Mercredi 17 janvier 2018

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Questions diverses

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, je vous informe que le Général Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre, nous accompagnera personnellement lors de notre journée à Carpiagne (près de Marseille) le 25 janvier, au 1er REC. Je vous remercie d'être nombreux à vous être inscrits. La prochaine journée d'immersion, dans l'armée de l'air, aura lieu le 22 février.

Ensuite, vous avez posé des questions le 22 novembre dernier sur la présence des officiers généraux de deuxième section dans le secteur privé et en particulier au sein de l'industrie de défense. Une fiche a été élaborée par les armées pour répondre à vos questions : elle vous a été distribuée.

Enfin, il est vraisemblable que la loi de programmation militaire sera examinée au Sénat au printemps. J'engage donc les sénateurs qui conduisent les missions de la commission à fixer leur déplacement au premier trimestre 2018 : sont concernés en particulier Philippe Paul, que je charge de conduire le déplacement à Djibouti, Cédric Perrin et Rachel Mazuir qui co-président la mission « Libye ». La mission « Barkhane » que je conduirai se déplacera quant à elle du 12 au 18 mars, pour des raisons liées au calendrier de relève des troupes.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord relatif à la coopération technique et à l'assistance mutuelle en matière de sécurité civile et à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière entre la France et la principauté d'Andorre - Examen du rapport et des textes de la commission

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, j'adresse tout d'abord à chacun d'entre vous mes voeux chaleureux et cordiaux pour la nouvelle année.

L'année 2018 sera importante et chargée. Nous aurons notamment à examiner le projet de loi de programmation militaire. À cet égard, je tiens à saluer la stratégie de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Je rappelle que nous nous sommes abstenus sur le budget afin d'envoyer un message au Gouvernement et de faire pression sur lui. Deux jours et demi avant la fin de l'année, vient le déblocage de 700 millions d'euros. Certes, cela ne règle pas la totalité des problèmes, mais imaginez quelle serait aujourd'hui la situation des armées sans cela. Nous soutiendrons cette ligne lors de la négociation du projet de loi de programmation militaire afin de redonner à nos armées les moyens nécessaires à l'ensemble de leurs missions.

Par ailleurs, les positions ont évolué sur le service national universel.

Enfin, j'ai accompagné le Président de la République en Chine. Le Président de la République a tenu son rôle face à Xi Jinping et a parlé très clairement.

L'ordre du jour appelle l'examen des rapports et des textes proposés par la commission pour les projets de loi autorisant l'approbation de l'accord relatif à la coopération technique et à l'assistance mutuelle en matière de sécurité civile et à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière entre la France et la Principauté d'Andorre.

Mme Christine Prunaud, rapporteur. - À ce jour, la France et Andorre ne sont liées par aucun instrument bilatéral dans les domaines concernés. Les deux accords soumis à notre examen permettraient d'offrir un cadre juridique solide et pérenne à ces formes de coopération bilatérale et de sécuriser l'action de nos agents de police, de douane et de sécurité civile en Andorre, la Principauté n'étant membre ni de l'Union européenne ni de l'espace Schengen.

Je commencerai par vous présenter les principales dispositions de l'accord relatif à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière. Ces deux aspects, qui font d'ordinaire l'objet d'accords distincts, sont abordés au sein du même accord, eu égard aux compétences douanières exercées par la police andorrane.

La coopération bilatérale entre nos deux pays est pour l'heure assez modeste, mais elle est appelée à s'intensifier dans les années à venir. Les parties n'ont donc pas souhaité créer de centre de coopération policière et douanière dans l'immédiat, faute d'utilité avérée. Certaines dispositions ouvrent néanmoins la voie à l'affectation d'agents de liaison auprès des services de l'autre partie et à la constitution de patrouilles mixtes.

La coopération s'articule autour de deux volets principaux : la lutte contre la contrebande de cigarettes et la lutte contre la criminalité financière et l'évasion fiscale.

Le trafic transfrontalier de cigarettes s'explique par les écarts de prix du tabac, les prix étant trois fois plus élevés en France qu'en Andorre. L'an dernier, en l'espace d'un semestre, ce sont dix mille cartouches de cigarettes qui ont été saisies par les douaniers français, soit l'équivalent de quatre cents cartouches par jour, destinées à être introduites illégalement en France. Nos autorités doivent faire face à un système très bien organisé et de plus en plus dangereux puisque l'on assiste à une recrudescence des violences graves et des délits routiers liés à ce trafic tels que des règlements de compte ou encore des barrages douaniers forcés. Les revenus générés par cette contrebande servent ensuite à alimenter des circuits financiers clandestins.

La lutte contre la délinquance financière est justement un autre enjeu important de notre coopération avec l'Andorre. En 2010, la Principauté a été retirée de la « liste grise » des paradis fiscaux de l'OCDE et a entrepris des efforts de normalisation, ainsi qu'une réforme de sa fiscalité. Des contrôles plus rigoureux ont dès lors été effectués par les banques andorranes, ce qui a poussé des évadés fiscaux français à rapatrier leurs avoirs dans l'Hexagone, sans toutefois respecter les obligations fiscales et déclaratives. Afin de mieux les appréhender, la France a conclu il y a deux ans une coopération spécifique dans le domaine de la formation professionnelle pour accompagner le développement des capacités policières et judiciaires andorranes spécialisées en la matière.

L'accord consacre douze articles à la question de la coopération en matière de formation. En outre, des dispositions relatives à la transmission d'informations, indispensable en matière de lutte contre la criminalité organisée, ont été introduites.

Dans leur volonté de prévoir une coopération la plus large possible, les autorités françaises et andorranes ont étendu le champ de l'accord à d'autres domaines, comme l'assistance au maintien de l'ordre et de la sécurité publics, la lutte contre la criminalité transnationale organisée et -je cite- « la lutte contre l'immigration irrégulière ». Je suis en désaccord sur ce dernier point. L'extension à ce dernier domaine est, à mon sens, malvenue et inopportune, compte tenu du contexte actuel. La commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale précise d'ailleurs dans son rapport que « Andorre ne présente que peu d'intérêt pour les réseaux de traite des êtres humains et l'immigration irrégulière compte tenu de sa position géographique en marge des principaux axes de la circulation transfrontalière et de son absence de desserte ferroviaire. » Cet ajout est une anticipation, car le problème n'existe pas. La question des migrants est un sujet important, sensible, qui mérite d'être étudié avec discernement, ce qui n'est pas le cas dans ce texte.

Je vous présenterai maintenant brièvement les principaux points de l'accord de sécurité civile.

Les services de secours des départements frontaliers d'Andorre, à savoir l'Ariège et les Pyrénées-Orientales, entretiennent des relations de longue date avec leurs homologues andorrans, mais aucun accord ne lie actuellement les deux États dans le domaine de la sécurité civile. Un plan de viabilité hivernale a cependant été conclu il y a une vingtaine d'années pour encadrer le dégagement routier en cas d'enneigement et coordonner les secours routiers en cas d'évacuation. Le présent accord a un champ bien plus large. Il a pour objet l'assistance mutuelle en cas de catastrophe ou d'accident grave, la coopération en matière de prévision et de prévention des risques naturels et technologiques, l'échange d'informations et d'expertise dans le domaine de la sécurité civile, enfin la formation des personnels de secours.

Les négociations ont duré près de dix-huit ans en raison d'un désaccord profond sur la question financière. En effet, dans le premier projet transmis par la partie andorrane, la charge financière incombait essentiellement aux services français, dont les moyens sont bien plus importants. La partie française a toutefois veillé, dans le texte finalement retenu, à préserver ses intérêts en limitant l'assistance aux disponibilités budgétaires des services de secours requis et en prévoyant une possibilité de remboursement par la partie requérante. En outre, il est entendu que chaque pays peut refuser la demande d'assistance qui lui est soumise ou interrompre la mise à disposition de ses moyens en cours de mission.

La partie andorrane sollicite très régulièrement l'expertise française et lui confie chaque année la formation d'une partie de son personnel. Cette situation valorise ainsi les savoir-faire français et favorise les synergies entre les équipes de secours des deux parties, ce qui est très efficace.

Mes chers collègues, je préconise l'adoption du projet de loi relatif à la coopération technique et à l'assistance mutuelle en matière de sécurité civile et l'abstention sur le projet de loi relatif à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière.

Le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord relatif à la coopération technique et à l'assistance mutuelle en matière de sécurité civile a été adopté à l'unanimité.

Le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord relatif à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière a été adopté, les sénateurs du groupe CRC s'abstenant, ainsi que M. Stéphane Ravier.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord relatif à l'emploi rémunéré des personnes à charge des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre entre France-Chili, France-Bolivie, France-Congo, France-Equateur - Examen du rapport et des textes de la commission

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteur. - Nous examinons à présent deux projets de loi autorisant la ratification d'accords relatifs à l'emploi rémunéré des personnes à charge des agents de missions officielles signés respectivement avec le Chili et la Bolivie en 2015, et avec le Congo, l'Équateur et le Pérou en 2016.

Les personnes à charge des agents des consulats et des ambassades, dont font partie les attachés de défense et les personnels militaires, sont principalement leurs conjoints ou partenaires pacsés. Ces conjoints se heurtent à de nombreux obstacles lorsqu'ils souhaitent exercer une activité professionnelle rémunérée dans l'État d'accueil.

En premier lieu, leurs difficultés tiennent au statut particulier - privilèges et immunités de juridictions principalement - que les conventions de Vienne de 1961 pour les ambassades et de 1963 pour les consulats leur accordent en qualité de conjoints ou de personnes à charge d'agents d'ambassade et de consulats. En effet, si le travail rémunéré n'est pas interdit, il fait perdre le bénéfice d'une grande partie de la protection accordée, en prévoyant notamment la levée des immunités de juridiction, y compris en matière pénale.

En second lieu, il faut savoir que les législations nationales sur le travail des étrangers lient en général l'autorisation de travailler des étrangers à la possession de titres de séjour particuliers. Or le titre spécial de séjour des personnes à charge des agents diplomatiques ou consulaires n'en fait le plus souvent pas partie. C'est le cas du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile français. Dans ce contexte, la conclusion d'accords de réciprocité prévoyant la possibilité pour les autorités de l'État d'accueil de délivrer des autorisations de travail à ces personnes à charge permet de contourner l'obstacle de la restriction d'accès à une activité salariée prévue par le droit national français - et bien souvent aussi par le droit de l'autre partie - tout en leur permettant de conserver le titre de séjour spécial que leur confère leur statut diplomatique. Ces personnes continuent ainsi à bénéficier des privilèges et immunités octroyés par les conventions de Vienne en dehors du cadre de l'exercice d'une activité professionnelle.

Ces cinq accords correspondent à une priorité du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Le ministère entend en effet favoriser la mobilité de ses propres personnels expatriés en mettant en place un cadre facilitant l'accès au marché du travail du pays d'accueil des familles des diplomates français. La possibilité pour le conjoint ou le partenaire pacsé d'exercer un emploi rémunéré, au sein d'une structure française ou sous la tutelle de la France est en effet aujourd'hui un élément déterminant dans la décision d'expatriation. Cette thématique est une des lignes directrices du projet « Ministère du XXIe siècle » lancé par Laurent Fabius en 2015, sachant que le nombre de conjoints d'agents souhaitant exercer une activité professionnelle ne cesse de croître en parallèle de la féminisation du ministère. Je rappelle que 52 % des agents du ministère et 26 % des ambassadeurs sont des femmes.

Pour couvrir les besoins exprimés dans le réseau diplomatique et consulaire français - le troisième du monde après celui des États-Unis et de la Chine -, le Quai d'Orsay s'est lancé dans la conclusion d'un nombre toujours plus grand d'accords de réciprocité. Actuellement, les conjoints d'agents diplomatiques et consulaires en poste à l'étranger peuvent accéder au marché du travail dans près de 70 pays sans avoir à renoncer intégralement à la spécificité de leur statut. L'accès au marché du travail est libre dans les 31 pays de l'Espace économique et européen et en Suisse. Un accord bilatéral a été signé ou est en vigueur dans 37 pays. La liste détaillée figure dans mon rapport, mais sachez que la priorité est donnée aux pays de l'OCDE, car ils peuvent offrir des conditions d'emploi comparables à celles qui prévalent en France. Pour répondre aux besoins exprimés, le Quai d'Orsay a pour objectif de porter à 80 le nombre de pays permettant un accès au marché du travail local aux conjoints d'agents.

Ces cinq accords, au contenu très similaire, sont bâtis sur le modèle d'un accord type utilisé depuis 2009. Ils résultent de négociations sur l'initiative de la partie française, sauf celui avec le Chili, ce pays étant, comme la France, très intéressé par ce type d'accord.

Les accords avec le Chili, la Bolivie et l'Équateur visent, outre les enfants, « le conjoint ou le partenaire lié par un contrat d'union légale disposant d'un titre de séjour spécial délivré par le ministère des affaires étrangères concerné ». L'accord avec le Congo précise qu'il s'agit des conjoints mariés « de même sexe ou de sexe différent ». L'accord avec le Pérou définit la personne à charge comme « une personne s'étant vu délivrer un titre de séjour spécial », sachant que, à ce jour, le Pérou ne reconnaît que le conjoint marié de sexe différent.

Ces accords détaillent la procédure applicable pour solliciter l'autorisation d'occuper un emploi dans l'État d'accueil, principalement l'envoi de la demande, accompagnée des pièces justificatives, au nom de la personne à charge, par la mission officielle concernée, au protocole de l'État accréditaire.

Plus concrètement, sans parler du réseau français, où il peut y avoir des opportunités, ces personnes pourront trouver des activités professionnelles dans le secteur privé au Chili, en Bolivie et au Pérou. En revanche, il ne faut pas trop y compter au Congo, ce pays traversant une grave crise économique, et en Équateur, où le marché du travail présente moins d'opportunités.

Ces accords prévoient que les immunités de juridiction civiles, administratives ou d'exécution ne s'appliquent pas dans le cadre de l'exercice de l'activité rémunérée. En revanche, l'immunité de juridiction pénale continue de s'appliquer dans le cas d'une action commise lors de l'activité professionnelle, mais peut faire l'objet, à la demande de l'État accréditaire, d'une demande de renonciation écrite de la part de l'État accréditant. Les accords avec le Chili, la Bolivie et le Congo précisent qu'il doit s'agir alors de délits graves.

Ces cinq accords précisent que les bénéficiaires sont soumis à la législation de l'État accréditaire en matière d'imposition et de sécurité sociale dans le cadre de leur activité professionnelle.

Les privilèges douaniers cessent à compter de la date d'obtention de l'autorisation de travailler, sauf au Pérou. En outre, ces accords prévoient la possibilité de transférer les revenus conformément à la législation de l'État accréditaire sur le travail des étrangers.

Enfin, ces cinq accords encadrent également la possibilité de solliciter une autorisation de travail pour un emploi non salarié. Les demandes sont alors examinées au cas par cas au regard des dispositions législatives de l'État accréditaire.

En conclusion, je recommande l'adoption de ces deux projets de loi. Ces cinq accords répondent à une forte demande des agents des missions officielles et de leurs familles. Ils clarifient le statut des personnes à charge - une dizaine tout au plus dans chaque pays - qui souhaitent exercer une activité professionnelle rémunérée et simplifient également leurs démarches administratives dans l'État d'accueil. En favorisant la mobilité des personnels des réseaux diplomatique et consulaire, ces instruments contribuent au rayonnement de la France. À ce jour, la Bolivie, le Chili et le Pérou ont fait connaître à la partie française l'accomplissement des formalités requises par leur droit pour l'entrée en vigueur de l'accord. Le Congo et l'Équateur n'ont pas encore notifié leur approbation.

L'examen en séance publique est prévu le jeudi 25 janvier 2018, selon la procédure simplifiée, à laquelle je souscris.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité et sans modification, le rapport et les deux projets de loi précités.

Mission à la 72e session de l'Assemblée générale des Nations unies - Communication

M. Christian Cambon, président. - Nous allons maintenant vous rendre compte de la mission à la 72e session de l'Assemblée générale des Nations unies. Nous avons également eu la chance de pouvoir assister au débat du Conseil de sécurité sur Jérusalem, ce qui nous a permis de mesurer presque physiquement les rapports de force. C'était tout à fait passionnant.

À l'ONU, on prend la mesure des enjeux globaux, que ce soit sur la question du climat, des migrations ou de la prolifération des armes nucléaires. Or nous avons eu l'impression que la France était désormais seule à croire en cette belle notion qu'est le multilatéralisme.

De tous les dossiers que nous avons abordés en ces trois journées très denses d'entretien, deux nous ont fait vraiment désespérer : la Syrie et la situation humanitaire dans un certain nombre de pays.

Sur la Syrie, le Conseil de sécurité est bloqué et les négociations à Genève sont contournées. Comme vous le savez, la Russie a opposé son veto en novembre à la reconduction du mécanisme d'enquête sur les armes chimiques, dit mécanisme « JIM », pour Joint Investigative Mechanism. Ce veto était le troisième de ce pays sur le JIM, le cinquième sur le dossier chimique syrien, pour la seule année 2017, et le onzième veto russe au total sur la Syrie. Le rapport du JIM, publié le 26 octobre, avait confirmé la responsabilité des forces syriennes dans l'attaque au gaz sarin intervenue le 4 avril à Khan Cheïkhoun en Syrie, et celle de Daech dans l'attaque au gaz moutarde du 16 septembre 2016 à Oum Housh. D'après les experts de l'ONU, alors que plus de la moitié de la population syrienne a dû quitter son foyer, ceux qui restent, soit 13,5 millions de Syriens, dont 6 millions d'enfants, ont absolument besoin d'aide humanitaire. Parmi eux, 420 000 personnes sont littéralement assiégées, à 95 % par le régime, alors même que la négociation de la résolution sur l'accès humanitaire transfrontalier, qui se déroulait pendant notre mission, a été particulièrement difficile avec les Russes.

Le tour d'horizon des crises humanitaires que nous avons fait avec Mark Lowcock, le secrétaire général à l'aide humanitaire, fait état d'un tableau très noir, en particulier au Yémen. Ce drame épouvantable, dont on parle malheureusement assez peu, est potentiellement la plus grande famine au monde. Dans ce pays victime de la rivalité entre l'Arabie saoudite et l'Iran, le prix des denrées alimentaires a augmenté de 80 %, celui du carburant a été multiplié par deux et celui de l'eau en bouteille par six. Du fait de la pénurie de carburant, l'approvisionnement en eau et le traitement des déchets ne se font plus que grâce à l'aide humanitaire. Onze millions de personnes seront confrontées à des pénuries massives lorsqu'il n'y aura plus du tout d'essence.

L'ONU n'est toutefois pas qu'impuissance. Je cède maintenant la parole à Mme Conway-Mouret qui va nous parler de l'un des succès de notre diplomatie : la résolution sur le G5 Sahel.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Nous avons eu la chance d'être à New York le jour de l'adoption de la résolution par laquelle l'ONU, via la MINUSMA, l'opération de maintien de la paix au Mali, a été autorisée à apporter son soutien à la Force conjointe du G5 Sahel. C'est le résultat de plusieurs mois d'efforts de notre diplomatie, qui a dû lutter contre vents et marées, en particulier contre le scepticisme, pour ne pas dire l'hostilité, des Américains.

La MINUSMA a pris le relais de l'opération française Serval, régionalisée en Barkhane. Le G5 Sahel a aujourd'hui vocation à permettre aux cinq pays du Sahel d'assurer eux-mêmes leur propre sécurité, de façon coordonnée. Mais il manque de moyens, d'où l'appel à la MINUSMA.

Au-delà du Mali, qui connaît une situation sécuritaire dégradée, la crise concerne toute la région, où terroristes et criminels - trafiquants de drogues et d'êtres humains, notamment - se jouent des frontières. Des attentats ont récemment été perpétrés au Niger et au Burkina Faso. Le 4 octobre, au Niger, près de la frontière avec le Mali, une patrouille de l'armée nigérienne, accompagnée de cinq membres des forces spéciales américaines, est tombée dans une embuscade du groupe terroriste État islamique dans le Grand Sahara, EIGS, affilié à Daech. L'armée nigérienne a perdu un homme, les États-Unis quatre. Barkhane et les forces spéciales de Sabre sont intervenues en soutien.

Face à cette menace, le G5 Sahel, qui réunit le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad, a annoncé, le 6 février 2017, la création d'une Force conjointe, qui prévoit d'abord une force frontalière de 5 000 hommes puis, à plus long terme, une force d'un bataillon par État. Le Conseil de sécurité de l'ONU a adopté le 21 juin dernier une résolution qui encourage son déploiement. Cette force conjointe est opérationnelle depuis mi-octobre dans le fuseau Centre - Mali, Burkina Faso et Niger -, où une première opération dite « Haw Bi » a été menée. Les soutiens internationaux se mettent en place. L'Union européenne a apporté une aide de 50 millions d'euros via Expertise France. Les États-Unis ont annoncé une contribution bilatérale de 60 millions, mais elle sera versée directement sous forme de coopération bilatérale, et non pas via l'ONU, et concerne seulement l'année 2018.

L'enjeu de la résolution votée le 8 décembre dernier était d'articuler la Force conjointe avec la MINUSMA pour qu'elle lui apporte son soutien, essentiel pour étendre le rayon d'action de la Force conjointe et assurer son efficacité sur le terrain. Cela n'a pas été facile, en raison notamment de l'hostilité des États-Unis, qui souhaitent, par principe, réduire leur contribution à l'ONU, ainsi que le coût des opérations de maintien de la paix. La France a d'abord organisé, lorsqu'elle présidait le Conseil de sécurité en octobre, une visite du Conseil de sécurité au Sahel, puis une réunion du Conseil de sécurité au niveau ministériel, en présence de Jean-Yves le Drian.

Une résolution présentée par la France demandant l'articulation entre la Force conjointe et la MINUSMA a été adoptée à l'unanimité le 8 décembre. Force est de reconnaître qu'elle ne va pas aussi loin que nous l'aurions souhaité et que l'auraient souhaité les pays concernés, dont nous avons rencontré les représentants permanents à New York. Ils ont regretté que le soutien de l'ONU ne soit pas plus fort en termes de mandat - un mandat sous chapitre VII avec recours possible à la force aurait été mieux adapté d'après eux -, mais aussi d'équipements, d'infrastructures et surtout de financements.

D'ailleurs, fin décembre, le Président de la République a convoqué une réunion de soutien au G5 Sahel à La Celle-Saint-Cloud. D'autres pays, tels l'Arabie saoudite, le Danemark ou le Luxembourg, ont annoncé des contributions financières.

L'Union européenne coordonnera les soutiens européens lors d'un sommet de mobilisation des donateurs, début 2018, couplée avec le lancement de l'Alliance pour le Sahel, initiative en matière d'aide au développement.

Notre commission l'a dit plusieurs fois, il n'y aura pas de stabilité au Sahel sans une mise en oeuvre de l'accord pour la paix et la réconciliation au Mali et sans une véritable logique de développement. Or le climat pré-électoral au Mali, en ce moment, n'est guère favorable. Je pense qu'il serait très utile que notre commission s'y rende en 2018 pour faire le point.

J'ajoute que le représentant de la Mauritanie était plutôt réservé sur le bien-fondé du G5.

M. Christian Cambon, président. - Quand on lui a donné la parole, il a déclaré qu'il n'avait rien à dire !

Bernard Cazeau va à présent vous exposer ce qu'il ressort de notre mission sur la question du statut de Jérusalem.

M. Bernard Cazeau. - Nous avons participé à la réunion d'urgence du Conseil de sécurité, le vendredi 8 décembre au matin, convoquée notamment par la France, à la suite de l'annonce par le président Trump de la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël et de préparatifs en vue du déménagement de l'ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem.

Comme le ministre des affaires étrangères nous l'a dit le 20 décembre, la France désapprouve cette décision, qui n'est pas conforme aux résolutions du Conseil de sécurité et qui ne favorise pas la perspective de paix dans la région. Le statut de Jérusalem doit être déterminé par des négociations entre Israéliens et Palestiniens, qui doivent conduire à un accord sur son statut final. Jérusalem a vocation à être la capitale des deux États, Israël et la Palestine. En l'absence d'accord, la France ne reconnaît donc aucune souveraineté sur Jérusalem.

Lors de la réunion d'urgence du 8 décembre, la plupart des membres du Conseil de sécurité se sont inscrits dans le cadre de ce consensus international sur le conflit israélo-palestinien.

Dans une intervention remarquable, le représentant français a rappelé notre position. La Suède a rappelé le droit international et la réalité sur le terrain : 40 % des habitants de Jérusalem sont palestiniens. Elle a appelé de manière pressante les États-Unis à traduire dans les faits la réaffirmation de leur attachement aux deux États. Le Royaume-Uni a prononcé une intervention inhabituellement ferme, s'agissant d'un de leurs alliés stratégiques, et désapprouvé une décision qui « sapait les perspectives de paix ». L'Italie a rappelé la position de l'Union européenne. Les quatre membres européens présents au Conseil ont, au cours d'un point de presse organisé après la réunion, associant l'Allemagne, prononcé une déclaration conjointe, montrant une belle unité européenne.

Les membres de l'Organisation de la coopération islamique présents au Conseil de sécurité - l'Égypte, le Sénégal, le Kazakhstan et la Jordanie - ont condamné la décision des États-Unis et rappelé le statut spécifique de Jérusalem. L'Égypte, en particulier, allié stratégique traditionnel des États-Unis, a, sur un ton ferme, jugé la décision américaine nulle et non avenue.

La Chine a fait figure de gardienne des précédentes résolutions et condamné cette décision unilatérale. La Russie n'a pas manqué de se poser en gardienne du droit international - quand cela l'arrange ! -, souligné la nécessité d'une liberté d'accès de tous les fidèles aux lieux saints et proposé une rencontre entre Mahmoud Abbas et Benjamin Nétanyahou à Moscou.

Bien sûr, les interventions du représentant palestinien d'un côté, des représentants américain et israélien de l'autre, n'ont pas été dans le même sens.

L'observateur permanent de Palestine, dans une longue intervention très offensive, prononcée en partie en arabe, destinée à la rue arabe, a appelé les États-Unis à revenir sur leur décision « illégale, irresponsable et provocatrice ». Il a jugé les États-Unis disqualifiés en tant que médiateur dans le conflit. Il a souhaité une nouvelle résolution au Conseil de sécurité et a appelé les États à reconnaître l'État de Palestine.

À l'inverse, le représentant permanent israélien est venu en soutien de la représentante américaine, invoquant longuement l'importance biblique et historique de Jérusalem pour les juifs. Il a brandi une pièce de monnaie de l'époque du deuxième Temple, sur laquelle était inscrit le nom de Jérusalem. Il a critiqué le déni de la communauté internationale, et des Nations unies en particulier, à l'égard d'une réalité vieille de 3 000 ans, Jérusalem étant selon lui la capitale « éternelle et indivisible » d'Israël.

Chacun a pu suivre les développements ultérieurs : une résolution a été rejetée au Conseil de sécurité, les Américains ayant opposé leur veto, puis une résolution a été adoptée quelques jours après par l'Assemblée générale de l'ONU, où il n'y a pas de droit de veto.

La question est maintenant de savoir si les États-Unis sont désormais toujours en capacité d'être des médiateurs dans ce conflit et de proposer le fameux plan de paix que prépare le gendre de M. Trump, Jared Kushner, et qui serait prêt d'ici à quelques semaines selon Jean-Yves le Drian.

M. Christian Cambon, président. - Jacques le Nay va à présent vous rendre compte de nos entretiens sur la crise Nord-Coréenne.

M. Jacques Le Nay. - La détérioration de la situation dans la péninsule coréenne a été très rapide. En 2017, le régime nord-coréen aura mené une vingtaine de tirs de missiles balistiques, dont trois de nature intercontinentale, et un essai nucléaire d'une ampleur inégalée. Le Conseil de sécurité se sera réuni près de vingt fois sur ce sujet, durcissant à chaque fois les sanctions.

La dernière résolution imposant des sanctions, en date du 22 décembre, intervient un mois après le dernier tir de missile balistique, qui a eu lieu le 28 novembre. Elle vise principalement le pétrole et les ressortissants nord-coréens travaillant à l'étranger sous le contrôle de Pyongyang. L'ONU a également gelé les avoirs et interdit de voyage quinze responsables de banques nord-coréennes et du Parti du travail de Corée. Le texte gèle en outre les avoirs du Ministère populaire des forces armées et prévoit un renforcement des contrôles en mer.

À ce jour, plus de soixante individus et cinquante entités sont sous sanctions : personnes physiques et morales liées au développement des programmes nucléaires et balistiques, à leur financement ou aux filières d'acquisition de matériels sensibles. Désormais, 90 % des exportations nord-coréennes sont sous sanctions.

L'efficacité des sanctions est limitée par la faible intégration internationale de la Corée du Nord et par les efforts de Pyongyang pour les contourner via des liens avec Cuba et certains pays d'Afrique - le Soudan, l'Éthiopie, l'Érythrée, l'Angola, la Namibie. Le représentant de la Corée du Sud rencontré à New York nous a précisé qu'il faudrait trois ans pour en voir tous les effets.

Malgré une unité de façade, des différences d'attitude s'observent au Conseil de sécurité.

Les Américains poussent la Chine à couper totalement l'alimentation en pétrole de Pyongyang, ce qui serait d'autant plus efficace que la Corée du Nord n'a pas de capacité propre de raffinage. Les Américains soulignent aussi la nécessité de viser les ambassades nord-coréennes à l'étranger, suspectées de mener dans certains pays des trafics dont le produit irait directement aux membres du régime. Leur but reste d'amener la Corée du Nord à la table des négociations.

À l'inverse, la Chine et la Russie insistent davantage sur la nécessité de négociations. La Chine, qui craint un effondrement de son voisin, dont elle demeure le principal partenaire politique et économique, entretient une attitude ambiguë et utilise le dossier nord-coréen pour mettre en cause l'alliance stratégique entre les États-Unis et la Corée du Sud. C'est une façon de fragiliser la présence américaine dans la région. Russes et Chinois défendent en effet une proposition dite de « double gel », c'est-à-dire une suspension simultanée des activités nucléaires et balistiques nord-coréennes et un arrêt des exercices militaires conjoints américano-sud-coréens. Cette position est problématique puisqu'elle met sur le même plan des programmes illicites au regard du droit international et des exercices militaires légaux. Elle pourrait aboutir à fragiliser les postures de défense sud-coréenne et américaine, sans toutefois arriver à contraindre le programme nucléaire nord-coréen.

Parallèlement, les experts de l'ONU relèvent la situation dramatique de la population nord-coréenne. Selon certains rapports, huit millions d'individus souffrent d'insécurité alimentaire, soit 70 % de la population. Un quart des enfants de moins de cinq ans sont en retard de croissance. Un Nord-coréen sur cinq n'aurait pas accès à l'eau potable et à des services d'assainissement adéquats. Enfin, 60 % de la population n'aurait pas accès à des services de santé élémentaires et un enfant perdrait la vie toutes les heures de maladies curables.

Nous avons demandé au représentant de la Corée du Sud si un dérapage fatal lui semblait probable. Il a estimé que les affirmations de Pyongyang sur sa capacité à frapper l'Est des États-Unis suscitaient le doute, sur le plan technique. Il a jugé peu probable une frappe en premier par l'une ou l'autre des parties. Les États-Unis n'avaient à son sens aucune raison de l'envisager. Et pour la Corée du nord, ce serait suicidaire.

Précédant de quelques jours l'annonce de la reprise du dialogue entre les deux Corées autour des Jeux olympiques, notre entretien avec le Coréen du sud nous a laissé une impression d'ouverture au dialogue, qui a été confirmée par l'actualité récente.

M. Christian Cambon, président. - Nos entretiens nous ont donné une occasion unique d'observer en direct les jeux de puissance au Conseil de sécurité, en particulier entre les membres permanents, jeux fondés sur le ton et l'attitude des intervenants, parfois sur la violence de leurs propos.

La Russie a souvent été décrite comme celle qui veut bloquer l'ONU, qui ne souscrit à aucune des réformes proposées par le talentueux nouveau secrétaire général, Antonio Gutteres, et qui détient les clés de la solution du conflit syrien, dans lequel elle a complétement marginalisé l'ONU et mis en avant la solution militaire. Comme vous le savez, elle a accompagné militairement Bachar El-Assad. La question est donc : quand la Russie voudra-t-elle réellement résoudre la crise syrienne ? Vladimir Poutine aura-t-il besoin d'un succès diplomatique dans la perspective de l'élection présidentielle ? Nos collègues russes exercent des pressions très fortes et multiplient leurs interventions sur le plan diplomatique. Le jour où les Russes, aujourd'hui au pic de leur puissance en Syrie, auront décidé de régler le conflit, ils auront sans doute alors besoin du soutien de l'ONU. Les Russes disent d'ailleurs clairement que l'ONU interviendra lorsqu'ils auront besoin d'elle.

La Chine est indéniablement la puissance qui monte à l'ONU. Elle construit patiemment, mais inéluctablement, son influence grandissante. Elle peut paradoxalement apparaître désormais, face à un président américain imprévisible, comme la garante de la stabilité internationale. Longtemps cachée derrière son allié russe, la Chine s'autonomise progressivement au Conseil de sécurité et souhaite apparaître comme la championne de la modération, sauf sur la question de la mer de Chine du Sud. Elle calme le jeu. L'engagement chinois au sein de l'ONU est paradoxalement peut-être une bonne nouvelle pour la survie du multilatéralisme. En septembre 2016, le Président Xi Jinping avait annoncé devant l'Assemblée générale de l'ONU 8 000 casques bleus chinois, un financement d'un milliard de dollars sur dix ans et appelé à une ONU plus forte. La Chine investit l'ONU de l'intérieur pour y changer, tranquillement, mais méthodiquement, le rapport de forces. Elle participe par des contributions volontaires à tous les segments de l'action onusienne et profite à plein du retrait américain.

Le Royaume-Uni nous est apparu tiraillé entre deux loyautés, entre sa « relation spéciale » avec les États-Unis, laquelle est peut-être plus son fait que celui des États-Unis - vous aurez lu les dernières déclarations à ce sujet dans la presse -, et sa solidarité européenne, dont on a pu prendre la mesure. Le représentant britannique que nous avons rencontré s'est montré vraiment très solidaire de la position européenne, et ce sans aucune ambiguïté, sur la question de Jérusalem. Bernard Cazeau a rappelé cet événement qui a été très commenté dans les chancelleries, la conférence de presse commune que les représentants de l'Europe ont donnée après l'examen de l'affaire de Jérusalem. Les Britanniques se sont associés à la déclaration et au point de presse européen qui a suivi la réunion du Conseil de sécurité.

Les États-Unis se replient, comme notre commission l'avait décelé l'année dernière, sur leurs intérêts nationaux et ont une forte préférence pour les relations bilatérales, ce que les spécialistes qualifient de « mouvement jacksonien ». Cela se traduit par une méfiance systématique vis-à-vis de l'ONU. Les crédits américains aux instances onusiennes diminuent de façon drastique. L'administration américaine actuelle ne croit pas vraiment au multilatéralisme.

La vision des Républicains américains est traditionnellement celle d'une ONU bureaucratique, inefficace, et le président Trump ne fait mystère ni de son mépris pour l'ONU ni de sa préférence pour les relations bilatérales, centrées sur les intérêts américains.

Plusieurs experts nous ont également décrit un département d'État américain très fragilisé par des coupes d'effectifs drastiques et des vacances nombreuses aux plus hauts postes, que n'expliquent qu'en partie les règles très strictes d'accès à ces responsabilités. Le secrétaire d'État lui-même est parfois décrit comme un homme seul et fragilisé. Les principaux grands services du département d'État n'ont personne à leur tête. Le dossier iranien sera un bon test puisqu'il prône le maintien de l'accord nucléaire. Nous verrons qui l'emportera dans ce bras de fer.

Nous en ressortons avec une vision assez sombre de l'état du monde : les crises sont graves et les fondements de l'ordre international sont remis en cause. Je pense à l'accord sur le climat, mais aussi à la prolifération nucléaire et chimique, qui est très inquiétante.

L'ONU est à la fois indispensable et impossible, à la fois de plus en plus nécessaire, et de plus en plus entravée. L'alternative au multilatéralisme, ce n'est pas le statu quo, c'est l'affrontement des puissances, lourd de dangers.

En conclusion, je dirai un mot de la position singulière de la France, « fille aînée de l'ONU », tant le multilatéralisme est proche de la conception française de la politique étrangère, universaliste, fondée sur le droit international. Le Président de la République a d'ailleurs fait de la défense du multilatéralisme un point fort de sa première intervention devant l'Assemblée générale en septembre.

Le rôle de la France à l'ONU est tout à fait singulier. Il est très supérieur à son poids démographique et financier.

Le statut de membre permanent du Conseil de sécurité est un immense atout, mais il nous oblige, car il faut savoir que la légitimité se conquiert jour après jour. La France est le plus actif des cinq membres permanents en termes de capacité de proposition, et l'un des seuls à être actif sur tous les dossiers. Notre action peut s'appuyer sur trois leviers forts : la francophonie, la « carte » africaine - trois membres du conseil de sécurité, 53 voix à l'Assemblée générale -, et notre capacité militaire incontestée à projeter nos forces armées à l'extérieur.

La France est aussi une des seules puissances à pouvoir parler à tout le monde et qui cultive cette indépendance comme un atout. On peut être fier du rôle de la France, même s'il se heurte au jeu des grandes puissances.

J'ai cru comprendre au cours du voyage avec le Président de la République en Chine que la France prendrait peut-être une initiative concernant la Corée du Nord. La Chine l'a plutôt encouragée.

On peut être fiers de la France, mais inquiets pour l'avenir du monde tant la coloration est contrastée.

M. Ladislas Poniatowski. - Votre présentation est passionnante et suscite une multitude de questions. Il est dommage que, l'ordre du jour de ce matin étant chargé, nous n'ayons pas le temps de poser des questions !

M. Christian Cambon, président. - Cette présentation servira en quelque sorte d'introduction à l'ensemble de nos travaux cette année ! La Corée du Nord est ainsi à l'ordre du jour de notre prochaine réunion. Nous reviendrons également sur la Syrie et sur le multilatéralisme tout au long de l'année. J'en prends l'engagement.

M. Olivier Cadic. - Je rappelle que nous sommes le seul pays, avec l'Estonie, à ne pas avoir d'ambassade à Pyongyang. Les membres du groupe d'études et de contact France-République populaire démocratique de Corée se réuniront pour la première fois la semaine prochaine. À cet égard, je lance un appel à candidatures, car ce groupe ne compte que huit membres pour l'instant. Or je pense que nous aurons un véritable rôle politique à jouer, sachant en outre que le Président de la République a l'intention de prendre des initiatives.

Évolution des politiques publiques de promotion des exportations et de l'attractivité de la France auprès des investisseurs étrangers - Audition de M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France, l'un de nos diplomates les plus brillants et performants. Celles et ceux qui ont rencontré l'ambassadeur Lecourtier lorsqu'il était en Australie se souviennent du rôle essentiel qu'il a joué dans l'un des plus grands succès de la diplomatie française, la conclusion du fameux contrat de vente des douze sous-marins, pour 34 milliards d'euros. Je veux rendre hommage publiquement à M. Lecourtier qui a été le chef d'orchestre d'une équipe multiple.

Après avoir été ambassadeur en Australie, vous avez été nommé en Serbie, avant d'être nommé, peu après, directeur général de Business France, et c'est à ce titre que nous vous recevons aujourd'hui.

Tout de suite après votre nomination, vous avez été chargé par vos ministres de tutelle d'une mission sur l'évolution des politiques publiques de promotion des exportations et de l'attractivité de la France auprès des investisseurs étrangers.

Le Premier ministre doit annoncer le 9 février prochain, à Lille, les mesures censées favoriser l'exportation des PME : peut-être aura-t-il été inspiré par votre rapport, dans lequel vous formulez de nombreuses propositions concrètes, que vous nous préciserez.

Comment ces propositions ont-elles été accueillies par les principaux acteurs concernés, notamment les chambres de commerce et d'industrie en France et à l'étranger ?

Hier soir, j'ai été saisi par la plus prestigieuse d'entre elles, celle de Paris, qui m'a chargé de vous demander quel rôle vous entendiez lui confier, à elle, mais aussi aux chambres de province, qui toutes veulent favoriser les exportations des PME.

La mise en place d'une « équipe France » pour l'export nécessite-t-elle aussi un rapprochement entre Business France et Bpifrance ? Sous quelle forme ? On a souvent critiqué la multiplicité des organismes et des acteurs, laquelle nuit parfois à la bonne lecture de l'effort que la France fait en faveur de ses PME.

Plus généralement, quelle pourrait être la forme juridique de cette « Team France Export » que vous préconisez ?

Enfin, avez-vous des indications sur les suites que le Gouvernement entend donner à votre rapport ? Nous avons l'habitude de commander des rapports passionnants qui disparaissent parfois au fond des bibliothèques.

Notre commission suit de longue date les évolutions de la diplomatie économique. De nombreuses initiatives ont été prises depuis une quinzaine d'années pour donner davantage de cohérence et d'efficacité à la promotion du commerce extérieur.

Les territoires demeurent toutefois en marge des dispositifs, alors que leur rôle est essentiel : c'est en leur sein que se jouent les décisions d'exportation des PME. Trop souvent dans leurs voyages officiels, les Présidents de la République sont escortés d'une ribambelle de grands chefs d'entreprise - nous l'avons encore vu à Pékin -, parmi lesquels les patrons de PME peinent à trouver leur place alors que ce sont eux qui créent 90 % des emplois, notamment à l'export.

Nous l'avions souligné lors d'une table ronde en 2016, qui a donné lieu à un rapport de notre collègue Jean-Paul Emorine, texte majeur produit par notre commission sur ce sujet. Nous nous réjouissons donc, monsieur le directeur général, que vos propositions aillent dans le sens d'un meilleur ancrage de la diplomatie économique dans les territoires. Nous avons toujours appuyé cette orientation donnée par Laurent Fabius.

Nous sommes également attentifs au soutien des PME. Le déplacement du Président de la République en Chine a mis de nouveau en avant les succès de nos grandes entreprises - Areva, Airbus -, mais nous avons noté également l'accord avec le géant du commerce électronique JD.com, qui doit permettre à des entreprises françaises d'accéder au marché chinois. Dans quelle mesure les PME pourront-elles en profiter ?

Que préconisez-vous, plus généralement, pour adapter davantage les moyens d'intervention publics aux besoins des PME et pour faciliter leur accès à des marchés étrangers ?

Enfin, nous serions heureux de recueillir votre sentiment sur deux points particuliers.

La Chine, tout d'abord, dont nous revenons : comment faire en sorte que les « routes de la soie » ne fonctionnent pas à sens unique ? Le Président de la République a été très clair sur ce sujet. Nous ne voulons plus voir de wagons arriver, à Duisbourg ou à Lyon, pleins de produits manufacturés et repartir notamment - ce qui m'a stupéfait - avec des copeaux de bois - nous n'avons plus de filière bois en France et nous envoyons donc ces copeaux en Chine qui nous reviennent sous forme de parquets. Je rappelle le montant de notre déficit commercial avec la Chine : 30 milliards de dollars.

Le Brexit, ensuite : comment tirer parti des opportunités que le retrait du Royaume-Uni offre à la France ?

M. Christophe Lecourtier, directeur général de Business France. - Je vous remercie de vos aimables paroles, monsieur le président.

Je suis très heureux de retrouver autour de cette table des sénatrices et des sénateurs que j'ai eu l'occasion d'accueillir et d'accompagner en Australie et qui, pour certains d'entre eux - notamment M. Yung -, ont pris part, dans une certaine mesure et autant que possible, à la coconstruction des réformes que j'ai présentées au Gouvernement. On ne peut pas vouloir construire une « équipe de France » si on la conçoit tout seul dans le secret de son bureau.

De fait, le Gouvernement m'a chargé de mettre en oeuvre - et c'est ce qui m'a beaucoup intéressé - une réforme ne portant pas simplement sur Business France, créé il y a trois ans, mais sur notre attractivité, sur l'ensemble de l'écosystème, l'ensemble des acteurs du commerce extérieur, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils sont nombreux, ce qui pose à nos entreprises un grand problème de lisibilité et d'efficacité.

Ma méthode, à partir du mois d'octobre, a consisté à consulter toutes les parties prenantes : bien sûr les entreprises, les différentes tutelles - ministère des affaires étrangères, ministère de l'économie -, mais aussi les chambres de commerce en France, les chambres de commerce à l'étranger, les acteurs privés, les parlementaires s'intéressant au sujet.

Vous avez souligné que cette méthode a été une des clés du succès français face aux Allemands et aux Japonais dans l'affaire des sous-marins. J'ai essayé là encore de reproduire cette méthode de travail, dans un contexte différent et sur une question différente, qui consiste à écouter les suggestions et les idées des uns et des autres.

Sur le fond, j'ai proposé au Gouvernement - c'est ce qui, je l'espère, sera annoncé le 9 février - une forme de révolution copernicienne dans la manière d'accompagner nos PME à l'export et dans le dispositif.

La révolution s'impose parce que les résultats sont extraordinairement médiocres quand on compare la France aux principaux pays étrangers. Je ne vise pas simplement l'Allemagne - qu'on a toujours en tête et qui est un champion de l'export depuis des générations ; certains disent même qu'elle était un champion de l'export avant d'être une nation unifiée. Je pense par exemple à l'Italie, qui, en quelques années, a réussi à passer d'une situation déficitaire un peu comparable à la nôtre à une situation excédentaire, qui a réussi à remobiliser un très grand nombre de ses entreprises pour les accompagner à l'export et qui compte à ce jour près de 200 000 exportateurs, contre 125 000 en 2016 pour la France.

Ce qui m'a frappé, c'est que pour la première fois depuis une quinzaine d'années, un certain nombre de clignotants sont au vert. Le premier, c'est la croissance qui est revenue en France et qui gonfle les voiles de nombreuses entreprises ; le deuxième, c'est la croissance qui est de retour dans notre environnement européen - je signale que notre balance commerciale est principalement déficitaire avec nos partenaires de la zone euro et de l'Union européenne, la France enregistrant un excédent commercial d'une vingtaine de milliards d'euros avec les zones extraeuropéennes - ; troisième clignotant au vert, la confiance des chefs d'entreprise, d'un point de vue qualitatif, mais aussi du fait de la restauration des marges, résultat d'une série de réformes engagées les années passées et qui commencent à porter leurs fruits.

Vous conviendrez avec moi qu'il est donc inacceptable que les différents acteurs publics - l'opérateur de l'État que nous sommes, les régions, les chambres de commerce et d'industrie, etc. - non seulement ne viennent pas en appui des PME, mais leur nuisent, au contraire, du fait de leur caractère désorganisé et de leur concurrence.

On pouvait peut-être se satisfaire dans des temps beaucoup plus difficiles de l'imperfection de ce dispositif; aujourd'hui, compte tenu de l'éclaircie qu'on observe, il est essentiel que les organismes qui ont pour but de faciliter les exportations des entreprises soient irréprochables.

Cette révolution copernicienne se caractérise par deux autres éléments.

Le premier, c'est qu'on a trop souvent l'impression que chaque organisme est le plus légitime et qu'il détient seul la vérité : nous, drapés dans notre organisation jacobine centralisée, un peu militaire, estimant que nous sommes les seuls à détenir le savoir-faire ; les régions estimant, à juste titre, qu'elles connaissent les entreprises implantées sur leur territoire ; les CCI se voyant comme une organisation dont la gouvernance est assurée par des entrepreneurs élus qui choisissent de dédier une partie de leur vie au service des autres entreprises ; les chambres de commerce à l'étranger jugeant qu'elles sont le reflet des écosystèmes et des communautés d'entrepreneurs locaux, français et étrangers ; les acteurs privés, enfin, qui considèrent l'action publique comme illégitime.

Comme vous le savez, à Byzance, lorsque les Turcs commençaient à saper les murailles de la ville, c'est la querelle autour du sexe des anges qui agitait les hiérarques byzantins avant que Constantinople ne soit envahie. Il faut donc que cette situation change et, pour ce faire, il faut reconnaître que personne, individuellement, ne détient la solution et que si nous travaillons tous de manière coordonnée en reconnaissant à chacun sa légitimité et son efficacité dans son domaine, on doit pouvoir construire cette fameuse équipe.

La clé de l'export, ce n'est pas d'avoir 100 personnes à New York, 150 en Chine. Tout se passe en France. Ma famille maternelle était propriétaire d'une petite PME normande qui est devenue numéro un mondial de la production de barattes à beurre mécaniques et championne du monde à l'export dans les années 70 et 80. J'ai bien compris, dès mon enfance, que le problème du chef d'une PME, c'est qu'il ne savait absolument pas vers qui se tourner dans son territoire pour réfléchir à une stratégie d'internationalisation. De surcroît, il était littéralement agressé par différents interlocuteurs lui proposant tous de lui vendre une mission, un salon, etc. - interlocuteurs dont il ne percevait que l'approche mercantile.

J'ai donc proposé au Gouvernement de structurer d'abord cette fameuse équipe de France dans les territoires, car c'est en France que l'export commence et si l'on veut réussir à l'étranger, il faut d'abord agir en France. C'est peut-être une évidence pour beaucoup d'entre vous, mais ce n'est pas ainsi que nous sommes organisés.

La deuxième chose, c'est que cette proximité ne doit pas se traduire par une avalanche de propositions - aller en Chine, aller au Brésil - ; elle doit principalement consister en une offre de conseil à destination de l'entreprise pour lui permettre, dans un dialogue avec un expert - c'est ce que nous allons faire -, de définir pas à pas une stratégie à l'international, laquelle passe d'abord par un diagnostic des forces et des faiblesses de la PME dans son projet d'internationalisation.

On ne s'engage pas dans une telle démarche sans préalablement s'être posé la question de l'adaptation de son produit au marché international, de sa maturité. Voilà un certain nombre d'années, il existait des programmes surprenants - je reste diplomate - consistant à emmener 5 000 PME en Chine. Mais ce mouvement de 5 000 PME vers la Chine ressemblait à la croisade des pauvres gens, cette croisade dont les participants étaient taillés en rondelles en chemin.

Monsieur le président, vous évoquiez les grandes entreprises du CAC 40, qui n'ont aucune difficulté à aller en Chine. Mais les petits, les obscurs, les sans-grade, qui sont notre raison d'être à 100 %, il faut d'abord les rassurer, les préparer, leur permettre, avant de partir vers un marché donné, de disposer de toutes les informations et de tous les moyens nécessaires pour réussir.

On sait, grâce aux statistiques des douanes, qu'une entreprise sur quatre, et même sur trois, qui exporte une année N, n'exporte plus l'année suivante, tout simplement parce qu'elle s'est pris les pieds dans le tapis. Et une entreprise qui échoue va en « contaminer » une dizaine d'autres en faisant part de son échec. En revanche, une entreprise qui réussit parce qu'elle a été bien préparée, bien conseillée, bien orientée, comme un jeune peut l'être dans le système éducatif ou universitaire, va « contaminer » positivement son environnement.

Pour conclure sur ce point, je dirai que nous avons complètement renversé le modèle en disant que tout va commencer en région, dans la proximité avec les entreprises. Nous allons donc repositionner une grande partie de nos forces pour pouvoir être au contact des entreprises dans les régions. Mais, comme nous agissons dans une logique d'équipe, nous n'allons pas ouvrir notre guichet tout seuls en méconnaissance des acteurs territoriaux ; nous allons agir en pleine cohérence avec les acteurs les plus légitimes des territoires.

Au premier rang de ces acteurs, il y a les chambres de commerce et d'industrie. On peut toujours critiquer tout le monde, et nous-mêmes sommes parfaitement critiquables, mais j'ai acquis la conviction que l'alliance entre Business France et les CCI est une alliance gagnante. Nous avons tous les deux des faiblesses et tous les deux des forces et l'addition de nos forces peut se révéler très puissante. La force des CCI de France, c'est la proximité, la connaissance du territoire, leur caractère généraliste et leurs relations avec les entreprises. Notre force à nous, c'est d'être un outil spécialisé dans l'international. L'union des deux permet de créer une force de contact, de proximité, pour aller voir les entreprises en faisant du porte-à-porte, établir le diagnostic de leur situation à l'export et leur offrir tous les moyens de réussir leur projet.

Le deuxième acteur très important, ce sont évidemment les régions. Je suis toujours un peu étonné que la loi NOTRe, que le Parlement a voté il y a deux ans, n'ait pas davantage marqué les esprits des administrations parisiennes. La vérité, c'est que les régions sont en première ligne dans l'internationalisation des entreprises, dans la promotion de l'attractivité.

Nous allons donc nous déployer en région, mais sous l'autorité des exécutifs régionaux : nous n'allons pas nous implanter tel un parasite sur leur territoire en leur expliquant ce qu'il faut faire. Nous proposerons aux régions que cette force d'hommes et de femmes - nous envisageons de consacrer entre 400 et 450 conseillers à cette activité de porte-à-porte auprès des PME - s'inscrive dans la stratégie des régions. Demain, je serai en Normandie pour lancer avec le président Hervé Morin et les présidents de chambre de commerce et d'industrie normandes un premier pilote.

Puisque sont présents ce matin dans cette salle plusieurs sénateurs représentant les Français établis hors de France, je veux dire un mot de ce qui se passera à l'étranger.

À l'autre bout de la chaîne, à l'étranger, j'engage une forme de révolution en levant un tabou : il est en effet temps de dire qu'il n'y a pas que Business France qui soit capable d'accueillir et d'accompagner l'entreprise sur le terrain. D'autres acteurs ont une légitimité et une efficacité à tout le moins égales, voire supérieures dans certains pays, à la nôtre. J'ai engagé des discussions avec les têtes de réseau des chambres de commerce françaises à l'étranger pour voir dans quelles conditions nous pourrions concéder notre activité à des acteurs privés, dès lors qu'ils le souhaiteraient - il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit à quiconque - et en auraient la capacité. Je pense à des pays comme l'Espagne, Singapour ou Hong Kong, qui sont des marchés importants. Ces acteurs peuvent être les chambres de commerce françaises à l'étranger. Nous construirons donc à l'autre bout de la chaîne une nouvelle équipe qui sera formée d'une alliance entre Business France et ces chambres de commerce françaises à l'étranger, pour un véritable partenariat public-privé.

J'avais commencé à le faire en Australie, cela avait bien fonctionné, cela a permis le succès de nos couleurs, et je crois qu'on peut le faire aujourd'hui. Votre assemblée sera sensible au fait que cela permettra de faire des économies en allégeant le coût de mon organisation. Surtout, à partir du moment où l'on s'accorde sur la stratégie et les règles, on peut être plusieurs acteurs différents à conduire la même stratégie.

À la fin, nous devrions parvenir à un système infiniment plus efficace pour les entreprises, plus simple, qui s'intégrera parfaitement à la loi NOTRe, sans entraîner les régions - ce qui est toujours un risque - à recréer leurs propres dispositifs parallèles à ceux de la Nation. Nous aurons là un vrai partenariat public-privé au sein de cette équipe de France, réunissant, dans les territoires, les CCI et, à l'étranger, les CCIFE, ainsi que les acteurs privés. Cette construction bénéficiera à tous, personne n'étant éloigné de son territoire de légitimité, chacun étant conforté là où il est et là où il veut être, tandis que les bénéfices au sens collectif du terme seront partagés dans une entreprise qui n'est plus vouée à exacerber les concurrences, mais à servir la Nation à un moment où l'on observe, comme je l'ai dit à tout à l'heure, une éclaircie et où il faut foncer.

En ce qui concerne les structures juridiques, je sais d'expérience qu'il faut d'abord mettre en avant les raisons qu'on peut avoir pour s'engager ensemble, s'accorder sur l'essentiel, avant de soulever la question des structures. Le mal français, ce sont tous ces mécanos : on pose la question des structures et chacun rentre dans sa tranchée, et l'on passe ensuite des mois, des années parfois, à se battre. Et même quand on finit par fusionner les organisations, il reste des cicatrices compte tenu de la façon dont ces rapprochements ont été conduits, si bien que les gens ont du mal à travailler ensemble - c'est un peu ce qu'on observe à Business France.

Mon projet, que j'ai conduit autrefois à Bpifrance, c'est d'associer ces femmes et ces hommes de bonne volonté autour d'une stratégie, celle de « Team France ». Mais il ne faut pas être naïf : il faut pouvoir mesurer l'efficacité de cette association. C'est la raison pour laquelle j'ai proposé au Gouvernement que cette équipe - les CCI, les régions, les CCIFE et nous-mêmes - se dote d'un système d'information unique, un outil de relation avec les entreprises dans lequel chacun d'entre nous - et nous serons le plus gros contributeur - injectera l'ensemble de ses données.

Chacun pense qu'il est propriétaire des entreprises, de ses clients. À partir du moment où l'on mutualise à la fois la connaissance des PME françaises, la connaissance des marchés, la connaissance des filières, etc., on forme un pot commun qui à la fois rassure et structure l'action des différents acteurs.

Nous allons construire cette sorte de système nerveux qui permettra de relier entre eux des acteurs de nature différente. Cela évite de poser d'emblée la question des structures et cela permet de passer au travail immédiatement.

En Chine, nous allons bien entendu développer le même dispositif. J'ai passé pas mal de temps sur place au contact de la chambre de commerce locale pour étudier avec elle la bonne articulation de notre organisation. Le défi est considérable : le Président de la République l'a dit, nous sommes en partenariat avec un pays dont la valeur ajoutée produite par les entreprises a beaucoup augmenté au cours des dix ou quinze dernières années. À ce jour, la Chine n'est plus simplement l'usine du monde, un pays producteur de biens de consommation pour le compte d'entreprises étrangères - je pense aux téléphones Apple. C'est un pays qui, dans beaucoup de domaines, crée des produits, qui met au point des technologies entrant en concurrence avec les nôtres.

Le problème se pose de l'accès au marché chinois et il existe en la matière une certaine asymétrie. Le Gouvernement mène une diplomatie économique et commerciale en liaison avec l'Union européenne. Nous, nous avons choisi une approche beaucoup plus pragmatique, qu'illustre, comme vous l'avez rappelé, la signature d'un accord avec JD.com, plate-forme de commerce concurrente d'Alibaba. Dans le projet de guichet unique que nous développons avec les CCI et de plateformes numériques qui y seront associées, aux termes de l'accord que j'ai signé moi-même avec son président Richard Liu, nous allons pouvoir référencer sur ce site plusieurs centaines de PME françaises. Notre accord porte sur 2 milliards d'euros d'exportations sur deux ans. Ces PME pourront ainsi vendre vins et spiritueux, cosmétiques, produits de design, etc., autant de produits ayant une forte identité française pour le président de JD.com.

Si l'on arrive à avoir un discours politique aussi clair que celui qu'ont tenu le Président de la République et les ministres et si nous parvenons à nous engouffrer dans la brèche pour proposer des solutions concrètes, pour rééquilibrer nos échanges et permettre un accès plus important des produits français au marché chinois, nous aurons là une stratégie claire et concrète, même si tout ne changera pas en trois jours.

Le Brexit se rapproche à grande vitesse. Nous notons, à travers les actions que nous menons en faveur des entreprises étrangères du secteur financier - mais pas seulement elles - installées en Grande-Bretagne un intérêt croissant pour une relocalisation de tout ou partie de leurs activités sur le continent européen. Beaucoup sont passées de la phase de surprise, de réflexion, à la phase d'action et il est fort probable que, au cours de l'année 2018, énormément de décisions de relocalisation en Europe soient prises - certaines sont déjà intervenues dans le domaine financier.

Aidés de Christian Noyer, ancien gouverneur de la Banque de France, et de Ross McInnes, qui était mon partenaire en Australie et qui se consacre aux entreprises industrielles, nous essayons de convaincre ces entreprises de choisir plutôt la France que l'Allemagne. L'attractivité relative de la France est actuellement à son pinacle pour des raisons évidentes : le Brexit, donc, mais aussi la situation en Allemagne, qui n'est pas encore totalement décantée, les situations en Espagne et en Italie, où se dérouleront des élections dans quelques semaines. Nous avons donc devant nous un boulevard, à charge pour nous de transformer l'essai.

La semaine prochaine, le Président de la République réunira à Versailles, avant Davos, de grands investisseurs étrangers et le succès de cette manifestation inédite - jamais rien de tel n'a jamais été organisé - démontre que tous ces investisseurs regardent vers la France, sont à la fois très heureux de ce qui s'y passe et très désireux de rattraper le retard enregistré ces dernières années, puisque, à tort ou à raison, l'image de notre pays était un peu plus complexe. Nous avons là - et la diplomatie parlementaire y contribue aussi - une occasion fantastique de modifier significativement l'orientation des courbes et de remettre la France dans le vent. Il est essentiel pour le rétablissement de notre économie, en nous appuyant sur les réformes qui ont été conduites ces dernières années, que nous profitions, plus que dans le passé, de cette situation pour gagner davantage à l'international.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le directeur général, de cette présentation très claire et très dynamique et de votre mobilisation en faveur des exportations de nos PME. Ce que vous avez dit au sujet la mobilisation des territoires sonne doucement à nos oreilles dans cette enceinte, car nous connaissons les richesses de nos régions.

De même, il faut mettre un terme, en effet, à ces concurrences qui, trop souvent dans le passé, ont paralysé l'action des chefs d'entreprise, pour lesquels le temps est compté. Je l'ai constaté en accompagnant le Président de la République en Chine : un chef d'entreprise qui passe quatre jours dans ce pays, cela représente un coût et du temps.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Monsieur le directeur général, je partage les propos du président Cambon sur le rôle que vous avez joué en amont du contrat du siècle conclu par DCNS et je salue l'image que vous avez donnée des ambassadeurs et l'approfondissement de leur rôle dans la diplomatie économique. C'est la raison pour laquelle je pense que vous êtes la bonne personne au bon endroit. Il apparaît comme une évidence que vous ayez été nommé directeur général de Business France.

Je veux saluer une publication récente de France-Diplomatie, à laquelle vous avez participé, qui tord le cou un certain nombre d'idées reçues totalement néfastes, chiffres à l'appui : la France serait en perte de vitesse, ne serait pas ouverte à la mondialisation, le mot entrepreneur ne serait pas français, et j'en passe.

Cela rejoint les propos que vous avez tenus pour souligner que les clignotants étaient au vert. S'ils sont au vert, ce n'est pas un don du ciel, c'est parce que des décisions ont été prises antérieurement par le gouvernement précédent et par d'autres aussi - c'est la continuité de l'État.

Considérez-vous que la décision prise par Laurent Fabius de regrouper un certain nombre d'opérateurs, en l'occurrence Ubifrance et l'Agence française pour les investissements internationaux, a contribué à ces évolutions ? Quel est l'aspect positif de ces regroupements ? Faut-il aller plus loin avec la BPI ? Avec mon collègue Jean-Pierre Vial, nous travaillons sur un autre sujet, qui contribue à l'image de la France, la poursuite des fusions autour d'Expertise France, au-delà des six opérateurs. Faut-il aller plus loin pour plus de lisibilité de l'équipe France à l'étranger ?

M. Richard Yung. - Nous avons travaillé à la préparation du projet de loi « Pacte » sur les entreprises, qui sera présenté par Bruno Le Maire, dont l'un des volets concerne le développement des PME à l'export. Pour une fois, nous avons pu travailler en coordination, nous nous sommes vus, vous nous avez donné la primeur de votre rapport et nous avons repris, pour ce qui est de la structure et de l'architecture, vos propositions, en particulier celle du guichet unique régional.

Je soutiens votre démarche d'accompagnement des PME. J'ai été frappé de constater qu'en Italie les chambres de commerce font exactement ce que vous avez décrit : ainsi, 300 à 400 conseillers élaborent avec les entreprises une stratégie et les préparent. C'est plus efficace que de passer trois jours au salon du prêt-à-porter à Shanghai.

La priorité que vous voulez accorder au territoire français et à la restructuration des actions à l'étranger implique sans doute un redéploiement de votre personnel et de vos structures. Comment abordez-vous cet aspect-là des choses ?

M. Olivier Cadic. - Je m'associe évidemment au concert de louanges eu égard à ce qui s'est passé en Australie, où j'étais encore récemment.

Je serai sur une ligne un peu différente. Les ministres chargés du commerce extérieur qui se sont succédé ont tous rivalisé d'ambition en baptisant leurs programmes du nom de Cap export, Force 5, Équipe de France de l'export, So French So Good, Diplomatie économique. Maintenant, il est question de Team France.

Chaque fois, derrière ces mots pompeux, toujours des bouquets de mesures fanées d'aide à l'export en faveur des PME. On en voit les résultats aujourd'hui.

Cela fait trois ans qu'a été créé Business France et voyons un peu les résultats : en 2016, on a enregistré un déficit commercial de 48,1 milliards d'euros ; en 2017, on nous promettait un déficit de 20 milliards, et nous en sommes à plus de 60 milliards d'euros ; pour 2019-2020, nous ne disposons d'aucune prévision.

Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre la corrélation entre les actions qu'on mène et les résultats, absents. Quelle est la corrélation entre le programme que vous présentez et l'impact sur notre balance commerciale ?

J'observe que nous sommes passés en deuxième position, derrière l'Espagne, dans les exportations à destination du Maroc. Pourquoi ? Parce que Renault a installé une usine de fabrication de moteurs dans le sud de l'Espagne ! Notre balance commerciale est désormais déficitaire avec le Maroc. Pourquoi ? Parce que Renault a installé une usine à Tanger et réexporte vers la France 15 % de sa production.

Quel est le premier exportateur de véhicules produits en France vers l'Italie ? Toyota ! Qui aide-t-on ? Il faut avoir une compréhension de l'action ambitieuse que vous présentez et voir en quoi elle aura un impact sur notre commerce extérieur.

Vous voulez aider les PME à exporter et vous dites qu'entre un quart et un tiers de celles qui exportent ne réexportent pas l'année suivante. Or le problème ce n'est pas qu'elles arrêtent d'exporter, c'est qu'elles exportent depuis l'étranger. Vous les aidez à partir à l'étranger et une fois qu'elles y sont, elles commerceront depuis l'extérieur de la France, ce qui n'aura aucun impact notre balance commerciale.

M. Jean-Pierre Vial. - Ma question prolonge celle de notre collègue Perol-Dumont, sur l'aide au développement.

Monsieur le directeur général, vous avez évoqué les moyens, la culture, vous avez parlé d'écosystème, ce à quoi je suis assez sensible. Pour prendre l'exemple de l'aide au développement, il existe différentes structures - la situation d'Expertise France a été évoquée. À cet égard, quand on parle de culture et d'écosystème, on prend souvent les Allemands en référence, en disant d'eux qu'ils chassent en meute.

En matière d'aide au développement, ils savent poser les bases, sur le terrain, à travers la création de normes techniques bénéfiques pour leurs entreprises. Ne pourrait-on pas casser ce mythe que l'on entretient autour de l'aide au développement, et qui consiste à considérer que celle-ci doit être déconnectée de l'économie de notre pays ?

M. Jean-Paul Émorine. - Monsieur le président, j'ai été sensible à votre évocation du rapport que j'ai commis sur les PME à l'export. Ces PME représentent 99 % de nos exportateurs, mais seulement 15 % du montant des exportations - 94 milliards d'euros sur un total de plus de 600 milliards d'euros, selon les chiffres qui m'ont été donnés à l'époque. Cela illustre bien la faiblesse de nos PME.

Vous avez souligné, en détaillant votre révolution copernicienne, que l'Allemagne comptait 200 000 entreprises exportatrices contre 125 000 pour la France. Relevons que l'Allemagne est en excédent quand la France est en déficit.

Votre approche vis-à-vis des régions et des CCI me convient tout à fait, je l'avais fait valoir dans mon rapport. Mais vous avez peu parlé du rôle de Bpifrance, qui, étant structurée au niveau régional, peut vraisemblablement aider nos PME.

À l'époque, je proposais d'en revenir à ce que nous avions fait par le passé dans les régions : une approche par filières. Ce qui a très bien marché dans le passé, ce sont les pôles de compétitivité et les pôles d'excellence. Pour ma part, j'ai participé au comité de sélection au niveau national. En Bourgogne, il existe un pôle nucléaire de 140 entreprises qui ne se connaissaient pas. Ne devons-nous pas nous engager dans cette approche ?

Pour faire écho à ce qu'a dit le président Cambon sur les copeaux que nous envoyons en Chine, il faut savoir que ce sont les chênes de Bourgogne qui partent pour la Chine ; la valeur ajoutée se fait en Chine au lieu qu'elle se fasse en France.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Monsieur le directeur général, bravo pour votre pragmatisme, nous en avons bien besoin.

Cette révolution nécessaire dont vous avez parlé est en marche depuis quelques années. Elle prend du temps parce que chacun des acteurs défend son pré carré, lesquels sont tous en concurrence, malheureusement. La mise en place de la diplomatie économique comportait deux volets : d'une part, créer cet esprit d'équipe ; d'autre part, confier enfin aux ambassadeurs la mission de devenir localement le patron de toutes nos activités économiques. Certains de vos anciens collègues me disaient que cela représentait 80 % de leur temps, selon les pays. Nous souffrons de l'absence d'un objectif unique et simple qui s'appliquerait à tous et d'un acteur unique qui pourrait décliner cet objectif.

Aujourd'hui, vous êtes l'un de ces acteurs. Ne pensez-vous pas que nous avons besoin de continuer à faire travailler ensemble les CCI et les conseillers du commerce extérieur de la France, qui font un travail remarquable, mais qui demeurent malheureusement un petit satellite parmi tous ceux qui agissent localement, qui font remonter à Paris un certain nombre d'informations intéressantes sur ce qui peut être décliné localement. N'avons-nous pas vocation à continuer ces fusions et ces regroupements ?

M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur le directeur général, j'ai apprécié votre présentation de la stratégie d'internationalisation de Business France. Tout ne se fera pas en un jour, même s'il existe une volonté forte et pragmatique. Si la France n'est pas un pays traditionnellement exportateur, il existe à cela plusieurs raisons, non pas seulement économiques : il y a des raisons de formation et même des raisons culturelles.

Ce que vous proposez, à savoir l'action conjointe de Business France, des chambres de commerce et d'industrie et des régions, m'apparaît particulièrement pertinent.

En même temps, beaucoup de collectivités territoriales - des communes, des intercommunalités, des départements - prennent des initiatives. Comment allez-vous fédérer toutes ces actions et inciter nos régions à pousser les autres collectivités territoriales à se regrouper ou tout au moins à les informer des démarches qu'elles entreprennent ? Bref, « chasser en meute ».

Deuxièmement, nous souffrons du fait qu'il est difficile pour une PME de passer à une entreprise de taille intermédiaire. Si nos PME sont moins exportatrices, c'est peut-être aussi parce que leur taille est insuffisante. Pouvez-vous travailler au côté de Bpifrance pour engager des initiatives visant à permettre à des entreprises de passer à une taille supérieure, intermédiaire.

M. Michel Boutant. - La question du volontariat international en entreprise n'a pas été abordée. Quel regard Team France porte-t-elle sur ces volontaires ? En 2016, 9 200 contrats ont été signés : quelles évolutions vont-ils connaître ? Jouent-ils un rôle essentiel ou secondaire dans votre défi de réduire notre déficit commercial - voire de passer à une situation d'excédent ? Comment verriez-vous le partenariat fonctionner entre les acteurs que vous avez cités - les CCI, les régions, les entreprises - et les volontaires eux-mêmes ?

M. Robert del Picchia. - Monsieur le directeur général, bravo pour la coopération entre les CCIFE et nos institutions à l'étranger. Jusqu'à maintenant, non seulement elles ne coopéraient pas, mais encore elles s'affrontaient parfois brutalement.

Je suis d'accord avec ce qu'a dit Olivier Cadic, mais je ferai remarquer que si Renault s'installe à l'étranger et importe donc chez nous des voitures produites à l'étranger, il exporte dans beaucoup de pays. Ainsi, l'usine Renault de Bursa produit 1 million de véhicules chaque année.

Dernier point, vous n'avez pas parlé des investissements de sociétés étrangères en France à visée exportatrice. Ainsi, j'ai amené six ou sept entreprises à investir en France, qui exportent depuis notre pays. Par exemple, une grosse entreprise de chimie qui a cinq ou six usines en France exporte 74 % de sa production vers l'Europe et vers des pays extraeuropéens.

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur le directeur général, où en êtes-vous en Iran ? En attendant que Trump prenne sa décision sur le nucléaire et les missiles, il a interdit à toutes les banques américaines - et fait pression dans ce sens sur les banques européennes les plus importantes - d'aider aux investissements des grandes entreprises dans ce pays. Total et Renault peuvent s'en passer, mais cela pousse vers vous toutes les autres entreprises, que ce soit pour les investissements ou pour les accords commerciaux.

Ce que vous allez voir demain en Normandie est amusant : le formidable contrat arraché par Hervé Morin porte sur 17 000 puis 20 000 vaches, mais seules les 600 premières d'entre elles sont assurées de partir pour l'Iran en juin.

M. René Danesi. - Monsieur le directeur général, jusqu'à mon entrée au Sénat, j'ai travaillé pendant 40 ans à l'agence de développement économique du Haut-Rhin, département riverain immédiat de l'Allemagne. J'ai donc pu faire des comparaisons, d'autant plus que notre département comptait de nombreuses implantations d'entreprises allemandes qui exportaient ensuite pour le compte de la France.

Je partage votre analyse sur la faible efficacité de notre dispositif de stimulation des exportations ; il fallait donc l'améliorer. Je soutiens totalement votre nouvelle stratégie d'équipe France territorialisée. Si cette restructuration me paraît une condition nécessaire, je ne suis pas convaincu qu'elle soit suffisante : en effet, le meilleur entraîneur d'une équipe de football n'a aucune chance de gagner le Championnat de France avec une équipe de troisième division !

La comparaison avec l'Allemagne me paraît intéressante. La capacité d'exportation de ce pays n'est pas du tout innée, elle a été construite. En effet, ce pays s'appuie principalement sur trois leviers pour ses exportations. Premièrement, son tissu économique est radicalement différent de celui de la France : la force de l'économie allemande, c'est le grand nombre d'entreprises familiales de 500, 1 000 ou 5 000 salariés, alors qu'en France, depuis 50 ans, tout a été fait pour favoriser les grands groupes au détriment des entreprises de taille intermédiaire - j'ai fait un jour dresser la structure des entreprises dans le département du Haut-Rhin et j'ai été effaré de constater le faible nombre d'entreprises familiales de plus de 50 salariés, qui ont presque toutes disparu, évolution flagrante depuis les années 50. Deuxièmement, la structure bancaire allemande est régionalisée, ce qui permet aux entreprises de prendre appui sur une banque régionalisée ; en France, on ne compte plus de banques régionales - en Alsace, le Crédit industriel d'Alsace et de Lorraine a été absorbé par une banque nationale. Troisièmement, sur le plan culturel, dans une entreprise allemande, le commercial est beaucoup mieux considéré que l'ingénieur, fût-il polytechnicien.

M. Ronan Le Gleut. - Monsieur le directeur général, je salue et soutiens votre travail : la notion de guichet unique est défendue notamment depuis très longtemps par l'Assemblée des Français de l'étranger et l'idée d'un interlocuteur unique à l'étranger pour éviter les effets de concurrence contre-productifs des acteurs va dans le bon sens.

Avez-vous prévu une phase d'expérimentation, notamment dans votre projet de concéder des activités de Business France aux chambres de commerce à l'étranger ? Y aura-t-il des pays tests ? Si oui, lesquels ? Peut-on parler d'une délégation de service public ?

Enfin une des clés de la réussite à l'export, c'est la maîtrise de l'anglais et la maîtrise des langues étrangères en règle générale. Si, dans nos PME, personne n'est capable de suivre les dossiers en anglais ou dans une autre langue étrangère, comment exporter ?

M. François Patriat. - Monsieur le directeur, je salue votre objectif de rendre plus lisible le dispositif public d'accompagnement à l'export. Beaucoup de PME et d'ETI me disent que les normes - en fait des mesures d'autoprotection - sont souvent pour elles un frein à l'exportation contre lequel elles ont du mal à lutter.

Dans votre préambule, vous mentionnez la redéfinition au niveau de l'État de la doctrine en matière d'investissements directs étrangers, les IDE, par le biais d'une charte destinée tant aux collectivités territoriales qu'aux services déconcentrés de l'État. Cette charte viserait à accélérer les procédures d'autorisation administrative et à favoriser et accompagner les réinvestissements. Or, lundi, j'étais aux voeux du ministre de l'économie et des finances, lequel a affirmé sa volonté de renforcer le décret Montebourg relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable et à l'élargir aux données numériques et à l'intelligence artificielle. Au niveau européen, le ministre, conjointement avec l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, a demandé à la Commission européenne un règlement sur les investissements étrangers en Europe. Aussi, vous serait-il possible de nous indiquer comment vous comptez concilier l'orientation du Gouvernement vers un contrôle accru de certains IDE et la charte de simplification que vous proposez ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je m'associe au concert de louanges : je pense que vous étiez le meilleur choix et connaissant depuis très longtemps votre travail, je ne peux que me réjouir de vos nouvelles responsabilités.

Je ferai un reproche minime : on a trop longtemps sous-estimé la francophonie en tant que levier possible de développement. Je partage la nécessité d'apprendre non seulement l'anglais, mais aussi d'autres langues. Si l'on parle allemand, on réussira d'autant plus facilement à exporter vers l'Allemagne. Mais peut-être pourrait-on parler, plutôt que d'une « team export », d'une « équipe export ». Notre langue plaît de plus en plus et nous devons nous battre pour elle.

Nous avons besoin de donner envie à ces entreprises d'exporter. Je donnerai l'exemple d'un ambassadeur de France qui s'était énormément investi dans un appel d'offres. La France l'a remporté, ce dont l'a prévenu un dirigeant au plus haut niveau de l'État. Lorsque, tout heureux, il a prévenu l'entreprise concernée, celle-ci lui a répondu que finalement elle n'avait pas le temps d'y donner suite.

Je puis vous dire que le pays étranger qui, du coup, a remporté cet appel d'offres s'en est servi remarquablement et a très bien réussi.

M. Raymond Vall. - Les précédentes générations de fonds LEADER comportaient un volet coopération que j'ai utilisé localement pour faciliter les relations avec des pays de la bordure méditerranéenne. Ces fonds n'existent plus ou sont utilisés ailleurs. Il serait très intéressant de permettre aux collectivités territoriales de renouer avec ces fonds de coopération décentralisée, alors même que les fonds LEADER sont maintenant gérés par les régions.

M. Christophe Lecourtier. - L'intérêt de votre commission pour ces questions de l'export et ce soutien du Parlement me conforte.

M. Cadic a très justement souligné qu'on a compté ces derniers temps pas mal d'équipes de France. Pour filer la métaphore ferroviaire, mon projet n'est pas tant, comme on a cherché à le faire dans le passé, d'accrocher des wagons de différentes couleurs les uns aux autres que de constituer un train unique sans séparation entre les wagons, à l'instar de certaines lignes du métro parisien. Jusqu'à présent, l'État - et j'ai pu avoir ma responsabilité dans le passé à cet égard - a cherché à être en quelque sorte l'arbitre des élégances en assignant à chacun un rôle. Là, c'est très différent puisque, à chaque étape du guichet unique, en France ou à l'étranger, nos équipes seront mélangées au sein de structures uniques. Dans les guichets uniques des CCI au contact des entreprises dans les territoires, nos équipes travailleront dans les mêmes bureaux et feront le même travail, chacun apportant sa contribution. À l'étranger, le guichet unique qui recevra les entreprises sera composé tantôt d'agents de Business France tantôt d'agents de la chambre de commerce.

Ce système sera éminemment coopératif et l'objectif de mobiliser plus d'entreprises sera partagé, tout comme les résultats.

Cette solidarité des objectifs paraît donc essentielle, plutôt que de regarder dans l'assiette du voisin. En vertu de notre caractère gaulois, chaque tribu pense qu'elle est plus légitime que l'autre. Là, nous serons tous sur le même banc et tout le monde devra ramer dans le même sens pour faire avancer le navire.

J'ai été frappé par la bonne volonté que j'ai constatée parmi les têtes de réseau des CCI, des CCI de l'étranger et des régions pour véritablement changer la donne. C'est pourquoi je me suis permis de parler de révolution copernicienne.

Beaucoup d'entre vous m'ont interrogé sur Bpifrance. Pour que nos entreprises se développent à l'étranger dans l'environnement de confiance que j'ai décrit, infiniment plus favorable, objectivement et psychologiquement, il faut aussi, outre le guichet unique, du carburant. Un dispositif d'accompagnement sans carburant serait comme une carriole sans chevaux.

S'agissant des formations et des langues, le Premier ministre fera une présentation le 9 février qui portera sur ces trois questions : l'accompagnement, le financement et la formation.

Monsieur Poniatowski, grâce à Bpifrance, on a trouvé une solution pour accompagner financièrement des entreprises françaises et se substituer aux banques, qui ont très peur de se faire coincer aux États-Unis au cas où elles financeraient des opérations de commerce extérieur en Iran. Bpifrance a un avantage, c'est qu'elle n'exerce aucune activité aux États-Unis. Le Gouvernement la confortera donc dans ce rôle. Vous savez d'ailleurs qu'elle a récupéré l'année dernière les activités publiques de la Coface. Elle s'organise avec notre aide pour diffuser ses produits - assurance prospection et assurance crédit.

Ce qui m'a frappé à mon retour chez Business France, c'est de voir toutes les équipes préparant des salons et des missions entreprises en Iran, dans tous les domaines. La France détient là-bas des parts de marché très flatteuses, pas seulement dans le secteur automobile, et les Iraniens voient dans notre pays un partenaire majeur dans leur rétablissement économique et dans leur possibilité d'accéder à des produits et à des services dont ils ont été privés pendant une vingtaine d'années.

Les financements de Bpifrance permettront d'accompagner ce mouvement, en espérant que l'Iran ne connaîtra pas de nouveaux soubresauts, ce qui reste une question ouverte.

M. Yung a évoqué le cas de l'Italie, qui est un très bon exemple. Pour ma part j'essaye précisément d'appliquer la stratégie italienne de la macchia d'olio, la tache d'huile. Vous le disiez très justement, madame Perol-Dumont, M. Fabius a le premier donné un coup de pied dans la fourmilière pour mettre fin à ces petites baronnies, y compris au sein du secteur public. C'est pourquoi il a fusionné Ubifrance et l'AFII, l'Agence française pour les investissements internationaux. Cela nous a donné une légitimité : nous avons fait le boulot dans la partie publique pour, telle une tache d'huile, nous incorporer aux autres acteurs, les CCI et les CCI de l'étranger, afin de donner naissance à une sorte de galaxie organisée. Là est notre projet. L'essentiel pour moi est de ne surtout pas prétendre la gouverner. En tant qu'opérateur de l'État, nous ne devons pas prétendre être au sommet de la pyramide. Comme le disait Pascal, le centre est partout et la circonférence nulle part.

Business France, en lien avec les CCI en France, s'efforcera d'être un pont en matière de financement avec Bpifrance. Une cinquantaine de nos collaborateurs travaillent étroitement dans les délégations régionales de Business France sur ce travail de conseil à destination d'un petit nombre d'entreprises. Il faut aller plus loin dans ce rôle de conseil des PME, dans ce rôle de référent, en les aidant à se poser toutes les questions relatives à l'export. Nous les mettrons également en contact avec Bpifrance lorsqu'elles auront besoin de financements. Il est essentiel, dans un domaine aussi complexe que l'export, d'être un trait d'union. Nous n'avons pas vocation à imposer « la » solution, car chaque acteur détient une partie de la vérité.

En matière d'exportation, les ressources humaines sont également très importantes. En France, on parle moins bien anglais que dans d'autres pays, même si la situation évolue un peu chez les jeunes. Nous faisons preuve de frilosité dès qu'il s'agit de nous projeter à l'international. À cet égard, les volontariats internationaux en entreprise, les VIE, sont une solution parmi d'autres. On en dénombre aujourd'hui 11 100, 70 000 depuis le début du dispositif. Une génération de jeunes Français a ainsi acquis une expérience internationale. À l'issue de leur VIE, 85 % de ces jeunes sont embauchés, les autres souhaitant mener une nouvelle aventure. Il est très important d'accroître le nombre de ces jeunes au cours des prochaines années et de les orienter vers des formations commerciales et vers les PME afin qu'ils puissent prendre le relais des chefs d'entreprise. Nous manquons d'une culture commerciale, contrairement à l'Allemagne. En France, le mythe de l'ingénieur perdure. Nombre de polytechniciens ont malheureusement cessé d'aller dans l'industrie et se sont tournés vers la finance.

Nous allons donc essayer d'oeuvrer à la fois à l'accompagnement, au financement et à la promotion des produits de Bpifrance en matière d'exportation, et à la formation.

Monsieur Yung, nous n'allons pas augmenter nos ressources humaines. Business France est sous contrainte financière. Nous avons accepté une baisse de l'ordre de 2 % de notre dotation par an. Nous ferons donc d'une contrainte une vertu : nous serons beaucoup moins présents à l'étranger et nous allons supprimer près de 15 % de nos postes. En conséquence, nous allons construire avec les chambres de commerce une relation qui leur permettra d'exercer une mission d'accompagnement à l'étranger dans les endroits où nous nous serons retirés. Des expérimentations seront menées dans un certain nombre de pays - à Singapour, en Russie, en Espagne, en Belgique, soit des pays importants pour les entreprises. Pour ma part, j'ai toute confiance dans la qualité des équipes des chambres de commerce à l'étranger. Il est important que le service reste le même en matière de découverte de marchés et de prospection. Nous allons travailler sur cette question.

Monsieur Vial, je relève de la part de l'AFD une volonté beaucoup plus forte que par le passé de prendre en compte l'offre française dans les réponses à ses appels d'offres. L'AFD est évidemment tenue de respecter les règles de l'OCDE, les financements ne devant pas être liés à un contenu français, mais elle est beaucoup plus sensible que par le passé au fait que des entreprises françaises sont capables de répondre à ses appels d'offres, ce qui n'a pas toujours été le cas.

Madame Conway-Mouret, Business France sera moins présente à l'étranger, sauf en Afrique, en particulier en Afrique francophone. J'ai proposé au Gouvernement que nous y renforcions notre présence, dans la logique du discours de Ouagadougou du Président de la République. L'Afrique est une source de création de richesses potentielles et les entreprises françaises jouissent d'avantages à la fois linguistiques et culturels. Nous pouvons en outre mobiliser de jeunes Français d'origine africaine dans le secteur commercial.

Monsieur Emorine, vous m'avez interrogé sur les CCI et les filières. Je suis convaincu que les conseillers que nous allons déployer dans les régions françaises doivent être organisés par filières, par spécialités. Une PME ne peut pas avoir affaire à un conseiller s'occupant à la fois d'exportation de vins, de logiciels et de roulements à billes : un tel couteau suisse en restera à un degré assez important de généralités. Une organisation par filières - l'industrie, les nouvelles technologies, l'agro-business, les biens de consommation - donne une légitimité face aux entreprises, car elle permet d'avoir une connaissance de ce qui se fait dans un domaine et suscite la confiance.

Cette réforme vise précisément à susciter la confiance. Je l'ai souvent dit aux Australiens lorsque j'étais en Australie, la France était devenue une société de défiance. Quand tout le monde se méfie de tout le monde, non seulement on ne coopère pas, mais on crée de la concurrence, on propage des préjugés. L'Australie est, au contraire, une société de confiance, et cela fait une différence, le moral étant, on le sait, un moteur, positif ou négatif.

Aujourd'hui, compte tenu de la situation que j'ai décrite, de l'action du chef de l'État et du Gouvernement, nous sommes en train de changer psychologiquement, comme en témoigne le récent sondage sur la confiance des Français dans la démocratie : 56 % d'entre eux estiment qu'elle fonctionne bien dans notre pays, contre 30 % il y a un an ou deux, soit une hausse de 26 points.

Notre pari est donc de créer de la confiance, de démontrer que des organisations publiques sont capables d'offrir des solutions efficaces aux entreprises, un dispositif radicalement différent, afin de leur permettre de s'organiser de la manière la plus simple, la plus efficace et la plus économique possible. Nous ne gagnerons pas ce pari en un jour, mais j'espère avoir l'occasion de venir vous présenter dans quelques mois les premiers résultats de cette réforme. Il s'agit de cumuler de petites victoires, lesquelles feront une grande et belle réforme au service de notre économie et de nos PME.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le directeur général, pour cette audition passionnante, qui vous aura permis de mesurer l'intérêt que nous portons à votre projet. Pour notre part, nous avons confiance dans votre réussite, car votre expérience passée parle pour vous. Vous nous ferez bien évidemment l'amitié de revenir faire un premier bilan de cette réforme dans quelques mois. Merci enfin d'associer les territoires. L'exportation des PME ne doit pas être une affaire exclusivement parisienne.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Situation en Birmanie - Audition de M. Thierry Mathou, directeur d'Asie et Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères

M. Christian Cambon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Thierry Mathou, directeur d'Asie et Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, à propos de la situation en Birmanie. Monsieur le directeur, merci de vous être rendu disponible.

Depuis le 25 août dernier, la Birmanie est sous le feu des critiques internationales en raison de l'exode des Rohingyas, suite à un véritable « nettoyage ethnique », expression utilisée par le Haut-Commissaire aux droits de l'homme, Filippo Grandi.

Sur une population d'environ un million de personnes, situées essentiellement dans l'Arakan, au Nord de la Birmanie, 615 000 Rohingyas au moins auraient déjà fui vers le Bangladesh. 300 000 d'entre eux demeurent par ailleurs déplacés dans l'Arakan, dont 130 000 dans des camps dédiés au centre de l'État. Médecins sans frontières a estimé que 6 700 Rohingyas avaient déjà été tués depuis le mois d'août.

La semaine dernière, l'armée a pour la première fois admis l'implication et la responsabilité de membres des forces de sécurité dans l'exécution de dix Rohingyas, dont les corps ont été retrouvés dans une fosse commune. Est-ce un tournant ? La dyarchie entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, mise en place par la junte qui a octroyé la transition démocratique en 2011, ne touche-t-elle pas là ses propres limites ?

Le gouvernement civil birman est en position difficile, on le sait. Il semble chercher des solutions à la crise alors que l'armée, dans le même temps, poursuit ses exactions. L'armée birmane peut-elle déstabiliser le pouvoir politique, ou l'affaiblir en vue des prochaines échéances électorales de 2020 ? Quelle peut être l'évolution du régime ?

L'isolement international semble rogner le peu d'autonomie de la Birmanie par rapport à la Chine. Cette crise va en effet tarir les perspectives d'investissements étrangers dans ce pays, déjà bien en retard en termes de développement.

Vous nous direz par ailleurs quelles seront les conséquences géostratégiques, dans un environnement régional marqué par la « diplomatie de la périphérie » chinoise.

Enfin, que peut faire notre diplomatie pour conforter le gouvernement d'Aung San Suu Kyi et l'inciter à parachever la transition démocratique, tout en exprimant notre fermeté vis-à-vis du nettoyage ethnique en cours ?

Je vous donne la parole pour une quinzaine de minutes.

M. Thierry Mathou, directeur d'Asie et Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Merci de m'avoir convié à cette audition pour parler d'une situation de crise majeure, sans précédent à l'échelle de la Birmanie, dans laquelle la diplomatie française s'est particulièrement impliquée et compte bien poursuivre son action.

En introduction, je souhaiterais évoquer quatre points.

Tout d'abord, qui sont les Rohingyas ? Je pense en effet qu'il est nécessaire de disposer d'éléments de contexte pour bien comprendre la nature de la crise.

En second lieu, je dirai quelques mots sur le déroulement de cette crise, sans précédent compte tenu de l'ampleur des chiffres que vous avez cités. Les derniers laissent penser que l'exode toucherait plus de 655 000 personnes.

En troisième lieu, j'aborderai la façon dont la France traite cette crise.

Enfin, je dresserai quelques perspectives au niveau national birman et, plus largement, dans le contexte géopolitique dans lequel se trouve la Birmanie.

Qui sont les Rohingyas ? Il n'est pas inutile de rappeler ici qu'il s'agit d'une population méconnue, aujourd'hui la plus importante des populations apatrides au monde. C'est une population musulmane sunnite, originaire du Bengale, dont l'implantation en Birmanie est aujourd'hui contestée, ce qui constitue le coeur de la discorde.

La plupart des historiens considèrent que les Rohingyas se seraient installés dans l'Arakan, royaume bouddhiste indépendant, entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle. L'accélération de l'immigration serait intervenue au moment de la période coloniale britannique, à compter de 1824.

Les Rohingyas considèrent que leur implantation est plus ancienne et qu'elle serait antérieure au VIIIe siècle, le terme de Rohingyas, dans la langue vernaculaire de cette population, signifiant « Arakan ». Les Arakanais, qui sont les héritiers d'un royaume bouddhiste multiséculaire, contestent l'identité de cette population et ont toujours considéré qu'ils constituaient des facteurs exogènes.

À ce stade, je crois utile de rappeler que cette vision d'un groupe exogène n'appartenant pas à la Birmanie est celle de la plupart des Birmans. La très grande majorité d'entre eux considèrent en effet que les Rohingyas ne sont pas des Birmans, n'ont pas vocation à vivre dans le pays, et que la solution consiste à les rejeter hors des frontières. De tout temps, les Rohingyas - en particulier dans la période contemporaine, notamment sous la junte,- ont été considérés comme des populations à part, persécutées au point que nous sommes arrivés à une situation de « quasi-apartheid ». Ces populations n'ont ni droits ni citoyenneté et ont dû faire face, dans la période contemporaine, à plusieurs vagues de persécutions. Ce que nous connaissons depuis août de l'année dernière n'est que l'expression la plus visible d'une série de crises intervenues au cours des années passées, en particulier en octobre 2012 et octobre 2016 - mais pas seulement -, les Rohingyas quittant alors le pays pour le Bangladesh.

Selon la carte démographique de cette diaspora, on observe qu'il existe entre 2 millions et 3 millions de Rohingyas dans le monde. Compte tenu de l'exode, la population la plus importante vit aujourd'hui au Bangladesh - un million de personnes, sûrement plus.

La seconde partie de la population se trouve en Arabie Saoudite - 550 000 personnes. Environ 250 000 Rohingyas se trouvent en Malaisie. On en compte également 50 000 au Pakistan, et à peu près autant en Inde.

Aujourd'hui, il resterait en Birmanie entre 200 000 et 300 000 Rohingyas, ce qui pourrait amener cette population à disparaître du pays.

La crise que nous vivons depuis août dernier prend de l'ampleur. Elle a démarré de manière anodine par l'attaque de postes de police par un groupe armé rohingya. C'est le facteur nouveau dans cette crise. Pour autant, celle-ci a donné lieu, de la part de l'armée birmane, à des réactions hors de proportion, engendrant un exode de 650 000 personnes et plus de 6 000 morts, des charniers, des exécutions ainsi que des viols massifs selon les rapports d'O.N.G.

La situation est extrêmement complexe. Pourquoi ? La Birmanie, ainsi que vous l'avez rappelé, est un pays en transition.

L'idée selon laquelle l'arrivée au pouvoir de Aung San Suu Kyi, en novembre 2015, a définitivement arrimé ce pays à la démocratie est une vue de l'esprit : en effet, les militaires détiennent une part importante du pouvoir. Ils conservent les trois ministères clés que sont l'armée, les frontières et l'intérieur. Ils détiennent 25 % des sièges au sein des assemblées, au niveau national comme au niveau territorial. Ils restent à ce titre les maîtres de la situation sécuritaire du pays et ne laissent au gouvernement en place, dirigé par Aung San Suu Kyi, qu'une faible marge de manoeuvre.

C'est si vrai que, sur ces questions, Aung San Suu Kyi, dès son arrivée au pouvoir, s'est efforcée de faire un certain nombre de choses, qui tenaient à la fois du symbole, de l'action et du concret.

Le symbole a consisté à désigner cette diaspora non par le terme de « Rohingyas », contesté par les Arakanais, ni par le terme de « Bengalis », que les Rohingyas refusent, se considérant comme des autochtones birmans musulmans de l'Arakan, mais par celui de « musulmans de l'Arakan ». Il s'agissait alors d'essayer de réconcilier les deux populations.

Aung Sans Suu Kyi a également souhaité lancer un programme de développement de l'Arakan, qui est aujourd'hui l'un des États les plus pauvres de Birmanie. Elle a poussé à la constitution d'une commission internationale présidée par l'ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, qui a remis un rapport extrêmement complet et exhaustif sur ce qu'il convient de faire pour régler la situation des Rohingyas et de l'Arakan au-delà de la crise actuelle.

Aung San Suu Kyi s'est exprimée en faveur de la mise en oeuvre de ce rapport. Les militaires ont exprimé une opinion contraire.

La France, face à cette crise, s'est fortement mobilisée. Le Président de la République est intervenu, vous vous en souvenez, devant l'Assemblée générale des Nations unies en septembre dernier de manière très claire, en utilisant le terme de « nettoyage ethnique ».

Si les Rohingyas sont dans la situation que je décris, les Arakanais eux-mêmes sont dans une situation extrêmement compliquée. Les Arakanais, je l'ai dit, sont les héritiers d'un royaume bouddhiste ancien, qui a été annexé par la Birmanie et par les Bamars, ethnie dominante de Birmanie, au XVIIIe siècle.

Avec l'arrivée des crises et l'implication de la communauté internationale et des ONG qui, très légitimement, se sont concentrées sur le sort des victimes rohingyas, les Arakanais ont développé une acrimonie croissante contre le gouvernement local, mais aussi vis-à-vis de la communauté internationale.

C'est une situation complexe, où le choc des communautés religieuses est important. Ainsi, la grande manifestation des Arakanais, qui fêtent chaque année l'anniversaire de leur annexion par les Birmans, a été interdite par la police birmane, qui a tiré sur la foule, faisant 7 morts et 13 blessés.

Pour en revenir à la France, le chef de l'État est intervenu publiquement de manière énergique. Des initiatives ont eu lieu au moment de la présidence du Conseil de sécurité en octobre, et une réunion du Conseil de sécurité a été organisée à huis clos, en présence de M. Kofi Annan. Elle a fait l'objet d'une déclaration de la présidence, en collaboration avec les Britanniques. La France a également joué un rôle clé en accompagnant une résolution initiée par les membres de l'Organisation de coopération islamique (OCI), dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations unies.

Nous nous sommes également largement mobilisés dans le cadre du Conseil des droits de l'homme à Genève. La France a également été très active au niveau européen. Nous avons été à la pointe de la mobilisation européenne. Notre positionnement sur la crise birmane et sur la façon dont elle est gérée est clair : nous avons fermement condamné les autorités militaires, au point que nous avons suspendu toute coopération avec elles.

Il était important de cesser cette coopération et d'amener nos partenaires européens à accepter le principe que nous pouvons envisager de nouvelles sanctions en fonction de l'évolution de la situation.

Dans le même temps, nous avons soutenu le gouvernement d'Aung San Suu Kyi pour l'encourager à mettre en oeuvre le rapport de la commission présenté par Kofi Annan.

La France a également été présente sur le front humanitaire. Nous avons, l'année dernière, débloqué 4,1 millions d'euros pour la Birmanie et le Bangladesh afin de venir en aide aux populations concernées. Une rallonge d'un million d'euros sera accordée au premier trimestre pour la même raison.

Quelles sont les perspectives ? Un certain nombre d'avancées incontestables ont eu lieu ces dernières semaines. Un accord a été signé entre le Bangladesh et la Birmanie, destiné à mettre en oeuvre le rapatriement des personnes concernées.

Les deux pays se sont engagés à réaliser ce processus de rapatriement sur deux ans et ont arrêté le chiffre de 300 rapatriements par jour, cinq fois par semaine. Un simple calcul montre qu'à ce rythme, il faudra dix ans pour rapatrier la population en question !

En second lieu, les Rohingyas n'ont visiblement aujourd'hui aucune envie de revenir en Birmanie, même si l'aide humanitaire a la possibilité de retourner dans la zone concernée, dans le nord de l'État d'Arakan... Cet accès est limité au programme alimentaire mondial (PAM) et à la Croix-Rouge internationale, mais tout montre que la situation sur place n'est pas stabilisée.

Les Rohingyas ne souhaitent pas revenir chez eux, les villages ayant été brûlés et rasés. D'ailleurs, dans le compromis qui s'est esquissé entre le Bangladesh et la Birmanie, il est question de construire des camps côté birman. Aujourd'hui, le plus grand camp de réfugiés au monde, situé dans la région de Cox's Bazar, compte 850 000 personnes. L'idée est de transporter ces personnes dans d'autres camps, de l'autre côté de la frontière. La question n'est d'ailleurs pas réglée sur le fond : sur quel statut pourront-ils compter, de quels droits et de quelles perspectives pourront-ils disposer ?

La situation est très compliquée. C'est un enjeu pour le Bangladesh, qui connaîtra des élections dans les années qui viennent. Dans la mesure où le mouvement des Rohingyas a tendance à se radicaliser, l'inquiétude est vive au Bangladesh quant à la tentation de certains éléments de cette population à instrumentaliser la crise et à interférer dans le jeu interne du Bangladesh.

Je vous ai décrit la situation en Birmanie sachant que, outre la crise très particulière que connaît l'Arakan, on assiste depuis quelques années à une montée du radicalisme bouddhiste qui n'est pas spécifique à la frange arakanaise, celle-ci aspirant probablement à créer, dans la perspective des élections de 2020, un parti bouddhiste nationaliste.

Le gouvernement dirigé par Aung San Suu Kyi est pour ainsi dire pris entre deux feux, d'une part une armée qui tient les rênes de la situation, et une population très majoritairement hostile aux Rohingyas, très facilement mobilisable par la tendance radicale qui, dans l'histoire de la Birmanie, a toujours été associée au nationalisme.

Les trois paramètres qui caractérisent la question birmane, définis par l'éphémère période de la démocratie dans ce pays, de 1948 à 1962, sont les mêmes.

Le premier concerne la question ethnique. La Birmanie compte 40 % de minorités ethniques, réparties sur les périphéries. Les Rohingyas n'en sont qu'un petit exemple. Vous avez entendu parler des Chins, des Karens, des Kachins, des Shans, autant de populations dont la situation est loin d'être stabilisée dans ce pays. Tant qu'une réponse globale ne sera pas apportée à leur statut - transformation de l'État, partage des ressources - la question birmane restera pendante. C'est l'objet du processus de paix en cours.

Le deuxième facteur réside dans la balkanisation de la scène politique. Aujourd'hui, il est faux de croire que la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d'Aung San Suu Kyi, qui a remporté haut la main les élections et qui contrôle la grande majorité des sièges qui ne sont pas attribués aux militaires, est toute puissante.

La troisième caractéristique de la question birmane réside dans le positionnement de l'armée qui pourrait chercher à tirer profit de la situation pour reprendre entièrement la main..

La crise des Rohingyas est donc une crise humanitaire, mais qui a aussi de multiples conséquences nationales, régionales et géopolitiques, avec des effets éventuels sur la transition démocratique.

M. Christian Cambon, président. - Merci de nous avoir fait profiter de votre expérience de diplomate et de chercheur car si vous avez été, ainsi que vous l'avez rappelé, ambassadeur en Birmanie, je rappelle que vous êtes l'un des chercheurs les plus expérimentés sur cette région, notamment le Bhoutan.

Merci de nous avoir indiqué une grille de lecture afin de comprendre ce qui se passe. Nous avions en effet d'Aung San Suu Kyi une image iconique. Elle attire actuellement beaucoup de critiques.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Merci beaucoup, monsieur le directeur, pour votre intervention remarquablement claire sur un sujet très complexe.

Je souligne le caractère exceptionnel de votre engagement en Birmanie pour l'accompagnement de la démocratisation et le soutien que vous avez apporté au nom de la France à Aung San Suu Kyi, qui a été déterminant.

Concernant la question des réfugiés, le secrétaire général de l'ONU a dit hier qu'il était extrêmement inquiet du fait que le HCR n'était lui-même pas du tout impliqué dans la surveillance du processus. Les ONG françaises ont-elles vraiment accès aux Rohingyas ?

Comment notre groupe interparlementaire d'amitié peut-il aider le processus de démocratisation ? Face à la fragilité d'Aung San Suu Kyi, nous avions incité les parlementaires birmans à créer un groupe d'amitié avec la France. Je ne sais ce qu'il en est aujourd'hui.

Enfin, on sait que l'ASEAN a une politique de non-intervention, mais essaye-t-elle aujourd'hui de jouer un rôle pour trouver une solution à cette crise ?

Mme Gisèle Jourda. - Ma question porte sur l'accord du 15 janvier passé entre le Bangladesh et la Birmanie concernant le retour des Rohingyas dans ce dernier pays.

Nous avions bien mesuré, avec mon collègue del Picchia, lors de notre visite à l'Union interparlementaire, qu'il s'agissait d'une résolution prégnante de l'ensemble des nations sur ce sujet.

Le Bangladesh fonde de grands espoirs sur cet accord. Comment accompagner ce dispositif, qui semble menacé, et lui donner du corps ?

S'agissant du contexte politique, quel est l'avenir des relations bilatérales entre la France et la Birmanie ? Nos engagements par le biais de l'AFD s'élèvent à 200 millions d'euros. Est-ce conditionné à la politique actuelle du gouvernement birman ? Pourrons-nous tenir ces engagements pour sortir la Birmanie de cette impasse ?

M. André Vallini. - Monsieur le directeur, les observateurs et les commentateurs ont estimé que le pape, lors de sa dernière visite en Birmanie, avait été très prudent s'agissant de la situation des Rohingyas. Partagez-vous cette opinion ? Comment l'expliquez-vous ?

M. Hugues Saury. - Monsieur le directeur, vous avez répondu par anticipation à différentes questions que je souhaitais poser.

Finalement, cet accord n'augure-il pas de nouvelles violences ?

Quels sont aujourd'hui les acteurs susceptibles de parvenir à améliorer la situation, tant d'un point de vue politique qu'humanitaire ?

Mme Christine Prunaud. - Monsieur le directeur, vous avez fait allusion au risque de « libanisation ». Pouvez-vous nous en dire plus ? Vous êtes par ailleurs sceptique s'agissant du retour des réfugiés - le mot est édulcoré. Je ne comprends pas la précipitation à parler d'un rapatriement des Rohingyas, alors que le conflit n'est absolument pas réglé. La France a employé les termes d' « épuration ethnique ». Certes, je pense qu'il faut organiser l'accueil des réfugiés au Bangladesh, mais d'où est venue cette proposition de rapatriement dans la situation actuelle ?

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur le directeur, qu'en est-il du reste ? On ne parle plus du pays ! C'est un pays qui existait dans le domaine agricole il y a un certain temps. La France y a notamment investi dans les domaines pétrolier et gazier. C'est une région splendide. J'y suis allé à trois reprises, notamment dans le cadre de deux missions concernant le domaine énergétique. Que fait-on pour aider ce pays ? Certes, la situation des Rohingyas pose un sérieux problème, mais on ne peut abandonner un peuple et un pays entier !

M. Thierry Mathou. - Le rôle des ONG est aujourd'hui très difficile. Elles sont perçues localement comme étant biaisées, et uniquement sur le terrain pour apporter de l'aide aux populations musulmanes. Elles ne sont donc pas acceptées par les Arakanais ni par le gouvernement.

Le travail de réappropriation, de réconciliation, d'explications est en cours, mais il est très compliqué.

Comment les parlementaires peuvent-ils apporter leur aide ? Je parle là sous le contrôle de notre ambassadeur : un groupe d'amitié Birmanie-France a été créé par la chambre basse juste avant la transition. Je ne sais pas s'il a été reconduit.

Tout échange avec les parlementaires est utile, notamment pour rappeler que la Birmanie ne doit pas être réduite à cette crise, aussi grave soit-elle. Nous avons le devoir d'accompagner ce pays dans la poursuite de sa transition démocratique et dans sa construction économique.

Les Nations unies jouent un rôle clé. Le problème vient du fait que la confiance a été rompue entre cette organisation et la Birmanie.

Or la seule façon de faire avancer la situation et de faire en sorte que cet accord ne soit pas un acte manqué est d'impliquer la communauté internationale - ce que les Birmans acceptent difficilement.

Il faut trouver la voie - et ce n'est pas simple - d'une réconciliation, d'une explication, en démontrant au gouvernement birman que les Nations unies ne sont pas là pour s'ingérer dans ses affaires, mais au contraire pour accompagner le mouvement en cours.

L'ASEAN a également un rôle à jouer. Pour l'instant, compte tenu de sa ligne, celle-ci ne s'ingère pas dans les affaires de la Birmanie. La garantie de la mise en oeuvre d'un accord avec le Bangladesh repose sur l'implication de la communauté internationale et des Nations unies. La voie est étroite. Le gouvernement birman a refusé l'entrée de la représentante spéciale des Nations unies pour les droits de l'homme.

Je pense que la France doit faire comprendre la nécessité du rôle que doit jouer la communauté internationale.

Notre implication en Birmanie, notre aide au développement et nos ambitions en matière économique ne sont absolument pas liées ni conditionnées à la situation actuelle. Je crois l'avoir dit : nous faisons une claire distinction - même si cela paraît parfois difficile -entre ce que font les militaires, les forces de l'ordre, à qui nous imputons clairement la responsabilité de la situation, et le gouvernement d'Aung San Suu Kyi, qui dispose d'une marge de manoeuvre extrêmement étroite.

Aung San Suu Kyi a effectivement longtemps été considérée - à tort - comme une icône : c'est avant tout une femme politique comme elle le rappelle régulièrement elle-même qui oeuvre pour son pays dans un contexte particulièrement difficile! Cette approche pragmatique est une voie médiane. Il n'y a pas aujourd'hui pour la Birmanie d'alternative à Aung San Suu Kyi. Qu'en est-il de la visite du pape ? Le pape était sur cette ligne. Il a en effet été, au Bangladesh, bien plus allant sur le sujet qu'en Birmanie. Un mot jugé excessif de la part du pape aurait été susceptible d'enflammer la situation, d'autant que la situation des chrétiens en général et des catholiques en particulier en Birmanie est loin d'être enviable.

Le pape avait programmé son voyage pastoral à la fois en Birmanie et au Bangladesh indépendamment de la situation des Rohingyas : il venait de nommer deux cardinaux dans les deux pays, mais la situation des chrétiens, qui constituent une toute petite minorité, est également extrêmement délicate.

L'accord n'inaugure-t-il pas de nouvelles crises ? Comme je l'ai indiqué, la précipitation dans laquelle les deux pays ont souhaité le conclure résulte de pressions nationales. Le Bangladesh ne veut et ne peut supporter une telle population sur une longue durée, compte tenu de son niveau de développement.

La pression est donc très forte pour rapatrier les Rohingyas, sans qu'il n'existe de plan pour la suite. Du côté birman, la pression internationale amène le pays à se diriger à contrecoeur vers cette solution.

J'entends votre remarque : pourquoi les rapatrier, quel est leur avenir ? La loi sur la nationalité de 1982 est toujours en vigueur. Les Rohingyas doivent prouver qu'ils sont présents dans le pays depuis 1823 au moins. Ils n'ont pas de papiers : que va-t-il se passer ? Il existe un grand point d'interrogation quant à la suite.

Que signifie le terme de « libanisation » que j'ai employé ? Outre la confrontation des communautés, qui risque malheureusement de se développer, vient se greffer une revendication ancienne, apparue dans les années 1950, sur la création d'une entité autonome rohingyas, ce dont la Birmanie ne veut bien sûr pas. C'est la raison pour laquelle la Birmanie nouvellement indépendante avait refusé de leur reconnaître un statut particulier.

Revendication territoriale, autonomie, voire indépendance, conflit entre le Bangladesh et la Birmanie autour de cette zone frontalière très instable et poreuse : il y a là tous les ferments d'une situation complexe qui en rappelle d'autres.

Qu'en est-il du reste ? Je vous confirme que, de notre point de vue, aussi grave que soit cette crise - et elle est dramatique - la Birmanie ne se résume pas à cela. J'ai vécu sur place durant près de cinq ans. Je partage avec vous la conviction que ce pays est un pays d'avenir. Nous sommes par exemple engagés dans le développement de Rangoun et dans l'aménagement de cette ville.

Notre marge de manoeuvre est cependant extrêmement étroite, dans un contexte qui nous amène à accompagner la transition démocratique, que nous souhaitons, et à supporter le développement économique. En 2015, on pensait à tort que la Birmanie était un nouvel Eldorado. Les opportunités y sont certes considérables, mais tant que les fondamentaux ne seront pas réglés, la question birmane sera toujours en devenir. La capacité de ce pays à se développer reste donc aujourd'hui posée.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cette communication passionnante, qui permet à chacun de mieux comprendre, dans une région un peu éloignée de nos centres d'intérêt, toute la problématique du sujet, notamment la dimension humanitaire, absolument tragique.

Les chiffres que vous évoquez sont épouvantables, mais il ne faut pas considérer ce pays uniquement à l'aune de ce problème.

Je pense que chacun aura apprécié votre parfaite connaissance de la Birmanie.

La réunion est close à 12 heures 50.

Jeudi 18 janvier 2018

- Présidence de MM. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et Jean-Pierre Sueur, vice-président de la commission des lois -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Julian King, commissaire européen pour l'Union de la sécurité

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Cette audition est organisée conjointement par la commission des affaires européennes, la commission des lois et la commission des affaires étrangères.

Nous vous remercions, monsieur le commissaire pour l'Union de la sécurité, d'avoir répondu à notre invitation. Nous vous connaissons depuis quelques années, car vous avez été ambassadeur du Royaume-Uni à Paris.

L'Europe fait face à l'émergence d'États-continents qui n'hésitent pas à recourir aux armes de la puissance pour parvenir à leurs fins. Elle doit donc s'assumer elle-même comme une puissance. À cette fin, elle doit en particulier exploiter sa plus-value pour assurer la sécurité intérieure et consolider sa réponse à la crise migratoire. C'est une des premières attentes des peuples européens. Il faut y répondre.

À la suite des attentats commis en France et dans d'autres pays européens, le Sénat a demandé une action européenne beaucoup plus résolue dans la lutte contre le terrorisme. L'alimentation, l'utilisation et l'interopérabilité des bases de données européennes constituent en particulier un enjeu crucial. Si les récentes initiatives de la Commission vont dans le bon sens, elles devraient, à notre sens, être complétées par la création d'un cadre juridique sur le chiffrement permettant de lutter plus efficacement contre l'utilisation d'internet à des fins terroristes. Quelle est votre évaluation de la situation actuelle ? Quelles améliorations peut-on espérer ?

Nous avons par ailleurs plaidé avec insistance pour l'adoption du PNR européen, pour Passenger Name Record, qui a pris un temps excessif. Mais son efficacité ne pourra être assurée que si les États membres se dotent parallèlement d'un PNR national. Où en est-on dans ce domaine ? La lutte contre la radicalisation est un autre enjeu essentiel. Quels enseignements peut-on tirer des initiatives de l'Union ?

Nous voulons aussi une coopération policière efficace et un renforcement du rôle d'Europol. Quel bilan tirez-vous de l'activité de cette agence ? Que peut-on attendre de sa récente réforme ?

Nous avons bien noté que la Commission présentera au troisième trimestre 2018 une communication sur l'élargissement des compétences du nouveau parquet européen au terrorisme. Que pouvez-vous nous en dire ?

La sécurité intérieure dépend aussi de la sécurité des frontières extérieures de l'Union. Quelle est votre appréciation sur les évolutions dans ce domaine ?

Enfin, nous devons prendre en compte les effets du Brexit. Quelle est votre évaluation concernant la sécurité ? Il faudra nécessairement maintenir une coopération étroite qui réponde à un intérêt commun. Quelle forme prendra-t-elle selon vous après la période de transition ?

M. Jean-Pierre Sueur, vice-président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. - Je tiens tout d'abord à vous présenter les excuses de Philippe Bas, président de la commission des lois, qui est malheureusement retenu ailleurs.

La commission des lois est, elle aussi, honorée de vous accueillir aujourd'hui, monsieur le commissaire, eu égard à votre parcours et compte tenu des sujets cruciaux dont vous avez la charge.

La commission des lois a beaucoup oeuvré sur les questions de lutte contre le terrorisme. Huit lois ont été examinées par le Sénat depuis 2012 et étudiées par notre commission.

Le président Bas a par ailleurs présenté une proposition de loi en février 2016 qui a été largement reprise dans la loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement.

Dans le prolongement de ce qu'a dit le président Bizet, je souhaite vous interroger sur trois points.

Ma première question porte sur la guerre du cryptage. Les membres de Daech ont eu une longueur d'avance dans ce domaine pour organiser les opérations terroristes qui nous ont durement frappés. À cet égard, tout ce qui permettra à l'Europe de travailler de manière cohérente pour gagner cette guerre sera très important. Quelles sont vos initiatives en la matière ?

Ma deuxième question porte sur le PNR. Comme vous, nous nous sommes beaucoup battus pour son adoption. Nous nous interrogeons sur la transposition de la directive européenne dans les différents États membres et sur son application effective, laquelle est cruciale et urgente.

Par ailleurs, nous nous sommes aperçus que le renforcement des contrôles dans le secteur aérien conduisait un certain nombre de personnes à utiliser les voies maritimes pour les contourner. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait étendre le PNR aux liaisons maritimes ?

Ma troisième question porte sur la directive NIS, pour Network and Information Security, laquelle vise à relever le niveau de cybersécurité pour certains opérateurs économiques considérés comme essentiels, ainsi que pour les fournisseurs de services numériques. Lors de ses travaux, la commission des lois s'est inquiétée du risque de fuite à l'étranger de certains fournisseurs désireux d'échapper à ces nouvelles obligations. Comment la Commission européenne envisage-t-elle de répondre à ce risque ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le commissaire, au nom de la commission des affaires étrangères, je vous souhaite la bienvenue. Nous avons plaisir à vous retrouver. J'ai souvenir des dialogues passionnants et chaleureux que nous avons eus lorsque vous étiez ambassadeur du Royaume-Uni en France.

Mes collègues ont évoqué l'essentiel de nos interrogations. Le président Bizet a rappelé combien les enjeux de l'Europe de la sécurité sont essentiels. Nos concitoyens comprennent mal que l'Europe ne soit pas toujours au rendez-vous dans ce domaine.

La situation internationale a bien évidemment des répercussions à l'intérieur des frontières de l'Union européenne. Les trois sujets de préoccupation de la commission des affaires étrangères recoupent très largement ceux qui viennent d'être évoqués. Ils correspondent à trois facteurs de porosité de nos frontières, en raison de situations instables.

Daech ayant progressivement perdu l'essentiel de son assise territoriale en Irak et en Syrie, notamment depuis les chutes de Mossoul et de Raqqa, le risque est grand d'assister à un redéploiement de ses combattants. Il est donc plus que jamais nécessaire de mobiliser tous les leviers de coopération entre les États membres et de mettre en oeuvre le fichier de données des passagers, le PNR. Nos trois commissions souhaitent que sa mise en place ne tarde plus.

Le risque est également grand d'une instabilité accrue dans l'ensemble de la Méditerranée. La fin des combats risque d'entraîner une grande instabilité dans l'ensemble de la Méditerranée. La commission examinera prochainement l'avenir de la Libye, qui nous inquiète tous.

En matière de migrations, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie de 2016 semble avoir permis de stabiliser les flux, mais ne faudra-t-il pas, à l'avenir, coopérer plus activement avec l'ensemble des pays du bassin méditerranéen pour trouver des solutions plus efficaces ?

La cybersécurité est aussi un enjeu majeur de coopération pour lutter contre les cyberattaques internationales, la propagande violente et le risque d'embrigadement. Il s'agit aussi, comme l'a évoqué le Président de la République, de lutter contre la désinformation, les fake news, orchestrées par des groupes, voire des États, dans le but de manipuler l'opinion. Quel est votre sentiment à ce sujet ? Quels moyens peut-on mettre en oeuvre à l'échelon européen ?

Enfin, l'ouverture, aujourd'hui même, du sommet franco-britannique est l'occasion de rappeler que la coopération avec le Royaume-Uni demeurera un des piliers de la sécurité de l'Europe. Nous espérons que cette coopération continuera et s'intensifiera après le Brexit.

M. Julian King, commissaire européen pour la sécurité de l'Union. - Messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette invitation. C'est pour moi toujours un plaisir de vous rendre visite.

Le président Juncker considère que le développement de relations plus étroites avec les parlements nationaux est une priorité, et je soutiens totalement cet engagement. La Commission européenne doit davantage rendre compte aux Parlements nationaux et notre processus politique doit être plus efficace et plus transparent. C'est lors d'échanges tels que celui que nous avons aujourd'hui que ces relations peuvent se développer.

Je vous remercie également pour vos excellents rapports sur les sujets relatifs à la sécurité, notamment sur l'espace Schengen et sur la lutte contre la radicalisation en France. La Commission apprécie vivement ces contributions et en tient compte au cours du processus législatif.

Ces dernières années, la France a été durement touchée à plusieurs reprises par des attaques terroristes, ainsi que de nombreux autres pays européens. Mes pensées vont ici tout d'abord aux victimes de ces attaques et à leurs proches.

L'Union européenne a adopté des mesures de soutien aux victimes dans le cadre de la directive relative à la lutte contre le terrorisme, en se fondant notamment sur des mesures prises par la France.

Beaucoup a été fait en France pour renforcer la sécurité intérieure. La France a pris des initiatives à l'échelle européenne sur ce sujet. En effet, si les États membres restent en première ligne pour assurer la sécurité de leurs citoyens, l'Union européenne peut leur apporter un soutien et des outils afin de renforcer la protection. Les citoyens européens, à plus de 80 %, demandent d'ailleurs à l'Europe d'en faire plus dans ce domaine.

C'est dans ce cadre que le président Juncker a décidé de créer le poste de commissaire pour l'Union de la sécurité. C'est aussi pour cette raison que, l'an dernier, les présidents du Parlement, du Conseil et de la Commission ont fait de la sécurité l'une des priorités législatives à l'échelon européen pour les deux années à venir. En septembre, un sommet informel des chefs d'États européens consacré à la sécurité se tiendra à Vienne.

Je pense que nous pouvons dire aujourd'hui que des progrès concrets ont été faits depuis dix-huit mois pour renforcer la sécurité de nos citoyens et faire en sorte qu'il devienne plus difficile pour les terroristes de nous attaquer. Beaucoup reste à faire cependant.

J'évoquerai maintenant les principales avancées visant à instaurer une réelle Union de la sécurité.

Premièrement, nous avons renforcé les contrôles aux frontières extérieures de l'espace Schengen. L'espace Schengen constitue une des réalisations majeures de l'intégration européenne. Cela étant dit, les défis migratoires et sécuritaires que nous connaissons ont révélé des failles dans le fonctionnement de cet espace, qui ont exigé des adaptations et la mise en place de nouveaux instruments visant à renforcer la coopération au sein de l'espace Schengen et la sécurisation de ses frontières. Ainsi, le PNR, que la France a mis en oeuvre dans sa récente loi antiterroriste, permet de contrôler les mouvements des personnes voyageant par avion depuis et vers l'Union européenne. La Commission apporte un soutien, y compris financier, aux États membres afin de les aider à mettre en place leur PNR avant mai prochain.

Aujourd'hui, plus de 1 700 officiers du nouveau corps de gardes-frontières et de garde-côtes soutiennent les 100 000 gardes-frontières nationaux des États membres à nos frontières extérieures, en Grèce, en Italie, en Espagne ou en Bulgarie.

Depuis le mois d'avril dernier, des contrôles systématiques ont été mis en place à nos frontières extérieures afin que chaque personne entrant et sortant de l'espace Schengen soit contrôlée dans les bases de données sécuritaires européennes. La France été pionnière dans ce domaine et a mis en place de tels contrôles dès novembre 2015.

La Commission européenne a proposé, et les États membres ont récemment accepté, la mise en place d'un système d'enregistrement à l'entrée et à la sortie du territoire européen des ressortissants d'États tiers. Nous avons également proposé la mise en place d'un ESTA européen, à l'image du système électronique d'autorisation de voyage des États-Unis, qui permettra d'effectuer des vérifications concernant les ressortissants des États tiers dispensés de visas afin de pouvoir détecter en amont ceux d'entre eux qui pourraient poser un risque migratoire ou sécuritaire.

Deuxièmement, nous avons renforcé l'échange d'informations entre les États membres, ainsi que la coopération entre nos services de sécurité et de renseignement. L'utilisation par les forces de sécurité européennes des données du système d'information Schengen, qui comprend les informations sur les personnes et les objets recherchés, a augmenté de plus de 40 %. En 2016, 4 milliards de requêtes ont été effectuées par les États membres dans le Système d'information Schengen (SIS) qui contient actuellement 75 millions d'alertes. La France est l'un des premiers contributeurs au SIS, avec plus de 11 millions d'alertes au 1er janvier 2018.

Nous avons proposé une réforme du SIS, laquelle est en cours de négociation, afin de le renforcer. Il s'agirait par exemple de rendre obligatoire la notification par les États membres d'alertes relatives au terrorisme dans le SIS, ou encore de renforcer l'utilisation de la biométrie.

En décembre dernier, nous avons adopté de nouvelles mesures visant à renforcer l'interopérabilité de nos systèmes de gestion des frontières et des migrations afin qu'ils fonctionnent ensemble de manière plus efficace. Ces mesures devraient permettre de mieux détecter les personnes suspectes et de mettre un frein à l'utilisation d'identités multiples, pratique à laquelle ont eu recours par exemple les auteurs des attaques de Marseille et de Berlin.

La coopération entre les services de police des États membres est plus intense aujourd'hui. Nous avons mis en place au sein d'Europol un centre dédié à la lutte contre le terrorisme. Ce centre a apporté un soutien opérationnel à la France et à la Belgique à la suite des attaques terroristes, ainsi qu'à d'autres États membres attaqués depuis. Au total, ce centre a soutenu environ 175 opérations dans les États membres l'année dernière.

Bien que cela ne relève pas de la responsabilité de l'Union européenne, j'aimerais ici évoquer brièvement le renforcement de la coopération entre les services de renseignement, à travers le groupe antiterroriste (GAT), qui réunit régulièrement les services de renseignement des vingt-huit États membres, et auquel j'ai l'honneur de pouvoir participer. Le GAT s'est même doté d'une plate-forme physique d'échange d'informations, située aux Pays-Bas. Il est important de le souligner, car nombreux sont encore ceux qui estiment qu'il n'existe aucune coopération européenne en matière de renseignement. C'est tout simplement faux ! À l'échelon européen, nous travaillons désormais à renforcer la coopération entre le GAT et Europol.

Troisièmement, nous avons restreint le périmètre d'action des terroristes en limitant leurs moyens d'action et en renforçant notre résilience.

La nouvelle directive sur les armes à feu, qui a été proposée par la Commission européenne immédiatement après les attentats de Paris en novembre 2015 et qui a été adoptée l'année dernière, prévoit des contrôles plus stricts de l'acquisition et de la détention d'armes à feu, en particulier pour éviter une utilisation détournée par des organisations criminelles ou des terroristes. Nous avons notamment renforcé les critères de désactivation des armes à feu, car les terroristes ayant commis l'attentat contre Charlie hebdo avaient utilisé des armes à feu mal désactivées.

La lutte contre les trafics illégaux d'armes à feu a été intensifiée, notamment dans les Balkans. Europol joue un rôle important dans ce cadre.

Nous avons également adressé des recommandations aux États membres en octobre dernier afin que la vente de substances dont l'utilisation peut être détournée pour fabriquer des explosifs artisanaux, comme le TATP, soit mieux contrôlée. En avril prochain, la Commission proposera une révision du règlement de l'Union européenne sur les précurseurs d'explosifs afin de durcir les restrictions et les contrôles sur ces substances.

Dans la directive relative à la lutte contre le terrorisme, nous avons érigé en infractions pénales des actes tels que le financement du terrorisme, le fait de dispenser ou de recevoir un entraînement au terrorisme ou de voyager à des fins de terrorisme.

En outre, pour lutter contre le financement du terrorisme, la Commission a présenté trois propositions, actuellement en cours de négociation, visant à compléter le cadre juridique concernant le blanchiment de capitaux, les mouvements illicites d'argent liquide ainsi que le gel et la confiscation d'avoirs. L'accord politique récemment trouvé sur la cinquième directive anti-blanchiment rendra obligatoire dans tous les États membres la mise en place de registres bancaires centralisés.

La Commission européenne fera de nouvelles propositions en avril prochain afin de faciliter l'accès des forces de l'ordre à ces registres. Nous voulons aussi renforcer la coopération entre les unités de renseignements financiers de chaque État membre.

Les espaces publics ont été le théâtre des récentes attaques terroristes, que ce soit à Berlin, Nice, Barcelone, Manchester, Stockholm ou Londres. Il nous faut renforcer notre résilience face à ce type d'attaque. C'est dans ce cadre que la Commission a proposé un plan d'action comprenant un volet d'appui financier à hauteur de 120 millions d'euros afin de soutenir les villes et les territoires désireux de mettre en place des éléments de protection des espaces publics, tout en conservant leur nature ouverte. Un appel à projets a déjà été lancé et j'encourage les villes et les territoires à y participer.

Afin de renforcer l'échange de bonnes pratiques dans ce domaine, nous avons également mis en place un Forum des exploitants d'espaces publics visant à encourager les partenariats public-privé dans le domaine de la sécurité et à favoriser les échanges avec les exploitants privés, tels que les gestionnaires de centres commerciaux, les organisateurs de concerts, les gestionnaires d'installations sportives et les sociétés de location de voitures.

La Commission européenne organisera le 8 mars prochain à Bruxelles, en lien avec le Comité des régions, une conférence des maires des villes européennes sur la protection des espaces publics. Cette conférence fait suite à la conférence de Nice de septembre dernier et à la déclaration qui y a été adoptée.

S'il est essentiel de restreindre les moyens d'action des terroristes, il nous faut aussi travailler en amont afin de prévenir et de combattre les phénomènes de radicalisation. Nous pouvons nous féliciter des défaites de Daech sur le terrain en Syrie et en Irak, mais force est de constater que son idéologie continue malheureusement de se propager, notamment en ligne.

C'est pourquoi, et ce sera mon quatrième point, nous agissons davantage en amont afin de lutter contre la radicalisation en ligne et dans nos communautés. Depuis 2015, nous avons mis en place un Forum européen de l'internet, rassemblant les États membres et les opérateurs internet, afin de travailler ensemble sur le retrait des contenus en ligne. Des progrès ont été faits dans ce domaine, grâce notamment à l'utilisation d'outils de détection automatique par les entreprises de l'internet.

Nous devons cependant aller plus loin : il faut que les contenus terroristes soient retirés dans des délais plus rapides, voire qu'ils ne soient plus mis en ligne du tout. La Commission européenne analysera dans les mois à venir les progrès. Nous sommes prêts, si cela est nécessaire, à légiférer sur ce sujet.

Il est également important de promouvoir des contre-discours en ligne. Dans ce cadre, nous avons mis en place un programme européen afin d'aider nos partenaires de la société civile à élaborer des récits alternatifs positifs.

Il nous faut également apporter un soutien à la lutte contre la radicalisation dans nos communautés. Ainsi, la Commission européenne a mis en place depuis quelques années un réseau européen de sensibilisation à la radicalisation, le RAN, pour Radicalisation Awareness Network. Ce réseau a pour mission d'apporter un soutien aux acteurs locaux en les aidant à développer des stratégies et des mécanismes adaptés. Il a ainsi produit un manuel sur les retours et la prise en charge des combattants terroristes étrangers et de leurs familles, en particulier de leurs enfants. Il s'agit d'un sujet sensible, sur lequel une coopération européenne est nécessaire.

Nous voulons aller plus loin. C'est pourquoi nous avons mis en place un groupe d'experts de haut niveau sur la radicalisation, afin de renforcer les liens entre les praticiens de terrain et les politiques. Ce groupe a récemment proposé une série de recommandations à la Commission européenne sur la lutte contre la radicalisation, notamment en prison.

L'actualité récente en France dans ce domaine nous démontre encore une fois la sensibilité et la complexité de cette question. Il est essentiel de partager les expériences à l'échelon européen. La Commission européenne organisera donc le 27 février prochain, en lien avec la présidence bulgare, une conférence sur l'échange de bonnes pratiques entre les juges, les procureurs, et le personnel des prisons sur la question de la radicalisation en prison. La Commission fournira également un appui financier afin de renforcer les formations dans ce domaine. Enfin, le RAN prépare une version révisée de son manuel sur la lutte contre la radicalisation en prison.

Cinquièmement, nous travaillons étroitement avec nos partenaires dans les pays tiers. Les déstabilisations à l'extérieur de nos frontières ont nécessairement des effets internes. C'est pourquoi il est aussi dans notre intérêt d'aider nos partenaires dans la lutte contre le terrorisme et la radicalisation chez eux. L'Union européenne a renforcé sa coopération avec le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, les Balkans occidentaux, la Turquie, le Sahel et la Corne de l'Afrique, grâce à un dialogue politique renforcé, à un plus grand nombre de projets et à un soutien financier accru aux mesures prises pour lutter contre le terrorisme, combattre et prévenir l'extrémisme violent.

Ainsi, au 1er janvier 2017, l'Union européenne avait engagé plus de 2 milliards d'euros dans environ 600 projets ayant trait à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. Nous avons également déployé depuis deux ans des experts en sécurité dans nos délégations de l'Union européenne dans treize pays tiers. Les agences de l'Union européenne, comme Europol, Frontex, Eurojust ou CEPOL, l'agence de formation des polices, ou encore le RAN, apportent également un soutien aux pays tiers prioritaires.

Bien entendu, nous travaillons également étroitement avec les États-Unis et le Canada, ainsi qu'avec les organisations internationales comme l'ONU et l'OTAN sur ces questions. Nous avons ainsi adopté l'année dernière une série de 24 propositions visant à renforcer notre coopération avec l'OTAN, notamment en matière de lutte contre le terrorisme et les menaces hybrides et cyber.

Sixièmement, je souhaite vous dire quelques mots de l'action de l'Union en matière de cybersécurité.

En 2017, on a dénombré plus de 4 000 attaques chaque jour à l'échelon européen, y compris pendant la campagne du président Macron. Elles ont souvent un coût élevé pour nos économies. Elles pèsent même parfois sur nos institutions démocratiques. Elles portent aussi gravement atteinte à la confiance de nos citoyens et de nos entreprises en notre capacité à assurer leur protection.

Pour doter l'Europe des outils adéquats pour faire face aux cyberattaques, nous avons proposé en septembre dernier une large panoplie de mesures destinées à renforcer la cybersécurité dans l'Union européenne, dont la création d'une nouvelle Agence de cybersécurité, sur le modèle de l'actuelle Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information, l'ENISA. Elle assistera les États membres dans la gestion des cyberattaques. Nous avons également proposé un nouveau système européen de certification, qui permettra de garantir la sécurité d'utilisation des produits et des services dans l'environnement numérique.

Nous souhaitons aussi améliorer la coopération, notamment en matière d'identification et de poursuite des coupables. Nous présenterons ainsi prochainement une proposition sur la preuve électronique en ligne. Il s'agit de faciliter l'accès aux preuves situées hors du territoire d'un État membre.

Pour conclure, je souligne qu'aucun État membre ne peut vraiment lutter seul contre le terrorisme. L'Union européenne est là pour soutenir, aider, apporter des outils communs. C'est là une des priorités de la Commission pour les deux années à venir.

Je compte sur vous également pour travailler à la mise en oeuvre des politiques et des décisions européennes à l'échelon national. En effet, elles ne serviront à rien si elles ne sont pas effectivement mises en oeuvre sur le terrain.

Je souhaite être en contact régulier avec les parlements nationaux. J'espère que nous pourrons renouveler ce type de rencontre afin de poursuivre notre dialogue sur ces sujets.

Si vous me le permettez, je dirai maintenant quelques mots sur le Brexit et les questions liées à la sécurité. Il est très difficile d'échapper à ce sujet !

Les terroristes de Daech ne reconnaissent pas les frontières entre les États membres. Ils visent non pas un État ou un autre, mais nos communautés, nos valeurs, notre façon de vivre ensemble. Les menaces terroristes sont globales et transfrontalières, comme du reste les cyberattaques. L'Union européenne et le Royaume-Uni ont beaucoup à gagner à travailler ensemble sur les questions de sécurité, que ce soit dans le cadre actuel ou après le Brexit.

Après son départ, le Royaume-Uni aura encore la possibilité de décider de manière souveraine, s'il le souhaite, de coopérer avec l'Union européenne. Je pense qu'il sera dans l'intérêt du Royaume-Uni et de l'Union européenne de poursuivre cette coopération, dans un monde où les menaces resteront importantes et en constante évolution.

Bien entendu, nous devrons résoudre des questions politiques et juridiques complexes, concernant par exemple la participation du Royaume-Uni à Europol ou à d'autres agences. Il existe en effet des accords avec des pays tiers, mais aucun ne permettrait aujourd'hui une coopération continue et systématique du Royaume-Uni avec les agences. Je pense aussi à l'utilisation et à l'alimentation des bases de données européennes comme le SIS.

Tous ces sujets devront être abordés au cours des négociations à venir. Il est en tout cas certain que nous avons intérêt, des deux côtés, à faire face ensemble à une menace commune, aujourd'hui comme après le Brexit. J'espère que nous trouverons un moyen de gérer ces questions ensemble.

M. Ladislas Poniatowski. - Il est très surprenant qu'un Anglais vienne nous parler au nom de l'Europe. N'y voyez pas une critique, je pense au contraire que c'est une bonne chose : malgré le Brexit, nous continuerons à être des partenaires sur ces sujets très difficiles.

Symboliquement, vous venez nous voir au moment où Theresa May accueille à l'école militaire de Sandhurst notre président de la République. Deux grands sujets sont à l'ordre du jour : premièrement, la signature d'un traité sur la frontière transmanche et Calais ; deuxièmement, les problèmes de sécurité et l'association en matière de défense. C'est sur ce dernier point que je souhaite vous interroger.

Theresa May va annoncer la présence d'hélicoptères britanniques au Sahel, aux côtés des troupes françaises et des troupes des pays du G5. Elle va également annoncer un partenariat en matière de renseignement et confirmer que l'Angleterre, à titre individuel, va aussi apporter des financements.

Ma question porte sur les financements de l'Union européenne. Nous allons former et armer 5 000 soldats de ces cinq États africains, mais il n'y a pas de financement. L'ONU participe un peu, de même que certains autres pays, à titre individuel, comme le Danemark, le Royaume-Uni désormais, ou encore l'Arabie saoudite. L'Europe a été très frileuse, affirmant qu'elle participerait, mais sans annoncer de chiffre. Or cette force de 5 000 hommes au départ, qui doit atteindre un effectif de 9 000, doit être financée sur la longue durée, parce que les États qui fournissent ces troupes n'en ont pas les moyens.

Où en est-on ? Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le soutien européen ? La réponse est forcément complexe, car tous les pays n'ont pas envie de s'engager de la même manière dans le Sahel pour aider les pays de cette zone difficile, où se réfugient tous les terroristes - ceux qui ont été chassés d'Irak et de Syrie se retrouvent au Mali, au Niger et au Burkina Faso.

M. Jean-Yves Leconte. - Tout d'abord, concernant la reconnaissance des passeports européens, vous avez évoqué les évolutions des dernières années en termes de contrôle aux frontières, mais je suis très étonné de constater que les passeports européens sont équipés d'une puce qui n'est pas lisible d'un pays à l'autre. En tout cas, la police aux frontières française nous dit qu'elle n'est pas capable de lire une puce allemande et réciproquement, au moins pour ce qui concerne les données biométriques. La situation va-t-elle évoluer ?

Dans certains pays, les données des passeports sont intégrées dans des bases de données qui existent - la base TES pour la France. On peut vérifier ainsi si un passeport existe effectivement. Mais l'Allemagne n'a pas de base de ce type. La Commission envisage-t-elle de faire évoluer les choses de manière à permettre un meilleur suivi et une meilleure capacité de lecture des passeports ?

Ensuite, dans la continuité de ce que vous avez dit sur le Brexit, il est vrai que, dans un espace euclidien, il n'y a pas de solution à un certain nombre de problèmes qui se posent. En particulier sur ce que vous avez évoqué en termes d'alimentation des bases de données, de participation aux agences, etc. Que va-t-il se passer à partir de mars 2019 ? Une continuité est-elle prévue pendant la période de transition avant de passer à autre chose ? Comment les choses vont-elles se passer sur le plan pratique ? L'échéance est fixée à mars 2019, mais la période de transition maintiendra-t-elle les possibilités dont dispose aujourd'hui le Royaume-Uni en tant que membre de l'Union européenne ?

Enfin, pour rejoindre un peu la question précédente, depuis quasiment cinq ans, jour pour jour, la France est engagée au Mali. À part le coup d'arrêt donné à l'offensive sur Bamako, tous les autres problèmes subsistent et on n'imaginait pas que ce serait aussi compliqué. Comment voyez-vous la situation, à la fois en tant qu'Européen et que Britannique ? Votre pays a une politique de défense bien établie et une habitude de l'Afrique : comment, selon vous, mieux assurer la sécurité dans cette zone ? Est-ce que nous nous y sommes bien pris ? Faut-il surveiller d'autres choses - je pense en particulier au contrôle des trafics de stupéfiants provenant d'Amérique du Sud, qui n'est pas considéré aujourd'hui comme prioritaire, alors que ces trafics alimentent les capacités terroristes sur cette zone ?

M. Jean-Pierre Vial. - L'immigration alimente le sentiment d'insécurité et pose de vraies difficultés de mise en oeuvre de nos procédures européennes. Un rapport sur ce sujet vient d'être déposé par notre collègue François-Noël Buffet. Il montre l'étendue des préoccupations concernant des milliers de personnes en situation irrégulière qui refusent, de surcroît, de se plier à l'enregistrement de leurs empreintes digitales alors que cet enregistrement constitue, si j'ose dire, le début du processus de Dublin. En outre, la mise en oeuvre des dispositions du règlement de Dublin fait l'objet de pratiques très différentes d'un pays à l'autre.

Un de nos collègues se trouvait à Bratislava, ce week-end, où un haut fonctionnaire de Bruxelles exprimait les mêmes préoccupations et interrogations sur la sécurité des frontières et sur la difficulté de mettre en oeuvre le règlement de Dublin en raison d'un déficit d'harmonisation entre les pays. Ces différences de traitement provoquent bien évidemment un phénomène d'appel d'air, faisant passer d'un pays à l'autre des populations qui ne se soumettent pas à une procédure qui n'est pas suffisamment contrôlée. Comment l'Europe envisage-t-elle de remédier aux difficultés concrètes, pratiques, rencontrées par les pays pour mettre en place des règles de Dublin ?

M. Philippe Bonnecarrère. - Merci, monsieur le commissaire, de votre courtoisie et de votre attention à l'égard de notre assemblée.

Vous avez fait référence à la lutte contre le trafic criminel d'armes. Je vous donne volontiers acte, monsieur le commissaire, de mesures plutôt pertinentes pour ce que l'on appelle les précurseurs d'explosifs, notamment pour éviter que l'on puisse fabriquer trop facilement du TATP.

En revanche, sur la directive relative aux armes, notre déception est totale. Cette directive nous apparaît complètement vide. Nous l'avons examinée au mois de décembre, dans le cadre de l'adoption des mesures dites de transposition et nous avons constaté qu'elle ne concerne que les bons et honnêtes citoyens qui souhaitent déclarer leur arme. Elle comporte donc des dispositions techniques sur les modes de classement des armes. Rien dans la directive ne permet en revanche de renforcer la lutte contre le trafic illégal d'armes.

Nous souhaitons donc savoir si la Commission reviendra rapidement avec des dispositions plus fortes et, à notre sens, plus susceptibles d'améliorer la sécurité de nos concitoyens dans le domaine de la circulation des armes qui constitue effectivement une zone très grise en Europe.

Mme Gisèle Jourda. - Le Sénat vient de créer une commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure dont je suis membre. Le but de cette commission est de connaître l'état matériel, psychologique et logistique de la police et de la gendarmerie. Nous nous pencherons notamment sur les moyens de la police aux frontières dans la lutte contre l'immigration illégale et le terrorisme.

À ce titre, l'Union européenne, vous l'avez dit de manière fort éloquente, souhaite renforcer la sécurité aux frontières extérieures. Que pensez-vous des moyens alloués par l'Europe ? Comme l'a dit Ladislas Poniatowski, on en revient toujours à la question des moyens financiers. Je souhaiterais donc savoir si l'Union européenne prévoit de continuer d'augmenter les crédits. Si oui, quels crédits va-t-elle consacrer à cette politique ? Pouvez-vous nous indiquer des chiffres concrets ?

Mme Laurence Harribey. - Merci pour la clarté de votre exposé, monsieur le commissaire. Nous avons examiné récemment une proposition de règlement sur la cybersécurité. Il semble que la Commission souhaite à la fois renforcer l'agence européenne, l'ENISA, avec le risque de diminuer l'impact et le rôle des agences nationales. Or celles-ci disposent à la fois de plus de moyens et d'expertise que l'agence européenne. Ne faudrait-il pas plutôt réfléchir à un système de coopération entre les agences nationales, de renforcement de ces agences ou de soutien à la création d'agences nationales, là où il n'en existe pas, plutôt que de tenter de supplanter les agences nationales par une agence européenne qui n'aura jamais les mêmes moyens?? Vous l'avez très bien démontré avec le réseau des alertes en matière de terrorisme qui marche sur une base de coopération.

Par ailleurs, le règlement tend à répondre aussi à la question d'un système européen de certification. Or ce système est abordé sous l'angle économique, au nom du marché unique, alors que le système de certification touche aussi le service public. Bien sûr, la menace informatique a un impact économique, mais il ne faut pas oublier les enjeux de sécurité pour tous les États : quand on attaque des hôpitaux, des systèmes de délivrance de cartes d'identité, comme récemment en Estonie, les intérêts en cause vont bien au-delà du seul aspect économique. Il faudrait envisager le système de certification sous l'angle de la sécurité des États plutôt que de celle des seuls agents économiques. Peut-être faut-il réfléchir à un double système de cybersécurité : un premier système un peu basique et un deuxième, fruit d'une réflexion beaucoup plus approfondie pour tout ce qui concerne le service public et la sécurité des États.

M. Julian King. - Comme je l'ai dit au début de mon intervention, c'est toujours un plaisir pour moi de vous rencontrer, mais c'est aussi en partie une épreuve, parce que je suis très conscient de parler devant des experts. Si j'ai dit que nous suivons avec beaucoup d'attention vos rapports, ce n'est pas simplement pour vous flatter, mais parce que vous êtes vraiment des experts et vos rapports nous sont très utiles.

Si je ne réponds pas de manière approfondie à toutes vos questions, mes collaborateurs et moi-même sommes à votre disposition pour vous répondre par écrit.

Je n'ai pas vraiment répondu à la question sur le chiffrement. Nous sommes tout à fait conscients qu'il s'agit d'un enjeu essentiel, pour la lutte contre le terrorisme, mais pas uniquement : les organisations criminelles y recourent de plus en plus. Au niveau européen, il y a un débat sur les limites de ce que nous pouvons faire. En effet, le chiffrement est tout aussi essentiel pour notre vie quotidienne de citoyens, par exemple pour nos données bancaires et autres. Il faut donc trouver un moyen de combattre le chiffrement utilisé par les criminels ou les terroristes, tout en préservant la sécurité des données chiffrées de tous les jours.

C'est pourquoi nous avons pris des initiatives bien ciblées : par exemple, un soutien aux forces de l'ordre dans le développement de leurs capacités de déchiffrement. Certains pays sont très forts dans ce domaine, il faut qu'ils aident ceux qui le sont moins. Nous sommes en train de constituer un réseau avec EUROPOL pour que des experts bien formés en la matière puissent aider les États membres moins avancés.

Le mois prochain, nous allons présenter une initiative sur la preuve électronique. Actuellement, les preuves se trouvent souvent en dehors du territoire européen : il faut donc avoir la possibilité de les récupérer. Je ne prétends pas pour autant que nous ayons tout résolu dans ce domaine.

Une question portait sur l'extension des compétences du parquet européen à la lutte contre le terrorisme. Le traité prévoit que le Conseil européen peut décider, à l'unanimité, d'étendre les compétences du parquet européen aux crimes graves à dimension transfrontalière, y compris les actes de terrorisme. La Commission européenne va présenter cet été des propositions tendant à un élargissement des missions du nouveau parquet. Je souhaite que ces propositions comportent un volet concernant la lutte contre le terrorisme.

Nos relations avec la Turquie sont très complexes, mais essentielles, et pas uniquement pour les questions liées aux flux migratoires. Nous devons faire face ensemble au retour des combattants terroristes étrangers qui passent par la Turquie. Même si beaucoup de progrès ont été faits en Irak et en Syrie, nous savons que les combattants de Daech essaient en ce moment de traverser la Turquie pour se rendre ailleurs ; quelques-uns vont essayer de revenir en Europe. Comme je viens de l'expliquer, je crois que nous sommes maintenant mieux préparés - il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a aucun risque. Nous avons renforcé les contrôles à nos frontières extérieures, ainsi que la coopération et l'échange d'informations entre services à l'intérieur de l'Union.

Certains de ces combattants terroristes vont essayer de rentrer chez eux ou d'aller dans d'autres pays et nous avons intérêt à tisser des coopérations très étroites, non seulement avec la Turquie, mais avec tous les pays du Moyen-Orient et avec les pays du Maghreb pour essayer de les aider à lutter contre ces terroristes chez eux.

Avec la Turquie, il faut aussi développer la lutte contre le trafic d'armes à feu qui est essentielle. Nous travaillons également avec les autorités de ce pays pour intensifier nos actions préventives en nous attaquant aux causes profondes de la radicalisation susceptible de conduire à l'extrémisme violent. Nous avons maintenant établi une liaison directe entre la Turquie et EUROPOL. Ce sujet reste donc très important pour nous.

En ce qui concerne la coopération dans le domaine de la défense, et surtout ce que nous pouvons faire en Afrique avec le G5, nous avons proposé le renforcement d'une coopération européenne en matière de défense, nommée PESCO. La Commission se réjouit de la décision des États membres d'établir une coopération structurée permanente qui est maintenant soutenue par 25 États membres afin de travailler de concert sur une première série de 17 projets collaboratifs dans le domaine de la défense : la mise en place d'un commandement médical, la mobilité militaire, la surveillance maritime et la cybersécurité.

Il faut aussi assurer le déploiement des forces et développer des coopérations pratiques sur le terrain comme, par exemple, pour le soutien au G5. La Commission est prête à aider et soutenir les États membres, mais ce sont eux qui sont responsables, en première ligne, de ce genre de déploiement. La Commission a mobilisé un soutien financier de 50 millions d'euros pour appuyer le déploiement et l'action du G5 dans le Sahel. C'est important, même si ce n'est pas assez.

La lutte contre les trafics illégaux d'armes à feu constitue également un sujet essentiel. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'appréciation portée sur le dispositif que nous avons proposé pour limiter l'accès aux armes sur notre territoire. En revanche, il faut aussi renforcer la lutte contre les trafics illégaux, notamment dans les Balkans. Là encore, EUROPOL joue un rôle important en organisant des opérations conjointes avec les pays des Balkans occidentaux. Ainsi, l'opération Calibre, organisée en novembre 2017, a permis la saisie de centaines d'armes à feu et de 7 000 munitions, ainsi que l'arrestation de trafiquants. Cela dit, je conviens qu'il faut agir dans les deux domaines : le contrôle des armes présentes sur nos territoires et la lutte contre les trafics illégaux.

C'est mon collègue Dimitris Avramopoulos qui est responsable des questions relatives à l'immigration. Je ne cherche pas à éluder les questions, mais je dois rappeler que nous essayons d'éviter l'amalgame entre celles qui sont liées à l'immigration et les questions de sécurité. En effet, opérer un tel amalgame risque de servir la propagande de Daech, qui veut faire croire que tous les migrants sont des terroristes. C'est pourquoi la Commission a retenu une organisation où ces questions sont confiées à deux commissaires distincts.

Quant à la cybersécurité, les États membres resteront responsables de la réponse opérationnelle aux cyberattaques. Nous avons proposé que l'ENISA soit une agence européenne chargée d'aider les États membres en cas de besoin, rien de plus. Évidemment, certains États membres, comme la France, ont des agences très développées et continueront d'assurer leur propre sécurité. Mais d'autres États membres sont moins avancés et, dans ces cas-là, cette agence européenne pourrait les aider. Le projet de règlement prévoit la possibilité, pour les États membres, de faire appel au soutien de l'agence en cas d'incident majeur, mais c'est aux États membres d'en prendre l'initiative.

Le système de certification que nous avons proposé répond à la volonté de la Commission de faire évoluer le niveau de sécurité tous les États membres. Là encore, certains sont plus avancés que d'autres, mais le cadre de certification restera flexible et adapté aux différents niveaux de sécurité requis. Il va permettre d'intégrer les systèmes existants et non de les remplacer. Nous avons pris bonne note des points soulevés par la France, en particulier dans le cadre de ces négociations. J'espère que nous trouverons rapidement un accord dans les discussions au Conseil, parce qu'il faut renforcer notre cybersécurité et notre capacité de dissuasion dans ce domaine. Là encore, les criminels, les terroristes et, parfois, des États tiers ne vont pas nous attendre. Il faut donc impérativement que nous renforcions nos capacités de défense.

M. Jean Bizet. - Si certains de nos collègues ont encore quelques interrogations, qu'ils n'hésitent pas à saisir, directement ou par l'intermédiaire de leur commission, les services de M. le commissaire.

Permettez-moi, au nom de Jean-Pierre Sueur et Christian Cambon ainsi que de l'ensemble de nos collègues, de vous remercier pour le temps que vous nous avez consacré, monsieur le commissaire. La sécurité intérieure est une mission régalienne de chaque État membre, mais il est bien évident que la valeur ajoutée de l'Europe est considérable en la matière pour assurer une certaine coordination, développer l'échange d'informations et la complémentarité des actions. Nos concitoyens l'ont bien compris.

Comme l'a dit tout à l'heure Jean-Pierre Sueur, l'un de nos grands soucis concerne la réactivité. Les terroristes ont toujours une longueur d'avance. Dans ce domaine de la sécurité, comme dans beaucoup d'autres domaines, nous savons bien que l'Union européenne qui n'est pas une structure fédérale, tant s'en faut, a ce souci de réactivité.

Par ailleurs, la nécessaire projection sur des théâtres extérieurs constitue le coeur de la mission de la commission présidée par notre collègue Christian Cambon. Si on ne va pas éradiquer un certain nombre de foyers extrêmement délicats, nous avons obligation de nous projeter sur ces théâtres extérieurs. D'où l'importance du débat qui aura lieu dans quelques semaines au Parlement sur la définition d'une projection à hauteur de 2 % du PIB de l'implication des États en matière de défense.

Enfin, à partir du 31 décembre 2020, la période de transition sur le Brexit prendra fin et le Royaume-Uni sera un pays tiers. J'espère que l'accord de libre-échange qui restera à inventer - si j'en crois les informations venant de Londres que nous devons décrypter -, ne sera pas tout à fait celui passé avec la Corée, pas tout à fait celui avec le Japon et pas tout à fait non plus celui avec le Canada. Nous essaierons donc de décrypter les volontés de Mme May - peut-être aurez-vous des conseils à nous donner -, mais certains partenariats seront nécessaires en matière de défense ou de sécurité avec ce grand voisin qui a une très belle expertise dans ces domaines.

M. Julian King. - Encore merci pour cette invitation. Même si ce n'est pas absolument sûr, il est fort probable que je serai licencié le 29 mars 2019. Il me reste quand même une année pour essayer de faire avancer ces sujets. Je vais donc essayer de travailler jusqu'au dernier jour, parce que c'est essentiel. J'espère que vous avez constaté que l'Union européenne n'est pas restée inactive ces derniers mois. Nous avons proposé des actions et des mesures qui ont permis d'apporter un soutien aux États membres dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et d'autres domaines que nous venons d'évoquer.

Plusieurs de ces mesures avaient d'ailleurs été suggérées dans le cadre de vos rapports et de vos résolutions. Je pense, par exemple, à la mise en place d'un corps de garde-frontières et de garde-côtes, à l'interopérabilité renforcée de nos bases de données ou encore à la mise en place de contrôles systématiques aux frontières extérieures de l'espace Schengen. Si nous voulons conserver l'acquis exceptionnel de la construction européenne qu'est l'espace Schengen, nous devons mettre tout en oeuvre pour renforcer la sécurité en interne et aux frontières. Le niveau de menace terroriste reste très élevé, comme vous venez de le dire, et sa nature est en constante évolution.

Nous devons nous aussi nous adapter à ces changements. Il est à craindre que la menace terroriste persiste au-delà du mandat de cette Commission, mais je peux vous assurer que mes collègues et moi-même, dans l'intervalle, allons tout mettre en oeuvre pour renforcer encore le soutien que l'Union peut apporter aux États membres dans ce cadre. Le risque zéro n'existe pas, mais nous pouvons limiter les moyens d'action des terroristes et renforcer notre résilience pour y faire face, aujourd'hui à 28, et demain à 27, en étroite coopération avec le Royaume-Uni.

M. Christian Cambon. - Merci, monsieur le commissaire. Vous savez que la France est prête à accueillir les grandes entreprises qui souhaitent éviter le Brexit. Elle peut aussi accueillir les grands diplomates francophiles et francophones, si jamais vous vous trouvez sans emploi le 29 ou le 30 mars 2019 !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est levée à 10 heures 45.