Mercredi 25 juin 2014

- Présidence de Mme Annie David, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, sous la présidence de Mme Annie David, présidente, la commission procède à l'examen du rapport d'information de Mmes Muguette Dini et Michelle Meunier sur la protection de l'enfance.

Protection de l'enfance - Examen du rapport d'information

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Nous vous présentons aujourd'hui les conclusions de la mission que la commission nous a confiée sur la protection de l'enfance. Celle-ci poursuivait deux objectifs : dresser un état des lieux de la mise en oeuvre de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance et proposer, le cas échéant, des améliorations du dispositif actuel.

Depuis le début de l'année 2014, date de lancement de nos travaux, nous avons effectué une quarantaine d'auditions et nous nous sommes rendues dans trois départements - le Rhône, la Loire-Atlantique et le Pas-de-Calais -, des territoires différents par bien des aspects, mais fortement investis sur cette question. Ces auditions et déplacements ont été l'occasion de rencontrer de très nombreux acteurs de la protection de l'enfance : travailleurs sociaux, magistrats, professionnels de santé, représentants associatifs, personnels des services départementaux de l'aide sociale à l'enfance (ASE), responsables d'administrations centrales, chercheurs...

Nous avons également adressé un questionnaire sur l'application de la loi de 2007 à 47 conseils généraux, dont les présidents ou l'un(e) des vice-président(e)s sont également sénateurs(rices). Il nous semblait en effet important, compte tenu du rôle pivot des départements dans cette politique publique, de savoir concrètement comment ils la mettaient en oeuvre sur le terrain et de recueillir leur point de vue sur d'éventuelles évolutions du système. Le taux de retour est très satisfaisant puisque 31 réponses nous sont parvenues, dans leur grande majorité, bien documentées et très instructives. Nous remercions donc vivement nos collègues de la commission, président de conseil général ou vice-président, et, à travers eux, leurs services, de leur précieuse collaboration.

Avant d'en venir à la présentation de nos constats et propositions, rappelons quelques chiffres clés de la protection de l'enfance et les principaux enjeux de la loi de 2007. Selon les dernières données disponibles, le nombre de jeunes pris en charge par les services de la protection de l'enfance est estimé à environ 296 000, dont 275 000 mineurs et 21 000 jeunes majeurs. Le placement représente pour les mineurs et les jeunes majeurs, respectivement 48 % et 83 % des mesures. Le milieu ouvert, c'est-à-dire les actions de protection mises en oeuvre dans le cadre d'une prise en charge à domicile, représente pour les mineurs et les jeunes majeurs, respectivement 52 % et 17 % des mesures. La quasi-totalité des interventions en protection de l'enfance sont financées par les conseils généraux. Ceux-ci ont consacré à l'ASE 6,9 milliards d'euros en 2012, ce qui représente plus de 21 % de leurs dépenses totales d'aide sociale.

Fruit d'une large concertation nationale et locale, la loi du 5 mars 2007 a réformé en profondeur le dispositif tel qu'hérité des grandes lois de décentralisation : elle a remplacé la notion d'enfants « victimes de mauvais traitements » par celle, plus large, d'enfants « en danger ou en risque de l'être » ; se référant à l'article 3 de la Convention internationale des droits de l'enfant, elle a défini les priorités de la protection de l'enfance : « l'intérêt de l'enfant, la prise en compte de ses besoins et le respect de ses droits » ; elle a conforté la place des parents dans la démarche de protection en développant les actions de soutien à la parentalité ; elle a défini une nouvelle articulation des modalités d'intervention, en donnant la priorité à la protection sociale sur la protection judiciaire ; elle a confié au président du conseil général une responsabilité essentielle dans l'organisation et le pilotage de la protection de l'enfance ; elle a fait obligation aux départements de mettre en place un observatoire départemental de la protection de l'enfance (ODPE) ; elle a introduit, pour la première fois, un volet « prévention », prenant appui sur la protection maternelle et infantile (PMI) et la médecine scolaire ; elle a réorganisé le dispositif d'alerte et de signalement en prévoyant la création, dans chaque département, d'une cellule chargée du recueil, du traitement et de l'évaluation des informations préoccupantes (la Crip) ; elle a créé de nouvelles modalités d'accueil et d'intervention afin de sortir de l'alternative traditionnelle « aide à domicile/placement de l'enfant » ; elle a encouragé l'individualisation de la prise en charge en posant l'obligation, pour chaque enfant protégé, d'établir un « projet pour l'enfant » (PPE) ; enfin, elle a fixé une obligation de formation, initiale et continue, pour l'ensemble des professionnels concernés.

De l'avis général, la loi de 2007 est globalement une bonne loi, qui a permis au dispositif de gagner en lisibilité et en efficacité. Cependant, confrontée à l'épreuve du terrain, son déploiement connaît des retards et des inerties. Elle est en outre insuffisamment dotée pour répondre au problème de l'instabilité des parcours de prise en charge de certains enfants.

Aussi, avons-nous décidé de structurer notre rapport autour de trois grands objectifs : améliorer la gouvernance nationale et locale de la protection de l'enfance ; rendre le dispositif plus optimal à tous les stades : la prévention, le repérage et la prise en charge ; sécuriser le parcours de l'enfant protégé.

Notre premier constat porte sur le caractère encore très parcellaire de la connaissance de la population des enfants protégés. L'agrégation et la comparaison des données produites au niveau local sont rendues difficiles tant par la dispersion des sources, la grande hétérogénéité des statistiques disponibles, que par l'absence de nomenclatures et de méthodologies communes. Les réponses au questionnaire montrent que la capacité des services départementaux à fournir des éléments précis sur le volume et la provenance des informations préoccupantes (IP), le nombre de signalements, les mesures de protection mises en places ou l'importance des PPE conclus sur leur territoire est très aléatoire.

La loi de 2007 impose pourtant aux départements de faire remonter un certain nombre d'informations à l'Observatoire national de la protection de l'enfance (Oned). La capacité d'établir un état des lieux exhaustif de la protection de l'enfance est en effet un préalable indispensable à toute prise de décision tant nationale que locale. Les efforts de mise en cohérence des données sous l'égide de cet observatoire national doivent donc impérativement être renforcés.

D'un point de vue plus qualitatif, l'approfondissement des connaissances sur la protection de l'enfance achoppe sur l'insuffisance des travaux de recherche. Les études longitudinales en particulier, qui permettent de suivre les parcours des jeunes après leur sortie du dispositif et de contribuer ainsi à l'évaluation des mesures mises en oeuvre, font encore largement défaut. Plusieurs départements ont également insisté sur la nécessité, compte tenu de l'évolution rapide des besoins et de l'apparition de nouvelles problématiques en protection de l'enfance, de mener des études à visée prospective. De nombreux interlocuteurs ont effectivement attiré notre attention sur les changements qui caractérisent les enfants protégés depuis quelques années : outre la montée des situations de précarité, les services de l'ASE sont davantage confrontés qu'auparavant à des enfants « à grosses difficultés », dont la prise en charge s'avère plus complexe (handicaps, troubles psychiques ou psychiatriques, violences). Il apparaît donc nécessaire d'encourager davantage les travaux de recherche dans tous les domaines (épidémiologique, clinique, sociologique, économique ou encore psychologique), ce qui passe notamment par un soutien accru aux équipes existantes, la poursuite des appels à projets et le financement d'études de cohortes.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Notre deuxième constat a trait aux nombreuses disparités territoriales dans la mise en oeuvre de la loi. Sans prétendre à l'exhaustivité, citons les principales : grande diversité des modes de recueil et d'évaluation des IP, manque de lisibilité sur la mobilisation des diverses mesures de protection, recours très variable aux PPE, prise en charge très inégale des jeunes majeurs.

Plus préoccupant, les ODPE ne couvrent que très imparfaitement le territoire national : 35 % des départements n'en sont toujours pas pourvus. En outre, la capacité de travail des ODPE existants est souvent compromise par la faiblesse de leurs moyens humains et budgétaires. Ces observatoires sont pourtant susceptibles de jouer un rôle clef dans la mise en relation et la connaissance mutuelle des différents acteurs de la protection de l'enfance. Leur caractère partenarial et leur rôle complémentaire de l'échelon national (Oned) devraient en faire un lieu d'observation et d'évaluation central, mais aussi et surtout, une force de proposition et d'animation privilégiée dans chaque département.

Au total, si l'existence de pratiques et d'interprétations disparates est un risque intrinsèque à toute politique décentralisée, ainsi que la contrepartie du principe de libre administration des collectivités territoriales, une coordination a minima s'avère indispensable, ne serait-ce qu'au regard des garanties dont doivent pouvoir bénéficier les enfants protégés et leurs familles en matière d'égalité de traitement.

A ce titre, les initiatives d'harmonisation apparaissent insuffisantes et il manque plus largement à la politique de protection de l'enfance un cadre qui permette de lui donner une réelle impulsion nationale. C'est pourquoi nous nous associons pleinement à la proposition formulée par le rapport du groupe de travail « Protection de l'enfance et adoption » consistant à créer une instance nationale, placée auprès du Premier ministre et regroupant tous les acteurs (départements, Etat, associations, autres organismes...) sur le modèle de ce qui existe dans d'autres champs des politiques sociales. Ce « Conseil national de la protection de l'enfance » se substituerait à deux comités qui ne se réunissent plus aujourd'hui et serait chargé d'une triple mission : proposer au Gouvernement les grandes orientations de la politique de protection de l'enfance ; formuler des avis sur toute question s'y rattachant ; suivre et évaluer l'application des orientations retenues. Cette démarche aurait le mérite de prolonger l'expérience partenariale, qui avait marqué les travaux préparatoires à l'élaboration de la loi de 2007 et qui continue d'être jugée très positivement aujourd'hui.

Notre troisième constat concerne la coopération entre les acteurs de la protection de l'enfance, que la loi de 2007 avait pour objectif de développer. La création d'une interface commune - la Crip - a indéniablement favorisé le dialogue entre les différents partenaires, en particulier entre les services départementaux et l'autorité judiciaire, permis une meilleure compréhension mutuelle et encouragé une évaluation partagée des situations familiales à risque. Les réponses au questionnaire montrent ainsi que, dans la grande majorité des cas, l'installation des Crip s'est accompagnée de la signature d'un protocole interinstitutionnel permettant de formaliser officiellement cette démarche partenariale.

L'apport des ODPE à cette dynamique semble moins évident, compte tenu de leur grande hétérogénéité : certains, très actifs, ont réellement permis de structurer les synergies entre professionnels, d'autres n'ont pas eu cet effet faute le plus souvent de moyens humains et financiers dédiés. En dehors des Crip et des ODPE, des initiatives de coopération originales ont vu le jour dans les territoires, comme la mise en place d'une commission partenariale spécialisée dans le traitement des dossiers les plus complexes en Haute-Loire, la signature d'un protocole interinstitutionnel pour organiser la continuité des interventions dans le Loiret, ou la constitution d'équipes pluridisciplinaires pour certaines modalités d'accueil dans le Maine-et-Loire.

Malgré ces avancées locales, le constat général est celui d'une coopération globalement insuffisante et surtout d'un cloisonnement encore très marqué entre les différents secteurs d'intervention (ASE, justice, médico-social, santé, éducation nationale...). Nombre d'interlocuteurs ont ainsi insisté sur la difficulté à faire émerger une « culture commune » de la protection de l'enfance, chaque sphère restant attachée à la défense de son pré-carré.

La collaboration entre acteurs de terrain est pourtant une condition sine qua non de la qualité de la prise en charge. Comment, en effet, assurer la cohérence et la continuité des parcours des enfants confiés si les professionnels concernés interviennent indépendamment les uns des autres ? Le travail en réseau présente en outre l'avantage de ne pas entraîner de coût supplémentaire pour les finances départementales puisqu'il s'agit principalement d'une question de volonté et d'organisation. Afin de relancer la dynamique partenariale et d'encourager le décloisonnement entre les secteurs, nous proposons, d'une part, d'inclure systématiquement dans la liste des signataires des protocoles relatifs aux IP l'ensemble des acteurs de la protection de l'enfance, en particulier les représentants du secteur médical (hôpitaux et médecins libéraux via leur ordre départemental), d'autre part, de généraliser la pratique consistant à associer l'ensemble des partenaires à l'élaboration du schéma départemental de la protection de l'enfance.

Nous ne pouvons conclure ce chapitre « gouvernance » sans soulever la question du fonds national de financement de la protection de l'enfance (FNFPE) qui, nous le savons, préoccupe beaucoup nos collègues présidents ou vice-présidents de conseil général. Créé par la loi de 2007, ce fonds a une double mission : compenser aux départements la charge résultant de la mise en oeuvre de cette réforme et financer des actions innovantes en matière de protection de l'enfance. Ses ressources sont constituées par un versement annuel de la caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), dont le montant est arrêté en loi de financement de la sécurité sociale, et par un versement annuel de l'Etat, dont le montant est arrêté en loi de finances. Après avoir reçu, en 2011, 30 millions d'euros de la Cnaf - répartis sur trois ans - et 10 millions de l'Etat, le fonds n'a plus été abondé. Certes, la situation des finances publiques s'est fortement dégradée depuis 2007, mais cette absence de dotation revient à faire peser sur les départements la totalité du coût de la réforme, entraînant inévitablement la progression du poste budgétaire « ASE » dans leurs dépenses d'aide sociale.

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Premier niveau du dispositif, la prévention est l'un des axes majeurs de la loi de 2007, l'objectif étant d'agir le plus en amont possible de la dégradation des situations familiales. En pratique, cette ambition n'a pu être pleinement suivie d'effets en raison tant de l'insuffisance des moyens attribués à la PMI et à la santé scolaire que d'un manque de portage politique.

Compte tenu de la situation critique qu'ils traversent depuis maintenant plusieurs années, les services de PMI peinent en effet à remplir le rôle que leur attribue la loi de 2007. Comme vous le savez et ainsi que nous l'ont rappelé plusieurs départements, les difficultés auxquelles ils font face pour recruter leurs professionnels ne leur permettent pas d'assurer une couverture optimale des besoins et les contraignent à concentrer leur action sur la gestion des urgences. Aussi, de l'avis général, la mission de prévention de la PMI est-elle passée au second plan.

Nous ne sommes malheureusement pas les premières à dresser cet état des lieux. Dans son rapport public annuel de 2012, la Cour des comptes réitérait déjà le constat établi six ans auparavant sur la couverture très inégale du territoire en services de PMI et insistait sur le « besoin d'une réaffirmation de son rôle et de ses missions ». Cette situation est d'autant plus préoccupante que la médecine de ville et les hôpitaux ne sont pas en mesure de se substituer aux carences de la PMI et que le contexte de plus grande précarité sociale, d'évolution des structures familiales et d'isolement croissant de nombreux foyers nécessiterait des moyens d'actions accrus.

En outre, comme le relevait la Cour des comptes, il n'existe aucune politique nationale incitative ou régulatrice pour définir les orientations de la PMI et accompagner leur mise en oeuvre. Nous sommes pourtant convaincues que celle-ci dispose d'atouts reconnus qui devraient lui permettre de jouer pleinement son rôle de digue face aux situations de danger les plus graves : un bon ancrage local permettant une accessibilité géographique, financière et culturelle, ainsi qu'un positionnement à la charnière du sanitaire et du social, de l'individuel et du collectif, du préventif et de l'éducatif. C'est pourquoi nous en appelons à la fois à une réaffirmation du rôle central de la PMI dans la politique de protection de l'enfance et à un renforcement de son attractivité afin de garantir une couverture des besoins sur l'ensemble du territoire.

Deuxième acteur de la prévention, la santé scolaire connaît des difficultés non moins importantes. Sans pouvoir trop développer ce sujet, rappelons simplement que les bilans de santé prévus par la loi de 2007 pour les enfants du primaire et du collège n'ont pas pu être systématisés, faute là encore de moyens suffisants. La médecine scolaire reste en outre marquée par de fortes disparités entre les académies, selon qu'elles se situent ou non dans des zones sous-médicalisées.

Au-delà de la PMI et de la médecine scolaire, la première des préventions est l'acquisition par tous les acteurs de la protection de l'enfance d'une formation adaptée et opérationnelle. Bien que la loi prévoie une obligation générale de formation initiale et continue à destination de l'ensemble des professionnels concernés, le bilan est pour le moins limité, en particulier s'agissant des médecins et des travailleurs sociaux. Ce constat nous conduit à formuler cinq propositions : introduire dans les facultés de médecine un enseignement obligatoire consacré à la protection de l'enfance d'une amplitude horaire proportionnée à l'importance des enjeux soulevés par cette problématique ; développer pour les externes en médecine les stages professionnels chez les praticiens libéraux afin qu'ils puissent in situ apprendre à reconnaître les signes caractéristiques de maltraitance ; rendre effectives les sessions de formation interdisciplinaires par la signature et la mise en oeuvre des conventions prévues à cet effet dans le code de l'éducation ; confier aux ODPE la double mission de réaliser un bilan annuel des formations délivrées dans le département et d'élaborer un plan pluriannuel des besoins en formation des professionnels intervenant dans le champ de la protection de l'enfance ; prévoir pour les travailleurs sociaux des cycles de formation continue sur le modèle de ce qui existe aujourd'hui pour les cadres de la protection de l'enfance.

Venons-en à présent au deuxième niveau du dispositif : le repérage des situations de danger. Le système de recueil, de traitement et d'évaluation des IP, piloté par la Crip, est l'une des avancées majeures de la loi de 2007. Il est, en effet, unanimement reconnu que cette nouvelle organisation, plus rationnelle, a permis d'améliorer le repérage des enfants en danger ou en risque de l'être : des situations, qui seraient restées inconnues des services de l'ASE dans le système précédent, sont désormais traitées et évaluées. Pour autant, des marges de progression existent afin de rendre le dispositif plus performant.

La première consiste à accroître la participation du secteur médical au dispositif de transmission des IP. Les professionnels de santé, plus particulièrement les médecins (généralistes, pédiatres, pédopsychiatres, urgentistes), sont un maillon essentiel de la protection de l'enfance car ils sont les acteurs de proximité les plus à même de détecter les signes de maltraitance. Or les réponses au questionnaire montrent la très faible part que représente le milieu médical (hôpital, médecine de ville) dans les sources émettrices d'IP. Celui-ci arrive quasi-systématiquement derrière tous les autres intervenants (éducation nationale, autorité judiciaire, secteur médico-social, association, membre de la famille, source anonyme...). Ce constat a été corroboré par nombre de personnes auditionnées, y compris par les représentants des médecins eux-mêmes. Plusieurs freins expliquent cette faible participation du corps médical : le manque de formation initiale et continue aux problématiques de l'enfance en danger, une méconnaissance des procédures mises en place à l'échelle du département, un certain isolement professionnel (pour les médecins libéraux), la crainte des poursuites judiciaires (pour dénonciation calomnieuse notamment).

Concernant l'hôpital, une vigilance particulière doit être portée sur les urgences car elles sont un lieu de passage privilégié et parfois l'unique lieu de soins des victimes de maltraitance. Deux mesures proposées par le groupe de travail « Protection de l'enfance et adoption » ont retenu notre intérêt : la mise en place d'un outil informatique dédié à l'accueil des urgences permettant l'analyse systématique du nombre de passages et des motifs de venue ; le développement d'une formation spécifique aux problématiques de la protection de l'enfance à destination des professionnels des services des urgences.

S'agissant des médecins libéraux, leur participation au dispositif de repérage dépend tout d'abord du niveau de connaissance et du degré de pratique professionnelle qu'ils ont acquis dans ce domaine. Nous réitérons donc notre proposition de renforcement de leur formation initiale et continue. Il convient ensuite d'encourager des échanges réguliers entre les médecins et les autres acteurs de la protection de l'enfance, au premier rang desquels les services du conseil général. Il est, à ce titre, indispensable que chaque conseil départemental de l'ordre des médecins soit partie prenante au protocole interinstitutionnel relatif aux IP. D'une manière générale, ces conseils ont un rôle important à jouer pour développer les partenariats et le travail en réseau.

Une autre piste de réforme consisterait à désigner, dans chaque service départemental de PMI, un médecin référent « protection de l'enfance » chargé d'établir des liens de travail entre les services départementaux (PMI, ASE), les médecins libéraux du département (plus particulièrement les médecins généralistes et les pédiatres), les médecins de santé scolaire, et les praticiens hospitaliers s'occupant d'enfants (urgentistes, pédiatres, ORL...). La désignation de ce médecin référent permettrait à la fois de rompre avec l'isolement du médecin exerçant en secteur libéral et d'améliorer la coopération entre l'ensemble des professionnels de santé, dans l'objectif d'une prise en charge plus précoce et mieux coordonnée des enfants en danger.

La deuxième marge de progrès concerne le fonctionnement des Crip. Bien que celui-ci soit jugé globalement satisfaisant par les départements interrogés, plusieurs améliorations pourraient lui être apportées afin de l'optimiser : inciter les services de l'ASE à mettre en place un référentiel permettant une évaluation harmonisée des IP à l'échelle du département grâce à des critères précisément définis ; encourager les départements à développer le caractère pluridisciplinaire et concerté du processus d'évaluation des IP ;  encadrer strictement la procédure de prise de décision concernant les IP lorsque celle-ci relève des services territorialisés de la Crip ; développer, dans chaque Crip, une permanence médicale assurée par le médecin de PMI référent « protection de l'enfance » ; garantir, dans chaque département, la continuité du service de recueil des IP en organisant un dispositif prenant le relais de la Crip en dehors de ses heures d'ouverture ; conforter le rôle d'avis et de conseil des Crip en permettant à l'ensemble des acteurs de la protection de l'enfance de s'adresser à elle directement (par exemple, via un numéro d'appel mis à leur disposition).

Mme Michelle Meunier, rapporteure. -  Nous en arrivons au troisième niveau du dispositif, la prise en charge, qui nous offre l'occasion de nous arrêter quelques instants sur la notion d'intérêt supérieur de l'enfant, primordiale à nos yeux.

Pendant très longtemps, les structures de protection de l'enfance ont exercé leurs missions sans associer les familles au travail éducatif mis en place. La famille était en effet considérée comme défaillante, incompétente, toxique, ou responsable des troubles de l'enfant. C'est donc par la séparation et l'éloignement du milieu familial que l'évolution de l'enfant était envisagée. Les années 1980 marquent un véritable changement de paradigme en voyant émerger une nouvelle conception de la place de la famille, selon laquelle les parents sont responsables et non plus coupables et doivent dès lors être associés aux mesures de protection mises en oeuvre pour leur enfant. Cette approche, centrée sur un travail de coconstruction avec la famille, a prévalu et s'est même amplifiée jusqu'aux années 2000, faisant dire à certains que le système de protection de l'enfance avait basculé dans « le familialisme ». C'est dans ce contexte polémique que la réforme de 2007 s'est donné pour objectif de rétablir un certain équilibre entre la protection due à l'enfant et la place de la famille, autrement dit entre droits de l'enfant et droits des parents.

Bien que la notion d'intérêt supérieur de l'enfant irrigue désormais tout le droit de la protection de l'enfance, nos auditions et déplacements ont montré que le système français reste profondément marqué par une idéologie familialiste, qui donne le primat au maintien du lien avec les parents biologiques. Cette conception, que certains professionnels n'hésitent pas à qualifier de dogme, s'exprime d'abord à travers les représentations sociologiques de la famille. En France, il est très difficile d'envisager un aménagement voire une rupture du lien familial biologique. Preuve en est, par exemple, l'injonction qui est souvent faite aux assistants familiaux de ne pas s'attacher aux enfants qu'ils accueillent. Or, certaines situations nécessitent assurément de libérer les enfants de la tutelle de leurs parents, lorsque celle-ci ne peut plus s'exercer dans des conditions raisonnables, est néfaste, ou ne repose sur aucun lien affectif durable.

L'idéologie familialiste imprègne ensuite les pratiques sociales. Par leur formation, les travailleurs sociaux attachent beaucoup d'importance à l'adhésion des parents, à leur accompagnement et à leurs facultés de progression. Bien sûr, cette démarche est parfaitement louable et doit être mise en oeuvre dans la majorité des situations. Mais dans certains cas, les plus difficiles (délaissement, maltraitance), elle peut être préjudiciable à l'enfant en retardant la prise de décisions, qui seraient pourtant bénéfiques à son développement (l'éloignement, par exemple).

Le dogme du lien familial perdure également au sein de l'institution judiciaire. Les condamnations de parents maltraitants (hormis les meurtres et l'inceste) sont généralement d'une moindre sévérité que si les actes incriminés avaient été perpétrés par un étranger à la famille. En outre, il est assez rare que le retrait de l'autorité parentale soit prononcé. Par exemple, un père ayant violenté la mère de ses enfants peut conserver l'autorité parentale sur ceux-ci ; un père abuseur recouvre parfois son autorité parentale au terme de sa peine.

Enfin, même la loi n'est pas exempte de référence à cette idéologie puisque la protection administrative qui, depuis 2007, prime sur la protection judiciaire, doit chercher à obtenir l'adhésion des parents, ceci parfois au risque d'un allongement des procédures préjudiciable à l'enfant. Pour autant, il serait exagéré de parler de la loi de 2007 comme d'un texte familialiste ; ce sont davantage les mentalités et les pratiques professionnelles qui restent imprégnées par « le maintien du lien familial à tout prix ».

Au final, nous estimons fondamental que l'intérêt supérieur de l'enfant soit replacé au coeur du dispositif de protection de l'enfance. Ainsi que l'a expliqué très justement le docteur Daniel Rousseau, pédopsychiatre à Angers, lors de son audition, « en protection de l'enfance, le principe de précaution devrait toujours bénéficier en priorité à l'enfant et non aux parents comme cela est encore trop souvent le cas ».

Comment, concrètement, veiller à ce que l'intérêt de l'enfant soit le principe directeur de toute prise en charge ? C'est précisément la raison d'être de l'obligation légale d'élaborer un PPE. Or, nous l'avons dit, le PPE est aujourd'hui mis en oeuvre de manière très inégale selon les départements. Cette situation, sept ans après l'adoption de la loi, n'est pas acceptable : l'absence ou l'application partielle du PPE dans certains territoires signifie en effet que des enfants ne bénéficient pas d'une prise en charge pluridisciplinaire et coordonnée. Qui plus est, lorsqu'un PPE est élaboré, celui-ci s'apparente trop souvent à un document administratif classique, mentionnant toutes les données relatives à l'organisation du suivi de l'enfant mais sans référence à son projet de vie.

Nous formulons donc plusieurs propositions pour systématiser la mise en oeuvre du PPE et en faire un instrument au service de l'intérêt et des besoins de l'enfant : encourager tous les départements, à l'image de la Charente, de la Dordogne, de l'Isère ou du Loiret, à élaborer, d'ici fin 2015, un « PPE-type » applicable à l'ensemble des mesures de protection ; rationaliser les documents de prise en charge en intégrant, pour les enfants accueillis en établissement ou service social ou médico-social, le document individuel de prise en charge (DIPC) au PPE ; faire du PPE un outil de prise en charge globale de l'enfant en veillant à ce qu'il traite de toutes les dimensions de son développement (sociale, médicale, éducative, affective, etc.) et privilégie une approche en termes de parcours de vie ; développer la pratique, expérimentée en Loire-Atlantique, consistant à désigner, pour chaque PPE signé, un référent ASE exclusivement chargé de son suivi et de son évaluation.

Nous ne pouvons conclure cette partie sans évoquer la prise en charge psychique des enfants protégés. Dans la très grande majorité des cas, ces enfants ont subi des traumatismes qui, en fonction de leur degré de gravité, affectent plus ou moins fortement leur développement psychique à court et à long terme. Seuls des soins adaptés et prolongés, prodigués le plus tôt possible, peuvent permettre de limiter le risque de séquelles. En protection de l'enfance, la santé mentale est un enjeu d'autant plus important que, de l'avis de nombreux professionnels, l'ASE accueille de plus en plus d'enfants ou de jeunes adultes présentant des troubles du comportement ou de structuration de la personnalité.

Cependant, l'offre de soins en pédopsychiatrie ne permet pas aujourd'hui d'apporter une réponse satisfaisante aux besoins de ces enfants et de ces jeunes. Même si d'importantes disparités territoriales existent dans ce secteur également, le constat global est celui d'une démographie médicale déclinante, de délais d'attente excessifs pour une prise en charge en ambulatoire, d'un manque de places en hospitalisation et en établissements spécialisés (instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques - ITEP - et instituts médico-éducatifs - IME -). Certains départements estiment même que l'ASE, en accueillant des enfants aux profils de plus en plus complexes, qui relèveraient davantage d'une prise en charge sanitaire psychiatrique, est devenue « la variable d'ajustement de la pédopsychiatrie ».

Nous souhaitons donc, par notre travail, alerter aussi sur les difficultés de la pédopsychiatrie française qui ne sont pas sans rejaillir sur le système de protection de l'enfance.

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Notre système de protection de l'enfance donne la priorité à la politique de soutien à la parentalité, qui consiste à « aider les parents à être parents », l'éloignement du milieu familial n'étant envisagé qu'en dernier recours.

Malgré les différentes aides qui peuvent leur être apportées, certaines familles, pour des raisons diverses, ne sont pas ou plus en mesure d'assurer le développement et l'éducation de leurs enfants dans des conditions favorables. D'autres, à l'origine de faits pénalement répréhensibles, sont de facto considérées comme nocives. Les enfants concernés par ces situations sont alors placés à l'ASE pendant une période généralement longue, qui peut durer jusqu'à leur majorité.

Leur prise en charge se heurte aujourd'hui à deux problèmes majeurs : la trop grande instabilité de leur parcours, qui se caractérise par des changements fréquents de lieux d'accueil, et l'absence de perspective quant à une possible évolution de leur statut juridique, qui leur permettrait de bénéficier d'une « seconde chance familiale ». Il est donc impératif, en tenant compte des besoins propres à chacun de ces enfants, de sécuriser leur parcours et d'envisager des alternatives au placement long, voire définitif, afin de leur offrir l'accès à un autre projet de vie.

La sécurisation du parcours passe par l'instauration de garanties au profit à la fois de l'enfant et des adultes qui le prennent en charge. La première d'entre elles consiste à renforcer le suivi de l'enfant en cours de procédure afin de vérifier, à échéance régulière, si la mesure dont il bénéficie a répondu à ses besoins, s'il convient d'y mettre fin ou si, au contraire, il est nécessaire de la prolonger ou de lui substituer une autre mesure. Un outil de suivi existe, le rapport annuel établi par le service de l'ASE, mais les remontées de terrain montrent qu'il se limite le plus souvent à une description partielle de la situation de l'enfant, sans se référer à l'ensemble de ses besoins, ni aborder la question de son avenir. Reprenant la préconisation formulée par plusieurs rapports publics, nous proposons d'enrichir son contenu par une analyse de l'état de santé physique et psychique de l'enfant, de son développement, de sa scolarité, de sa vie sociale, de ses relations familiales, et par une référence à son projet de vie.

La deuxième garantie réside dans une meilleure représentation des droits de l'enfant. Le juge a la possibilité de désigner un administrateur ad hoc, c'est-à-dire une personne qui se substitue aux représentants légaux de l'enfant mineur pour protéger ses intérêts et exercer ses droits. Cette possibilité est cependant insuffisamment exploitée en raison de la pénurie d'administrateurs ad hoc, si bien qu'au final, nombre de conseils généraux sont désignés par défaut. Cette solution de substitution n'est toutefois pas satisfaisante car elle crée une confusion entre la mission générale de protection de l'enfance qui incombe au conseil général et la mission plus particulière de représentation de l'enfant qui doit échoir à une personne « extérieure ». Il nous semble donc nécessaire de procéder en deux temps : d'abord, réformer le statut de l'administrateur ad hoc afin de rendre cette fonction plus attractive et mettre en place une formation obligatoire pour les personnes qui y sont candidates ; puis, systématiser la désignation par le juge des enfants d'un administrateur ad hoc, indépendant des parents et du service gardien, pour représenter l'enfant mineur dans la procédure d'assistance éducative.

Enfin, la troisième garantie concerne le placement en famille d'accueil, premier mode d'hébergement des mineurs et jeunes majeurs confiés à l'ASE. Elle repose, d'une part, sur une amélioration du statut des assistants familiaux, d'autre part, sur une sécurisation des liens entre l'enfant et sa famille d'accueil.

Malgré la loi du 27 juin 2005, qui poursuivait un objectif de meilleure professionnalisation du métier d'assistant familial, de nombreux freins persistent : procédure d'agrément encore fragile, formation inégalement mise en oeuvre, manque d'intégration au sein des équipes pluridisciplinaires, absence d'accueil « relais », conditions de travail souvent précaires, etc. N'oublions pas que ces difficultés doivent être appréhendées au regard de l'intérêt des enfants confiés car cette réforme visait aussi à renforcer la qualité de leur accueil. Nous demandons donc qu'une concertation nationale soit lancée sur les moyens d'améliorer la mise en oeuvre de la loi de 2005 et de remédier à ces insuffisances. Cette concertation serait aussi l'occasion de réfléchir à des évolutions concernant les prérogatives des assistants familiaux en matière d'actes usuels de la vie quotidienne de l'enfant accueilli.

Par ailleurs, il est indispensable d'encadrer davantage les décisions de changement de famille d'accueil. Il arrive en effet que l'ASE confie l'enfant à une nouvelle famille, alors que ni lui, ni sa précédente famille d'accueil ne souhaitaient cette modification. Si une telle décision peut être motivée par des raisons légitimes, il arrive qu'elle ne le soit pas. En tout état de cause, elle n'est pas sans conséquence pour l'enfant et la famille d'accueil qui, avec le temps, ont tissé des liens affectifs parfois très forts. C'est pourquoi nous adhérons à la proposition du groupe de travail « Protection de l'enfance et adoption », consistant à conditionner la modification du lieu d'accueil d'un enfant, confié depuis plus de trois ans à la même famille, à l'avis du juge à l'origine de la mesure de placement.

Au-delà de cet enjeu de stabilisation des parcours, il convient de questionner le statut des enfants placés sur le long terme. Pour se construire, ces enfants, durablement voire définitivement éloignés de leur famille d'origine, ont besoin de développer une relation d'attachement et d'appartenance à une autre famille, qui peut être une famille d'accueil, un tiers digne de confiance ou une famille d'adoption. Si, en France, l'accueil familial demeure la solution privilégiée, l'adoption en tant que modalité de protection de l'enfance est insuffisamment entrée dans les mentalités, encore moins dans la pratique. Elle permettrait pourtant de construire des projets de vie adaptés à la situation de certains enfants.

L'encourager, c'est agir sur trois leviers :

- premièrement, mieux reconnaître le délaissement parental afin que les enfants qui en sont victimes puissent être admis en qualité de pupille de l'Etat et faire éventuellement l'objet d'un projet d'adoption plénière.

Nombre d'experts et de professionnels en conviennent, il est urgent de mieux repérer et de constater plus rapidement les signes caractéristiques du délaissement parental, qui est une forme de maltraitance psychologique. Une telle évolution dans les pratiques professionnelles suppose d'une part, d'élaborer un référentiel national d'aide à l'évaluation des situations de délaissement parental, d'autre part, de développer la formation des professionnels de l'ASE à leur repérage.

A cela s'ajoute la nécessité, comme l'ont déjà souligné plusieurs rapports, de réformer la procédure de la déclaration judiciaire d'abandon, qui est l'étape préalable à l'admission de l'enfant en qualité de pupille de l'Etat et à son adoption éventuelle, mais dont les insuffisances expliquent la faible mise en oeuvre ;

- deuxièmement, développer le recours au retrait total de l'autorité parentale pour que les enfants accueillis à l'ASE par cette voie puissent eux aussi être admis en qualité de pupille de l'Etat et éventuellement faire l'objet d'un projet d'adoption plénière.

La rare utilisation de cette procédure s'explique principalement par la réticence des professionnels à envisager une rupture du lien de filiation biologique. D'où l'importance, une fois encore, de faire évoluer leurs pratiques par le biais d'actions de sensibilisation et de formation, à l'image de ce qu'a mis en place le département du Pas-de-Calais ;

- troisièmement, promouvoir l'adoption simple, qui permet aux enfants dont les parents sont profondément carencés, mais avec lesquels des liens perdurent, de bénéficier d'une « seconde famille ».

Cette forme d'adoption, aujourd'hui essentiellement de nature intrafamiliale, est très peu employée au profit d'enfants placés en raison principalement de sa révocabilité et du maintien des relations avec la famille d'origine qu'elle prévoit. Or, elle peut correspondre aux besoins de certains enfants et à l'attente de certains candidats agréés pour l'adoption. Nous avons identifié quatre préalables à son développement : former les travailleurs sociaux ; repérer les enfants qui pourraient en bénéficier ; sélectionner des candidats agréés pour l'adoption susceptibles de s'y engager ; réfléchir à une modification des règles de révocabilité.

En favorisant l'adoption, plénière ou simple, comme mesure de protection de l'enfance, il ne s'agit en aucun cas de faire des enfants placés la « variable d'ajustement » du désir d'enfant non satisfait des candidats à l'adoption ou du recul de l'adoption internationale, mais de permettre à ces enfants d'acquérir un véritable statut qui réponde à leurs besoins fondamentaux et de grandir dans un environnement affectif et éducatif sécurisé.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - L'enjeu de la sécurisation des parcours nous a, par ailleurs, conduites à approfondir deux sujets qui ne relèvent pas exclusivement de la protection de l'enfance : la prise en charge des jeunes majeurs protégés et l'accueil des mineurs isolés étrangers (MIE).

Au moment où ils sortent du dispositif de l'ASE, les jeunes majeurs sont confrontés à la fois brutalement et précocement à une forte exigence d'autonomisation à laquelle ils sont souvent peu préparés. Le passage d'un statut d'enfant protégé à une logique d'insertion et de responsabilité, en particulier pour des jeunes ayant déjà connu des ruptures et eu des parcours chaotiques, correspond souvent à une période critique qui conditionne fortement les parcours de vie ultérieurs. C'est toute la question de l'effet couperet des fins de prises en charge.

Malgré leur caractère facultatif, des dispositifs d'accompagnement spécifiques aux jeunes majeurs ont été mis en place dans de nombreux départements. Leur déploiement reste toutefois très inégal. Globalement, les conseils généraux alertent sur leurs difficultés à renouveler les contrats jeunes majeurs en raison d'un contexte budgétaire et financier très contraint. D'autres ont cependant pu mettre en place des mesures plus ambitieuses visant à soutenir ces jeunes dans leur démarche d'insertion.

A cet égard, notre attention a été portée sur plusieurs dispositifs innovants comme ceux mis en place dans le Val-de-Marne. Il s'agit de favoriser, au-delà de l'âge de 21 ans, une accession progressive des jeunes majeurs à l'autonomie, en s'appuyant sur un projet personnalisé. Celui-ci repose d'une part, sur un accompagnement conjoint par des professionnels issus des secteurs de l'insertion et de l'ASE, d'autre part, sur un soutien matériel, notamment financier, modulable selon les besoins du jeune. Ces initiatives, dont la généralisation mériterait d'être encouragée, montrent que la collaboration entre les acteurs de la protection de l'enfance et les professionnels de l'insertion constitue un véritable atout. Elles nous ont également convaincues que la prise en charge des jeunes à l'ASE doit être envisagée comme un parcours qui nécessite de préparer, dès l'âge de 16 ans, les modalités de sortie du dispositif et de réfléchir à leur projet d'insertion.

S'agissant des MIE, leur accueil et leur prise en charge relèvent, comme vous le savez, de la responsabilité des départements au titre de la protection de l'enfance. La forte augmentation du nombre de ces jeunes arrivant sur le territoire français dans un contexte géopolitique marqué par la multiplication des conflits, notamment interethniques, est une nouvelle donne qui s'est imposée depuis quelques années. Des phénomènes d'engorgement de l'accès au dispositif de la protection de l'enfance ont fait leur apparition, certains départements étant néanmoins plus concernés que d'autres en fonction des lieux d'arrivée de ces jeunes.

En 2013, le ministère de la justice a cherché à répondre à cette situation par la mise en place d'un appui financier de l'Etat et la définition d'une clef de répartition des MIE sur le territoire national. Ce dispositif ne semble cependant pas remédier au problème. Qui plus est, de nombreux conseils généraux continuent d'alerter sur l'inadaptation des modalités d'accueil « classique » à la problématique très particulière des MIE et sur l'absence de formation spécifique des professionnels de la protection de l'enfance à l'accompagnement de ce public. Dans ce contexte, nous plaidons pour qu'une réflexion nationale soit lancée sur les moyens de mettre en place des modes de prise en charge spécifiques aux MIE, distincts de ceux prévus pour le dispositif de protection de l'enfance.

Madame la Présidente, mes chers collègues, vous nous pardonnerez la longueur inhabituelle de notre intervention, qui était malheureusement inévitable compte tenu de l'ampleur de notre sujet. Comme vous le voyez, un grand nombre de nos recommandations, qui impliquent une évolution des pratiques, ne nécessitent pas forcément une modification des dispositions de la loi de 2007, mais plutôt leur pleine application. Les suites qui y seront données dépendent en outre fortement des conséquences de la future réforme territoriale sur l'avenir de la politique de protection de l'enfance, dont les départements constituent la pierre angulaire. Il s'agit pour nous d'une source de grande inquiétude.

Mme Annie David, présidente. - Votre présentation était certes longue, mais passionnante sur de nombreux points. Je retiens que l'intérêt de l'enfant est au coeur de vos préoccupations. Le développement sur le lien familial biologique m'a interpellée : a priori, l'on ne peut être que favorable à son maintien, mais en approfondissement cette question, on se rend compte que celui-ci peut, dans certains cas, être néfaste pour l'enfant.

M. Hervé Poher. - Votre rapport est remarquable. Vous faites preuve de beaucoup de courage en soulevant la question du dogme du maintien du lien familial biologique. Au cours de ma carrière tant professionnelle - médecin généraliste - que politique - conseiller général du Pas-de-Calais -, j'ai souvent été confronté à cette idéologie familialiste, qui peut conduire à des situations dramatiques.

Vous avez également raison de pointer la faible participation du secteur sanitaire au dispositif de repérage et de signalement, tout comme le manque de coopération entre les différents intervenants.

Le problème de la démographie médicale, que vous avez soulevé, se pose avec une acuité particulière dans mon département. Je me bats actuellement pour trouver des candidats à trois postes de médecins laissés vacants, sans résultat pour le moment...

Enfin, j'ai beaucoup apprécié votre remarque sur les liens affectifs très forts qui se nouent entre les assistants familiaux et les enfants accueillis ; comment peut-on continuer à diffuser ce dogme du non-attachement ?

Mme Laurence Cohen. - Votre rapport, très précis, pose sans tabou un certain nombre de questions et fait écho à nos expériences respectives, tant professionnelles que personnelles. Dans l'exercice de mon métier, je suis amenée à recevoir des enfants placés en familles d'accueil. Le postulat selon lequel ces dernières ne doivent pas s'attacher aux enfants est d'une violence terrible. Comment peut-on demander aux assistants familiaux de ne pas développer une relation d'affection pour un enfant dont ils sont chargés de l'épanouissement ?

A raison, vous insistez sur la crise que traverse la pédopsychiatrie française. De plus en plus de structures ferment, si bien que des enfants, qui relèveraient normalement d'une prise en charge psychiatrique, sont réorientés vers l'ASE.

Vous dénoncez également les violences intrafamiliales, qui ont des conséquences sur le développement de l'enfant. Comment un père qui bat la mère de ses enfants peut-il être encore considéré comme un bon père ? Là encore, l'idéologie familialiste continue de primer !

J'aurai, enfin, trois questions. La première concerne le financement de la protection de l'enfance, sujet qu'il me semble nécessaire de creuser. On demande aux départements d'être plus efficaces, mais sans leur donner les moyens de remplir leurs missions. Autrement dit, comment faire mieux avec moins ? Ma deuxième question porte sur le rôle des conseils généraux. Il est quand même paradoxal de reconnaître leur apport essentiel dans cette politique, alors que nous débattrons dans quelque temps de leur suppression ! Quel sera donc le devenir de vos propositions ? Ma troisième question a trait aux mineurs étrangers isolés. Le Défenseur des droits a récemment rappelé que ces jeunes devaient continuer à être pris en charge au titre de la protection de l'enfance. J'aurais donc aimé avoir des précisions sur votre position. Car s'il s'agit d'exclure les MIE du dispositif, mon groupe ne pourra vous suivre. Nous estimons en effet qu'ils doivent pouvoir bénéficier des mesures de droit commun, mais qu'en retour, l'Etat doit compenser aux départements la charge afférente.

M. Jean-Claude Leroy. - Comme mes collègues, je trouve ce rapport remarquable car il nous interpelle sur de nombreux points. J'ai été particulièrement sensible à votre point de vue sur les assistants familiaux. J'ai récemment reçu une délégation de ces professionnels, qui m'a fait part de leur isolement et de leur souffrance. Comment y répondre ? Dans le Pas-de-Calais, nous avons décidé de mettre en réseau les maisons de l'enfant et les assistants familiaux, les premiers venant en appui des seconds, notamment sur le plan psychologique. Les établissements médico-sociaux pourraient ainsi devenir des points d'appui en direction de ces familles.

La question des MIE se pose tout particulièrement dans mon département, mais aucune solution satisfaisante n'a, pour le moment, été apportée.

Le sujet des jeunes majeurs est également très important. Il me semble que leur prise en charge relève plutôt de la politique en faveur de la jeunesse que de la protection de l'enfance à proprement parler. Le Pas-de-Calais s'apprête d'ailleurs à expérimenter le contrat d'autonomie, qui est un nouvel instrument au service de l'insertion des jeunes en situation de précarité.

En définitive, je crois que votre travail pourra servir de base à une réflexion nationale sur l'ensemble de ces problématiques.

Mme Aline Archimbaud. - Je rejoins mes collègues sur les éloges qui vous sont adressés. Votre démarche est précise et concrète, sans langue de bois. Ce rapport est un apport très précieux.

Comme vous, je crois qu'il est essentiel d'insister sur la nécessité de faire émerger une culture commune de la protection de l'enfance. Elle est la seule à pouvoir faire évoluer les pratiques professionnelles et à activer le décloisonnement entre les secteurs. Au cours de la mission qui m'a été confiée sur l'accès aux soins, j'ai pu mesurer combien il était difficile de faire travailler ensemble le sanitaire et le social. Nous devons continuer à marteler cet impératif.

Je partage entièrement votre remarque sur le FNFPE : il est intolérable que ce fonds ne soit plus abondé depuis plusieurs années. De même, nous ne pouvons nous satisfaire de l'abandon de secteurs comme la PMI et la santé scolaire. Concernant la pédopsychiatrie, la Seine-Saint-Denis est particulièrement concernée par les fermetures de services. Nous devons absolument alerter sur cette situation.

Un dernier aspect de votre rapport me pose problème, celui relatif aux MIE. Si je peux comprendre les difficultés que l'arrivée de ces enfants pose à certains départements et aux services de l'ASE en particulier, je ne peux accepter qu'ils soient sortis du dispositif de protection de l'enfance. Dans votre proposition, c'est l'adjectif « distincts » qui ne me convient pas. Dans le contexte actuel de montée des extrémismes, il n'est pas bon de vouloir créer des dispositifs spécifiques aux personnes de nationalité étrangère. Regardons ce qui se passe pour l'aide médicale d'Etat...

Mme Colette Giudicelli. - Je vous remercie pour ce travail de grande qualité. Effectivement, le corps médical ne dit pas tout. C'est pourquoi j'ai récemment déposé une proposition de loi qui modifie un article du code pénal afin de permettre aux médecins de dénoncer les faits de maltraitance tout en étant protégés des risques de représailles.

Je partage votre crainte concernant l'avenir des conseils généraux, dans la mesure où le département est l'échelon pivot de la protection de l'enfance.

Mme Claire-Lise Campion. - Je m'associe aux félicitations adressées aux rapporteures et les remercie d'avoir travaillé sur un sujet dont on ne parle pas suffisamment.

Je souhaiterais revenir sur quelques points que vous abordez en commençant par le positionnement de la PMI auprès de l'ASE. Nous connaissons tous dans nos départements de grandes difficultés pour recruter les professionnels de la PMI, en particulier des médecins, comme en témoignent les nombreux postes vacants dans ce domaine. Il faut donc en effet renforcer l'attractivité des métiers de la PMI.

S'agissant du repérage des enfants en danger, vous avez eu raison de souligner le rôle accru que devrait jouer le secteur médical, aussi bien libéral qu'hospitalier, ainsi que la nécessité d'améliorer la formation des professionnels et leur mise en réseau. Cela me conduit à évoquer plus particulièrement la question de la situation inquiétante de la pédopsychiatrie dans notre pays. De nombreux enfants protégés sont accueillis dans des établissements dont ils ne devraient pas relever car ceux-ci proposent des prises en charge inadaptées aux difficultés rencontrées par ces jeunes. Cela pose des questions difficiles à la fois pour les professionnels concernés et pour les autres enfants accueillis à juste titre dans ces établissements, mais qui côtoient des jeunes pour lesquels d'autres formes de prise en charge sont nécessaires.

La question des jeunes majeurs est elle aussi essentielle compte tenu de l'effet couperet engendré par les fins de prise en charge. A l'instar d'autres départements, l'Essonne a mis en place des dispositifs spécifiques pour accompagner les jeunes jusqu'à l'âge de vingt-et-un ans et préparer l'entrée dans la vie active. Les parrainages associant la protection de l'enfance et le monde de l'insertion professionnelle gagneraient à être davantage développés. Mais je n'oublie pas les difficultés auxquelles font face les professionnels de nos départements sur ces questions.

S'agissant des MIE, question à laquelle sont tout particulièrement confrontés les départements franciliens ainsi que le Pas-de-Calais mais aussi d'autres départements, qui accueillent des centaines de jeunes, votre proposition de relancer une réflexion nationale est indispensable compte tenu de l'insuffisance des réponses apportées jusqu'à présent. Je rappelle à cet égard que les analyses et conclusions développées par notre collègue Isabelle Debré dans son rapport relatif aux MIE, qui a fait date, ont été assez partagées. Elles méritent sans doute d'être mises à jour pour tenir compte de la situation actuelle, mais pourraient constituer l'un des points de départ pour mener la réflexion que vous appelez de vos voeux.

Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger avec Michèle Meunier sur l'avenir de la politique de protection de l'enfance dans le cadre de la future réforme territoriale.

Par ailleurs, vous l'avez dit, les problèmes posés par l'absence d'abondement du FNFPE restent d'actualité.

Enfin, le seul élément sur lequel je m'interroge, comme notre présidente, concerne la place qu'il faut laisser aux familles. Mon sentiment est que la question du retour de l'enfant au sein de sa cellule familiale se pose dans la plupart des cas. Nous devons continuer à prôner l'objectif du retour. J'ai l'impression que lorsque cette question ne se pose pas, il s'agit de cas très dramatiques, de ceux qui sont les plus médiatisés tant au plan national qu'au niveau des départements. Nous ne devons pas nous orienter trop vers le retrait de l'autorité parentale car un grand travail a été réalisé au cours des dix dernières années sur le maintien de cette autorité ; c'est plutôt l'accompagnement de la parentalité qui doit être développé, même si dans certains cas - minoritaires - il faut aller jusqu'à rompre les liens.

Mme Anne Emery-Dumas. - Je remercie les rapporteures pour la qualité de leur rapport qui réalise un état des lieux très précis des difficultés rencontrées par le secteur de l'ASE.

Je partage les propos de mon collègue Jean-Claude Leroy sur la situation des jeunes majeurs. Il est dramatique que des jeunes soient tout à coup livrés à eux-mêmes, avec toutes les conséquences que nous savons. Cela arrive aux jeunes âgés de vingt-et-un ans mais parfois aussi dès l'âge de dix-huit ans puisque tous les départements n'ont pas la possibilité de financer des contrats jeune majeur. Ce financement, qui reste intégralement à leur charge, nécessite des moyens importants. Je suis issue d'un département très rural, qui compte 210 000 habitants, mais qui compte tout de même 700 enfants placés dans le contexte plus général d'une longue tradition d'accueil des enfants placés.

Je souhaite que la survie des départements permette à cette activité d'être poursuivie même si elle représente une charge importante.

Mme Patricia Bordas. - Je félicite également les rapporteures pour leur travail remarquable.

Je rejoins la présidente sur les difficultés que pose la notion de famille. Je ne suis pas certaine que nous soyons tous d'accord sur la question du lien familial. Faut-il extraire l'enfant de sa famille d'origine ou non ? Quelle famille lui faut-il ? Ces questions sont d'autant plus difficiles que nous savons que certains parents sont dans l'attente d'un enfant à adopter. Je n'ai moi-même pas la réponse.

Vous avez évoqué la question du cloisonnement très marqué des acteurs de la protection de l'enfance. Ne faudrait-il pas, pour faire tomber quelques pré-carrés, insister davantage sur ce problème ? Il conviendrait, à mon sens, de le mettre plus en exergue.

Par ailleurs, ne serait-il pas temps que l'éducation nationale prenne aussi sa part, et un peu différemment de la façon dont elle peut parfois la prendre aujourd'hui ? Ne serait-il pas temps d'arrêter avec les non-dits ?

S'agissant des assistants familiaux, il faut rendre la formation plus pointue et arrêter de leur interdire de s'attacher aux enfants accueillis.

En ce qui concerne les structures de l'ASE et les services de PMI, nous devrions peut-être réfléchir à d'autres possibilités d'organisation. Il est, par exemple, inadmissible qu'un si grand nombre de départements n'aient toujours pas mis en place leur observatoire de la protection de l'enfance.

Quelques mots avant de terminer sur la réforme territoriale que, personnellement, je défends. Je trouve intéressant de transférer aux régions la voirie et les collèges. Je suis persuadée que si l'action sociale était entièrement dévolue, avec les moyens qu'il faut, à un même niveau territorial, au lieu d'être partagée entre plusieurs strates, on s'en occuperait comme il se doit.

Enfin, je soutiens comme vous le faites, l'idée selon laquelle l'intérêt supérieur de l'enfant doit être le leitmotiv de la protection de l'enfance.

Mme Gisèle Printz. - J'adresse à mon tour mes félicitations aux rapporteures et souhaiterais savoir si la loi de 2007 prévoit que les allocations familiales sont obligatoirement versées à la famille d'accueil.

M. Jacky Le Menn. - Compte tenu des réactions positives suscitées par ce rapport, on peut dire que celui-ci fera date.

Comme vous l'avez indiqué, le corps médical fait souvent face à la crainte d'être poursuivi pour dénonciation calomnieuse, en particulier dans un contexte de judiciarisation croissante de la société et des activités médicales. Des possibilités existent pour faire évoluer les choses et le sujet doit être travaillé. S'agissant du monde hospitalier, c'est l'institution en tant que telle qui doit signaler ; nous ne sommes pas obligés de connaître l'identité de la personne qui se trouve à l'origine du signalement. L'agence régionale de santé (ARS) pourrait également avoir son rôle à jouer, par exemple en commettant des médecins au nom de l'institution pour la réalisation des signalements.

S'agissant du maintien du lien familial, j'ai eu la chance de fréquenter en tant qu'étudiant une école des éducateurs du ministère de la justice. Il nous y était enseigné qu'il valait mieux laisser un enfant dans une famille, même lorsqu'elle ne présentait pas toutes les garanties de sécurité pour l'enfant, plutôt que de le placer. Les travailleurs sociaux se trouvent parfois dans une situation de « conflit d'intérêts », dans laquelle il est très difficile de choisir entre l'intérêt de l'enfant et l'intérêt de la famille. C'est donc un sujet à travailler au fond.

En tant que vice-président de mon conseil général, j'ai rencontré des familles venant à ma permanence pour faire part de leur incompréhension face à une décision ayant abouti au placement de leur enfant et insistant sur le fait que l'enfant était aimé de sa famille. Les choses ne sont donc pas aussi simples en pratique.

Par ailleurs, comme cela a déjà été dit, demander aux assistants familiaux accueillant des enfants dans le cadre de placements de longue durée d'avoir une distance professionnelle paraît aberrant. Il me semble même au contraire positif que des liens d'affection se créent.

Enfin, s'agissant des MIE, ceux-ci présentent en effet des besoins spécifiques auxquels les établissements « classiques » ne sont pas forcément en mesure de répondre. Il faut une prise en charge adaptée aux MIE dans le cadre du dispositif de protection de l'enfance et non pas dans un cadre distinct de celle-ci. Il me semble d'ailleurs que cette idée peut recueillir une adhésion générale.

Mme Patricia Schillinger. - Je tenais également à féliciter les rapporteures.

La détection des enfants en danger a souvent lieu par l'intermédiaire des crèches ou des écoles. Les réseaux d'aides spécialisées aux enfants en difficulté (Rased), malgré les restrictions et les regroupements dont ils ont fait l'objet, jouent-il également un rôle dans la détection ou bien auraient-ils eux-aussi un rôle à jouer dans ce domaine, en particulier dans les territoires ruraux souvent sous-médicalisés ?

M. Gilbert Barbier. - Il est dommage que les présidents de conseil général soient en ce moment même réunis en assemblée générale car ceux d'entre eux qui siègent au sein de notre commission sont très directement concernés par le rapport qui vient de nous être présenté.

Je félicite les rapporteures pour leur travail qui montre que la loi votée en 2007 n'est finalement pas si mauvaise. Ce sont les difficultés d'application sur le terrain qui conduisent aux disparités évoquées et aux difficultés rencontrées dans les territoires ruraux pour travailler en équipe.

Les médecins, notamment libéraux, sont pris entre le serment d'Hippocrate et le risque encouru de rupture avec les familles. Ce problème reste difficile à aborder.

Je pense aussi que la médecine scolaire, dans beaucoup de domaines, vit un cloisonnement qu'elle entretient. J'ai eu l'occasion de m'en apercevoir en matière de toxicomanie, domaine dans lequel la médecine scolaire veut préserver un pré-carré qu'il est difficile de combattre.

Le rapport revêt un caractère philosophique très marqué et pose de nombreuses questions d'ordre organisationnel. Il évoque pour finir les difficultés financières qui sont malheureusement devenues notre lot quotidien.

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Je vous remercie pour toutes vos interventions qui nous confortent dans notre constat. Notre mission nous a permis de pointer un certain nombre de dysfonctionnements qui appelle une meilleure application de la loi de 2007.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Sur les MIE, je tiens à vous rassurer. Au cours de nos auditions et déplacements, qu'avons-nous constaté ? Premièrement, qu'il s'agit d'une problématique récente qui prend toutefois de plus en plus d'ampleur. Deuxièmement, que des réponses ont été apportées par l'Etat pour permettre un rééquilibrage entre les départements, mais que celles-ci ne sont pas suffisantes. Troisièmement, que même si certains conseils généraux - comme le Pas-de-Calais- ont mis en place des dispositifs innovants, notre système de protection de l'enfance n'est pas adapté à la prise en charge de ces enfants, qui présentent des besoins spécifiques. Il faut donc réfléchir à d'autres outils permettant de les accueillir dans de bonnes conditions.

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Effectivement, l'ASE est démunie pour répondre à ce nouveau défi. Notre volonté n'est en aucun cas d'exclure les MIE de la protection de l'enfance, mais d'envisager des modes de prise en charge spécifiques à ce public, à l'intérieur du dispositif actuel.

Mme Laurence Cohen. - Après ces explications, ne pourriez-vous pas réécrire votre proposition en enlevant l'adjectif « distincts » et en précisant que la prise en charge des MIE doit s'effectuer dans le cadre de la protection de l'enfance ?

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Nous sommes tout à fait d'accord. Voici la rédaction que nous vous proposons : « Mettre en place des modes de prise en charge propres aux mineurs isolés étrangers dans le cadre de la protection de l'enfance ».

Mme Aline Archimbaud. - Cela me convient parfaitement.

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Quelques remarques complémentaires. J'insiste tout d'abord sur l'importance de la diffusion des bonnes pratiques. Il est du ressort du ministère de mettre au point des guides à destination de l'ensemble des départements. Je reviendrai ensuite sur la protection dont doivent bénéficier les médecins lorsqu'ils signalent des faits de violence (sur les femmes, sur les enfants). Il est indispensable qu'ils puissent dénoncer ces agissements sans être inquiétés par d'éventuelles représailles. Par ailleurs, je comprends que notre position sur le maintien du lien familial biologique puisse interpeller. Notre volonté n'est évidemment pas d'écarter systématiquement les parents, mais de rechercher la meilleure solution pour l'enfant. Seul l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider la prise de décision, ce qui n'est pas toujours le cas aujourd'hui. C'est pourquoi le PPE doit absolument être systématisé et devenir un outil au service du projet de vie de l'enfant. Au Québec, les services sociaux se donnent deux ans pour travailler avec la famille et permettre un retour de l'enfant auprès de ses parents. A l'issue de cette période, si ce retour n'est pas possible, un autre projet de vie est conçu pour l'enfant. Nous devrions nous inspirer de cette approche, très pragmatique.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Nous continuerons à alerter sur l'absence d'abondement du FNFPE car il s'agit d'une question cruciale. Quel que soit l'avenir de la protection de l'enfance dans la future configuration territoriale, cette politique aura besoin de financements.

Mme Muguette Dini, rapporteure. - Une dernière précision s'agissant des allocations familiales. Le juge peut décider de maintenir tout ou une partie de leur montant à la famille ou de les attribuer à l'ASE. Dans la pratique, les familles continuent le plus souvent d'en bénéficier.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

Conséquences de la crise économique sur le système de protection sociale espagnol - Compte rendu de la mission d'information

Mme Annie David, présidente. - Nous allons à trois voix, en excusant notre collègue Gérard Roche, vous rendre compte de la mission d'étude que nous avions décidée en commission, à savoir un déplacement en Espagne du 21 au 25 avril dernier, dans l'objectif de prendre la mesure des conséquences de la crise sur le système de protection sociale espagnol.

J'ai en effet eu l'honneur d'y conduire une délégation de notre commission, aux côtés de Gilbert Barbier, Laurence Cohen et Gérard Roche.

Comme vous le savez, parmi nos voisins directs, l'Espagne est celui qui a été le plus durement frappé par les turbulences économiques et financières des dernières années, subissant les effets conjoints de l'éclatement de la bulle immobilière, de la crise financière internationale puis de celle des dettes souveraines. Sous la pression des marchés et à l'appel des institutions communautaires et internationales, le Gouvernement espagnol a adopté d'importantes mesures d'austérité budgétaire et engagé de nombreuses réformes structurelles qui ont fortement mis à contribution les dépenses de protection sociale, ce qui a eu pour effet de réduire l'accès au système de protection sociale.

Au cours de notre mission, nous avons pu nous entretenir avec de nombreux acteurs institutionnels du champ social (responsables politiques de la majorité et de l'opposition, en particulier de notre commission homologue du Sénat espagnol ; partenaires sociaux ; services ministériels ; associations).

Compte tenu de l'importance jouée par les échelons territoriaux dans le domaine des affaires sociales, il nous a également paru indispensable d'aller à la rencontre des acteurs locaux. Nous avons donc effectué deux déplacements en dehors de la capitale : à Parla, une ville de 120 000 habitants située en périphérie de Madrid, pour nous entretenir avec le maire et le responsable du centre d'action sociale, ainsi qu'à Tolède, pour nous rendre à la mairie et au ministère régional de la santé et des services sociaux du gouvernement de la communauté autonome de Castille-la-Manche.

Je cède la parole à Gilbert Barbier, qui va entrer un peu plus dans le coeur de notre mission.

M. Gilbert Barbier. - Rappelons, avant d'entrer dans le vif du sujet, que l'institution d'un Etat-Providence en Espagne constitue un fait historique relativement récent par comparaison avec d'autres pays européens comme la France ou le Royaume-Uni. Dans sa forme actuelle, le système de protection sociale espagnol a en effet été mis en place à partir de la seconde moitié des années 1970 avant d'être consolidé à la fin des années 1980 concomitamment avec l'adhésion de l'Espagne à l'Union européenne en 1986. Il s'est ainsi développé à la faveur des trente années de croissance économique qui ont suivi la transition démocratique (1977-2007).

Quelles sont ses principales caractéristiques ? Il présente, par rapport à la France, deux spécificités majeures : d'une part, les partenaires sociaux n'interviennent pas directement dans la gestion de la sécurité sociale. Ils sont néanmoins associés aux réformes, en particulier dans le cadre du consensus établi par le Pacte de Tolède de 1995 qui définit les modalités d'évolution du système de retraite ; d'autre part, le périmètre de la sécurité sociale n'inclut pas les dépenses de santé. Celles-ci ne sont pas financées par les cotisations sociales mais quasi-exclusivement par l'impôt et leur gestion relève des dix-sept communautés autonomes.

L'ensemble de la protection sociale espagnole se fonde d'ailleurs sur une structure institutionnelle et territoriale fortement décentralisée qui tire les conséquences de l'organisation du pays en « Etat composé » conformément aux principes de la Constitution de 1978. Celle-ci prévoit que l'Etat détient une compétence exclusive pour définir « la législation fondamentale et le régime économique de la sécurité sociale, sans préjudice de la mise en oeuvre de ses services par les communautés autonomes ».

Dans ce cadre, le rôle de l'Etat est de fixer les grandes orientations des politiques sociales à travers l'adoption de plans et de schémas pluriannuels dans les différents domaines concernés. Pour assurer sa mission de gestion de la sécurité sociale, il recourt à des organismes de caractère public placés sous sa tutelle : la Trésorerie générale de la sécurité sociale (TGSS) ; l'Institut national de la sécurité sociale (INSS) ; le Service public pour l'emploi de l'Etat (Sepe) ; l'Institut national des personnes âgées et des services (Imserso).

Les communautés autonomes, dotées de l'autonomie budgétaire et d'une capacité propre à légiférer, élaborent, financent et mettent en oeuvre leurs politiques sociales dans le respect des grandes orientations ainsi fixées au niveau national. Au-delà d'un certain seuil démographique, les communes ont elles aussi une compétence en matière de promotion et d'insertion sociale.

Les modalités de partage des compétences varient ainsi selon le champ de l'action sociale.

Relèvent entièrement de l'Etat la prise en charge des prestations chômage, le versement des pensions de retraite et de réversion ainsi que les prestations servies en matière d'incapacité et d'accident du travail ;

En ce qui concerne la famille, l'Etat fournit à travers l'INSS un certain nombre d'allocations, comme par exemple pour les familles nombreuses, tandis que les communautés autonomes servent des prestations dites « de base » telles que les aides à domicile ou les prestations pour les enfants de moins de trois ans (offre de garde par exemple) ;

En matière de handicap, l'Imserso a délégué aux communautés autonomes la délivrance de prestations sur la base d'un budget alloué à la sécurité sociale par l'Etat ;

S'agissant de la prise en charge de la dépendance, une loi de décembre 2006 a créé un dispositif national de prise en compte de la perte d'autonomie censé garantir une couverture universelle ainsi que l'égalité d'accès aux droits ; sa mise en oeuvre relève des communautés autonomes ;

Enfin, ces dernières sont responsables, en coordination avec les municipalités, de la lutte contre l'exclusion sociale par la mise en place de revenus minimaux.

Quant au système national de santé (SNS), qui a vu le jour en 1986, sa mise en oeuvre est entièrement assurée par les communautés autonomes depuis la dernière vague de décentralisation intervenue en 2002.

L'Etat, à travers l'Institut national de gestion sanitaire (INGS), a pour mission de garantir l'égalité d'accès aux soins et leur uniformité. Il définit pour ce faire un catalogue de soins qui dresse la liste des services gratuits, lesquels incluent en particulier les consultations en médecine générale et spécialisée, les services d'urgence, les transports sanitaires ainsi que les soins dans les hôpitaux publics.

Dans le respect de ces principes d'universalité et de gratuité, les communautés autonomes sont chargées d'organiser l'accès aux soins. L'assuré peut librement choisir son praticien (médecin généraliste, pédiatre ou dentiste) dans la zone où il réside et ne paie pas d'honoraires. Le personnel du SNS relève d'un statut particulier de la fonction publique régi par la législation nationale mais le recrutement et la rémunération relèvent de chaque communauté autonome dans le respect des principes généraux définis au niveau national. Une coordination a minima est prévue dans le cadre d'un « Conseil interterritorial du SNS » qui rassemble le ministre chargé de la santé et les conseillers des communautés autonomes en charge de la santé.

L'Etat conserve quant à lui la compétence exclusive de la politique du médicament et des formations sanitaires et sociales.

Au total, le système de protection sociale espagnol constitue un système « mixte » combinant, depuis 1986, de forts éléments de type « beveridgien » avec une conception assurantielle plus ancienne.

Il repose sur une répartition des compétences complexe - voire conflictuelle - régulée s'il le faut et en dernier recours par le Tribunal constitutionnel.

Mme Laurence Cohen. - La crise économique et financière a mis un coup d'arrêt brutal à l'extension de la couverture sociale à de nouveaux risques et catégories d'assurés.

Dans un premier temps, les prestations sociales ont connu une certaine amélioration dans le cadre du plan de relance du gouvernement Zapatero (2009-2010). Mais sous les effets conjoints de ce plan de relance massif (évalué à 7 points de PIB), de la chute des ressources fiscales, de l'augmentation mécanique des dépenses liées à la crise et du coûteux sauvetage du système bancaire, le niveau de la dette publique espagnole a considérablement augmenté, passant de 36 % du PIB en 2007 à plus de 68 % en 2011. Après une décennie d'excédents (1999-2009), les comptes sociaux ont connu une détérioration rapide à partir de 2010.

Dans un second temps, les politiques d'austérité amorcées sous le gouvernement Zapatero et poursuivies par celui de Mariano Rajoy après l'alternance politique de l'automne 2011 ont donc mis en oeuvre un programme drastique d'assainissement budgétaire.

Quelles que soient leurs fonctions et leur appartenance politique, tous nos interlocuteurs en Espagne ont insisté sur l'ampleur et la gravité des réductions mises en oeuvre. Aucune branche de la protection sociale n'a en effet été épargnée et le Gouvernement est revenu sur de nombreuses avancées qui avaient vu le jour dans les années d'avant-crise. Les communautés autonomes, qui représentaient environ la moitié des dépenses publiques et les deux tiers du déficit public espagnol en 2011, ont elles aussi été contraintes de revoir leurs politiques sociales pour tenir compte des coupes budgétaires imposées au niveau central. Les élu-es rencontré-e-s ont dénoncé les conséquences dramatiques de choix ainsi imposés concernant notamment les centres de santé, les hôpitaux de proximité avec des listes d'attente pour les opérations d'urgence qui deviennent exponentielles. Conséquences tout aussi dramatiques sur la cohésion sociale, le « mieux vivre ensemble. »

Permettez-moi de détailler quelque peu les principales mesures adoptées.

S'agissant du marché du travail, plusieurs réformes successives - mises en oeuvre par des lois de septembre 2010, juin 2011 et février 2012 - sous couvert de simplification des règles de licenciement - ont considérablement réduit la protection des salarié-es. Outre l'introduction de procédures plus rapides, les indemnités de licenciement ont été fortement réduites, passant de 45 à 33 jours par année d'ancienneté, voire à 20 jours par année d'ancienneté dans le cas d'une entreprise déficitaire.

Les modalités d'indemnisation du chômage ont également été rendues plus restrictives en 2012 avec notamment : la réduction de 10 % des prestations à partir du septième mois d'indemnisation pour les nouveaux entrants. A compter du 181e jour d'indemnisation, le montant de la prestation a ainsi été ramené de 60 % à 50 % du salaire de référence ; le resserrement des conditions d'accès au revenu actif d'insertion : le bénéficiaire doit avoir épuisé tous ses droits aux prestations chômage contributives et non contributives, n'avoir refusé aucune offre d'emploi, ni participé à des actions de formation ou de reconversion professionnelle au cours de l'année écoulée ; la suppression d'une allocation spécifique qui existait pour les personnes de plus de 45 ans et la réduction des prestations non contributives pour les personnes de plus de 52 ans ; la suppression de la prise en charge par le Sepe de 35 % des cotisations sociales dues par le bénéficiaire durant la période de chômage.

Comme nous l'a précisé le directeur général de la sécurité sociale, dans le domaine des retraites, les mesures adoptées sont à la fois paramétriques et structurelles.

Pour limiter le dynamisme des dépenses à court terme, l'indexation des pensions a été suspendue en 2011 (sauf pour les pensions non contributives et les pensions minimales) et la revalorisation limitée à 1 % en 2012 et 2013, puis 0,25 % en 2014.

Pour garantir la soutenabilité des régimes de retraite à un horizon de plus long terme, la réforme Zapatero entrée en vigueur le 1er août 2013 prévoit le recul de l'âge légal de départ en retraite de 65 à 67 ans d'ici à 2027, l'augmentation du nombre d'annuités de référence pour le calcul du montant de la retraite de 15 à 25 ans d'ici 2022 et enfin une hausse de 2 ans de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein (de 35 à 37 ans). Cette réforme concerne à la fois les salariés et les fonctionnaires et s'accompagne d'un durcissement des conditions d'accès aux retraites anticipées ou partielles.

A la fin de l'année dernière a en outre été adoptée une loi prévoyant l'entrée en vigueur en 2019 d'un facteur de soutenabilité et d'équité intergénérationnelle destiné à réguler de manière automatique les pensions versées pour tenir compte des contraintes budgétaires et des évolutions de l'espérance de vie. Il sera calculé de sorte qu'aux revalorisations près le montant théorique touché pendant la retraite reste constant au fil des générations.

Un nouveau mécanisme de revalorisation des pensions, qui tient compte de l'écart entre la croissance des recettes de la sécurité sociale et la croissance des dépenses de pension, est par ailleurs entré en vigueur dès 2014.

Dans le domaine des prestations familiales, les mesures adoptées ont consisté à revenir sur un certain nombre d'avantages consentis en 2009 : suspension en 2010 du prolongement du congé parental porté de 13 à 20 jours entre 2007 et 2009 ; suppression en 2011 de la prime de 2 500 euros versée lors de la naissance ou l'adoption d'un enfant sous forme de crédit d'impôt ou de prestation.

Derrière la froideur des chiffres, se dessinent des drames humains ou pour le moins des situations individuelles et familiales fragilisées car plus précarisées !

En ce qui concerne la prise en charge de la dépendance, le Gouvernement a sensiblement réduit en juillet 2012 la portée de la réforme entrée en vigueur en 2007. Celle-ci prévoyait la mise en place d'un niveau minimum de protection financé et garanti par l'Etat, d'un deuxième niveau cofinancé par l'Etat et les communautés autonomes et d'un troisième niveau facultatif laissé à la discrétion de ces dernières. Se référant au coût plus élevé que prévu de cette réforme, le Gouvernement a progressivement augmenté la participation financière des bénéficiaires (de 10 % à 15 %), supprimé la prise en charge par l'Etat des cotisations sociales des aidants familiaux et réduit le montant maximal des prestations financières versées à ces derniers.

Dans le domaine de la santé, la réduction de l'effort public s'est notamment traduite par une plus grande participation des assurés au coût du médicament ainsi qu'aux transports sanitaires non justifiés par l'urgence, qui risquent de devenir purement et simplement un transport payant. Suite à un décret royal adopté en 2012, qui a remplacé le système de santé universel par l'assurance de santé publique, le ticket modérateur est compris entre 40 % et 60 % du prix du médicament en fonction des revenus de l'assuré. Les retraités, qui étaient auparavant exemptés de toute participation, doivent aujourd'hui contribuer à hauteur de 10 % de ce prix.

Le Gouvernement a également cherché à préciser l'accès au SNS en le conditionnant à la qualité d'assuré social. Les personnes non assurées ou n'ayant pas la qualité d'ayant droit voient leur accès maintenu moyennant le paiement d'une contribution financière. Les étrangers en situation irrégulière n'ont quant à eux plus accès au SNS sauf s'ils sont mineurs, en cas de maternité et en cas d'urgence.

S'agissant par ailleurs des mesures portant sur les recettes de la sécurité sociale, l'assiette des cotisations sociales a été élargie par l'intégration de l'ensemble des éléments de rémunération, y compris en nature (comme les tickets restaurant ou les prestations sociales directement prises en charge par l'employeur).

Toutes ces mesures qui visent à assurer la réduction des dépenses publiques de santé engendrent des inégalités de plus en plus importantes.

A cela s'ajoute la remise en cause du droit à l'avortement, dans la logique d'une Europe qui glisse fortement du droit des femmes à disposer librement de leur corps à l'idée de « droit à la vie ».

M. Gilbert Barbier. - La crise a également conduit le Gouvernement à préciser les modalités de gouvernance et de régulation des finances publiques et sociales.

La prise en charge des besoins de financement de la sécurité sociale - dont les pensions de retraite constituent la grande majorité des dépenses - fait intervenir un fonds de réserve de la sécurité sociale institué en 1997 dans la continuité du Pacte de Tolède qui, signé par toutes les forces politiques et sociales du pays, visait à établir une feuille de route pour garantir la soutenabilité des prestations sociales. Il a été décidé en 2003 que l'utilisation de ce fonds serait réservée au financement des pensions contributives et qu'il ne pourrait être mobilisé qu'à hauteur de 3 % au maximum du montant des pensions contributives.

Pour faire face à la persistance des difficultés financières et assurer le financement des pensions, l'application de cette limite a été suspendue pour les années 2012, 2013 et 2014 dans le cadre d'une loi organique qui oblige les administrations de sécurité sociale à maintenir leurs comptes à l'équilibre ou en excédent. Si cette obligation n'est pas remplie, le déficit maximum autorisé pour l'administration centrale est minoré à hauteur du déficit enregistré par la sécurité sociale. Le Gouvernement a ainsi été autorisé à disposer du fonds de réserve dans la limite du montant du déficit de la sécurité sociale. En 2012 et 2013, 18,6 milliards d'euros ont été mobilisés pour financer le déséquilibre des comptes sociaux. Fin 2013, le niveau du fonds de réserve atteignait 53,7 milliards d'euros.

La loi organique de 2012 fixe également les conditions dans lesquelles les communautés autonomes doivent respecter un objectif global de déficit et de dette publics, notamment pour leurs dépenses de santé.

L'adoption de ce nouveau cadre de gouvernance et de ces nombreuses réformes structurelles, qui se traduisent par des critères d'éligibilité plus stricts pour l'accès à un grand nombre de dispositifs, ont mécaniquement amoindri le rôle d'amortisseur et de stabilisateur joué par les dépenses de protection sociale.

La profondeur et la durabilité de la crise ainsi que l'ampleur des efforts d'assainissement ont conduit à une très forte dégradation de la situation sociale. Les associations que nous avons rencontrées (Caritas, la Croix Rouge, le Mouvement pour la paix) ont de manière unanime - et sans surprise hélas - alerté sur le nombre sans cesse croissant de personnes en situation de précarité, voire de pauvreté.

L'une des manifestations les plus visibles des difficultés rencontrées est sans doute la dégradation du marché du travail. Entre 2008 et 2013, le taux de chômage espagnol est en effet passé de 8 % à 27 %, ce qui correspond à une augmentation de 4,3 millions du nombre de demandeurs d'emploi. Les jeunes générations sont particulièrement touchées puisque le taux de chômage des 20-24 ans s'élevait à 49 % en 2012 contre 17 % en 2007.

Entre 2007 et 2009, un million de personnes supplémentaires ont basculé sous le seuil de pauvreté selon l'enquête sur les conditions de vie de l'Institut national de la statistique espagnol (INE). Le taux de pauvreté atteignait près de 21,8 % en 2011 contre 14 % en France et 17 % en moyenne dans l'Union européenne. Le nombre de travailleurs pauvres est estimé à 940 000. Le Mouvement pour la paix demeure en outre particulièrement préoccupé par l'importance de la pauvreté infantile qui place l'Espagne au deuxième rang après la Grèce au sein de l'Union européenne.

Mme Laurence Cohen. - Dans ce contexte, les observateurs de la société espagnole soulignent l'émergence d'une défiance croissante envers les institutions de la protection sociale et leur capacité à remplir les objectifs qui leur sont assignés.

De manière générale, l'Union générale du travail (UGT) et les Commissions ouvrières (CCOO), qui représentent les deux confédérations syndicales majoritaires du pays, dénoncent l'échec des politiques mises en place pour lutter contre la crise et en appellent à une coordination accrue des systèmes fiscaux et sociaux entre Etats membres de l'Union européenne. Elles rappellent que, dans le contexte de régression du pouvoir d'achat et de paupérisation, de nombreux Espagnols ont choisi la voie de l'émigration. Entre 2008 et 2012, près d'un demi-million d'entre eux ont en effet quitté le pays.

Un grand nombre de nos interlocuteurs ont également insisté sur les lourdes menaces qui pèsent selon eux sur le caractère universel du système de santé espagnol pourtant réputé comme l'un des meilleurs au monde d'après les indicateurs sanitaires de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour les groupes politiques d'opposition, les syndicats et les associations, les déremboursements de médicaments et les restes à charge ont touché les populations les plus vulnérables. Ils soulignent le risque d'exclusion de certaines catégories de la population (retraités, personnes à faibles revenus, étrangers) et critiquent les projets adoptés par plusieurs communautés autonomes, comme celles de Madrid ou de Valence, visant à mettre en place une gestion privée de certains services hospitaliers.

De même, ils regrettent les évolutions restrictives apportées aux dispositifs de prise en charge de la dépendance alors que l'Espagne est l'un des pays les plus concernés par le phénomène de vieillissement démographique. Pour mémoire, l'OCDE la place en seconde position après le Japon au regard de la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans à l'horizon 2050.

Enfin, comme nous avons pu nous en rendre compte à l'occasion de nos déplacements à Parla et à Tolède, la crise et les réponses qui lui ont été apportées ont exacerbé les fortes tensions institutionnelles et politiques qui caractérisent l'organisation territoriale espagnole, en particulier dans le domaine social.

De l'avis général, la décentralisation des compétences en matière sociale et sanitaire constitue un point positif. Chacun reconnaît cependant qu'elle s'accompagne d'importantes inégalités territoriales, que les mesures d'austérité ont eu tendance à renforcer selon les responsables politiques locaux que nous avons rencontrés.

Mme Annie David, présidente. - Situées en première ligne des difficultés sociales, les municipalités tentent, tant bien que mal, d'atténuer les conséquences de la crise (à travers, par exemple, la mise en place « de bourses de réfectoire » à Tolède ou d'aides alimentaires d'urgence à Parla - où le taux de chômage s'élève à 50 % de la population). Mais leur gestion sociale est rendue très difficile par l'étroitesse de leurs marges de manoeuvre et la diminution des fonds attribués par les communautés autonomes. Dans ce contexte, les communes se montrent particulièrement préoccupées par le vaste plan de rationalisation des compétences territoriales mis en oeuvre par l'Etat central, qui envisage de leur retirer les quelques compétences résiduelles détenues en matière sociale pour les transférer intégralement aux communautés autonomes.

Les nombreuses spécificités évoquées ne nous autorisent à établir des comparaisons, notamment avec la France, qu'avec une grande prudence. Je souhaiterais néanmoins formuler sous cette réserve deux observations avant de conclure.

Il convient tout d'abord de revenir quelques instants sur les caractéristiques particulières de la structure des dépenses sociales en Espagne, que la crise a eu pour conséquence d'accentuer.

Compte tenu des grandes difficultés rencontrées en matière d'emploi, la part relative des prestations chômage s'avère élevée et a tendance à croître : de l'ordre de 12,5 % en 2006, elle s'établit aujourd'hui à 14,6 %, contre 5,6 % pour la moyenne européenne.

La part des pensions de vieillesse dans le total des prestations sociales (44 %) est légèrement inférieure à la moyenne européenne (45,7 %) mais augmente régulièrement avec le vieillissement de la population.

En revanche, les prestations familiales, qui représentent 5,4 % du total des dépenses sociales contre 8 % en moyenne dans l'Union européenne, ainsi que les allocations logement et les dépenses consacrées aux autres prestations de lutte contre l'exclusion sociale (1,7 % en Espagne contre 3,6 % en moyenne dans l'UE) apparaissent relativement peu étendues et leur part relative a diminué au cours de la crise.

Dans ces conditions, comme nous l'a confirmé la directrice de l'enfance et de la famille au ministère des affaires sociales, pour qui la France fait encore figure de modèle, les mesures prévues risquant néanmoins d'y porter atteinte, la crise a conduit à une réactivation des solidarités familiales et de proximité, dont l'une des manifestations est le retour du phénomène de cohabitation intergénérationnelle.

Notre interlocutrice soulignait en outre que les subventions allouées par l'Etat aux organisations non gouvernementales (ONG) représentaient le seul poste budgétaire de sa direction dont le niveau avait augmenté au cours de la crise. A cet égard, les associations que nous avons rencontrées ne remettent bien sûr pas en cause la légitimité de leurs missions - dans lesquelles les citoyens espagnols placent une grande confiance - mais elles estiment être trop souvent mobilisées pour pallier les carences des pouvoirs publics.

En tout état de cause, alors même qu'il avait atteint une certaine maturité pour affronter de nouveaux défis, comme le vieillissement démographique, le système de protection sociale espagnol voit son développement fortement contrarié par la lenteur avec laquelle se résorbent les déséquilibres, et sans doute aussi par les mesures d'économie drastiques mises en oeuvre.

Pourtant, les représentants de la majorité politique et des organisations d'employeurs considèrent que la société espagnole a aujourd'hui surmonté les difficultés les plus importantes générées par la crise et placent de nombreux espoirs dans les premiers signes de reprise économique apparus depuis le troisième trimestre de l'année 2013. Une croissance positive est attendue pour 2014 (+ 0,6 % selon les prévisions du FMI) et la Commission européenne a jugé que les efforts structurels demandés avaient été réalisés pour assainir le secteur bancaire.

Nous pouvons cependant craindre que la situation sociale du pays ne profite pas de ce frémissement de reprise et que la population espagnole attende encore avant de connaitre une amélioration de leur protection sociale, et de fait de leurs conditions de vie. L'endettement privé reste important puisqu'il atteignait 215 % du PIB en 2012 (contre 161 % en France). Surtout, malgré les premiers signes de reprise, le taux de chômage demeure toujours aussi élevé, atteignant 25,8 % à la fin du premier trimestre de cette année, soit un niveau qui place le pays en seconde position après la Grèce.

La persistance d'un taux de chômage élevé compromet à court terme la possibilité pour le système de protection sociale espagnol de retrouver les ressources sur lesquelles il avait pu fonder son essor. Il nous paraît donc que l'optimisme affiché par les autorités nationales doive être accueilli avec circonspection.

En effet, et à titre plus personnel, il me semble que cet éclairage du système de protection social espagnol doit nous interroger sur les avantages mais aussi les limites d'un système autant décentralisé, au regard notamment des responsabilités de chacune des collectivités en présence et parfois des antagonismes entre elles, de la mission unique du ministère de la santé qui est de fixer les grandes orientations des politiques sociales à travers l'adoption de plans et de schémas pluriannuels dans les différents domaines concernés et des inégalités d'accès que cela induit ; cela a déjà été dit mais l'Espagne est aujourd'hui classée deuxième la pauvreté des enfants... car, oui, cet affaiblissement du système de protection sociale aggrave les inégalités.

Tels sont, mes chers collègues, les remarques que je souhaitais partager avec vous et les principaux éléments d'information et d'observation que nous voulions, avec mes trois collègues, car j'associe Gérard Roche, vous livrer au terme de cette mission très dense.

Je veux, pour terminer, souligner l'accueil très chaleureux qui nous a été réservé par nos hôtes, la parfaite information qu'ils ont su nous procurer ainsi que le concours particulièrement actif de notre ambassade de Madrid pour l'organisation et le bon déroulement de notre mission.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

La réunion est levée à 11 h 50.

La réunion est ouverte à 15 heures.

« Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité ! » - Présentation du rapport d'information

Au cours d'une deuxième réunion tenue dans l'après-midi, sous la présidence de Mme Annie David, présidente, la commission procède à la présentation du rapport d'information n° 388 (2013-2014) de M. Yannick Vaugrenard, « Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité ! » fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective.

Mme Annie David, présidente. - Suite au débat intervenu en séance le 20 mai dernier, il m'a semblé particulièrement intéressant pour notre commission d'entendre notre collègue Yannick Vaugrenard sur le rapport établi au nom de la délégation à la prospective, qui comporte de nombreuses préconisations concernant directement notre commission.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur de la délégation sénatoriale à la prospective. - Madame la présidente, mes chers collègues, je suis très heureux de me retrouver parmi vous et je vous remercie de m'avoir convié à vous présenter le rapport d'information sur la pauvreté que j'ai élaboré au nom de la délégation à la prospective du Sénat.

C'est moi qui ai proposé à la délégation à la prospective la réalisation d'un rapport d'information consacré à la pauvreté et aux actions à mettre en place pour enrayer le cercle vicieux de la permanence et de l'intensification de ce phénomène dans notre pays.

Tout ce travail, j'y insiste, a été nourri par l'écoute, l'attention, le respect et l'échange, notamment avec les associations, dont je veux saluer le formidable travail ainsi que l'engagement quotidien sur le terrain. J'ai rencontré également des élus, des universitaires et des chercheurs.

Nous nous sommes inspirés du travail des uns et des autres et nous nous sommes efforcés de faire des propositions les plus concrètes, cohérentes et précises possible.

La première partie de mon intervention s'attachera, au travers d'éléments statistiques, à dresser le constat de la juste réalité d'aujourd'hui, pour souligner l'ampleur de la pauvreté dans notre pays, la complexité de ce phénomène et son caractère multidimensionnel.

Deux citations résument bien l'état des lieux actuel. Tout d'abord Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français qui décrit « un raz-de-marée de la misère » et celle de Nicolas Duvoux, maître de conférence en sociologie qui explicite cette image en indiquant que « les pauvres sont de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres. »

Le seuil de pauvreté s'établit à 60 % du revenu médian soit 977 euros par mois. 14,3 % de la population soit 8,3 millions de personnes sont actuellement en dessous ou atteignent ce seuil, c'est le niveau le plus élevé depuis 1997 voire depuis 1970. 4,9 millions de personnes sont en situation de grande pauvreté avec moins de 814 euros par mois et 2,2 millions de personnes dans notre pays sont en situation de très grande pauvreté avec moins de 651 euros par mois pour vivre.

Loin de diminuer, la pauvreté est un phénomène aux multiples visages, qui se durcit, s'intensifie, se transforme et s'étend à de nouvelles populations. La pauvreté touche les jeunes, les familles, les chômeurs, les banlieues des grandes villes mais également et de plus en plus, les personnes âgées, les mères isolées avec enfants, les travailleurs et les territoires ruraux.

Il faut se rendre à l'évidence : notre modèle social, malgré la part importante des dépenses sociales dans le produit intérieur brut, ne protège plus contre l'exclusion et nous ne pouvons plus nous résigner à ce « raz-de-marée de la misère », d'autant plus dramatique qu'il est devenu très silencieux.

Plusieurs facteurs sont particulièrement marquants.

Le premier d'entre eux est la banalisation de l'hérédité de la pauvreté et donc de sa transmission de génération en génération. C'est à la fois inadmissible et insupportable.

Si des enfants, trois millions soit un enfant sur cinq et un sur deux en zone urbaine sensible, sont pauvres, c'est parce qu'ils vivent dans des familles pauvres, lesquelles sont de plus en plus souvent monoparentales.

A la tête de ces familles monoparentales, on trouve essentiellement des femmes.

Celles-ci subissent une double précarisation :

- parce qu'elles occupent très souvent des emplois sous-qualifiés, qu'elles subissent des temps partiels contraints, morcelés et peu rémunérés ;

- mais aussi en raison des versements irréguliers, aléatoires, voire totalement inexistants de la pension alimentaire.

Je voudrais insister sur un autre facteur, le coût du logement, qu'a mis en évidence Christophe Robert, délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre, qui nous a aimablement transmis des graphiques très parlants. On y voit l'évolution du prix de l'immobilier en France, en Espagne, en Italie et en Allemagne depuis 2000. Alors que ces prix sont restés quasiment stables en Allemagne, ils ont augmenté dans les autres pays mais nulle part autant qu'en France qui se situe même depuis 2011 à un niveau supérieur à celui de l'Espagne. Parallèlement, sur la même période, le nombre de bénéficiaires des aides personnelles au logement a décru.

Pauvreté et inégalités sont indissolublement liées.

Les deux dernières décennies ont été marquées par une augmentation à la fois des inégalités de revenus et du nombre de pauvres. Les 10 % les plus riches accaparent 50 % de la fortune nationale tandis que les 50 % les moins fortunés s'en partagent 7 %. Par conséquent, la lutte contre la pauvreté ne peut s'exonérer d'une réflexion sur les inégalités.

D'autant que les inégalités ne sont pas que financières.

A ce stade, je voudrais souligner un point essentiel : la France apparaît comme l'un des pays où l'origine familiale et sociale des élèves pèse le plus lourdement sur leur réussite scolaire. Comme le souligne le sociologue Camille Peugny, aujourd'hui, en France, 7 enfants d'ouvriers sur 10 sont ouvriers et 7 enfants de cadres sur 10 sont cadres.

L'aspect déterminant de l'origine sociale dans la réussite scolaire est ainsi pointée par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), au travers de l'enquête Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) menée pour la dernière fois en 2012. Ce qui fait dire à l'OCDE : « En France, aujourd'hui, lorsque l'on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement moins de chances de réussir qu'en 2003. »

J'en viens aux objectifs que je vise et aux préconisations que je souhaite formuler.

Si rien n'est fait, c'est à une prolongation de la situation actuelle que nous assisterons. Nous ne pouvons plus nous voiler ainsi la face.

Or l'objet même de la démarche prospective, c'est d'ouvrir l'horizon vers des futurs souhaitables. Il faut donc privilégier un scénario de rupture.

Nous sommes confrontés à la difficulté de disposer de données chiffrées.

Nous devons imposer des chiffres crédibles, formels, sur lesquels nous pouvons travailler. Sinon, nous risquons de parler dans le vide. Il y a actuellement deux ans de retard dans la publication des statistiques, c'est trop. Les techniques de microsimulation développées sont à cet égard prometteuses. Elles sont d'ores et déjà appliquées, au niveau de l'Union européenne, dans une dizaine d'Etats membres, dont le Royaume-Uni, l'Irlande, la Suède, l'Autriche, la Belgique. Ce qui est réalisable ailleurs l'est bien évidemment en France. C'est une question de volonté.

Nous devons également mobiliser les leviers fiscaux encore disponibles. Reconnaissons-le, notre système fiscal ne permet pas une redistribution suffisante des richesses.

Enfin, il conviendrait d'intégrer au calcul du PIB le niveau de bien-être, de protection sociale, la qualité du vivre-ensemble ainsi que les progrès réalisés en termes de développement durable.

Ce rapport a une dimension éminemment politique. C'est donc le volontarisme qui domine dans le cadre de ma démarche prospective.

« Europe 2020 » est le nom de la stratégie de croissance de l'Union européenne adoptée le 17 juin 2010. Elle énonce cinq objectifs ambitieux à atteindre d'ici à 2020 en matière d'emploi, d'innovation, d'éducation, d'inclusion sociale et d'énergie, parmi lesquels s'attacher « à ce que 20 millions de personnes au moins cessent d'être confrontées au risque de pauvreté et d'exclusion ». Or, depuis 2010, le nombre de pauvres en Europe, au lieu de se réduire, a augmenté de 7 millions. Il faut remédier à cet échec.

En France, le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale lancé en juillet 2013 prévoit notamment la revalorisation des minima sociaux, l'instauration d'une « garantie jeunes », l'aide aux familles ainsi que l'investissement dans l'hébergement et l'accès au logement.

Il faut instaurer la confiance, parce qu'il ne saurait être question de se résigner à l'irréversibilité de la pauvreté.

Dans une démocratie comme la nôtre, dans une République comme la nôtre, dans un pays des droits de l'homme comme le nôtre, je considère qu'il n'y a pas d'assistés : il faut en finir avec la stigmatisation et automatiser le versement des prestations sociales.

Une comparaison chiffrée pour battre en brèche les idées reçues : la fraude sociale est évaluée à 4 milliards d'euros tandis que la fraude fiscale est évaluée à 60 milliards d'euros.

Sur le non-recours, je voudrais citer deux statistiques particulièrement éclairantes. En matière d'allocations familiales, Philippe Warin, directeur de recherche au CNRS et responsable scientifique de l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), rappelle que « pour 1 euro d'indu ou de trop versé, on a 3 euros de rappel de droits, c'est-à-dire des sommes non versées en temps et en heure ». S'agissant du montant total des non-dépenses consécutives au non-recours, Etienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), l'estime à 10 milliards d'euros.

Il faut que nous nous rendions compte que les personnes en situation de pauvreté sont des victimes et des ayants droit. Nous pouvons remédier au moins en partie au non-recours en leur faisant confiance et en passant d'un contrôle a priori des dossiers à un contrôle a posteriori.

Nous devons agir en priorité en faveur des enfants.

Bien que généreuse et redistributive, la politique familiale française, conçue après la Libération, reste fondée sur une structure familiale qui ne correspond plus à la réalité en termes de stabilité des mariages, de monoparentalité des mères. D'où la nécessité, à mes yeux, de verser les allocations familiales dès le premier enfant, quitte à introduire une condition de ressources.

Il faut également mettre en place des dispositifs pour les enfants en situation de grande détresse. Je pense notamment à un numéro spécial « 115 enfants » pour les familles à la rue. On doit favoriser un hébergement durable dans un même lieu pour les familles sans logement, pour favoriser la scolarisation. Enfin il faut réduire à six mois le délai d'examen des demandes d'asile. 66 000 demandes d'asiles ont été enregistrées en 2013, en hausse de 83 % depuis six ans. Or 80 % des demandeurs d'asile sont déboutés. Le projet de réforme en cours table sur une réduction à 9 mois. C'est déjà un progrès important par rapport aux deux années qui sont parfois nécessaires à l'heure actuelle et qui rendent très difficile l'expulsion de personnes qui ont commencé à faire leur vie sur notre territoire.

Une trop large part de la jeunesse vit dans un état d'insécurité sociale généralisée. Il est donc impératif de faire coïncider majorité légale et majorité sociale, ouvrant droit aux aides.

Un militant d'ATD-Quart Monde nous a raconté sa propre expérience d'une prise en charge au titre de l'aide sociale à l'enfance. Placé enfant, comme tous ses frères et soeurs, dans une famille d'accueil, balloté de foyer en foyer, il s'est retrouvé à dix-huit ans, à la rue, car, désormais majeur, il était considéré comme capable de se débrouiller tout seul. Alors qu'aucun droit ne lui était ouvert, toutes les portes se sont refermées.

Je préconise également le recours aux bons de formation sur le modèle danois. Ils offrent jusqu'à cinq années de formation rémunérées et peuvent être utilisés de manière continue ou fractionnée. Je veux insister sur un point : il ne s'agit pas du tout de laxisme. Ces bons sont accordés sous des conditions très strictes de suivi effectif d'une formation.

Je pense qu'il est essentiel d'instituer un référent unique pour l'accompagnement des personnes en détresse. Les personnes en situation de pauvreté doivent sans cesse répéter leur parcours, trois fois, cinq fois, dix fois. A tel point que nombreux sont les jeunes qui se retirent complètement des soutiens financiers qu'ils pourraient recevoir et privilégient la « débrouille ». Cette personne référente pourrait donc être : un agent de la CAF, un assistant social du conseil général, un bénévole - pourquoi pas ? -, un conseiller de Pôle emploi, etc. Cet interlocuteur unique serait également le référent de toutes les administrations.

Certes, la décentralisation permet d'agir au plus près des personnes et des situations locales, mais du fait de l'enchevêtrement des compétences et d'un millefeuille de dispositifs devenus illisibles, on constate un accroissement des inégalités de traitement entre les bénéficiaires dans les territoires.

Aujourd'hui on doit passer de l'Etat « infirmier » à l'Etat « investisseur », considérer la protection sociale comme un investissement d'avenir et passer de la réparation a posteriori à la prévention a priori.

C'est à l'Etat qu'il appartient de veiller à l'égalité de traitement partout sur le territoire. Parallèlement, il est nécessaire de mieux mobiliser pour aller au plus près des populations concernées et pour adapter les dispositifs aux besoins réels.

Il convient également de généraliser le principe de participation des personnes pauvres aux politiques qui leur sont destinées. Comme le disait Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi. »

Les « experts du vécu » mis en place en Belgique sont des professionnels de l'inclusion sociale. Leur mission première est d'être des « passeurs de savoirs » entre les personnes démunies, celles qui prennent des mesures et celles qui les exécutent. Ayant fait eux-mêmes l'expérience de la pauvreté dans leur parcours de vie, ces experts d'un genre nouveau sont formés et intégrés au sein de différents services en vue d'y impulser des changements « de l'intérieur ».

Je me félicite qu'un huitième collège du conseil national de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), comprenant les personnes en situation d'exclusion, soit aujourd'hui pérennisé.

Je souhaite que nous nous inspirions de la Banque carrefour de la sécurité sociale en Belgique. C'est une banque de données dématérialisées, qui permet de fluidifier et d'accélérer l'échange de données à caractère personnel entre les institutions de sécurité sociale, lesquelles, de ce fait, n'ont plus à demander plusieurs fois à la même personne toujours les mêmes renseignements.

Le service rendu s'en trouve considérablement amélioré, tandis que la protection de la vie privée reste totalement garantie par les procédures d'accès aux informations. Il aura fallu dix ans à nos voisins belges pour finaliser cet ambitieux projet. Qu'attendons-nous pour nous en inspirer ? Il va de soi qu'il appartiendra à la Commission nationale de l'informatique et des libertés de contrôler l'intégrité d'un tel système et le respect de la confidentialité.

Il est également nécessaire de simplifier les formulaires et le langage administratifs.

Enfin, face au maquis des minima sociaux une mesure de simplification pourrait être la fusion du RSA et de la prime pour l'emploi.

Il faut laisser les acteurs de terrain innover contre la pauvreté.

Une précision : une expérimentation est actuellement en cours, en Loire-Atlantique et en Seine-et-Marne, sur la mise en place d'un dossier unique destiné à simplifier les démarches administratives des personnes en difficultés.

Cependant, permettez-moi d'avoir des doutes sur la réelle portée simplificatrice de ce dispositif, qui me paraît encore bien trop compliqué.

L'expérimentation n'est rien sans l'évaluation Il s'agit là de briser un tabou. Mais l'intérêt de s'assigner des objectifs n'a de valeur que s'il est possible de vérifier, à intervalles réguliers, les tendances qui permettent de les atteindre et d'analyser les raisons des écarts constatés.

Il va de soi que l'évaluation des professionnels, mais aussi des bénévoles, doit se mettre en place avec toute la finesse et la diplomatie qu'il convient.

J'en arrive à ma conclusion.

Nous ne pouvons plus nous mettre la tête dans le sable et nous habituer au scandale de la pauvreté.

Lors de notre rencontre avec des membres d'ATD-Quart Monde, l'un des intervenants, pourtant en situation de grande pauvreté, n'a pas un instant évoqué ses problèmes financiers, mais a insisté sur les notions de respect, de regard, de dignité.

C'est pour cette raison que je soutiens le projet de pénaliser la discrimination pour précarité sociale.

Faisons nôtre cette belle phrase de Victor Hugo : « L'homme est fait non pas pour traîner des chaînes mais pour ouvrir des ailes. »

Mme Annie David, présidente. - Merci pour votre présentation qui me rappelle sur certains points nos débats de ce matin sur la protection de l'enfance. Certaines de vos propositions rejoignent celles formulées par Muguette Dini et Michelle Meunier. S'agissant de la meilleure connaissance statistique des phénomènes de pauvreté, de la mise en réseau des informations et des contrôles que pourrait vouloir exercer la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), les préoccupations sont également proches.

Comme vous le soulignez, il est scandaleux de s'habituer au scandale que constitue la pauvreté. Une vidéo diffusée récemment sur internet montre un jeune homme simulant un malaise dans la rue : lorsqu'il est habillé en sans domicile fixe, il reste par terre dans l'indifférence générale ; lorsqu'il est habillé en costume, les gens courent le secourir. Nous devons en effet changer notre regard.

Mme Michelle Meunier. - Merci d'être venu présenter ce rapport devant notre commission. S'il est difficile de faire un raccourci avec le thème de la protection de l'enfance, qui ne concerne pas que les familles pauvres, des parallèles peuvent malgré tout être établis. Lors du débat qui s'est tenu en séance plénière sur votre rapport, j'ai insisté sur les familles monoparentales, sujet qui concerne plus particulièrement les femmes. Ces dernières font face à des discriminations particulières et les statistiques dont vous préconisez la publication devraient prendre en compte cet élément. Les inégalités se retrouvent dans les territoires : une femme a deux fois plus de risques d'être touchée par le chômage lorsqu'elle vit en zone urbaine sensible (ZUS) que lorsqu'elle vit dans un autre quartier.

Votre rapport tord le cou à un certain nombre d'idées reçues. On parle beaucoup des fraudes mais trop peu du non-recours aux droits. Il s'agit pourtant d'une réalité qui commence à être prise en compte par les collectivités.

S'agissant des jeunes se pose en effet la question des ruptures de prise en charge lorsque prennent fin les dispositifs d'accompagnement pour jeunes majeurs. De telles situations conduisent directement à la précarité.

Mais si certains constats sont accablants, votre rapport conserve une vision optimiste, humaine et digne de ces personnes en situation de pauvreté. Comment envisagez-vous les suites qui pourraient lui être données ?

M. Dominique Watrin. - Ayant longtemps été adjoint au maire, chargé de la solidarité, d'une commune comptant 28 % de demandeurs d'emplois, je connais bien le sujet de la pauvreté. Celle-ci touche d'ailleurs de plus en plus des personnes qui ont un emploi, en particulier des jeunes. Ces derniers, dont les parcours professionnels sont souvent hachés, ne sont pas toujours éligibles aux dispositifs d'aide et finissent par renoncer à faire valoir leurs droits.

Les plus âgés sont quant à eux confrontés à un certain nombre de reculs des politiques sociales qui conduisent notamment à la diminution du taux de remplacement lorsqu'ils partent à la retraite. La suppression de l'allocation équivalent retraite (AER) pose elle aussi des questions de fond dans la mesure où elle plonge dans la pauvreté des personnes qui ont pourtant travaillé toute leur vie. Beaucoup, confrontées à des restes à vivre qui diminuent, sont prises dans une spirale du déclassement.

Dans une société où les plus fortunés voient leur niveau de vie s'améliorer toujours davantage tandis que celui des plus pauvres diminue, la question de l'impôt sur la fortune (ISF) doit également être posée de façon à dégager de nouvelles marges de manoeuvre pour la mise en place de politiques sociales qui puissent répondre aux besoins que vous avez identifiés.

Mme Catherine Génisson. - Merci beaucoup pour ce rapport qui interpelle sur bien des points. Je pense en particulier aux allocations familiales. Sans remettre en cause la qualité de l'engagement des Caf, qui font face à des charges de travail lourdes, on ne peut que s'inquiéter du fait qu'à un euro d'indus correspondent trois euros de rappels de droits. La perte d'une aide peut rapidement conduire certaines familles dans une spirale de l'endettement. L'idée du correspondant unique est fondamentale, non seulement pour aider les personnes à se retrouver dans le maquis des prestations sociales, mais également pour leur permettre tout simplement d'avoir un interlocuteur à qui se confier.

Vous proposez de verser les allocations familiales dès la naissance du premier enfant. Il s'agit en effet d'une mesure à envisager, même si le contexte de nos finances publiques est particulièrement contraint. Pour ma part, je ne verrais pas d'inconvénient à ce que le montant de celles-ci soit dégressif en fonction des revenus.

M. Yves Daudigny, rapporteur général. - Votre rapport nous interpelle à double titre : dans nos consciences individuelles mais également en tant qu'acteurs politiques.

Nos dépenses sociales représentent un tiers de notre PIB. En Allemagne, cette part ne s'élève qu'à un peu plus d'un quart. Comment expliquer qu'un tel écart ne conduise pas à des performances bien meilleures que dans les autres pays ?

De la même façon, les dispositifs d'aide, notamment ceux proposés par les conseils généraux, sont très nombreux et variés. Comment expliquer qu'ils ne puissent apporter de corrections suffisantes ?

Je suis frappé par le nombre de personnes que nous voyons dans la rue, en particulier à Paris. Il s'agit souvent de jeunes mères de familles avec leurs enfants. Quel regard a-t-on sur cette situation ?

Mme Annie David, présidente. - Ce phénomène existe à Paris mais également dans nos territoires. J'ai récemment été frappée par le nombre de jeunes SDF à Grenoble.

M. Yannick Vaugrenard. - On croise en effet de plus en plus d'enfants, le plus souvent avec une femme seule. La présence de réseaux n'est pas le seul facteur explicatif mais elle est réelle. Lors d'une maraude à laquelle j'ai participé avec lui, l'ancien président du Samu social, Eric Molinié, m'a expliqué que si nous n'agissions pas, les trottoirs de Paris ressembleraient à ceux de Manille d'ici quelques années. C'est pour cette raison que j'insiste sur la nécessité de mettre en place un « 115 enfants ». Le 115 effectue un travail remarquable mais il est aujourd'hui surchargé.

Certains dispositifs d'aide doivent être repensés globalement. Cela implique en parallèle de revoir la formation des travailleurs sociaux. Le poids du secret professionnel empêche parfois la mise en relation entre les structures d'aide, ce qui freine l'accompagnement. Il serait préférable de parler de « discrétion professionnelle ».

S'agissant des comparaisons avec l'Allemagne, n'oublions pas que le prix des logements n'a pas du tout suivi la même évolution dans ces deux pays au cours des dix dernières années. Comme je vous l'ai indiqué, en France, ceux-ci ont quasiment doublé alors que, dans le même temps, le niveau des aides diminuait.

S'agissant du versement des prestations, il faut faire davantage confiance. Prévoir des contrôles a posteriori et non plus a priori serait bénéfique, non seulement pour les bénéficiaires des aides, mais également pour les deniers publics car les contrôles seraient simplifiés. La mise en place d'un correspondant unique serait, elle aussi, source d'économies. Cela suppose de clarifier le rôle de chacune des structures amenée à intervenir auprès des personnes en situation de pauvreté.

En ce qui concerne les allocations familiales, je trouve en effet injuste qu'un couple aisé ayant deux enfants touche les allocations familiales quand une femme seule avec un enfant n'y a pas droit. Il faut remettre les choses à plat en tenant compte des évolutions sociétales intervenues depuis 1945, par exemple de la part plus importante des divorces et séparations et de leurs conséquences financières.

Le phénomène des travailleurs pauvres s'est développé depuis vingt à trente ans. S'y ajoutent aujourd'hui des retraités pauvres. Ces phénomènes doivent conduire à se poser la question centrale de la juste répartition de la richesse nationale. Entre 2008 et 2011, les 10 % les plus pauvres ont vu leur pouvoir d'achat diminuer de 3,4 % tandis que celui des 5 % les plus riches augmentait de 3,5 %. En pleine crise économique dans les années 1930, le président Roosevelt avait mis en place une tranche d'imposition à 95 %. En 1985, en France, il existait une tranche d'imposition à 85 %. Ces exemples historiques montrent que, au-delà de la taxation du capital, il faut également se poser la question de la création de tranches d'impositions supplémentaires pour les revenus les plus élevés.

Quelles seront les suites données à mon rapport ? Je souhaite tout d'abord le présenter à un maximum d'interlocuteurs. Je me suis par exemple rendu devant le CNLE ainsi qu'auprès de Ségolène Neuville, secrétaire d'Etat en charge de la lutte contre les exclusions. J'ai également alerté notre président afin que le Sénat participe à la journée mondiale de la misère qui se tiendra le 17 octobre prochain. Toutes ces actions visent à permettre une prise de conscience réelle chez les élus. Les sujets traités dans le rapport concernent toutes les commissions du Sénat. Il faudra qu'elles se les approprient et que, année après année, nous nous assurions que les enjeux soulevés sont bien pris en compte.

Mme Michelle Meunier. - Tout ne relève pas du domaine de la loi. Sans doute faudra-t-il lancer un travail de généralisation des bonnes pratiques qui ont pu être repérées sur les territoires.

Mme Patricia Schillinger. - Il faut prendre en compte les différences de niveaux de vie entre territoires à travers une grille nationale. J'aimerais qu'on m'explique une fois pour toutes ce qui définit un logement social ! Leurs prix sont parfois démesurés et les aides trop peu adaptées aux situations individuelles. En outre, il est trop souvent difficile de trouver les bons interlocuteurs, ce qui fait perdre beaucoup de temps.

Mme Gisèle Printz. - Utiliser le levier fiscal est une chose. Mais il faut être sûr que les recettes supplémentaires sont redistribuées aux personnes qui en ont le plus besoin.

Mme Annie David, présidente. - Pour votre information, une journée est organisée au Sénat, le jeudi 3 juillet, avec la fondation Abbé Pierre, pour permettre à une centaine de personnes en difficulté d'exprimer leurs préoccupations et d'être écoutées. Voilà un exemple d'actions qui permettent de changer le regard de la société et encouragent les institutions à s'impliquer vraiment dans la lutte contre la pauvreté.

M. Yannick Vaugrenard. - Je souhaite souligner l'excellent travail réalisé par Aline Archimbaud sur l'accès aux droits en matière de santé.

Mme Annie David, présidente. - Nous vous remercions à nouveau pour vos travaux.

La réunion est levée à 16 h 05.

La réunion est ouverte à 17 h 35.

Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014 - Audition de Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé

Au cours d'une troisième réunion tenue dans l'après-midi, sous la présidence de Mme Annie David, présidente, la commission procède à l'audition de Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, sur le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014.

Mme Annie David, présidente. - Le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014 est présenté conjointement par le ministre des finances et des comptes publics et par la ministre des affaires sociales et de la santé. L'Assemblée nationale discutant en ce moment du collectif budgétaire, nous n'avons pu organiser une audition commune des deux ministres.

Je remercie Mme Touraine de nous présenter au nom du Gouvernement ce texte important qui traduit une bonne part des mesures annoncées dans le cadre du pacte de responsabilité et de solidarité. Sur les 50 milliards d'économies prévus de 2015 à 2017, 21 milliards, soit plus de 40 %, portent sur le champ des finances sociales.

Le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale a été examiné hier soir par la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, qui a adopté plusieurs amendements. Ils seront discutés en séance publique à partir du lundi 30 juin. Le Sénat entamera la discussion le mardi 15 juillet au soir, et nous avons prévu l'examen du rapport le mercredi 9 juillet.

Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé. - Voici le deuxième projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale depuis que les lois de financement de la sécurité sociale existent - l'exercice est exceptionnel. Vous connaissez la philosophie qui préside à celui-ci : il est la transposition législative du pacte de responsabilité et de solidarité annoncé par le Président de la République en décembre 2013, et confirmé par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale. Sa lecture et sa compréhension sont indissociables du projet de loi de finances rectificative, les deux textes s'inscrivant dans une logique commune.

Ce projet court (16 articles) constitue la stricte déclinaison des engagements du Gouvernement dans le cadre du pacte de responsabilité et de solidarité. Son principe directeur est de favoriser la reprise de la croissance, en donnant la priorité à l'emploi et en soutenant les investissements, afin de rendre notre pays attractif et compétitif, grâce à une politique résolue de soutien aux entreprises. Tel est le sens des allègements de cotisations sociales pour les employeurs, les salariés et les travailleurs indépendants, et de la baisse de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) prévus par le texte.

Seules les mesures qui auront un impact sur l'année 2015 figurent dans le projet de loi. Le pacte de responsabilité s'inscrivant sur trois ans, les effets des mesures votées seront évalués par paliers.

Les mesures d'allègement en faveur des entreprises entraîneront des pertes de recettes pour la sécurité sociale. Celles-ci seront compensées dans leur intégralité. Nous définirons, dans la loi de finances pour 2015, les mécanismes qui garantiront cet équilibre. Nous n'avons pu le faire dans des lois rectificatives, car la loi organique relative aux lois de finances interdit d'y inscrire des dispositions qui n'auront d'effet qu'en 2015.

L'équilibre du régime social des indépendants, touché par la suppression progressive de la C3S, sera assuré de façon pérenne. En effet, les branches maladie et vieillesse de base du RSI, qui reçoivent la C3S, seront adossées financièrement aux branches maladie et vieillesse du régime général. Ce dispositif de solidarité financière est celui qui prévaut depuis cinquante ans pour le régime des salariés agricoles. C'est aussi celui à l'oeuvre, depuis 2009, pour le régime maladie des exploitants agricoles. Ces précédents sont l'assurance que le financement pérenne du régime est garanti, et que ni sa gestion autonome, ni le niveau des cotisations et des prestations ne seront remis en cause.

Dans le même temps, le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale accélère nos efforts d'économies. Le Gouvernement a annoncé un plan d'économies de 50 milliards d'euros sur trois ans. Le texte en tire les conséquences pour 2015. La révision de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) 2014 en fonction de la sous-exécution de celui de 2013 ne remet pas en cause le taux de progression de 2,4 % voté en loi de financement de la sécurité sociale pour 2014. Le texte propose également de ne pas revaloriser, pendant un an, les retraites et l'allocation de logement familiale.

Conformément aux engagements du Premier ministre, les petites retraites ne seront pas touchées : la retraite de base des personnes dont le total des pensions mensuelles ne dépasse pas 1 200 euros sera bien revalorisée. Cela concerne la moitié des retraités. L'absence de revalorisation des retraites complémentaires a été décidée par les partenaires sociaux, il y a plus d'un an. Le Gouvernement qui n'a de compétence que sur les retraites de base, n'a pas à interférer sur ce point.

Je ne sous-estime pas l'effort que cette mesure représente pour les retraités concernés, y compris dans un contexte de faible inflation, et même si nous parlons d'une cinquantaine d'euros sur l'année. Cependant, le Gouvernement a pris des mesures fortes en faveur du pouvoir d'achat des retraités, qu'il s'agisse de la double revalorisation du minimum vieillesse, de la revalorisation de 50 euros de l'aide à la complémentaire santé pour les plus de 60 ans, ou encore du plan de revalorisation des petites retraites agricoles résultant de la réforme des retraites.

Le Gouvernement a également revalorisé de 25 % l'allocation de rentrée scolaire. Il a augmenté le complément familial pour les familles modestes et majoré de 25 % l'allocation de soutien familial. Il a garanti une augmentation du revenu de solidarité active (RSA) de 2 % par an pendant cinq ans, en plus de la revalorisation annuelle. Le projet de loi de finances rectificative et le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale contiennent deux mesures fortes en faveur du pouvoir d'achat des salariés : l'exonération des cotisations salariales pour les salaires jusqu'à 1,3 Smic, et une réduction d'impôt pour de nombreux ménages. Ces deux mesures amélioreront sensiblement le niveau de vie de nombreux ménages actifs et à revenus modestes. Un salarié pourra ainsi gagner 500 euros par an, et un couple dont les revenus n'excèdent pas 1,3 Smic gagnera deux fois 500 euros, car la mesure n'est pas fiscale mais individuelle. Ces mesures très fortes s'ajoutent dans la fonction publique aux gains de pouvoir d'achat induits par la revalorisation de 40 euros des salaires nets pour les agents de catégorie C, qui ont déjà reçu 21 euros cette année et recevront 18 euros l'an prochain, pour un gain total de pouvoir d'achat d'environ 80 euros par mois.

Le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale poursuit le rétablissement de l'équilibre de la sécurité sociale, engagé depuis deux ans. D'ores et déjà, les efforts portent leurs fruits. Le déficit du régime général et du fonds de solidarité vieillesse a atteint en 2013 son plus bas niveau depuis le début de la crise, soit 15,4 milliards d'euros. Il était de 23,8 milliards d'euros en 2011 et il approchera les 13 milliards en 2014. Au total, entre 2011 et 2013, le déficit du régime général a diminué de près de 30 %. Il a fallu une volonté politique. En 2010, alors que la croissance atteignait 1,6 %, le déficit avait progressé de 4,5 milliards d'euros pour atteindre 28 milliards. En 2013, avec une croissance de 0,1 %, nous l'avons réduit de plus de 2 milliards.

Voilà le résultat des réformes structurelles que nous avons engagées. Le redressement de nos comptes n'a pas remis en cause la qualité et le niveau de la protection sociale des Français, car des droits nouveaux ont été introduits (conditions de départ en retraite anticipé et mise en place d'un droit de pénibilité, applicable en janvier 2015 ; renforcement du droit à l'IVG et meilleure couverture de la contraception).

Ce texte est limité en ce qu'il décline les mesures du pacte de responsabilité et de solidarité. Il n'en reste pas moins une étape importante pour donner de l'ampleur à la politique structurelle que nous avons engagée en faveur de notre modèle social.

Mme Annie David, présidente. - Je vous remercie, madame la Ministre pour cette présentation complète et synthétique.

M. Yves Daudigny, rapporteur général. - Je souscris aux objectifs que vous avez rappelés, qu'il s'agisse de l'amélioration de la compétitivité, du rétablissement des comptes de la nation - des comptes sociaux, notamment, qui sont la dette la plus insupportable qui soit - ou du renforcement de notre protection sociale. Les deux dernières années ont montré qu'une telle démarche était possible. Il nous faut poursuivre dans cette voie. Je rappelle que les économies envisagées en matière de dépenses publiques sont d'une nature différente de celles que font les ménages. Elles se calculent par rapport à une évolution tendancielle, c'est-à-dire qu'elles correspondent à une moindre accélération du rythme des dépenses.

Ce matin, l'Insee a établi à 0,7 % sa prévision de croissance pour 2014. Quel impact cette révision peut-elle avoir ? Le projet de loi de financement rectificative ne mentionne pas les dispositions relatives à l'année en cours. La compensation des baisses de recettes pour 2015 n'y figure pas, soit 2 milliards pour les nouveaux allègements et 1 milliard pour la C3S. Si l'on exclut toute augmentation de prélèvement, comment envisager les équilibres en 2015 ? Les recettes n'ont pas été conformes aux prévisions en 2013. Les prélèvements sur le capital ont connu un véritable effondrement. Le phénomène n'est pas uniquement imputable à la conjoncture économique. Quel éclairage pouvez-vous apporter sur ce point ?

Mme Isabelle Debré. - Les mesures que vous prenez corrigeront peut-être un certain nombre d'erreurs commises depuis deux ans : la suppression de la défiscalisation des heures supplémentaires qui bénéficiait à 9 millions de salariés, souvent les plus modestes, la suppression de la TVA anti-délocalisation, qui ne concernait pas les produits de première nécessité, la hausse de la fiscalité qui a paralysé la croissance et l'emploi, enfin le recours aux emplois aidés que vous avez ouverts au secteur marchand sans inverser la courbe du chômage.

Pourquoi les exonérations de charges sociales que vous préconisez se limitent-elles aux bas salaires ? Les entreprises, en particulier celles qui innovent et exportent, ont besoin d'un choc de réduction des charges sociales pour un regain de compétitivité.

Confirmez-vous que la suppression de la journée de carence coûte 150 millions d'euros ? Le chiffre a été donné par les services du Gouvernement. S'il est exact, prévoyez-vous quelque chose pour y remédier ? Enfin, selon le rapport de l'institut Coe-Rexecode, les Français travailleraient cinq semaines de moins que leurs voisins européens. Qu'en pensez-vous ?

Je regrette que, le Président de la République ayant annoncé le pacte de responsabilité en décembre 2013, les premières mesures ne soient mises en oeuvre qu'en janvier 2015. C'est long ! Par deux fois, le Sénat a voté en faveur de la possibilité de cumuler l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) avec des revenus d'activité. Le Gouvernement estime que cette mesure n'est pas de compétence législative et a annoncé vouloir la prendre par décret. Mme Rossignol m'avait indiqué que ce décret serait pris avant l'été. Quel plafond allez-vous fixer ? Nous préconisons 1,2 Smic pour une personne seule, 1,8 Smic pour un couple. Où en est-on et quelles précisions pouvez-vous m'apporter ?

M. Jean-Pierre Godefroy. - Quelles mesures le Gouvernement envisage-t-il sur les emplois à domicile ? Je suis ce dossier depuis longtemps. J'étais intervenu à l'occasion du vote du budget 2013. La suppression de l'abattement de quinze points sur les cotisations sociales décidée par le gouvernement Fillon, et celle de la déclaration au forfait ont eu des effets négatifs. En 2013, 29 millions d'heures de travail ont été déclarées en moins, soit l'équivalent de 16 500 emplois équivalent temps plein. Cela signifie des pertes de cotisations sociales, des pertes de droits pour des personnes qui sont souvent dans des situations précaires ; cela signifie surtout le retour au travail non déclaré. J'ai lu dans la presse que le Gouvernement ne serait pas hostile à faire bouger les choses sur le sujet. Avez-vous des informations à nous apporter sur ces emplois à domicile, qui avaient été décriés à tort ?

M. Jean-Noël Cardoux. - Je renchéris sur les propos de mon collègue Godefroy : j'approuve ce qu'il a dit sur l'incidence pernicieuse de la suppression des 15 %. J'y ajoute la perversité de la compétition entre le système de l'autorisation et de l'agrément en matière de services d'aide à domicile qui devrait être profondément modifiée.

Nous avons présenté hier, avec Jean-Pierre Godefroy, notre rapport sur le RSI. Après l'annonce de la suppression de la C3S, les interlocuteurs que nous avons auditionnés, en particulier les professions indépendantes et les responsables du RSI, ont montré beaucoup d'inquiétude sur la pérennisation du financement du régime, alors que la C3S lui apportait 2,5 milliards, ainsi que sur la perte d'autonomie qui résulterait de l'adossement au régime général. Pouvez-vous préciser les garanties que le Gouvernement entend apporter sur ce point ?

J'aimerais également savoir comment s'effectuera la compensation. Je m'interroge sur la rapidité qui a présidé à la mise en oeuvre de cette mesure. La C3S a été créée en 1970, époque où l'apparition de grandes surfaces provoquait la fermeture de petits commerces, et où beaucoup d'artisans passaient en société. Un impôt taxant le chiffre d'affaires à partir de 760 000 euros est certes critiquable - chiffre d'affaires ne veut pas dire rentabilité. Néanmoins, une autre assiette de recouvrement, liée à la rentabilité des entreprises, aurait été possible. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (Cice) et la réduction des charges ne profiteront qu'à une certaine catégorie d'entreprises, en particulier les grandes surfaces. N'aurait-il pas été judicieux de prélever la C3S sur une assiette prenant en compte la rentabilité des grandes surfaces ?

M. Dominique Watrin. - Nous débattrons en séance des cotisations sociales. Vous savez que nous les considérons comme du salaire différé et mutualisé : il serait contradictoire d'assimiler leur réduction à une hausse de pouvoir d'achat. De même, le gel de la moitié des pensions de retraite entraînera une baisse du pouvoir d'achat qui se répercutera sur l'économie, et par conséquent sur les rentrées fiscales et sociales : c'est le chien qui se mord la queue. Aucun problème ne s'en trouvera durablement résolu.

On nous dit qu'il n'est pas possible d'inscrire dans le projet de loi de financement rectificative la compensation des exonérations de cotisations, mais qu'elle figurera dans la loi de finances de 2015. La réduction des cotisations s'y trouve pourtant bien, alors qu'elle ne prendra effet qu'au 1er janvier 2015. La loi organique ne prévoit-elle pas que, lorsqu'il y a exonération, il doit y avoir compensation ? Comprenez notre méfiance : chaque année, entre 2,7 et 3 milliards d'euros d'exonérations ne sont pas compensés et viennent alourdir la dette de l'État envers la sécurité sociale. On ne peut pas davantage éluder la question des surcoûts financiers engendrés par ces usines à gaz, ni celle des frais entraînés par les compensations tardives : quel est au juste leur montant ?

Je m'inquiète de l'article 2, alinéa 2, qui prévoit des exonérations de cotisations patronales non seulement sur la branche famille, mais aussi sur la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) : ce sont forcément les salariés qui paieront.

Quant à l'Ondam et à l'ambition d'économiser 800 millions d'euros, quelle part en sera supportée par le secteur hospitalier ? Les établissements publics de santé font face à des mesures de revalorisation du Smic annoncées pour 2104 par le Gouvernement, alors qu'à la différence des établissements privés, ils ne bénéficient ni du Cice, ni d'exonérations de cotisations.

Mme Catherine Procaccia. - Les compensations annoncées par l'Etat au profit des petits salaires et des petites retraites supposent des financements : pouvez-vous nous assurer que d'autres catégories de retraités ou de salariés ne verront pas leurs cotisations augmenter ?

Je vous ai posé, en octobre 2013, une question écrite qui attend toujours une réponse : les particuliers employeurs qui ont conservé leur personnel sont passés du forfait au réel pour l'assiette des cotisations sociales ; les salariés à domicile travaillant pour compléter leur petite retraite bénéficieront-ils d'une revalorisation de celle-ci quand ils cesseront cette activité ? A défaut d'une réponse immédiate de votre part, j'aimerais que votre cabinet m'en fournisse une.

Mme Marisol Touraine, ministre. - La prévision de croissance de 0,7 % émane de l'Insee ; à ce stade, le Gouvernement ne revoit pas la sienne : l'objectif de 1 % est atteignable. Le rapporteur général a également évoqué les baisses de recettes. Parmi les prélèvements sur le capital, les plus affectés sont ceux qui sont assis sur les dividendes ; il est vraisemblable que les mesures mises en place pour favoriser le réinvestissement des profits aient porté leurs fruits.

La compensation des réductions de cotisations aura bien lieu, de même que la réduction des cotisations famille instituée l'an dernier a été compensée sur le budget de l'Etat. Le débat doit davantage porter sur la lisibilité des mécanismes de compensation. Le principe en est acté et se traduira par l'affectation de recettes d'Etat : puisque l'on parle souvent de tuyauterie, nous ferons en sorte de dériver une recette de son budget vers celui de la sécurité sociale.

M. Watrin posait une question de bon sens : pourquoi ne peut-on inscrire la compensation dans le projet de loi de financement rectificative, en même temps que la baisse de cotisations, laquelle n'interviendra elle aussi qu'en 2015, mais mérite d'être votée dès cet été compte tenu du temps nécessaire à l'adaptation des logiciels de paye ? La réponse est purement juridique : elle tient à l'appréciation que font le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel de ce que sont des mesures durables. On peut inscrire dans un texte rectificatif des mesures portant sur l'année suivante et dont l'effet se prolonge au-delà de celle-ci ; ces hautes juridictions considèrent que c'est le cas des baisses de cotisations, non de leur compensation, qui, étant annuelle, ne peut être inscrite que dans une loi de finances initiale.

La baisse de cotisations ira, madame Debré, jusqu'à 3,5 Smic, même si la première étape, en 2015, est limitée à 1,6 Smic. Deux objectifs sont poursuivis : sur les revenus inférieurs à 1,6 Smic, la baisse de cotisations aura un effet rapide sur la création d'emplois à bas salaires ; sur des salaires plus élevés, elle contribuera à l'attractivité et à la compétitivité de nos entreprises, notamment de celles qui appartiennent à des groupes internationaux soucieux d'optimiser la localisation de leurs investissements : ce sera la deuxième vague, en 2016 et 2017.

Le décret sur le cumul d'un revenu d'activité avec l'Aspa est en cours d'examen et a été soumis à la Caisse des dépôts et consignations ; nous fixerons le plafond en fonction des avis que nous recueillerons.

Il faut user avec une extrême prudence des comparaisons internationales : en matière de temps de travail, elles ne prennent en compte, en général, que les emplois à temps plein. Les résultats sont modifiés si l'on intègre les emplois précaires ou à temps partiel. Des études ont montré qu'en changeant de base de référence, on arrive à un taux de travail supérieur en France à celui de l'Allemagne.

Je ne confirmerai pas le chiffre que vous avancez sur la journée de carence. Sa suppression ne sera pas remise en cause. Dans le secteur privé, le délai de carence est très inégalement appliqué et les situations sont très différentes d'une entreprise à l'autre. Nous ne souhaitons pas instaurer de nouvelles disparités de traitement.

Quant à l'emploi à domicile, deux mesures ont été prises par deux gouvernements successifs : la majorité précédente avait, en diminuant la bonification fiscale, marqué un premier coup de frein ; ce gouvernement a voulu que les salariés bénéficient de l'intégralité de leurs droits, en particulier pour la retraite, en les calculant sur leurs revenus réels. Une réflexion a été engagée par le ministère des finances. D'éventuelles évolutions seront proposées.

L'équilibre financier du RSI n'est pas remis en cause. La MSA ne se porte pas mal du régime qui lui est réservé : elle l'a dit publiquement devant la commission des comptes de la sécurité sociale : nulle mise sous tutelle, mais un adossement au régime général garantissant l'équilibre de ses comptes et rendant possible une simplification de son organisation.

L'Ondam intègre dans les comptes de 2014 l'impact de la réduction des dépenses de 2013. Il se traduira par des ajustements répartis entre les différents secteurs. La part qu'en assumera l'hôpital ne sera pas la principale.

Mme Isabelle Debré. - Les chiffres que j'ai donnés sur la suppression du jour de carence en 2014 sont ceux du Gouvernement : 58 millions pour l'Etat, 37 millions pour les collectivités locales et 62 millions pour les hôpitaux.

Mme Catherine Procaccia. - Plus !

Mme Isabelle Debré. - La Cour des comptes, que j'ai interrogée, y a non seulement acquiescé, mais a annoncé des montants plus élevés. Elle préconise le rétablissement de la journée de carence, dont la suppression entraîne une augmentation de 42 % de l'absentéisme.

Mme Marisol Touraine, ministre. - Je veux souligner que le phénomène marquant de l'année écoulée a été le net ralentissement des dépenses d'indemnités journalières, liées aux journées d'arrêt maladie. Il a contribué à l'assainissement des comptes de la sécurité sociale. Nous ne remettrons pas en cause la suppression de la journée de carence.

Mme Annie David, présidente. - Qu'en est-il des exonérations pour la branche AT-MP ?

Mme Marisol Touraine, ministre. - Cette exonération fera, comme les autres, l'objet d'une compensation à la sécurité sociale, et seules les cotisations des entreprises ne connaissant pas d'accidents du travail seront réduites. La part des cotisations calculée sur la fréquence des sinistres n'est en rien concernée. Nous n'envoyons aucun signal incitant à un relâchement de leurs efforts de prévention.

Mme Annie David, présidente. - Merci, madame la ministre, de cette importante précision.

La réunion est levée à 18 h 36.