Table des matières

  • Mercredi 16 juin 1999
    • Audition de M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale
    • Affaires étrangères - Premiers enseignements de la crise au Kosovo - M. Pascal Boniface, directeur de l'institut des relations internationales et stratégiques
  • Jeudi 17 juin 1999
    • Situation au Kosovo - Audition de M. Alain Richard, ministre de la défense

Mercredi 16 juin 1999

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Audition de M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale

La commission a tout d'abord procédé à l'audition de M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale (SGDN), sur les perspectives en matière de défense européenne notamment à la lumière de la crise au Kosovo.

M. Jean-Claude Mallet a d'abord rappelé la chronologie des évolutions intervenues au cours des derniers mois sur le dossier de la défense européenne. Il a souligné le souhait des autorités françaises, exprimé par le chef de l'Etat devant les ambassadeurs au mois d'août 1998, puis par le Premier ministre, à l'Institut des hautes études de défense nationale, le mois suivant, d'enclencher une dynamique nouvelle en matière d'Europe de la défense dans la perspective, notamment, de la ratification du traité d'Amsterdam. Il a ajouté qu'à l'automne dernier, l'inflexion de la position britannique, désormais favorable à l'intégration de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) dans l'Union européenne, avait donné le signal d'une plus grande proximité de vue entre Londres, d'une part, et le couple franco-allemand, d'autre part. Ce rapprochement s'était concrétisé le 4 décembre 1998, lors du sommet franco-britannique, par la déclaration de Saint-Malo, qui évoquait formellement la notion de capacités européennes autonomes appuyées sur des forces militaires crédibles. Une étape supplémentaire avait été franchie lors du sommet franco-allemand de Toulouse avec l'annonce de la transformation du Corps européen en corps de réaction rapide. Enfin, l'ensemble des progrès réalisés au cours des derniers mois avait abouti, lors du Conseil européen de Cologne le 3 juin dernier, à une déclaration solennelle des chefs d'Etat et de gouvernement, ainsi qu'à un rapport annexé élaboré par la présidence allemande, et approuvé par le Conseil.

Le secrétaire général de la défense nationale a ensuite précisé que les documents approuvés à Cologne consignaient les points d'accord suivants entre Européens :

- l'inscription des efforts en matière de défense européenne dans le cadre plus général de la politique étrangère et de sécurité commune, telle que définie par le traité d'Amsterdam ;

- l'affirmation du cadre intergouvernemental et de la responsabilité du Conseil européen pour régir le fonctionnement de cette politique de défense commune ;

- la reconnaissance de la capacité de l'Union européenne à gérer l'ensemble des aspects d'une crise, au-delà du seul volet militaire ;

- la mise en place d'une capacité d'action autonome appuyée sur des forces militaires crédibles et le renforcement de la base industrielle et technologique de défense des pays de l'Union européenne.

S'agissant des moyens nécessaires à la mise en place de cette politique de défense commune, la déclaration et le rapport annexé approuvés à Cologne évoquent tout d'abord -a indiqué M. Jean-Claude Mallet- un processus de décision, s'appuyant sur un conseil des ministres des affaires étrangères et, le cas échéant, des ministres de la défense, et sur la création d'organes nouveaux : un comité politique et de sécurité, un comité militaire et un état-major de l'Union européenne. Les moyens de l'Union européenne doivent également comprendre -a-t-il précisé- des capacités militaires en matière de commandement, de renseignement, d'analyse de situation et de projection. Au niveau des forces, l'accent a été mis sur la transformation du Corps européen en corps de réaction rapide. Enfin, le paragraphe 2 de la déclaration appelle à un renforcement de l'effort de défense des pays européens.

M. Jean-Claude Mallet a ajouté qu'à l'issue du Conseil européen de Cologne plusieurs points devraient être explorés, en particulier la situation des pays de l'UEO non membres de l'Union européenne, le devenir de l'article V du traité de l'UEO relatif à l'engagement de sécurité collective et la question, toujours soulevée par nos partenaires, de la non-duplication, dans le cadre des efforts européens, de moyens déjà mis en place dans le cadre de l'OTAN.

Abordant alors la crise du Kosovo, le secrétaire général de la défense nationale a considéré que, dès l'automne dernier, celle-ci avait encouragé les Européens, et tout particulièrement les Britanniques, à prendre des initiatives en matière de défense européenne. Il a souligné que l'Europe avait pris une part très active dans le volet diplomatique de la crise. Sur le plan militaire, le bilan était plus contrasté puisque les opérations aériennes avaient reposé majoritairement sur les capacités américaines alors que les Européens prenaient une part prépondérante dans l'opération terrestre en cours, les Etats-Unis ne fournissant que 7.000 des 50.000 hommes de la force internationale. Selon M. Jean-Claude Mallet, les Européens avaient toutefois pesé, dans la gestion diplomatique et militaire de la crise du Kosovo, d'un poids nettement plus lourd que celui qui leur était revenu pour la Bosnie, notamment à l'occasion des accords de Dayton.

En conclusion, M. Jean-Claude Mallet a estimé que l'avenir de la politique européenne de défense commune reposait sur la crédibilité du processus de décision, impérativement clair et simple, et des capacités militaires qui seraient mis en place. La constitution d'un état-major européen, l'acquisition de capacités en termes de forces, de renseignement et de logistique et le développement des programmes d'armement en coopération constitueront -a-t-il souligné- les clés de la réussite. Enfin, il conviendra, pour la France, de définir sa position vis-à-vis de ses alliés européens, mais aussi de ses partenaires non membres de l'OTAN et des Etats-Unis qui semblent aujourd'hui favorables à l'émergence de capacités européennes de nature à assurer un meilleur partage des charges liées aux engagements militaires.

A la suite de cette intervention, un débat s'est engagé avec les membres de la commission.

M. Michel Caldaguès s'est demandé si l'architecture imaginée pour la future Europe de la défense serait dotée d'un réel contenu. Il a souligné à ce propos l'existence, depuis plusieurs années, de capacités telles que le Corps européen ou l'Eurofor qui n'avaient jamais été utilisées. Il s'est également demandé si le processus de décision envisagé n'entrerait pas en contradiction avec la nécessaire rapidité de la conduite du commandement militaire. Enfin, il s'est étonné de l'absence des Européens dans la négociation actuellement en cours entre les Etats-Unis et la Russie au sujet de la participation russe à la force internationale au Kosovo.

M. Aymeri de Montesquiou, remarquant que l'abandon par les Britanniques du programme de frégates anti-aériennes Horizon avait suivi de peu la déclaration de Saint-Malo, a émis des doutes sur la réalité des progrès réalisés en matière de défense européenne. Il a également constaté que coexistaient en Europe des grands programmes d'armement concurrents en matière d'avions de combat, de chars ou d'hélicoptères. Il s'est interrogé sur la capacité des Européens à définir sur des questions telles que Chypre ou le Kurdistan une position diplomatique différente de celle des Etats-Unis. Il a jugé inadmissible que les Européens ne soient pas associés à la négociation en cours sur la participation russe à la force internationale au Kosovo. Enfin, il a souligné que, malgré leur potentiel économique et humain considérable, les Européens n'avaient pas été en mesure d'accomplir par eux-mêmes une action efficace à l'encontre de la Serbie.

M. Paul Masson a lui aussi déploré l'absence européenne dans la négociation sur la participation russe à la KFOR. S'agissant de la défense européenne, il a émis la crainte que les objectifs énoncés ne se heurtent aux impératifs budgétaires et il a demandé si une analyse financière des orientations prises à Cologne avait été menée. Enfin, il s'est interrogé sur le sort de la dissuasion nucléaire française dans le cadre de la future défense européenne.

M. Christian de La Malène a relevé la prépondérance des Etats-Unis dans la conduite des opérations militaires au Kosovo alors que ceux-ci demandaient désormais aux Européens d'assumer l'essentiel de la charge de l'opération terrestre. Il a estimé que nombre de petits pays européens continueraient à préférer le maintien d'une prépondérance américaine à l'émergence d'une défense européenne dominée par la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni.

M. Hubert Durand-Chastel a souligné l'importance d'une plus grande implication russe dans le règlement de la crise du Kosovo et, plus généralement, pour l'équilibre futur de la région des Balkans.

M. Xavier de Villepin, président, s'est demandé s'il aurait été possible, avec des moyens purement européens, de mener une opération comparable à celle du Kosovo. Il a souhaité connaître les insuffisances éventuelles en moyens militaires qui auraient pu être constatées par les forces françaises à l'occasion de cette crise. Il a demandé des précisions sur la notion de critères de convergence évoquée pour la construction d'une Europe de la défense. Il s'est également interrogé sur la signification de la décision russe d'envoyer un contingent à Pristina et sur les conséquences éventuelles de la création d'une zone placée sous responsabilité russe, notamment au regard des risques de partition du Kosovo.

En réponse à ces différentes interventions, M. Jean-Claude Mallet a apporté les précisions suivantes :

- si elle peut apparaître un peu théorique, la construction proposée par les Allemands lors du Conseil européen de Cologne répondait à la nécessité de décrire avec précision le processus de décision devant présider à l'organisation de la défense européenne ; les autorités françaises suivaient une démarche pragmatique en mettant l'accent sur les capacités de commandement, de renseignement et de planification ;

- si le Conseil européen de Cologne a permis des avancées incontestables, les orientations définies seront longues à entrer dans les faits, compte tenu du temps nécessaire pour l'aboutissement de tout projet européen ;

- bien qu'opérationnel, le Corps européen reste marqué par une conception plus adaptée au combat sur le théâtre centre-européen et il dépend encore beaucoup, notamment dans sa composante allemande, de nombreux appelés ; il convenait d'accélérer sa transformation, y compris de son état-major, afin d'accroître ses capacités de réaction rapide ;

- l'état-major de l'Union européenne mentionné à Cologne devrait être un état-major de planification stratégique au service des organes de décision européens et non un état-major de force ;

- l'Union européenne a pris une part très active dans le dénouement de la crise au Kosovo, particulièrement par le rôle qu'elle avait confié au président finlandais Ahtisaari, et elle ne saurait rester à l'écart des décisions qui seront prises sur l'organisation et la composition définitive de la KFOR ;

- la diplomatie française a constamment insisté sur la nécessité d'une forte implication de la Russie dans la gestion et le règlement de la crise ; elle est par ailleurs totalement opposée à toute décision qui pourrait apparaître comme un encouragement à une future partition du Kosovo ;

- le bilan des frappes aériennes fait apparaître par exemple l'intérêt qu'il y aurait, pour les armées françaises, à posséder des missiles de croisière, dont la dotation, dans le cadre du programme Scalp-EG, est prévue à partir des années 2002, 2003 ;

- la France a pu mener un véritable dialogue avec les Etats-Unis dans la conduite des opérations militaires et elle a fourni, de loin, le deuxième contingent pour les opérations aériennes ;

- une première analyse est en cours au sein de l'UEO sur les implications financières des orientations définies en matière de défense européenne, cette dimension ayant été soulignée dans la déclaration de Cologne, qui a mentionné l'effort de défense à accomplir par les pays membres.

Affaires étrangères - Premiers enseignements de la crise au Kosovo - M. Pascal Boniface, directeur de l'institut des relations internationales et stratégiques

Puis la commission a entendu M. Pascal Boniface, directeur de l'institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), sur les premiers enseignements de la crise du Kosovo.

M. Pascal Boniface a tout d'abord fait remarquer que le premier problème résidait dans la légitimité de l'intervention militaire. Il était en effet indispensable, pour qu'elle soit tenable sur le long terme, qu'une telle intervention soit considérée comme légitime par les opinions nationales et internationales.

Il a estimé que la crise était née de plusieurs contradictions. La première de ces contradictions opposait les deux principes qui avaient assuré une certaine stabilité à l'ordre international jusqu'au début des années 1990 : le respect de l'intégrité territoriale des Etats, d'une part, et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, d'autre part. Mais depuis une dizaine d'années, ces deux principes se sont montrés incompatibles. Ainsi -a relevé le directeur de l'IRIS- dans la crise du Kosovo, si l'OTAN avait respecté la souveraineté des Etats, elle ne serait pas intervenue. C'est donc le second principe qui a prévalu et qui a justifié l'intervention pour protéger la population d'origine albanaise du Kosovo.

M. Pascal Boniface a ensuite distingué entre les principes de moralité et de légalité de l'usage de la force. La légalité de l'usage de la force aurait dû prendre sa source soit dans l'article 5 du traité de l'OTAN, soit dans l'article 51 de la Charte de l'ONU. La crise du Kosovo a en fait été qualifiée de menace grave contre le maintien de la paix, ce qui a plus constitué -a-t-il estimé- une légitimation qu'une légalisation de l'intervention militaire.

M. Pascal Boniface a enfin relevé une troisième contradiction entre le fait que les pays occidentaux disposaient désormais de forces armées à même d'être projetées et le fait qu'il était de plus en plus difficile de mettre en oeuvre une opération sans un débat préalable sur son principe et sur ses modalités. Il était donc nécessaire de prendre d'importantes précautions, car ces opérations sont politiquement de plus en plus sensibles.

Au sujet des forces armées françaises, M. Pascal Boniface a estimé que cette crise avait mis fin à tout débat sur la suppression du service national. La présence d'appelés aurait en effet été inutile dans ce conflit et aurait rendu sa gestion plus difficile. Elle n'aurait renforcé ni matériellement, ni politiquement la position française.

Il a également estimé que cette crise soulignait les avantages et les inconvénients qu'il y avait à agir en coalition. L'action de 19 pays de cultures différentes, unanimes quant au principe et à la manière de mener les opérations militaires, donnait plus de légitimité aux opérations entreprises. Il a d'ailleurs fait remarquer qu'il lui semblait aujourd'hui plus difficile, pour la France, d'intervenir seule, excepté peut-être en Afrique pour la protection de ses concitoyens. Une intervention collective était de plus en plus nécessaire pour rendre moins contestable l'usage de la force hors le cas de la légitime défense. En revanche, une coalition présentait la difficulté d'imposer à la fois une négociation permanente, une gestion plus complexe et un contrôle de ses actions militaires par ses partenaires.

M. Pascal Boniface a ensuite abordé le problème des relations entre l'ONU et l'OTAN. Il a fait remarquer que la France avait attaché une grande importance à définir une règle d'intervention dans le nouveau concept stratégique de l'OTAN. Or, au Kosovo, l'urgence a justifié une intervention sans en référer véritablement à l'ONU. Il a souligné, à ce propos, le risque de compromettre, par cette intervention, l'architecture globale définie à Washington. Il s'est donc félicité que l'ONU, qui avait été absente de la guerre, ait été réintégrée, sous la pression de la France et des pays européens, dans le règlement du conflit. Il a estimé qu'à l'avenir il conviendrait d'être particulièrement vigilant pour ne pas agir en dehors du cadre des Nations unies.

De la même manière, il a approuvé que l'Europe ait cherché à réintroduire la Russie dans les négociations diplomatiques, car il était difficile de trouver une solution en Europe sans la Russie. Il ne s'agissait pas de donner à la Russie un poids supérieur à son poids réel, mais de ne pas la considérer comme quotité négligeable.

M. Pascal
Boniface a alors évoqué le débat politique intérieur français. Il a estimé que la cohabitation avait facilité l'intervention, plutôt qu'elle ne l'avait empêchée. La cohabitation réduisait en effet l'espace de contestation politique. Selon lui, cette crise infirmait l'opinion habituellement émise sur la cohabitation, c'est-à-dire qu'elle était un facteur d'immobilisme. Il a aussi fait remarquer que le soutien permanent de l'opinion publique avait été le souci constant des autorités. Il a estimé que cette attitude constituerait un précédent pour l'avenir et qu'aucune action d'envergure ne pourrait plus être entreprise sans cet appui. Cette évolution marquait ainsi -a-t-il estimé- l'irruption de l'opinion publique dans la décision et la conduite de la guerre en France.

A propos de M. Milosevic, M. Pascal Boniface a considéré qu'il avait perdu la guerre pour deux raisons principales  : il a tout d'abord perdu " la bataille de la victimisation " en expulsant la population kosovare. En effet, au lieu de déstabiliser les pays de l'OTAN, il a renforcé leur cohésion et n'est pas parvenu à disloquer certaines coalitions gouvernementales pourtant composées d'éléments a priori pacifistes comme les Verts en Allemagne. M. Milosevic a ensuite perdu parce que le temps a joué contre lui. En raison de l'afflux des réfugiés, l'OTAN a pu continuer ses frappes, sans perdre en légitimité. M. Pascal Boniface a d'ailleurs fait remarquer à propos de l'OTAN qu'elle était intervenue, non pas pour défendre le territoire d'un de ses membres, mais au nom de valeurs universelles, ce qui rendait plus difficile la détermination de la ligne de partage entre l'intervention et la non-intervention.

La conséquence la plus positive de ce conflit concerne, selon M. Pascal Boniface, l'émergence d'une Europe de la défense. Il a relevé que, paradoxalement, cette guerre menée par l'OTAN avec des moyens européens non décisifs et où le poids militaire des Etats-Unis avait été essentiel, avait été entièrement co-gérée par les Européens. Ces derniers -a-t-il rappelé- avaient un poids plus important sur le plan politique que sur le plan militaire, car ils apportaient une légitimité supplémentaire à l'action américaine. Il a relevé que les bombardements auraient été plus intensifs et les destructions plus importantes en Yougoslavie si les Européens n'avaient pas eu un poids aussi fort. M. Pascal Boniface a ainsi fait remarquer que c'était au moment où le poids des Européens semblait le plus important dans l'Alliance qu'ils ressentaient plus fortement la faiblesse de leurs moyens militaires, qu'ils avaient la volonté de réduire et d'acquérir une plus grande autonomie par rapport aux Etats-Unis, sans briser l'Alliance. Cette évolution lui apparaissait particulièrement opportune à la suite de l'évolution des positions du Royaume-Uni et de l'Allemagne.

M. Pascal Boniface a ensuite estimé que si la guerre avait été assez facilement gagnée sur le plan militaire, " gagner la paix " serait plus difficile. L'exode de la population serbe du Kosovo lui paraissait de nature à mettre en question la légitimité de l'action alliée. Seul le maintien d'une importante population serbe au Kosovo et l'exercice du pouvoir par des Kosovars modérés, et non pas par l'UCK, pourraient permettre de réussir la paix. Il a également fait remarquer, à propos de la guerre, qu'elle avait été perçue très différemment à travers le monde. Si en Occident et dans le monde musulman, la guerre avait été ressentie comme légitime, elle avait été fréquemment perçue, en revanche, dans les pays en voie de développement, comme une guerre des forts contre les faibles.

M. Pascal Boniface a enfin fait part à la commission de ses inquiétudes à propos d'une éventuelle indépendance du Kosovo qui risquerait de favoriser, dans les Balkans et dans le monde, une inquiétante " prolifération étatique ". Il a estimé que, pour permettre la réconciliation et la paix, une présence militaire internationale à long terme serait nécessaire, à l'exemple de la présence américaine en Europe après la deuxième guerre mondiale. La guerre du Kosovo constituait, selon lui, un exemple de guerre du futur avec trois caractéristiques principales : menée avec des forces projetables, avec l'appui des opinions publiques, et facilitée par la faiblesse de l'adversaire. Plus encore que la culpabilité de Milosevic, c'est peut-être sa faiblesse et l'intérêt qu'avaient les Etats-Unis et les Européens à renforcer la crédibilité de l'OTAN qui avaient justifié l'usage de la force. C'est pourquoi -a conclu M. Pascal Boniface- la crise du Kosovo ne pouvait pas entraîner une généralisation du droit d'ingérence, toujours très délicat à mettre en oeuvre.

Un débat a suivi l'exposé de M. Pascal Boniface.

M. Christian de La Malène a demandé à M. Pascal Boniface s'il pensait, comme lui-même, que la situation du Kosovo serait devenue " déplorable, mais supportable " si l'intervention n'avait pas été dépourvue de tout risque.

M. André Boyer et Mme Danièle Bidard-Reydet se sont interrogés sur le statut futur du Kosovo, et notamment sur la probabilité de l'accès à l'indépendance du Kosovo. Mme Danièle Bidard-Reydet a souligné l'importance de la reconstruction de la région et a fait remarquer que des inégalités profondes de développement étaient souvent la cause principale des conflits.

M. Emmanuel Hamel s'est demandé si les Etats-Unis freineraient la construction d'une Europe de la défense et, par ailleurs, si la situation politique, militaire et économique de la Russie justifiait qu'on la réintègre dans le processus diplomatique.

M. Xavier de Villepin, président, s'est interrogé sur le fait que l'on puisse gagner une guerre avec la seule aviation. Il a ensuite interrogé M. Pascal Boniface sur l'éventuelle succession de M. Milosevic. Enfin, à propos des relations entre la France et l'OTAN, il s'est demandé dans quelle mesure la crise au Kosovo pouvait -ou non- inciter à mettre fin à la singularité française.

M. Pascal Boniface a alors répondu aux commissaires en apportant les précisions suivantes :

- la morale, dans les relations internationales, était plus un instrument qu'une fin, et les Etats continuaient toujours à agir avant tout en fonction de leurs intérêts ;

- l'éventuelle indépendance du Kosovo et la tendance à la constitution d'un Etat pour chaque peuple dans le monde constituaient des perspectives inquiétantes ; cette tendance favorisait le nettoyage ethnique et n'assurait pas forcément la paix. Il a estimé qu'une solution pragmatique, c'est-à-dire la partition, aurait pu être envisagée avant une intervention militaire. Celle-ci n'aurait pas nécessairement eu une connotation négative, comme l'illustrait l'exemple de la Tchécoslovaquie ;

- M. Pascal Boniface s'est inquiété que rien ne soit fait en faveur de la reconstruction avant le départ de M. Milosevic, dans la mesure où 50 % de la population yougoslave vit en dessous du seuil de pauvreté. Il a estimé qu'il fallait envisager des solutions alternatives pour ne pas permettre que se reproduise en Europe la situation irakienne, contraire à la morale et à nos intérêts ; il a estimé que les pays européens devraient faire entendre leurs différences à ce propos ;

- l'Europe de la défense ne pourra pas se faire sans une véritable volonté des Européens ; elle vise à rétablir l'équilibre au sein de l'OTAN sans rompre le lien transatlantique, mais elle sera plus difficile à construire que la monnaie unique, puisqu'aucun équivalent n'existait dans le domaine monétaire, alors que certains pays européens considèrent que l'OTAN constitue déjà une défense commune ;

- si la position militaire des Russes ne justifiait pas leur présence, politiquement leur accord a privé M. Milosevic de tout recours et, en l'isolant diplomatiquement, l'a contraint à accepter le plan de paix du G8 ;

- une guerre peut effectivement être gagnée par la seule action aérienne, mais c'est une victoire par affaiblissement de l'adversaire, qui ne peut en aucun cas dispenser d'une solution diplomatique ;

- la France tient aussi bien son rang dans l'Alliance que ses autres partenaires européens. Elle dispose d'une influence équivalente et son poids particulier résulte en partie de sa position spécifique. Il ne serait par ailleurs pas forcément opportun de réintégrer aujourd'hui l'OTAN, au moment où les Européens souhaitent construire une défense autonome et alors que tous les membres de l'Union européenne ne sont pas membres de l'OTAN ;

- une réintégration de la Serbie dans le concert des nations et une aide économique après les accords de Dayton auraient peut-être pu permettre d'éviter la crise ;

- l'Europe pourrait se doter de moyens de défense suffisants en accroissant son effort de défense de 0,5 % du PIB durant dix ans. Mais une telle dépense n'est sans doute pas suffisamment fédératrice pour être acceptée par les populations européennes. En revanche, l'importance de l'avance technologique américaine peut être en partie minimisée s'agissant d'opérations militaires menées contre des pays d'un modeste niveau de développement.

Jeudi 17 juin 1999

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Situation au Kosovo - Audition de M. Alain Richard, ministre de la défense

La commission a entendu M. Alain Richard, ministre de la défense, sur l'évolution dela situation au Kosovo.

M. Alain Richard a d'abord souligné que l'objectif poursuivi par les forces alliées au Kosovo était de garantir aux habitants de cette région la sécurité permettant un retour à une vie normale. Il a rappelé que le contingent français au Kosovo réunissait, d'ores et déjà, 1.700 hommes, soit 15 % des effectifs de la KFOR actuellement en place. Il a précisé que la KFOR se composait aujourd'hui, pour l'essentiel, de forces des cinq Etats alliés qui avaient pris une part déterminante aux frappes militaires contre la République fédérale de Yougoslavie, et que son élargissement à d'autres pays prendrait nécessairement du temps.

Le ministre de la défense a observé que la brigade française s'était aujourd'hui en totalité déployée à Mitrovica où elle aurait à assurer, compte tenu de l'importance des destructions dans cette zone, une mission de stabilisation qui pourrait s'avérer longue et difficile. Il a relevé que des éléments du deuxième échelon des forces françaises, constitué notamment de chars Leclerc et de porte-chars, parviendraient à Mitrovica dans la journée du jeudi 17 juin. M. Alain Richard a observé par ailleurs que nos partenaires renforçaient également leur dispositif au Kosovo. Il a noté à cet égard que la brigade britannique, qui s'était rendue à Pristina dans des conditions relativement favorables, aurait à conduire sur place une mission de pacification délicate.

Evoquant alors les modalités de retrait des forces yougoslaves du Kosovo, M. Alain Richard a observé qu'elles obéissaient également, pour l'essentiel, aux engagements souscrits par les Serbes. Il a précisé que les retards qui pouvaient être enregistrés avaient principalement pour origine des raisons d'ordre technique. Il a souligné que le commandement de l'armée yougoslave se montrait très attaché à sauvegarder son outil militaire et à organiser en conséquence un repli en bon ordre. Il a ajouté que les incidents qui avaient pu survenir s'expliquaient, pour une large part, par le départ des civils serbes, inquiets d'éventuelles représailles. Le ministre de la défense a insisté sur le souci des alliés de prendre place dans les zones occupées par les forces serbes dès que ces dernières se retiraient, afin de ne pas laisser un déficit de sécurité s'instaurer. Il a estimé qu'environ 20.000 hommes, sur les 40.000 qui constituaient la force militaire yougoslave au Kosovo, s'étaient retirés de cette province.

Abordant ensuite la situation humanitaire au Kosovo, M. Alain Richard a observé que 5.000 à 6.000 réfugiés étaient revenus dans la province, principalement à partir de la Macédoine. Il a ajouté que les mises en garde faites sur les risques pour les réfugiés d'un retour anticipé dans leur pays avaient été largement entendues. Il a toutefois noté que les retours pourraient prochainement s'accélérer, compte tenu du souci manifesté par les Kosovars de procéder, chez eux, aux réparations nécessaires afin de préparer l'hiver. Le ministre de la défense a ajouté que l'on n'avait pas observé jusqu'à présent d'afflux désordonné des personnes déplacées de l'intérieur du Kosovo -les interventions des organisations humanitaires ayant soulagé une partie de ces réfugiés, qui par ailleurs préféraient attendre le départ de la totalité des forces serbes avant de revenir dans leurs foyers.

Le ministre de la défense a souligné que l'entrée des forces alliées au Kosovo avait permis de prendre la mesure des exactions commises contre la population kosovare, même si beaucoup de preuves de ces faits avaient fait l'objet de tentatives de dissimulation et de destruction, ce qui rendrait difficile l'action du Tribunal pénal international.

Revenant alors sur le rôle de l'UCK, M. Alain Richard a constaté que de petites unités avaient tenté de prendre position dans les zones d'où s'étaient retirées les forces serbes et que les forces alliées, qui n'avaient pas toujours reçu d'instructions très précises sur la position à adopter, avaient parfois réagi différemment vis-à-vis de ces opérations. Il a relevé que le contingent français, pour sa part, poursuivait une méthode préventive visant à empêcher l'UCK de prendre des positions militaires agressives. Il a ajouté que la démilitarisation des éléments de l'UCK s'avérait difficile, mais que l'objectif restait de cantonner l'UCK au seul rôle d'une force politique. Il a par ailleurs observé avec M. Xavier de Villepin, président, que la fin de la crise du Kosovo s'était traduite par une augmentation des effectifs de l'UCK, qui pourraient atteindre aujourd'hui quelque 20.000 hommes.

M. Alain Richard a souligné qu'il ne fallait pas surestimer le problème soulevé par la présence russe sur l'aéroport de Pristina qui ne revêtait pas d'importance stratégique au regard du déploiement des forces alliées au Kosovo. Il a ajouté que la question du soutien logistique de cette force se poserait par ailleurs rapidement. Il a ajouté que les discussions engagées, à leur demande, par les Russes avec les Américains, se concluraient vraisemblablement avant la prochaine réunion du G8 à Cologne. Il a estimé qu'on parviendrait à un compromis sur une structure de commandement unifiée et que, seules, les modalités de la présence militaire russe -concentrée au sein d'une brigade ou répartie sur plusieurs brigades- restaient encore en débat. Le ministre de la défense a conclu en estimant que les réfugiés pourraient bientôt revenir au Kosovo, la KFOR jouant dans cette province le même rôle de stabilisation que la SFOR en Bosnie.

Un débat s'est ensuite ouvert avec les commissaires.

M. Michel Caldaguès a fait observer que le souhait de voir la France et l'Europe exister sur la scène internationale ne devait pas être systématiquement associé à de l'anti-américanisme. Le sénateur s'est inquiété de l'accroissement sensible des effectifs de l'UCK parallèlement au déploiement de la KFOR. Il s'est interrogé sur l'éventuelle responsabilité de certaines des composantes de la force internationale à l'égard de ce problème, sachant que les accords prévoyaient la démilitarisation de l'UCK. M. Michel Caldaguès s'est par ailleurs déclaré préoccupé de voir les Russes eux-mêmes souhaiter entretenir un dialogue privilégié avec les seuls responsables américains, au détriment du rôle qui devrait être joué, selon lui, par la communauté des alliés.

M. Paul Masson a estimé que l'UCK constituait le problème le plus lourd de menaces pour l'avenir. Des risques existaient, à ses yeux, que certains contingents de la KFOR apprécient mal les dangers que représentait une telle force civile armée, qui ne se laisserait pas aisément désarmer, une fois le pays libéré.

M. Aymeri de Montesquiou s'est demandé si la perspective d'une partition " à la bosniaque " ne constituerait pas une solution pérenne au Kosovo. Après avoir relevé l'incapacité de l'Europe à résoudre seule la crise kosovare, le sénateur s'est interrogé sur la mise en place effective d'une agence européenne des armements et d'un commandement intégré des quinze membres de l'Union européenne, qui lui permettraient de gérer par elle-même, à l'avenir, une crise comparable à celle du Kosovo.

M. Serge Vinçon s'est inquiété de ce que la zone affectée aux forces françaises ne risque de devenir le lieu de regroupement privilégié de civils serbes ayant quitté les zones tenues par d'autres brigades de la KFOR, risquant à terme de poser un problème pour l'application des accords, notamment dans l'hypothèse où les autres zones, alors presqu'exclusivement composées de populations albanophones, feraient l'objet d'une revendication d'indépendance.

M. Philippe de Gaulle s'est interrogé sur les différences existant entre les populations serbe, d'une part, et albanophone, d'autre part, résidant au Kosovo. Il s'est demandé par ailleurs s'il n'aurait pas été possible que la France reçoive la gestion d'un secteur qu'elle aurait administré d'une façon autonome par rapport à l'OTAN.

M. Guy Penne a évoqué les capacités françaises en matière de renseignement que la crise du Kosovo avait fourni l'occasion de mettre en lumière. Il a souhaité que les prochains budgets de défense accordent une priorité budgétaire à la recherche en ce domaine.

M. Xavier de Villepin, président, a interrogé le ministre sur les premières leçons qu'il était possible de tirer des opérations militaires récentes, notamment en ce qui concerne : les modalités de fonctionnement de l'OTAN et l'évolution éventuelle de la position de la France à l'égard de cette organisation, les conditions de transformation du Corps européen en corps de réaction rapide, enfin les incidences budgétaires des opérations extérieures sur le budget du ministère de la défense.

Le ministre de la défense a alors apporté aux sénateurs les précisions suivantes :

- l'UCK constituait, pour le ministre, le problème le plus préoccupant à gérer dans l'immédiat. La communauté internationale ne souhaitait pas que cette organisation soit en mesure de prendre le contrôle de la province. Il pouvait y avoir entre les responsables des différentes brigades de la KFOR des attitudes spécifiques pour gérer une situation qui, par bien des aspects, constituait une expérience inédite. L'ascendant de l'UCK auprès de la population albanaise ne constituait pas un acquis, compte tenu notamment de l'influence de M. Rugova. L'idée d'un " désarmement " était apparue aléatoire dans une région où tout le monde disposait d'armes légères. En revanche, l'objectif de " démilitarisation " inscrit dans les accords tend à empêcher une force de manoeuvrer en unités constituées et de se doter d'armements lourds ;

- il était particulièrement difficile, a estimé le ministre, de convaincre toutes les familles serbes de rester dans la province. C'était l'une des tâches de la communauté internationale de contenir de tels déplacements de population ;

- la cohabitation des différentes communautés serait sans doute plus facile si celles-ci étaient amenées à résider dans des zones séparées. Dans ce contexte, le principe à retenir pourrait être, à l'image de ce qui se produit en Macédoine d'une façon positive, celui de la répartition, largement préférable à celui de la partition ;

- l'idée d'un commandement unifié pour la KFOR était légitime et indispensable, notamment si l'on entendait construire concrètement une Europe de la défense, en associant les nations qui n'ont pas la même expérience militaire que les principaux pays européens. Cette solidarité ainsi exprimée était également de nature à conduire des nations européennes, peu habituées aux opérations militaires extérieures, à s'y impliquer davantage à l'avenir, dans l'intérêt de l'Europe de la défense ;

- la crise du Kosovo aura contribué à convaincre plusieurs de nos partenaires de la nécessité de renforcer et d'adapter leurs outils militaires. Plusieurs d'entre eux, tels que l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie, se préparent à prendre des décisions importantes pour conférer à leurs forces de meilleures capacités de mobilité, même si la mise en oeuvre de ces mesures demandera nécessairement du temps. Il s'agissait pour la France qu'après les discours vienne le temps des décisions concrètes concernant les objectifs à atteindre ;

- c'est sans doute dans le domaine du renseignement que la crise a confirmé l'importance de l'écart existant entre les capacités américaine et européenne. Si les satellites d'observation, qui manquaient actuellement à l'Europe, se seraient révélés utiles dans la phase préalable aux frappes aériennes, ce sont surtout, en cours de conflit et par-delà les moyens humains, des équipements qui ne relèvent pas tous de la haute technologie qui se sont avérés les plus utiles (drones, systèmes d'écoute...) ;

- les Kosovars constituaient une population en mouvement, indépendamment des phases d'immigration. C'est l'écart démographique qui a le plus contribué à distinguer les deux communautés serbe et albanophone du Kosovo ;

- les événements récents permettaient à la France de préserver sa place singulière au sein de l'OTAN aussi longtemps que nous le souhaitions. Dans ce contexte, la France était notamment en mesure de privilégier la prééminence des instances politiques sur l'organisation militaire intégrée. Tout en ne participant pas à cette organisation, la France souhaitait, dans un cadre politico-militaire européen, promouvoir des réformes destinées à réduire la rigidité bureaucratique des structures militaires de l'OTAN ;

- en réponse à M. Xavier de Villepin, président, le ministre de la défense a confirmé que la France avait, au niveau politique, contribué aux décisions concernant le choix de catégories de cibles et donné son accord à chaque cible assignée à un appareil français. Nos partenaires britanniques avaient, par des modalités différentes, exercé un contrôle similaire. Ces attitudes n'ont pas été sans influence sur la réflexion conduite par certains de nos alliés européens ;

- les quatre milliards de francs représentant les surcoûts pour la France de l'opération conduite au Kosovo ne devaient pas être prélevés sur les ressources consacrées au budget de la défense, mais devraient faire l'objet d'un financement spécifique dans le cadre d'un prochain collectif budgétaire.