Table des matières




Mercredi 10 décembre 2003

- Présidence de M. André Dulait, président -

Audition de M. Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et historien de l'Islam contemporain du Moyen-Orient

La commission a entendu M. Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et historien de l'Islam contemporain du Moyen-Orient sur le thème : « Quelle reconstruction politique en Irak sous régime d'occupation ? »

M. Pierre-Jean Luizard a tout d'abord rappelé qu'il avait été entendu une première fois par la commission en avril 2003, dans un contexte particulièrement tendu. Il est revenu sur ce qu'il avait alors qualifié de « faux pas » dans l'affaire irakienne. Les Etats-Unis sont tombés dans un piège, de façon surprenante pour une puissance de cette envergure, alors qu'ils disposent par ailleurs des meilleurs chercheurs sur l'Irak, et que ces derniers n'ont pas manqué d'alerter les autorités américaines sur les risques liés à une intervention.

M. Pierre-Jean Luizard a rappelé que l'hypothèse qu'il avait émise alors, selon laquelle, en cas de victoire rapide des Etats-Unis, ces derniers seraient tentés d'écarter les principales forces irakiennes de la reconstruction, ne s'était pas vérifiée. Il a alors exposé les conditions du processus de reconstruction politique.

Pendant la guerre, les Etats-Unis ont envoyé aux acteurs irakiens un ensemble de signaux qui ont entretenu la confusion quant à leurs intentions véritables, ce qui a fait craindre le renouvellement des événements de 1991 consécutifs à une entente de dernière minute avec le régime. Sans cette crainte, l'effondrement des structures du régime irakien aurait vraisemblablement été beaucoup plus rapide. Or il a semblé à la population que les forces américaines avaient ménagé les troupes d'élite irakiennes. Le fait que la télévision ait continué à émettre a également alimenté les soupçons d'une partie de la population irakienne quant à l'ambivalence de la position américaine et a entretenu l'expectative. Par ailleurs, alors que l'on aurait pu attendre une fragmentation beaucoup plus importante, au niveau tribal, local, ou familial, les solidarités communautaires, confessionnelles et ethniques se sont maintenues.

L'attitude américaine a été guidée par le pragmatisme, en l'absence de réels projets pour l'après Saddam Hussein. M. Pierre-Jean Luizard a rappelé qu'après la réunion de Londres en décembre 2002, l'opposition irakienne avait donné une image assez négative quant à sa capacité à représenter une réelle alternative au régime. Les hésitations américaines ont entraîné des contacts tous azimuts, et notamment le maintien de relations avec les chefs de la garde républicaine qui avaient permis que la prise de Bagdad puisse se faire sans réelle difficulté. Ce maintien des contacts n'a pas échappé tant aux Chiites qu'aux Kurdes, que les Américains sollicitaient parallèlement. Cet attentisme américain a duré jusqu'à la mi-mai 2003, date à laquelle, les Américains ont fait le choix de l'ex-opposition au régime de Saddam Hussein. En effet, M. Pierre-Jean Luizard a précisé que la « politique du vide » menée par Saddam Hussein avait laissé peu de figures emblématiques au sein de la communauté sunnite, les Etats-Unis étant obligés d'avoir recours à des personnalités ayant servi sous la monarchie hachémite pour représenter cette mouvance. Le sentiment d'exclusion des sunnites les a poussés, à compter de la mi-mai, à une opposition croissante face au processus de reconstruction voulu par les Américains. Pour M. Pierre-Jean Luizard, le chaos social et politique actuel en Irak signifie que la fin du régime a aussi été celle d'un Etat, fondé en 1920.

M. Pierre-Jean Luizard a précisé que les Etats-Unis menaient une politique ambiguë en ne cherchant pas prioritairement à mettre un terme au chaos. Avec l'espoir de différer le processus de reconstruction politique, le retour à la normale des services publics a été très lent et Bagdad souffre encore aujourd'hui de pénurie de gaz, d'eau et d'électricité. Ce choix a alimenté l'incompréhension et le mécontentement de la population.

A partir de la mi-mai, l'administrateur américain, Paul Bremer, a sollicité l'opposition irakienne de façon plus pressante pour la composition d'un gouvernement provisoire. Il s'est heurté, face à une opposition très morcelée, à des négociations interminables. A partir de juin, a souligné M. Pierre-Jean Luizard, les événements ont convaincu les Etats-Unis que le processus de reconstruction devait être accéléré. Les sunnites ont constaté qu'ils n'avaient pas leur place dans le processus de reconstruction politique choisi qui témoigne d'une forme de « libanisation », les responsabilités étant attribuées en fonction de l'appartenance communautaire, confessionnelle et ethnique. C'est ainsi qu'ont été intégrées au conseil de gouvernement provisoire des personnalités aussi diverses que Abd Al-Aziz Al Hakim, Ahmad Chalabi ou encore Ibrahim Al Jaafari, membre du parti Da'wa inscrit sur la liste des organisations terroristes, ainsi que d'anciens membres du régime, tels que Mme Hakila Al Hachimi, sur le seul critère de leur commun chiisme. La notion de représentation politique a ainsi été vidée de sa substance. M. Pierre-Jean Luizard a considéré que ce système ayant d'ores et déjà fait faillite au Liban, il ne pouvait pas davantage fonctionner en Irak, dans un régime où l'occupation américaine contraint au surplus l'ensemble des acteurs à se positionner par rapport à la puissance occupante et interdit tout rapprochement politique entre Irakiens. Ce processus conduit de surcroît à une surenchère communautaire. C'est ainsi que chaque revendication turkmène suscitait des revendications contradictoires des Kurdes, ou encore des Assyro-Chaldéens.

M. Pierre-Jean Luizard a décrit les conséquences tragiques de l'adoption de ce système qui a conduit la communauté arabe sunnite, qui ne manifestait pas jusqu'alors une réelle opposition à l'occupation, à se ranger dans le camp d'une opposition radicale.

Il a précisé que des phénomènes importants, dus à l'émergence de nouveaux acteurs, s'étaient manifestés à partir du mois de mai. Ces nouveaux acteurs sont d'abord les combattants arabes, « invités du régime » présents en Irak depuis les années 80 et utilisés par Saddam Hussein comme des mercenaires. Par ailleurs, la territorialisation du pouvoir politique kurde en deux zones, gérées respectivement par le PDK et l'UPK, a conduit à la dispersion de combattants islamistes syriens, saoudiens ou encore yéménites dans une zone arabe sunnite en quête de leadership. Cette dispersion a fait suite à une offensive violente contre les mouvements installés dans les zones montagneuses proches de la frontière iranienne, notamment le groupe Ansar Al Islam, avatar du groupe Jound Al Islam, pourvoyeur de combattants pour le régime des Talibans en Afghanistan. Ensuite, la dispersion de ces « invités du régime » a coïncidé avec le retour vers leur région d'origine des chefs militaires après la dissolution de l'armée irakienne par Paul Bremer. L'armée irakienne a été le centre de la vie politique depuis 1921 et l'instrument privilégié d'intervention dans les affaires publiques des Arabes sunnites. En outre, 400.000 militaires faisaient vivre plus de 10 % de la population. Le retour dans leurs foyers des chefs militaires a dessiné la carte de la résistance contre les Etats-Unis. La conjonction de ces deux phénomènes a entraîné un engagement massif dans la résistance à l'occupation et l'engrenage des représailles. La communauté arabe sunnite est entrée en dissidence par rapport au processus de reconstruction.

Constitué le 13 juillet 2003, le conseil de gouvernement transitoire est le reflet le plus éclatant de la libanisation du système politique, a estimé M. Pierre-Jean Luizard. Ce conseil est composé de 25 membres, dont 13 Chiites, 5 Kurdes, 5 Sunnites, 1 Turkmène et 1 Chrétien. En l'absence de légitimité, de véritable pouvoir et de réels moyens de ramener la sécurité et d'assurer les services publics, ce système de gouvernement est voué à l'échec.

M. Pierre-Jean Luizard a rappelé que les attentats de Najaf, du 29 août 2003, qui ont fait 89 morts, dont l'ayatollah Muhammad Baqer Al Hakim, dirigeant de l'Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak (ASRII) et pièce maîtresse du processus de reconstruction politique, avaient changé la donne. Les Américains ont alors réalisé le risque de s'aliéner non seulement la communauté arabe sunnite, mais aussi la communauté chiite, dont le leadership est mal assuré face au « chiisme de la rue », comme en témoigne la popularité intacte d'une personnalité comme l'Ayatollah Muhammad Sadeq, exécuté en 1999 par le régime, face à l'Ayatollah Sistani, ou aux directions politiques ou religieuses chiites revenues d'exil.

M. Paul Bremer ayant donné 24 heures pour la formation d'un cabinet, ses vingt-cinq membres ont été promus en fonction de leurs appartenances communautaires. M. Pierre-Jean Luizard a ainsi indiqué que les membres du Parti communiste irakien, un des rares partis à ne pas se présenter comme communautaire, avaient aussi été intégrés au gouvernement en fonction de leur appartenance communautaire. M. Pierre-Jean Luizard a considéré que, devant une situation politique explosive, ce conseil de gouvernement transitoire constituait un faux semblant.

Il a rappelé la création de l'Etat irakien, né en 1920, d'une occupation militaire occidentale comparable et dont la légitimation a posteriori a constitué une des premières actions de la Société des Nations. Il a estimé que les résolutions 1483 et 1511, votées à l'unanimité, du Conseil de sécurité ont également conduit à la légitimation de l'occupation américaine. En 1920, la Grande-Bretagne avait cependant rencontré la volonté des élites sunnites. En 2003, à l'inverse, ce sont les exclus du système politique irakien, chiites et kurdes -représentant 75 % de la population- qui sont sollicités, devenant ainsi les partenaires potentiels d'une puissance occidentale. En dépit de cette assise sociale importante, M. Pierre-Jean Luizard a considéré que les Etats-Unis, confrontés à l'impasse de la « libanisation » du processus de reconstruction politique, seraient conduits à rester longtemps dans un pays condamné à une guerre civile. Les affrontements communautaires témoignent en effet d'une polarisation croissante qui hypothèque durablement toute reconstruction politique, laissant peu de place à l'optimisme.

A la suite de l'exposé de M. Pierre-Jean Luizard, un débat s'est engagé avec les membres de la commission.

M. André Dulait, président, a souligné que la situation actuelle en Irak ne pouvait pas être plus éloignée des objectifs fixés initialement à l'intervention militaire américaine, que ce soit du point de vue des armes de destruction massive et de la neutralisation de Saddam Hussein, de l'instauration d'un régime démocratique ou de la pacification du Moyen-Orient. Il a par ailleurs interrogé M. Pierre-Jean Luizard sur l'attitude de la communauté assyro-chaldéenne vis-à-vis de la reconstruction de l'Irak.

M. Xavier de Villepin s'est demandé si Saddam Hussein assurait la direction des actions de résistance contre les troupes de la coalition. Il a par ailleurs souhaité savoir si cette résistance ne s'exercerait pas tout aussi vivement à l'égard d'une opération placée sous l'égide de la communauté internationale, que ce soit sous le couvert des Nations unies ou de l'OTAN.

M. Christian de La Malène s'est interrogé sur la réalité d'un patriotisme irakien, compte tenu des aspirations des diverses communautés.

Mme Maryse Bergé-Lavigne s'est demandé si, au même titre que l'occupation américaine en Irak, la question palestinienne pouvait servir de ciment à la montée du fondamentalisme islamiste au Moyen-Orient. Elle a souhaité des précisions sur le rôle joué par la Syrie dans la situation actuelle de l'Irak. Elle s'est également demandé pourquoi les autorités américaines n'avaient pas tenu compte des avertissements formulés par les spécialistes des questions irakiennes.

M. Louis Moinard a interrogé M. Pierre-Jean Luizard sur les perspectives d'établissement d'un gouvernement démocratique en Irak et sur les risques d'une partition du pays.

M. Jean-Pierre Plancade, estimant qu'un échec américain en Irak n'était souhaitable pour personne, s'est interrogé sur les perspectives de sortie de la crise.

M. Jacques Peyrat a estimé que la montée de la mouvance fondamentaliste perceptible dans différentes régions du monde comportait des implications pour notre pays et il s'est demandé dans quelle mesure nos services du renseignement disposaient des moyens d'analyse et d'action adéquats.

A la suite de ces interventions, M. Pierre-Jean Luizard a apporté les précisions suivantes :

- les questions qui se posent actuellement sur la nature de la résistance irakienne demeurent toujours sans réponse : quels sont ses chefs ? Est-elle le fait de partisans ou d'adversaires de l'ancien régime ? Quel est son degré de noyautage par des éléments étrangers infiltrés ? Il semble néanmoins que cette résistance n'est pas centralisée et n'obéit pas à un « chef d'orchestre » clandestin ; il est peu probable que Saddam Hussein, préoccupé par sa survie, soit en mesure de réunir des fidèles et de donner des ordres ; d'autre part, aucune communication n'a été décelée entre des groupes qui paraissent agir isolément ;

- bien que non identifiée, cette résistance apparaît déterminée et dotée de suffisamment de moyens pour entraver toute reconstruction politique, que ce soit dans le cadre de l'occupation par la coalition ou dans un cadre international ; l'attentat contre les installations des Nations unies a clairement montré qu'elle ne faisait pas de distinction entre les troupes de la coalition et les représentants des institutions internationales ;

- les anciennes élites arabo-sunnites pourraient jouer un rôle important dans ces actions de résistance ; il est aujourd'hui difficile de dire si elles sont influencées par des motivations religieuses ; cependant, au cours des dernières années du régime de Saddam Hussein, divers signes d'un retour à l'islam étaient perceptibles ; si cette tendance se confirmait, elle signifierait la fermeture d'une parenthèse de plus de 80 ans au cours de laquelle les élites arabo-sunnites avaient adhéré à une forme de laïcisme et d'idéologie sécularisante ; elles ne feraient par là même que se rallier à l'idéologie dominante actuelle du monde arabe ;

- le retour à l'islam des sunnites d'Irak pourrait compliquer les relations avec la communauté chiite et empêcher la renaissance d'un patriotisme irakien ;

- la mouvance fondamentaliste sunnite s'enracine dans différentes régions du monde -Afghanistan, Tchétchénie, Irak- où l'Etat est en déshérence et où elle instrumentalise les conflits locaux pour fédérer les populations autour d'un discours anti-américain et anti-occidental ; de ce point de vue, il est évident que l'Europe aurait tout à perdre d'un échec américain en Irak ;

- l'Etat irakien a été fondé sur l'exclusion des trois quarts de la population issus des communautés chiite et kurde ; il s'est en quelque sorte construit contre la société ; il existe cependant une identité irakienne mais celle-ci est essentiellement arabe, les Kurdes étant manifestement une pièce rapportée à cet ensemble ;

- forte dans les communautés arabes, l'identité irakienne est cependant très particulière ; en effet, elle est influencée par la prépondérance numérique des chiites, situation qui ne se retrouve, dans le monde arabe,  qu'à Barhein et au Liban ; la coexistence des communautés chiite et sunnite n'a pas toujours été conflictuelle ; elle a donné lieu à une véritable émulation sur les terrains du débat religieux au XIXe siècle et du débat constitutionnel en 1910 ; les deux communautés se sont par ailleurs retrouvées pour lutter contre l'occupation britannique après la première guerre mondiale ; l'origine bédouine, plus ou moins récente, de populations aujourd'hui sédentarisées constitue également une originalité qui forge l'identité irakienne ;

- nombreux sont ceux en Irak qui recherchent des acteurs pouvant constituer une alternative à la puissance américaine ; il faut cependant dissiper toute illusion sur un éventuel rôle de l'Europe, et notamment de la France, dans la reconstruction, car elles ne sont pas considérées aujourd'hui comme des interlocuteurs crédibles par les différentes parties irakiennes du fait de leur attitude avant le déclenchement de la guerre ;

- il importe de garder à l'esprit qu'une large partie de la société irakienne voyait dans la guerre le moyen de faire disparaître le régime de Saddam Hussein ; aussi n'a-t-elle perçu dans l'attitude de la France avant le conflit qu'une tentative de préserver le régime en place ; la diplomatie française souffre aujourd'hui de ce fait d'un gros handicap ; le seul domaine où des contacts ont pu être repris dans le cadre de la reconstruction est celui de la coopération universitaire ;

- l'arrivée à Bagdad de M. Vieira de Mello avait suscité, auprès de nombreux Irakiens, un très grand espoir dans la mesure où il semblait incarner une alternative à la puissance occupante ; malheureusement, son souhait de privilégier un retour rapide à une souveraineté irakienne, prélude indispensable à la reconstruction, s'est heurté aux positions américaines ;

- mais l'ONU souffre également de certains handicaps dans l'opinion irakienne ; c'est elle qui a imposé le régime d'embargo et de sanctions depuis 1991 ; par ailleurs, après avoir refusé d'avaliser l'intervention militaire au printemps dernier, elle semble avoir légitimé l'occupation des troupes de la coalition à travers les résolutions 1.483 et 1.511 ; pour autant, la demande d'une autorité internationale demeure forte et l'ONU reste, dans cette perspective, le seul recours possible ;

- la question palestinienne a longtemps été considérée par une grande majorité de la population arabe irakienne, à l'instar de l'ensemble du monde arabe, comme une cause sacrée ; toutefois, la communauté chiite a très mal ressenti les manifestations de soutien à Saddam Hussein organisées dans les territoires palestiniens au moment du conflit ; mettant en parallèle les incidences de l'occupation israélienne et les exactions, à ses yeux bien supérieures, du régime de Saddam Hussein, la communauté chiite s'écarte désormais du reste du monde arabe au sujet de la question palestinienne ;

- s'il est vrai que la frontière irako-syrienne est extrêmement poreuse, comme d'ailleurs toutes les frontières de la région, la Syrie se garde de toute intervention dans le conflit irakien ; elle considère aujourd'hui de son intérêt de ne pas contrarier la politique américaine en Irak ;

- la question de l'efficacité des services de renseignement français vis-à-vis du développement du fondamentalisme islamique se pose moins en termes techniques qu'en termes politiques ; il s'agit en effet de savoir si l'on souhaite aujourd'hui affronter plus directement des enjeux souvent occultés, dans la mesure où ils mettent en cause certains de nos choix politiques.