VI. DÉBATS SÉNAT PREMIÈRE LECTURE DU 29 NOVEMBRE 2010

Article 75

Mme la présidente. L'amendement n° II-164, présenté par M. Mézard, Mme Escoffier, MM. Alfonsi, Collin, Baylet, Chevènement et Fortassin, Mme Laborde et MM. Milhau, Plancade, Tropeano, Vall et Vendasi, est ainsi libellé :

Supprimer cet article.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Cet amendement de suppression est, pour tout dire, un amendement de protestation.

En effet, est-il bien raisonnable, par cet article 75 du projet de loi de finances, de réduire quasiment à néant la réforme réalisée par la loi du 5 mars 2007 et tendant à mettre en place des pôles d'instruction ?

Sur la forme, le procédé est tout à fait regrettable, pour ne pas dire détestable. C'est un véritable cavalier ! Les juges d'instruction, les magistrats et, en fin de compte, les citoyens peuvent considérer que cette méthode est tout à fait inadmissible.

Faisant suite à l'affaire d'Outreau, la loi du 5 mars 2007 a fait l'objet d'un vote unanime. Elle n'a été mise en application que de manière partielle puisque les pôles d'instruction ont été créés mais qu'il reste aujourd'hui, dans de nombreux départements, des juges d'instruction dessaisis des affaires les plus graves.

M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. Hélas !

M. Jacques Mézard. Cet article 75 fait plus que renvoyer l'application de cette loi aux calendes grecques : il la détruit !

J'avais déposé, sur la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, avec l'aval de la commission des lois, un amendement visant à prolonger d'un an le délai d'entré en vigueur de la collégialité de l'instruction : il s'agissait d'éviter le chaos. Le cheminement du texte a fait qu'il ne nous est pas revenu ; ni la commission ni nous n'y sommes pour rien ! Je rappelle que la prolongation d'un an découlait aussi d'un amendement déposé par le Gouvernement le dernier jour de la discussion de la loi de simplification du droit du 14 janvier 2008.

En tout cas, il est démontré qu'aucune anticipation n'a été réalisée.

Ce ne sont pas des procédés acceptables quand il s'agit de traiter un dossier aussi lourd, aussi important que celui de l'instruction. Une telle méthode ne devrait plus être tolérée.

Cela signifie que, en attendant la réforme du code de procédure pénale et la suppression annoncée du juge d'instruction, nous sommes aujourd'hui, monsieur le ministre, dans une situation tout à fait bâtarde, qui n'est satisfaisante pour personne ! Utiliser la loi de finances pour faire ce type de prorogation, je ne crois pas que ce soit sage. C'est la raison pour laquelle j'ai déposé cet amendement.

Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?

M. Roland du Luart, rapporteur spécial. Les auteurs de l'amendement arguent du fait que cette mesure serait un cavalier budgétaire et n'aurait pas sa place dans le projet de loi de finances. La commission des finances ne souscrit pas du tout à cette analyse. Au surplus, cet amendement est contraire à la position de la commission des finances telle qu'elle ressort de son amendement n° II-5. L'avis est donc défavorable.

Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?

M. Michel Mercier, garde des sceaux. Contrairement à ce que M. Mézard nous a dit, le report de la mise en oeuvre de la collégialité du juge d'instruction de 2001 à 2014 ne peut pas être considéré comme un cavalier budgétaire, et ce pour plusieurs raisons.

D'abord, cette mesure à un rapport direct avec la loi de finances pour 2011. Le Gouvernement a effectué une évaluation préalable et, en septembre dernier, le Conseil d'Etat a considéré que l'article avait sa place en loi de finances.

Le report de la mise en oeuvre de la collégialité du juge d'instruction de 2011 à 2014 répond, par ailleurs, à une demande de M. Mézard, qui nous a expliqué qu'on agissait toujours dans la précipitation. Eh bien là, nous vous proposons de prendre un peu de recul puisqu'un certain nombre de mesures de réforme de la procédure pénale sont en cours.

Parce que ce n'est pas un cavalier, parce qu'il faut faire les choses le plus tôt possible tout en se donnant le temps de regarder l'effet des réformes, je vous demande, monsieur Mézard de retirer cet amendement. Si vous ne le faisiez pas, ce qui nous chagrinerait tous, je serais contraint d'émettre, au nom du Gouvernement, un avis défavorable.

Mme la présidente. Monsieur Mézard, l'amendement n° II-164 est-il maintenu ?

M. Jacques Mézard. Quitte à chagriner M. le ministre, le maintiens, madame la présidente.

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Anziani, pour explication de vote.

M. Alain Anziani. Je voudrais m'associer à l'excellent amendement exposé par M. .Mézard et en profiter pour souligner qu'il y a décidément quelque chose qui ne va pas dans notre procédure pénale !

Peut-être ne s'en aperçoit-on que de ce côté-ci de l'hémicycle. Peut-être sur le banc du Gouvernement, tout cela est-il ignoré. Mais ce que le Gouvernement ne peut pas ignorer, c'est que l'année qui s'achève a été marquée par trois séries de décisions calamiteuses pour notre procédure pénale.

D'abord, le Conseil constitutionnel a censuré un certain nombre de dispositions concernant la garde à vue.

Ensuite, trois arrêts de la Cour de cassation sont allés dans le même sens.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Justement !

M. Alain Anziani. Enfin, je veux mentionner deux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme - le premier, l'arrêt Medvedyev, a été rendu il y a quelques mois, l'autre, l'arrêt Moulin, a été rendu le 23 novembre.

D'ailleurs, monsieur le ministre, je ne partage pas du tout l'analyse juridique dont vous venez de nous faire part : les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme ne remettent pas en cause le juge d'instruction. Ce que dit notamment l'arrêt Moulin, c'est que le parquet doit présenter des garanties d'indépendance. Il ne dit pas qu'il faut supprimer le procureur de la République, il remet en cause le statut actuel du parquet.

Cette position de la Cour européenne des droits de l'homme est bien connue et nous vous la rappelons depuis des années. Or vous faites preuve sur ce sujet, comme en matière de garde à vue, d'une totale surdité, que ne peut faire disparaître qu'une décision du Conseil constitutionnel, laquelle vous oblige ensuite, monsieur le garde des sceaux, à travailler dans la précipitation, de manière à modifier le dispositif de la garde à vue avant le 1 er juillet...

De même, en ce qui concerne le juge d'instruction, nous avons tout de même vécu une année un peu particulière. Comment peut-on avoir le toupet de demander la suppression du juge d'instruction au moment où il est plus nécessaire que jamais ? Avez-vous oublié l'affaire Bettencourt ?

M. Roland du Luart, rapporteur spécial. C'est hors sujet !

M. Alain Anziani. On a pu voir le procureur général près la Cour de cassation, deuxième personnage judiciaire de l'État, recommander, dans un courrier adressé au procureur général de Versailles, le dépaysement du dossier et la désignation d'un juge d'instruction, alors même que car le procureur de Nanterre voulait le garder par devers lui. Et il a néanmoins fallu attendre des mois pour qu'un juge d'instruction soit désigné !

Oui, nous avons besoin de juges d'instruction. Non, la Cour européenne des droits de l'homme ne remet pas en cause cette nécessité.

Cette année a été aussi celle des « annonces ».

Vous avez dit, monsieur le garde des sceaux, qu'il ne fallait pas prendre des décisions précipitées. Mais voyez celles que l'on nous promet : il faut flanquer les juges de l'application des peines de jurés populaires, il faut introduire des jurys populaires au sein des tribunaux correctionnels.

Tout cela a un coût et l'on ne sait évidemment pas comment on va le financer ! On ne parvient déjà pas à assumer le reste, y compris les frais de justice ! L'amendement présenté par M. du Luart en est la démonstration. Alors même que l'on ne réussit pas à payer le minimum, on s'apprête à nous proposer de nouvelles sources de dépenses !

L'amendement de M. Mézard pose une question de principe : le Parlement a adopté le principe des pôles de l'instruction. Or cette disposition est restée lettre morte. Comment ne pas considérer, dans ces conditions, que les lois que nous votons ne servent pas à grand-chose ?

S'agissant de la loi pénitentiaire, trois décrets seulement ont été publiés au mois d'octobre, et seules les décisions judiciaires permettent d'imposer une amélioration de la situation pénitentiaire.

La création des pôles de l'instruction était une bonne mesure. On ne peut pas la supprimer ainsi, au détour d'un débat budgétaire ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Je partage totalement le point de vue de M. Anziani.

C'est évident, toutes les affaires sérieuses impliquent le maintien d'une instruction indépendante.

D'aucuns n'ont pas manqué d'adresser des critiques de toutes sortes à l'encontre du juge d'instruction ; l'une, fondée sur la solitude de ce magistrat, était justifiée. Pour la lever, le Parlement a d'ores et déjà voté la collégialité de l'instruction. Malheureusement, les gouvernements qui se sont succédé n'ont pas souhaité la mettre en oeuvre. Cela pose tout de même un gros problème !

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Les pôles, ce n'est pas la collégialité !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Vous venez de prendre vos nouvelles fonctions, monsieur le garde des sceaux, et vous nous dites que vous avez l'intention de prendre le temps de la réflexion. Mais la réflexion sur la modification de l'instruction est déjà en cours depuis très longtemps ! Et il faut aussi répondre aux injonctions de la Cour européenne des droits de l'homme.

Il serait bon d'intégrer à cette réflexion la mise en oeuvre de la collégialité de l'instruction. Sans doute pourrions-nous dire, au terme d'une véritable expérimentation, si nous sommes capables de mettre en oeuvre une procédure d'instruction indépendante ?

La collégialité m'apparaît vraiment come une nécessité. Or vous nous demandez, encore une fois, de la reporter aux calendes grecques !

Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° II-164.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. L'amendement n° II-5, présenté par M. du Luart, au nom de la commission des finances, est ainsi libellé :

Remplacer le mot :

septième

par le mot :

sixième

La parole est à M. le rapporteur spécial.

M. Jacques Mézard, rapporteur spécial de la commission des finances. Compte tenu des explications que M. le garde des sceaux a bien voulu donner sur l'amendement précédent, je le retire, avec l'accord de la commission des finances.

Mme la présidente. L'amendement n° II-5 est retiré.

Je mets aux voix l'article 75.

(L'article 75 est adopté.)