Mardi 7 décembre 2010

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Sécurité des approvisionnements stratégiques de la France - Communication

M. Josselin de Rohan, président. - Nous allons entendre la communication d'étape de M. Jacques Blanc sur la sécurité des approvisionnements stratégiques de la France.

M. Jacques Blanc, rapporteur. - J'avais souhaité étudier la question de l'eau et c'est sur votre proposition, Monsieur le Président, que j'ai eu la chance de conduire cette mission sur la sécurité des approvisionnements stratégiques de la France. J'avoue que j'ai découvert le sujet et ses véritables enjeux, qui sont essentiels. Depuis le premier choc pétrolier, on mesure l'importance des matières premières énergétiques, charbon, hydrocarbures et gaz, on a depuis 1973 pris des mesures pour mieux gérer les stocks et diversifier les approvisionnements. Mais on mesure encore mal combien nous sommes devenus dépendants des matières premières stratégiques minérales que sont le cuivre, le titane ou le diamant et ce que l'on appelle les terres rares, au nombre de 17, ainsi que des matières premières stratégiques végétales comme les céréales et les terres arables.

Ce n'est qu'avec l'expansion économique très rapide de nouveaux acteurs comme la Chine, l'Inde et le Brésil, que les pays du Nord ont réalisé que leur propre accès aux matières stratégiques pouvait devenir problématique, du fait de l'accès des pays émergents aux technologies de transformation primaire des matières premières, mais aussi parce que les nouvelles technologies dépendent de ces matériaux rares, surtout les télécommunications.

Ainsi, les 17 éléments chimiques désignés aujourd'hui sous le terme de « terres rares » ont longtemps été considérés comme des curiosités de laboratoire. Mais leur utilisation récurrente dans des techniques de pointe a démontré leur caractère stratégique et souligné que la seule Chine en produisait, aujourd'hui, 97 % des quantités consommées.

Quelques exemples illustrent leur caractère crucial : les aimants de précision, tout comme les éoliennes, requièrent l'utilisation de néodyme. Le galium entre dans la fabrication des billets de banque, pour en prévenir la falsification, comme dans celle des lasers utilisés par les avions de chasse de dernière génération. Le germanium est indispensable à la réalisation de systèmes de visée nocturne, qui confèrent aux armées occidentales un avantage décisif dans les conflits en cours, notamment celui d'Afghanistan.

Quant aux matières stratégiques végétales, les nombreuses initiatives venant de pays très divers par la richesse et la densité de population, pour s'assurer la maîtrise de terres arables, en démontrent l'intérêt.

La très active diplomatie chinoise en Afrique illustre la stratégie très élaborée de ce pays pour sécuriser ses approvisionnements, non seulement alimentaires, mais également énergétiques et miniers.

Des exemples récents soulignent les interrogations d'autres pays sur la pérennité de leur accès aux produits agricoles : ainsi la Corée du Sud ou l'Egypte, qui vient de conclure un accord sur ce point avec le Soudan, s'engagent dans des démarches de location à long terme de terres arables dans des pays où des espaces restent disponibles : Éthiopie, Madagascar...

Face à cette forte concurrence pour l'accès aux matières premières, l'Union européenne a pris conscience de sa vulnérabilité dans ce domaine. Une communication de la Commission européenne au Parlement et au Conseil, en novembre 2008, souligne la nécessité d'une « initiative dans le domaine des matières premières », constatant que la majorité des ressources métalliques utilisées dans l'Union européenne sont importées. Deux groupes d'experts ont été réunis pour établir une liste des ressources stratégiques, et pour élaborer un plan d'action destiné à sécuriser les approvisionnements européens de ces ressources, sachant que l'importance des investissements requis nécessite un délai de dix à vingt ans entre la recension des besoins, et le début de leur satisfaction.

La Finlande et la France ont été les plus actives au sein de l'Union européenne pour amorcer cette réflexion, qui s'appuie sur deux constats : tout d'abord, il est faux de croire que les ressources minérales européennes sont épuisées. En effet, la robotique permet d'exploiter les gisements recensés jusqu'à des profondeurs de 1 500 mètres aujourd'hui, pouvant aller jusqu'à 3 000 mètres dans un avenir proche, alors qu'on se limitait au XXe siècle à 200 mètres.

Ensuite, l'analyse économique récente a développé une hypothèse, fallacieuse, d'un développement économique « dématérialisé », alors que la valeur ajoutée par le secteur des services réclame toujours des matières premières. Les écrans plats des téléviseurs, les trains à grande vitesse, les voitures électriques nécessitent ainsi l'utilisation de métaux rares, de cuivre et de titane. Chaque voiture construite aujourd'hui contient 25 kg de cuivre ; en 2030, les voitures hybrides ou électriques en réclameront le double.

La France, du fait de sa tradition industrielle, a longtemps gardé un intérêt marqué pour les ressources minérales. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a ainsi été chargé d'effectuer, de 1975 à 1992, un inventaire minéral de la France, axé sur le cuivre, le plomb et le zinc.

L'approvisionnement en énergie a également fait l'objet, en 2008, d'un rapport du secrétariat général de la défense nationale (SGDN), qui est classifié, ce qui en empêche la communication. Cet organisme mène actuellement une étude sur les métaux stratégiques, indispensables à l'approvisionnement des secteurs d'activités jugés prioritaires comme l'automobile, l'armement ou les nanotechnologies.

Enfin, le conseil des ministres du 27 avril 2010 a créé une mission de préfiguration d'un futur comité interministériel pour les métaux stratégiques (COMES), confiée à M. Jean Bersani, ingénieur général des mines. Le décret créant ce comité devrait être pris dans les prochaines semaines.

Voici les premiers éléments recueillis lors des cinq auditions auxquelles j'ai procédé, en commençant par un entretien avec M. Francis Delon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationales, qui a estimé très opportun que le Parlement se penche sur ce sujet. Les informations recueillies soulignent la grande actualité de cette problématique au sein des pays occidentaux qui ont longtemps été les premiers consommateurs de matières premières, et dont ils ont tenu l'obtention facile et peu coûteuse pour acquise.

La donne a changé, car les ressources mondiales sont limitées et très inégalement réparties, alors que la demande est en forte expansion.

Je me propose donc de poursuivre mon travail d'information et de vous en livrer une conclusion globale à la fin du mois de février 2011.

M. Josselin de Rohan, président. - Vous identifiez clairement les enjeux : il s'agit de rien moins que de l'accès aux ressources indispensables à notre défense nationale, donc à notre indépendance. La Chine achète et loue des terres arables dans le monde, elle va chercher à l'extérieur de ses frontières ce qui lui manque, tout en étant plus exigeante sur l'accès aux ressources stratégiques qu'elle possède. On réalisera plus tard les effets de cette stratégie, qu'on peut dire défensive tout autant qu'offensive, et il faut compter aussi que l'accès aux matières premières stratégiques peut constituer une source de conflit. N'oublions pas le rôle que cet accès a joué dans la défaite allemande lors de la Première guerre mondiale et dans l'entrée en guerre du Japon lors de la deuxième.

Pour étudier des questions aussi importantes, n'hésitez pas à prendre le temps qu'il vous faudra. Je ne crois pas que l'accès aux matières stratégiques ait fait l'objet d'un rapport d'une commission parlementaire : la question est cruciale et je me félicite que le Sénat démontre encore une fois sa capacité d'innovation.

M. Raymond Couderc. - Monsieur le rapporteur, avez-vous examiné la question du recyclage des terres rares ? Des filières sont-elles en gestation ?

M. Jacques Blanc, rapporteur. - En plus du stockage - comme on le fait pour le pétrole ou l'uranium - et de la recherche de nouveaux gisements, en creusant toujours plus profond dans le sous-sol, le recyclage est effectivement une piste à examiner. Pour autant que j'en sache, nous en sommes aux balbutiements, mais j'étudierai ce point plus avant.

Mme Dominique Voynet. - Le recyclage est effectivement une piste, le Conseil des ministres l'a même qualifié de « gisement complémentaire précieux ». Deux écoles des mines au moins y travaillent, celle de Douai et celle de Saint-Etienne.

Je me demande, cependant, si votre champ d'études n'est pas trop vaste. La sécurité des approvisionnements énergétiques est une question étudiée de longue date. Depuis la crise de 2008, la sécurité des approvisionnements alimentaires a également fait l'objet de travaux nombreux. En revanche, on connaît effectivement moins la situation des terres rares, une fois dit que la Chine est en position de quasi monopole. Cependant, la question ne s'arrête pas aux seules terres rares. Il y a aussi les métaux qui ne sont pas rares, mais qui sont de plus en plus chers, en particulier un produit aussi courant que l'acier. Il y a encore les matières premières dont l'accès n'est pas garanti, en particulier le gaz.

Je crois donc qu'il serait utile de resserrer le champ de l'étude, en examinant bien les différents cas de figure.

M. Jacques Blanc, rapporteur. - Vous rejoignez la préoccupation de notre président. Au départ, je voulais m'intéresser à l'eau, question éminemment importante pour le membre de l'Assemblée parlementaire de la Méditerranée que je suis. Mais l'eau est un sujet largement étudié. Aussi, la question des terres rares est-elle plus propice à une contribution utile de notre part : c'est un sujet majeur, dont on ne parle pas. Je crois que nous aurons tout à leur consacrer l'essentiel de nos investigations.

M. Jacques Gautier. - Une information intéressant l'inflation des prix des métaux : une joint venture s'est créée, entre la France et le Kazakhstan, pour la production d'éponges de titane, indispensables à l'industrie aéronautique : nous apportons la technologie, les Kazakhs les deux minerais constitutifs du titane. C'est peut-être aussi dans cette direction qu'on pourra compenser notre manque de minerais.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Mme la ministre des affaires étrangères vient d'évoquer la question des métaux rares dans une interview, en retenant le niveau européen. C'est encourageant car l'immense territoire eurasiatique de la Russie offre des possibilités. Nous devons examiner les bonnes pratiques, faire sur cette question un peu de benchmarking pour optimiser notre accès aux terres rares.

M. Jacques Blanc, rapporteur. - Mme la ministre a aussi souligné nos intérêts communs avec le continent africain, en matière de sécurité aussi bien que d'accès à certains minerais.

M. Josselin de Rohan, président. - L'IFREMER n'a-t-il pas été chargé d'une mission sur les nodules polymétalliques ?

M. Jacques Blanc, rapporteur. - Le Conseil des ministres du 27 avril dernier confie effectivement à l'IFREMER une mission exploratoire sur les métaux stratégiques, avec une première campagne à Wallis-Et-Futuna, dans le cadre d'un groupement associant encore le BRGM et des acteurs privés.

M. Josselin de Rohan, président. - Merci encore pour vos travaux. Je crois la remarque de Mme Voynet tout à fait pertinente. Nous devons faire oeuvre utile et parvenir à des recommandations claires sur la stratégie à conduire, sur les alliances et les accords à passer en vue de garantir à notre défense nationale un accès aux métaux rares qui soit pérenne et sûr.

Lutte contre la piraterie - Examen du rapport et du texte de la commission en deuxième lecture

M. Josselin de Rohan, président. - Nous examinons en deuxième lecture le projet de loi relatif à la piraterie et à l'exercice des pouvoirs de police en mer, modifié par l'Assemblée nationale (n° 134, 2010-2011).

M. André Dulait, rapporteur. - Ce projet de loi, déposé en premier au Sénat, a été examiné par notre commission le 30 mars et adopté par notre assemblée le 6 mai dernier. Notre commission avait intégré 20 amendements au texte du Gouvernement, qui ont tous été adoptés par notre assemblée ainsi qu'un amendement du Gouvernement. L'Assemblée nationale s'est prononcée le 25 novembre : sur proposition de son rapporteur, M. Christian Ménard, auteur d'un excellent rapport d'information sur la piraterie maritime, nos collègues députés n'ont adopté que quatre amendements.

Comme vous le savez, la piraterie maritime a connu une forte résurgence ces dernières années, en particulier dans le Golfe d'Aden et au large des côtes somaliennes, où passent quelque 25 000 navires par an. Actuellement, 20 navires et 498 otages sont aux mains des pirates et au cours de la semaine précédente, on dénombre une douzaine d'attaques de bâtiments dont une réussie. Le montant total des rançons est estimé à 80 millions de dollars en 2009. La piraterie constitue une menace sérieuse à la liberté de navigation et à la sécurité des approvisionnements, alors que le transport de marchandises se réalise à 90 % par voie maritime. La France n'a pas été épargnée par la piraterie, comme en témoignent les attaques du « Ponant », du « Carré d'As » ou du « Tanit ». C'est l'une des raisons qui ont conduit l'Union européenne, à lancer, en décembre 2008, sa première opération navale, « Atalante », de lutte contre la piraterie maritime dans le Golfe d'Aden, dont le mandat a été renouvelé pour une période d'un an, par la résolution 1950 du Conseil de sécurité des Nations unies, le 23 novembre dernier.

Cependant, alors que la France a toujours joué un rôle international majeur contre ce fléau, notre pays ne dispose pas actuellement de législation sur la piraterie. La France disposait d'une loi sur la piraterie datant de 1825 mais que celle-ci avait été abrogée en 2007. Ce projet de loi vise donc à introduire dans notre droit un cadre juridique pour la répression de la piraterie.

Le texte détermine les infractions pénales constitutives d'actes de piraterie, les modalités de recherche et de constatation de ces infractions, ainsi que les agents habilités à y procéder. Ces dispositions s'appliqueront aux actes de piraterie commis en haute mer et dans les espaces maritimes ne relevant de la juridiction d'aucun Etat.

Ces deux premiers critères sont repris de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay. Au-delà des zones visées par la convention, le projet de loi prévoit que ces dispositions seront également applicables dans les eaux territoriales d'un État à condition que le droit international l'autorise. Cet ajout vise à prendre en compte la situation particulière de certains États « fragiles » qui ne sont plus en mesure d'assurer le contrôle de leurs eaux territoriales, à l'image de la Somalie. La résolution 1816 du Conseil de sécurité des Nations Unies, du 2 juin 2008, a autorisé les Etats à « entrer dans les eaux territoriales de la Somalie afin de réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée en mer ».

Le projet de loi vise ensuite à introduire dans notre droit une compétence « quasi universelle » des juridictions françaises pour juger d'actes de piraterie commis hors du territoire national. La piraterie est l'une des rares infractions internationales à déroger à la loi du pavillon et à se voir appliquer une compétence universelle, d'après la Convention de Montego Bay.

Toutefois, deux conditions sont nécessaires à la compétence des juridictions françaises : les auteurs doivent avoir été appréhendés par des agents français ; il ne doit pas y avoir d'entente avec les autorités d'un autre Etat pour l'exercice de sa compétence juridictionnelle. La deuxième condition vise à prendre en compte le cas des accords conclus par l'Union européenne avec certains pays tiers comme le Kenya ou les Seychelles, qui ont accepté le transfert sur leur territoire des suspects afin qu'ils soient jugés par leurs juridictions. Elle pourrait également trouver à s'appliquer si un autre Etat s'estime mieux placé pour juger d'une affaire, notamment si le navire attaqué ou ses victimes sont de sa nationalité.

Enfin, le projet de loi met en place un régime sui generis pour la consignation à bord des personnes appréhendées dans le cadre des actions de l'Etat en mer. Il s'agit ainsi de répondre aux griefs formulés à l'encontre de la France par la Cour européenne des droits de l'homme dans son arrêt Medvedyev du 29 mars 2010, à la suite d'une opération d'interception d'un navire suspecté de se livrer au trafic de stupéfiants. Il a été reproché à la France de ne pas disposer, à cette époque, d'un cadre légal suffisant organisant les conditions de privation de liberté à bord d'un navire.

Le projet de loi propose la procédure suivante : le préfet maritime informe sans délai le procureur de la République de toute mesure restrictive ou privative de liberté que le commandant prend à bord de son navire; le procureur de la République doit, dans les quarante-huit heures qui suivent, saisir le juge des libertés et de la détention ; celui-ci statue sur la poursuite de ces mesures pour une durée maximale de cinq jours, renouvelable dans les mêmes conditions.

M. Josselin de Rohan, président. - Tout cela se déroulant en haute mer, que se passera-t-il si le juge décide la remise en liberté de la personne retenue à bord ?

M. André Dulait, rapporteur. - En règle générale, soit les personnes ont été appréhendées en flagrant délit, soit la présomption de piraterie s'appuie sur des éléments matériels peu contestables comme la puissance des moteurs, l'importance des réserves de carburant, la présence d'armes et d'outillage d'abordage ; il y a peu de risque de se tromper...

En mars dernier, notre commission avait adopté 20 amendements et apporté des modifications substantielles au texte présenté par le Gouvernement. Ainsi, en nous inspirant des mesures prévues en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et l'immigration illégale, nous avons autorisé les commandants des navires ou les officiers de la marine nationale, en cas d'extrême urgence, à saisir les documents ou objets liés à des actes de piraterie sans autorisation du procureur de la République. Sur proposition de notre collègue Trillard, la commission a également introduit la possibilité de procéder à la destruction des embarcations ayant été utilisées par les pirates.

En revanche, notre commission a rejeté l'idée de retenir une compétence universelle des juridictions françaises pour juger des actes de piraterie, au regard notamment des précédents belge et espagnol et afin de privilégier un traitement judiciaire régional.

Elle a aussi écarté la proposition de subordonner la remise des suspects à un autre Etat à des garanties en matière de procès équitable et de non application de la peine capitale, en estimant que l'inscription de ces garanties n'était pas utile, dès lors qu'elles figuraient déjà dans les accords conclus entre l'Union européenne et les pays concernés.

Notre commission a estimé que le régime proposé pour la rétention des suspects à bord des navires était de nature à concilier les fortes contraintes opérationnelles de l'action en mer et le nécessaire respect des libertés individuelles, ainsi que de nature à répondre aux griefs de la Cour européenne des droits de l'homme. Nous avons toutefois précisé les conditions dans lesquelles le procureur de la République doit être informé des mesures de restriction ou de privation de liberté, pour garantir une application uniforme de ce régime, quelles que soient la nature de l'opération et l'autorité dont elle relève.

Afin de prendre en compte les situations où ces personnes seraient transférées par la voie aérienne plutôt que par la voie maritime, la commission a jugé utile de prévoir que ce régime pourra s'appliquer à bord d'un aéronef. Notre commission a aussi estimé indispensable de préciser que, dès leur arrivée sur le sol français, les personnes faisant l'objet de mesures de coercition seront mises à la disposition de l'autorité judiciaire.

En revanche, nous n'avons pas repris la proposition de prévoir une durée maximale de trente deux jours pour la rétention à bord, en estimant que l'inscription d'un tel délai pourrait soulever des difficultés pratiques et que l'autorisation du juge des libertés et de la détention pour prolonger cette mesure était de nature à offrir toutes les garanties nécessaires concernant la durée de la mesure.

Enfin, lors de l'examen en séance publique du projet de loi, le Gouvernement a présenté un amendement visant à reconnaître la qualité de pupille de la Nation aux enfants de victimes d'actes de piraterie maritime. Comme vous savez, un de nos compatriotes a été tué lors de l'assaut donné par les commandos de marine pour libérer les otages français du « Tanit ». L'amendement, qui a été adopté par le Sénat, permettra de reconnaître la qualité de pupille de la Nation à ses enfants, qui ne peuvent pas être tenus pour responsables des éventuelles imprudences commises par leurs parents.

L'Assemblée nationale a adopté quatre amendements.

Le premier amendement, à l'article 2, substitue aux mots « deux navires ou un navire et un aéronef », les mots « un navire ou un aéronef dirigé contre un navire ou un aéronef ». Cet amendement, adopté sur proposition du rapporteur et avec l'avis favorable du Gouvernement, peut paraître surprenant dans la mesure où il pourrait conduire à qualifier d'acte de piraterie maritime l'attaque d'un aéronef par un autre aéronef. Les services du ministère de la défense ont toutefois fait valoir qu'il permettra de prendre en compte le cas - très improbable - d'une attaque d'un hydravion par un autre hydravion.

Plutôt que de reprendre l'expression « sérieuses raisons » utilisée dans la convention de Montego Bay, qui paraît plus restrictive, et qui semble provenir d'une mauvaise traduction de l'anglais, nos collègues députés ont, à l'initiative du rapporteur, préféré reprendre l'expression de « motifs raisonnables » déjà utilisée dans le cas de la lutte contre le trafic de stupéfiants : c'est l'objet du deuxième amendement.

Le troisième amendement, qui vient du groupe socialiste et qui a été sous-amendé par le Gouvernement, subordonne la destruction des embarcations de pirates à l'autorisation du Procureur de la République : cela permettra de sécuriser la procédure.

Enfin le quatrième amendement, à l'article 6, est purement rédactionnel.

En définitive, je me félicite que l'ensemble des modifications apportées par le Sénat aient été confirmées par l'Assemblée nationale et des améliorations apportées par nos collègues députés. Je vous proposerai donc d'adopter le projet de loi sans modification.

M. Josselin de Rohan, président. - Merci. J'ouvre le débat.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Lors d'un déploiement au centre satellitaire de Torreton, dans le cadre de l'Union de l'Europe occidentale, j'ai été surpris, en examinant les images satellites, de voir que les villages somaliens d'où partent les pirates sont très bien équipés en radars de grand format, qui sont très précis. Quand un acte de piraterie est commis, peut-on imaginer donner un droit de poursuite pour aller détruire ces radars à terre ?

M. André Dulait, rapporteur. - Il n'y a pas de droit de poursuite à terre, la répression de la piraterie est possible en haute mer ou dans les eaux territoriales, mais pas sur le territoire somalien.

EXAMEN DES ARTICLES

L'article 2 et l'article 6 sont successivement adoptés sans modification.

L'ensemble du projet de loi est adopté à l'unanimité sans modification.

Reconversion des militaires - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Josselin de Rohan, président. - L'ordre du jour appelle l'examen du projet de loi relatif à la reconversion des militaires (n° 611, 2010-2011).

M. André Dulait, rapporteur. - Avec la reconversion des militaires, nous abordons un grand sujet et un petit texte. N'y voyez pas là une critique. On se plaint trop de l'inflation législative pour ne pas se féliciter que l'on n'apporte au code de la défense que les petites touches de modification nécessaires.

Les armées prennent à la société une partie de notre jeunesse pour la lui rendre quelques années plus tard. Depuis le brassage de Français de toutes origines qu'assurait l'armée de conscription, il existe un lien historique entre les armées et leur mission sociale de reconversion de leurs soldats.

Il y a ensuite un lien structurel entre les armées et cette mission de reconversion. Les carrières militaires sont en effet courtes. Quatre militaires sur cinq n'effectuent pas l'intégralité de leur carrière dans les armées. Celles-ci ont donc besoin de jeunes soldats en nombre et de peu de généraux. La question de la reconversion se pose ainsi dès le recrutement. Les armées le savent bien : elles pourront d'autant mieux recruter qu'elles sauront reconvertir.

Il y a évidemment une importance toute conjoncturelle à cette préoccupation. Avec le nouveau format des armées, avec ce que l'on appelle la grande manoeuvre des ressources humaines, nos armées se seront, en 2014, séparées de 54 000 hommes : c'est considérable. Nous l'avons jugé nécessaire. La modernisation passe par des effectifs resserrés, mieux équipés, plus entraînés. Mais nous devons veiller à la cohérence globale de l'action des pouvoirs publics. Les réformes actuelles préoccupent les familles de militaires et les bassins d'emplois concernés. S'il nous faut moderniser notre outil de défense, il nous faut aussi lutter contre le chômage dans un contexte économique défavorable, d'où l'impérieuse nécessité de reconvertir au mieux les anciens militaires.

La reconversion est un sujet d'importance, mais aussi un sujet délicat, où il faut concilier aspirations individuelles et besoins de l'institution militaire. Les armées ne recrutent pas, ne forment pas pour reconvertir ; les armées recrutent et forment les soldats pour accomplir les missions qui leur sont confiées. Il faut donc trouver un juste équilibre entre la nécessité de rentabiliser les efforts consentis en matière de recrutement et en matière de formation des soldats et celle de les préparer à leur reconversion et à une seconde carrière. Comme l'a dit le chef d'état-major de l'armée de terre lors de l'université d'été de la défense, il faut veiller à ce que les efforts faits pour ceux qui partent ne soient pas supérieurs à ceux qui sont faits pour ceux qui restent.

Le chômage des militaires a un coût croissant puisqu'il revient à l'Etat de financer les allocations chômage des anciens militaires. Cette charge est passée en six ans de 75 millions à 110 millions : c'est très important eu égard au bouclage financier de la réforme et aux gains attendus de la diminution du format des armées.

Pour toutes ces raisons, les pouvoirs publics ont, depuis plusieurs années déjà, renforcé le dispositif d'aide à la reconversion des militaires qui s'articule traditionnellement autour de deux dispositifs : le premier est l'accès à la fonction publique et le second regroupe toutes les aides au départ vers le secteur privé, qui vont de l'évaluation à l'orientation, jusqu'à la formation professionnelle.

En 2009, le Gouvernement a mis en place une agence unique : l'agence de reconversion de la défense. Son action se décline à trois niveaux : national, régional - avec dix pôles de reconversion - et local, avec une cellule de reconversion dans chacune des cinquante et une bases de défense. Elle s'appuie également sur un recours plus important à des intervenants extérieurs.

D'ores et déjà, et en dépit d'un contexte économique difficile, les résultats sont globalement satisfaisants. Le taux global de reclassement des militaires est aujourd'hui de 69 % : 71 % pour les officiers, 73 % pour les sous-officiers et 50 % pour les militaires du rang, et 35 % pour les militaires du rang ayant quatre ans d'ancienneté. Ces chiffres permettent de comprendre clairement ce que doit être la priorité : les militaires du rang et plus particulièrement ceux qui ont le moins d'ancienneté.

Les reclassements dans la fonction publique sont, eux, de moitié inférieurs aux objectifs initiaux. Les administrations réduisant leurs effectifs, elles n'accueillent pas nos militaires à bras ouvert. Leur nombre a pourtant augmenté de 54 % entre 2008 et 2009, pour atteindre deux mille militaires reclassés dans la fonction publique.

Des dispositifs complémentaires sont nécessaires, c'est l'objet du projet de loi.

Le premier article assouplit les règles du congé de reconversion pour permettre aux militaires de suivre une formation segmentée dans le temps. Le congé est fractionnable par journées, dans la limite de 120 jours ouvrés cumulés, contre six mois consécutifs au maximum actuellement. Dans le cas d'un congé fractionné, la durée totale est de deux ans.

Le projet de loi ouvre aussi le congé de reconversion, dans la limite de vingt jours, aux volontaires ayant moins de quatre ans de services. Pour cette population dont on a vu qu'elle était fortement exposée au chômage, il s'agit d'une avancée importante.

Le deuxième article créé une nouvelle position statutaire d'activité : le congé pour création ou reprise d'entreprise, directement inspiré du dispositif existant pour la fonction publique. Ce congé est destiné aux militaires ayant huit ans d'ancienneté ; il sera d'une durée maximale d'un an, renouvelable une fois, sur demande agréée.

L'Assemblée nationale a autorisé, en fin de carrière, un cumul d'activité entre l'activité de militaire et celle d'auto-entrepreneur. Ce dispositif prévu à l'article 3 est très encadré : il est réservé aux militaires à moins de deux ans de la limite d'âge ou de durée des services, ou dans le cadre d'un congé de reconversion ; les activités doivent être agréées par le commandement militaire pour vérifier la compatibilité de celle-ci avec le bon fonctionnement des services. Ces deux dispositifs complémentaires doivent permettre à des militaires de tenter l'aventure de la création d'entreprises et leur mettre le pied à l'étrier. Ils sont conçus comme des dispositifs expérimentaux : on prévoit une vingtaine de militaires par an pour le congé pour création d'entreprise. Nous verrons à l'expérience ce que cela donne.

A l'initiative du Gouvernement, l'Assemblée nationale a également adopté deux articles additionnels relatifs aux emplois réservés de la fonction publique ouverts aux invalides de guerre et militaires blessés en opération, aux veuves et orphelins, aux enfants de harkis, ainsi qu'aux militaires en activité ou libérés depuis moins de trois ans.

L'accès devient possible à tous les corps ou cadres d'emplois des catégories B et C des trois fonctions publiques. L'aptitude est fondée sur la reconnaissance et la valorisation des acquis de l'expérience professionnelle et sur des entretiens de sélection. L'article 4 permet aux candidats d'effectuer leur année de stage dans leur emploi réservé en conservant la rémunération qu'ils auraient perçue s'ils étaient restés en position d'activité au sein des armées - au lieu de se trouver en détachement et perdre en rémunération.

L'article 5 autorise la prorogation des contrats des candidats aux emplois réservés aux seules fins de suivre le stage ou la scolarité préalable à la titularisation dans le corps d'accueil. Le dispositif des emplois réservés est accessible, à partir de 4 ans d'ancienneté, aux volontaires sous contrat de cinq ans non renouvelable. L'Assemblée nationale a adopté un article 6 nouveau touchant les modalités de fixation de la liste des établissements concernés par le mode d'accès supplémentaire aux emplois réservés. Le Code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ouvre l'attribution des emplois réservés non pourvus à des fonctionnaires et ouvriers de l'État appartenant à des établissements restructurés. L'article 6, introduit par l'Assemblée nationale à l'initiative du Gouvernement, prévoit que la liste des établissements restructurés sera fixée non plus par décret, mais par arrêté du ministre compétent, procédure plus souple.

Voilà vraiment un texte qui fixe les grands principes...

L'Assemblée nationale a enfin adopté à l'initiative du Gouvernement deux articles additionnels, 7 et 8. La loi du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique autorise le ministère de la défense à mettre des agents à la disposition d'un organisme titulaire d'un marché d'externalisation - il s'agit surtout d'activités de soutien. Ces dispositions valent quels que soient le statut, la catégorie, le corps d'appartenance, militaires de carrière, servant en vertu d'un contrat, officiers, sous-officiers, militaires du rang. Les emplois visés sont pour l'essentiel administratifs ou techniques, dans la restauration ou la maintenance informatique.

En 2009, deux situations ont été oubliées. Celle, rare, des établissements publics qui dépendent du ministère de la défense : ainsi l'école Polytechnique souhaite externaliser sa restauration et pourrait mettre à la disposition du prestataire ses agents contractuels, prolongeant ainsi leurs contrats. Celle, aussi, des partenariats comportant des sous-traitants. Une interprétation littérale de la loi de 2009 interdit la mise à disposition d'un sous-traitant dans le cadre d'un marché de partenariat comportant un titulaire et des sous-traitants - le projet Balard par exemple, qui comporte des lots de restauration. Ces deux derniers articles constituent une réponse très concrète aux besoins du ministère de la défense.

Comme vous le constatez, ce projet de loi comporte des dispositions très techniques et de portée limitée. Certaines, je pense à la prise en compte des congés maladie dans la durée maximale du congé de reconversion, s'éloignent beaucoup de l'esprit et de la lettre de l'article 34 de la Constitution. La loi fixe les principes fondamentaux, or ici il s'agit de modalités pratiques ! C'est l'illustration de l'inflation législative : toujours plus de lois, votées lors de sessions toujours plus longues, conformément au goût très français pour la norme et les statuts ; nous avons sinon une passion pour la réglementation, en tout cas un appétit certain pour la loi.

Montesquieu disait que les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. Ce projet n'est pas inutile. Ses dispositions telles qu'adoptées par l'Assemblée nationale répondent chacune très concrètement à des besoins des armées. Et si des dispositions figurent dans une loi, il faut bien une autre loi pour les modifier.

Nous avons expertisé les mesures et procédé à plusieurs auditions : l'actuelle rédaction semble bien atteindre les objectifs fixés. Il n'y a donc pas lieu de vous proposer des amendements. Cela serait certes la vocation du rapporteur ; mais il se refuse à contribuer à l'inflation législative par des amendements superflus !

Je vous propose donc d'adopter ce texte sans modification.

M. Jean-Louis Carrère. - Ce n'est pas un grief à votre égard mais je trouve particulièrement regrettable que ce texte vienne en séance publique le 22 décembre - pourquoi pas le 24 à minuit ?

Le texte est très technique. Il est lié à la formidable déflation des emplois dans les armées françaises et si nous pouvons être d'accord avec son contenu, sa pertinence sera-t-elle durable ? L'aboutissement de la RGPP conduira à des modifications dans des délais plus brefs que nous ne l'imaginons... Le texte semble nous convenir mais il n'aborde pas la vraie question, celle des moyens. Je reconnais que ce n'est pas son objet. Mais un ministre va défendre ces mesures, qui ne pourra les mettre en oeuvre ! Il faut concilier la réalité de la configuration de l'armée, son renouvellement, la reconversion des partants, de plus en plus nombreux. Mais si nous n'avons pas les moyens de cette reconversion, c'est tout l'édifice qui s'effondre. Je lance donc un appel vibrant au rapporteur, au président de notre commission et à la majorité sénatoriale : serons-nous le moment venu capables de délibérer sur la mise en oeuvre de la politique, c'est-à-dire les moyens ?

M. André Dulait, rapporteur. - Depuis 2005, on est passé de 28 000 départs à 34.000 aujourd'hui, officiers, sous-officiers, hommes de troupe : l'inflation, effectivement, est notable. Lors du projet de loi de finances, nous avions souligné l'insuffisance des crédits du titre II ; après un « resoclage » de 113 millions d'euros, le déficit actuel est de 200 millions d'euros. L'impasse budgétaire est là et je conclus mon rapport sur une interrogation relative à l'évolution financière.

M. Jean-Louis Carrère. - Pourquoi s'affronter politiquement, stérilement, sur un tel sujet ? Voyons plutôt comment interpeller le Gouvernement de façon constructive sur les suites à donner à ce projet de loi.

M. Josselin de Rohan, président. - La question sera posée.

L'ensemble du projet de loi est adopté sans modification.

Mercredi 8 décembre 2010

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Situation institutionnelle en Belgique - Audition du sénateur Francis Delpérée, professeur à l'université catholique de Louvain

La commission procède à l'audition du sénateur Francis Delpérée, professeur à l'université catholique de Louvain, sur la situation institutionnelle en Belgique.

M. Josselin de Rohan, président. - Je vous souhaite la bienvenue au Sénat, Monsieur le professeur, et vous remercie d'avoir accepté de venir devant notre commission afin de nous parler de la situation institutionnelle de la Belgique.

Docteur en droit de l'université de Paris et docteur honoris causa de nombreuses universités, professeur de droit constitutionnel, de droit administratif et de droit public comparé à l'université catholique de Louvain, directeur de la Revue belge de droit constitutionnel, auteur de nombreux ouvrages et articles, parmi lesquels un manuel de droit qui fait autorité, vous êtes un spécialiste éminent et reconnu en matière de droit constitutionnel, de droit européen et sur les questions touchant au fédéralisme.

Depuis votre désignation au Sénat de Belgique, en 2004, vous êtes également un acteur important de la vie politique, notamment au sein de la commission des affaires institutionnelles. Vous êtes donc particulièrement bien placé pour évoquer la situation de la Belgique, que nous suivons avec une très grande attention et non sans quelques inquiétudes. En effet, depuis la démission du gouvernement d'Yves Leterme, le 26 avril 2010, les principaux partis politiques ne sont pas parvenus à s'entendre sur la formation d'un nouveau Gouvernement. Malgré plusieurs tentatives, et alors que la Belgique est confrontée, comme l'ensemble des pays européens, à une situation économique difficile, et qu'elle exerce jusqu'à la fin de l'année la présidence du Conseil de l'Union européenne, la Belgique ne dispose toujours pas d'un nouveau Gouvernement. Alors que le conciliateur royal Johan Vande Lanotte a remis, le 24 novembre, sa proposition de compromis, nous souhaiterions avoir votre éclairage sur les raisons de cette crise institutionnelle et les perspectives qui s'ouvrent actuellement.

Quelles sont les raisons qui expliquent le blocage actuel ? Pensez-vous qu'un accord reste possible, notamment sur le statut de Bruxelles-Hal-Vilvorde, les transferts de compétences et la loi de financement ? Quelles seraient les conséquences d'une évolution vers un modèle confédéral ? Quelles seraient les conséquences d'un échec des négociations ? Faut-il craindre un « plan B » avec partition du pays ?

Vous êtes nos plus proches voisins, et bien souvent nos cousins. Nous avons beaucoup de mal à comprendre la situation d'un pays avec lequel nous avons tant d'attaches.

M. Francis Delpérée. - « Voisins, cousins » : c'est une formule que j'ai comme vous utilisée, dans un article sur l'état de la décentralisation en Belgique et en France, publié dans les Mélanges Lavroff. Je vous remercie de votre invitation, et de l'intérêt que manifeste votre commission pour mon petit pays.

La Belgique naît, comme vous le savez, en 1830. Le roi des Belges Léopold Ier épouse Louise-Marie, fille de Louis-Philippe. La Constitution belge s'inspire de celle de la Monarchie de Juillet : un État unitaire, dans lequel la loi est la même pour tous, selon la formule lumineuse de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, un Etat cependant très décentralisé, qui est en fait « une terre de clochers et de beffrois », très attachée à ses racines locales.

En 1970, la Belgique devient un Etat fédéral. « La Belgique, Etat fédéral » : tel est d'ailleurs le titre d'un article que me demande, pour la Revue française de droit public, mon directeur de thèse, le grand Marcel Waline, gaulliste convaincu. Ce passage à l'Etat fédéral constitue une véritable révolution juridique. En matière d'enseignement, d'audiovisuel, de logement, de transports, la loi cesse d'être la même pour tous, elle diffère selon que vous habitez Bruxelles, Malines ou Namur.

Alors que l'Etat fédéral aura quarante ans dans quelques jours, le sol se fissure et des craquements se font entendre, mais non point sous le pas d'un ennemi extérieur, d'une puissance économique qui tenterait de prendre la main : non, le mal est endogène. Quel est donc ce mal qui nous gangrène ?

Il trouve ses racines tant dans le champ culturel que dans le champ économique, l'un et l'autre indissociables. A l'origine, la Belgique est francophone : ses élites politiques, économiques, culturelles le sont. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, apparaît un mouvement flamand qui cherche à se faire reconnaître. C'est un mouvement avant tout culturel, qui revendique l'usage de sa langue - bien que les grands auteurs flamands d'alors, Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach, écrivent en français. La souplesse des institutions belges permet d'autoriser l'usage du flamand dans l'administration, la justice, l'enseignement.

A partir de 1960, la revendication prend un tour politique : c'est une communauté qui veut s'affirmer, et par conséquent imposer le flamand comme seule langue d'usage. De là naît l'affaire de l'université de Louvain, vénérable institution qui remonte au XVe siècle - 1425 - et qui, assurant une partie de son enseignement en français, a dû alors déménager, avec armes et bagages, de vingt kilomètres, pour pouvoir continuer de le faire...

La carte de l'Europe ne manque pas de régions riches. On peut y ranger, à côté de la Catalogne ou de la Lombardie, la Flandre. Face aux difficultés économiques, la tentation est forte du repli. Avec la crise qui frappe aujourd'hui l'automobile ou la pétrochimie, certains en Flandre, qui se demandent si le partenaire wallon se redressera assez vite, craignent des transferts financiers Nord-Sud, via notamment notre système national très performant de sécurité sociale. C'est ainsi que, pour un certain nombre de dirigeants flamands, l'intérêt de la Flandre en vient à prendre le dessus sur la conception nationale d'une société politique unifiée. Par où l'on voit que les questions culturelle et économique se recouvrent.

Aujourd'hui, le mal est profond. Il n'y a pas de remède simple. Certaines formations se posent la question du divorce. Pour le moment, les Belges se rassurent en se disant qu'il demeure quelques obstacles au projet : Bruxelles, d'abord, l'Europe, ensuite, font achoppement sur cette voie. Cela ne signifie pas que la débâcle en sera empêchée, mais le parcours s'en trouve un peu compliqué.

Sans Bruxelles, qui compte, avec un million d'habitants, 10 % de la population du pays, la Belgique aurait disparu. L'intérêt dont témoignent la Flandre et les Flamands pour la ville marque assez leur embarras. Il est vrai qu'à la différence de Berne, capitale germanophone d'un pays à majorité alémanique ou d'Ottawa, capitale anglophone d'un pays à majorité anglophone, Bruxelles, capitale à majorité francophone dans un pays à majorité flamande, constitue un cas de figure assez singulier. Une capitale de surcroît enclavée en territoire flamand. Pour les francophones, pas question d'abandonner cette position stratégique. Pour les Flamands, c'est là une carte de visite autrement éclatante à présenter au monde que celle de Malines ou d'Anvers.

Autre écueil à l'ambition flamande, l'Europe, qui joue un rôle central dans le jeu politique belge et que l'on ne peut ignorer. Elle a dit son incompréhension et son inquiétude et chacun sait les risques qui y sont attachés pour Bruxelles : il ne manque pas, de par le territoire européen, de villes candidates à accueillir les institutions de l'Union...

L'inquiétude européenne se comprend d'autant mieux que la Belgique semble aller à l'inverse de ce que l'Europe tente de faire. Nous envoyons de fait un singulier message dans un continent qui veut tendre vers l'unité et la solidarité. Si deux peuples ne peuvent s'entendre au sein d'un petit État comme le nôtre, comment vingt-sept s'entendront-ils au sein de l'Union européenne...

Je suis de ceux qui pensent que l'Europe pourrait aider la Belgique. Non point par un interventionnisme malvenu, mais en proposant des politiques audacieuses, ouvertes sur le monde, afin d'aider les Belges à sortir de leurs querelles en regardant au-delà de leurs étroites frontières. A contrario, une Europe qui se montrerait faible, timide, incapable de porter des projets, aurait de fâcheuses répercussions dans notre pays.

Vous avez évoqué, monsieur le Président, la laborieuse formation de notre gouvernement. A la suite de la crise ministérielle, ouverte le 26 avril dernier, les scénarios les plus optimistes n'envisagent pas de dénouement avant mi-février. Songez-y : près d'une année sans gouvernement de plein exercice ! De quoi me remémorer l'article publié dans les Mélanges Charlier par celui qui fut aussi mon professeur, sur « les affaires courantes » ! Car rien d'autre ne peut se traiter.

M. Robert del Picchia. - Et cela marche quand même !

M. Francis Delpérée. - Si l'on en croit les discours les plus optimistes... Mais la réalité est que l'on vit en veilleuse. Le roi ne nomme plus un ambassadeur - Paris le sait bien -, plus un conseiller d'Etat, plus un haut fonctionnaire, plus un général de brigade. Et M. Leterme, Premier ministre en charge des affaires courantes, en est à se féliciter, devant le parlement européen, de ne pas même pouvoir être renversé, car il n'y a plus d'opposition !

Face à une telle situation, les Belges sont perplexes, et marquent parfois quelque irritation face à ce qu'ils interprètent comme une impuissance de la classe politique. Mais le fait est que nous avons dépassé la crise ministérielle, pour entrer dans une crise d'Etat, dont il nous reste à espérer qu'une crise économique et financière ne viendra pas la doubler...

Les Belges pensent donc au lendemain. Ils sont dans leur majorité convaincus qu'ils vont vivre longtemps encore dans le conflit, qui s'étend à tous les domaines : compétences, moyens financiers, institutions, partage du régional et du national... Nous sommes entrés dans une période de turbulence appelée à durer.

Nos compatriotes se projettent aussi dans l'avenir, et imaginent, ce faisant, toute sortes de scénarios, y compris des scénarios post-Belgique, qui peuvent prendre deux figures : séparation ou sécession. Certains, en effet, songent à un scénario à la tchécoslovaque, la révolution de velours prenant la forme d'un divorce par consentement mutuel - avec la question incidente du nombre de partenaires, car la Belgique compte aussi, à l'est, quelque 70 000 germanophones ... Mais c'est oublier que la Tchécoslovaquie, lors de la partition, n'était pas membre de l'Union européenne et, surtout, qu'à la différence de ce qui prévaut en Belgique pour Bruxelles, Prague est une ville de Bohême : les Slovaques, qui voient dans Bratislava leur capitale, ne l'ont jamais revendiquée.

Un tel scénario, enfin, suppose de s'asseoir autour d'une table de négociations pour organiser le partage, répartir le poids de la dette, scinder les institutions, publiques et privées, organiser la séparation administrative dans des domaines très lourds, comme celui des infrastructures. Ce scénario se voit parfois accoler un correctif, le confédéralisme. De même qu'a été créé le Benelux, un traité pourrait associer Bruxelles, Flandre et Wallonie, Etats souverains décidés à se concerter dans certains domaines. Pour moi, il ne s'agit là que d'un paravent du séparatisme. Car le confédéralisme n'est pas une variante du fédéralisme, c'est même l'opposé. Une organisation fédérale à l'intérieur de l'État est tout autre chose que l'association de plusieurs États souverains. Et en matière d'association, nous ferions bien de nous rappeler notre passé colonial... Souvenons-nous des accords de coopération que l'on se promettait de passer avec le Congo après son indépendance : on n'a jamais rien vu venir, tant il est vrai qu'un État qui a gagné son indépendance souhaite la préserver.

Le deuxième scénario est celui de la sécession. De même que nous avons quitté les Pays-Bas en 1830, la Flandre pourrait proclamer son indépendance. Et se faire reconnaître par l'Europe, comme le Kosovo... Demeurerait alors une Belgique « résiduelle », peuplée de francophones, comptant quatre millions d'habitants sur la moitié de son actuel territoire, mais conservant son nom, sa nationalité, son roi, s'il le veut, son siège à l'Union européenne, aux Nations unies et dans les instances internationales où la Belgique est aujourd'hui partie. L'existence d'un tel micro-Etat, objectera-t-on, aurait-elle encore un sens ? Ce serait du moins une façon de montrer à ceux qui veulent entreprendre de détruire les États existants qu'ils ne peuvent détruire les structures institutionnelles. Je ne considère pas pour autant que les francophones doivent adopter une attitude de femme soumise qui reste au domicile conjugal pendant que son mari volage prend ses libertés : ils doivent au contraire prendre celle du conjoint qui entend conserver ses droits et sa dignité. La Belgique résiduelle pourrait ainsi se constituer la gardienne d'un héritage matériel et moral vieux de plus d'un siècle et demi.

Je vous ai parlé à coeur ouvert. Je vous ai dit mes maigres espoirs. Je n'en tire pas pour autant grande fierté. Peut-être les Belges ont-ils manqué d'imagination, peut-être se sont-ils fatigués de quarante ans de querelles : ce n'est pas une raison de baisser les bras. « Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins », écrivait Jean de la Fontaine. J'ai labouré, j'ai semé : je ne suis pas à l'abri des intempéries, mais j'ai la conscience tranquille, même si l'avenir ne m'appartient pas pleinement.

M. Robert del Picchia. - Comme sénateur représentant les Français de l'étranger, je sais que les Français de Belgique sont inquiets. Je vis dans un pays fédéral, l'Autriche, au sein duquel les provinces jouissent d'une large autonomie : la Belgique ne pourrait-elle s'en inspirer ?

Mon autre question porte sur la carte que pourrait constituer l'Union européenne. Le scénario de la sécession que vous avez évoqué laisse une Belgique résiduelle, membre de l'Union européenne, à côté d'une Flandre qui aurait à demander son adhésion. Voilà qui donne à la première un singulier pouvoir, puisqu'aux termes du Traité de Lisbonne, l'unanimité est requise pour toute procédure d'adhésion. Les francophones conservent donc quelque pouvoir sur les Flamands : l'argument ne pourrait-il valoir coup de semonce ?

M. Francis Delpérée. - Il est vrai qu'aux termes de l'article 1er de notre Constitution, nous sommes un État fédéral, au même titre, donc, qu'en Europe, l'Allemagne, l'Autriche...

M. Daniel Reiner. - Ou l'Espagne.

M. Francis Delpérée. - Mais tous les Etats fédéraux dans le monde fonctionnent selon un fédéralisme multipolaire : cinquante Etats américains, dix provinces canadiennes, vingt-six cantons suisses, seize Länder allemands... Le fédéralisme belge est bipolaire, ce qui change tout.

Le fédéralisme multipolaire facilite la recherche d'équilibres, d'accommodements. En Belgique, tout se raisonne selon une ligne nord-sud. Je puis même vous dire que ce partage se retrouve au sein même de notre commission des affaires étrangères. Les positions n'y sont pas les mêmes sur l'Afrique : selon que l'on vient du sud ou du nord de la Belgique, la région des Grands lacs suscite plus ou moins d'intérêt. Ce clivage entre le Nord et le Sud se retrouve sur l'Irak : les uns étaient prêts à entrer dans la guerre, les autres pas, si bien que nous nous en sommes tenus à une position de compromis : nous n'irions pas sur le terrain, mais nos frégates seraient en mer... C'est en tous domaines que la concurrence est permanente : chacun se demande ainsi combien il paye et combien il reçoit...

Vous avez raison de relever que l'Etat belge restant membre de l'Union européenne en cas de sécession flamande disposerait d'une sorte de droit de veto théorique à l'entrée de la Flandre au sein de l'Union. Mais la Belgique résiduelle a-t-elle intérêt à laisser un territoire vierge d'Europe à ses frontières ? Il n'en reste pas moins qu'à une Flandre candidate à l'adhésion s'imposera, comme à tout candidat, le respect de l'acquis communautaire, et notamment la signature de la convention-cadre sur la protection des minorités nationales...

M. Jean Besson. - Quel est le rapport de force entre l'un et l'autre camp, celui des Flamands, plus séparatistes, et celui des Wallons, plus attachés à l'histoire ? Il m'a été donné d'assister à une réunion internationale où j'ai vu des représentants catalans jeter à terre le drapeau espagnol qui se trouvait sur la table. Retrouve-t-on le même ressentiment en Belgique ? Arrogance de riches Flamands d'un côté, rancoeur, de l'autre, de Wallons considérant qu'ils ont, au cours de la période industrielle, largement contribué à la richesse du pays ? Le problème du « vivre ensemble » se pose-t-il ?

M. Francis Delpérée. - Pour ce qui est du rapport des forces, si l'on ne dispose pas de recensement, on a néanmoins un ordre d'idées : les Flamands représentent quelque 60 % de la population, contre 40 % pour les francophones. Cela étant, l'une comme l'autre, les communautés ne sont pas homogènes. De très sérieuses études universitaires ont montré qu'en réponse à la question du sentiment d'appartenance, 60 % de la population, au nord, dit se sentir d'abord flamande et belge, ensuite, s'il n'y a pas incompatibilité, tandis qu'au sud, 90 % déclarent se sentir belges d'abord, et wallons, bruxellois ou germanophones s'il n'y a pas incompatibilité. L'un de mes collègues universitaires prédisait il y a vingt ans déjà, avec beaucoup de perspicacité, que nous marchions vers un partage en deux nations. La nation belge continue de fonctionner au sud, au centre et un peu au nord, tandis que la nation flamande, au nord, se constitue comme une partie du tout. Cela peut-il fonctionner ? Certainement pas, en tout état de cause, sur le modèle de l'État nation qui a prévalu au XIXe siècle. Cela étant, pour répondre à votre question, je ne vois pas apparaître de problème majeur de « vivre ensemble ». Je vous conterai une anecdote pour l'illustrer : j'ai vu, réunis autour d'une table d'hôtes à Orange, dix Belges, moitié flamands, moitié francophones, trinquer ensemble de bon coeur « à la Belgique » !

M. Josselin de Rohan, président. - Je puis conter une anecdote qui va dans le même sens. Je me trouvais en Bretagne à la mort du roi Baudoin et puis témoigner que tous les Belges, Flamands et Wallons, qui s'y trouvaient sont aussitôt rentrés à Bruxelles pour l'enterrement. Je suis sûr qu'il y avait alors à Bruxelles autant de Flamands que de Wallons dans la rue.

M. Francis Delpérée. - J'avoue avoir été assez désagréablement surpris par un dessin de Plantu, dans Le Monde, qui laissait entendre en substance : « le roi des Belges est mort, la Belgique est morte ». S'il est vrai que le roi Baudouin incarnait la continuité, et le sens du devoir, cela ne signifie pas pour autant que l'existence de la Belgique tient à une personne. Le peuple belge souhaite encore, dans sa majorité, vivre ensemble.

M. Jean Besson. - Je puis également témoigner qu'en Drôme provençale, dont je viens, et qui compte une forte communauté belge, la fête nationale de Belgique réunit Flamands et Wallons.

M. Jacques Berthou. - Quel est le poids du roi dans la vie politique ? Autre question : le partage des sensibilités va-t-il jusqu'à une affinité politique, au nord, avec les Allemands et les Néerlandais, et au sud, avec nos positions ?

M. Josselin de Rohan, président. - Vous faites bien de poser la question du roi : le sénateur Delpérée est fin connaisseur de la famille royale : il a été précepteur de son altesse le prince Philippe de Belgique.

M. Francis Delpérée. - La formule de Thiers s'applique en Belgique à la lettre : « Le roi règne mais ne gouverne pas. » Il n'est aucune prérogative royale : tout acte du monarque doit obtenir le contreseing d'un ministre.

Autre est la question de l'influence qui peut être la sienne. Le roi est, de ce point de vue, l'horloger qui met de l'huile dans les rouages. Il peut aider le gouvernement à se constituer. Il y a quelques années, un discours du roi en visite à l'étranger, en pleine crise ministérielle, avait donné un coup de fouet. Il serait temps, disait-il, de terminer la composition du gouvernement. Quelques jours après, le gouvernement était formé... Le roi joue donc un rôle certes discret, mais utile. Comme sur l'échiquier, il ne se meut guère, mais concentre l'attention, et c'est bien pourquoi, à côté des attaques contre Bruxelles ou contre la sécurité sociale, on en voit aussi surgir contre le roi, auquel certains reprochent d'en faire trop.

Y a-t-il des sensibilités liées à la géographie ? Tel était, je crois, le sens de votre seconde question. Sans doute. Voyez comment se regroupent en Europe les sensibilités socialistes : il y a les socialistes latins et les socialistes nordiques. De telles lignes traversent aussi la Belgique. Pour autant, je ne parlerai pas d'affinités, au Nord, avec les Pays-Bas, et encore moins avec l'Allemagne. Certains s'imaginent aussi que les francophones du Sud pourraient être tentés par leur grand voisin méridional ... Je le dis sans détour, j'ai beaucoup de liens avec la France, je suis fier d'être chevalier de la Légion d'honneur, membre de l'Institut de France, mais je reste profondément Belge : de l'affinité culturelle au rattachisme politique, il y a une marge. Au reste, parmi les rattachistes de chez nous, on distingue les réunionistes...

Mme Catherine Tasca. - Avec Paul-Henry Gendebien.

M. Francis Delpérée. - ... et les rattachistes stricto sensu qui songent à un nouveau département de Sambre-et-Meuse au sein de la République française. Les premiers considèrent, eux, tout bonnement que les Wallons discuteront d'égal à égal leurs conditions avec la République française. Il en fut même pour vouloir s'appuyer sur l'article 88 de votre Constitution, qui prévoit des accords d'association. Telle était l'idée de Daniel Ducarme, mort aujourd'hui.

Mme Catherine Tasca. - Les idées ne meurent pas.

M. Francis Delpérée. - Actuellement, 5% des électeurs se prononcent en ce sens. La majorité des Belges s'interrogent. Avons-nous vocation à être les Canaques du Nord ?

Mme Catherine Tasca. - Estimez-vous que sur le plan culturel, et en particulier linguistique, les Wallons auraient pu faire plus et mieux pour donner droit de cité aux Flamands, en bâtissant un véritable bilinguisme, comme ont su le faire les Québécois ? Y a-t-il pour vous des mesures à prendre en ce sens aujourd'hui, pour peser sur le devenir du pays ?

M. Francis Delpérée. - Évitons les anachronismes. Projeter la situation actuelle sur 1830 serait une erreur : la Belgique de l'époque était francophone, le français était la langue officielle que parlaient ses élites politiques, sociales, économiques. Au cours du XIXe siècle, comme pour le breton ou le provençal, pour les langues minoritaires et populaires, des intellectuels et des artistes ont établi des grammaires et codifié une orthographe. Aurait-on pu faire mieux ? Le Grand Duché de Luxembourg l'a fait : le journal Luxemburger Wort mêle le français, l'allemand, le luxembourgeois. C'est un grand mélange...

M. Robert del Picchia. - Dans les conversations également !

M. Francis Delpérée. - Lors des fêtes, le grand-duc s'adresse à ses compatriotes en luxembourgeois...

Mme Bernadette Dupont. - Cela ne fait pas très longtemps...

M. Francis Delpérée. - Lorsque j'ai été invité à la Chambre des députés du Grand duché, en tant que père de la cour constitutionnelle, j'ai pu observer que l'on y débat en luxembourgeois, mais qu'on parle français au moment solennel de voter. La langue commune est le français, ce qui n'empêche pas qu'on parle luxembourgeois dans la vie quotidienne.

Mme Catherine Tasca. - Ils se comprennent !

M. Francis Delpérée. -Nous aurions pu, à la fin du XIXe siècle, adopter cette idée d'une pluralité de langues avec le français langue commune. Quant au bilinguisme complet, si les dirigeants québécois connaissent bien le français, la situation générale est plus nuancée, certains refusant de parler anglais. En Belgique, au Sénat comme au Conseil d'État, si vous n'avez pas une connaissance au moins passive de l'autre langue, comprendre les débats devient compliqué, et l'on a recours à des écouteurs. Un certain bilinguisme est fondamental pour les dirigeants - et le roi est tenu au trilinguisme. De là à exiger la maîtrise de deux langues...

M. Robert del Picchia. - Ce n'est pas le cas en Suisse.

Mme Bernadette Dupont. - Lors d'une visite d'un groupe interparlementaire, on nous a montré un centre commercial en Flandre. Les jeunes filles n'y parlaient que flamand. Cela reflète-t-il la réalité ?

M. Francis Delpérée. - Si certains Flamands se refusent à parler français à des Belges francophones, ils répondraient volontiers à des Français, à plus forte raison à des parlementaires français.

M. Daniel Reiner. - Mon interrogation rejoint celle de M. Berthou. On sent aux Pays-Bas, vers lesquels se tournent les Flamands belges, une évolution vers des partis extrémistes, ce qui nourrit l'inquiétude. L'opposition au sein de la Belgique serait-elle aussi politique, se nourrit-elle des excès du moment ?

M. Francis Delpérée. - La proximité est surtout linguistique, culturelle et sociale. Les Flamands regardent les chaînes néerlandaises comme je regarde les chaînes françaises. Cela peut faire naître des sentiments différents, des sensibilités politiques divergentes dans les deux communautés. Cependant, aux Pays-Bas, on est protestant, alors que les protestants sont très minoritaires en Belgique, pays catholique. Les solidarités politiques entre La-Haye et Bruxelles ne sont pas évidentes : les Pays-Bas ne regardent pas vers la Belgique, et il faut être deux pour se marier...

M. André Vantomme. Une question d'un parlementaire français dont les ancêtres étaient flamands. Comment l'armée belge traverse-t-elle cette épreuve ?

M. Francis Delpérée. - Elle connaît des difficultés importantes. Nous avons abandonné la conscription, et notre armée de métier parle anglais quand elle intervient en Afghanistan avec des Allemands ou des Canadiens. Il y a pour le moment un déséquilibre linguistique dans la désignation des généraux - un officier général, le colonel Genard a dénoncé le fait que tous les postes de responsables militaires étaient occupés par les Flamands et la représentation nationale vient de mettre en place un groupe de travail.

M. Robert del Picchia. - Vous rendez-vous compte que ce qui se passe en Belgique n'est pas très bien vu par les autres pays européens, car certains craignent que cela donne des idées, par exemple aux Catalans ou encore ...aux Alsaciens ?

M. Francis Delpérée. - Je n'en suis pas fier, mais la crainte d'une contagion dans les autres pays européens est réelle ; c'est même pour cela que je n'ai jamais été autant invité à Barcelone pour parler de l'expérience belge.

M. Robert del Picchia. - Les pays européens accepteraient-ils un nouvel État flamand ? Ce n'est pas sûr.

M. Josselin de Rohan, président. - Et la République tchèque et la Slovaquie ? Nous sommes prêts à accepter l'adhésion du Kosovo et Monténégro qui se sont séparés de l'Etat serbe.

M. Francis Delpérée. - La Belgique a poussé très loin le fédéralisme. Aussi Kofi Annan s'en était-il inspiré dans un plan qu'il avait préparé pour Chypre - j'y ai d'ailleurs été invité maintes fois, comme à Barcelone. Nous avons poussé le zèle fédéral non seulement jusqu'à l'inscrire dans nos structures internes, mais aussi à le porter sur la scène internationale, contrairement à la Suisse, à l'Allemagne ou aux États-Unis, fidèles au principe « divisés à l'intérieur mais unis à l'extérieur ». En 1992, quand la reine des Pays-Bas a invité les chefs d'État et de gouvernement à signer le traité de Maastricht, ceux-ci sont arrivés en limousine sauf le Premier ministre belge qui a pris un minibus, car les régions, les communautés, etc. ont tenu à signer avec lui, au point que les autres Etats parties ont expliqué qu'ils comprenaient cette démarche, mais que la Belgique n'avait qu'un siège... Les réalités politiques, nous le savons, sont plus fortes que les constitutions et les traités.

M. Josselin de Rohan, président. - Quid de Bruxelles dans le cas d'une sécession ? Ce serait insoluble.

M. Francis Delpérée. - Voilà le meilleur espoir, si je puis m'exprimer ainsi, de ceux qui, comme moi, veulent conserver un Etat fédéral. Mais n'espérez pas que les institutions européennes aillent en France ... En cas de scission, Berlin ou Vienne seraient candidates et occupent une place beaucoup plus centrale que Strasbourg en Europe.

M. Josselin de Rohan, président. - Je vous remercie de cette importante intervention : vous l'avez compris, ce qui ne passe chez vous ne nous est jamais indifférent, au contraire, et nous souhaitons que, surmontant la crise, la Belgique reste la Belgique.

M. Francis Delpérée. - J'en accepte l'augure.

M. Josselin de Rohan, président. - Avant de lever la séance, je dois me tourner vers M. Vantomme. Il a demandé un débat public sur le projet de loi de ratification de la convention sur les cours d'eau internationaux ; le ministère des affaires étrangères est en révolution, car il est très important de ratifier cette convention dans les temps, et l'ordre de jour de notre assemblée est très chargé. Pouvez-vous convaincre vos collègues socialistes de renoncer à cette demande de débat public ?

M. André Vantomme. - Il n'est pas dans nos intentions de freiner l'adoption de la convention. Nous comprenons les motifs légitimes de votre demande ; en revanche, le groupe socialiste compte sur votre soutien s'il demande un débat sur cette problématique.

M. Josselin de Rohan, président. - Je le ferai très volontiers s'il s'agit de l'inscrire à l'ordre du jour au titre de la commission. Il est toujours difficile d'obtenir un débat de politique étrangère et quand on m'en a proposé un de deux heures trente, j'ai préféré tenir que courir : il n'y a pas de vrai débat de politique étrangère sans le ministre des affaires étrangères. J'ai demandé qu'il ne fasse pas de déclaration initiale mais réponde pendant trente minutes aux interventions. Nous aurons donc deux heures.