dans les Etats membres.

M. Christian de La Malène a souhaité savoir si l'Union européenne serait véritablement prête à accueillir les pays candidats, dans l'hypothèse même où la réforme institutionnelle aurait abouti.

M. Guy Penne a d'abord évoqué les difficultés que présentait, pour les gouvernements, la relative désaffection des citoyens à l'égard de la construction européenne. Il a également attiré l'attention sur la position ambiguë des pays d'Europe centrale et orientale, parmi lesquels certains comptent plus sur les Etats-Unis et l'OTAN, pour assurer leur sécurité, que sur l'Union européenne. Il s'est également interrogé sur la mise en place d'un axe privilégié entre la Grande-Bretagne et l'Espagne, qui s'imposerait vis-à-vis de l'axe franco-allemand.

M. Michel Caldaguès s'est interrogé sur la relation entre l'élargissement de l'Europe et l'approfondissement des institutions, en estimant qu'une Europe élargie ne pourrait de toute façon pas fonctionner de la même façon qu'aujourd'hui.

M. Louis Le Pensec a souhaité connaître l'avis de M. Jacques Delors sur la relance du dialogue euroméditerranéen préconisé par le Gouvernement français lorsque notre pays assumera la présidence de l'Union européenne.

Revenant sur l'élaboration de la charte européenne des droits fondamentaux, Mme Marie-Madeleine Dieulangard a estimé que les discussions en cours étaient aujourd'hui freinées par l'indétermination du statut de ce document, et notamment de son caractère contraignant. Elle a rappelé par ailleurs tout l'intérêt de prendre en compte les droits sociaux dans le cadre de cette charte.

M. Pierre Mauroy a d'abord souligné que l'élargissement constituait une perspective inéluctable pour l'Union européenne. Il a, par ailleurs, insisté sur la rapidité des restructurations industrielles à l'échelle de l'Europe. Il a souligné, en outre, la nécessité de mieux ancrer les députés européens au territoire qu'ils représentent. Il a estimé, enfin, que l'Europe devait se doter de structures fortes pour faire face aux évolutions internationales.

M. Lucien Lanier s'est d'abord inquiété de l'évolution du rôle du Parlement européen au regard des équilibres institutionnels. Il a également fait part de sa préoccupation quant à un éventuel isolement de la France lié à l'affaiblissement de la relation franco-allemande et à la mise en place d'un axe économique allant du nord au sud de l'Europe, dont le Royaume-Uni serait l'instigateur.

M. Xavier de Villepin, président, a souhaité connaître le sentiment de M. Jacques Delors sur le rôle que pourraient jouer, à l'avenir, les Parlements nationaux dans la construction européenne. Il s'est interrogé, par ailleurs, sur la perspective d'intégration à l'Union européenne des pays de la région balkanique, alors même que ces derniers paraissaient encore très éloignés du modèle européen.

En réponse aux questions des commissaires, M. Jacques Delors a apporté les précisions suivantes :

- le Parlement européen cherche actuellement à mieux définir sa place au sein des institutions et il tente d'étendre son pouvoir vis-à-vis de la Commission qui n'est toutefois que l'une des deux composantes de l'exécutif européen, la seconde étant représentée par le Conseil ; par ailleurs, le fonctionnement du Parlement européen est affecté par l'évolution des relations entre les deux groupes majoritaires, le parti socialiste européen et le parti populaire européen, ce dernier mouvement ayant perdu son homogénéité ; il convient de s'opposer à la sanction individuelle d'un commissaire tout en s'interrogeant sur la possibilité d'introduire le droit de dissolution par le Conseil, ce qui permettrait de rééquilibrer les pouvoirs ; par ailleurs, il importe de ne pas laisser la commission du contrôle budgétaire représenter, seule, les nouvelles méthodes d'action du Parlement européen, lequel, d'ailleurs, s'en préoccupe sérieusement ; enfin, l'accord-cadre, en cours de négociation entre la Commission et le Parlement européen, ne doit pas aller trop loin, dans la mesure où la Commission est avant tout au service du Conseil et que le rôle qu'elle joue vis-à-vis des gouvernements peut lui permettre de retrouver son crédit ;

- à l'exemple de celles du G7, les conclusions du Conseil européen courent le risque de s'en tenir aux incantations si les décisions demeurent insuffisamment préparées et souffrent du manque d'efficacité du système ;

- l'" avant-garde ouverte " qui devrait se constituer au sein de l'Union européenne, doit se donner des objectifs réalistes ; il convient, en effet, de se défier des effets d'annonce qui risqueraient encore d'éloigner l'Europe des citoyens si les moyens d'exécution nécessaires n'étaient pas mis en oeuvre ;

- le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune ne constitue peut-être pas le moyen le plus adapté de remédier à la dispersion, au sein de l'Union européenne, des responsabilités dans le domaine des relations extérieures ; peut-être aurait-il été préférable d'entourer le président de la Commission de deux vice-présidents : le premier en charge des affaires étrangères, le second, de l'Union économique et monétaire ; M. Javier Solana agit aujourd'hui avec prudence et construit peu à peu les éléments de sa crédibilité et de son action ;

- dans le domaine de la défense, l'Union européenne avait pris, dans le passé, certaines initiatives qui n'avaient pas abouti telles que l'élaboration d'un texte sur les biens à usage civil et militaire ; il serait aujourd'hui opportun de fixer, à l'échelle de l'Europe, un cadre qui permette de favoriser les restructurations des industries d'armement ;

- l'Europe des citoyens ne doit pas servir de caution à l'adoption de textes communautaires dans tous les domaines ; le principe de subsidiarité ne constitue pas seulement une méthode utile de technique administrative, mais repose aussi sur une véritable philosophie qui cherche à redonner aux citoyens un pouvoir d'action sur leur environnement immédiat ; l'Europe des citoyens a, dans cet esprit, bénéficié de la mise en oeuvre des politiques régionales ;

- malgré l'aide importante accordée aux pays d'Europe centrale et orientale, ces derniers manifestent leur déception vis-à-vis de l'Union européenne ;

- vis-à-vis de l'Autriche la Commission se doit d'agir comme avec tous les autres Etats membres ; si ce pays devait toutefois prendre, notamment dans le cadre d'un vote au sein du Conseil, une position jugée contraire aux valeurs de l'Union, la Commission devrait en tirer toutes les conséquences ;

- dans le domaine institutionnel, plusieurs améliorations peuvent être apportées sans modifier les traités, dont l'amélioration du fonctionnement du triangle institutionnel. En revanche, si le résultat de la conférence intergouvernementale était insuffisant, il vaudrait mieux le dire franchement et poursuivre la négociation ;

- il est d'autant plus difficile de susciter l'adhésion des peuples à la construction européenne que les nations elles-mêmes connaissent également une désaffection des citoyens vis-à-vis de la politique ; l'effort d'explication des gouvernements peut paraître aujourd'hui insuffisant et il serait sans doute opportun, à cet égard, qu'avant et après un conseil européen, le Gouvernement français puisse informer le Parlement ; la construction européenne doit rester animée par une véritable volonté politique et le refus de la marginalisation de l'Europe sur la scène mondiale ;

- une régulation de la vie économique reste nécessaire, car la liberté des échanges ne peut assurer à elle seule l'équité et une concurrence loyale ;

- une " avant-garde " est indispensable afin que l'Europe puisse connaître de véritables avancées, notamment dans le domaine de la politique étrangère ; la France, pour sa part, se doit de défendre une vision ambitieuse de la construction européenne ;

- les déceptions liées au dialogue euroméditerranéen sont liées en partie à l'échec de l'union du Maghreb arabe et à la persistance du conflit au Proche-Orient ; il apparaît indispensable que la coopération, aujourd'hui insuffisante, entre les pays du sud de la Méditerranée, puisse se renforcer et crée des solidarités de fait ;

- la question du statut de la Charte européenne des droits fondamentaux relève de la responsabilité des chefs d'Etat et de Gouvernement ; il n'était pas opportun qu'elle soit abordée à ce stade des discussions, sauf à freiner le processus d'élaboration du texte ; au cours des années passées, l'Union européenne n'a pas négligé les aspects sociaux qu'elle a abordés à travers les politiques structurelles, dont le budget est passé de 5 milliards d'euros, en 1984, à 33 milliards d'euros aujourd'hui ; par ailleurs, plusieurs textes ont été adoptés, notamment afin d'assurer l'égalité entre les hommes et les femmes ; l'introduction de droits sociaux ne doit pas avoir pour effet d'étendre les compétences de l'Union dans les domaines de la sécurité sociale, de la santé et de l'emploi qui relèvent de la responsabilité des nations, même si ces dernières ont intérêt à se concerter et à échanger leurs meilleures pratiques ;

- l'Union européenne souffre de l'absence d'un véritable gouvernement économique ; la surveillance multilatérale actuelle des politiques budgétaires ne saurait en effet suffire ; en outre, il convient de prendre en compte, au-delà des simples éléments chiffrés, le contenu même de la dépense publique et les orientations qu'elle traduit au regard des priorités des gouvernements ;

- le mode de scrutin au Parlement européen constitue un élément essentiel pour renforcer la légitimité des députés européens ;

- une meilleure participation des parlements nationaux à la construction européenne aurait pu être assurée si le Parlement européen avait été composé pour moitié de parlementaires nationaux ; il serait opportun que se développent aujourd'hui les relations entre les commissions du Parlement européen et celles des parlements nationaux ; en outre, il convient de définir sur une hiérarchie des normes plus adaptée ;

- la perspective à long terme d'une intégration à l'Union européenne doit être préservée vis-à-vis des pays des Balkans, mais il faudra être très ferme sur les conditions d'adhésion ; il importe avant tout aujourd'hui d'encourager ces pays à développer la coopération régionale en recourant à des formules souples à l'exemple du dispositif mis en place en Europe au lendemain de la guerre avec la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Mission commune d'information sur l'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises - Désignation des membres de la commission

Puis la commission a procédé à la désignation des membres de la commission appelés à faire partie de la mission commune d'information chargée d'étudier l'ensemble des questions liées à l'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises. Ont été nommés : MM. André Dulait, Robert Del Picchia etXavier Pintat.

Audition de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères

Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la commission a procédé à l'audition de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères.

M. Hubert Védrine a tout d'abord commenté les résultats du sommet euro-africain du Caire. Il a souligné combien cette première rencontre formelle entre pays d'Afrique et pays de l'Union européenne constituait un événement important, dans la mesure où le dialogue euro-africain ne pouvait se réduire aux relations avec la seule Commission européenne et où, d'autre part, il était nécessaire de démontrer aux partenaires africains que l'Union ne se désintéressait pas de l'avenir de ce continent.

Le ministre des affaires étrangères a précisé que le sommet du Caire avait permis d'aborder des questions telles que l'allégement de la dette, domaine dans lequel la France avait donné l'exemple, en procédant à une annulation totale au profit des pays les plus pauvres, la restitution des biens culturels, ou encore la destruction des mines, et notamment des engins remontant au second conflit mondial. Il a ajouté que s'étaient déroulés, en marge du sommet, de nombreux entretiens bilatéraux extrêmement utiles, notamment entre le Maroc et l'Algérie ou avec la Libye, envers laquelle les sanctions internationales étaient actuellement suspendues.

M. Hubert Védrine a indiqué que le prochain sommet euro-africain aurait lieu en 2003. Il a estimé que ce type de rencontre ne pouvait que renforcer l'action de la diplomatie française en montrant à nos partenaires africains le rôle particulier joué par la France pour la prise en compte des difficultés de ce continent par l'Union européenne, mais aussi en sensibilisant nos partenaires européens à la réalité africaine et à la nécessité d'un dialogue étroit avec l'Afrique.

Le ministre des affaires étrangères a ensuite évoqué la situation au Proche-Orient, caractérisée par des difficultés persistantes dans les discussions israélo-palestiniennes comme dans les négociations israélo-syriennes, le Président Assad n'ayant pas évolué sur la restitution complète du Golan. S'agissant du retrait unilatéral israélien du sud-Liban, dont la perspective est désormais toute proche, la France pourrait conditionner sa participation à un arrangement de sécurité à la conclusion d'un accord préalable entre les parties concernées.

Abordant la situation en Tchétchénie, M. Hubert Védrine a constaté que les autorités russes n'étaient pas parvenues à réaliser un contrôle militaire complet de la région. Il a par ailleurs estimé que la confirmation de la brutalité des actions menées par les troupes russes, en particulier à l'égard des populations civiles, contribuait à alourdir le climat entourant ce conflit, comme en témoignent les débats au sein de la Commission des droits de l'Homme des Nations unies ou les restrictions posées à la visite sur place de Mme Robinson, Haut commissaire de l'ONU pour les droits de l'Homme.

Il a annoncé que la France avait saisi l'ensemble de ses partenaires occidentaux du G8, afin de les inviter à réfléchir à la définition d'une nouvelle stratégie d'aide et de coopération à l'égard de la Russie, dont l'objectif est la consolidation de l'Etat de droit dans ce pays, et qui tienne compte de la manière dont les autorités russes répondent à nos attentes sur la Tchétchénie.

Le ministre des affaires étrangères a enfin évoqué les perspectives de la prochaine présidence française de l'Union européenne. Il s'est félicité des bons résultats du travail de la présidence portugaise, comme en témoigne le récent Conseil européen de Lisbonne. Il a rappelé que la France devrait, en tout premier lieu, faire aboutir la Conférence intergouvernementale, dont les travaux progressaient de manière satisfaisante, en particulier sur la question de la nouvelle pondération des voix et de l'extension du vote à la majorité qualifiée. Elle s'emploiera également à concrétiser les décisions relatives à l'Europe de la défense, par la mise en oeuvre des organes institutionnels et des capacités militaires définis à Helsinki. Elle devra également stimuler les discussions d'élargissement, même si celles-ci n'aboutiront, en tout état de cause, qu'après la présidence française. Enfin, elle s'attachera à faire aboutir la charte sur les droits fondamentaux et à inscrire à l'ordre du jour différents sujets, tels que la sécurité du consommateur ou la sécurité des transports maritimes.

Après l'exposé du ministre, un débat s'est engagé avec les commissaires.

M. Guy Penne s'est inquiété des difficultés rencontrées dans les lycées français de Londres et de Bruxelles et a suggéré que le directeur de l'agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) effectue une mission de conciliation destinée à résoudre les problèmes.

M. Christian de La Malène s'est étonné de ce que la Conférence intergouvernementale ne semblait pas suivre, comme il l'aurait souhaité, le mandat de négociation que lui avait confié le Conseil. Il s'est demandé si l'échéance de décembre ne risquait pas d'inciter la présidence française à privilégier une conclusion positive à tout prix, au risque de laisser en suspens certains aspects de la nécessaire réforme institutionnelle. Il s'est ensuite interrogé sur la réflexion en cours destinée à améliorer le fonctionnement du Conseil.

M. Aymeri de Montesquiou a interrogé le ministre sur la concrétisation des axes majeurs dégagés au Sommet du Caire entre les pays d'Europe et d'Afrique. Il s'est ensuite inquiété de l'absence de " politique arabe " de la France, au moment où de nombreux Etats du Moyen-Orient se tournent vers notre pays pour équilibrer la présence, ressentie par certains excessive, des Etats-Unis.

M. André Rouvière a souhaité obtenir des précisions sur l'évolution de nos relations politiques et commerciales avec la Libye. Il s'est interrogé sur l'existence, ou non, d'une échéance précise à l'actuelle suspension des sanctions dont bénéficiait désormais ce pays.

M. Michel Pelchat, de retour d'un déplacement en Irak, a fait observer que la population irakienne, qui endurait de grandes souffrances, attendait beaucoup de la France et ressentait une certaine désillusion devant ce qui lui apparaissait comme un alignement de notre politique sur la ligne prônée par les Etats-Unis.

M. Robert Del Picchia a demandé si des mesures préventives seraient prises pour conjurer les risques de famine en Ethiopie.

M. Philippe de Gaulle s'est interrogé sur le statut des personnalités représentant, au Sommet du Caire, des pays comme le Congo, le Tchad, l'Ethiopie et le Soudan. Il s'est, par ailleurs, inquiété de l'envoi de gendarmes au Kosovo, le statut de la gendarmerie lui apparaissant incompatible avec les missions qui lui étaient confiées sur place.

M. Xavier de Villepin, président, a souhaité obtenir des précisions sur ce que pourrait être la position française dans l'hypothèse, périlleuse, où un accord ne serait pas conclu entre Israël, la Syrie et le Liban, préalablement à un retrait de l'armée israélienne du sud-Liban. Il a souhaité, par ailleurs, connaître la position de la France, à la Commission des droits de l'homme de l'ONU, sur la proposition de résolution américaine condamnant la Chine en matière de respect des droits de l'homme.

M. Hubert Védrine a alors apporté les précisions suivantes :

- le ministère des affaires étrangères suit attentivement la situation des établissements scolaires à Londres et Bruxelles ; la suggestion du sénateur Guy Penne, sur l'envoi d'une mission, sur place, apparaît comme une bonne idée pour éviter, par le dialogue, une dégradation de la situation ;

- le mandat du Conseil pour la Conférence intergouvernementale (CIG) et les négociations au sein de cette dernière, portent bien sur les trois sujets demeurés hors du traité d'Amsterdam. Par ailleurs, les discussions pourraient s'élargir à la révision des modalités des coopérations renforcées. La présidence française n'entend pas obtenir une conclusion à n'importe quel prix lors de l'échéance de décembre. Une conclusion positive implique que les problèmes essentiels pour l'avenir de l'Union soient résolus. Enfin, depuis deux ans, des progrès sensibles ont été accomplis en ce qui concerne le fonctionnement du Conseil affaires générales ;

- la position française à l'égard de l'Irak est spécifique et se distingue de celle de ses partenaires du Conseil de sécurité que notre pays s'efforce de faire évoluer. La France, en maintes occasions, met en avant le caractère inefficace et cruel que peuvent revêtir les conséquences de l'embargo subi par la population iranienne ; dans le cadre de la résolution 1284 du Conseil de sécurité, elle s'efforce de promouvoir une position constructive fondée sur un bon fonctionnement de la commission d'inspection qui pourrait permettre, à terme, un allégement de l'embargo ;

- eu égard aux situations nationales ou aux types de conflits extrêmement divers et spécifiques, une politique arabe unique n'est pas envisageable aujourd'hui.

En réponse à M. Aymeri de Montesquiou, M. Hubert Védrine a précisé que la notion de " politique arabe de la France " prônée par le Général de Gaulle correspondait, en effet, à une situation historique datée, où la France se devait de rétablir des relations normales avec l'ensemble des pays du monde arabe.

Le ministre a ensuite fourni les précisions suivantes :

- aucune échéance n'est actuellement fixée pour transformer en levée définitive l'actuelle suspension de sanctions contre la Libye. Les relations bilatérales s'améliorent progressivement mais doivent aussi tenir compte de la grande sensibilité de l'opinion publique française ;

- la situation de l'Ethiopie a été évoquée au Sommet du Caire. Les anticipations météorologiques conduiraient effectivement à craindre une situation de famine concernant quelque 400.000 personnes. Le programme alimentaire mondial (PAM) doit prendre des dispositions préventives et un éventuel concours de la France est à l'étude ;

- en Afrique, seule la Somalie ne dispose pas d'un véritable gouvernement, tous les pays d'Afrique représentés au Sommet du Caire l'étaient par leurs dirigeants officiels ;

- la France n'est pas le seul pays à avoir envoyé au Kosovo des forces comparables à celles de notre gendarmerie. La mise en oeuvre de la résolution 1244 impose de trouver des solutions nouvelles qui ne correspondent pas nécessairement au statut initial de cette Arme ;

- la France a indiqué que si un accord était conclu entre Israël, la Syrie et le Liban sur le retrait de l'armée israélienne du sud du Liban, elle serait éventuellement disposée à répondre favorablement à une demande de participation militaire sur le terrain. Dans l'hypothèse où aucun accord ne serait conclu, la France examinerait, au sein du Conseil de sécurité, les modalités d'application des résolutions 425 et 426 ;

- des résolutions visant à condamner la Chine, dans le cadre de la Commission des droits de l'Homme des Nations unies, émanent régulièrement des Etats-Unis depuis plusieurs années. Depuis 1997, l'Europe a, pour sa part, privilégié un dialogue critique avec la Chine sur la question des droits de l'Homme, dialogue qui manque aujourd'hui de mesures concrètes confirmant les engagements chinois. C'est à l'aune des résultats de cette stratégie que serait examinée la proposition de résolution des Etats-Unis.

En réponse à M. André Boyer, M. Hubert Védrine a indiqué que le sort du photographe français, M. Brice Fleutiaux, prisonnier en Tchétchénie, faisait l'objet d'une sollicitude constante et active de la part du Gouvernement français.