Mardi 3 avril 2012

- Présidence de M. David Assouline, président -

Dispositifs de lutte contre le terrorisme - Table ronde d'experts

M. Samir Amghar, chercheur en sociologie à l'EHESS, membre de l'Institut d'études de l'islam et des sociétés musulmanes ; M. Mathieu Guidère, professeur à l'université Toulouse II - Le Mirail, titulaire de la chaire d'islamologie ; M. François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et M. Daniel Martin, président de l'Institut international des hautes études de la cybercriminalité (IIHEC)

M. David Assouline, président - Avec cette audition, nous inaugurons le programme de travail de notre commission sur le contrôle et l'évaluation des dispositifs législatifs sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Le sujet, important, a été choisi en raison d'une actualité dramatique mais nous n'entendons pas interférer dans l'enquête menée pour établir les faits. Seulement, le débat public s'est engagé sur la législation en vigueur car un projet de loi sera présenté prochainement en conseil des ministres pour faire évoluer la loi. Notre commission est donc totalement dans son rôle pour établir un diagnostic sur l'existant et apporter sa contribution au débat.

J'ai voulu que soient auditionnés les fonctionnaires d'État qui appliquent ces lois au jour le jour : sont-elles suffisantes ? Sont-elles trop contraignantes ? Mais il m'a semblé bon, au-delà des praticiens de la loi, d'entendre des intellectuels qui réfléchissent sur ces questions. Merci à nos quatre invités d'avoir réagi rapidement et de n'avoir pas été intimidés par la polémique engagée. Qu'ils n'aient pas l'impression de prendre parti dans un conflit, car c'est l'institution qui les sollicite, non un groupe partisan.

Entre 1996 et 2011, aucune mort n'a été provoquée par des actes terroristes en France. Les choses viennent de changer, tragiquement. Notre territoire est-il à nouveau menacé ? Nous avons à l'esprit le rapport rédigé dans le passé par Julien Dray, député, pour évaluer la loi de 2006 relative à la lutte contre le terrorisme. Après une longue période sans acte terroriste, et alors que les formes du terrorisme ont changé, notre dispositif législatif est-il encore adapté ?

La coopération internationale et européenne s'est-elle améliorée ?

Faut-il pénaliser la consultation des sites internet faisant l'apologie de la violence et de la haine. Est-ce utile, possible, souhaitable ?

Quel est votre jugement sur la législation actuelle, dans ses volets prévention et répression ? Enfin, quel est le lien exact, selon vous, entre le prosélytisme dans certaines zones de notre territoire - prêches, endoctrinements radicaux, appels à la haine - et les passages à l'acte ? Y a-t-il un vrai danger ? La législation qui combat l'appel au meurtre et l'incitation à la haine est-elle appliquée ? Est-elle suffisante ? Récemment, des prédicateurs qui étaient invités par l'Union des organisations islamistes de France (UOIF) et qui appellent au meurtre de certaines personnes ont été interdits de séjour par les pouvoirs.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Je remercie le Président David Assouline de son invitation. La démarche que cette commission a initiée est très importante, et cadrée : elle porte sur un objet précis.

Tout le monde a été horrifié par les événements de Toulouse et de Montauban. Beaucoup s'interrogent sur ce qui s'est passé. Nous avons tous rendu hommage aux policiers et militaires qui étaient sur les lieux et travaillaient dans des conditions difficiles, ce qui n'empêche pas de poser les questions qu'il convient de se poser en démocratie. Nos lois actuelles sont-elles suffisantes pour lutter efficacement contre le terrorisme ? Sont-elles appliquées correctement ? Où sont les éventuels défauts dans l'application ? Il est sage, avant de faire une nouvelle loi, d'évaluer la législation existante. Si nous avions dû, comme les policiers et militaires à Toulouse, prendre des décisions à la minute, à la seconde, qu'aurions-nous fait ? Nous ne leur jetons pas la pierre.

M. David Assouline, président. - Je donne la parole aux experts.

M. Samir Amghar, Chercheur en sociologie à l'EHESS, membre de l'Institut d'études de l'islam et des sociétés musulmanes. - Docteur en sociologie, spécialiste de l'islam contemporain, j'ai consacré des « terrains » aux courants de l'islam militant ainsi qu'aux responsables religieux en Europe, en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Ma thèse de doctorat portait sur Le salafisme d'aujourd'hui - titre du livre qui en a été tiré. Mon hypothèse était que le mode de socialisation dans ces milieux est de nature sectaire. Un second livre, Les islamistes au défi du pouvoir, étudiait le repositionnement idéologique des islamismes lorsque des perspectives d'exercice du pouvoir apparaissent.

Le jihadisme en France subit un essoufflement. Les théoriciens, les militants ont du mal à recruter. Dans la crise, de nouvelles formes d'engagement sont inventées. Mohammed Merah est un cas exceptionnel, même s'il illustre le destin de quelques jeunes issus de l'immigration. Famille déstructurée, prison, fréquentation des milieux jihadistes, voyages en Afghanistan, formation militaire et contacts avec Al-Qaïda...

Pourtant le jihad en France, en Occident, s'essouffle depuis quelques années - mais je ne parlerai pas de déclin ni de disparition. Les difficultés, pour commettre des actes terroristes comme pour recruter, sont manifestes.

Il y a à la fois crise du grand récit du jihad global et fatigue militante. Al-Qaïda prônait la lutte armée pour imposer des changements à la société : les attentats devaient conduire à l'islamisation des pays musulmans puis à la création d'Etats islamiques. Or si certains gouvernements islamistes sont au pouvoir aujourd'hui, si les dictatures sont tombées, c'est plus en raison d'un long processus, et après des élections.

Il y a aussi les promesses déçues. Les jihadistes, en France, n'ont récolté qu'une vie brisée, prison, divorce... Si bien que la base s'étiole, le recrutement devient de plus en plus difficile. Dans le passé, quelques jeunes de confession islamiste, en Europe, ont été attirés par le jihad. Ce n'est plus aussi vrai aujourd'hui l'attrait agit plus faiblement. Cet essoufflement est aussi imputable au renforcement de la surveillance par les services de renseignement français, alors que dans les années 1990, il était encore relativement facile de commettre un attentat.

En réponse à cette crise, se sont développées de nouvelles formes d'engagement militant. Il s'est tout d'abord agi du cyber-jihad. On repère une dizaine de sites et trois forums de discussion en langue anglaise, 16 sites et 6 forums en langue française. Recevant plusieurs centaines de visites par jour, ils n'ont pas pour vocation de recruter des futurs militants mais, face aux difficultés rencontrées dans le réel, d'entretenir l'emblème jihadiste sur la toile. Ils visent aussi à soutenir d'anciens jihadistes emprisonnés, par exemple au moyen de quêtes.

Ensuite, de nouvelles approches ont été adoptées par les mouvements jihadistes qui, bien que s'inspirant d'Al-Qaïda, ne préconisent plus l'action violente mais une logique d'agitation et de prosélytisme, brûlant ici le code pénal, jugé contraire à loi coranique, ou défilant devant une mosquée parce qu'on conteste les orientations théologiques de son imam. Le mode opératoire a également évolué. Aux attentats à la bombe des années 1990 et aux attentats-suicides des années 2000 ont en effet succédé les agressions individuelles affranchies du groupe et de son leader charismatique, à l'aide d'armes de poing, notamment contre des militaires, comme cela a été le cas, avant l'affaire Merah, contre des soldats américains en Allemagne en 2011 ou à Fort Hood en 2009 .

La rhétorique jihadiste repose d'abord sur une critique de la politique étrangère de la France, ennemie de l'islam et des musulmans du fait comme le prouve son engagement en Irak et en Afghanistan, les juifs et les occidentaux s'alliant pour maintenir les musulmans sous domination. Pour les individus qui se radicalisent, la polémique autour du halal ou du voile montrent que l'islam n'est pas le bienvenu en France, ce qui expliquerait les difficultés d'intégration dont sont victimes les citoyens français musulmans.

M. Mathieu Guidère, professeur à l'université Toulouse II - Le Mirail, titulaire de la chaire d'islamologie. - Je réponds à l'invitation de l'institution : mon propos ne revêt aucune dimension partisane.

La législation actuelle me paraît de moins en moins pertinente au regard de l'évolution du phénomène terroriste dans la mesure où tous les acteurs ont intégré ses paramètres et les techniques de surveillance. Le contexte international a été chamboulé en 2011 ; les changements politiques marqués par les victoires des islamistes en Tunisie, en Egypte ou au Maroc, ayant donné lieu à une normalisation de l'islam politique et à une banalisation de ses thèmes (focalisation sur l'identité musulmane, charia, port du voile, mixité, polygamie, sanctions pénales...) sur la rive sud de la Méditerranée, où la tendance radicale jouit d'une liberté inédite d'expression et d'action ; ces évolutions se répercutent sur la rive nord, notamment en France où s'étendent des comportements jusque-là marginaux, avec une communautarisation de la vie locale, et l'isolement d'individus que ne surveillent plus les polices politiques des dictatures. Se développent de nouveaux modes de sociabilité contraires aux principes de la République, voire favorables au basculement dans l'action la plus violente. Phénomène nouveau, le prosélytisme indirect profite d'une attitude complaisante à l'égard d'expressions publiques anti-républicaines, anti-démocratiques, racistes, antisémites, anti-féminines ou homophobes. Cherchant à susciter l'adhésion à des thèses haineuses sous couvert de légitimité théologique, il s'accompagne de discours d'intimidation portant atteinte à l'intégrité morale, physique, voire psychologique des personnes.

Face à ces comportements, il faudrait appliquer le principe de précaution, afin que l'absence de certitude sur l'activité délictueuse ne retarde pas l'adoption de mesures effectives et proportionnées prévenant un risque terroriste. En effet, si celui-ci n'est jamais certain, il n'est pas négligeable, et nos concitoyens doivent néanmoins impérativement en être protégés. L'extension du principe de précaution responsabiliserait d'ailleurs tous les acteurs.

Mon dernier ouvrage Les nouveaux terroristes, publié il y a deux ans soulignait la nécessité d'une telle anticipation, afin de prendre en compte les intentions agressives de certains individus, car ils sont conscients de ce qu'ils envisagent de faire ou de faire faire. Or l'état actuel de la législation ne prend pas assez en compte cette dimension essentielle de la radicalité violente. Distinguons ici l'intention, qui est l'acte de volonté, le motif qui fait agir, de l'intentionnalité, qui est la conscience que ce que l'on fait ou dit est contraire aux principes de la République. Les mobiles, eux, sont les motifs particuliers du geste.

Ce qui importe, c'est l'intentionnalité agressive, codifiée dans le discours d'inspiration islamiste puisque l'acte ne vaut que par l'intention : la littérature sur la question de l'intentionnalité dans le jihadisme est très importante car la justification est coranique et théologique ; elle tient également aux actes du Prophète. Si l'intention n'est pas déclarée, l'acte est absurde : la théologie de l'intention est consubstantielle au terrorisme d'inspiration islamiste. Cela explique que les personnes se filment ou laissent un testament.

Il importe de protéger les droits et libertés d'autrui et d'éviter l'interdiction d'abus de droit. La protection des individus doit prévaloir sur la liberté de culte. Cela passe par une adaptation de la législation française afin de lutter efficacement contre des intentions agressives souvent revendiquées comme terrorisantes - les spécialistes identifient aisément les paroles, les actes, les attitudes spécifiques. Il convient donc de préciser les critères d'incrimination quant au contenu de l'élément moral et de marquer les contours exacts de l'intention agressive. De même la volonté de protéger la personne humaine justifierait de considérer la négligence qui peut lui porter préjudice comme une mise en danger d'autrui.

M. David Assouline, président. - Vous avez été très concrètement dans le sujet. Vous affirmez que la législation actuelle est inadaptée à vos yeux.

M. François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique. - J'ai fait partie de la demi-douzaine de personnes ayant participé en 2005 au rapport intitulé La France face au terrorisme, première tentative raisonnablement aboutie d'élaborer une doctrine de lutte contre le terrorisme. En 2008, lors de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, j'ai fait partie du groupe restreint qui a planché sur la réforme du système français de renseignement. En 2009, j'ai publié un ouvrage intitulé Après Al-Qaida, la nouvelle génération du terrorisme ; il n'était pas difficile de dessiner dès cette époque le profil du « loup solitaire », tel que nous l'avons vu se manifester récemment. Il y a quelques semaines, j'ai évoqué la réforme des systèmes de renseignement dans Espionnage et renseignement, le vrai dossier.

Samir Amghar a dressé un excellent tableau de l'évolution de la menace. Je me risquerai à un parallèle entre ce à quoi nous assistons et les modes radicalisation et d'expression de la violence des années 1970, dans le cadre du marxisme fondamentaliste, d'Action directe en France aux Brigades rouges en Italie, de la Rote Armee Fraktion en Allemagne aux cellules combattantes en Belgique. Il serait aussi vain de vouloir y répondre sous le prisme de l'intégration que jadis à considérer qu'il fallait s'attaquer à une idéologie. De même qu'il n'y avait pas de problème marxiste en Europe occidentale, il n'y a pas de problème islamique, mais bien un problème terroriste qui doit être traité en tant que tel.

Pour y faire face, nous disposons d'un arsenal juridique très impressionnant que beaucoup de pays nous envient. L'incrimination de complicité de participation à une entreprise terroriste ? Formidable, ça permet de faire à peu près ce que l'on veut. Nos interceptions de sécurité ? Ha ! Parlez-en aux Américains ou aux Britanniques : ils aimeraient bien pouvoir faire de même. Regardez le pôle judiciaire spécialisé dans la lutte anti-terroriste ou encore notre régime de garde à vue. Il n'est pas sûr que nous ayons besoin d'autre chose que de quelques adaptations et d'une meilleure application.

L'adaptation passe notamment par une plus grande attention accordée à l'internet. Le « loup solitaire » s'y autoradicalise en fréquentant des espaces d'interactivité, tels que les forums, les tchats ou les blogs. Il faudrait ici s'inspirer de ce qui a été fait en matière de lutte contre la cyberpédophilie, en sachant bien qu'on ne sera réellement efficace que si l'on obtient la coopération active de l'ensemble de nos partenaires.

Notre législation est née dans les années 1980. C'est la coordination de la lutte antiterroriste dans toutes ses dimensions qui a permis à la France de ne pas connaître d'attentats depuis 1996. Que s'est-il passé à Toulouse ? Je constate que des questions ont été posées quant à la coopération en intranational comme à l'international. On a dit que la DGSE n'avait pas alerté la DCRI, que les Américains n'avaient pas averti les Français. Qu'un responsable important de la lutte antiterroriste en France jette une ombre sur le tableau serein que je croyais être celui de la coopération au niveau international comme au sein de la communauté française du renseignement - mais la culture du partage est-elle aussi poussée qu'il le faudrait ? Je n'avais pas ces interrogations avant Toulouse.

En 2008, nous avions préconisé un renforcement des moyens du renseignement. La DGSE en a profité à plein ; son budget a été boosté, et elle a recruté d'excellents éléments. La situation du renseignement intérieur est quelque peut différente. La DCRI n'étant pas elle-même une direction générale, dépend de la DGPN (direction générale de la police nationale), qui vit une relative diète du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP). De surcroît, la DCRI est une institution jeune et la fusion initiée il y a quatre ans, de la DST et des renseignements généraux hors préfecture de police, deux services à la culture très différente, n'est pas encore complètement achevée.

Outre un toilettage des textes pour mieux prendre en compte la dimension cybernétique, le chantier du renseignement intérieur est encore inabouti : le renseignement intérieur devrait bénéficier de son autonomie budgétaire, et dès lors que le ministère de l'Intérieur a la gendarmerie nationale en main, il serait logique que le renseignement intérieur soit positionné de manière homothétique à la police et à la gendarmerie ; il marcherait alors sur ses deux jambes.

M. David Assouline, président. - Votre propos a été très précis et vous avez souligné combien la législation française était, non pas d'exception, mais assez exceptionnelle par rapport à celles d'autres grandes démocraties.

M. Daniel Martin, Président de l'Institut international des hautes études de la cybercriminalité (IIHEC). - Ancien commissaire divisionnaire ayant notamment été amené à mettre en place le département des systèmes d'information de la DST, je tiens à remercier François Heisbourg pour ses propos car, comme le disait Pierre Dac, lorsque l'on voit ce que l'on voit et que l'on entend ce que l'on entend, l'on a raison de penser ce que l'on pense...

Après une carrière dans la police, à l'OCDE, puis à la Cour des comptes où un certain nombre de choses m'ont édifié, j'ai crée l'IIHEC parce que je pense depuis les années 1970 que l'explosion prévisible de la cybercriminalité nécessitait que je prenne mon bâton de pèlerin.

Quelques chiffres : deux milliards d'ordinateurs personnels dans le monde, contre un milliard en 2007, mais nous appliquons toujours la loi dans l'espace et dans le temps. La France représente 1% du monde mais il y a un maillage global. Il y a 200 milliards de spam par jour. Si 0,3 % seulement des internautes sont des criminels, cela représente pas moins de 3 millions de personnes. Internet forme une nébuleuse mondiale et, quand avec 100 euros on achète un logiciel pour suivre les conversations des portables, Big Brother, c'est un peu tout le monde : comment faire face ? On sait qui vous êtes, ce que vous faites et où vous le faites, ce que vous aimez, comment vous pensez. Et c'est vous qui diffusez l'information - voyez les réponses au faux concours de Que Choisir ? Dans ce monde différent, le risque vient plus des réseaux sociaux que de l'Etat.

Le renseignement est de l'information exploitable et évaluée. Il faut tout savoir sur tout, tout le temps et en temps réel. Quel programme ! Les Américains s'y sont cassé les dents avec Echelon parce qu'il faut du temps pour traduire les phrases échangées dans des centaines de langues.

Certains, comme les Anonymous, revendiquent l'anonymat, qu'il ne faut pas confondre avec la confidentialité. Imaginez la circulation à Paris s'il n'y avait pas de plaque d'immatriculation : on ne compterait plus les feux brûlés. On trouve sur la toile des images insoutenables de décapitation, la recette d'une bombe... Des utilisateurs d'internet savent empêcher qu'on remonte jusqu'à eux en utilisant des boîtes aux lettres auxquelles on accède sans transiter par le réseau, les tchats, les forums, les réseaux sociaux, ou l'internet invisible qui échappe aux moteurs de recherche, qui, selon une étude de l'université de Berkeley, serait 500 fois plus étendu que celui que nous connaissons.

Mme Laurence Rossignol. - Pouvez-vous préciser de quoi il s'agit ?

M. Daniel Martin. - Il s'agit de sites non référencés sur les moteurs de recherche.

M. Mathieu Guidère. - Ce sont les bases de données qui sont derrière des sites internet comme par exemple celui de Carrefour, qui ne nous est pas accessible.

M. Daniel Martin. - Cela va bien au-delà des intranets auxquels il est en fait possible d'accéder. Un système tel que TOR, dit onion router, permet même de demeurer totalement anonyme dans ce monde souterrain.

Mme Laurence Rossignol. - Tout cela est seulement accessible à ceux qui disposent des clés...

M. Daniel Martin. - Oui, à ceux qui y ont été initiés. Cela souligne l'importance du facteur humain car un « loup solitaire » ne l'est jamais complètement et il finit toujours par échanger sur des blogs ou des forums. Il laisse alors des traces. Encore faut-il les trouver...

Comme il y a des motards de la route, pourquoi n'y aurait-il pas des motards des autoroutes de l'information ? Ce serait des personnes qui repèreraient ce qui se passe, comme c'est le cas en matière de pédopornographie. Les Américains préconisent aujourd'hui de procéder à des contrôles systématiques, le deep packet inspection. Danger !, ce n'est pas plus opérationnel qu'Echelon, et c'est très restrictif pour les libertés.

Dans la mesure où ils peuvent provenir de certains Etats, d'organisations, d'entreprises, d'individus, les risques sont aujourd'hui globaux. On a vu Stuxnet, le virus qui a infecté les centrifugeuses iraniennes et constaté que les criminels sont devenus multicartes. Face à cette complexité, il faut, à la différence des Américains, privilégier les sources humaines, comme notre manque de moyens nous y oblige. Cela suppose des services de documentation et d'analyse fiables et non simplement composés de stagiaires en transit, l'essentiel des agents ne rêvant que d'intervenir sur le macadam, arme à la main, pour arrêter des terroristes. Le travail d'étude, de fond, en amont et en coopération exige qu'on investisse dans la formation.

En conclusion, outre des moyens humains, logiciels et matériels supplémentaires, il est nécessaire d'aller plus loin dans la mutualisation des ressources des différents services, de travailler, comme les Américains, avec les universités et de développer les échanges d'informations et les coopérations permettant notamment aux différents acteurs de définir des stratégies communes. A défaut, le risque existe d'une privatisation des moyens d'information.

Enfin, notre législation n'est pas si mal, les Etats-Unis nous enviant par exemple le système de coopération entre la police et la justice, mais il convient de l'adapter, ce qui sera sans doute permis par le travail de votre commission.

M. David Assouline, président. - Je vous remercie de nouveau pour ces exposés très complémentaires qui ouvrent un débat.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - J'ai été frappé par la différence de tonalité entre les propos de M. François Heisbourg, somme toute réformistes, mais soulignant aussi le caractère impressionnant de notre arsenal juridique, et ceux de M. Mathieu Guidère qui me laissent, en tant que législateur dans une certaine perplexité, dans la mesure où il préconise d'intervenir au niveau des intentions, alors que la loi ne traite en principe que des actes. Comment envisagez-vous cette pénalisation de l'intention ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Nous touchons une question fondamentale. L'intention d'abord. Faut-il renforcer la législation, et, en ce cas, comment l'appliquer aussi aux autres formes de terrorisme, telles que celui de l'ETA ou le terrorisme corse, qui sont dominantes en Europe ?

Le « loup solitaire » que vous décrivez est-il si éloigné des autres formes de refus des systèmes sociaux conduisant à se raccrocher à une mythologie idéologique ou historique pour justifier des dérives ?

Je suis particulièrement sceptique sur le lien entre ce type d'engagement et le communautarisme. J'ai en effet recruté, par le passé, un emploi-jeune qui s'est retrouvé six ans en prison pour des liens avec Al-Qaïda... Pourtant, au moment où je l'ai employé, rien ne laissait présager cette évolution, mon côté très laïcard me rendant particulièrement vigilante sur ces questions. En fait, ce jeune homme, ancien élève d'un grand lycée parisien et titulaire de diplômes, n'avait aucun lien avec les quartiers. Il développait un syndrome de victimisation, estimant que ses origines étaient la cause du fait qu'il ne trouvait pas de travail. Rien donc de religieux au départ, même si les choses ont dérivé au point d'aboutir à cette forme de radicalité. J'aurais tendance à donner raison à M. Heisbourg. C'est un exemple de l'absence de corrélation entre l'appartenance à certains quartiers et ces comportements. D'ailleurs, dispose-t-on de statistiques sur les profils socioculturels des terroristes ? J'ai été frappée que beaucoup de Palestiniens qui se font sauter sont des scientifiques...

M. Gaëtan Gorce. - Monsieur François Heisbourg, si on met la doctrine de côté, est-il possible de procéder à une évaluation de la menace, de son origine, de son importance ?

L'amélioration de la coordination entre les services appelle-t-elle à votre avis de nouvelles réformes de structures ? De même, l'évolution des relations avec nos partenaires passe-t-elle par un simple changement dans nos façons de travailler ou bien nécessite-elle de nouveaux supports juridiques ?

Quant à l'arsenal législatif, qu'on nous envie, disposons-nous des moyens adaptés à un contrôle démocratique en particulier par le Parlement ?

Mme Laurence Rossignol. - Parmi les facteurs de radicalisation, l'idée répandue que l'islam ne serait pas bienvenu en France est-elle recevable ? Le rapport est assez différent en Grande-Bretagne, où le radicalisme n'est pas moins attractif.

En outre, peut-on établir un profil psychologique type malgré l'insuffisance de panel pour les passages à l'acte ? J'assistais à une conférence de Pierre Joxe sur la justice pour enfants ; il y pointait les carences paternelles des jeunes délinquants : un tiers de pères absents, un tiers de pères non paternants. Ce qu'on a raconté de la famille de ce garçon évoquait un tel déficit paternel. On s'intéresse beaucoup à la dimension communautariste, il me semble qu'il faudrait davantage prendre en compte les facteurs de déstructuration familiaux et psychologiques. Enfin, je suis assez troublée par l'application du principe de précaution : peut-on poser par principe admettre que le meilleur moyen de défendre les libertés fondamentales est de renforcer les atteintes aux libertés fondamentales ?

M. David Assouline, président. - Vous pourrez compléter vos réponses par écrit. Dites-nous s'il faut faire évoluer la loi et sur quoi.

M. François Heisbourg. - Je n'ai pas parlé d'un manque de coordination interne ou internationale, j'ai dit que la question se posait. Nous sommes déjà en limite sur l'intentionnalité, car la loi française est incroyablement généreuse. Il suffit d'être complice de la préparation d'un acte criminel pour être incriminé ; une telle disposition serait liberticide si nous n'étions pas dans un Etat de droit. Sur l'étendue du spectre à couvrir en matière de terrorisme, je me souviens des discussions lors de l'élaboration du Livre blanc sur le terrorisme : il fut alors question d'un « libre blanc sur la menace jihadiste ». Le débat est remonté jusqu'à Matignon. Vous reconnaîtrez le caractère politiquement raisonnable de cette exclamation : « on fait un livre blanc sur le jihadisme, et j'ai l'air de quoi si la secte Aum va gazer des gens dans le métro... ». Quant à connaître le profil des terroristes, on est dans la loi des tout petits nombres. D'après un article récent du Monde, une vingtaine de Français auraient fait des stages au Pakistan : vous recensez des parcours individuels. Pour constituer un panel, on peut prendre des personnes dont les affaires sont passées en justice en France, en Allemagne, aux Etats-Unis. Vous aurez le choix entre des convertis de pure souche, comme dirait M. Le Pen, des born-again, des petits délinquants, des scientifiques... et serez bien en peine d'en dégager une loi.

M. Matthieu Guidère. - Je n'ai pas parlé d'intention en général mais d'intention agressive ou terroriste, dans le contexte du changement politique radical en Méditerranée depuis 2011. Si on ne prend pas acte de la lutte idéologique qui s'est engagée, notre espace démocratique sera envahi. Nous devons passer d'une législation sur « le faire » à une législation sur « le vouloir faire ». Cela a une vertu responsabilisante. Il est interdit de tuer, de détruire la République. Je voulais lever toute ambiguïté sur ce point parce que la culture de la peur n'a pas sa place en démocratie. Enfin, non seulement il n'y a pas de profil-type, mais je suis farouchement opposé à toutes les tentatives d'explication du passage à l'acte, quelles qu'elles soient, sociologiques, psychologiques ou encore intégrationnistes, parce qu'on le veuille ou non, expliquer le terrorisme, c'est le justifier.

M. David Assouline, président. - Votre réflexion sort du cadre législatif strictement anti-terroriste, pour se rapprocher de la législation punissant l'incitation à la haine par exemple - on en trouve des exemples dans la législation sur la presse. La particularité de la législation française tient en ceci : si l'intention de passer à l'acte est suffisamment avérée, on peut punir, ce qui permet d'être dans la prévention. En revanche, sur le champ idéologique, qui se cache parfois derrière la religion, on ne peut punit pas le prédicateur, mais celui qui l'écoute pour commettre un acte.

Encore une fois, merci à tous d'avoir participé à cette table ronde.

Dispositifs de lutte contre le terrorisme - Audition de M. Olivier Christen, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris

M. David Assouline, président. - Nos premières auditions ont eu lieu ce matin sous forme de table ronde. Un certain nombre d'experts nous ont éclairés et ont balisé les sujets sur lesquels nous allons nous concentrer au fur et à mesure de nos travaux.

Je veux remercier M. Christen, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, qui a su trouver le temps pour répondre favorablement à notre demande d'audition.

La commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois a décidé de réaliser ce travail avec un souci de recul par rapport à l'actualité. Nous n'enquêtons donc pas sur les faits ni sur la façon dont les opérations concernant les drames de Montauban et de Toulouse ont pu avoir lieu. Un débat public s'est néanmoins engagé sur le point de savoir si les dispositifs législatifs actuels sont adéquats et suffisants. S'agit-il d'une question législative, de moyens ou d'organisation ? Il serait anormal que ce débat ait lieu partout sauf dans l'enceinte parlementaire ! Je constate que les quatre experts que nous avons entendus ce matin sont tous reçus sur les stations de radio ou sur les plateaux de télévision depuis trois semaines.

Nous sommes ici chargés de faire la loi. C'est dans cet esprit et pour apporter notre expertise que nous avons décidé d'entendre ceux qui sont en première ligne dans l'utilisation des lois sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme : des policiers, des magistrats et des hauts fonctionnaires qui sont aux responsabilités...

C'est en nous abstenant de toute polémique partisane ou électorale, avec la volonté de faire avancer les choses, que nous vous auditionnons. C'est le Sénat et sa commission pour le contrôle de l'application des lois qui vous reçoivent.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Le point qui nous intéresse concerne le fait de savoir si le dispositif paraît suffisant ou non. Dans ce dernier cas, qu'y manque-t-il ? Avez-vous le sentiment que le dispositif a été bien mis en oeuvre ou qu'il aurait pu l'être différemment ? Ceci sans mettre en cause les policiers, les gendarmes ou les magistrats qui ont oeuvré durant ces événements tragiques et qui ont accompli leur devoir avec beaucoup de professionnalisme.

M. David Assouline, président. - Pour certains, ce matin, les dispositifs n'étaient pas plus focalisés sur un type de terrorisme que sur un autre, la France, depuis 1996, n'ayant pas connu de morts dans un attentat terroriste. Ces dispositifs ont jusqu'à présent porté leurs fruits mais certains ont évoqué une certaine mutation du terrorisme. Devons-nous faire évoluer la législation en fonction de cet aspect des choses ?

M. Olivier Christen. - Merci pour votre invitation.

Je suis magistrat depuis un certain nombre d'années. Il me paraissait normal, compte tenu de mes fonctions, de répondre à l'invitation d'une commission parlementaire, qui plus est sur ce sujet, mon travail consistant à mettre en application les lois que vous votez par ailleurs.

Je vous propose de dresser le tableau des lois antiterroristes telles qu'elles existent actuellement et de vous en expliquer mon approche. Je serai ensuite à votre disposition pour répondre à toute question complémentaire.

Tout le dispositif antiterroriste français, s'il repose sur plusieurs intervenants, fonctionne autour d'un pivot central qui est le dispositif judiciaire. Ne sont en fait terroristes au sens de la loi que les personnes déclarées comme telles par des juridictions judiciaires. Tous les services qui interviennent n'ont pour objectif que d'identifier, interpeller et présenter devant les juridictions françaises les personnes qu'ils suspectent d'actes de terrorisme.

En second lieu, si les textes actuellement en vigueur en France prévoient pour un grand nombre des mesures exceptionnelles sur lesquelles je reviendrai, aucune pratiquement ne prévoit de mesures d'exception. Si cette justice est en partie exceptionnelle, c'est du fait des pouvoirs qui sont conférés aux intervenants. La fin de la justice d'exception est marquée, en France, par la suppression de la Cour de sûreté de l'État, en 1981, qui jugeait jusqu'alors les actes de terrorisme. Depuis, le principe est de faire juger les actes de terrorisme par les juridictions de droit commun.

Si ce débat semble clos en France, il ne l'est pas complètement dans toutes les sociétés occidentales. La France a fait le choix d'un seul système judiciaire en matière de terrorisme, sans répression parallèle, militaire ou autre, comme c'est le cas aux États-Unis notamment, qui n'ont pas totalement tranché cette question. Je ne reviens pas ici sur les débats sur le statut des prisonniers de Guantanamo...

Depuis la loi du 9 septembre 1986, les dispositions qui fondent la justice antiterroriste en France reposent sur les deux piliers classiques du droit pénal, le droit pénal de fond -avec les dispositions du code pénal- et le droit pénal de forme -avec celles du code de procédure pénale.

Quels sont les grands principes généraux qui encadrent les dispositions de chacun de ces deux piliers ? En droit pénal de fond, les dispositions sont celles entrées en vigueur lors de la promulgation du nouveau code pénal le 1er mars 1994. C'est à ce moment que le terrorisme a été redéfini en droit français. Certaines infractions y sont qualifiées de terroristes lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.

La liste reprend les infractions de droit commun les plus classiques. Elle n'appelle pas de commentaire particulier mais des réformes sont en revanche venues compléter ce dispositif initial, non seulement en prévoyant la répression de terrorisme spécifique, comme le terrorisme écologique, réprimé depuis la loi du 9 mars 2004 ou les différentes formes de financement du terrorisme, réprimées depuis la loi du 15 novembre 2001 et, en ce qui concerne la non-justification des ressources, depuis la loi du 18 mars 2003.

A mon sens, l'infraction la plus importante créée dans le dispositif de droit pénal français depuis le 1er mars 1994 est l'association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme (AMT), réprimée par l'article 421-2-1 du code pénal et entrée en vigueur avec la promulgation de la loi du 22 juillet 1996.

Ce texte constitue le coeur de la lutte antiterroriste en France. Il permet de poursuivre devant les juridictions toute association de personnes, même si une seule est identifiée, s'il apparaît qu'une seconde personne existe, dès lors qu'elles sont associées pour préparer des actes de terrorisme, y compris dans le cas où le degré de préparation est faible. Tout ce qu'exige la jurisprudence, c'est que les faits de préparation soient matérialisés, ne serait-ce que par un simple échange de courriers électroniques, même si les actes préparés n'ont jamais été commis.

Cette disposition pénale permet de réprimer les actes de façon préventive et est particulièrement enviée par beaucoup de systèmes judiciaires étrangers. Elle a en effet fait ses preuves et est généralement présentée comme ayant permis d'éviter -terrorisme indépendantiste mis à part- les actes terroristes comme ceux qui ont frappé la France dans les années 1980.

Cette infraction présente toutefois ses limites puisqu'elle ne permet de réprimer qu'une association et non d'appréhender ce qu'on appelle depuis une quinzaine de jours les « loups solitaires », pour lesquels nous ne disposons pas actuellement du cadre qui permettrait de les appréhender à titre préventif.

Il faut dire que cette infraction est très souvent critiquée. Considérée comme liberticide, elle est parfois présentée comme la répression de la pensée au-delà du passage à l'acte. Je pense qu'il s'agit là d'une présentation caricaturale. La jurisprudence est en effet assez stricte dans l'appréhension de ce délit et exige que les actes soient matérialisés. Toute la difficulté réside dans la définition du niveau. L'intention doit être claire et se situer au-delà d'un simple discours tenu en public entre deux personnes.

J'évoquais les échanges de mails : ils ont servi de fondement à des poursuites pour des infractions à condition qu'ils aient servi à établir des actes préparatoires, comme les repérages. La matérialisation peut être légère mais les actes qui fondent cette matérialisation doivent être précis.

Un point manque aujourd'hui en droit pénal de fond, du fait de l'absence de réforme récente : il s'agit de l'appréhension du jihadisme médiatique, que vos interlocuteurs de ce matin ont peut-être abordé. Celui-ci a été présenté, notamment par Al-Qaïda, comme une part réelle du jihadisme islamiste ; en droit français, il est aujourd'hui uniquement appréhendé sous l'angle de l'apologie de faits de terrorisme ; or, l'apologie, qui est le fait de provoquer est davantage conçue dans la loi de 1881 comme une façon de fixer les limites nécessaires à la liberté de la presse, n'est pas perçue comme une base à partir de laquelle des groupes peuvent se constituer.

Je trouve pour ma part que fort peu d'actions sont engagées contre les sites montés en France qui organisent de véritables recrutements et donnent des conseils pour commettre des actes terroristes. Le régime de la loi de 1881 est, comme vous le savez, extrêmement complexe ; l'apologie, ne figurant pas dans la liste de l'article 421-1 que j'évoquais à l'instant, ne peut servir de fondement à l'infraction d'association de malfaiteurs terroriste. La jurisprudence s'est prononcée sur ce point et est aujourd'hui très claire.

Le socle procédural existe depuis la loi du 9 septembre 1986, date de la centralisation à Paris de l'ensemble du système judiciaire antiterroriste. Cette approche s'est montrée quelque peu originale à l'époque et se révèle aujourd'hui efficace. On la retrouve par exemple en Espagne ou en Belgique.

Le système centralisé est efficace pour un certain nombre de raisons, non seulement en matière de spécialisation mais également de moyens. Il faut reconnaître que ceux-ci sont extraordinaires en matière judiciaire, voire policière. Sans vouloir paraître trop prétentieux, l'engagement des gens qui travaillent dans ce domaine aide également à sa réussite. La centralisation permet par ailleurs une meilleure coopération internationale dans une matière pour laquelle celle-ci est fondamentale. Si la lutte contre l'Euskadi Ta Askatasuna (ETA) a connu un tel succès, c'est indéniablement parce que la coopération entre la France et l'Espagne s'est montrée brillante dans ce domaine. On pourra relever qu'en revanche, l'Italie, qui ne connaît pas de système centralisé, est souvent critiquée en matière de coopération internationale. C'est un pays avec lequel il est plus compliqué de coopérer dans le domaine de la lutte antiterroriste qu'avec les deux précédemment cités pour cette raison d'absence de centralisation. Nous ne partageons donc pas avec l'Italie les mêmes relations qu'avec nos homologues des autres Etats, avec lesquels nous formons une sorte de communauté.

Si dès 1986, des moyens procéduraux exceptionnels ont été prévus ; ils ont été énormément réformés, voire abrogés et englobés dans d'autres mesures. Peu de dispositions exceptionnelles prévues en 1986 outre celles relatives à la centralisation existent encore. L'essentiel de l'arsenal spécifique est aujourd'hui englobé dans celui prévu en matière de criminalité organisée refondu par la loi du 9 mars 2004. C'est notamment le cas pour tout ce qui relève des infiltrations, sonorisations, surveillances, perquisitions de nuit ou écoutes téléphoniques dans le cadre de l'enquête.

Quelques spécificités demeurent comme les mesures de garde à vue, qui peuvent être portées à six jours en matière de lutte contre le terrorisme ; la possibilité d'étendre encore de deux jours au-delà des quatre premiers existe depuis la loi du 23 janvier 2006 mais n'a été utilisée qu'une seule fois depuis cette réforme. Cette disposition n'est applicable qu'en cas de risque d'attentat imminent.

Depuis la loi du 14 avril 2011, l'avocat intervient dès la première heure, même en matière de terrorisme et non à la soixante-douzième heure, ainsi que cela a été écrit dans un quotidien du soir. La possibilité de repousser jusqu'à la soixante douzième heure le droit à l'assistance d'un avocat en matière terroriste n'a été utilisée qu'une seule fois depuis cette réforme du 14 avril 2011, dans le cadre de l'affaire de Toulouse, de façon marginale : dans la mesure où les personnes devant être interpellées étaient toutes de la même famille, j'ai souhaité qu'on s'assure qu'il n'y ait pas d'interférences tant que chacune n'avait pas été interpellée. Compte tenu du déroulement des événements, ce report a été limité à une heure et les personnes placées en garde à vue ont toujours été entendues en présence de leur avocat.

La durée de la détention provisoire peut être portée à trois ans pour les faits d'association de malfaiteurs terroristes et quatre ans pour les crimes en matière de terrorisme. La prescription allongée de l'action publique, ainsi que de la peine, est depuis le 9 mars 2004, de vingt ans pour les délits et de trente pour les crimes.

Les dernières réformes de la procédure pénale ont conduit à une sorte de rééquilibrage entre la place du parquet et de l'instruction dans la lutte contre le terrorisme ; toutes les réformes intervenues depuis le début 2000 ont eu tendance à élargir les pouvoirs du parquet. Cela a permis à l'instruction de se consacrer aux procédures dans lesquelles les personnes sont identifiées et surtout détenues. Le parquet, disposant désormais de moyens d'enquête efficaces joue un plus grand rôle de tri sur la phase antérieure.

On peut estimer que les réserves faites par la loi du 9 mars 2004 sur l'utilisation des sonorisations constituent aujourd'hui un manque dans la procédure pénale. Si l'on peut comprendre qu'elles aient été limitées au cadre de l'instruction en 2004, s'agissant d'une mesure nouvelle dans le dispositif français, aujourd'hui, le juge des libertés et des détentions contrôle fort bien les mesures coercitives du parquet, ce qui devrait permettre d'élargir le champ de mise en oeuvre de cette technique d'investigation et d'autoriser leur emploi dans le cadre de l'enquête parquet.

M. David Assouline, président. - Le système judiciaire français de lutte contre le terrorisme a souvent été modifié ; une quinzaine de lois, ces dix dernières années, concernent la lutte antiterroriste. Certaines sont plus importantes que d'autres, notamment celle de 2006, qui est une loi globale. Selon vous, faut-il compléter cette législation et, si oui, sur quels points précis ?

Un des intervenants, lors la table ronde de ce matin, disait qu'il vaut mieux privilégier la prévention mais que la législation actuelle ne nous permet pas vraiment de mettre hors d'état d'agir ceux que l'on a repérés.

Un autre intervenant, M. François Heisbourg, a dit exactement l'inverse en affirmant que beaucoup de législations étrangères sont nettement moins en avance que la nôtre sur ce point ; il a ajouté que beaucoup de pays démocratiques nous envient notre législation. Je suis d'accord avec vous pour dire qu'il ne faut pas caricaturer et je ne pense pas que notre législation en la matière soit liberticide. On peut cependant estimer que si nous n'étions pas dans un Etat de droit et une vieille démocratie qui compte beaucoup de contre-pouvoirs, ces dispositions pourraient permettre certains abus.

Vous affirmez que ces mesures peuvent ne pas être suffisantes. J'aimerais que vous précisiez votre pensée. Il y a sur le territoire des gens qui défendent idéologiquement le fait de tuer ou de passer à l'acte. Il n'existe pas d'arsenal pour lutter contre, mis à part en matière de lois sur la presse ou d'incitation à la haine raciale. Seuls ceux qui préparent un acte terroriste ou qui le commettent sont poursuivis. Il y a là un problème mais comment légiférer sans paraître liberticide ?

D'autre part, la centralisation des services antiterroristes vous semble-t-elle adaptée à la lutte contre les nouvelles formes de terrorisme que l'on vient d'évoquer ?

Un directeur des renseignements qui s'est exprimé dans la presse a laissé entendre que la DGSE n'a pas suffisamment informé la DCRI. Cette collaboration entre les services, ainsi que la coopération internationale, vous semblent-elles suffisantes ?

Enfin, vous paraît-il possible de pénaliser la consultation des sites faisant l'apologie du terrorisme ou proposant la fabrication de bombes artisanales ? La législation en matière de pédopornographie est-elle transposable à la lutte contre le terrorisme ?

La parole est aux membres de la mission...

M. Jean-Pierre Michel. - Quand la justice peut-elle qualifier un acte de terroriste ? Au moment du jugement ? Avant ? L'assassinat récent des trois militaires ne paraissait pas constituer un acte terroriste ; je crois savoir que le parquet de Toulouse avait été saisi. Puis ce meurtre a été qualifié comme tel. Pourquoi ? Un crime raciste perpétré par une personne isolée est-il un acte terroriste ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Les parquets qui suivent les affaires de terrorisme sont-ils centralisés à Paris ? Existe-t-il des antennes locales ? A quel moment le basculement s'opère-t-il et pour quels motifs ?

Cette centralisation, qui permet de mettre des faits en synergie, n'exige-t-elle pas la mise en place des compétences locales en lien avec le parquet antiterroriste afin que l'alerte puisse être déclenchée au bon moment ?

Enfin, avez-vous le sentiment d'avoir manqué d'outils juridiques pour pouvoir agir alors que le parquet avait des présomptions ?

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. - Ma question concerne également la qualification de terrorisme. J'ai à l'esprit beaucoup d'exemples, en particulier celui de Julien Coupat, dont l'action a été préventivement qualifiée d'acte terroriste et pour qui les mesures antiterroristes se sont appliquées dès sa garde à vue. On pourrait aussi citer le cas de Hicheur, dont le procès a lieu actuellement. J'ai également en tête le cas d'une jeune française de Batasuna, parti interdit en Espagne mais non en France...

A partir de quoi et quand la justice décide-t-elle de qualifier une infraction d'acte terroriste ?

M. Olivier Christen. - Un certain nombre des questions que vous avez posées sont au coeur de débats qui existent dans les services en charge de cette matière.

Vous m'avez demandé s'il était selon moi utile de compléter ou de réformer la législation. Je pense que les piliers qui existent donnent globalement satisfaction. On peut se féliciter qu'il n'y ait pas eu d'acte majeur en France depuis 1996. C'est une vraie réussite en matière de lutte contre le terrorisme. Dans la même période, Londres, Madrid et New York ont été frappées de façon dramatique par Al-Qaïda ou par d'autres mouvances. Or, la France, bien que présentée comme une cible prioritaire pour Al-Qaïda n'a pas été touchée sur son sol. En ce sens, il n'est donc point besoin d'une réforme globale.

En revanche, des adaptations peuvent être nécessaires par rapport à l'évolution du terrorisme. Vous indiquiez que, si nous n'étions pas dans un Etat de droit, la législation anti-terroriste constituerait un système redoutable. Sans vouloir botter en touche, j'aurais tendance à répondre que si nous n'étions pas dans un Etat de droit, ce ne serait pas cette législation qui serait le problème majeur. Nous sommes dans un Etat de droit et la qualification terroriste est contrôlée par toute la chaîne des juridictions. La loi du 14 avril 2011 réformant la garde à vue a été une excellente réforme qui a permis aux personnes interpellées d'être assistées par un avocat depuis le début.

J'ai bien dit qu'on n'avait jamais utilisé la possibilité de différer l'assistance de l'avocat, sauf dans un cas, durant une heure, le temps de procéder aux interpellations nécessaires, démontrant ainsi que le parquet de Paris est attaché au fait que la défense puisse intervenir dès le début. C'est une garantie pour les personnes qui doivent comparaître.

La seule limite de l'AMT concerne sa faculté à prévenir les actions de personnes isolées. Il existe selon moi des voies de réflexion et l'on peut ainsi prévoir la poursuite de personnes préparant seules des actes terroristes. Si une telle infraction était créée, il faudrait toutefois qu'elle soit strictement encadrée et les exigences devraient être plus fortes qu'en matière d'AMT. Certains actes pourraient être listés dans la loi -acquisition d'armes ou autres infractions qualifiables- en plus de l'entreprise terroriste individuelle. Ce serait une forme de garantie.

Un individu détenteur d'armes qui a conduit une entreprise terroriste pourrait être poursuivi sous cet angle et non du seul fait d'une détention d'armes fut elle pénalement aggravée, qui n'a pas le même objectif. C'est une piste qui doit être approfondie.

J'ai également indiqué qu'il existait un souci par rapport à la poursuite du jihadisme médiatique. Vous m'interrogez sur la pénalisation de la consultation régulière de sites jihadistes. Je n'ai pas à me prononcer sur l'opportunité de cette criminalisation : ce n'est pas mon rôle. Ce que je peux préciser c'est qu'il existe deux types de site jihadiste. Les premiers font l'apologie du terrorisme et en glorifient les actes. Les seconds indiquent la manière de se réunir, de rejoindre les zones de jihadisme connues -Pakistan, Waziristan et certains pays de la zone sahélienne- précisent des points de rencontre. On est ici au-delà de la simple apologie. Ce sont des sites qui tentent de pousser les gens à commettre une infraction. Il serait intéressant de faire en sorte que la création ou l'administration de ces sites relèvent de l'association de malfaiteurs terroristes. On comprend pourquoi cela n'a pas été fait en 1996, Internet n'ayant alors pas le rôle qu'il a aujourd'hui.

Dans un autre domaine, le fait de placer un microphone chez un particulier -ce qu'on appelle la « sonorisation »- n'est pas ouvert à l'enquête. Ainsi que je l'ai déjà évoqué, compte tenu de l'existence et des fonctions du juge des libertés et de la détention, ceci pourrait évoluer. C'est un frein dont je ne comprends pas l'utilité aujourd'hui. Il en va de même des réformes de mars 2011 sur la captation des données informatiques.

Le « keylogger », dispositif qui permet de consulter à distance l'activité informatique d'un tiers, a été réservé à un seul cadre, celui de l'instruction. Je comprends le parallélisme qui a pu être fait avec la sonorisation mais il existe aujourd'hui des moyens dans notre dispositif législatif pour faire contrôler la mise en oeuvre de ce genre de mesure par des magistrats du siège si leur emploi était nécessaire dans le cadre de l'enquête. C'est une entrave aux capacités d'enquête qui ne se justifie pas.

Voilà ce qui pourrait selon moi évoluer sans réforme de base.

La centralisation est-elle adaptée à la forme la plus nébuleuse de certains développements terroristes ? Ne serait-il pas intéressant de disposer d'antennes sur le territoire ?

Le code de procédure pénale prévoit une concurrence entre les parquets locaux et le parquet de Paris en matière de terrorisme, comme cela existe en matière de criminalité organisée avec les juridictions interrégionales spécialisées. Historiquement, on comprend pourquoi, la plupart des actes de terrorisme étant intervenus dans la capitale. Ceci entérinait dans la législation une situation de fait.

Ainsi que je l'ai indiqué, l'intérêt réside dans la spécialisation et l'efficacité. En matière de coopération internationale, point clé dans cette matière, c'est un gage de réussite. Sur le plan territorial, même si la France est un grand pays on peut aujourd'hui en rejoindre n'importe quel point assez facilement: Nous disposons de capacités de projection efficaces et nous nous déplaçons très facilement sur le territoire en cas de besoin.

Quant à la question de la remontée des informations locales vers Paris, il ne faut pas confondre le système judiciaire centralisé à Paris -parquet, poursuites, etc.- et le système d'investigations. Pour ces derniers si les directions centrales de la police se trouvent à Paris, ou pour certaines de la matière à Levallois-Perret, des antennes, à la formation desquelles je participe, sont dans tous les services régionaux de France. Ce sont des relais directs avec les directions centrales.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - On a entendu dire dans la presse qu'une main courante avait été déposée concernant un individu par ailleurs repéré comme présentant des risques. Le procureur de Toulouse a dû en avoir connaissance. Était-il outillé pour prendre une décision opportune ?

M. Olivier Christen. - La remontée de l'information se fait à tous les niveaux -le nôtre, celui de la police judiciaire et celui de la DCRI. Les parquets, en France, sont sensibilisés très tôt à ces sujets. J'interviens chaque année à l'École nationale de magistrature (ENM) devant les nouveaux substituts pour leur rappeler le fonctionnement et les contacts qu'ils doivent avoir avec nous.

On a tous les jours des contacts avec les parquets de France qui nous exposent des cas qui leur posent question afin de savoir si cela nous intéresse ou non. Le fonctionnement est assez classique : il consiste à transmettre les informations aux services de police spécialisés, qui vont eux-mêmes les recouper avec d'autres éléments obtenus localement ou nationalement pour savoir s'il est intéressant ou non de les faire remonter la saisine vers Paris.

Lorsque le parquet antiterroriste de Paris ne se saisit pas, ce n'est pas lui qui dirige les investigations mais les choses peuvent évoluer : tel point peut apparaître comme relevant de la criminalité de droit commun et, six mois après, être relié à des faits de terrorisme. Ainsi, les clandestins de l'ETA vivent dans une totale clandestinité et volent pour se déplacer des voitures qu'ils conservent quelques semaines ou quelques mois, les détruisant ensuite en les brûlant. Le mode opératoire consiste à voler en province un véhicule sur lequel son propriétaire a laissé les clés, pour aller chercher son pain par exemple. Les clandestins utilisent un système de « doublette » constitué par des plaques d'immatriculation qui correspondent au même modèle et à la même couleur de véhicule. Les contrôles de police ou de gendarmerie ne détectent ainsi pas le véhicule comme volé lors d'un contrôle. On ne peut se saisir de tous les vols de véhicules qui sont réalisés selon ce mode, les membres de l'ETA n'étant pas les seuls à utiliser cette façon de faire. La plupart de ces vols ne nous concernent pas mais ils sont tous signalés. Lorsque ce point est recoupé avec un autre, nous nous saisissons des faits.

Le lien se fait systématiquement en accord avec le parquet local. Les services de police suivent cela de très près puisque ce sont eux qui tiennent les bases. La centralisation ne nuit donc pas à la remontée d'informations.

Il faut rappeler également qu'il n'existe pas tant d'affaires que cela en France. Tout cumulé, ma section ouvre à peu près entre 200 et 300 enquêtes par an ; elles vont déboucher sur une vingtaine ou une trentaine de cas sérieux. Décentraliser n'apporterait aucun bénéfice en la matière, même si les grandes agglomérations comme Lyon, Marseille ou Bordeaux auraient probablement les capacités de traiter ce genre de contentieux -sans compter, ce qui serait compliqué pour le législateur, qu'il serait toujours intéressant de centraliser un certain nombre de faits de cette nature.

En effet, si le législateur décidait de décentraliser, cela poserait une vraie difficulté pour certains contentieux. La lutte contre l'ETA, répartie entre six ou sept points du territoire, n'aurait plus l'efficacité qu'elle a eue, qui a connu des résultats particulièrement satisfaisants.

L'autre question que vous m'avez posée est la plus compliquée et concerne la qualification terroriste. Entendons nous bien : jusqu'à ce que les personnes mises en cause pour terrorisme soient déclarées coupables, toutes sont présumées innocentes ce qui, dans la bouche d'un magistrat, n'est pas neutre. C'est le sens même des dispositions du code pénal.

J'ai bien compris que votre question portait sur le fait de savoir à quel moment on appliquait à ces personnes les dispositions relatives au terrorisme. Les cas les plus simples sont ceux dans lesquels les gens se revendiquent d'associations internationalement considérées comme terroristes -ETA, PKK, Al-Qaïda...

La plupart des gens ne se revendiquent toutefois pas d'un mouvement terroriste ou considéré comme tel. La qualification terroriste est fondée sur les faits et sur le mobile qui apparaît les avoir conduit à leur commission. Les investigations permettent d'approfondir ce point qui sera ensuite tranché par le Tribunal.

M. David Assouline, président. - Qu'en est-il du Hezbollah ?

M. Olivier Christen. - C'est un vrai débat. La France n'a pas établi de listes d'organisations terroristes. Les seules qu'elle reconnaît sont celles de l'ONU et du Conseil de l'Europe. Nous sommes régulièrement sollicités, au titre de la coopération internationale, par les États-Unis qui disposent d'une liste d'organisations terroristes sur laquelle figure le Hezbollah. Nous répondons systématiquement que le Hezbollah ne figure pas sur la liste du Conseil de l'Europe. Cela entraîne certains problèmes, notamment diplomatiques mais si les membres du Hezbollah commettaient en France des actes répondant à la définition que j'ai donnée, rien ne m'empêcherait de les qualifier de terroristes.

Les États-Unis demanderaient la même chose vis-à-vis de membres d'Al-Qaïda, notre approche serait très différente, cette organisation figurant sur la liste du Conseil de l'Europe.

Quant aux autres cas, on examine si ceux-ci répondent ou non à la définition de l'article 421-1 du code pénal. On se décide pour un cas ou un autre à partir du moment où l'on estime objectivement que l'on sort de la sphère de la vengeance privée.

Nous siégeons ici à huis clos, je puis donc en parler : nous ne nous sommes saisis de l'affaire toulousaine que le lundi, le premier assassinat commis à Toulouse étant apparu comme un meurtre banal, sans qu'aucun élément ne permette de le relier à l'activité militaire. Lorsque les trois militaires ont été assassinés à Montauban, le parquet antiterroriste et les services ont été mis en alerte. Les investigations ont cherché à déterminer s'il existait des liens privés entre ces personnes.

A partir du lundi 19 mars au matin, le mode opératoire étant le même que les précédents et la cible ayant changé de nature, on changeait de type d'acte et on pouvait raisonnablement considérer que ceux-ci étaient destinés à créer l'intimidation et à répandre la terreur.

C'est pourquoi nous avons pris la décision de revendiquer notre compétence, en plein accord avec le parquet de Toulouse. Nous sommes en compétence concurrente avec les parquets locaux mais à chaque fois que le parquet de Paris est intéressé par la compétence d'une affaire, il faut que le parquet local soit d'accord pour s'en dessaisir. L'intérêt de se saisir ainsi réside dans le fait que lorsque le parquet local est en flagrance, nous conservons ce cadre d'enquête. Il n'est pas nécessaire de clôturer la procédure pour nous la transmettre. Tout se passe sur un simple appel téléphonique. Cela permet une totale continuité des investigations. Ce n'est plus le procureur local qui dirige l'enquête mais le procureur de Paris ou ses services. Dès lors, on peut, compte tenu de la qualification pénale, utiliser les mesures exceptionnelles dont je parlais.

Certains cas font toujours débat devant les juridictions : le cas auquel vous faisiez référence sera sans doute largement évoqué devant le tribunal correctionnel de Paris. C'est lui qui décidera. L'appréciation objective relève de l'autorité de poursuite. Le juge d'instruction peut être d'accord ou non avec celle-ci ; au bout du compte, c'est le tribunal correctionnel ou la cour d'appel qui tranchera.

M. David Assouline, président. - Il reste deux séries de questions...

Mme Corinne Bouchoux- J'ai assisté à Angers à une conférence de Tariq Ramadan. L'ambivalence de ses propos m'avait quelque peu troublée. Que devient cette personne ?

Par ailleurs, on m'a signalé qu'Angers figurait au rang des villes sensibles s'agissant de la question des islamistes et des dangers potentiels qu'ils représentent. Quels sont les critères d'une ville sensible ? On ne s'en est pas vraiment aperçu sur le terrain. S'il existe des dangers, un certain nombre d'élus n'en ont pas été informés...

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Eu égard à ce que l'on a vécu, pensez-vous qu'il faille changer les lois ? Faut-il revoir l'infraction d'association de malfaiteurs ? L'arsenal législatif vous paraît-il suffisant ?

En second lieu, vous avez évoqué la pénalisation de la consultation de sites. Ai-je bien compris qu'il faudrait selon vous établir une distinction entre les sites ?

Enfin, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) apparaît comme une organisation terroriste et maffieuse qui procède à de nombreux enlèvements. Pensez-vous que nous disposions des moyens pour y faire face, compte tenu de l'évolution du contexte international ? Je pense ici à ce qui se passe au Mali ou en Libye. Quelle est votre appréciation et de quels moyens disposez-vous plus généralement en tant que section antiterroriste ?

M. Olivier Christen. - S'agissant de la première question, ce n'est pas moi qui définis les points sensibles du territoire. Je suis magistrat et non membre des services de renseignement. Je n'ai pas de contrôle sur ce qu'ils font. Je n'ai aucune connaissance professionnelle sur les liens entre la DGSE et la DCRI. Ce n'est pas mon travail et je n'ai vocation à contrôler ce que font ces services. La justice intervient quand des infractions sont commises et non pour contrôler des personnes dont le comportement serait suspect.

Quant à la collaboration entre les uns et les autres, la coopération inter polices, j'ai pu le constater à Toulouse, a été exceptionnelle sur ce dossier. La rapidité avec laquelle l'intéressé a été identifié a été remarquable et tient à une coopération plus qu'efficace dans ce domaine.

Concernant M. Tariq Ramadan, je ne sais pas, ne disposant pas d'information professionnelle sur l'intéressé.

J'en arrive au besoin de réformes. La loi de 1986 était destinée à améliorer la lutte contre les attentats, après la vague des années 1980. L'infraction d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste a été créée en France en 1996, après la vague d'attentats de 1995, pour répondre à ce type de menace. Aujourd'hui, l'évolution des mouvements radicaux est plus difficile à appréhender. C'est une vraie question qui, face aux manques qui existent, devrait être posée au plan législatif.

Monsieur le Président, vous avez parfaitement résumé mon point de vue vis-à-vis au jihadisme médiatique. Il faut faire la distinction entre les deux types de site. L'un est préoccupant ; l'autre peut toujours être poursuivi sous l'angle de l'apologie. Les dispositions sur l'apologie du terrorisme existent. Je les crois utiles mais insuffisantes car elles ne permettent pas d'appréhender une autre utilisation de ce média...

M. David Assouline, président. - Deux prédicateurs, qui viennent régulièrement au congrès de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui a pignon sur rue et qui réunit 100.000 personnes au Bourget, dont l'un est d'origine égyptienne et vit au Qatar, tiennent des propos tout à fait répréhensibles en France. Dire que les nazis menaient une mission divine en exterminant les Juifs et que les musulmans devraient la poursuivre constitue un appel au meurtre, antisémite et raciste !

L'interdiction de pénétrer sur le territoire et le fait qu'ils ne sont pas les bienvenus leur ont été signifiés. Peut-être ne viendront-ils pas... Probablement y en aura-t-il d'autres ; le Président de la République a d'ailleurs fait expulser cinq prédicateurs dont les propos étaient déplacés.

Comment pénaliser ces propos ? Faites vous un lien avec de possibles passages à l'acte ? Cela relève-t-il de l'incitation à la haine raciale ? A-t-on de quoi le combattre ?

M. Olivier Christen. - Les décisions d'expulsion relèvent des juridictions administratives et non de la mienne. Sur le plan judiciaire, les dispositions existent : il s'agit de l'article 24 de la loi de 1881 ainsi que des nombreuses modifications que cette loi a connues, qui répriment la haine raciale.

M. David Assouline, président. - Est-elle suffisamment appliquée ?

M. Olivier Christen. - Le régime de la loi de 1881 est complexe. Je ne suis pas spécialiste du droit de la presse et mon service ne poursuit pas ce type d'infraction. C'est un sujet difficile d'approche en termes de qualification et de prescription. Des amendements proposés lors de la loi du 14 mars 2011 avaient été rejetés. Ils prévoyaient d'élargir la prescription de l'action publique concernant l'apologie de terrorisme, à l'instar de ce qui existe dans l'apologie des crimes de guerre, dont la prescription est plus longue.

Les juridictions sont généralement timides en matière de poursuite relative à l'expression de la pensée, considérée comme une liberté fondamentale. Il faut en outre savoir que la poursuite de l'apologie du terrorisme n'est pas centralisée. Chaque tribunal, en France, peut exercer des poursuites.

Enfin, s'agissant d'Aqmi, chaque fois que des Français sont victimes de crimes terroristes à l'étranger, des enquêtes sont ouvertes à Paris. J'ai eu l'occasion de me rendre à Niamey à l'occasion de l'enlèvement des deux jeunes Français qui ont ensuite été tués au Mali.

La coopération nous permet d'ouvrir des investigations, de disposer de tous les éléments permettant de délivrer à terme des mandats d'arrêt contre les auteurs de ce type d'acte et de constituer un dossier pour les faire éventuellement condamner.

J'explique aux familles des victimes, lorsque je les rencontre, qu'il faut être extrêmement patient pour obtenir justice. Senussi, qui est mis en cause comme l'un des commanditaires de l'attentat contre le DC 10 d'UTA, a été arrêté en Mauritanie il y a quinze jours. Une demande d'extradition a été déposée par la France. S'il est extradé, il sera jugé à nouveau devant la cour d'assises de Paris, vingt ans après les faits ! Carlos a comparu devant la cour d'assises de Paris il y a quelques mois pour des faits commis il y a dix ou quinze ans...

S'agissant d'Aqmi, je ne suis pas diplomate et j'interviens sur des territoires étrangers. Les moyens dont je dispose ne sont donc pas totalement les miens.

J'ai les moyens de monter mes procédures, de conduire mes investigations et de solliciter la délivrance de mandats d'arrêt contre les intéressés. La coopération est excellente dans la zone sahélienne -Mauritanie, et Mali jusqu'à présent. La situation est exceptionnelle au Niger.

Toute la politique de coopération française en la matière -et c'est une bonne chose- consiste à aider ces pays à développer leur système de lutte contre le terrorisme en mettant nos moyens procéduraux à leur disposition pour que les auteurs de ces actes soient arrêtés dans leur pays et jugés par leur justice. Le tout est que justice soit rendue !

Dans l'affaire des victimes de Marrakech, nous avions ouvert une enquête à Paris mais c'est le Maroc qui a interpellé et jugé les individus mis en cause, ce qui est beaucoup plus sain. Je pense que les familles des victimes ont le sentiment que justice a été rendue.

M. David Assouline, président. - Merci d'avoir accepté de répondre à notre demande d'audition, en restant à l'écart des polémiques que je déplore, dont la commission veut également rester éloignée jusqu'au bout !

Vous avez fait la démonstration que les sujets que vous avez abordés concernent l'ensemble des représentants du peuple, quel que soit leur bord politique. Ceci permet à la compréhension et à la mobilisation d'avancer quand il le faut et à la représentation nationale d'appréhender ces questions autrement que par les prismes véhiculés par la presse, l'air ambiant, la méconnaissance, les préjugés ou les idéologies que nous véhiculons tous.

Il est très utile que cela se passe ici et non ailleurs : merci encore d'y avoir contribué !

Mercredi 4 avril 2012

- Présidence de M. David Assouline, président -

Dispositifs de lutte contre le terrorisme - Audition de M. Marc Trévidic, juge d'instruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris (TGI)

M. David Assouline, président. - Nous recevons M. Marc Trévidic, juge d'instruction au pôle antiterroriste du TGI de Paris, président de l'association française des magistrats instructeurs, dans le cadre de nos auditions sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Je remercie M. Trévidic d'avoir bravé le climat de polémique qui entoure nos travaux sur ce sujet. Ils sont pourtant au coeur même de notre mission. Après les événements dramatiques qui ont culminé avec la tuerie de Toulouse, nous voulons faire le point, non sur les enquêtes en cours, mais sur la législation en vigueur. La quinzaine de lois applicables traitant de la lutte contre le terrorisme, ont été adoptées à diverses époques. Sont-elles suffisantes ? Doivent-elles être améliorées ? Si problème il y a, concerne-t-il la législation ou plutôt les moyens, ou encore l'organisation ? Le chef de l'Etat a annoncé une évolution législative et un projet de loi sera présenté en conseil des ministres mercredi prochain. Il revient dès lors à la commission sénatoriale chargée du contrôle de l'application des lois d'examiner comment les lois en vigueur sont appliquées. Le but est d'éviter les empilements sans évaluation de l'existant, le vote de nouveaux textes alors que les décrets d'application des précédents ne sont même pas encore publiés. Nous voulons produire des lois efficaces et ajustées.

Tel est notre seul souci. Les auditions que nous avons déjà menées nous ont beaucoup appris. Il est indispensable d'écouter ceux qui mettent en pratique au quotidien les lois que nous élaborons.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - La situation est paradoxale : la commission du contrôle de l'application des lois souhaite entendre un certain nombre de personnalités qui sont en responsabilité. Celles-ci acceptent. Puis deux ministres leur interdisent de venir. Ces personnalités se sont exprimées dans la presse, mais qu'elles informent les parlementaires pose problème...

Ce matin, quatre sénateurs et quatre députés ont participé à une réunion de la délégation parlementaire au renseignement, dont les membres sont tenus au secret défense. Une conférence de presse avait été annoncée auparavant, mais nous avons décidé qu'elle n'aurait pas lieu. Pourtant, à l'issue de la réunion, des déclarations ont été faites sur son contenu. C'est pourquoi M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères, M. Didier Boulaud, son vice-président et moi-même avons rendu public un texte très court, pour préciser que ces déclarations n'engagent que leurs auteurs et que la loi a posé le principe du secret défense sur ce type de réunions. Je vous livre ces faits sans autre commentaire. Chacun voit bien le paradoxe auquel nous sommes confrontés.

M. Marc Trévidic, juge d'instruction au pôle antiterroriste du TGI de Paris. - Il est effectivement utile que les gens de terrain vous donnent leur avis sur la législation qu'ils ont à appliquer, plus ou moins facilement du reste. L'antiterrorisme est une matière très particulière. C'est le seul domaine où l'on attend 100% de résultats, c'est-à-dire 0% d'attentats. Tout passage à l'acte est perçu comme un échec, et cela en est un car le dispositif de la lutte antiterroriste est tout entier orienté vers la prévention. Les autres juges sont saisis quand le crime a déjà été commis, nous le sommes souvent avant.

Ne rêvons pas : il est impossible de garantir l'absence totale d'attentats sur le sol français. Mais il n'y avait plus eu d'attentat sur le sol national depuis celui de 1996 à la station de RER Port-Royal. Pas si mal ! Il n'y a pas forcément lieu de tout remettre en cause.

Le système, du reste, n'a pas subi de grandes modifications depuis 1986. De nouveaux textes nous ont donné des pouvoirs croissants ; nous ne pourrions pas aujourd'hui en avoir beaucoup plus. Nous avons à notre disposition tous les moyens d'investigation. Nous pouvons à peu près tout faire : sonoriser un appartement ou un véhicule, maintenir les écoutes en les renouvelant tous les quatre mois, perquisitionner où nous le souhaitons, garder à vue des personnes jusqu'à six jours ; ou encore, depuis la loi d'orientation et de programmation sur la performance de la sécurité intérieure, dite « loi Loppsi 2 », poster des espions dans les ordinateurs. Nous ne rencontrons pas de problèmes dus à nos pouvoirs d'enquête.

Ces dernières années en revanche, une concurrence s'est développée entre parquet et instruction. J'ignore si le chef de la section antiterroriste du parquet de Paris vous en a parlé hier. Quant à moi, j'ai travaillé au parquet, en 2000, avant de passer à l'instruction, je connais donc les deux côtés. Or les enquêtes préliminaires du parquet se multiplient, avec la possibilité de faire appel au juge des libertés et de la détention pour obtenir l'autorisation de perquisitions et d'écoutes, jusqu'à deux mois. Cette tendance était liée à l'idée que le juge d'instruction allait disparaître. Il convenait de démontrer que l'on pouvait faire sans lui. Les choses, depuis, ont évolué, le juge d'instruction va peut-être demeurer...

A la fin de l'enquête préliminaire, que se passe-t-il si le ministère public renonce à ouvrir une instruction ? Les écoutes administratives prennent le relais. Pendant ce temps, on sera peut-être passé à côté de choses importantes. On les découvrira sans pouvoir les exploiter dans la phase administrative. Et l'on ouvrira à nouveau une phase judiciaire. Tout cela mérite peut-être qu'on y regarde de plus près. Il y a eu une époque du « tout instruction », une autre où plus rien n'allait à l'instruction : il serait bon de parvenir à un équilibre.

Depuis la fusion entre les renseignements généraux et la direction de la surveillance du territoire (DST), réunis dans la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), les effectifs ont fondu. En 2008, 60 à 65 fonctionnaires de police du département judiciaire travaillaient avec nous ; ils sont au maximum 40 aujourd'hui. Je ne connais pas les chiffres pour la sous-direction de l'antiterrorisme ni pour la section antiterroriste de la brigade criminelle, mais je constate que leurs agents sont sollicités pour des tâches sans un grand lien avec le terrorisme. Un mail de menace, une alerte à la bombe, et tout le monde est appelé sur le pont ! Trop de temps consacré à cela, au détriment de la vraie lutte contre le terrorisme.

Faut-il faire appel d'emblée à ces agents ? Pourquoi ne pas s'adresser d'abord aux services de police traditionnels ? Il y a trois ans, une bombe avait explosé dans un cabinet d'avocats, tuant une avocate. C'est la section antiterroriste de la brigade criminelle qui avait fait l'enquête, mais on ignorait s'il s'agissait de terrorisme. Substitut du procureur au parquet chargé des affaires de terrorisme en septembre 2001, seul spécialisé sur l'islam radical, j'ai bien vu comment les choses se passaient : tout était devenu « terrorisme islamiste », un avion survolant un champ pour une opération d'épandage était dans la seconde signalé aux autorités.

Quand les moyens sont limités, il importe de bien les gérer. Or aujourd'hui on songe surtout à ouvrir le parapluie. Avec une telle méthode, on risque de tout traiter comme une routine et, dans l'engorgement et la diversité des tâches quotidiennes, faute de pouvoir se concentrer sur l'essentiel, passer à côté de choses importantes.

Le renseignement est un système de détection, qui doit faire le départ entre ce qui mérite ou non d'être porté au stade judiciaire. Le nombre des personnes potentiellement dangereuses est élevé si l'on retient le critère des voyages et du cursus personnel : depuis 1990, beaucoup de jeunes sont partis en zone sensible, Pakistan, Afghanistan, pour y subir un entraînement... Nous avons examiné les premiers dossiers en 1993 et 1994, certains ont purgé une peine de prison et sont ressortis ; ceux qui avaient fait le voyage via Londres, et qui avaient commis des attentats, ont purgé leur peine. D'autres jeunes sont allés en Irak, en Bosnie, en Tchétchénie, en Somalie pour s'entraîner. Le nombre de gens à surveiller parce qu'ils ont commis un tel passage à l'acte préparatoire est impressionnant.

En outre, depuis 2003 environ est apparu l'usage d'internet pour la propagande et le recrutement : c'est là désormais que tout se passe et certains préparent un voyage sur zone grâce à l'aide d'interlocuteurs qu'ils ne verront jamais. Il nous est donc plus difficile de réunir des preuves.

Voyez le procès récent de cet ingénieur du conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) : des échanges de mails, des intentions, un jihad virtuel en somme, mais pas de billets de train ni de rencontres discrètes, comme dans le passé. Nous travaillons beaucoup sur les réseaux internet et surtout sur leurs services annexes, accessibles par des codes et fonctionnant sur messagerie privée ; il ne s'agit plus de propagande mais d'aide opérationnelle, organisation de voyages vers les zones d'entraînement par exemple...

M. David Assouline, président. - Lors des auditions d'hier, on nous a dit que l'article 421-2- 1du code pénal concernant l'association de malfaiteurs en vue de préparer un acte terroriste n'était peut-être plus adapté aux nouveaux actes terroristes, commis par des « loups solitaires ». Qu'en pensez-vous ? Et faut-il, selon vous, réformer la législation concernant les sites internet qui font l'apologie du terrorisme, ceux qui expliquent la méthode à suivre pour fabriquer une bombe ou commettre un attentat ?

M. Marc Trévidic. - L'association de malfaiteurs en vue de préparer des actes terroristes est un délit très large, déjà décrié comme trop large. Certes, quand on est seul, on ne constitue pas une association. Mais, dans les autres cas, la définition est si large que tout peut entrer dans son champ. Nous n'avons jamais eu à traiter le cas d'une personne ayant agi complètement seule ; il y a toujours, au moins, des contacts internet. En outre, le simple fait de détenir les composants entrant dans la fabrication d'un engin explosif est une infraction, si elle est en relation avec un acte terroriste. Dès lors qu'un élément démontre la préparation d'un tel acte, l'arrestation est possible.

D'autres pays ont choisi, plutôt qu'un délit global, des incriminations séparées pour chaque infraction en relevant. Le Niger réprime directement le fait de s'entraîner au combat dans un autre pays. Gagnerions-nous en précision en découpant le délit en plusieurs ? Peut-être pouvons-nous y réfléchir...

M. David Assouline, président. - Il est rare de ne pas avoir au moins un contact, mais un terroriste en puissance peut trouver sur internet toutes les informations et les aides qu'il aurait naguère recherchées dans l'association. Les services de renseignement semblent pétrifiés à l'idée d'un acte indétectable parce que commis par quelqu'un de totalement isolé.

M. Marc Trévidic. - L'autoradicalisation via internet et non plus à la mosquée est certes possible, mais toutes les personnes arrêtées depuis 2007 l'ont été grâce aux imprudences commises sur internet, à la communication électronique. Si nous les empêchons de surfer, nous aurons plus de mal à détecter leurs agissements. Les sites pratiquant le prosélytisme peuvent toucher un large public, on peut donc souhaiter limiter cette propagande. Cependant la part la plus dangereuse de leurs activités se déroule sur messageries privées et c'est parce que nous visitons ces dernières que nous savons ce qui se passe.

M. David Assouline, président. - Les aspects de propagande relèvent de la loi sur la presse.

M. Marc Trévidic. - Celle-ci n'est pas toujours opérante face à des réseaux internationaux. Si demain on verbalise les internautes qui se sont rendus sur des sites intégristes, ils diront au tribunal qu'ils voulaient s'informer : les poursuivra-t-on pour terrorisme ?

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Nous avons un grand respect des juges, des policiers et des gendarmes qui ont oeuvré à Toulouse. Il est facile de dire ex post ce qu'il aurait fallu décider. Mais n'aurait-on pu, par une application différente de la loi, surveiller plus étroitement cet assassin qui était tout de même allé au Pakistan, en Afghanistan, avait fait des séjours en prison, avait été interrogé par la police ? Tout le monde se pose cette question. Quelle est votre réflexion sur la législation existante ?

M. Marc Trévidic. - Beaucoup de jeunes Français se rendent au Pakistan, parfois pour des motifs religieux fondés. A Lahore, le centre de la communauté Tabir, qui n'a rien de violent, en attire beaucoup. Combien de Français passent en Turquie, voie royale et discrète vers le Pakistan, l'Iran, l'Afghanistan ? La DCRI ne peut surveiller tout le monde et on ne va pas interdire d'aller dans cette zone. Pour agir, il faut avoir des éléments, qu'une personne ait acheté des armes sur internet par exemple. Il faut un point de départ.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Une étincelle !

M. Marc Trévidic. - Souvent, une enquête administrative ou judiciaire permet de creuser une piste.

M. David Assouline, président. - L'évènement s'est déroulé en trois temps. Pourquoi n'a-t-on pas réagi plus tôt ? Comment apprécier la situation et qui le fait ?

M. Marc Trévidic. - Le ministère public n'ouvre pas immédiatement une procédure d'instruction. Il arrive que le parquet garde des affaires à l'issue de la durée de flagrance. Sur ces délais très brefs, un juge d'instruction n'aurait pas fait mieux.

M. David Assouline, président. - Et le parquet ?

M. Marc Trévidic. - En ce qui concerne les militaires tués, rien ne permettait de dire d'emblée qu'on avait affaire à du terrorisme. Il m'est arrivé de traiter des vols à main armée qui se sont révélés des actes terroristes, ou même des attaques de prostituées. Inversement, le braqueur qui fait sauter un distributeur automatique de billets crée un trouble manifeste à l'ordre public, mais le terrorisme n'est en rien son affaire.

M. David Assouline, président. - Pourquoi n'a-t-on pas agi au deuxième mort ?

M. Marc Trévidic. - Pour les militaires tués, il y avait plusieurs hypothèses. La qualification de terrorisme doit être fondée juridiquement et reposer sur des critères objectifs. Il arrive que les juges d'instruction disqualifient les faits, même après l'enquête du parquet.

Mme Laurence Rossignol. - Les critères objectifs qui permettent la qualification en terrorisme sont-ils satisfaisants ?

M. Marc Trévidic. - Vaste question ! Je rappelle la définition du terrorisme : « Entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». La qualification est assez large, laissant à l'interprétation du juge une marge importante. La question des atteintes aux biens par exemple. Nous devons nous en remettre à sa sagesse !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. - Je suis d'accord avec vous sur le caractère très large de la définition. Je m'interroge pour ma part sur les moyens dévolus à la police judicaire : lui permettent-ils d'avoir une information fiable sur la détention et la vente d'armes ? Dans les arrestations récentes, on constate l'existence de ces armes et l'impuissance devant la vente de celles-ci.

M. Marc Trévidic. - La prolifération existe, on connaît la provenance des armes, historiquement à la suite de la guerre en Bosnie, actuellement par la zone du Sahel en passant par Marseille, mais on n'empêchera pas le trafic par une loi. Or, vous avez raison, c'est le noeud du problème.

M. Jacques Mézard. - Le Parlement a deux missions : élaborer la loi et contrôler l'action du Gouvernement. Par rapport aux évènements récents, la question qui se pose est de savoir si la législation actuelle sur le terrorisme est adaptée ou s'il faut la faire évoluer ? On parle des jeunes allant se former à l'étranger, n'y-a-t-il pas de groupements paramilitaires sur le territoire national ?

M. Marc Trévidic. La loi française nous donne tous les pouvoirs nécessaires, et il ne me paraît pas sain de la modifier en réaction à un fait divers. Nous voudrions limiter le prosélytisme, mais ce n'est pas une question de loi. Ce qui peut nous permettre de progresser, c'est l'arrêt des querelles de chapelle entre le parquet, l'instruction, la sous-direction anti-terroriste (SDAT), la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).... Voilà ce qui nuit à l'efficacité. Sur le territoire national, le problème est comment éviter le prosélytisme.

M. David Assouline, président. - Des structures spécialisées ont été récemment créées dans les instances judiciaires chargées du terrorisme, comment se passe la coordination entre elles ?

M. Marc Trévidic. - Les guerres entre le parquet et l'instruction, la police judiciaire et la DCRI ne datent pas d'hier. Des efforts ont eu lieu récemment, mais le terrorisme reste une matière attractive, qui suscite de la compétition...

M. David Assouline, président. - Comment s'est déroulée la fusion des renseignements généraux avec la direction de la surveillance du territoire (DST) ? Comment gère-t-on les réductions budgétaires dans la fonction publique ?

M. Marc Trévidic. - Depuis la fusion, on manque de policiers. C'est leur ministère qui décide du nombre de fonctionnaires affecté à une affaire en fonction de l'importance qu'il lui attribue et nous n'avons pas la même définition de ce qui est important ou pas. Nos désaccords sont fréquents !

M. David Assouline, président. - Le ministère de la justice va conduire prochainement une mission sur le prosélytisme en milieu carcéral. Y-a-t-il lieu de réformer une nouvelle fois la loi pénitentiaire ?

M. Marc Trévidic. - On repère très vite en milieu carcéral les individus dangereux. On a alors trois possibilités : l'isolement, le changement fréquent de maison d'arrêt, ou encore, leur regroupement. Aucune des trois solutions n'est satisfaisante. L'isolement est une mesure extrême. Les changer souvent de prison, c'est élargir leur audience. Regrouper les plus dangereux ensemble, c'est renforcer leurs liens.

M. David Assouline, président. - Je vous remercie, monsieur le juge. Votre intervention a été importante pour notre réflexion et le débat démocratique.

Audition de M. Rémy Pflimlin, président de France Télévisions

La commission entend M. Rémy Pflimlin, président de France Télévisions, sur l'application de la loi relative à l'audiovisuel public.

M. David Assouline, président. - Votre audition constitue le point d'orgue de nos travaux, qui doivent aboutir à un rapport sur la loi relative à l'audiovisuel public. Le chantier qu'elle a ouvert est immense ; nous ne pourrons explorer tous les sujets au fond et nous nous concentrerons sur quelques-uns. Nous avons entendu des points de vue multiples - dirigeants, partenaires, acteurs, magistrats de la Cour des comptes...

La suppression de la publicité en soirée sur les chaînes de l'audiovisuel public emportait deux conséquences : assurer un financement alternatif et garantir une répercussion sur la qualité des programmes, en particulier en prime time. L'entreprise unique était l'outil de la réforme, même si l'on sait que vous avez tenu à préserver l'autonomie des chaînes. Sur la question du financement, deux moyens s'offraient à l'État pour compenser la perte de recettes : une taxe sur la publicité transférée, qui n'a donné, d'autant plus que la crise financière est passée par là, que des résultats décevants -dix millions d'euros- et une taxe sur les fournisseurs d'accès, dont on sait que le principe a été contesté par la Commission européenne. Un jugement sera bientôt rendu, et nous devrions savoir où l'on va entre janvier et juin de l'an prochain, mais la probabilité est forte, si l'on en croit les responsables de la Commission européenne que nous avons entendus, d'une sanction. Les législateurs que nous sommes doivent en tenir compte, d'autant que se posera le problème du remboursement, si les opérateurs saisissent la justice française par la suite. Quelle alternative pour combler le manque à gagner, telle est donc la question. Certains, constatant une dérive dans l'heure d'ouverture de la soirée, passée de 20 heures 35 à 20 heures 45, voire à 21 heures le dimanche, s'inquiètent. Ils voient aussi dans le parrainage qui, pour le téléspectateur, équivaut à de la publicité, un détournement.

La qualité du service public a-t-elle gagné au change ? N'a-t-on pas vu Le Paris de Maupassant abandonné au profit d'oeuvres que l'on nous dit plus en phase avec le public ?

Quant à la fusion, tous nos interlocuteurs ont évoqué un paquebot là où ils auraient préféré une vedette rapide. Les réformes successives font, semble-t-il, que l'on s'y perd et que l'on peine à identifier le bon interlocuteur.

Le média global, malgré un retard à l'allumage, paraît en bonne voie. La Cour des comptes considérait que 250 millions étaient nécessaires. Nous vivons un contexte difficile, mais si l'on ne poursuit pas avec de vrais moyens dans cette compétition, on risque de prendre du retard. Comment anticipez-vous l'avenir ?

M. Jacques Legendre, co-rapporteur. - Nous nous livrons à un exercice délicat. Il ne s'agit pas de reprendre le débat sur la loi, qui a suscité des positions divergentes, mais, dans un esprit républicain, de s'assurer que la loi votée par le Parlement est correctement appliquée et de voir si des difficultés qui n'avaient pas été anticipées posent des problèmes d'application.

J'ai été un soutien enthousiaste de cette loi qui devait donner, pour moi, à notre audiovisuel public, sa signature culturelle, une nature différente de celle des télévisions commerciales, grâce à un mode de financement tout autre. Il est certes utile d'observer comment ont évolué les recettes, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agissait de libérer le public de la publicité sur une tranche horaire. Or je m'inquiète de l'apparition, après le journal télévisé, du parrainage. Ce que l'on a voulu chasser par la porte ne revient-il pas par la fenêtre ? Estimez-vous respecter l'esprit de la loi ?

Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la culture. - Peu de temps nous est imparti : je vous écouterai attentivement.

M. Rémy Pflimlin - La loi du 5 mars 2009 a modifié en profondeur notre organisation, notre modèle économique, nos programmes de soirée. Le service public repose sur un rapport de confiance avec les citoyens. Porteur des valeurs républicaines, sa responsabilité est grande dans l'information. Il doit être le reflet de la société et parler à chacun, pour parler à tous.

A l'heure de la TNT, dont beaucoup s'accordent à dire qu'elle n'a pas enrichi qualitativement le paysage, l'identité du service public doit s'affirmer dans l'exigence d'une offre différente : une alternative qui informe, enrichit, divertit. Notre mission fondamentale, la première dans le triptyque que promurent nos fondateurs, l'information, se porte bien. La direction unique nous a apporté, sur France 2, une audience inédite au 20 heures, et permis de renouer, avec Des paroles et des actes, avec la tradition des grandes émissions politiques, lieux de débat. France 3 remplit son rôle central d'information de proximité. Hors Ile-de-France, elle est la première chaîne sur la tranche du 19/20, pour l'audience, qui atteint 20 à 30 % dans certaines régions.

L'information a donc retrouvé un rôle central, la télévision publique offre une alternative crédible, indépendante, pluraliste ; France 3 emprunte un chemin résolument régional, sans comparaison avec les chaînes commerciales ; France 5 s'adresse aux citoyens anxieux de partager connaissance, savoir, culture. Guerre d'Algérie, la déchirure, diffusé en première partie de soirée, a reçu un formidable accueil ; France 2 propose une offre exceptionnelle qui témoigne de la singularité du service public ; France 4 se pose en concurrent crédible de M6, ainsi que le reconnaît Isabelle Morini-Bosc dans Télé Magazine, le plus lu des magazines de programmes télé.

La nouvelle saison de la fiction Un village français sur France 3 a rencontré un succès critique et public considérable, sur le thème de l'Occupation allemande. Il s'agit, en somme, de raconter la Grande Histoire, d'expliquer le monde, à travers la vie et l'histoire des hommes. L'émission Fais pas ci, fais pas ça a été un succès, au même titre que Les hommes de l'ombre, emblématique de la ligne éditoriale contemporaine de France 2. Depuis deux vendredi et encore vendredi prochain, la série en six épisodes Antigone 34 montre l'engagement de France 2 dans de nouvelles écritures, cap que l'arrêt de la publicité après 20h nous permet de prendre en privilégiant clairement certains soirs l'innovation sur l'audience. Cela montre aussi le chemin à parcourir pour conquérir de plus jeunes publics sur ces nouvelles formes de création et l'opiniâtreté dont les équipes de programmes doivent faire preuve face aux attaques des commentateurs au moindre revers d'audience. Pour le sport, nous avons sécurisé sans surenchères tous les droits, de Roland-Garros au Tour de France et aux Jeux olympiques. Le service public devient, avec l'arrivée des Qatari, le seul véritable garant d'une offre de sport gratuite

Dans toute l'Europe, à l'heure de la TNT et son audience fragmentée, les groupes cherchent à conquérir les publics. Nous avons su, à France 4, jouer cette partition, pour rencontrer les téléspectateurs.

La télévision publique peut encore progresser mais déjà, pour la seule fiction, le court métrage, l'art et essai, nous dépassons les obligations.

Depuis fin 2010, la TNT est réalité outre-mer. Je salue le travail de l'équipe qui a réalisé ce saut vers la démocratie citoyenne. Nous résistons outre-mer, dans un contexte de concurrence élargie France Ô entre dans une nouvelle étape et se repositionne en s'ouvrant aux cultures du monde.

Avec une audience de 30 % au 1er janvier 2012, nous sommes au-dessus de la moyenne européenne des audiovisuels publics, inférieure à 29 %. France 2, grande chaîne généraliste, résiste mieux que TF1 dans la TNT : entre 1992 et 2011, elle n'a perdu que 9 points, quand TF1 en perdait 12. France 3 n'en a perdu que 4.

Dans un secteur en mutation, France Télévisions résiste, et assume ses missions citoyennes. La révolution numérique montre plus que jamais combien il est utile de porter les valeurs, d'être, comme disait Rossellini, une « grande encyclopédie des temps modernes », de placer au centre la création.

Car le contexte a changé. Les droits sur les manifestations sportives ne cessent d'enfler ; les grandes sociétés américaines, comme Google, nous enjoignent à une révision de nos modèles, vers de nouveaux usages, délinéarisés, de nouvelles pratiques, qui démonétisent la force de prescription des chaines de naguère et les contraignent à renforcer leur rôle d'éditeurs, ce que tous les producteurs ne comprennent pas.

Nous sommes, Européens, soumis à un contexte commun, celui de la concurrence. C'est pourquoi je vous appelle à aider le groupe, à défendre le patrimoine commun des Français, pour relever le défi. Nous avons besoin de nous projeter dans un cade stabilisé. Le contrat d'objectifs et de moyens 2011-2015 que j'ai négocié a déjà été contredit par deux arbitrages correctifs. Comprenez notre inquiétude, d'autant plus grande que les perspectives de recettes publicitaires sont moroses, et affectées par l'arrivée de la TNT. L'échéance sur la publicité de journée, prévue par la loi, au 1er janvier 2016, se complique des nouveaux objectifs assignés par l'Etat sur la création et l'outre-mer. La réponse vous appartient.

Notre stratégie repose sur trois axes. L'offensive sur le numérique, plus de 100 millions sur les trois ans à venir, avec une plate forme de l'information, puis du sport. La poursuite de la construction de l'entreprise unique et de la réforme des structures, mise à mal par une marche forcée à un an vers l'intégration, qui manquait de réalisme : fusionner huit sociétés, cinq chaines - quatorze avec l'outre-mer - plus de 10 000 collaborateurs, pour construire une offre nouvelle, demande du temps. Il faut négocier les statuts collectifs, exposer les enjeux, rapprocher les cultures. Nous ne pourrons construire un groupe uni qu'avec une trajectoire pluriannuelle qui tienne compte du corps social, surtout si les effectifs doivent se resserrer. La télévision n'est forte que du travail des hommes et des femmes qui la composent. J'ai proposé une feuille de route pour l'achèvement de l'entreprise unique fin 2013, dans le respect des personnes et des étapes sociales, comme la négociation d'une convention sur le temps de travail.

La réforme de France 3 est au coeur de notre stratégie. Il s'est agi de mobiliser tout le potentiel de nos équipes, pour passer à une nouvelle étape, inspirée de la chaîne de télévision allemande ARD. Des pôles régionaux d'excellence doivent associer tous les acteurs, la réforme des structures étant mise au service de la création.

Alors que l'audience se morcelle, l'heure est à la synergie de bouquet : renforcer tout à la fois l'identité des chaines et leur socle fondateur commun. L'apparition des chaines de la TNT a transformé l'information de soirée. La logique des plages n'a plus de sens. Les chaines commerciales programment des émissions de trois heures, ou diffusent des séries bord à bord, pour capter le téléspectateur. Le report en deuxième partie de soirée, qui faisait le fond du service public, n'est plus de mise. D'où se pose la question de la pertinence de l'horaire de captation de début de soirée. Animer un travail de création devient une révolution culturelle, qui exige du temps et de l'engagement.

M. David Assouline, président. - Chacun sait qu'il y a eu controverse sur le mode de nomination du président de l'audiovisuel public. Hors toute question de personne, je me demandais si, même si les décisions sont indépendantes, cela ne crée pas une suspicion. N'auriez-vous pas exercé avec plus de bonheur si vous aviez été nommé autrement ?

M. Rémy Pflimlin. - Je crains de n'avoir pas le temps de me lancer dans une grande dissertation sur le bonheur. Ce que je puis vous dire, c'est que la présentation que je viens de vous faire est la traduction de mon projet, tel que je l'avais présenté au moment de ma nomination. Sa mise en oeuvre, la construction de l'équipe, notre travail commun, se sont faits en toute indépendance. La seule question qui pourrait se poser est celle de la rumeur publique, mais pas celle de l'exercice des fonctions et de la responsabilité.

M. Jacques Legendre, co-rapporteur. - La révision du mode de financement était une façon de protéger les chaînes publiques contre la tyrannie de l'audimat. Or, à vous entendre, la préoccupation majeure reste d'attirer le téléspectateur en début de soirée, et de le conserver. Cela signifie-t-il que le souci de l'audimat reste premier, hors toute question de financement ? Les critères sur lesquels sont jugés les producteurs, les responsables de chaînes, sont-ils liés à leur capacité à attirer le plus grand nombre de téléspectateurs plutôt qu'à leur qualité ? L'audimat plutôt que le « qualimat » ?

M. David Assouline, président. - Nous ne sommes pas d'accord sur tout avec Jacques Legendre mais je le rejoins sur cette question. On nous a dit que le réflexe demeure, au lendemain d'une diffusion, d'appeler à la première heure le producteur pour l'informer de l'audimat. Et le recul horaire ne procède-t-il pas de la même logique ? Passer à 20h45 pour permettre au téléspectateur de basculer sur le début de vos programmes ?

M. Rémy Pflimlin. - Notre mission fait de nous une télévision radicalement différente des télévisions privées. Nous privilégions l'information et la création, il suffit de consulter nos grilles. Chaque fois que l'on me pose cette question, je renvoie au programme du jour. Ce soir, sur France 2, Le grand tour de Patrick de Carolis, suivi d'une fiction.

M. David Assouline, président. Y a-t-il un « avant » et un « après » réforme ? Car les chaînes publiques avaient déjà, avant la réforme, leur spécificité.

M. Rémy Pflimlin. - Oui, nous prenons beaucoup plus de risques sur les fictions, nous présentons beaucoup plus de documentaires qu'avant en première partie de soirée. Les documentaires de création, les émissions culturelles, la fiction française, les magazines de société ont beaucoup plus de place qu'avant.

Les horaires ? Le groupe France Télévisions comprend cinq chaînes. La soirée commence à 20h38 sur France 3, à 20h37 sur France 5, à 20h38 sur France 4 ; sur France 2, l'horaire est passé de 20h35 à 20h41 l'an passé, puis à 20h44 cette année, quand les chaînes privées commencent en moyenne leur soirée à 21 heures. Nous ne sommes pas lancés dans une course à l'audimat mais nous voulons que les oeuvres proposées par le service public soient vues par le plus grand nombre. Si nous faisions la course à l'audimat, nous mettrions trois soirées de séries américaines. Or, depuis 2007, ils vont plutôt les chercher vers 20h50 est une question de mode de vie

M. David Assouline, président. - La loi a-t-elle donc tort ?

M. Rémy Pflimlin. - Oui, mais cette question de l'heure ne figure pas dans la loi. Mais nous sommes désormais dans un univers où la concurrence s'est démultipliée. Il faut voir comment s'inscrire dans les flux. Sur France 2, le JT de 20 heures est devenu une référence ; les plages importantes sont de plus en plus nombreuses, si bien qu'il dure jusqu'à 20h35. La première partie de soirée démarre cinq ou six minutes plus tard. Cela n'est pas de nature à gâcher notre mission de service public, surtout si l'on peut ainsi faire venir plus de téléspectateurs vers le documentaire ou la fiction.

L'audimat ? Oui, l'importance du public demeure un critère d'appréciation. Si nous nous satisfaisions d'audiences infimes, ne nous reprocheriez-vous pas, légitimement, un mauvais usage des deniers publics ? Nous disposons également, à huit jours, de baromètres qualitatifs et nos réunions d'analyse en tirent les leçons. C'est ainsi que nous avons signé une charte de développement avec les professionnels de la fiction.

M. Jacques Legendre, co-rapporteur. - Si je vous entends bien, il ne faut pas trop s'attacher à l'heure de début de la soirée, d'autant que la loi a permis d'améliorer la qualité des programmes ? Mais la pratique du parrainage ne peut-elle apparaître comme une tentation de retour vers la publicité ?

M. Rémy Pflimlin. - Notre mission de service public est plus importante que jamais. Le financement doit absolument suivre. La question de la publicité se pose dans l'équilibre des financements. Si l'esprit de la loi était respecté, qui supposerait une compensation à l'euro près, tel ne serait pas le cas. Les parrainages ? A votre demande et à celle de l'Assemblée nationale, une charte a été mise en place, qui nous coûte 10 millions de recettes, non compensées. Pour le reste, si l'on estime que la télévision publique remplit une mission capitale pour la communauté nationale, comme cela est ma conviction, il faut que les financements suivent.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la culture. - Je vous ai à deux reprises interrogé, par le passé, sur le coût de la suppression de la publicité autour des émissions pour enfants. C'est une chose qui pourrait arriver dans l'année... Si vous souhaitez être compensé, il faudrait préciser.

M. Rémy Pflimlin. - Nous vous transmettrons les chiffres.

M. David Assouline, président. - L'identité des chaînes n'est pas encore claire. Pour France 4, il y avait consensus sur l'idée d'une chaîne jeunesse, dont les programmes auraient évolué en soirée. Certains s'étonnent du peu de respect de cette obligation de service public. Quid, également, de l'obligation de diversité, pour que la télévision ressemble à la population française ? Où en est, enfin, le chantier de France 3 ? Vous savez que nous sommes ici très attachés aux identités régionales de la chaîne.

M. Rémy Pflimlin. - Je suis à votre disposition pour détailler le contenu de France 4, qui diffuse des magazines formidables, comme Dans la peau d'un handicapé. La différence est radicale avec l'univers de la TNT.

Nous sommes passés, dans le paysage audiovisuel, de la rareté à la profusion. La TNT amène six chaînes de plus, qui ont fait passer la part de France Télévisions de 28 à 20%. Les jeunes adultes, qui ont des pratiques culturelles différentes, sont extrêmement sollicités. Or, ils regardent France 4, qui diffuse du cinéma, des magazines à leur intention. Le service public doit-il les négliger ? Le même type de chaîne existe en Allemagne, en Angleterre, en Italie. France Télévisions ne doit pas être réservé aux plus âgés.

M. Jacques Legendre, co-rapporteur. - Entendons-nous bien, nous sommes tous convaincus de la nécessité d'une chaîne jeunes. Le problème serait plutôt que son identité est confuse.

M. Rémy Pflimlin. - Je suis convaincu que le service public devrait avoir une chaîne enfants. Sinon, ceux-ci se reporteront sur les chaînes qui diffusent des séries américaines ou asiatiques. Et nous avons d'autant plus d'atouts que nous sommes les premiers financeurs de l'animation, ce qui nous donne beaucoup de droits. Il y aurait place, dans le groupe, pour une chaîne jeunes adultes et une chaîne enfants.

M. Martin Adjari, directeur général délégué à la gestion, aux financements et aux moyens de France Télévisions. - La publicité autour des cases jeunesse rapporte environ 20 millions d'euros, mais le chiffre d'affaire est en baisse depuis quelques mois, il s'effrite au profit des chaînes thématiques.

M. Rémy Pflimlin. - Il existe des cases jeunesse sur France 2, France 3, France 5, France 4 et France Ô, mais toutes ont une audience en baisse car les enfants regardent plutôt les chaînes thématiques. Nous venons de lancer l'application Zouzou, présentée par M. Bruno Patino tout récemment : elle comporte des dessins animés et des jeux pour les tout-petits. C'est une façon d'occuper le terrain.

M. Bruno Patino, directeur général délégué au développement numérique et à la stratégie et directeur de France 5. - L'application a été développée pour les tablettes, qui sont un outil partagée dans les familles, souvent posées sur la table du salon. Zouzou est une marque ludo-éducative ; l'enfant peut regarder la télévision linéairement ou choisir ses dessins animés sur la tablette. Je précise que les parents peuvent limiter le temps de visionnage grâce à un minuteur.

M. David Assouline, président. - C'est d'une grande perversité : on propose une offre tout en affichant une limitation au nom de l'éthique. Pour ma part, je refuse que mon fils explore les applications de ma tablette. Ce n'est pas une limitation, c'est une interdiction.

Cependant, je comprends que le service public veuille proposer une offre, comme ses concurrents, quoique de meilleure qualité sans doute ; et se montrer innovant, qualité que tout le monde lui reconnaît.

M. Rémy Pflimlin. - Vous m'avez interrogé sur France 3. Ce chantier est pour moi essentiel. Un service public est un service égal pour tous quel que soit le lieu de résidence. C'est bien là le rôle de France 3, qui intervient dans un univers où l'offre privée ne prend pas son essor. Nous avons développé ces derniers mois la télévision régionale, avec des documentaires, des magazines, des informations et pages spéciales. Nous allons vers de grandes plaques régionales, à l'instar de ce que propose l'ARD allemande.

M. Jacques Legendre. - Le téléspectateur se fixe toute la journée, ou la soirée, sur une même chaîne, avez-vous dit. Or toutes les bonnes émissions ne peuvent être concentrées sur une chaîne unique : comment inciter le spectateur à s'intéresser aux autres ? Comment présentez-vous l'offre globale de vos chaînes ?

M. Rémy Pflimlin. - Nous faisons de plus en plus de promotion croisée, en mettant en valeur le programme important de chaque chaîne. Nous travaillons à des bandes-annonces croisées, ainsi qu'à la circulation des oeuvres, car nous avons à coeur de faire découvrir au plus grand nombre ce que nous proposons.

M. David Assouline, président. - Vous dites que le couperet de 20 heures 45 handicape France Télévisions. Mais cela relève du décret qui, s'il n'est pas une loi stricto sensu, s'applique comme telle et ne saurait être transgressé.

M. Rémy Pflimlin. - Nous ne la transgressons pas ! Le décret précise que la publicité s'arrête « aux alentours de 20 heures 35 » : en moyenne, toutes chaînes du groupe confondues, elle cesse avant 20 heures 40.

M. Jacques Legendre. - Pour conclure, je constate que malgré les abominables conditions dans lesquelles le président de France Télévisions est nommé, il est un homme heureux et libre.

M. David Assouline, président. - Je ferai confirmer - car c'est une nouveauté pour moi - votre affirmation selon laquelle le spectateur, naguère zappeur, demeure désormais longtemps sur une même chaîne. Nous devions rendre notre rapport la semaine prochaine ; avec l'accord du co-rapporteur, M. Legendre, nous avons décidé de le remettre seulement vers le 15 mai, afin de ne pas fournir un prétexte à polémique en cette période électorale qui en est friande.

M. Jacques Legendre. - Notre décision collective me paraît sage...

Mme Catherine Morin-Desailly. - M. Claude Belot et moi-même avions remis un rapport d'étape qui rendait compte de l'application de la loi. Nous soulignions combien la mise en oeuvre de l'entreprise unique était un chantier important - mais long et compliqué - à combiner avec une meilleure gouvernance. Qu'en est-il depuis deux années ? Je voulais aussi vous interroger sur le retard pris par le média global, mais des mesures ont été prises. Je souhaiterais aussi des précisions sur la télévision de rattrapage, les services en ligne, l'offre de films : quid des négociations avec les producteurs, rompues je crois ? Où en est la formation au média global ?

M. Rémy Pflimlin. - S'agissant de la gouvernance, un comité stratégique a été créé au sein du conseil d'administration, qui nous donne, comme le comité des engagements, des avis éclairés. La télévision de rattrapage fonctionne pour l'ensemble de l'offre, sauf le cinéma car les discussions sont en cours, portant sur la monétisation des films deux ou trois ans après leur sortie. Nous en sommes tout de même à 40 millions de vidéos par mois. L'offre de vidéo à la demande sera lancée en mai et juin sur nos plateformes. Enfin, je vous enverrai le plan de formation.

M. David Assouline, président. - Je vous remercie.