Mercredi 10 février 2016

- Présidence de Mme Corinne Féret, présidente -

La réunion est ouverte à 15 heures

Audition de M. Alain Gresh, journaliste, spécialiste du Moyen-Orient, ancien directeur-adjoint du Monde diplomatique

Mme Corinne Féret, présidente. - Nous recevons M. Alain Gresh, ancien rédacteur en chef puis directeur-adjoint du Monde diplomatique jusqu'à la fin 2015, qui anime le blog « Nouvelles d'Orient » et a publié plusieurs livres sur l'Islam, dont L'Islam, la République et le monde en 2004 ou L'islam en questions, livre d'entretiens avec M. Tariq Ramadan en 2000. Monsieur Gresh, nous avons souhaité vous entendre parce qu'ayant couvert le Proche-Orient durant de nombreuses années, vous êtes un excellent connaisseur de cette région compliquée et des tensions religieuses qui la traversent. Certes, il s'agit de pays où la population est à majorité musulmane - ce qui n'est pas le cas chez nous - mais la manière dont ils gèrent la coexistence entre les différentes communautés confessionnelles pourrait fournir des points de comparaison intéressants. Quelles sont les difficultés que l'exercice du culte musulman a pu et peut encore rencontrer en France ? À quelles conditions l'Islam pourrait-il s'y épanouir en bonne harmonie avec les autres institutions ? Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site du Sénat.

M. Alain Gresh, journaliste. - Merci de votre invitation. Votre mission est très importante, car de l'avenir des communautés musulmanes françaises dépendent non seulement notre cohésion nationale mais aussi notre relation avec le monde musulman. Notre capacité à améliorer nos relations avec ces communautés est donc décisive pour la place de la France dans le monde. L'expression de « communautés musulmanes » est d'ailleurs une généralisation. Il y a trente ans, on parlait des Maghrébins ou des Africains. Apparue dans les années 1980, cette formule est partiellement trompeuse car elle renvoie à une communauté musulmane unie, aux objectifs similaires. Or les musulmans français sont divisés en fonction des nationalités d'origine. De plus, la pratique de l'Islam diffère selon les pays.

En France, il est interdit de faire des statistiques ethniques ou religieuses. Aux États-Unis, celles-ci sont réalisées sur une base déclarative, et il est possible de se choisir plusieurs origines. Du coup, nous ne savons pas combien la France compte de musulmans : quatre, cinq, six millions ? Ils ne seraient que la moitié à se définir comme musulmans. En fait, comme pour les juifs, le sentiment d'appartenance à la communauté musulmane se fonde de moins en moins sur la croyance ou la pratique religieuse - et ce d'autant plus que cette communauté est perçue comme minoritaire et stigmatisée.

Les jeunes constituent la majorité des musulmans de notre pays. Nés en France, élevés dans les écoles de la République, ils vivent pour certains dans des quartiers difficiles. Ce sont ceux dont nous sommes le moins à l'écoute, car nos interlocuteurs sont souvent de la génération des « blédards », nés à l'étranger. Bref, si les musulmans sont traités comme des mineurs, les jeunes musulmans le sont doublement !

Pour régler les problèmes au sein des communautés musulmanes, on fait appel aux ambassades des pays d'origine, voire à leurs services de renseignement. Comment parler alors d'un Islam de France ? Il faudrait commencer par dessaisir le ministère de l'intérieur de la gestion des cultes, qui devrait revenir au ministère de la justice : la religion n'est pas une affaire d'ordre public ou de police.

Mme Fabienne Keller. - Le ministère de l'Intérieur s'occupe bien des collectivités territoriales et de l'aménagement du territoire.

M. Alain Gresh. - Symboliquement, ce n'est pas la même chose : on ne négocie pas l'aménagement du territoire avec l'ambassade d'Algérie ou de Turquie...

Alors que le Conseil français du culte musulman (CFCM) est censé organiser le culte, on en fait de plus en plus le porte-parole de la communauté musulmane. Pour les juifs, le Consistoire est l'interlocuteur normal de l'État pour les affaires du culte et le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) le représentant auto-proclamé d'une partie de la communauté. En principe, le CFCM devrait ne s'occuper que du culte - où il a déjà obtenu certaines avancées, notamment sur la question des aumôniers. Il est composé de fédérations représentant l'Algérie, le Maroc et la Turquie. L'Union des organisations islamiques de France (UOIF), proche des Frères musulmans, est conservatrice mais légaliste : ce n'est pas une force de contestation. Elle est en une crise depuis une dizaine d'années car elle est coupée des jeunes musulmans nés en France, de culture française, qui sont de plus en plus nombreux à l'Université - en témoigne le nombre d'étudiantes voilées.

Autant l'UOIF est centralisée et structurée en sections, autant est difficile d'appréhender le salafisme, qui compte vingt courants différents, du quiétisme au djihadisme. Historiquement, le salafisme exporté par l'Arabie Saoudite est quiétiste et conservateur sur le plan des moeurs. Depuis les années 2000, le courant contestataire progresse. Désormais, son discours est que la société occidentale est impie et que les musulmans n'ont rien à y faire ; qu'ils ont donc à y vivre en retrait en attendant d'émigrer en terre d'Islam. Cette doctrine a gagné beaucoup de terrain, surtout là où les musulmans se sentent stigmatisés et sous pression. Certains jeunes déclarent désormais qu'ils ne se sentent plus Français, ce qui est inquiétant. De fait, à qualification égale, s'appeler Mohammed ou Fatima divise par quatre ou cinq les chances de trouver un travail, comme l'a bien montré une étude conduite au Sénégal. De plus, l'Islam est sans cesse sur le devant de la scène médiatique.

S'il y a parmi les jeunes musulmans toute une population défavorisée, la communauté musulmane compte aussi des exemples de réussite dans le modèle français. Il existe désormais une vraie bourgeoisie musulmane, mais elle n'a pas le sentiment d'être intégrée ni représentée. Au contraire, les discours tenus dans les médias au nom des musulmans suscitent de l'exaspération de leur part. Les propos de Hassen Chalghoumi, par exemple, l'idole des médias, leur font l'effet d'une insulte. Même la journaliste du Figaro reconnait n'avoir jamais rencontré un musulman qui considère que Chalghoumi parle en son nom ! Idem pour les intellectuels musulmans qui disent ce que nous voulons entendre mais qui ne sont pas jugés représentatifs par les musulmans croyants.

Quant à Tariq Ramadan, je le fréquente depuis vingt ans, j'ai tenu avec lui des débats en français et en arabe, j'ai écrit un livre avec lui, et puis vous certifier qu'il ne tient pas un double discours. Il critique même encore plus durement l'Islam lorsqu'il s'exprime à l'étranger. Certes, il a évolué en vingt ans. Quel responsable politique n'en fait pas autant ? Mais il n'a pas de programme caché. Il dit aux musulmans qu'ils font partie de la société occidentale et qu'au lieu de se poser en victimes ils doivent se battre pour réclamer leurs droits. Sur l'affaire du moratoire sur la lapidation, il faut savoir que la lecture conservatrice de l'Islam exportée depuis cinquante ans par l'Arabie Saoudite et ses pétrodollars suscite des débats au sein de la communauté musulmane. Hormis l'Afghanistan et l'Iran, aucun pays n'applique la lapidation - mais vous ne ferez dire à aucun musulman marocain, algérien ou égyptien qu'elle est contraire à l'Islam. Aussi la position de Tariq Ramadan est-elle comparable à ce que serait celle d'un Américain opposé à la peine de mort : de ce point de vue, demander un moratoire est plutôt positif !

Il faut se garder de considérer la charia comme un corps de doctrines réactionnaires immuables. En 1952, lorsque les femmes égyptiennes sont descendues dans la rue pour demander le droit de vote, une fatwa a été émise contre cette revendication. Aujourd'hui, il n'y a pas un pays musulman où les femmes ne votent pas même récemment comme en Arabie Saoudite. Comme toutes les religions, l'Islam s'adapte aux sociétés, il n'est pas figé, et des débats sur la peine de mort ou la place des femmes agitent la communauté musulmane mondiale. Cette dimension internationale fait la spécificité des musulmans de France : il y a une fierté à être musulman, à appartenir à une communauté qui compte plus d'un milliard de personnes. Aussi les questions ne peuvent-elles être abordées uniquement dans le cadre français.

Mme Corinne Féret. - Merci pour cette présentation.

M. Roger Karoutchi. - Vos propos m'inquiètent. Si le CFCM et l'UOIF ont perdu contact avec les jeunes musulmans et que ceux-ci ne sont pas organisés de manière à se faire entendre, qui sont nos interlocuteurs ? Vous dites tranquillement qu'il existe une fierté d'appartenir à une communauté musulmane internationale qui contraste avec le rejet de la France et de la République. On a le sentiment que pour certains, la pratique de l'Islam et le respect du Coran passent avant les lois de la République. Comment, dans ces conditions, organiser un Islam de France ? Que représente le CFCM ? Nous n'avons pas à nous immiscer dans les débats théologiques d'une communauté religieuse mais à assurer son fonctionnement dans le cadre de la République. Les musulmans acceptent-ils tous les lois de la République ?

M. Philippe Bonnecarrère. - Comment surmonter l'opposition entre la séparation française de l'Église et de l'État et l'absence de dissociation entre l'organisation institutionnelle et la sphère religieuse dans les pays musulmans ? Comment faire vivre, sur ce point, l'esprit de la loi de 1905 ?

M. François Grosdidier. - Vous décrivez un Islam de France organisé en fonction des communautés nationales d'origine. Le CFCM fut une heureuse tentative de remédier à cette situation, mais des représentants sous influence étrangère l'ont rejoint. L'UOIF est plus composite que ce qu'on dit. Si le salafisme est une nébuleuse, les Frères musulmans aussi. En tous cas, l'UOIF est le mouvement qui mobilise le plus.

Le ministère de l'intérieur n'est pas que celui de la police : il est aussi celui des collectivités territoriales, des affaires intérieures. Celui de la justice ne s'occuperait que d'appliquer les règles de droit. Certains sujets, comme l'abattage rituel, l'enseignement, sont interministériels... En tous cas, l'Islam ne relève pas du ministère des affaires étrangères. Le catholicisme, le judaïsme comportent aussi une forte dimension internationale, mais elle ne s'oppose pas au cadre national. Tous les courants de l'Islam sauf le salafisme reconnaissent le besoin de contextualisation. Or aucune autorité religieuse ne s'y consacre, d'où le succès de Tariq Ramadan, qui apparaît comme parlant depuis l'Europe. L'idée du moratoire s'adressait à des États très rétrogrades.

Manque toujours, un demi-siècle après l'implantation des musulmans en France, une autorité intellectuelle pour penser la contextualisation. Je suis surpris que l'UOIF ne morde pas davantage sur les jeunes. L'Islam organisé par pays n'a plus guère d'influence que sur les représentants de la première génération.

M. Alain Gresh. - L'Islam n'est pas incompatible avec la séparation de l'Église et de l'État : les empires byzantin, abbasside et omeyyade fonctionnaient exactement de la même manière. Dans les pays arabes, la plupart des lois n'ont rien à voir avec l'Islam. Certes, le retour de l'idée que la charia doit être au fondement des lois peut avoir des conséquences négatives, surtout pour les femmes. Rappelons toutefois qu'en France, la loi de 1905 a mis quarante ans à être acceptée - et pourtant, elle n'exigeait pas des curés qu'ils signent un document attestant qu'ils sont pour la laïcité ! Qu'on soit pour ou contre la laïcité, la question est le respect des lois. La majorité des musulmans de France les respectent - quand ils ne le font pas, c'est pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la religion.

Il y a une nouvelle génération de jeunes élus musulmans, surtout depuis les dernières élections municipales. Ils sont l'avenir, et nous devons nous en préoccuper. C'est Tariq Ramadan qui les représente. Lors d'un débat récent à l'Institut du monde arabe, il a fait salle comble. Pourquoi la France est-elle le seul pays européen à refuser de discuter avec lui ? Le Premier ministre a refusé de se rendre à une réunion européenne parce qu'il y participait... Débattre avec lui ne demande pas d'accepter tout ce qu'il dit ! La menace est ailleurs, et notamment chez les États qui exportent des imams incapables de contextualiser l'Islam : la plupart de ceux qui viennent d'Algérie ont obtenu leur place à coup de pots de vins. Certes, la formation des imams est un problème depuis vingt ans. Faut-il pour autant les envoyer se former au Maroc ?

C'est au niveau local que le débat avec les jeunes reprendra, quelles que puissent être les réticences des élus. La méfiance vient de la méconnaissance. Une jeune fille qui porte le foulard n'est pas pour autant une intégriste, je puis en témoigner !

Oui, notre vision de l'Islam est trop monolithique. Lorsqu'on parle d'islamisme, quoi s'agit-il exactement : du Hezbollah ? Des Frères musulmans ? Au sein même des Frères musulmans, les différences sont considérables selon les pays. En Égypte, ils ont été incapables d'évoluer alors qu'en Tunisie ils ont compris qu'ils devaient se retirer du pouvoir.

Pour les jeunes générations qui grandissent dans un pays à majorité non-musulmane, des questions nouvelles se posent : comment vivre lorsqu'on est minoritaire ? Pour l'essentiel, les musulmans acceptent les lois de la République, même s'ils affirment que le Coran passe avant. L'important, c'est qu'ils les respectent. Parmi les catholiques aussi, certains prônent la révolution marxiste quand d'autres sont conservateurs ; certains sont contre l'avortement, contre la laïcité, d'autres encore sont royalistes. Cela ne les empêche pas de vivre dans la légalité.

Mme Fabienne Keller. - Que proposez-vous pour améliorer la représentativité du CFCM ? Une élection proportionnelle au mètre carré, c'est un peu fruste...

Vos propos sur Tariq Ramadan m'étonnent, connaissant les débats sur son double langage et le procès qui l'oppose à Antoine Sfeir, que nous avons auditionné. Son influence m'impressionne, elle repose uniquement sur son pouvoir d'attraction et son entregent.

Que pensez-vous de la théorie du complot et de la victimisation qu'elle entretient ? Chaque année, ma ville voit revenir des conférences sur le 11 septembre...

Les élus locaux ne se défient nullement des personnes de confession musulmane ! Souvent, d'ailleurs, on ne connait pas la religion de personnes qui sont avant tout engagées dans la société. Les élus musulmans ne prétendent d'ailleurs pas représenter une communauté mais l'ensemble de leurs concitoyens. Je vous propose d'adoucir votre paradigme !

Mme Evelyne Yonnet. - Vous banalisez le port du voile, qui a fait l'objet d'un débat national et pose des problèmes, surtout lorsqu'on est fonctionnaire de la République. Dans mon département, des femmes voilées vont chercher leurs enfants à l'école. Certaines portent même la burqa. Je respecte leur choix, mais il pose un problème. Quant aux élus de la diversité, ils sont bienvenus, pourvu qu'ils n'exercent pas leurs fonctions en boubou ou avec des youyou. Banaliser ces comportements, c'est faire le jeu du Front national.

Que faire pour les femmes confrontées à la polygamie, qui est interdite ? J'ai dû aider certaines à divorcer pour qu'elles soient prises en charge, obtiennent un logement....

La formation des imams est insuffisante, et certains imams improvisés ont une mauvaise influence sur les jeunes des cités, davantage préoccupés par la recherche d'un emploi et d'un logement que par les questions religieuses : ces jeunes, qui tiennent toujours les murs à 25 ans, sont de plus en plus radicalisés.

Comment peuvent-ils comprendre les valeurs de la République, qu'ils ne connaissent pas, quand ils n'ont pas le sentiment d'être Français à part entière ? Quelle place, quelles perspectives pour ces jeunes perdus ?

Mme Josette Durrieu. - Les jeunes ont sans doute besoin d'apprendre l'Islam. Peut-on s'autoproclamer imam ? Dans un État laïc, pourquoi ne forme-t-on pas mieux les imams ? En Turquie, M. Erdogan les fait former dans des écoles laïques.

M. Rachel Mazuir. - Les musulmans respectent les lois de la République comme les catholiques, dites-vous. Et la polygamie ? Comme les musulmans s'organisent-ils pour que leurs valeurs soient prises en compte ? Les vacances scolaires, par exemple, correspondent aux fêtes catholiques...

M. Alain Gresh. - Je suis un fervent partisan de la laïcité de 1905, c'est-à-dire la neutralité de la République, pas celle des citoyens. Qu'une femme porte le foulard ne me pose aucun problème, et je suis féministe. Ces femmes savent qu'elles se privent de toute chance de trouver un travail - alors qu'il n'est pas illégal de porter le voile. Du moment qu'il s'agit d'un choix libre...

Mme Fabienne Keller. - C'est toute la question !

M. Alain Gresh. - La pression sociale pèse dans tous les milieux de nos sociétés. Il est vrai qu'elle est plus forte dans les ghettos - qui sont bien le fait de la République. Et vous avez raison de dire que les jeunes qui y vivent veulent avant tout trouver du travail et un logement. La laïcité, ils ne savent même pas ce que c'est ! Au mieux, elle leur apparaît comme une machine de guerre contre les musulmans. Quant au voile, je vous rappelle que jusque dans les années 60, il y a eu des prêtres élus au Sénat ou à l'Assemblée nationale, comme le chanoine Kir, et qu'ils s'y rendaient en soutane ! À Bobigny, la liste de l'UDI, qui l'a emporté, comptait deux femmes portant le foulard. Les mesures contre le foulard pénalisent les femmes, pas les hommes. La polygamie concerne essentiellement les populations issues d'Afrique noire - pas toujours musulmanes. En effet, il y a un problème d'intégration.

En 1926, l'État a financé la construction de la grande mosquée de Paris, avec le concours de la Ville de Paris. Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905, parlait de rattrapage, puisque les édifices du culte catholique sont entretenus avec l'argent des impôts.

M. François Grosdidier. - Y compris ceux des musulmans !

M. Alain Gresh. - Oui ! Ainsi, la laïcité doit permettre l'exercice du culte. Après la loi de 1905, 125 maires ont interdit les processions religieuses. Le Conseil d'État a cassé 121 de leurs décisions !

Mme Evelyne Yonnet. - Rue Myrha, il y avait quand même un problème !

M. Alain Gresh. - Sur Tariq Ramadan, je puis vous assurer que M. Sfeir a menti.

Mme Fabienne Keller. - Sa bonne foi a été reconnue.

M. Alain Gresh. - Pourquoi Tariq Ramadan représente-t-il les jeunes musulmans ? Parce qu'ils sont fiers de lui - il parle bien - et ne dit pas ce que nous avons envie d'entendre.

Oui, la théorie du complot se développe, mais pas seulement au sein de la communauté musulmane. Il faut la combattre.

La Turquie, laïque ? Un ministère des cultes y nomme les imams depuis Atatürk ! Ce qui manque à nos imams, c'est un titre officiel. Un effort s'impose.

Comment améliorer le CFCM ? S'il fallait aujourd'hui organiser le Consistoire israélite, la République n'y parviendrait pas comme au temps de Napoléon. Faisons avec le CFCM actuel, tout en étant conscients qu'il ne représente pas les jeunes musulmans de France, qui sont l'avenir.

Quant aux élus, ils peuvent être interloqués par les organisations musulmanes. Il s'agit de pratiques, d'une foi qui nous sont en partie étrangères. Un effort de dialogue est nécessaire des deux côtés. Tariq Ramadan ne cesse de dénoncer la posture de victimisation chez les musulmans...

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Bariza Khiari nous disait la semaine dernière qu'elle ne se retrouvait nullement dans les analphabètes qui prétendent représenter les musulmans à la télévision....

Que pensez-vous des financements étrangers ?

M. Alain Gresh. - Ces financements sont difficiles à mesurer. Parfois, ils sont étatiques ; souvent, ils transitent par des réseaux musulmans puissants, du Golfe notamment. De nombreux fantasmes circulent sur ces financements, qu'il faudrait étudier au cas par cas.

Mme Fabienne Keller. - Il faut de la transparence.

M. Alain Gresh. - Pourrait-on imaginer que les associations musulmanes locales comprennent des élus ? La Fondation des oeuvres de l'Islam de France ne fonctionne pas. La communauté musulmane est très divisée. Une association loi 1901 permettrait peut-être une forme de contrôle. En principe, les mosquées doivent publier leurs comptes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Aux États-Unis, les fondations ont un comptable public, membre de l'administration du Trésor.

Mme Corinne Féret, présidente. - Merci de votre intervention sur ce sujet qui nous intéresse tous.

Audition de M. Anouar Kbibech, président du Conseil français du culte musulman

Mme Corinne Féret, présidente. - Monsieur Kbibech, votre audition sera un temps fort de nos travaux : en tant que président du Conseil français du culte musulman (CFCM), vous êtes l'un des principaux interlocuteurs de la communauté musulmane auprès des pouvoirs publics. Nous avions souhaité vous recevoir parmi les premiers.

Issu d'une formation scientifique et ingénieur des ponts-et-chaussées, vous exercez des fonctions de direction au sein d'un grand opérateur téléphonique. Vous présidez depuis juillet 2015 le CFCM, après en avoir été vice-président. En parallèle, vous présidez le Rassemblement des musulmans de France (RMF).

Cette mission d'information veut comprendre comment le culte musulman s'organise et s'exerce en France, et son adéquation avec la « laïcité à la française ». Nous vous interrogerons notamment sur la construction des lieux de culte, la formation des imams et des aumôniers, le financement du culte musulman ou la gouvernance du CFCM, dont la représentativité soulève régulièrement des interrogations. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site du Sénat.

M. Anouar Kbibech, président du Conseil français du culte musulman. - Merci de m'accueillir. En l'absence de clergé dans l'Islam, le culte musulman s'est organisé autour d'une instance représentant le culte musulman de France : le Conseil français du culte musulman (CFCM) et les conseils régionaux du culte musulman (CRCM). En 1986, Pierre Joxe, ministre de l'intérieur, proposait un comité de réflexion sur l'Islam français. En 1999, Jean-Pierre Chevènement a accéléré le processus en lançant une grande consultation, l'istichara, réunissant les six grandes fédérations musulmanes, les six grandes mosquées de l'Islam de France et six personnalités qualifiées, afin d'esquisser une instance représentative du culte musulman. Nicolas Sarkozy l'a concrétisée en créant le CFCM, et les CRCM, en juin 2003. C'est un progrès sans précédent car l'institution regroupe les principales structures, mosquées, associations cultuelles ou culturelles. Les CRCM sont calqués sur les 22 anciennes régions. En Ile-de-France, on en compte trois : Ile-de-France Centre, avec Paris et la petite couronne ; Ile-de-France Est, avec l'Essonne et la Seine-et-Marne ; et Ile-de-France Ouest, avec le Val d'Oise et les Yvelines. Un CRCM existe aussi à La Réunion.

La force des CRCM et des CFCM, c'est l'élection de leurs membres. J'ai moi-même toujours été élu : entre 2005 et 2008 président du CRCM d'Ile-de-France Ouest ; depuis 2008, membre du Bureau du CFCM. Les personnalités qualifiées sont une minorité. Cette élection nous donne force, légitimité et crédibilité. Le CFCM est une institution représentative du culte musulman, non des musulmans de France.

Après trois ans de réflexion, en février 2013, la représentation au CFCM a été réformée. En 2003, le système prévoyait un grand électeur par 100 mètres carrés de mosquée, soit un à quinze délégués par lieu de culte. Désormais, trois types de mosquée sont définies : des petites, avec un délégué, des moyennes - entre 100 et 300 mètres carrés - avec trois délégués, et des grandes, avec cinq délégués. Donnent droit à un délégué supplémentaire les services rendus à la communauté : imam attitré, enseignement de la langue et de la religion, participation au dialogue interreligieux...

Ces délégués élisent leurs représentants régionaux et nationaux. Depuis 2013, le mandat est passé de trois à six ans. Nous avons instauré une présidence tournante et collégiale - deux ans pour chacune des trois fédérations arrivées en tête. Le recteur Dalil Boubakeur a présidé le CFCM de juin 2013 à juin 2015, je lui ai succédé et laisserai la place en juin 2017 à un représentant des musulmans d'origine turque. La passation est apaisée grâce au partage collégial des fonctions de président, vice-président, secrétaire général et trésorier entre les trois fédérations. Les luttes intestines des débuts sont dépassées, toute divergence se règle par la discussion.

Depuis sa création, la formation des imams et des cadres religieux fait partie des priorités du CFCM. L'imam est au plus près des fidèles ; il encadre et oriente, notamment les plus jeunes. Il faut distinguer la formation religieuse et théologique, assurée par les fédérations musulmanes, et la formation profane et généraliste, sanctionnée par un diplôme universitaire. L'expérimentation menée en 2008 à l'Institut catholique de Paris a été généralisée dans douze autres universités françaises, pour une formation à l'interculturalité et à la laïcité : fonctionnement des institutions, histoire des religions, de la laïcité... Six organismes assurent une formation théologique : la Grande mosquée de Paris, l'UOIF, le RMF, l'institut de Strasbourg - d'inspiration turque -, l'institut de Saint-Denis de la Réunion - le plus ancien - , et un institut en Rhône-Alpes (Mili Gorüs). Le CFCM s'est saisi de ces questions.

Le CFCM fixe pour les musulmans de France le début et la fin des mois du calendrier musulman - attendus pour connaître les dates du ramadan, du nouvel an, du Mawlid - par vision oculaire. En mai 2013, nous avions envisagé un calendrier lunaire basé sur des calculs scientifiques, ce qui aurait permis d'anticiper des jours de congés par exemple. Toutefois, une telle démarche nécessite un grand travail de pédagogie avant d'être acceptée. Nous avons maintenu les rencontres traditionnelles de la veille du début de Ramadan et de l'Aïd El Fitr (rupture du jeûne) dans l'ensemble des mosquées de France, et l'annonce solennelle et consensuelle par le CFCM du mois du ramadan après la « nuit du doute ».

Il est nécessaire de se coordonner pour l'Aïd-al-Adha (fête du sacrifice) ou l'Aïd El Kébir (grande fête). Les capacités des abattoirs étant limitées, le CFCM recommande d'étaler l'abattage sur les trois jours de l'Aïd al- Adha, et de pratiquer le sacrifice par délégation à des sacrificateurs agréés. Le sacrifice doit s'effectuer dans les abattoirs agréés par les pouvoirs publics, dans le strict respect de la réglementation en vigueur et des principes religieux qui régissent l'abattage rituel, en coordination avec le ministère de l'agriculture, les services vétérinaires des préfectures, la police sanitaire.... Notre travail pédagogique commence à porter ses fruits, et le fantasme de l'abattage dans la baignoire est dernière nous.

La capacité d'accueil de l'Arabie saoudite pour le pèlerinage à la Mecque (Hajj) est très limitée. Si les pays du Maghreb ont un contingent annuel de 25 000 pèlerins, les pays européens ne sont soumis à aucun quota. En France, 30 000 pèlerins effectuent le Hajj chaque année. Certains risques existent, et des pèlerins se plaignent des conditions d'accueil. Nous les accompagnons dans leurs relations avec les agences de voyage, pour obtenir des visas de l'ambassade d'Arabie saoudite en France - parfois délivrés à quelques heures du départ ! - et effectuons un travail de coordination avec le ministère des affaires étrangères, celui du tourisme, et le consulat de France à Djeddah.

Les prescriptions alimentaires du culte musulman - le halal - sont semblables à celles du culte israélite - le casher. Elles nécessitent de coordonner l'abattage rituel avec toute la chaîne - transformation, distribution - et de prendre en compte le bien-être animal. Le label halal doit respecter les prescriptions religieuses tant sanitaires que réglementaires.

Le CFCM a structuré en 2005-2006 les trois aumôneries musulmanes : armée, hôpitaux et prisons. L'aumônerie nationale et régionale pénitentiaire de France, créée en 2006, participe à la lutte contre la radicalisation mais manque de moyens pour faire face à ces défis : absence de statut, indemnité qui ne couvre même pas les frais de déplacement. Au bout de quelques temps, les vocations s'estompent...

Les aumôniers militaires, eux, sont bien structurés : ils ont des moyens, un grade dans la hiérarchie militaire, ils sont présents sur les opérations extérieures. Enfin, la soixantaine d'aumôniers hospitaliers apportent un réconfort moral et spirituel aux patients, notamment en fin de vie.

Nous avons travaillé avec le ministère de l'intérieur et l'association des maires de France sur la circulaire de 1991 préconisant la création des carrés musulmans. Dans les années 2000, de nombreux musulmans souhaitaient être enterrés dans leurs pays d'origine. La génération actuelle inhume de plus en plus ses proches sur le territoire, signe d'intégration.

L'islamophobie progresse, les musulmans sont souvent stigmatisés, leur religion présentée comme incompatible avec la laïcité ou la démocratie, voire comme une menace pour l'identité française. Si les musulmans de France acceptent la critique, ils récusent en revanche l'injure, la diffamation ou l'incitation à la haine raciale.

Le 17 juin 2010, le CFCM a signé avec le ministre de l'intérieur une convention-cadre pour un suivi statistique des actes antimusulmans. Rendons hommage aux pouvoirs publics qui les traitent sur un pied d'égalité avec les actes antisémites. Le 23 juin 2011, le CFCM a mis en place l'Observatoire national de l'islamophobie ; vous auriez tout intérêt à auditionner son président, M. Abdallah Zekri. On comptait 133 actes antimusulmans en France en 2014 ; ils ont triplé pour atteindre 429 en 2015, tout comme ont crû les actes antisémites et antichrétiens.

Le CFCM et ses fédérations ont organisé des colloques et des journées d'études sur la prévention de la radicalisation dès mai 2014, afin de comprendre les racines de la radicalisation, d'identifier les remèdes et les moyens de prévention, et d'établir des préconisations et des plans d'actions. La prochaine réunion de notre instance de dialogue, en mars, sera entièrement dédiée à la prévention de la radicalisation.

Le CFCM a mené des actions concrètes et innovantes. Nous sommes en train d'élaborer une charte halal établissant des critères à respecter.

Nous favorisons l'harmonisation des cursus de formation théologique et incitons les imams à s'inscrire dans les diplômes universitaires. Nous travaillons sur une charte de l'imam portant des engagements sur le discours auprès des fidèles qui devra respecter les valeurs et les lois de la République et être porteur des valeurs de tolérance de l'Islam. Le CFCM pourra ainsi délivrer une habilitation ou une recommandation à l'imam pour exercer sa mission - même si cela ne concernera pas les imams détachés par les pays musulmans (500 sur 2 500 lieux de culte en France). Cette certification devrait rassurer les mosquées, les mairies et le ministère de l'intérieur.

Nous entamons un travail de coopération et de partenariat avec la Coordination des agences de voyage, les associations, l'ambassade d'Arabie saoudite et établissons un guide du pèlerin avec un volet religieux et un volet sanitaire.

Pour prévenir la radicalisation, nous continuons d'organiser des colloques et des séminaires, au rythme d'un par mois, rassemblant responsables de mosquées, imams, aumôniers, responsables associatifs, historiens, sociologues, théologiens... Le dernier s'est tenu à Annemasse, le prochain se réunira en Haute-Normandie.

Nous renforçons l'accompagnement des victimes d'islamophobie ; la semaine dernière, on a relevé soixante impacts de balles lors de la fusillade à l'arme lourde contre une boucherie et un restaurant halal de Propriano ! Nous envisageons de développer des partenariats avec des organismes comme la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) ou la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme et l'antisémitisme (Dilcra).

Nous sommes conscients du déficit d'image du CFCM auprès de nos coreligionnaires et de la société française. Nous avons ouvert des instances de dialogue auprès des jeunes, des femmes et des convertis pour créer des espaces d'échange afin d'être à l'écoute de leurs attentes et de les intégrer dans nos structures. La première rencontre avec une vingtaine de jeunes, dont des chefs d'entreprises, des acteurs sociaux, des responsables de la société civile, des chercheurs et responsables de mosquée, des leaders d'opinion sur les réseaux sociaux, s'est tenue le 12 novembre 2015 ; la prochaine se tiendra dans deux mois.

De même, nous avons organisé le 16 janvier une réunion avec des femmes musulmanes - mères de famille, chefs d'entreprises, animatrices de mosquées... Le 8 mars, le CFCM signera une déclaration avec cette instance de dialogue.

En mars, nous entamerons un dialogue avec les convertis - qui représentent hélas la moitié des jeunes Français partis en Irak et en Syrie. Il est nécessaire de les accompagner spécifiquement avant et après leur conversion.

Le CFCM souhaite mettre en place un conseil religieux et théologique chargé d'établir les positions du culte musulman transmises aux pouvoirs publics dans le contexte particulier à la France, d'élaborer un argumentaire théologique pour renouveler la pensée de l'Islam, et d'élaborer une vision prospective sur l'Islam en France et les moyens de son intégration harmonieuse dans la société française.

L'instance de dialogue, annoncée par les pouvoirs publics en février 2015 nourrira les échanges entre les pouvoirs publics et les acteurs musulmans qui ne sont pas issus des lieux de culte. Complémentaire et non concurrent du CFCM, cette instance se réunira deux fois par an autour du Premier ministre et du ministre de l'intérieur. La première réunion s'est tenue le 15 juin, la prochaine, mi-mars, portera sur la radicalisation.

Comme l'indiquent ses statuts fondateurs, le CFCM a pour objet d'encourager le dialogue entre les religions. Il fait partie du Conseil des responsables de culte en France (CRCF), qui regroupe depuis 2010 deux représentants de chacun des six cultes. C'est une instance d'échange et de dialogue avec les pouvoirs publics, invitée aux voeux du président de la République aux autorités religieuses ou à la Mobilisation des consciences et des spiritualités pour la sauvegarde de la planète dans le cadre de la COP21. Elle a été entendue par le ministère de l'intérieur sur la crise des réfugiés et informée de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Elle ne connait pas de sujet tabou : elle a évoqué le « mariage pour tous » ou la déchéance de nationalité, même si elle ne publie pas de communiqué commun.

Le culte musulman, qui n'était pas installé en France en 1905, manque cruellement de ressources humaines et financières. Nous ne demandons pas un moratoire ou une modification de la loi de 1905, qui fait partie de l'ADN des musulmans de France, mais une réflexion pour trouver les moyens, dans le respect du cadre laïc, de rattraper notre retard. Nous étudions la mise en place d'une taxe sur les produits halal que nous prélèverions - et non Bercy - en accord avec les acteurs musulmans ; ça peut être soit quelques centimes par kilo de viande, soit un forfait annuel. Nous dialoguons avec les trois grandes mosquées
- Paris, Lyon, Evry - qui ont la capacité de certifier le halal et les opérateurs de contrôle.

Nous souhaitons harmoniser le cahier des charges des agences de voyage et étudier la mise en place d'une taxe sur le pèlerinage à la Mecque - par exemple, 10 euros par pèlerin.

Nous étudions les possibilités de financement de projets du CFCM par des partenariats avec des fondations ou des mécènes. La Fondation des oeuvres de l'Islam, créée en 2005 par Dominique de Villepin, alors ministre de l'intérieur, est restée bloquée, alors que sa présidence devait tourner. Désormais, les pouvoirs publics souhaitent la dissoudre et réfléchissent à une nouvelle structure avec un volet cultuel de construction de mosquées, de formation de cadres religieux et un volet culturel de communication sur la religion musulmane. Nous envisageons un partenariat avec l'Institut du monde arabe pour une meilleure compréhension de la religion musulmane et des différentes écoles de pensée, ainsi qu'un volet social - à l'usage du Fonds social juif unifié. Des annonces seront peut-être faites en ce sens lors de la prochaine réunion de l'instance de dialogue.

Le CFCM appelle à un regard positif et serein sur la place de l'Islam dans la République laïque. Tout le monde s'accorde sur la prédominance de la tradition judéo-chrétienne en France, mais la France est neutre envers les religions. L'esprit libéral qui a prévalu depuis plus d'un siècle dans l'application de la loi 1905 permet, sans la modifier, d'intégrer harmonieusement l'Islam dans le paysage cultuel français. Nous tenons à la devise de la République : liberté de croyance et de conscience pour tous les citoyens ; égalité entre tous les citoyens au-delà de leur origine ou de leur religion ; fraternité entre les différentes composantes de la communauté nationale.

Les musulmans de France n'aspirent qu'à vivre sereinement leur spiritualité, en évitant toute provocation, en refusant toute stigmatisation. Ils sont en droit d'exiger la reconnaissance de leur contribution citoyenne : leurs impôts ne financent-ils pas l'entretien des églises ? Ils sont en droit de revendiquer que leur citoyenneté ne soit pas remise en cause.

Je forme le voeu que 2016 soit l'année des prises de conscience, de part et d'autre, que l'on sorte des postures de victimisation. Nous espérons que votre mission d'information y contribuera, et vous pouvez compter sur le CFCM pour participer à ce travail de pédagogie. Que chacun contribue à faire tomber les murs et les barrières, à apaiser les peurs et les angoisses ; que chacun donne tous leur sens aux valeurs de respect et de fraternité. Il y va du maintien de la cohésion nationale et de la concrétisation du vivre-ensemble auxquels nous aspirons tous dans ce beau pays qu'est la France !

Mme Corinne Féret, présidente. - Merci.

Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Poser un regard serein et laïc sur l'Islam : tel est l'objet de notre mission d'information, après des mois de travail sur une autre mission qui a soulevé plusieurs questions. Le CFCM lance des chantiers : pourquoi si tard ? Vous venez d'arriver à sa présidence, vous donnez une impulsion nouvelle. Les besoins sont plus criants, et la société française est dans une autre situation.

Quelle péréquation assurez-vous entre petites, moyennes et grandes mosquées ? Le taux d'abstention lors des dernières élections au CFCM était important, j'espère que votre action y remédiera. Combien dénombre-t-on de mosquées identifiées, combien de musulmans en France ? Quelle est l'amplitude du marché halal, évalué entre 4 et 6 milliards d'euros ?

Avez-vous un fichier des mosquées, même si elles ne relèvent pas du CFCM ? Existe-t-il encore un Islam des caves ? Comment agir pour qu'il revienne au grand jour ?

M. Anouar Kbibech. - Je fais mon mea culpa : au début, nous avons sous-estimé le phénomène de radicalisation. Même François Hollande était prêt à aller en Syrie pour combattre le dictateur qui persécutait son peuple. Nous avons perçu l'engagement des jeunes qui se sont mobilisés comme un engagement humanitaire. Puis nous avons vu partir des familles entières, des jeunes filles - 40 % des départs ! Cela nous a fait prendre conscience de la gravité de la situation. Dès mai-juin 2014 nous avons organisé un colloque sur le sujet.

Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Les politiques n'avaient pas davantage réalisé l'importance du phénomène.

M. Anouar Kbibech. - La Fondation des oeuvres de l'Islam n'a malheureusement pas bien fonctionné pour assurer la transparence, la traçabilité des financements émanant des pays étrangers. J'espère que sa prochaine mouture réussira. Mais qu'un pays étranger achète un grand club de football à Paris, cela ne gêne personne...

M. Rachel Mazuir. - Oh que si !

M. Anouar Kbibech. - On compte entre 2 400 et 2 500 mosquées en France, dont 1 500 sont de petites salles de prière et une centaine de grandes mosquées. Rétablissons la vérité : il n'y a pas plus de trente mosquées qui sont financées par des pays musulmans. En 2003, les élections au CFCM concernaient 1 300 lieux de culte ; 950 aux dernières élections. Tous ne participent pas, car certains ont d'autres priorités comme la sécurisation de leur chantier. C'est un taux de participation supérieur à 50 %, qui n'a rien de déshonorant. Le maintien de la notion d'élection est important.

Les statistiques ethniques ou religieuses sont interdites en France, mais on estime le nombre de musulmans à environ cinq millions, avec un niveau de pratique variable. Ils sont 50 à 60 % à respecter les cinq prières quotidiennes, 80 à 90 % à observer le jeûne du ramadan. Le halal représente un marché de 5 à 6 milliards d'euros, selon les estimations. Mme Nathalie Kosciusko-Morizet envisageait un prélèvement de 1 %. Nous préfèrerions plutôt une contribution forfaitaire.

De plus en plus de mosquées ont pignon sur rue. Heureusement, nous ne connaissons pas de querelle des minarets comme en Suisse. Désormais, le GPS suffit à localiser la mosquée ! Et on essaie d'intégrer harmonieusement ces mosquées dans le paysage architectural et urbanistique français.

Mme Fabienne Keller. - Merci du travail que vous réalisez à la tête du CFCM. Comment concilier l'autonomie des mosquées et la liberté de désigner leurs imams avec la nécessité d'un cursus et d'une formation à l'inter-culturalité ? Je viens d'une terre concordataire, où nous exigeons que les membres du clergé aient un diplôme équivalent à un mastère 2. Pensez-vous que cette démarche puisse être mise en oeuvre pour l'Islam, et qu'un imam exerçant en France doive avoir un diplôme universitaire ?

Comment analysez-vous l'influence des pays finançant des mosquées ? Quelle transparence a-t-on sur les financements ?

Comment augmenter le nombre des aumôniers pénitentiaires, améliorer leur situation et lutter contre la radicalisation ?

M. Rachel Mazuir. - Les musulmans de France ne sont pas les seuls à participer à l'entretien des églises : les non-croyants, qui représentent au moins le tiers de la population, le font aussi ! Enseigne-t-on la même théologie en Turquie, en Tunisie, en Algérie, au Maroc ? Par qui sont perpétrés les actes antisémites, antimusulmans ou anticatholiques ? Le conflit israélo-palestinien y est-il pour quelque chose ? La place de la femme dans l'Islam préoccupe nos concitoyens. Y avez-vous réfléchi ? L'abattage halal pose problème, notamment pour le bien-être animal. En Suisse, il est interdit.

Mme Chantal Deseyne. - Merci pour votre ouverture, votre modération, votre habileté même, qui suscitent mon adhésion à vos propos. Comment expliquez-vous le décalage entre ceux-ci et la position de certains fidèles, plus enclins à la victimisation, voire à la radicalisation ? Quelle doit être la place des femmes dans l'Islam ?

Mme Evelyne Yonnet. - Merci pour cet exposé qui répond à la plupart de nos questions. Aurez-vous le temps de mener vos projets à terme ? Combien d'années durera votre présidence ? La place des femmes musulmanes est très grande dans les cités : elles s'investissent beaucoup dans les associations, sans bénéficier d'une reconnaissance suffisante.

M. François Grosdidier. - Votre exposé très complet répond à beaucoup de nos questions. Les trois courants de l'Islam représentés au CFCM sont de droit français, même s'ils sont liés aux pays dont est issue la première génération d'immigrés. Marocains, Algériens et Turcs n'ont jamais pu se fédérer autour d'un imam unique. L'atout de l'UOIF est qu'elle se présente comme transnationale. L'organisation de la deuxième religion de France est un défi. Sa contextualisation ne peut s'inspirer que de sources intellectuelles enracinées dans notre société, alors même que ses autorités les plus modérées viennent d'outre-méditerranée. Il faudra un jour s'affranchir de cette relation.

Pour permettre l'exercice du culte, certaines collectivités territoriales détournent la loi de 1905 - dont vous n'avez jamais demandé la révision - en mettant à disposition des terrains municipaux. Si l'on ne veut pas non plus d'un financement par des pays wahhabites, la seule solution est un prélèvement sur le circuit halal, mais comment faire ? Déjà, je ne suis pas certain que toutes les boucheries halal s'acquittent de la TVA...

Certaines prescriptions sont inadaptées à la société française. Le Conseil théologique sera-t-il écouté ? Enfin, le CFCM est-il présent sur les réseaux sociaux ? Un jeune de ma commune est parti en Syrie, happé depuis son ordinateur...

M. Anouar Kbibech. - Le CFCM regroupe toutes les mosquées de France, même celles qui n'ont pas participé aux élections. Le 20 novembre, après les attentats, nous avons envoyé un prêche aux 2 500 mosquées de France. Pour autant, nous ne nous immisçons pas dans la gestion de chaque mosquée et nous contentons de mettre à leur disposition des services. Les formations et colloques que nous offrons sont facultatifs, mais ils répondent à une forte demande.

Exiger un mastère 2 serait sans doute trop contraignant, et pas seulement pour les musulmans. Déjà, en Rhône-Alpes, une alternative se développe, fondée sur la détention d'un certificat : l'important n'est pas le niveau universitaire, ni même le niveau en français, mais la maîtrise du contexte où l'imam est appelé à évoluer.

Président du Rassemblement des musulmans de France (RMF), j'ai procédé à un état des lieux des besoins en imams : il en manquait 150, qu'il fallait trouver d'urgence. Un partenariat entre la France et le Royaume du Maroc, et notamment son ministère des habous et des affaires islamiques, a permis la mise à disposition d'imams marocains, rémunérés par le Maroc, dans la plus grande transparence. D'ailleurs, le RMF a un commissaire aux comptes.

Nous devons élaborer un statut de l'aumônier pénitentiaire musulman, calqué sur celui de l'aumônier militaire. Il faut nous donner les moyens de nos ambitions.

M. François Grosdidier. - Pour l'heure, ils n'y sont pas !

M. Anouar Kbibech. - Un aumônier pénitentiaire protestant ou catholique est aussi pasteur ou prêtre. Les aumôniers musulmans sont bénévoles, puisqu'il n'y a pas d'imam attitré. Après les attentats de janvier 2015, le ministère de la justice a annoncé la création d'une soixantaine de postes sur trois ans, alors qu'il n'y a en France que 200 aumôniers pénitentiaires musulmans, contre 800 à 900 aumôniers pénitentiaires chrétiens. Pourtant, à Fleury-Mérogis et ailleurs, la population musulmane est majoritaire. Les risques de radicalisation sont bien réels.

M. François Grosdidier. - Réclamez-vous un défraiement ou une rémunération des aumôniers pénitentiaires ?

M. Anouar Kbibech. - S'ils sont vacataires, une indemnisation est un minimum.

M. François Grosdidier. - Est-ce le cas des soixante postes annoncés ?

M. Anouar Kbibech. - Oui. Sinon, il faudrait s'inspirer du statut de l'aumônier militaire.

Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - La commission d'enquête sur les réseaux djihadistes que j'ai présidée a proposé de dupliquer le statut d'aumônier militaire pour les aumôniers pénitentiaires, et de modifier le règlement de Fleury-Mérogis.

M. Anouar Kbibech. - C'est une bonne chose, merci. J'ai parlé d'imams détachés : une trentaine proviennent du Maroc, 120 d'Algérie, 150 de Turquie. La question de la formation se pose pour les autres. Or, les promotions des instituts de formation français sont de 50 à 60 élèves par an...

M. Rachel Mazuir. - Est-ce partout la même théologie ?

M. Anouar Kbibech. - À quelques subtilités près, oui. Les quatre instituts de formation sont partenaires du CFCM et un travail d'harmonisation des programmes est en cours. Ceux-ci sont d'ailleurs publics. Tous prônent un islam ouvert et tolérant.

Les actes antisémites, antimusulmans ou antichrétiens doivent être examinés au cas par cas. Les motivations sont de tout genre, mais je doute que le mitraillage d'Ajaccio ou l'incendie de la mosquée d'Auch soit le fait d'adeptes du satanisme !

Aux sources de l'Islam, la parité est parfaite entre hommes et femmes. Les pratiques actuelles ne s'y conforment guère. L'ouverture du CFCM aux femmes a été très bien reçue. Évidemment, la parité n'est pas pour tout de suite - elle n'est pas encore respectée au Parlement !

M. Rachel Mazuir. - Aussi ne donnons-nous pas de leçons...

M. Anouar Kbibech. - L'objectif est de revenir à la vraie place que l'Islam accorde à la femme.

Nous prenons en compte le bien-être animal dans l'abattage rituel. En liaison avec le Consistoire israélite de France, nous cherchons comment concilier les prescriptions religieuses et le bien-être animal, comme l'indiquera prochainement notre charte halal.

Pour réduire le décalage entre la pratique des fidèles et nos propos, un important travail de pédagogie est nécessaire, ce qui renvoie à la question de la formation des imams. Certaines pratiques relèvent non de la religion mais de la tradition. Ainsi du port de la burqa en Afghanistan, ou de l'excision ailleurs. Il faut revenir à des pratiques plus compatibles avec les valeurs que nous partageons. Les colloques que nous organisons contribuent à promouvoir un Islam ouvert, respectueux des valeurs et des lois de la République.

Le mandat actuel est de six ans, et la présidence tournante du CFCM est exercée pendant deux ans. Nous avons du retard, mais le CFCM n'a que douze ans, ce qui est peu par rapport au Consistoire israélite, sans parler du clergé catholique... Avec le temps, il se bonifiera et jouera pleinement son rôle. Nous nous efforçons d'y faire une place aux jeunes et aux femmes, très actives au sein des associations, des mosquées, de la société civile.

Oui, nous sommes la deuxième religion de France. Aussi faudrait-il arrêter de considérer l'Islam comme la religion de l'étranger. Les cris d'« Arabes, dehors ! » poussés à Ajaccio sont déplacés : les citoyens musulmans sont aussi chez eux en France. D'ailleurs, pour la troisième ou quatrième génération, le lien avec le bled est bien ténu...

Il faut construire un Islam franco-français pour les aider à sortir de la victimisation et du repli communautaire et à dépasser la stigmatisation.

La construction de lieux de cultes est essentielle pour limiter l'Islam sauvage, tout comme la formation de cadres religieux. Une mosquée est une véritable entreprise, avec ses salariés. Nous devons accompagner les gestionnaires de ces lieux de culte pour la gestion de leur personnel, leur comptabilité... La Fondation peut y contribuer.

Sur le halal, nous ne remettons rien en cause par rapport à l'existant. De la même manière que certains produits affichent respecter des règles éthiques qui justifient un surcoût de 10 centimes, nous pourrions afficher que 10 centimes du prix de ces produits contribuent au financement du culte musulman en France. Une première étape pourrait être de créer une contribution forfaitaire de la filière halal, afin de financer des activités du CFCM ou d'autres organisations.

Nous souhaitons mettre en place un conseil théologique collégial, où seraient représentées toutes les sensibilités de l'Islam de France, respectueux des valeurs de la République - et non seulement les quatre écoles de jurisprudence : malékisme, chaféisme, hanéfisme, hanbalisme - et des personnes compétentes, à la différence de certains imams autoproclamés parfois invités sur les plateaux de télévision.

M. François Grosdidier. - Comme l'imam de Corse interrogé par France 3 ?

M. Anouar Kbibech. - A ma connaissance, il est toujours à la recherche d'une mosquée ! Les imams doivent être en contact au quotidien avec les fidèles et la réalité du culte.

Les réseaux sociaux sont essentiels : 90 % des cas de radicalisation se font par leur canal, et non par celui des mosquées. Le passage par la case prison est aussi important. Grâce aux colloques et aux études réalisés, nous élaborons un contre-discours, au travers du conseil théologique ; nous investissons les réseaux sociaux avec un compte Twitter depuis septembre 2015, un compte Facebook depuis décembre, et nous refondons notre site Internet. Nous voulons apporter aux jeunes des réponses conformes aux vraies valeurs de l'Islam, une alternative aux réponses dévoyées et instrumentalisées qu'ils trouvent sur la Toile. Nous soumettrons ces propositions à l'instance de dialogue du 8 mars qui sera entièrement consacrée à cette question de la prévention de la radicalisation.

Mme Corinne Féret, présidente. - Merci de votre disponibilité et de vos réponses précises.

La réunion est close à 17 heures 55