Mercredi 22 février 2006

- Présidence de M. Alex Türk, président -

Audition de Mme Anne-Marie Charvet, Déléguée interministérielle à la ville

Mme Marie-France Beaufils s'est étonnée tout d'abord de ne pas voir figurer au compte rendu de la précédente réunion de la mission des remarques tenues en particulier par M. Roland Muzeau.

M. Alex Türk, président, lui a précisé que les propos en cause avaient été prononcés lors de la réunion du bureau de la mission, qu'ils ne pouvaient, par conséquent, figurer au bulletin des commissions et s'est proposé de faire parvenir le compte rendu de cette réunion à tous les membres de la mission.

M. Dominique Braye a rappelé que, seules, les déclarations faites en réunion plénière figuraient au bulletin des commissions.

La mission a procédé à l'audition de Mme Anne-Marie Charvet, Déléguée interministérielle à la ville.

Dans son propos liminaire, Mme Anne-Marie Charvet, Déléguée interministérielle à la ville, a tout d'abord remarqué que la politique de la ville prenait plus d'importance après chaque crise. Elle a observé que les événements de novembre avaient fortement interpellé l'ensemble de la société française sur la situation de certains territoires, ce qui appelle une réponse des élus et de l'Etat.

Comme chaque fois dans de telles circonstances depuis 1988, elle a souligné que la politique de la ville était mise sur la sellette et que d'aucuns n'hésitaient pas à dresser un constat d'échec.

Mme Anne-Marie Charvet est ensuite revenue sur les origines de la politique de la ville, qui remontent aux premières émeutes urbaines qui ont éclaté aux Minguettes à l'été 1988. Elle a rappelé que la création du ministère de la ville en décembre 1990 faisait suite aux graves événements qui ont touché Vaulx-en-Velin en octobre de la même année.

Elle a noté que la politique de la ville depuis près de vingt-cinq ans concernait des quartiers concentrant des problèmes sociaux, urbains, économiques et culturels qui n'ont cessé de s'aggraver, des dysfonctionnements institutionnels et politiques auxquels elle tente d'apporter des réponses, et des dérives vers une ghettoïsation croissante qu'elle tente d'endiguer à travers des dispositifs et des actions multiformes. Elle a considéré que la délégation interministérielle à la ville (DIV), créée en 1988, avait en particulier pour objectif de mettre en place des outils et de faire des propositions.

Mme Anne-Marie Charvet a rappelé ensuite les origines de la politique de la ville et notamment la création des quartiers d'habitat social qui ont représenté après la guerre un progrès considérable sur le plan social et sanitaire. Elle a déclaré que, dans les années 1960, la construction de « grands ensembles » avait eu pour objectif de répondre à une demande de logements toujours forte en raison, en particulier, de la nécessité d'accueillir les rapatriés. Elle a remarqué que ces constructions manquaient singulièrement de services publics et d'équipements de proximité et que le discours des urbanistes promouvait alors la « verticalité » et la nécessité d'aménager des espaces récréatifs.

Mme Anne-Marie Charvet a expliqué que les opérations « Habitat et Vie Sociale » (HVS), lancées en 1977, avaient eu pour objectif d'y répondre par des solutions intégrées et de mieux tenir compte des besoins des habitants.

Mais il a fallu, selon elle, les premières grandes émeutes urbaines de l'été 1981 pour que le « malaise des banlieues » provoque une prise de conscience collective et une mobilisation des pouvoirs publics en direction de ces territoires, tous les ingrédients des problèmes de la ville existant déjà lors de la création de la DIV en 1988. Elle a considéré que les autorités ont sans doute mal évalué à ce moment les conséquences de la concentration d'une population composée en particulier de jeunes issus de l'immigration, faiblement qualifiés et fortement touchés par le chômage dans des quartiers d'habitat social dégradés et enclavés. Elle a estimé que, faute de moyens financiers et de volonté politique, l'action avait porté surtout sur des palliatifs et qu'à un diagnostic sévère, avait répondu un traitement homéopathique, la solution étant attendue davantage d'un retour de la croissance et de l'emploi dans l'ensemble du pays.

Evoquant l'évolution de la politique de la ville, Mme Anne-Marie Charvet, a noté que rarement une politique publique avait suscité autant d'intérêt et fait l'objet d'autant d'analyses et de publications. Pour autant, elle a considéré qu'il existait encore aujourd'hui un déficit d'informations sur les effets quantitatifs et qualitatifs, directs et indirects de cette politique concernant les populations et les territoires.

Elle a ensuite indiqué que la politique de la ville avait souvent été décriée en raison de son coût. Elle a remarqué cependant que c'était souvent dans les quartiers qui en avaient le plus besoin que les crédits des politiques traditionnelles avaient été le moins mobilisés au motif qu'il existait des crédits spécifiques. Il en résulte qu'au lieu d'intervenir en rattrapage et en complément des politiques habituelles, pour aider des populations particulièrement défavorisées, les crédits de la ville ont toujours été insuffisants pour mener les actions nécessaires.

Mme Anne-Marie Charvet a par ailleurs indiqué que les crédits de la ville s'élevaient à 1,068 milliard d'euros en 2006 et qu'ils étaient affectés à deux priorités, la rénovation urbaine et les politiques d'accompagnement des publics. Elle a observé que ces crédits bénéficiaient à près de 750 quartiers caractérisés par des indicateurs très en-dessous de la moyenne nationale, en termes, par exemple, de revenus et d'emploi.

Evoquant les événements graves de novembre 2005 qu'elle s'est refusée à considérer comme des émeutes, elle a indiqué que nous étions passés d'une problématique d'immigration à une problématique de lutte contre les discriminations notamment concernant le logement et l'emploi. Il ne s'agit plus, dès lors, selon elle, de mettre en place des stratégies d'accueil, mais de faire évoluer les outils de la politique de la ville.

Mme Anne-Marie Charvet a considéré que le bilan de la politique de la ville comportait également des réussites concernant, par exemple, l'amélioration des conditions de vie dans de nombreux quartiers. Elle a insisté sur la nécessité d'une plus grande réactivité de cette politique qui devrait pouvoir s'appuyer sur des évaluations plus nombreuses et recourir à une capacité d'expérimentation. Elle a proposé que la politique de la ville mette également l'accent sur une approche personnalisée des publics concernés et pas seulement des territoires. Elle a rappelé que, sans la politique de la ville, les flambées de violence auraient sans doute été plus nombreuses et que, pour renforcer son efficacité, il convenait de mieux l'articuler avec les politiques de droit commun.

Enfin, Mme Anne-Marie Charvet a indiqué que la politique de la ville devait sans doute être davantage menée au niveau de l'agglomération et du bassin de vie qui constituent le cadre adapté pour promouvoir des politiques de mixité et d'égalité des chances.

Un large débat s'est ensuite instauré.

Revenant sur l'articulation entre les politiques de droit commun et la politique de la ville, M. Pierre André, rapporteur, a exprimé le regret de nombre d'élus de terrain de voir les différents dispositifs et les crédits de la politique de la ville se substituer aux mesures et crédits des politiques de droit commun.

Prolongeant cette réflexion, M. Thierry Repentin s'est interrogé sur le niveau d'utilisation des crédits des politiques de droit commun et sur un éventuel rééquilibrage aujourd'hui, ainsi que sur les modes d'intervention de la DIV et son influence dans le processus de prise de décision au sein des ministères régaliens. Enfin, en soulignant qu'il convenait de mettre en lumière autant les quartiers où les choses se passent bien que les quartiers en difficulté, il a demandé des précisions sur les enseignements à tirer de ces différences de situation entre quartiers.

Mme Anne-Marie Charvet a, tout d'abord, tenu à préciser que les crédits des politiques de droit commun restaient aujourd'hui malheureusement peu mobilisés dans les quartiers ciblés par la politique de la ville. Elle a ensuite rappelé que la politique de la ville ne pouvait répondre à elle seule à des problèmes qui reflètent en fait des problèmes de la société dans son ensemble. Elle a souligné que la conjugaison des efforts, notamment avec l'éducation nationale ou la justice, était nécessaire. A cet égard, elle a indiqué que la dimension interministérielle de la DIV, pourtant affirmée par le décret fondateur de 1988, n'allait pas de soi dans les faits et devait sans cesse être réaffirmée.

Mme Nicole Bricq a observé que la LOLF était sans doute de nature à renforcer le caractère interministériel de la DIV.

Mme Anne-Marie Charvet a indiqué que la DIV assurait la tutelle d'une agence comme l'ANRU (Agence nationale pour le renouvellement urbain) et a estimé que la LOLF restait une procédure dont l'impact sur la réalité était limité. Elle a jugé que la prochaine création de l'Agence de cohésion sociale, dans le cadre du projet de loi actuellement en discussion pour l'égalité des chances, devrait être l'occasion d'une redéfinition des missions entre les agences (ANRU et Agence pour la cohésion sociale) et la DIV au bénéfice de l'interministérialité. Elle a indiqué que le prochain CIV (Comité interministériel des villes) annoncera d'ailleurs des mesures pour mobiliser des crédits d'autres ministères en faveur de la politique de la ville. Revenant enfin sur les quartiers « qui marchent », elle a évoqué l'exemple de Marseille.

Mme Anne-Marie Beaufils a estimé que la politique de la ville ne pouvait à elle seule expliquer les résultats obtenus dans cette ville.

S'appuyant sur son expérience à la tête d'une communauté d'agglomération concernée par la politique de la ville, M. Dominique Braye a déploré lui aussi la chute des crédits des politiques de droit commun, concomitante à la mise en place des dispositifs de la politique de la ville. Il a souligné la nécessité d'évaluer l'impact de la politique de la ville en s'appuyant sur des critères objectifs touchant à des domaines tels que l'éducation, la formation ou l'emploi, et d'étudier les facteurs qui expliquent qu'un quartier « marche bien ». En particulier, il a considéré que ni le logement ni l'urbanisme n'expliquent les flambées de violence dans notre pays, mais que les causes de tels événements doivent être essentiellement cherchées dans les ravages du chômage.

Mme Anne-Marie Charvet a rappelé que les travaux de l'ONZUS (Observatoire national des zones urbaines sensibles) permettaient enfin de disposer de chiffres fiables. Elle a en outre jugé que le chômage, parfois supérieur à 40 % dans certaines ZUS (zones urbaines sensibles), expliquait en effet bien souvent l'effervescence de certains quartiers, alors que les « activités occupationnelles » se révèlent inefficaces pour traiter utilement et durablement les problèmes des quartiers.

M. Alain Dufaut a souligné, à son tour, que beaucoup de quartiers avaient souffert du manque de crédits de droit commun et a rappelé que la politique de la ville ne devait être considérée que comme un complément à ces crédits. Il a jugé que, malgré tout, sans politique de la ville, la situation des quartiers serait probablement bien pire qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il a considéré que l'objectif était toutefois aujourd'hui de changer d'échelle et de privilégier le niveau de l'agglomération sur celui de la commune ou du quartier.

Mme Dominique Voynet a estimé que la politique de la ville se caractérisait par des engouements successifs (cages d'escalier, paniers de basket...). Elle s'est interrogée sur les moyens dont s'est dotée la DIV pour mener à bien des missions d'évaluation et identifier les bonnes pratiques. Elle a également souhaité savoir comment la DIV peut influer sur les politiques conduites par les autres ministères et réussir une mutualisation des moyens, en particulier en personnel. Enfin, elle s'est enquise des relations qu'entretenait la DIV avec les organismes européens et quels exemples étrangers étaient susceptibles d'inspirer la politique de la ville en France.

Mme Anne-Marie Charvet a souligné la difficulté à mettre en oeuvre le caractère interministériel de la politique de la ville. Elle a indiqué que le prochain CIV devrait être l'occasion d'établir des complémentarités dans le domaine de l'éducation (équipes de réussite éducative, bourses, collèges réussite, internats de réussite...). Elle a jugé que le rattachement, depuis l'origine, de la DIV à un ministre particulier plutôt qu'au Premier ministre représentait, en tout état de cause, probablement un frein important au travail en interministériel. Elle a expliqué que la DIV participait, depuis une date récente mais de manière croissante, à des échanges d'expériences au niveau européen grâce au programme Urban et au travers de réseaux de villes et de réseaux de pays.

M. André Vallet a rappelé que les récentes flambées de violence ont laissé à l'écart certains quartiers considérés traditionnellement comme sensibles, comme elles ont aussi épargné Marseille, où pourtant certains quartiers enregistrent des taux de chômage très élevés.

Mme Anne-Marie Charvet a estimé que plusieurs facteurs expliquaient le calme qu'ont connu les quartiers marseillais au cours des derniers événements. Elle a tout d'abord rappelé que M. Gaston Defferre, en tant que maire de Marseille, avait mis sur pied un projet, Marseille Espérance, existant toujours aujourd'hui et regroupant les principaux responsables religieux et politiques pour favoriser leurs rencontres et leurs échanges. Elle a ensuite indiqué que depuis longtemps des crédits importants, distribués via le tissu associatif, ont été consacrés aux quartiers, et qu'un maillage du territoire efficace, via les élus municipaux, a été réalisé. Elle a également mis en avant le rôle essentiel dans la cité phocéenne de la police, nationale ou municipale, qui ne se limite pas à la répression, mais fait de ces personnels de véritables référents auprès des populations. Elle a enfin évoqué un dispositif particulier existant à Marseille et réunissant responsables religieux, élus et représentants du ministère de l'intérieur pour désamorcer les crises.

M. Yves Dauge a souligné l'exemplarité de Marseille et, en particulier, son exceptionnel réseau d'acteurs de terrain, au sein duquel les magistrats jouent un rôle tout particulier. Un tel réseau a toutefois un coût, la région, le département et la ville de Marseille contribuant à son financement. Il a d'ailleurs regretté les annulations de crédit au cours des dernières années, qui ont contribué à affaiblir ce réseau et a estimé que la notion d'accompagnement était au coeur de la politique de la ville.

Il a notamment déploré l'empilement des dispositifs de lutte contre le chômage des jeunes (CES, emplois jeunes, emplois ville...) et l'absence de continuité dans ces actions.

Il s'est en revanche prononcé en faveur de mesures simples permettant aux jeunes de retrouver un sentiment de fierté et d'utilité en les plaçant en situation active dans des collectivités territoriales, des hôpitaux, des associations...

Il a appelé la mission à examiner attentivement les questions du fonctionnement du service public dans les quartiers, de la présence de services de psychiatrie et de pédopsychiatrie, ainsi que de l'importance des effectifs dans les collèges.

Il a en outre indiqué que la politique de démolition - reconstruction ne devait pas résumer la politique de la ville.

Dans un souci de plus grande lisibilité, il a enfin estimé que la DIV gagnerait à être rattachée au Premier ministre et que la ligne budgétaire de cette direction devrait rassembler l'ensemble des crédits consacrés à la politique de la ville.

M. José Balarello, se fondant sur expérience d'élu local, a souhaité que la mission examine avec pragmatisme ce qui marche, en matière de politique de la ville, en France et dans d'autres pays européens et a souligné l'importance de l'accession à la propriété dans ce domaine.

Mme Raymonde Le Texier a observé que Marseille était depuis longtemps une véritable ville multiethnique et multiculturelle, où il n'y avait pas de véritables banlieues. Elle a appelé à la prudence quant au rôle accordé aux associations religieuses en matière de politique de la ville. Elle a insisté sur le fait que les activités sportives constituaient un élément important, pour autant qu'elles ne se substituaient pas à des actions de formation.

Mme Anne-Marie Charvet a expliqué que le rôle des associations cultuelles consistait surtout à favoriser le dialogue. Elle a fait part de sa convergence de vues concernant le rôle des activités occupationnelles qui ne peuvent permettre, à elles seules, d'assurer le calme dans les quartiers. Elle a souhaité que les outils de la politique de la ville ne soient pas remis en cause, mais qu'une stratégie soit mise en oeuvre avec de véritables moyens.

É

voquant la tenue prochaine du Comité interministériel à la ville, elle a évoqué l'annonce de mesures permettant de mieux prendre en charge les problèmes psychiatriques. Concernant Marseille, elle a considéré que la ville ne comportait pas de quartiers sans diversité, ce qui lui permettait d'assurer une grande mixité.

M. Pierre André, rapporteur, a considéré que l'audition avait permis de mettre en lumière les problèmes d'organisation de l'Etat dans la conduite de la politique de la ville. Il a estimé nécessaire d'examiner les modalités d'exercice de la tutelle sur la future Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances. Après avoir évoqué les futurs contrats territoriaux, il a rappelé la nécessité d'accompagner les actions de rénovation urbaine et de rendre la politique de la ville plus simple et lisible, le maire et l'agglomération devant être au coeur de celle-ci.