AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DÉFENSE ET FORCES ARMÉES

Table des matières


Mercredi 31 mai 2000

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Audition de Monseigneur Jean-Louis Tauran, Secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les Etats

La commission, élargie aux membres de la délégation du Sénat pour l'Union européenne et aux membres du groupe d'amitié France-Saint-Siège, a procédé à l'audition de Monseigneur Jean-Louis Tauran, Secrétaire du Saint-Siège pour les relations avec les Etats.

Monseigneur Jean-Louis Tauran
a tout d'abord rappelé que le Saint-Siège, c'est-à-dire le Pape et la curie romaine, autorité spirituelle et universelle, constituait un sujet souverain de droit international, de caractère religieux et moral. Sa vocation, selon l'expression du pape Jean-Paul II, est d'être " la voix qu'attend la conscience humaine, sans minimiser pour cela l'apport des autres traditions religieuses ". Il a précisé que la représentation pontificale était apparue dès le cinquième siècle, dans un contexte moins politique qu'écclésial, puisqu'il s'agissait alors d'assurer l'exécution des décrets du Concile de Chalcédoine. A partir du XVIe siècle, le Saint-Siège s'est adapté à l'évolution de l'action diplomatique et a établi ses deux premières nonciatures à Paris et Venise, en 1500, puis à Vienne, en 1513. En 1701, a été fondée l'Académie diplomatique du Vatican, afin de former les écclésiastiques à leurs tâches de représentants pontificaux. Monseigneur Jean-Louis Tauran a indiqué qu'historiquement, la diplomatie pontificale s'était essentiellement consacrée aux questions religieuses, en particulier la défense des droits des églises locales, même si le Saint-Siège a également participé aux négociations de paix, lors de la Paix des Pyrénées ou du Traité d'Utrecht. Il a souligné que la papauté avait été reconnue par la communauté internationale comme une puissance morale sui generis, dont la légitimité n'a jamais été contestée, pas même par l'Union soviétique et la Chine.

Précisant que le Saint-Siège entretenait des relations avec 172 pays, Monseigneur Jean-Louis Tauran a présenté les différents axes de son action diplomatique :

- la priorité doit être accordée à la personne humaine et à ses droits à tous les stades de sa vie biologique, tous les hommes ayant les mêmes droits innés et fondamentaux, au premier rang desquels la liberté de conscience et de religion ;

- la promotion de la démocratie, qui doit reposer sur des valeurs proprement humaines et une conception correcte de la personne humaine ;

- le refus de la guerre et la sauvegarde de la paix, ce qui a amené le Saint-Siège à s'intéresser au processus de paix au Moyen-Orient, à opérer une médiation entre l'Argentine et le Chili au sujet de la zone australe et à prendre position, par exemple lors de la guerre du Golfe ou du conflit du Kosovo, sur la nécessité d'un recours privilégié au dialogue et à la négociation ;

- la promotion du désarmement, illustrée par l'adhésion du Saint-Siège au traité de non prolifération nucléaire, à la convention d'interdiction des armes chimiques et à la convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel ;

- la confiance dans le droit international, qui s'est enrichi d'un patrimoine juridique remarquable, avec les textes fondateurs de l'ONU, du Conseil de l'Europe et de l'Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ainsi qu'avec les concepts nouveaux de droit d'intervention humanitaire et de protection des minorités.

Monseigneur Jean-Louis Tauran a conclu son propos en définissant la diplomatie pontificale comme un " service de la conscience ", selon l'expression du pape Jean-Paul II. Il a souligné que ce dernier souhaitait une participation active des croyants, et en particulier des catholiques, dans la vie publique, l'action du Saint-Siège sur la scène internationale se fondant sur la conviction " qu'avec l'aide de Dieu, l'homme peut changer la trajectoire du monde ".

Monseigneur Jean-Louis Tauran a ensuite répondu aux questions des commissaires.

M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, après avoir rappelé que la construction européenne se trouvait à un tournant décisif et souligné les enjeux que représentaient, pour l'Union, les prochains élargissements et la réforme institutionnelle, a souhaité connaître l'appréciation de Monseigneur Jean-Louis Tauran sur ces évolutions. Il a demandé, en particulier, des précisions sur les attentes de la diplomatie vaticane vis-à-vis de la prochaine présidence française -notamment au regard de la préparation de la future charte des droits fondamentaux-, et sur la position du Saint-Siège à l'égard de plusieurs questions liées à l'actualité européenne : la déclaration de M. Joshka Fisher sur l'avenir institutionnel de l'Europe, les conditions d'un rapprochement entre l'Europe et les Balkans, la possible intégration de la Turquie à l'Union et, enfin, la confrontation des valeurs occidentales avec l'islam.

Monseigneur Jean-Louis Tauran a estimé que s'il n'appartenait pas au Saint-Siège d'apporter des solutions techniques, il lui revenait en revanche de faire valoir certaines convictions. Il a rappelé que Pie XII était favorable à la constitution, en Europe, d'une entité juridique supérieure aux égoïsmes nationaux. Il a ajouté que Paul VI avait, pour sa part, souligné que l'Europe devait être vécue avant d'être définie sur le plan institutionnel. Il a observé en outre que la participation du Saint-Siège à la conférence sur le sécurité et la coopération en Europe (CSCE) avait été une occasion privilégiée de rappeler la position de l'Eglise sur les évolutions du continent européen et avait permis, en particulier, d'obtenir, dans le cadre de la Déclaration de Vienne de 1989, la reconnaissance de la liberté religieuse. Il a relevé que pour le Pape Jean-Paul II, convaincu de la nécessité de l'élargissement, l'Europe devait respirer " avec deux poumons ", l'Orient et l'Occident, mais que la construction européenne ne devait pas effacer l'histoire particulière de chaque nation ; pour le Pape, les racines chrétiennes de l'Europe font partie de son identité et l'Union européenne ne saurait se réduire à un seul marché.

Monseigneur Jean-Louis Tauran a relevé, par ailleurs, que le discours de M. Joshka Fisher avait posé les vrais problèmes auxquels l'Union européenne était confrontée. Revenant sur une mission qu'il avait récemment accomplie en Bosnie-Herzégovine, il a estimé que les populations civiles souhaitaient coexister dans la paix. Le retour des réfugiés, a-t-il ajouté, constitue une priorité, même s'il se heurte aujourd'hui à de nombreuses difficultés liées notamment aux destructions subies par le pays. Il a observé que la reconstruction de l'économie constituait désormais une étape indispensable après la réparation des dommages causés aux infrastructures. Monseigneur Jean-Louis Tauran a relevé que les accords de Dayton avaient malheureusement pris acte de la situation résultant du nettoyage ethnique, mais qu'il n'y avait sans doute pas d'alternative à ce règlement de paix. Il a souhaité insister sur l'action exemplaire de l'Eglise catholique, qui s'efforçait de favoriser la réconciliation. Monseigneur Jean-Louis Tauran a estimé, enfin, que le statu quo dans cette région perdurerait tant que les forces internationales resteraient sur place, et qu'il était désormais essentiel de développer, à travers l'éducation des jeunes, une culture de la paix.

M. Jean Chérioux, président du groupe sénatorial France-Saint-Siège, a souhaité obtenir des précisions sur la position de l'Eglise vis-à-vis de pays en développement, notamment sur le problème de la dette, ainsi que l'appréciation de Monseigneur Jean-Louis Tauran sur l'évolution du Timor oriental.

Monseigneur Jean-Louis Tauran a rappelé que le Vatican plaidait pour une remise partielle et un rééchelonnement de la dette, tout en insistant sur la nécessité d'une bonne utilisation de l'aide apportée par les bailleurs de fonds. Il a ajouté que l'Eglise considérait la mondialisation comme un fait et la liberté économique comme une orientation positive, même si celle-ci devait être équilibrée par l'élaboration de normes internationales inspirées par la justice et la solidarité. Il a insisté à cet égard, sur la nécessité de favoriser le transfert des connaissances vers les pays en développement et d'encourager une plus grande ouverture des marchés des pays riches.

S'agissant du Timor oriental, Monseigneur Jean-Louis Tauran a rappelé que l'intervention de la communauté internationale avait été positive, mais que celle-ci devait prendre en considération l'attachement des Timorais à leur culture et leurs valeurs propres et leur aspiration à devenir les artisans de leur propre indépendance.

M. Daniel Hoeffel a souligné que si les valeurs humanistes et spirituelles avaient été les principes fondateurs de la construction européenne, l'Union européenne paraissait aujourd'hui davantage reposer sur des considérations économiques et techniques ; l'Union, a-t-il estimé, s'interrogeait sur ses valeurs et les moyens de mobiliser de nouveau l'opinion en sa faveur. Il s'est demandé si l'on pouvait concevoir une Europe solide sans la fonder sur un véritable système de valeurs.

Monseigneur Jean-Louis Tauran a partagé ces préoccupations. Il a rappelé l'importance du message culturel délivré par les européens, notamment à travers l'action des missionnaires dans le monde entier et souligné qu'il ne pouvait y avoir une Europe sans âme. Regrettant l'affaiblissement de l'enseignement de l'histoire dans nos écoles, il a rappelé l'importance essentielle de cette discipline dans la formation de la jeunesse.

M. Aymeri de Montesquiou a souhaité savoir si la violence pouvait constituer un juste recours lorsque toutes les tentatives pacifiques pour résoudre un conflit avaient été épuisées. Il s'est interrogé sur l'appréciation que portait le Vatican sur l'avenir de la Palestine. Il s'est demandé en outre si le prosélytisme ne pouvait être considéré comme une forme de " violence douce ".

Mme Danielle Bidard-Reydet s'est, pour sa part, interrogée sur le statut de la ville de Jérusalem qui constituait une capitale spirituelle, mais aussi temporelle, revendiquée comme telle par les Israéliens et les Palestiniens. Elle a observé qu'un règlement de paix devait reposer sur la reconnaissance de la dignité de tous les peuples et a souhaité connaître la position du Saint-Siège sur cette question.

Monseigneur Jean-Louis Tauran a d'abord observé que si l'Eglise avait toujours reconnu la légitime défense, elle s'interrogeait sur les conséquences de la guerre compte tenu des capacités de destruction que permettaient les armements modernes. Il a rappelé que Jean-Paul II avait lui-même souligné que la guerre était souvent à l'origine d'autres conflits. Il a précisé que si le Saint-Siège n'avait jamais condamné l'intervention de l'OTAN au Kosovo, la guerre n'apparaissait pas le moyen le plus efficace de résoudre les différends entre Etats.

Revenant alors sur la situation au Proche-Orient, Monseigneur Jean-Louis Tauran a rappelé que devait prévaloir l'égalité des droits entre les peuples. La communauté internationale, a-t-il ajouté, ne pourra jamais reconnaître la légitimité de la possession de territoires acquis par la force. Si la question du statut de Jérusalem doit être réglée, dans sa dimension territoriale, dans le cadre d'une négociation bilatérale entre Palestiniens et Israéliens, elle doit être traitée, dans sa dimension spirituelle, dans un cadre associant la communauté internationale, appelée à se porter garante d'un statut juridique international sur la base du " corpus separatum " reconnu par la résolution 181 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui consacre le caractère unique et sacré de cette ville. Il a ajouté que les sanctuaires de Jérusalem ne devaient pas être considérés comme des musées, mais comme des lieux sacrés insérés dans des communautés humaines.

A M. Pierre Biarnès qui s'interrogeait sur les relations entre l'Eglise et la Chine, Monseigneur Jean-Louis Tauran a précisé que le Vatican s'efforçait de rétablir le lien avec une église schismatique, soutenue par le pouvoir en place, et une église fidèle à Rome et condamnée à une certaine clandestinité. Il a relevé que si la Nonciature avait été transférée à Taiwan, le Saint-Siège était prêt à rétablir sa représentation à Pékin dès que les conditions le permettraient. Il a regretté toutefois qu'il n'y ait pas de contacts suivis avec les autorités de la Chine continentale, en estimant qu'il fallait convaincre ces dernières que la désignation d'évêques par le pape ne constituait en rien une ingérence dans les affaires intérieures de leur pays. Si le Président Jiang Zemin n'était pas hostile à une évolution, son entourage, a précisé Monseigneur Jean-Louis Tauran, ne montrait guère de volonté d'ouverture ; en tout état de cause, ce dossier, qui concernait quelque 11 millions de catholiques, ne constituait pas une priorité pour la Chine. Il a ajouté que les autorités chinoises ordonnaient des évêques plutôt jeunes -dont la formation intellectuelle et la personnalité morale paraissaient du reste difficilement contestables- de sorte qu'une normalisation ultérieure avec le Vatican, conduisait en fait à une légitimation du clergé en place.

A M. Xavier de Villepin, président, qui s'interrogeait sur l'évolution des liens entre chrétiens et musulmans, Monseigneur Jean-Louis Tauran a estimé qu'il convenait de se montrer prudent sur ce sujet, dans la mesure où la dimension théologique, pourtant indispensable, du dialogue n'avait pas encore été abordée. Il a ajouté que la diversité des sensibilités au sein de l'islam, constituait un élément de complexité supplémentaire. Il a en outre précisé, à l'intention de M. Xavier de Villepin, président, que le Vatican souhaitait un désarmement effectif et que le principe de la dissuasion, fondé sur l'équilibre des forces, ne pouvait constituer qu'une étape dans ce processus.