Mercredi 27 juin 2018

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Désignation d'un vice-président en remplacement de M. Thierry Foucaud

M. Pierre Laurent est désigné vice-président en remplacement de M. Thierry Foucaud.

Situation humanitaire en Afrique de l'Ouest - Audition de M. Patrick Youssef, directeur régional adjoint du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour l'Afrique

M. Christian Cambon, président. - Mes Chers collègues, nous accueillons à présent M. Patrick Youssef, directeur régional adjoint pour l'Afrique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Entré au CICR en 2005, M. Youssef a effectué des missions au Soudan, au Tchad, en Irak et à Guantanamo. De 2010 à 2013, il a été chef adjoint des opérations pour le Proche et le Moyen-Orient. Il a également dirigé la délégation du CICR en Irak pendant plus de deux ans. Depuis janvier 2016, M. Youssef est directeur régional adjoint pour l'Afrique et il gère à ce titre les opérations du CICR au Maghreb, dans la région du Sahel, dans le bassin du lac Tchad et en Afrique de l'Ouest.

Monsieur le Directeur, après nous être focalisés à de nombreuses reprises sur la situation sécuritaire au Sahel du fait de l'engagement de nos forces armées dans cette région, nous souhaiterions élargir quelque peu la perspective en évoquant l'Afrique de l'Ouest dans son ensemble et en mettant l'accent sur les aspects humanitaires. Les importants flux économiques et humains entre les différentes sous-régions nous incitent d'ailleurs à cette vue plus générale. On sait notamment que les pays côtiers et en particulier leurs zones urbaines sont en réalité la première destination des migrants en provenance du Sahel. Parallèlement, des routes de migration partent de plus en plus des pays de l'Afrique de l'Ouest pour rejoindre l'Europe via notamment la Libye. Cette question a d'ailleurs été abordée par le Président Macron lors de la première visite d'un chef d'Etat français au Ghana, le 30 novembre 2017. On sait que les flux en provenance de Guinée par exemple sont très importants. Pourriez-vous évoquer ces mouvements migratoires et leurs conséquences humanitaires ?

Par ailleurs, l'application du droit international humanitaire (DIH) est l'un des grands défis de cette région confrontée à de nombreux conflits, entre les populations et les groupes armés mais aussi entre ceux-ci et les armées régulières des pays de la région ou les forces internationale déployées sous l'égide des organisations internationales africaines ou de l'ONU. Récemment, au Mali, une fosse commune a été découverte dans le centre près de Mopti, et les forces armées maliennes pourraient être impliquées ; une enquête a été ouverte par le Gouvernement.

Dans ce contexte, pourriez-vous nous présenter un état des lieux de l'application du droit humanitaire par les parties en présence et des efforts accomplis par le CICR pour améliorer cette application ? De manière plus générale, quels sont les effets sur le plan humanitaire des efforts accomplis pour lutter contre le terrorisme et pour réguler les migrations ?

Enfin, une autre question nous préoccupe particulièrement : celle de l'état des systèmes de santé en Afrique de l'Ouest quatre ans après la grande crise du virus Ebola de 2014. Je vous laisse à présent la parole.

M. Patrick Youssef, Directeur régional adjoint du CICR pour l'Afrique de l'Ouest.- Je voudrais tout d'abord vous remercier pour cette audition car je suis convaincu qu'il faut renforcer les liens entre le CICR et les parlements. Sur le Sahel tout d'abord, il y a évidemment les conséquences des pressions climatiques, mais surtout la situation de violence, de tensions communautaires, de conflits armés, que ceux-ci mettent en jeu des Etats ou des groupes non-étatiques.

Le CICR a pour vocation de répondre aux besoins des gens affectés directement ou indirectement par ces conflits, ce qui nous amène à négocier aussi bien avec les acteurs étatiques qu'avec les acteurs non-étatiques. Notre valeur ajoutée vient de notre proximité aux victimes. Et notre neutralité et notre impartialité sont des éléments très important de notre action.

Le CICR est présent dans la majorité des pays de la région, parfois dans des zones critiques comme Agadès ou Kidal. Nos partenaires naturels sont les Croissant-Rouge et Croix-Rouge de ces pays, mais aussi d'autres pays comme par exemple la Croix-Rouge française.

Le Sahel fait face à de nombreux défis :

- un défi environnemental, avec le réchauffement climatique qui produit des effets dramatiques sur la production agricole, alors que 80 % de la main-d'oeuvre est employée dans le secteur agricole ;

- un défi démographique, avec le doublement de la population d'ici vingt ans, ce qui va nécessairement générer des conflits territoriaux ;

- un défi alimentaire, avec une malnutrition chronique ;

- un défi sécuritaire, enfin, qui pèse sur des millions de personnes, surtout les plus jeunes, dont certains n'ont parfois même pas connu la maison d'origine de leur famille.

Les migrations à l'intérieur et à l'extérieur de l'Afrique sont très dynamiques. Les pays d'Afrique du Nord sont devenus les réceptacles de ces mouvements migratoires. Seul le retour de la paix pourrait réduire significativement ces flux migratoires. En attendant, les migrants qui arrivent en Europe méritent d'être traités avec compassion et dignité. Je reviens d'une visite en Libye, où j'ai pu observer que les Libyens eux-mêmes vivent dans des conditions très difficiles. Il faut donc aussi penser à aider les habitants de ces pays-réceptacles des flux migratoires. En matière de migration, l'action politique ne peut se limiter à tenter de restreindre le nombre de migrants qui arrivent : les Etats doivent aussi accomplir leur devoir humanitaire et aider ces migrants.

Il y a aussi la problématique des migrants disparus ; la Méditerranée est devenue un immense cimetière et les Etats européens doivent aussi s'efforcer d'aider les familles des migrants disparus à savoir ce qui a été leur sort. Je rappelle le principe de non-refoulement des demandeurs d'asile et de certaines catégories de migrants. Nous devons également être vigilants à la question de la détention : la liberté des migrants devrait être la norme.

J'en viens maintenant à l'application du DIH dans la région. L'Afrique de l'Ouest compte 16 pays, dont seul un tiers est affecté par les conflits. Parfois, ceux-ci mettent aux prises des groupes armés sans commandement clair, ce qui rend plus difficile l'application du DIH. Nous tendons la main à tous les groupes armés pour essayer de faire respecter le DIH. Le deuxième défi est de faire intégrer le respect des non-combattants, non seulement du point de vue du droit humanitaire, mais aussi du point de vue du droit islamique.

Il faut rappeler que le droit humanitaire ne s'applique pas systématiquement. Les actions menées contre les groupes armés ne sont pas interdites par le DIH. Par ailleurs, on observe en Afrique de nombreuses actions violentes, parfois menées par des inconnus qui attaquent des soldats ou des civils, par exemple début mai au Nigéria. Dans la plupart de ces cas, le DIH ne s'applique pas. Cette branche du droit est relativement récente dans l'enseignement des universités d'Afrique de l'Ouest, même si elle se développe rapidement. De même, certaines activités criminelles ne sont pas le fait de groupes armés et ne relèvent pas à ce titre du droit humanitaire.

Il faut préciser que, de plus en plus souvent, on trouve sur le terrain des coalitions d'États, parfois associées à des groupes armés non-étatiques. Il faut rappeler aux Etats la complexité des conflits et aussi la responsabilité qui va avec le soutien qu'ils apportent à des groupes armés. L'approvisionnement en armes devrait venir avec le souci du respect du DIH.

Pour finir, il y a la dimension sanitaire : les conflits touchent tous les secteurs, dans la santé. On observe des épidémies, avec des taux de mortalité très élevés. Parallèlement, les systèmes de santé sont très affaiblis.

Dans quelques zones prioritaires du CICR, les conflits empêchent l'accès aux zones les plus difficiles. Les attaques sur les hôpitaux et les centres de santé ont diminué. Importe aussi la vaccination ou l'effort contre les maladies, par exemple le paludisme. On constate que l'aide apportée pour vaincre le virus Ebola n'a pas eu d'impact à long terme. Dans les trois pays concernés (Guinée équatoriale, Libéria, Sierra Leone), le CICR a arrêté son activité directe pour se concentrer sur la responsabilisation des acteurs locaux.

Parmi les objectifs de notre action, il y a bien sûr l'aide directe, mais aussi l'effort pour freiner la détérioration de la situation et permettre un jour la reconstruction de ces pays. Il faut favoriser la résilience des communautés et des individus, par exemple en proposant de l'argent ou du matériel plutôt que des sacs de riz, leur donner le moyen de regagner leur dignité.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le directeur, pour cette présentation et pour l'ensemble des actions que vous menez. Le dernier point que vous venez d'évoquer est particulièrement intéressant.

M. Joël Guerriau. - Les besoins dans les pays de l'Afrique de l'Ouest sont très importants - sur les plans alimentaire, sanitaire... et le sont davantage encore en période de conflit. Je souhaiterais que vous nous présentiez, de manière plus précise, les actions menées par le CICR sur le terrain et leurs résultats. Par ailleurs, combien d'organisations non gouvernementales (ONG) françaises travaillent à vos côtés et quelles difficultés rencontrent-elles ? Sont-elles amenées à se retirer compte tenu de la situation ou continuent-elles, malgré tout, leurs actions - le cas échéant, dans quelles conditions ? Enfin, sur quels soutiens étatiques pouvez-vous compter ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Au Togo, des figures de la défense des droits de l'homme sont victimes de harcèlement, de répression et de désinformation. Le 4 avril dernier, plusieurs d'entre elles ont été arrêtées, dont Assiba Johnson, contre qui deux chefs d'accusation ont été retenus : propagation de fausses nouvelles et atteinte aux autorités publiques. N'y a-t-il pas un risque de recul des droits de l'homme dans l'ensemble des pays de cette région ? Par ailleurs, lors de la mission de notre commission à Djibouti, j'ai pu mesurer l'attachement de la population à la langue française. La francophonie peut-elle constituer un levier d'action en Afrique de l'Ouest ?

M. Robert del Picchia. - Selon les organisations onusiennes, il existe en Afrique des dizaines de millions de personnes qui n'ont pas d'état-civil. Les familles déclarent le premier enfant - surtout s'il s'agit d'un garçon - mais « oublient » de déclarer les suivants, parfois en raison de la distance qui les sépare de la mairie, ou du coût des démarches administratives. Quid de ces personnes qui « n'existent pas » et qui, par conséquent, peuvent être victimes de trafics d'êtres humains ? La Croix-Rouge est-elle consciente de ce problème très important en Afrique et qui concernerait quelque 180 millions de personnes dans le monde selon l'ONU ? Comment agissez-vous contre ce phénomène ?

M. Olivier Cadic. - La mise en esclavage de migrants en Libye a été récemment mise en lumière. Cette situation pousse ces migrants à tenter la traversée de la Méditerranée, au péril de leur vie. Je rappelle à cet égard que le nombre de morts est plus important entre l'île d'Anjouan et Mayotte qu'en Méditerranée. Vous avez parlé des « zones » d'accueil de migrants qui m'ont rappelé le village de Kakuma au Kenya où un camp de réfugiés a été construit, faisant de ce village l'équivalent de la dixième ville du pays en nombre d'habitants. Que penseriez-vous de la mise en place de grandes zones humanitaires où les populations pourraient s'établir en cas de conflit, et préparer, par la suite, le retour vers leur territoire d'origine conformément à leur souhait ?

M. Ladislas Poniatowski. - Je voudrais vous interroger sur votre financement et vos choix d'intervention. Votre mode de financement est très particulier : vous recevez parfois des fonds publics pour conduire des missions précises, mais vous bénéficiez aussi de fonds privés. D'ailleurs, vos capacités budgétaires sont parfois supérieures à celles des États dans lesquels vous intervenez. Comment se font vos choix d'interventions et d'investissements ? En effet, le CICR apporte un soutien important, mais il ne peut pas intervenir partout. L'utilisation des dons manque toutefois de transparence alors que les Français sont très généreux en la matière.

M. Bruno Sido. - Dans votre présentation, vous avez abordé la question des conflits « larvés » sans toutefois évoquer celui du Sahara occidental. J'ai eu l'occasion de me rendre dans les camps de Laâyoune. Quelle est aujourd'hui la situation de ce territoire vis-à-vis du Maroc qui le revendique ?

Mme Sylvie Goy-Chavent. - La qualité du travail de la Croix-Rouge n'est plus à démontrer. J'ai visité le camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie et constaté les tensions qui pouvaient exister entre les ONG présentes sur place. Avec quelles ONG travaillez-vous ? Une mutualisation des moyens dans le cadre de grands projets est-elle envisageable ?

Mme Christine Prunaud. - Je vous remercie de votre action en Afrique de l'Ouest et dans le monde en général. Au sein de notre commission, nous avons créé un groupe de travail sur l'évolution de la situation en Libye où l'État n'existe plus. S'agissant de l'accueil des migrants, nos demandes de solutions politiques, tant au plan national qu'européen, n'ont pas abouti. Quelle influence la France a-t-elle pour améliorer la situation en Libye ? Par ailleurs, avez-vous accès aux camps dans le Sud du pays pour nous éclairer sur les conditions de vie des migrants ?

Mme Gisèle Jourda. - En Tanzanie, des drones sont utilisés pour approvisionner les hôpitaux en médicaments et réaliser des cartographies. Quel regard portez-vous sur l'utilisation des nouvelles technologies dans le domaine de la santé et dans la lutte contre la famine ?

M. Patrick Youssef. - Merci pour vos questions, car dans mon introduction d'une quinzaine de minutes, je n'ai pas pu vous présenter tous les actions du CICR dans la région. Nous avons 2 500 employés sur toutes les lignes de front, qui travaillent nuit et jour dans nos centres de santé, et notamment des équipes chirurgicales dans les régions les plus reculées comme à Diffa, à Agadès et à Maiduguri où j'étais fin janvier et où il a fallu accueillir en une soirée 54 blessés de guerre.

L'action du CICR, dans toutes ces zones, se déploie dans cinq domaines spécifiques. En premier lieu, nous sommes encore une organisation qui répond aux urgences. Elle apporte une réponse urgente en distribuant de l'eau ou de la nourriture, même dans des conflits qui durent depuis dix ans. Nous voyons encore des déplacements brutaux de populations avec une demande urgente de réponse pour leur survie. Apporter une réponse urgente aux besoins que nous voyons sur le terrain reste un élément fondamental de notre action. En deuxième lieu, le CICR assure des programmes sur plusieurs années, ce qui n'était pas le cas auparavant. Quand j'ai commencé à travailler il y a treize ans au Darfour, nos actions étaient limitées à une ou deux années. Aujourd'hui, l'idée est de voir beaucoup plus loin. Les investissements que nous faisons, par exemple, dans le rétablissement des services sanitaires dans une région donnée, s'étalent dans le temps. En troisième lieu, il faut citer la protection. À l'origine, le CICR n'a pas été créé pour distribuer de la nourriture et de l'eau, mais surtout pour inciter les porteurs d'armes à respecter le cadre mis en place par les conventions de Genève après la Seconde Guerre mondiale. Cela nous conduit à promouvoir le droit auprès des porteurs d'armes de toutes sortes, y compris non-étatiques, et aussi à visiter tous les lieux de détention. La visite d'une prison où séjournent 2 500 détenus alors que la capacité d'accueil est de 100 personnes est un défi à part entière. Face à la surpopulation carcérale, le CICR s'assure non seulement du bon traitement des détenus, mais aussi du respect de leurs garanties judiciaires, de leur nutrition, etc. En quatrième lieu, le CICR ne travaille pas seul. Cela répond à la question sur la collaboration du CICR avec les ONG. Nous travaillons avec le plus grand réseau de volontaires au monde - la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge - et notamment avec des acteurs locaux qui peuvent aller partout dans leurs pays. Cela nous apporte beaucoup en nous donnant un accès illimité et la possibilité de travailler avec des volontaires dont l'engagement humanitaire est impressionnant. Nous travaillons aussi à l'adaptation des capacités de ces sociétés nationales dans le cas où le CICR serait conduit à quitter le pays, afin que la relève soit assurée. En cinquième lieu, nous sommes très présents dans le développement des capacités locales. Nous ne voulons pas nous substituer aux services gouvernementaux ou régionaux. Parfois nous y sommes contraints, comme en 2012 dans l'hôpital de Gao qui était complétement vide après l'arrivée des groupes djihadistes. Le CICR l'a réhabilité et continue d'en assurer la gestion depuis cette date, tout en formant du personnel local qui prendra la suite. Nous avons un grand projet dans la région de Mopti au centre du Mali où le Gouvernement nous a demandé de créer un centre orthopédique. La promotion et le respect du droit humanitaire international sont très importants car ils assurent la préservation du tissu social, sur lequel se rebâtira la société d'après conflit.

Sur le Togo, je n'ai pas la totalité de la réponse. Le CICR a une petite présence à Lomé, qui lui permet par exemple de faire des visites des lieux de détention. Le levier principal, ici, est la société civile et le dialogue avec les autorités concernées. Le CICR pourrait peut-être envisager une intervention s'il avait un mandat pour le faire.

Sur la question des personnes non identifiées ou sans état-civil, je veux vous dire que le CICR n'a jamais fait de distinction de cette sorte entre les personnes. Dès lors que ces personnes sont identifiées par un gouverneur, un chef tribal, elles sont intégrées dans nos listes de bénéficiaires. Notre grande valeur ajoutée est la proximité avec les victimes. Une fois que ces personnes ont un dialogue avec un délégué, elles sont prises en charge. Par exemple, un patient qui arrive à l'hôpital de Gao pour être soigné ne se voit jamais demander son identité tout de suite. Elle lui est demandée plus tard pour référencer le dossier et pour éventuellement joindre sa famille.

Sur la question du financement, je voudrais signaler une différence entre le CICR et la Croix-Rouge française. La Croix-Rouge française a en quelque sorte un monopole pour recueillir les dons des Français. Le CICR ne s'adresse qu'aux gouvernements. Il ne demande jamais de soutien financier aux particuliers. 92 % de notre budget provient des Etats et cela n'a pas changé. Il est peut-être temps de réfléchir à une participation des acteurs privés.

La Croix-Rouge française est favorable à un travail en collaboration avec le CICR notamment dans le domaine de la récolte de fonds. Une rencontre entre notre direction et la Croix-Rouge française a eu lieu à Paris la semaine dernière et témoigne de l'étroite collaboration entre nous. Dans le domaine opérationnel, nous partageons certains théâtres avec la Croix-Rouge française, en particulier dans le secteur du Sahel. Nous travaillons ensemble à Agadès à la gestion d'un centre hospitalier. Nous sommes extrêmement fiers du travail accompli dans ce secteur, car nous nous appuyons sur des experts, des personnes qui ont vécu des moments très difficiles pendant la guerre du Liban. J'ai moi-même connu ma femme lorsqu'elle était experte pour la Croix-Rouge française.

S'agissant du Sahara occidental, nous avons à Tindouf un centre orthopédique. Nous travaillons également en étroite collaboration avec le Maroc et le Sahara occidental, donc le front Polisario, pour essayer d'établir des espaces de dialogue. Nous poussons ce dialogue avec les Marocains afin de mettre en place des actions humanitaires dans le Sahara occidental. Nous cherchons à agir dans la détection des mines et à instaurer un dialogue sur les personnes disparues. Dans ce domaine, c'est la diplomatie qui prime sur l'action en ce moment. Nous sommes également en étroite relation avec le représentant spécial pour le Sahara occidental afin de définir la place du CICR dans cette action diplomatique et humanitaire.

En réponse à la question sur les ONG, j'ai répondu en précisant que nos partenaires privilégiés sont les sociétés nationales du Croissant-Rouge et de la Croix-Rouge. Lorsque nous considérons qu'une ONG est compétente et a une expertise, le CICR se retire. C'est ce que nous avons fait au nord-est du Nigéria, lorsque le programme alimentaire mondial (PAM) s'y est installé. Le CICR oriente alors son action là où aucune autre ONG n'agit. Dans cette zone, 200 000 personnes n'ont encore reçu aucune aide, il est donc important d'agir là où personne d'autre que le CICR ne va.

Sur la question libyenne, le CICR a dû rapatrier il y a 4 ans son personnel mobile pour des questions de sécurité. C'est à travers ce personnel expatrié, qui assure une certaine neutralité, que nous entamons normalement un dialogue et des visites des lieux de détention ou de rétention. Nous sommes actuellement en train d'entamer un processus de retour de ces expatriés pour pouvoir mener à bien une mission de visite des centres de rétention. Nous voulons entamer un dialogue afin de créer des liens entre les détenus et leurs familles. Dans l'intervalle où nos personnels expatriés n'étaient pas présents, nous avons mené des actions dans les centres de rétention avec le Croissant-Rouge libyen. Notre coopération a été extrêmement fructueuse et nous a permis d'avoir accès à quelques centres de rétention. Je ne vous cache pas que les centres identifiés ne sont en général pas les plus problématiques. Les centres non-identifiés, parfois gérés par des groupes armés, sont ceux dans lesquels notre action est la plus pertinente. Notre présence physique sur place permet de faire la différence. Notre système de confidentialité et de partage bilatéral avec les autorités locales nous permet d'avoir des résultats positifs et concrets.

Quant aux drones, à ma connaissance, en Afrique de l'Ouest leur utilisation a été limitée à la géolocalisation à titre militaire. Le PAM s'en est servi pour un recensement des camps, mais à cette exception près, il ne m'apparaît pas que les drones aient été utilisés à des fins humanitaires. Le CICR pousse l'innovation, afin d'avoir une action au plus près de la population. Nous avons élaboré des actions au Nigéria et dans d'autres secteurs de cette partie de l'Afrique pour voir comment le secteur privé pouvait être associé de façon innovante à la réponse humanitaire. Nous cherchons à faire en sorte de ne pas baser notre action et notre évaluation humanitaire sur les seuls États. Nous avons sollicité des fondations et des groupes privés. Nous avons un groupe de philanthropes de compagnies qui nous soutiennent. Pour conclure sur les drones, le CICR les a utilisés à des fins de communication à Mossoul.

M. Ladislas Poniatowski. - Que faites-vous pour contrôler la bonne utilisation de vos aides ? Lors du Tsunami, l'argent a abondé, des particuliers, des États, du monde entier et toutes les ONG étaient là-bas, quasiment en concurrence. Je parle aussi bien de l'aide humanitaire de départ que de l'aide qui s'est mise en place ensuite pour reconstruire. Les associations étaient en concurrence pour mobiliser les artisans afin de reconstruire. Il semblerait qu'il n'y a quasiment pas de détournement d'argent. L'exemple que vous avez cité du Darfour est connu. Pas loin de 80 % de l'aide qui a été apportée est contrôlée par des chefs militaires. Autrement dit vous avez la garantie que 20 % de l'aide que vous apportez bénéficie aux populations, le reste va indirectement au territoire, mais moyennant ponction des chefs militaires locaux. Que faites-vous pour contrôler la bonne utilisation et lutter contre le détournement de vos aides ?

M. Patrick Youssef. - La première partie de ma réponse est que le CICR, avec son budget assez limité par rapport aux agences onusiennes, n'utilise pas d'intermédiaires pour mener son action sur le terrain. Il suffit d'additionner les budgets des agences onusiennes dans deux secteurs seulement, par exemple la Syrie et le lac Tchad, pour équivaloir notre budget total. Nos ressources sont assez limitées, car ce sont nos propres agents qui évaluent, mettent en oeuvre et qui vérifient que l'argent que nous recevons arrive directement à ceux auxquels il doit bénéficier. Nous ne nous contentons pas de cela. Récemment, pour respecter les objectifs de transparence dans lesquels le CICR souhaite travailler avec les pays donateurs, le CICR a demandé à ses bénéficiaires des rapports de redevabilité. Nous avons créé des systèmes dans lesquels les bénéficiaires eux-mêmes contactent nos agents et font retour sur la mise en oeuvre des actions humanitaires et leur efficacité. Nous savons ainsi ce qu'ils ont reçu ou pas. À travers ces mécanismes, nous essayons d'être le plus transparents possible. C'est d'ailleurs pour ça qu'après 150 ans nous recevrons de plus en plus le soutien des États, car le CICR est considéré comme une organisation qui parle peu et qui agit beaucoup, et qui met sa neutralité en action. Si nous devions être critiqués sur ces sujets, nous le serions directement par les groupes armés et les Etats. C'est un immense défi auquel nous faisons face, un défi de transparence et de responsabilité du CICR auprès de ses donateurs et auprès de ses bénéficiaires. J'étais moi-même en Irak pendant deux ans comme chef de délégation et ma seule préoccupation, outre la sécurité, était que les groupes armés ne détournent pas l'assistance du CICR, ne l'utilisent pas comme une arme de guerre. C'est le défi d'une organisation qui est sur la ligne de front et qui ne reste pas dans les capitales en demandant à d'autres de faire le travail sur le terrain.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cet éclairage sur ces questions. Le fait de vous inviter traduisait aussi notre volonté de rendre hommage à la Croix-Rouge française, bien sûr, mais aussi au CICR qui est sur tous les fronts dans des conditions très difficiles. La commission continuera bien sûr à suivre vos travaux et à voir comment il est possible de soutenir votre action en attendant que la paix puisse revenir dans toute cette région. Quant à la complexité des questions migratoires, on voit bien, par exemple en Algérie, qu'il y a une transformation de ces flux. Ils sont aussi nourris par une perte d'espérance de la jeunesse. Même si le pays fonctionne, la population jeune s'enfuit, considérant qu'il y a plus d'espoir en Europe. C'est un mal contre lequel il est tout aussi complexe d'agir que pour la résolution d'un conflit armé.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Évolution de la situation en Libye - Examen du rapport d'information

M. Christian Cambon, Président - La Commission a confié à nos collègues Cédric Perrin, Rachel Mazuir, Christine Prunaud et Jean-Pierre Vial, un rapport sur la situation de la Libye.

La Libye revient à la « une » de l'actualité avec à Paris, le 29 mai, une réunion tenue sous les auspices des Nations unies, pour faire acter le principe d'élections d'ici la fin de l'année 2018. Nous avons entendu, le 4 juin, l'envoyé spécial du ministère des affaires étrangères, M. Frédéric Desagneaux. De nouveaux accrochages ont eu lieu dans le Croissant pétrolier alors que nous pensions la situation maîtrisée par l'Armée nationale libyenne et que la production avait repris. Enfin, l'odyssée de l'Aquarius pose la question de la maitrise des flux migratoires en Méditerranée centrale et des moyens pour l'Europe de les limiter et surtout de réduire la pression sur les pays de premier accueil. Vous étiez à Rome la semaine dernière et vous pourrez nous donner vos impressions sur la position italienne. Sans plus attendre, je vous cède la parole.

M. Rachel Mazuir, co-président du groupe de travail. - L'actualité récente a une nouvelle fois mis en exergue la Libye. Le 29 mai dernier, par une déclaration conjointe, les quatre principaux acteurs politiques, sous les auspices des Nations unies et de la communauté internationale, s'engageaient à la poursuite du processus de réconciliation et à la tenue d'ici la fin de l'année 2018 d'élections législatives et présidentielles. La semaine dernière, un navire de l'ONG SOS Méditerranée transportant à son bord 629 migrants rescapés du naufrage d'embarcations au départ des côtes libyennes se voyait refuser l'accès aux ports italiens et dérouté vers l'Espagne, à la suite d'une décision du ministre de l'intérieur déclenchant une crise au sein de l'Union européenne.

La situation de la Libye, son instabilité depuis 2011, la crise qui s'y est installée, l'absence d'Etat ont créé sur l'autre rive de la Méditerranée une situation de vacuité propice au développement de menaces pour les Etats voisins, y compris en Europe.

C'est l'état de cette situation que la Commission nous a demandé de lui présenter. Nous nous sommes documentés en réalisant 21 auditions à Paris, un déplacement de 4 jours à Tunis où nous avons rencontré le représentant spécial des Nations unies, M. Ghassan Salamé, de nombreux acteurs du jeu politique libyen et de parties prenantes (diplomates, ONG, divers agences des Nations unies...), puis la semaine dernière à Rome où nous avons souhaité recueillir le sentiment de nos partenaires italiens qui connaissent bien la Libye et sont, eux aussi, très engagés dans ce pays.

Nous avons choisi de vous présenter quatre focus : un rappel des rapports de forces et un état de la situation de la menace terroriste, un état des lieux de la question des migrants, une présentation par Christine Prunaud du processus politique de réconciliation engagé par les Nations unies, enfin, une réflexion de Jean-Pierre Vial sur l'attitude des Etats de la communauté internationale impliqués en Libye et sur la nécessité de la cohérence de leur position pour asseoir le processus de réconciliation et de stabilisation.

Nous n'avons pas, face à la complexité de ce dossier et à la connaissance limitée que nous en avons même au terme de cette étude, eu la prétention de présenter les voies et moyens d'une solution à la crise qui appartiennent au premier chef aux Libyens eux-mêmes et que personne n'est en mesure de leur imposer.

Pour comprendre la situation, il faut avoir en mémoire :

- l'étendue de la Libye, c'est 3 fois la France ;

- la faiblesse de sa population : 6,5 millions d'habitants, concentrés sur les côtes : 65% en Tripolitaine, 28% en Cyrénaïque, 7% dans le Fezzan ;

- l'absence d'une culture institutionnelle et de structures étatiques fortes, même à l'époque de Kadhafi ;

- une économie basée sur l'exploitation des hydrocarbures qui représentent 95% des revenus de l'Etat et un système de redistribution avec une hypertrophie du secteur public qui emploie 75% de la population active et des prix subventionnés pour les produits de base, dont les carburants.

La guerre civile de 2011 va conduire à la fragmentation de la société libyenne, à sa militarisation et à une dégradation de son économie.

1re conséquence : la base de solidarité tribale a retrouvé sa fonction y compris dans les zones urbaines et se combine avec des clivages plus récents de nature politique ou idéologique liés aux évolutions dans le monde arabo-musulman, notamment sur la place de l'islam politique, et avec une tradition de clientélisme qui fait que chaque parcelle de pouvoir est une source de bénéfices financiers à redistribuer.

2e conséquence : la guerre civile a entraîné une militarisation de ces groupes qui assurent d'une certaine façon l'ordre, mais participent aussi aux rapports de forces politiques et perturbent le fonctionnement des institutions. On en dénombre plusieurs centaines. Leurs alliances sont versatiles et fragiles.

3e conséquence : l'instabilité a provoqué une baisse de la production pétrolière et une crise économique qui se traduit par un déficit budgétaire récurrent, une inflation importante, un chômage en hausse, une dégradation des services publics, une crise de liquidités et un appauvrissement de la population. Sans redressement rapide, la Libye est à la veille d'une crise humanitaire. Dans ce contexte, l'économie illégale faite de fraudes et de trafics, y compris celui des êtres humains, s'est développée rapidement. Comme l'a relevé le RSSGNU Ghassan Salamé, « l'économie libyenne est devenue une économie de prédation ». La conquête ou la conservation de chaque parcelle de pouvoir se lisent en termes de captation de revenus et de capacités de redistribution. C'est sans doute l'une des principales difficultés pour avancer dans le processus de stabilisation de la Libye.

4e conséquence : sur le plan politique et sécuritaire, s'est installé un rapport de forces entre l'Ouest et l'Est.

A l'Ouest, la situation est confuse. En 2014, les forces politiques et militaires dominantes n'ont pas reconnu le résultat des élections législatives. Le Conseil général national, issu des élections de 2012 au sein duquel les partisans de l'islam politique sont influents, a poursuivi son activité obligeant les nouveaux députés à s'exiler à Tobrouk.

Pour autant, le paysage politico-sécuritaire est très fragmenté.

Tripoli est aux mains de trois milices importantes d'obédiences diverses mais qui s'entendent habituellement pour contrôler la capitale. Misrata demeure un pôle puissant, disposant de véritables forces armées aguerries mais qui ont été affaiblies par leur retrait de Tripoli et par les pertes subies lors des combats contre Daech à Syrte. Un autre pôle, révolutionnaire mais hostile à l'islam politique, est celui de Zintan.

A l'Est, la Cyrénaïque est le point de départ de l'opération militaire « Dignité » lancée en mai 2014 par le maréchal Haftar avec des éléments de l'Armée nationale libyenne et des milices alliées tribales ou salafistes madkhalistes, pour chasser du pouvoir les tenants de l'islam politique. Cette force est assez puissante puisqu'elle dispose d'une aviation et d'unités d'artillerie et de blindés. Elle est soutenue par l'Égypte et les Émirats arabes unis. L'Est est aussi le siège de la Chambre des représentants élue en juin 2014 qui s'est réfugiée à Tobrouk sous la pression des milices proches de l'islam politique.

Le camp de l'Est a progressé militairement en reprenant Benghazi. Il a aussi repris le Croissant pétrolier des mains d'une milice tribale ce qui a permis sa remise en exploitation par la compagnie nationale, mais la région demeure instable et subit depuis quelques jours une attaque de grande ampleur. Il a enfin étendu son influence vers le sud grâce à des jeux d'alliance, mais celles-ci sont versatiles.

La situation dans le Sud est plus confuse. Elle repose sur des équilibres tribaux entre Arabes, Touaregs et Toubous qui se disputent les divers trafics sur les itinéraires reliant l'Afrique subsaharienne à la Méditerranée. Cela donne lieu à de fréquents accrochages, autour de Sebha. Les camps de l'Ouest et de l'Est interfèrent dans ses rivalités. Notons également dans ce jeu, la présence de groupes armés rebelles tchadiens et soudanais dont c'est la zone traditionnelle de refuge et qui se mettent au service des plus offrants comme mercenaires.

Issus de l'accord de Skhirat en décembre 2015, un conseil présidentiel représentant les différentes parties prenantes et un gouvernement d'entente nationale présidée par M. Sarraj ont été mis en place. Partie prenante à cet accord, la Chambre des représentants a été confirmée. Un Haut Conseil d'Etat dont les membres sont issus du Conseil général national a été créé. S'il bénéficie du soutien de la communauté internationale, le Gouvernement a du mal à exercer sa pleine souveraineté car il n'a pas été investi par la Chambre des représentants et même si de nombreuses composantes de l'Ouest reconnaissent son autorité, il reste très dépendant pour sa sécurité des milices de Tripoli et de négociations avec les différents groupes armés. Cependant il contrôle jusqu'à présent les grandes institutions économiques et donc les ressources financières.

Aucun des deux camps n'est aujourd'hui en mesure de l'emporter sur le plan militaire. Cette prise de conscience fait l'actualité de la solution « politique » depuis 2016 mais les parties prenantes tardent à s'accorder ; le statu quo préserve les situations acquises même s'il nuit à l'intérêt général.

Cette situation confuse a permis le développement de groupes terroristes qui menacent aussi bien la stabilité intérieure que celle des pays voisins.

Des groupes djihadistes locaux préexistants se sont renforcés comme Ansar al-Charia à Benghazi et à Derna.

La Libye est également une zone d'opération pour Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), en connexions avec les groupes opérant dans la bande sahélo-saharienne.

Daech a profité du chaos libyen pour constituer une emprise territoriale autour de Syrte, y installer des camps d'entraînement et perpétrer des attaques menaçant le Croissant pétrolier à l'Est et la ville de Misrata à l'Ouest. Il a reçu aussi des ralliements de groupes sur tout le territoire.

Ces implantations représentent un risque sécuritaire pour les pays voisins. Le territoire libyen a servi de base de lancement d'opérations terroristes. En 2013, le site gazier d'In Amenas en Algérie a été attaqué par le groupe dirigé par Mokhtar Belmokhtar. Les attentats de 2015 et 2016 en Tunisie ont été organisés depuis la Libye. L'implantation des groupes liés à AQMI dans le Sud libyen constitue une base de remise en condition et d'entrainement des groupes qui agissent dans le Sahel. L'Égypte elle-même est soucieuse de la sécurité de sa frontière. Enfin, des groupes terroristes ont orchestré, depuis la Libye, des attentats sur le sol européen le 26 décembre 2016 à Berlin et le 22 mai 2017 à Manchester.

Ces groupes sont combattus par les principales composantes libyennes. En 2017, le maréchal Haftar a repris Benghazi aux groupes islamistes extrémistes aux termes de trois années de combat. En 2016, plusieurs forces dont les puissantes milices de Misrata, organisées sous l'opération Bunyan al-Marsous, ont repris Syrte à Daech aux termes de combats meurtriers (700 morts du côté de Bunyan, 2000 du côté de Daech).

Ces deux opérations ont bénéficié du soutien de plusieurs puissances régionales et internationales. Les forces spéciales italiennes, britanniques et françaises y ont contribué, tout comme l'Égypte et les Émirats arabes unis, qui ont offert un soutien militaire, matériel et financier à l'ANL. Les États-Unis ont mené des frappes décisives, qui se poursuivent encore aujourd'hui, pour empêcher Daech et AQMI de restaurer leurs capacités opérationnelles. Les opérations antiterroristes se poursuivent à l'échelle nationale : à l'Est, avec l'opération de l'ANL sur la ville de Derna, comme à l'Ouest avec une nouvelle initiative du GEN.

Ce soutien s'explique par l'importance géostratégique de la Libye au centre de la région méditerranéenne, sa proximité avec l'Europe et la porte d'entrée qu'elle constitue sur l'Afrique. On se souvient des craintes exprimées par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, devant notre Commission, d'une connexion forte entre les théâtres du Sahel et du Levant. La lutte contre le terrorisme est un point d'intérêt important pour la France dans son engagement à la résolution de la crise libyenne.

Aujourd'hui, la présence de Daech et AQMI a nettement diminué. EI en Libye compterait dans ses rangs entre 500 et 700 combattants à la mi-2018 et ne contrôle plus de territoire, contre 300 hommes pour AQMI.

Pour autant, l'optimisme ne peut être que relatif. En l'absence d'une armée et d'une police unifiée et sans stabilité retrouvée, ces groupes terroristes parviennent à se maintenir et à mener des attaques comme récemment Daech contre la Haute Commission électorale à Tripoli, le 2 mai 2018, le nombre d'attaques s'étant même accru depuis le début de l'année.

M. Cédric Perrin, co-président du groupe de travail. - J'évoquerai en ce qui me concerne la question migratoire. La Libye est depuis longtemps une destination pour les travailleurs migrants des pays arabes voisins. Depuis une quinzaine d'années, elle est devenue aussi un pays de transit vers l'Europe : en effet, l'ouverture de la Libye aux travailleurs migrants subafricains, l'afflux de réfugiés en provenance des zones de conflits, notamment de la Corne de l'Afrique, ainsi que la fermeture progressive des frontières de l'Europe ont favorisé le développement des traversées de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. Mouammar Kadhafi a habilement mis à profit cette situation, en monnayant auprès de l'Union européenne et de l'Italie son engagement dans une politique de lutte contre l'immigration irrégulière. Les accords passés entre la Libye et l'Italie dans les années 2000 permettent ainsi de contenir le flux de migrants traversant la Méditerranée. A compter de 2014, celui-ci connaît cependant une envolée, passant de 40 000 traversées en 2013 à 170 000 en 2014 et même 181 000 en 2016. Ce flux reste certes inférieur à celui enregistré en 2015 et au début 2016 en Méditerranée orientale (plus d'un million de migrants étaient alors entrés en Europe par la Grèce et la route des Balkans). Mais il y a bien un changement d'échelle sur la route de la Méditerranée centrale, dont la Libye était autrefois le verrou.

L'effondrement des institutions et l'impunité, sans oublier les difficultés économiques, ont en effet favorisé l'essor du trafic de migrants. À cela s'ajoutent, bien sûr, une aspiration à la migration chez de nombreux ressortissants africains, pour des raisons économiques ou en raison des crises (les deux grands bassins alimentant la route vers la Libye étant l'Afrique de l'ouest et la Corne de l'Afrique), ainsi qu'un contexte propice au développement du trafic de migrants, pour des raisons économiques, dans certains pays de transit comme le Niger.

En Libye, l'économie de la migration acquiert un poids considérable, de l'ordre de 20 à 25 % du PIB. Si elle est d'abord le fait de réseaux structurés dotés de ramifications internationales, elle implique aussi directement ou indirectement une grande partie de la population libyenne. Le trafic de migrants est aussi une importante source de revenus pour les groupes armés, qui rackettent les trafiquants ou prennent le contrôle des réseaux. Il alimente aussi la corruption de fonctionnaires sous-payés (un garde-côte libyen gagnerait de l'ordre de 140 € par mois) qui ferment les yeux sur les flux illicites.

Confrontée à une pression accrue et à un nombre croissant de naufrages sur la route de Méditerranée centrale, qualifiée de route migratoire la plus dangereuse du monde, l'Union européenne disposait de marges de manoeuvre limitées. La situation politique en Libye ne permettait pas d'envisager un accord migratoire sur le modèle de celui passé en mars 2016 avec la Turquie. L'UE décide donc de renforcer sa frontière maritime en confiant à Frontex une nouvelle opération de surveillance dans la zone, appelée Triton, et lance au printemps 2015 l'opération militaire EUNAVFOR MED, dite Sophia, avec pour mission de « démanteler le modèle économique des passeurs ». Pour limiter les arrivées en amont de la Libye, l'Union européenne mise sur le renforcement de la coopération avec les pays de transit et d'origine, grâce à un nouveau cadre de partenariat et la création d'un Fonds fiduciaire d'urgence (FFU) pour les migrations en Afrique. Cette impulsion est donnée au sommet de La Valette en novembre 2015. Avec ces nouveaux instruments, elle entend inciter ces pays à mieux contrôler leurs frontières et soutenir leur développement économique pour décourager la migration.

Bien évidemment, une telle politique, outre le fait qu'elle ne va pas de soi (les pays africains tirant très largement profit de la migration, à travers l'argent envoyé par les migrants), met un certain temps à produire ses effets.

Quant à l'opération Sophia, on en connaît bien les écueils. Il en a été question à plusieurs reprises lors d'auditions qui se sont déroulées au Sénat ces dernières années. Après un débat sur la question de savoir à quelles conditions ses bâtiments pourraient entrer dans les eaux territoriales libyennes, voire entreprendre une action au sol contre les trafiquants, il a été convenu qu'elle resterait positionnée en haute mer où elle fait surtout de la surveillance et beaucoup de sauvetages. Les interrogations sur son utilité, voire sur la possibilité qu'elle fasse, malgré elle, « le jeu des passeurs », conduisent à lui confier en 2016 de nouvelles missions, en particulier celle de former les garde-côtes libyens.

La réponse européenne à la crise migratoire n'a pas d'effet immédiat sur les flux au départ de Libye. En 2016, avec le tarissement des arrivées en Grèce à la suite de l'accord UE-Turquie, la Méditerranée centrale est même redevenue la première route migratoire vers l'Europe. Les traversées se poursuivent, avec la complicité des ONG qui interviennent à proximité des côtes libyennes pour recueillir les migrants en détresse et les amener en Italie, où beaucoup demandent l'asile, même si tous n'y sont a priori pas éligibles. Depuis 2011, ce sont plus de 700 000 migrants qui sont arrivés en Italie par la mer. En outre, depuis 2015, plusieurs Etats membres ont rétabli des contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen afin d'empêcher l'entrée de migrants arrivés par l'Italie ou la Grèce (c'est ce que fait la France à la frontière italienne. Notre pays est en effet très exposé, via les mouvements secondaires, au flux migratoire venant de Libye et transitant par l'Italie).

Or, cette fermeture des frontières intérieures et les arrivées incessantes sur ses côtes font peser sur l'Italie, par ailleurs confrontée au mécontentement croissant de sa population, une charge écrasante. Les structures chargées d'examiner les demandes d'asile sont saturées et les autres Etats membres manifestent peu d'empressement à appliquer le programme temporaire de relocalisations. Cette situation intenable la conduit à prendre des mesures qui vont s'avérer déterminantes, en complément des mesures européennes, pour stopper les départs depuis la Libye. Sur le fondement d'un accord passé en février 2017 avec le gouvernement d'entente nationale, elle s'implique fortement dans la formation, l'équipement et le financement des gardes-côtes libyens. Par ailleurs, elle impose aux ONG qui interviennent dans la zone le respect d'un code de bonne conduite les obligeant à se tenir à distance des côtes et à ne pas communiquer avec les passeurs. Exerçant une surveillance active dans les eaux territoriales libyennes, l'Italie fait en sorte que les gardes-côtes libyens empêchent les départs et ramènent sur les côtes libyennes les migrants tentant la traversée. Enfin, on sait que l'Italie a négocié directement avec certaines milices impliquées dans le trafic de migrants. Ces mesures aboutissent à une baisse spectaculaire des départs depuis les côtes libyennes : en 2017, le nombre de traversées sur la route de Méditerranée centrale baisse de 34 % par rapport à 2016, passant de 181 000 à 119 000. Sur les cinq premiers mois de l'année 2018, ce chiffre est en baisse de 77 % par rapport à la même période de l'année dernière, soit un nombre de traversées irrégulières ramené à 13 450.

Dans le même temps, la coopération des pays européens avec les pays en amont, notamment le Niger, commence à porter ses fruits. La circulation dans les pays d'origine de l'information sur les exactions subies par les migrants en Libye a aussi un effet dissuasif. Tout cela se traduit par une diminution des flux en amont de la Libye.

Les tensions actuelles entre pays européens sur la question migratoire apparaissent donc un peu contradictoires avec cette évolution à la baisse, attestée par les chiffres.

La situation des migrants se trouvant en Libye reste en revanche difficile, même si quelques avancées doivent être relevées. Il y aurait à ce jour environ 700 000 migrants dans le pays, qui ne sont pas tous des migrants irréguliers et qui n'aspirent pas tous à venir en Europe. En revanche, la plupart sont confrontés à des conditions de vie de plus en plus précaires et risquent à tout moment de tomber dans un système répressif particulièrement cruel, étroitement lié à l'économie de prédation qui sévit dans le pays. Le sort épouvantable qu'ils subissent dans les centres de détention est connu, notamment grâce aux rapports des ONG. Il y aurait une soixantaine de centres de ce type, la moitié sous le contrôle du gouvernement d'entente nationale, les autres aux mains des milices. Dans ces centres, les migrants subissent de graves violations des droits humains : privations, travail forcé, viols, tortures en vue d'extorquer des rançons aux familles... Certains sont « revendus » aux réseaux de traite qui prospèrent dans le pays. C'est d'ailleurs en partie l'indignation provoquée par la diffusion en novembre dernier d'un reportage de CNN sur une vente aux enchères d'esclaves migrants en Libye qui a poussé la communauté internationale à se mobiliser. Lors du sommet qui s'est tenu à Abidjan en novembre 2017, l'Union européenne et l'Union africaine ont décidé la mise en place d'une équipe commune dite « task force » chargée de faciliter le travail du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) et de l'Organisation internationale des migrations (OIM) en Libye. L'action des agences onusiennes est traditionnellement difficile dans ce pays, la Libye n'étant notamment pas signataire de la convention de Genève sur les réfugiés. Il faut donc se réjouir que l'OIM et le HCR aient désormais accès à l'ensemble des centres de détention officiels. Par ailleurs, l'UE apporte, via le FFU, son soutien financier à un plan dont l'objectif est de vider ces prisons où 17 000 migrants étaient retenus l'automne dernier. Ce soutien permet à l'OIM d'accélérer les rapatriements volontaires vers les pays d'origine : 25 000 migrants ont été concernés en 2017 et 2018. Par ailleurs, 1 600 réfugiés et demandeurs d'asile ont été évacués par le HCR vers des pays tiers, notamment le Niger, dans l'attente de leur réinstallation dans des pays d'accueil. La France s'est engagée à accueillir 3 000 d'entre eux, mais elle est malheureusement assez isolée dans cette démarche. Enfin, le HCR a été autorisé récemment à ouvrir un centre pour l'accueil de migrants vulnérables à Tripoli, ce qui constitue une avancée notable.

Au bilan, la situation est sans doute un peu meilleure qu'elle ne l'a été, non seulement sur le plan des flux, mais aussi, en ce qui concerne la situation humanitaire des migrants dans le pays.

Elle n'en reste pas moins fragile.

Au plan intérieur, le maintien des départs à un niveau bas est tributaire de la bonne volonté des interlocuteurs libyens, officiels ou non. Or, ceux-ci jouent souvent un double jeu, se prêtant à la lutte contre les trafics tout en restant complices des trafiquants. Les gardes-côtes relâchent parfois leur vigilance ou se laissent corrompre. Par ailleurs, il se pourrait que la baisse des flux s'accompagne d'une accentuation des pressions et des violences exercées sur les migrants et notamment d'une recrudescence des pratiques d'extorsion.

Au plan externe, les migrants semblent se détourner de la voie libyenne, mais d'autres routes pourraient prendre la relève, comme celle de Méditerranée occidentale, qui enregistre une forte hausse des traversées, ainsi que la route entre la Tunisie et l'Italie, désormais empruntée à 95 % par des migrants subafricains. Les routes migratoires fonctionnent comme des vases communicants. Or, avec la croissance démographique en Afrique, les dérèglements climatiques, l'explosion du nombre de réfugiés dans le monde, la circulation de l'information et le développement de la mobilité, la question migratoire reste devant nous.

Alors quelles recommandations pouvons-nous formuler à ce sujet d'une actualité brûlante ?

- la priorité est de mener à bien le processus politique en Libye et favoriser la restauration d'un Etat capable d'unifier ses forces de sécurité et d'assurer le contrôle de ses frontières. Il faudra aussi chercher à accompagner la Libye dans sa gestion des migrations en l'incitant à évoluer sur la question de l'asile et en la sensibilisant à l'importance du paramètre migratoire pour son économie ; en effet, ce pays aura besoin de la main-d'oeuvre étrangère pour se reconstruire et se développer, il n'est pas dans son intérêt de décourager les migrants de venir sur son territoire ; à titre d'exemple, on nous a rapporté qu'un hôpital à Tripoli ne pouvait plus fonctionner en raison de la fuite du personnel d'origine étrangère ;

- il faut aussi accentuer la lutte contre les passeurs, notamment les têtes de réseaux. L'adoption de sanctions individuelles il y a deux semaines au Conseil de sécurité des Nations unies contre des trafiquants de haut niveau est une avancée. Les mandats d'arrêts émis en mars dernier par la justice libyenne contre 200 trafiquants de migrants libyens et étrangers vont aussi dans le bon sens. Il faut faire plus, notamment en s'attaquant aux flux financiers considérables qui émanent de ce trafic et qui transitent par l'étranger ;

- continuer à tarir le flux migratoire en amont afin d'obliger les acteurs vivant de la migration à renoncer à cette activité ; il s'agit d'abord d'aider les pays de transit à assurer la gestion de leurs frontières ; mais cela suppose aussi d'être attentif au développement de sources de revenus alternatives à la migration, faute de quoi, des régions entières telles que le Nord du Niger pourraient être déstabilisées ; par ailleurs, il faudra veiller à préserver les migrations régionales qui existent depuis toujours en Afrique et qui contribuent à réguler naturellement les écarts de croissance économique et de démographie ; par exemple, des Nigériens se rendent en Libye de manière saisonnière pour travailler dans l'agriculture ;

- enfin, il faut encourager le développement économique dans les pays d'origine, afin de donner aux candidats potentiels à la migration des opportunités dans leur propre pays. Les initiatives prises lors du sommet de la Valette vont dans le bon sens. Encore faut-il que les Etats acceptent d'y consacrer des moyens suffisants. Or, force est d'admettre que ce n'est pas le cas. Le FFU créé en 2015, est aujourd'hui doté de 3,4 milliards d'euros dont près de 3 milliards apportés par l'UE et seulement 419 millions par les Etats membres, qui étaient censés apporter 1,6 milliard d'euros. La contribution de la France à ce fonds n'est à ce jour que de 9 millions d'euros, contre 154 millions pour l'Allemagne et 102 millions pour l'Italie, même s'il faut souligner que le France contribue largement à la stabilisation de la région en conduisant et en finançant seule l'opération Barkhane. Il n'en reste pas moins que si l'on veut que le FFU fonctionne et même si l'on sait que les effets des projets mis en oeuvre seront différés, il faut accepter d'y consacrer des moyens suffisants.

Mme Christine Prunaud, membre du groupe de travail. - Je vais pour ma part vous présenter l'évolution de la situation politique, ses perspectives, ses freins et les efforts déployés par les Nations unies pour conclure la transition.

La crise libyenne est un enchevêtrement de plusieurs crises. Parmi celles-ci, la crise politique. Elle est centrale et constitue la priorité de la stratégie élaborée par la Mission d'appui des Nations unies en Libye (la MANUL).

La chute de Kadhafi puis les élections parlementaires de 2014 ont plongé la Libye dans une crise dont elle peine encore aujourd'hui à trouver l'issue.

En décembre 2015, un nouvel élan avait été donné avec la signature à Skhirat (Maroc), de l'accord politique libyen. Cet accord n'était pas qu'un simple arrangement institutionnel : c'était un compromis fondateur devant permettre de finaliser la transition politique. Il mettait un terme à la situation déconcertante que connaissait la Libye, à savoir un dédoublement du Gouvernement et du Parlement, qui a pris la forme d'une polarisation géographique, avec un camp à l'Ouest (dans la capitale Tripoli) et le second à l'Est (dans les villes de Tobrouk et de Beïda).

Plus de sept ans après l'intervention de la coalition et plus de deux ans après la signature de l'accord de Skhirat, la phase de transition, s'est enlisée.

Les Nations unies ne ménagent pourtant pas leurs efforts, mais les multiples blocages constituent de véritables défis qui ralentissent la stratégie onusienne.

Le 22 juillet 2017, le Secrétaire général des Nations unies nommait un nouveau représentant spécial pour la Libye, en la personne de Ghassan Salamé. Le cinquième en seulement six ans, signe de la complexité de la mission confiée. Nous avons eu le privilège de le rencontrer à Tunis dans le cadre de ce groupe de travail.

Le 20 septembre 2017, il présentait un nouveau plan d'action, approuvé par la Conseil de sécurité de Nations unies, avec pour ambition de finaliser la transition politique d'ici la fin de l'année 2018. Un calendrier optimiste, irréaliste diront certains.

Ce plan pertinent et original repose sur la combinaison de deux approches :

- la première approche dite « top-down » (descendante, du haut vers le bas), dont l'objectif est de favoriser le dialogue entre les représentants politiques et institutionnels dans la perspective des prochaines élections ;

- la seconde approche est dite « bottom-up » (ascendante, du bas vers le haut), plus inclusive et qui consiste à consulter la population libyenne sur les grandes questions (politiques, économiques, sociétales, sécuritaires...) pour que ses préoccupations soient prises en compte. La crise politique n'est pas seulement institutionnelle, elle est plus profonde.

Plus concrètement, le plan d'action se décline sous différents axes. Il n'est pas séquencé, la stratégie de Ghassan Salamé étant d'avancer de manière simultanée sur plusieurs volets. Ainsi, il prévoit à la fois :

1/ l'amendement de l'Accord politique libyen de 2015 ;

2/ l'organisation d'une conférence nationale inclusive ;

3/ l'organisation d'élections parlementaires et présidentielles d'ici la fin de l'année 2018.

Le 21 mai dernier, Ghassan Salamé annonçait devant le Conseil de sécurité avoir abandonné l'idée d'amender l'accord politique. Aucun compromis entre le Haut conseil d'Etat et la Chambre des représentants n'a pu être trouvé, notamment pour que cette dernière reconnaisse enfin le Gouvernement d'entente nationale (le GEN) et ce deux ans après sa formation. Cet accord reste malgré tout, et ce jusqu'à de possibles élections, le seul cadre viable selon le Conseil de sécurité, alors même qu'il n'était prévu que pour deux ans.

Préalablement aux échéances électorales, une conférence nationale inclusive devrait être organisée. Son objectif est de rassembler l'ensemble des sensibilités libyennes pour qu'elles prennent l'engagement de reconnaître les résultats sortis des urnes. Cet évènement qui devait être organisé en février, a cependant été reporté à plusieurs reprises : il devrait se dérouler après la clôture, programmée en juin, du cycle de conférences préparatoires organisées à travers le pays.

Enfin, la troisième étape, pierre angulaire de la stratégie onusienne de sortie de crise, consiste à organiser des élections parlementaires et présidentielles d'ici le 10 décembre 2018, date fixée par la déclaration politique adoptée à Paris il y a un mois. Selon ce même texte, les parties s'engagent «  à mettre en place leur base constitutionnelle pour les élections et à adopter les lois électorales nécessaires d'ici le 16 septembre 2018 ».

S'agissant de la grande conférence nationale inclusive, qui doit se tenir avant les élections, elle n'a toujours pas eu lieu. Dans ce contexte, l'organisation des élections en décembre 2018 paraît ambitieuse. Les conditions qui devraient être réunies sont encore loin d'être acquises, qu'il s'agisse de l'élaboration d'une « base constitutionnelle », expression vague retenue dans la déclaration de Paris, ou bien des conditions sécuritaires encore précaires.

Si le processus politique peine à avancer. Les efforts de la MANUL ne sont pas vains pour autant. Son action a le mérite d'offrir de nouvelles perspectives et d'élaborer un cadre de dialogue dans lequel certains acteurs commencent à se prêter au jeu. Malheureusement, ils n'en respectent pas toutes les règles : ils cherchent à tirer profit de certaines failles plutôt que chercher à les réparer.

Le processus politique doit faire face à l'obstruction de certains acteurs rassemblés dans ce qui est appelé le  « lobby du statu quo ». La moindre initiative est concurrencée par de nouveaux défis qui viennent s'ajouter aux difficultés d'ordre sécuritaire, tel que l'attentat contre la Haute commission électorale du 2 mai dernier.

Les acteurs développent des arguties juridiques dans le but de retarder l'adoption d'une législation électorale, d'une nouvelle Constitution ou encore de ne pas signer certains accords tels que ceux de la Celle-Saint-Cloud et de Paris. En d'autres termes, tous les arguments sont bons pour prolonger la phase transitionnelle que connaît la Libye.

Les entraves au déroulement du processus politique sont étroitement liées aux avantages dont bénéficient certaines personnalités politiques et institutionnelles, qui prennent en otage la transition. Nous sommes dans une logique de cartel, une entente pour enrayer le processus et profiter de leur position le plus longtemps possible pour s'enrichir au détriment du peuple libyen, en organisant par exemple un trafic de lettres de crédit.

Pour lutter contre les plus rétifs, l'Union européenne a élaboré des sanctions autonomes, notamment à l'encontre du président de la Chambre des représentants pour obstruction au processus politique.

À cela s'ajoutent des incertitudes constitutionnelles et électorales, alimentées par une légitimité de surface des acteurs politiques et une absence de leadership, malgré un excès d'intérêt pour certaines personnalités.

D'un autre côté, la population libyenne fatiguée par une transition qui s'éternise semble marquer son souhait d'avancer vers les élections. L'ouverture de l'enregistrement sur les listes électorales a d'ores et déjà permis l'inscription de 2,5 millions d'électeurs soit 60 % du corps électoral potentiel.

Le processus politique et les efforts des Nations unies requièrent un soutien unanime et total de la communauté internationale. Ce soutien suppose qu'aucune initiative dissidente ne vienne interférer. Compte tenu de la dextérité de certains acteurs libyens pour profiter des moindres failles dans l'objectif de freiner la transition politique, la communauté internationale doit impérativement parler d'une seule voix. Sinon, le processus sera voué à l'échec.

M. Jean-Pierre Vial, membre du groupe de travail. - La progression du processus de réconciliation interne à la Libye repose bien entendu au premier chef sur la capacité des acteurs de la scène politico-militaire libyenne à s'entendre. Le rôle et le travail du RSSGNU et de la MANUL sont essentiels pour conduire ce dialogue et le faire aboutir.

Mais la position de la communauté internationale ne saurait être marginalisée. Derrière cette formulation se dissimule en réalité une somme d'intérêts nationaux, souvent historiques, parfois antagonistes et d'agendas différents dont les parties prenantes libyennes sont promptes à user à l'appui de leurs intérêts dans le débat politique intérieur.

L'intervention en Libye en 2011 a associé à côté des pays occidentaux un nombre important de partenaires pour lesquels l'évolution ou le changement de régime pouvaient présenter l'opportunité d'une influence plus grande. Il en va ainsi de la Turquie, pays membre de l'OTAN, du Qatar et des Émirats arabes unis qui mobilisèrent des forces navales ou aériennes.

Ces États, mais aussi l'Egypte, qui, en 2013, changera d'orientation politique, et dans une moindre mesure l'Arabie saoudite (à travers son influence sur les courants salafistes) ont continué à interférer de façon insistante dans le jeu politique libyen en fonction de leurs intérêts locaux, économiques ou idéologiques, accentuant, sur ce territoire, les conflits qui opposent dans toute la sphère arabo-musulmane, les tenants de l'islam politique inspiré par l'idéologie des Frères musulmans (Qatar, Turquie) aux tenants d'un islam indépendant de la sphère politique, fut-il influent et d'une extrême rigueur religieuse et culturelle sur la société (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis).

Ces interférences se sont réduites en intensité et ont évolué dans leurs modalités depuis 2017 pour différentes raisons :

- la prise de contrôle de la Cyrénaïque par l'ANL a réduit pour l'Égypte la menace qui pesait sur sa frontière occidentale,

- la montée en puissance de la menace de Daech, qui constitue un ennemi commun à l'ensemble des acteurs,

- la priorité donnée à la résolution de questions plus stratégiques dans leur environnement immédiat par nombre de ces Etats,

. les Emirats arabes unis préoccupés par la montée en puissance de l'Iran et la guerre civile au Yémen,

. l'Arabie saoudite également mobilisée par ces deux préoccupations et son évolution politique interne depuis l'arrivée du prince Ben Salman,

. le Qatar en pleine tension avec ses voisins saoudien et émiriens et soumis à un embargo,

. la Turquie préoccupée par les élections nationales qui viennent de se tenir, son intervention militaire en Syrie contre les forces kurdes et le ralentissement de son économie ;

- enfin, la prise de conscience progressive qu'aucun des deux camps n'est en mesure d'asseoir une victoire totale sur ses adversaires, que la stabilité de la Libye passe par une réconciliation des forces en présence, que la solution négociée est désormais la voie à privilégier et que la communauté internationale doit faire preuve de cohérence et d'unité pour avancer sur cette voie.

Cette évolution peut être illustrée par le soutien apporté à l'Accord inter-libyen de Skhirat en 2016, à la feuille de route du Représentant spécial des Nations unies, Ghassan Salamé, et par la présence des représentants de tous ces États, le 29 mai à Paris, pour recueillir l'adhésion des quatre autorités principales du jeu politique libyen au processus de réconciliation et à la fixation d'un calendrier pour l'organisation des élections d'ici la fin 2018, mais aussi par la multiplication des contacts avec les représentants des adversaires du camp initialement soutenu et par l'organisation de rencontres entre représentants des camps adversaires sous les auspices des différents Etats. La diplomatie française a beaucoup oeuvré dans ce sens.

Mais la crise libyenne a aussi mis en évidence, de façon contenue mais continue, des divergences entre les partenaires occidentaux dont les agendas et les priorités sont demeurés différents. Ces différences peu affichées ont éclaté au grand jour à l'occasion des évènements migratoires récents et, tout particulièrement, de l'odyssée de l'Aquarius.

Dès 2011, la France, par son initiative, s'est placée en position de chef de file sur le dossier libyen,

- d'abord avec la Grande-Bretagne et les États-Unis pour engager une intervention militaire afin d'éviter des massacres promis par Kadhafi à ses opposants, puis aboutir au changement de régime,

- ensuite, en faisant de la lutte contre le terrorisme sa priorité parce qu'elle y était confrontée au Sahel et au Levant, mais aussi sur son propre territoire,

- enfin en se plaçant en aiguillon d'un processus de réconciliation enlisé, en organisant la rencontre Sarraj/Haftar à La Celle-Saint-Cloud en juillet 2017, puis la rencontre récente de Paris le 29 mai poussant à la tenue d'élections d'ici fin 2018. Alors que de leurs côtés, d'autres pays comme l'Algérie, l'Italie ou encore l'Union Africaine se montrent plus pragmatiques, avec une élection qui aurait pu se tenir en 2019.

Cette attitude volontariste, usant des outils diplomatiques et militaires, et qui bénéficie de leur concentration entre les mains du président de la République, convergeait avec l'agenda des Américains soucieux de ne diriger que de l'arrière (« leading from behind ») puis de limiter leurs interventions aux frappes anti-terroristes.

Mais cette proposition française ne saurait masquer celle de l'Italie avec laquelle elle ne coïncide pas, ni sur les priorités, ni sur les méthodes de l'ancienne puissance coloniale pour laquelle le maintien d'une influence en Libye est une affaire de prestige national et qui a l'avantage de connaître parfaitement bien le terrain et les différents acteurs.

L'Italie a toujours exprimé ses réserves sur l'intervention militaire de 2011 en mesurant sans doute mieux les conséquences possibles et au premier chef, la réactivation de la voie des migrations en Méditerranée centrale qu'elle avait réussi à contenir au prix d'accords bilatéraux avec Kadhafi, à l'époque.

La réouverture massive de cette voie à partir de 2014 l'a conduite à s'impliquer davantage, condamnée qu'elle était par l'application des accords de Dublin et l'absence de solidarité européenne en matière de relocalisations, tout en regrettant de ne pas bénéficier d'un soutien européen aussi fort que celui octroyé à d'autres pays. Elle a donc négocié seule avec les acteurs libyens, gouvernementaux ou non afin de diminuer la pression sur ses côtes. Elle y a réussi mais non sans critique au regard du droit humanitaire et des rapports de forces entre milices. De même veille-t-elle à tout ce qui peut conforter, ou à l'inverse fragiliser, ce dispositif patiemment mis en place de façon pragmatique. Impliquée qu'elle était en Tripolitaine, principal point d'embarquement des migrants, ses interlocuteurs étaient à l'Ouest alors que du côté français, la priorité anti-terroriste penchait plutôt en 2014 vers ceux qui était en mesure d'agir militairement c'est-à-dire, à l'Est, l'ANL du maréchal Haftar.

L'Italie est effectivement encline à mettre des moyens sur le tarissement des flux migratoires, y compris dans des mécanismes européens comme le Fonds fiduciaire d'urgence et à les mobiliser sur ce dossier. La France qui estime prendre une part importante de la lutte contre le terrorisme en soutenant seule l'opération Barkhane, y contribue nettement moins, source de critiques également.

De beaux exemples de priorités et de temporalités différentes et d'actions peu concertées pour certains entre la France et l'Italie.

L'échange de propos acides lors du refus par l'Italie d'ouvrir ses ports à l'Aquarius a cristallisé les passions et les ressentiments accumulés. Paradoxalement, car la pression migratoire a diminué en Méditerranée centrale, il en va aujourd'hui de l'unité de l'Europe et de sa capacité à répondre à une inquiétude très forte des populations qui se manifeste par une poussée électorale des partis populistes et nationalistes et dont les réponses politiques à venir permettront, peut-être, de juger plus objectivement les actions engagées par l'Italie avant les dernières élections.

Ceci distrait évidemment de la question essentielle de la stabilisation de la Libye qui demeure la clef d'une solution pérenne à ces deux préoccupations majeures et à laquelle il importe que les Européens contribuent de façon coordonnée et sans équivoque. Peut-être ne faut-il pas considérer que parce qu'un partenaire est européen, il épouse sans délibération la voix de la France et réciproquement, et que la discussion est souvent nécessaire à la bonne décision, sous réserve, naturellement, de ne pas empêcher toute prise de décision. Comme quoi, la Libye s'est invitée depuis plusieurs années au coeur des grands clivages géopolitiques.

L'apaisement des tensions en Libye, la moindre interférence des partenaires privilégiés des deux camps et la remise en avant de l'actualité de l'immigration, permettront peut-être de catalyser les actions et les incitations pour pousser la mise en oeuvre de la feuille de route du RSSGNU dont j'ai dit le consensus dont il bénéficie encore aujourd'hui. Il y a peut-être là une opportunité de temps dont il faut profiter. Encore faut-il qu'il ait une communauté de vue et une volonté commune des nombreux membres de la communauté internationale impliquée dans la résolution de cette crise. Et pour conclure, je citerai un adage que nous a rapporté l'ambassadeur du Tchad : « Quand à la naissance il y a trop d'accoucheuses, on casse la tête du bébé ».

M. Cédric Perrin, co-président du groupe de travail. - Au terme de ces exposés et avant de répondre à vos questions, je voudrais esquisser en guise de conclusion quelques leçons et quelques recommandations.

Devant la complexité de la situation, il est indispensable de se poser la question avant toute intervention, de notre connaissance du terrain et des populations, de nos capacités à gérer l'après-crise, de nos moyens et méthodes, car dans des environnements aussi complexes les solutions ne peuvent être plaquées. Elles s'inventent au fil du temps et dans un temps nécessairement long.

Il importe dès lors d'en tenir compte et de veiller en priorité à l'abaissement du niveau des tensions, ce qui suppose la capacité d'éviter la prolifération des armes et également d'inviter les membres de la communauté internationale à ne pas jouer les forces les unes contre les autres. Ce qui a été réussi en Tunisie de façon encore fragile devrait être un modèle. Soit dit en passant, ce pays mériterait d'être soutenu davantage.

Enfin, les membres de l'Union européenne doivent s'efforcer d'agir de conserve et de se coordonner davantage au niveau stratégique.

Nous n'avons pas d'autre choix aujourd'hui que d'accompagner le travail du RSSGNU. C'est un travail difficile.

Il faut donc éviter l'enlisement du processus politique en aiguillonnant régulièrement de façon parfois un peu vive des acteurs peu enclins à quitter un statu quo qui les avantage en termes de pouvoirs et de capacités de rétribution, et ne pas le précipiter au risque d'emballer les tensions. Pour cela il faut à la fois faire monter les incitations de la base, celle d'un peuple fatigué d'une transition qui s'éternise et l'appauvrit, et appliquer une pression de la communauté internationale par conviction, incitation, et au besoin sanctions à l'égard de ceux qui entravent ce processus. Pour cela, la communauté internationale doit s'exprimer de façon cohérente et concertée. Elle devrait explorer plus avant les circuits financiers qui permettent à certains d'utiliser leurs positions pour s'adonner à divers trafics et fraudes et appliquer en tant que de besoin des sanctions à leur endroit.

Il faut en effet insister sur ces aspects économiques et financiers, car ils sont la clef du problème libyen et peut-être de sa solution. Derrière les enjeux de pouvoir, il y a des enjeux financiers. Nous sommes face à une économie de la prédation dans laquelle une oligarchie de 1500 personnes utilise ses positions et profite largement du système pour capter l'essentiel des richesses, s'enrichir et investir à l'étranger  - certains d'ailleurs y vivent la majeure partie de l'année -, alors que la population est dans le besoin. Évidemment, les bénéficiaires de ce système n'ont aucun intérêt au rétablissement de l'État en Libye et freinent la réalisation du consensus nécessaire. Il serait important que la communauté internationale se saisisse de cette question et trouve les moyens d'entraver voire de sanctionner ces pratiques.

Enfin, il faut arriver à conduire ce processus tout en luttant contre l'implantation de groupes terroristes et en réduisant les flux de migrants. La situation a été relativement bien maîtrisée sur le premier point, puisque les deux camps ont combattu les groupes terroristes et que les opérations menées par les puissances étrangères alliées ont été suffisamment précises pour éviter de faire déraper la situation et aviver les tensions entre les deux camps. Sur le second point, il faudra à la fois renforcer ce qui peut davantage impliquer les autorités libyennes dans le contrôle des frontières terrestres et maritimes, tout en veillant au sort de ceux qui seront, de fait, retenus en Libye, pour à la fois permettre la réinstallation de ceux qui sont éligibles à la protection internationale au titre du droit d'asile et le retour assisté des autres, et revoir les mécanismes internes à l'Union européenne en matière de réinstallations dont on a vu qu'ils n'étaient sans doute pas à la hauteur de la crise. Cela devrait être rendu plus facile par la réduction des flux d'ores et déjà observée depuis le second semestre de 2017. Même si l'actualité quotidienne nous montre que le ressenti est autre que ce que les chiffres nous montrent.

Tous ces dossiers interfèrent avec la solution à la crise libyenne, ce qui en complexifie plus encore l'issue et rend encore plus nécessaire la cohésion de la communauté internationale.

Enfin sur toutes ses questions, il faut être réaliste et se garder de chercher la perfection. Il est impossible de répondre à toutes les exigences en termes de probité, de droits, et d'exigences démocratiques. Vouloir tout, tout de suite et tout en même temps, en urgence, est la certitude d'échouer. Il faut accepter des compromis, inclure le plus grand nombre d'acteurs, procéder par étape et réduire progressivement les souffrances, c'est le meilleur moyen d'avancer. Ne pas confondre vitesse et précipitation. La patience opiniâtre peut être aussi une stratégie gagnante. Il faut aborder cette question sans en faire un enjeu de communication.

M. Christian Cambon, président. - Merci aux rapporteurs pour ce rapport très complet sur un sujet complexe à propos d'un pays où il n'est pas facile de se rendre.

M. Ladislas Poniatowski. - Je tiens à vous faire part de mon scepticisme au sujet du nombre de migrants qui quittent la Libye pour rejoindre l'Italie. Selon les évaluations, le flux aurait baissé de plus de 70 % durant les cinq premiers mois de l'année 2018. Or, l'immigration illégale est incontrôlable et invérifiable. Comment savoir où l'on en est vraiment ?

M. Yannick Vaugrenard. - Le groupe d'amitié France-Libye suit depuis plusieurs années la question libyenne et confirme la complexité de la situation. Je partage les conclusions des rapporteurs.

Il faut une forme d'unité et de cohérence de la communauté internationale. La rencontre de mai 2018 à Paris et de la Celle-Saint-Cloud en juillet 2017 sont à différencier sur ce point. L'ensemble de la communauté internationale était représentée à Paris, ce qui ne fut pas le cas en juillet 2017. La cohérence et l'unité sont indispensables, notamment pour soutenir le représentant spécial Ghassan Salamé, dont l'action est à saluer.

Il faut refuser le statu quo intérieur dont la captation des ressources est un déterminant essentiel. Plusieurs enquêtes d'opinion ont été réalisées : si les élections se déroulaient aujourd'hui, aucun des principaux responsables libyens ne ferait plus de 10 %. Ils n'ont donc aucun intérêt à ce que le processus électoral se réalise.

Ensuite, il y a deux raisons pour que la France et la communauté internationale soutiennent le processus : la Libye est devenue un foyer important du terrorisme international et la question migratoire est centrale. Le XXIe siècle sera le siècle des migrations, pour des raisons démographiques notamment, mais pas seulement. L'ensemble des pays voisins de la Libye connaissent une très forte pression démographique ; or, les jeunes n'ont pas de perspectives, ce qui les conduit à vouloir quitter leur pays. Il est donc indispensable de prendre en considération ce phénomène au plan européen mais aussi au plan international : on assiste peut-être une diminution de la pression migratoire, mais il faudra prendre en compte la pression économique à venir sur les pays occidentaux liée à l'aspiration de ces jeunes au départ. Il s'agit d'un sujet complexe sans solution idéale, ce qui suppose de la modestie et de l'humilité. Il excède la question libyenne.

M. Jean-Paul Émorine. - Comment la communauté internationale peut-elle pénétrer dans les eaux territoriales pour empêcher l'utilisation des bateaux qui permettent aux migrants de traverser ?

M. Pascal Allizard- Je connais bien ce sujet en tant que représentant spécial pour les affaires méditerranéennes à l'assemblée parlementaire de l'OSCE ; nos constats sont partagés. Concernant les évaluations du nombre de migrants, ils ne sont pas décomptés à l'unité près, mais il y a des mesures précises qui témoignent d'une baisse des flux sur les différentes routes. Les chiffres restent cependant élevés. Dans les Balkans par exemple, nous sommes passés de 6 000 passages par jour à 1 500, ce qui reste significatif sur une année.

La question de la pénétration de Sophia dans les eaux territoriales libyennes a été maintes fois posée. Le Conseil de sécurité des Nations unies ne veut pas donner son feu vert à une telle opération du fait de la pression de puissances régionales ou étrangères (comme la Russie). La formation des gardes-côtes par les marines françaises et italiennes a été un élément de réponse à cette difficulté. Cette coopération se développe et donne des résultats.

La dimension financière de la question migratoire est un point important. Un bateau coûte entre 20 000 et 30 000 euros et peut rapporter entre 500 000 et 600 000 euros. Au plus fort de la crise, le secteur pétrolier était sinistré et le trafic de migrants rapportait davantage que le pétrole.

S'agissant de Frontex, son budget et ses effectifs ont triplé entre 2015 et 2017 et vont de nouveau tripler d'ici 2020.

Concernant la Tunisie, les flux repartent et concernent principalement des jeunes Tunisiens qui cherchent à quitter le pays. Par ailleurs, Malte joue un rôle dangereux, notamment en vendant des passeports à de riches Libyens leur permettant de s'implanter sur son territoire.

Quel est votre avis sur la grande zone tribale au sud de la Libye ? C'est une question déterminante, elle est le terrain de jeu de la Turquie qui entretient des réseaux de Frères musulmans pour continuer à déstabiliser l'Égypte.

M. Alain Cazabonne. - Comment les migrants parviennent-ils à payer les prix demandés par les passeurs quand on connaît l'état de dénuement dans lequel ils se trouvent ? Comment font-ils pour disposer de ressources suffisantes pour entreprendre de tels voyages ?

M. Olivier Cadic- Est-il envisageable que Frontex rémunère en partie les gardes-côtes libyens, pour élever leurs niveaux de salaires et qu'ils ne soient plus des cibles pour la corruption ?

M. Rachel Mazuir, co-président du groupe de travail. - Les migrants quittant leur pays d'origine ne sont pas les plus démunis. Mais quand ils arrivent en Libye, en général, ils n'ont plus rien car ils ont dû payer des passeurs tout au long de la route. Alors ils doivent travailler comme des esclaves pour envisager de repartir et aussi pour financer le voyage de leur famille vers l'Europe.

Le paradoxe libyen est que, malgré l'urgence, il faut avancer doucement. La Libye est un caillou dans la chaussure de l'Europe. L'un d'entre vous a dit que compte tenu de la complexité de la situation, la communauté internationale devrait être davantage solidaire. Je trouve pour ma part qu'elle l'est.

M. Cédric Perrin, co-président du groupe de travail- Le nombre d'entrées irrégulières aux différentes frontières extérieures européennes est établi par l'agence Frontex. S'il est possible que certaines entrées ne soient pas prises en compte - notamment le volume d'immigration irrégulière lié au maintien en Europe d'étrangers dont le titre de séjour a expiré - , les chiffres dont nous disposons traduisent une nette tendance à la baisse du nombre de migrants arrivés ces derniers mois en Europe via la Libye, notamment depuis l'action volontariste du gouvernement italien.

Concernant la rencontre de La Celle-Saint-Cloud, les autorités italiennes ont été effectivement déçues de ne pas y être conviées et d'apprendre l'événement par la presse. Pour celle de Paris, le 29 mai dernier, l'Italie n'a pas pu prendre une part active à son organisation dans la mesure où le nouveau gouvernement italien n'était pas encore constitué, ce qui n'a pas été bien ressenti dans la presse et dans l'opinion publique.

L'opération EUNAVFOR-MED Sophia est un échec. Il aurait fallu intervenir il y a trois ans. À l'époque, nous avions auditionné l'amiral Bléjean, son commandant-adjoint, et j'avais fait valoir que, faute de passer aux phases 2 et 3 (consistant à intervenir dans les eaux territoriales libyennes et au sol), l'opération se résumait à une vaste entreprise de transport de migrants. Mais il fallait l'accord du gouvernement libyen, ce qui était impossible à obtenir puisque la Libye était un État failli. Aujourd'hui, les autorités libyennes refusent toujours cette éventualité et l'intervention sur le sol libyen semble une idée complètement abandonnée.

M. Jean-Pierre Vial, membre du groupe de travail. - La politique italienne en mer Méditerranée centrale est de pur bon sens. Compte tenu du blocage de l'opération EUNAVFOR-MED Sophia, l'action adoptée par l'Italie était le seul moyen d'avancer.

Dans le sud, il fut un temps où l'on pensait que le Maréchal Haftar progressait en négociant avec les tribus. Or, une tribu ne se vend ni ne s'achète, mais loue ses services. La situation dans le sud va être fonction de l'évolution politique dans le pays. Si elle se stabilise, les tribus se rangeront et feront le choix d'activités plus licites ; dans le cas inverse, elles continueront leurs affaires en se louant au plus offrant. Le sud est plus un indicateur qu'autre chose.

M. Christian Cambon, Président. - Je vous remercie pour ce travail et vos interventions.

À l'issue de ce débat, la commission a adopté le rapport des rapporteurs et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.

Nomination de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

M. René Danesi sur le projet de loi n° 507 (2017-2018) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement fédéral autrichien relatif à la réadmission des personnes en situation irrégulière ;

Mme Hélène Conway-Mouret sur le projet de loi n° 521 (2017-2018) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie relatif à l'emploi salarié des conjoints des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre, de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Bénin relatif à l'emploi salarié des personnes à charge des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre, de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Serbie relatif à l'exercice d'une activité rémunérée des membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre et de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le conseil des ministres de la République d'Albanie relatif à l'emploi salarié des membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre.

La réunion est close à 12 h 10.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Point de situation sur l'Europe face aux crises : commerce international, migrants, dissémination nucléaire - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, je vous ai quitté hier au milieu des ors et de la pourpre du Saint-Siège et de Saint-Jean-de-Latran. Je vous retrouve aujourd'hui dans la chapelle des Pairs. Espérons qu'à force, tout ceci va nous inspirer et que l'Esprit sera avec nous !

Nous avons choisi en commun d'aborder l'Europe et l'accumulation des défis auxquels notre continent est dorénavant confronté. D'aucuns, à la faveur des crises successives que nous connaissons, parlent d'un éclatement potentiel de l'Union européenne, en s'appuyant à la fois sur cette crise des migrants révélatrice des nombreuses incompréhensions, pour ne pas dire des difficultés, qui existent au sein des pays de l'Union européenne. La pression migratoire est paradoxalement en nette baisse par rapport à ce qu'elle a pu être ces dernières années. Le Président de la République l'a rappelé hier et vous l'avez vous-même répété.

Néanmoins, la question migratoire reste un sujet important pour nos opinions publiques, mais aussi un véritable sujet de discorde entre les États membres, qu'il s'agisse de l'ouverture des ports aux navires des ONG ou bien de la répartition de la charge des réfugiés.

Vous nous ferez donc le point sur les différents volets du débat et sur la position de la France. Que faut-il notamment penser des propositions d'établir en dehors ou à la lisière du territoire européen des centres destinés à examiner la situation des migrants au regard du droit d'asile ? Comment les répartir à partir de ces centres extérieurs au territoire européen ? Quelles sont les options envisageables ?

Par ailleurs, l'attitude de l'administration américaine n'est pas toujours facile à comprendre face aux prémices de la guerre commerciale qui menace avec les États-Unis. Ce que nous constatons, en revanche, c'est une contestation toujours plus forte du multilatéralisme.

Certes, après les mesures unilatérales prises par le président américain, l'Union européenne a augmenté significativement ses droits de douane sur un certain nombre de produits emblématiques. Nous avons décidé de renforcer nos instruments de défense commerciale, mais cela sera-t-il suffisant pour peser dans la balance face aux États-Unis ?

Ceux-ci ont rétabli des sanctions à l'encontre de l'Iran à propos desquelles nous aimerions vous entendre. L'Europe est-elle prête à affronter à nouveau l'application extraterritoriale des lois américaines, qui avaient coûté si cher à un certain nombre de banques, et qui risque de coûter encore bien cher à nos entreprises, notamment dans le secteur automobile ?

Quelques-uns de nos collègues sortent à l'instant même d'une audition avec l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris. Nous aimerions connaître votre analyse sur l'état des négociations concernant le Brexit. On a évoqué devant l'ambassadeur l'état de l'opinion, mais aussi les sentiments partagés qui parcourent le Parlement anglais. Le Brexit interroge le futur même de l'Union européenne, et on peine à voir un accord avec les Britanniques se dégager sur les conditions du retrait et l'accord de transition. L'hypothèse du no deal ressurgit. Elle serait évidemment très lourde de conséquences, et c'est un véritable souci pour nous.

On voit bien que, plus que jamais, l'Europe doit constituer un front uni pour répondre à tous ces défis. De nouveaux formats viennent d'être évoqués, notamment lors du sommet franco-allemand : initiative européenne d'intervention, Conseil de sécurité de l'Union européenne, autant de nouveaux projets qui nous semblent aller dans le bon sens, mais qui nous apparaissent quelque peu flous. Peut-être pourrez-vous nous donner des précisions à ce sujet.

Nous voyons bien que, malgré ces déclarations très politiques, il existe des différences de culture stratégique, de fonctionnement institutionnel avec nos partenaires européens, notamment allemands. Comment va-t-on pouvoir surmonter ces divergences ? En d'autres termes - question que le Sénat se pose depuis un certain temps - comment refonder l'Europe ?

Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Tout d'abord, je voudrais vous redire tout le plaisir que j'ai d'être de nouveau devant votre commission.

Nous sommes convenus que nous centrerions la discussion et mon intervention sur l'Europe, mais nous serons amenés par ce biais à parler de beaucoup d'autres sujets, que je vais essayer d'évoquer dans mon propos liminaire.

Cette audition intervient à la veille d'un Conseil européen majeur qui comportera des questions très lourdes. La situation de crise globale n'est pas uniquement liée aux migrations, mais il existe un risque de délitement de l'Europe, de renoncement au projet européen, un an après une campagne électorale centrée sur l'Europe, dans laquelle le Président de la République, alors candidat, avait porté un discours fort sur l'Union européenne, qu'il a repris dans le discours de la Sorbonne. Celui-ci avait pour ambition la refondation d'une Europe plus unie, plus souveraine, plus démocratique. Cette ambition s'articule autour de la nécessité d'une Europe souveraine et de la volonté de retrouver une stratégie européenne dans toute une série de domaines comme la défense, la sécurité, le numérique, la transition écologique.

Cette proposition de refondation commence à recevoir des échos. Je rappelle que le Président de la République, dans son discours de la Sorbonne, avait établi pour la mise en oeuvre de l'Europe souveraine trois conditions : l'unité de l'Europe, la protection de ses citoyens et de ses intérêts, la capacité de l'Union européenne à agir dans ce monde qui se dérègle, à peser réellement sur les dossiers internationaux, à développer une conception du multilatéralisme des relations entre les pays.

On a pu, autour de ces thèmes qui constituaient l'épine dorsale du discours de la Sorbonne, engranger un certain nombre de résultats. On les ignore ou on feint de les ignorer, mais ils ont déjà eu certains effets immédiats.

Le premier effet porte sur les consultations citoyennes, 27 États membres ayant décidé de débattre avec les citoyens européens sur l'ensemble des enjeux, ce qui permet aux uns et aux autres de s'exprimer pour préparer les consultations démocratiques de l'année prochaine, dans une démarche à la fois pédagogique et volontariste. En ce qui concerne la France, 300 consultations ont déjà été labellisées sur tout le territoire - et il y en aura d'autres.

Des avancées significatives ont par ailleurs eu lieu dans le domaine de la défense. Je constate une accélération de la coopération structurée permanente. Je me souviens que lorsque ma collègue allemande et moi l'avons proposée lors d'une réunion à Bratislava, à l'automne 2016, nous nous étions fait houspiller par nos collègues.

En outre, le concept d'initiative européenne d'intervention proposée par le Président Macron dans son discours de la Sorbonne va se concrétiser autour de huit à dix pays qui vont souscrire à cette avancée significative. Désormais, le fonds européen de défense, que beaucoup appelaient de leurs voeux, est financé jusqu'en 2020 et inscrit dans le cadre de la proposition de la commission du prochain cadre financier pluriannuel à hauteur de 13 milliards d'euros, ce qui constitue une avancée très significative.

Ces propositions de la Sorbonne ont commencé à se concrétiser. Le concept d'universités européennes est en train de se profiler. Une vingtaine d'universités européennes devraient voir le jour d'ici 2024.

Par ailleurs, le Président de la République souhaitait recadrer et mieux encadrer le dispositif du travail détaché. Le Parlement européen a voté définitivement la révision de la directive il y a peu.

Le règlement de protection des données, qui constituait un des points importants du propos de la Sorbonne, s'est mis en place. L'Agence pour l'innovation de rupture a été reprise par la Commission européenne et devrait se mettre en place, ainsi que l'Agence européenne de l'asile. Le sommet de Göteborg sur les droits sociaux, en novembre dernier.

Ceci n'empêche pas l'Europe de connaître des turbulences majeures ni une crise politique de légitimité. L'Union est trop souvent incapable de rendre ses décisions intelligibles. S'ensuit une crise de confiance, les fruits de l'effort collectif et la croissance ne semblant pas partagés. On a vu la même rhétorique se développer dans la plupart des États membres. Sous prétexte de difficultés que rencontre la construction européenne, on oppose au projet de l'Union européenne une représentation chimérique de la souveraineté nationale, fondée sur l'isolement et le repli. Cette opposition entre ce qu'on appelle les populistes et les partisans de l'Europe est devenue un clivage politique majeur autour duquel se reconfigurent les échiquiers politiques. On voit cette même rupture se dérouler sous des formes différentes dans un certain nombre de pays.

La volonté de refondation a été affichée, mais le contexte de crise se maintient. La décision du Royaume-Uni de quitter l'Union européenne est l'illustration la plus saillante des forces centrifuges qui minent le continent. C'est la décision souveraine du peuple britannique, nous la respectons, mais je répète que c'est une mauvaise nouvelle pour l'Europe. Face à ce revers, l'Europe doit démontrer son unité et sa cohésion.

La négociation est enclenchée depuis le 19 juin 2017, sous la conduite de Michel Barnier, qui a reçu un mandat clair de la part des 27 États membres et de la Commission européenne : il ne s'agit pas d'adopter une approche punitive à l'égard du Royaume-Uni, qui a vocation à rester, après son retrait, un partenaire et un allié essentiel pour l'Union européenne, mais nous ne devons faire preuve d'aucune naïveté dans les négociations en cours. Chacun y défend ses intérêts, et notre intérêt collectif est de mettre fin dès que possible à l'incertitude que fait planer le Brexit.

Alors que l'échéance du retrait approche dangereusement - il nous reste neuf mois - plusieurs chantiers sont encore devant nous, à commencer par celui concernant l'accord de retrait. Même si l'on a pu constater des avancées sur le règlement financier et le droit des citoyens, certaines questions importantes demeurent sur la table, en particulier le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne à propos de la mise en oeuvre de l'accord, et le devenir de la frontière irlandaise, sujet crucial et déterminant.

S'agissant de la frontière irlandaise, le Royaume-Uni a fait une proposition qui comporte trop de faiblesses et qui porterait atteinte au marché intérieur de l'Union européenne. Nous en sommes là aujourd'hui, et à part la proposition de backstop proposée par Michel Barnier, qui est la moins mauvaise des solutions, aucune autre alternative n'a été proposée.

C'est Nathalie Loiseau qui suit directement ce dossier, mais j'ai rencontré les autorités irlandaises et britanniques il y a peu. Nous essayons de faire avancer les choses dans le respect du mandat diligenté par l'Union européenne à l'égard de Michel Barnier. Cela n'a pas permis d'aboutir davantage.

L'accord de retrait n'est pas conclu, pas plus que le cadre des relations futures que nous souhaitons avoir avec le Royaume-Uni. L'Union européenne propose la conclusion d'un accord de libre-échange, mais aussi d'autres partenariats en matière de sécurité intérieure, de politique étrangère et de politique de défense.

De son côté, le Royaume-Uni doit dire ce qu'il veut sur l'échéance du futur. Pour l'instant, les réponses ne sont pas au rendez-vous. Je ne suis pas certain que le Conseil européen de demain permette beaucoup d'avancer. Il est possible que nous ne trouvions pas d'accord, en souhaitant que cela ne se produise pas. Le calendrier se rétrécit toutefois.

Je faisais référence aux dissensions politiques et aux forces centrifuges. L'Italie est aussi un sujet. Les élections du 4 mars dernier ont porté au pouvoir une coalition qui rassemble la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. Le gouvernement conduit par M. Giuseppe Conte est en fonction depuis le 1er juin. Son discours a été sans surprise par rapport au contrat négocié entre les deux formations : il a additionné l'ensemble des éléments du programme de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles. Il a cependant rassuré un peu les partenaires et les marchés en confirmant l'ancrage de l'Italie dans l'Union européenne et dans la zone euro. Il reste maintenant à déterminer le financement, le calendrier et les contours des mesures évoquées, mais c'est de la responsabilité des autorités italiennes.

Le Président de la République s'est entretenu à plusieurs reprises avec Giuseppe Conte, la dernière fois avant-hier soir. Il importe de garder le contact avec les autorités italiennes. C'est un membre fondateur de l'Union européenne. Il convient d'éviter les contradictions, les ambiguïtés, des malentendus, même si nous ne partageons pas la ligne développée par les autorités italiennes sur beaucoup de points. Néanmoins, il importe d'arrimer Rome à nos côtés pour confirmer l'engagement européen de l'Italie.

Les forces centrifuges à l'oeuvre sur le continent européen sont un premier défi posé à l'unité européenne. Le second tient à la montée, à l'est de l'Europe, de projets « illibéraux », qui remettent en question certaines des valeurs fondamentales et des principes de fonctionnement essentiels du projet européen. C'est le cas en Pologne, où le parti Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, a mis en oeuvre une réforme du système judiciaire aboutissant à une moindre effectivité du contrôle de constitutionnalité des lois et à un renforcement de l'influence du pouvoir politique sur les instances judiciaires.

Ces évolutions portent une atteinte sans précédent dans l'histoire de l'Union à la séparation des pouvoirs, à l'indépendance de la justice et au droit à un recours juridictionnel effectif, et pourraient avoir des effets dommageables sur la sécurité juridique des investissements en Pologne, et sur les contentieux relatifs aux élections ou à l'utilisation des fonds européens. Il y a donc un risque sur le bon fonctionnement de la coopération en matière de justice et d'affaires intérieures.

Après la promulgation des projets de loi contestés par la Cour suprême et le Conseil national de la magistrature, la Commission européenne a présenté, le 20 décembre 2017, une proposition motivée visant à demander au Conseil de se prononcer, conformément à la procédure de l'article 7 du traité sur l'Union européenne sur l'existence d'un risque clair de violation grave de l'État de droit en Pologne.

Le recours à la procédure de l'article 7 a permis de renouer un dialogue entre la Commission européenne et les autorités polonaises, sans que celles-ci aient pour l'heure fait des concessions à même de dissiper nos inquiétudes. Une réunion a même eu lieu hier à ce sujet. Elle n'a pas permis d'avancer beaucoup, même si l'on a pu engager une discussion qui n'a pas été conclusive. D'après ce que me disait Nathalie Loiseau, qui y assistait, on est loin d'être dans une perspective positive.

En même temps, en Hongrie, les préoccupations touchant l'État de droit résultent de plusieurs réformes menées depuis 2010 par le gouvernement de M. Orbán ainsi que de la réduction substantielle des vecteurs d'expression de l'opposition. La Commission européenne a ouvert deux procédures d'infraction, l'une concernant la loi sur l'enseignement supérieur modifiée en avril 2017, l'autre concernant le financement des ONG. Le Parlement européen a adopté une résolution appelant au déclenchement de la procédure prévue à l'article 7 du traité de l'Union européenne contre la Hongrie.

J'ajoute qu'on assiste à des évolutions préoccupantes en Roumanie, où je me suis rendu il y a peu : depuis son arrivée au pouvoir, la coalition du parti social-démocrate et du parti libéral démocrate n'a eu de cesse de chercher un moyen de remettre en cause ou d'empêcher les procédures judiciaires qui visent la classe politique. La semaine dernière, le président du Parlement, M. Dragnea - chef du PSD et autorité très importante de l'État - a été condamné à trois et demi de prison ferme pour complicité par instigation d'abus de service dans une affaire d'emplois fictifs.

Le processus de destitution à l'encontre de Mme Codruta Kövesi, chef du parquet national anticorruption, qui a été mené à son terme, constitue un autre développement inquiétant. Le Président de la République, M. Iohannis, a été contraint par la Cour constitutionnelle de la limoger. J'ai eu l'occasion de le rencontrer lors de mon déplacement. Il est tout à fait opposé à la ligne initiée par le président du Parlement, M. Dragnea, mais il n'empêche que la Cour de constitutionnelle l'a amené à limoger Mme Kövesi, que j'avais aussi eu l'occasion de rencontrer.

Nous devons maintenir le dialogue avec ces différents États mais devons en même temps rester fermes sur nos principes : l'appartenance à l'Union européenne ne donne pas uniquement des droits, elle prescrit aussi des devoirs.

Par ailleurs, l'Europe est aussi déchirée par la question migratoire. Je l'ai dit, et le Président de la République a été amené à l'évoquer hier : la question n'est pas l'ampleur des migrations, dont le chiffre est passé d'un million en 2015 à moins de 100 0000 personnes en 2018. On n'enregistre donc pas une accélération du phénomène migratoire, mais une diminution, en raison des mesures prises depuis 2015 pour juguler et maîtriser l'immigration. Le sujet est celui de la crise de la politique européenne en matière de migrations.

Ceci va faire l'objet de discussions au Conseil européen de demain et d'après-demain. Il y a pour la France trois principes qu'il faut décliner en même temps - sans référence à une campagne électorale antérieure - et de manière cohérente.

Tout d'abord, on doit renforcer la protection des frontières extérieures de l'Europe, ce qui passe en particulier par un accroissement des moyens humains de Frontex à 10 000 personnes, proposition ambitieuse du Président Juncker, que nous soutenons. Pour ce faire, il faut aussi trouver de nouveaux systèmes d'information permettant de mieux contrôler les entrées et sorties sur le territoire de l'Union européenne en renforçant les frontières extérieures de manière significative.

Deuxièmement, sur le plan externe, il convient de mettre enfin en oeuvre une coopération sans précédent avec les pays d'origine, les pays de transit et les pays d'embarquement. Cela fait partie du processus de maîtrise et de prévention, et il faut à chaque fois associer prévention et développement. Nous avons engagé des discussions assez fortes avec les différents pays d'origine et de transit qui ont permis, entre autres, de maîtriser les flux migratoires. C'est le cas des relations que nous avons singulièrement engagées avec les pays du Sahel.

Troisièmement, il faut essayer de garantir le principe de débarquement dans des ports sûrs et européaniser les moyens de traitement administratif de la situation individuelle des migrants. Aucun pays ne peut le faire seul. C'est cet objectif que nous essayons de partager avec l'ensemble des pays européens.

Nous devons, sur le sol européen, aboutir à la fois à la reconnaissance mutuelle des décisions d'accès à l'asile et à la création d'un office européen de l'asile. C'est un sujet qui sera sur la table demain. Je ne puis anticiper la manière dont cela va se passer. Je ne suis pas certain que des décisions seront prises, mais du moins le sujet est-il sur la table.

Par ailleurs, il faut faire en sorte, avec l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui dépendent directement ou indirectement des Nations unies, d'anticiper l'examen des situations individuelles et des demandes d'asile, afin que chacun soit traité de manière humaine et respectable, que les demandeurs d'asile soient reconnus, respectés et intégrés, ceux qui ne peuvent prétendre au régime de l'asile devant être reconduits dignement dans leur pays d'origine.

C'est ce que nous avons commencé à faire. Je pourrais éventuellement, dans le cadre de vos questions, revenir sur ma propre expérience en Libye, avec le soutien de l'Union africaine. Les acteurs sont sensibles à cette évolution, ce qui permet d'expliquer pourquoi nous ne sommes aujourd'hui au maximum qu'à 100 000 arrivées par an, alors que nous étions à des chiffres beaucoup plus importants auparavant. Il faut poursuivre cet effort.

Je voudrais aborder un certain nombre d'autres défis qui sont devant nous, en dehors du défi migratoire, comme le défi de l'Europe de la défense. Je l'ai déjà dit, mais je tiens à répéter que nous avons progressivement dépassé des blocages qui, antérieurement, étaient, pour les uns et pour les autres, insurmontables.

Le fait que nous soyons unis dans ces objectifs nous permet d'appréhender la prochaine réunion de l'Otan, avec une affirmation de notre volonté collective de prendre en charge nos propres enjeux de défense. Ce sera sans doute le sujet du sommet de l'Otan des 11 et 12 juillet prochains. Il était important que l'Europe arrive à ce rendez-vous en ayant réalisé des avancées collectives. Sa relation avec l'Otan est une relation de complémentarité et non de concurrence. Je crois que ce débat commence à être derrière nous. C'est en tout cas dans cette logique que nous allons nous retrouver.

Parmi les défis à venir figure aussi la nécessité de relancer le chantier de l'approfondissement de la zone euro. Il s'agit d'un objectif pragmatique au service d'un projet ambitieux, faire de l'Europe une véritable puissance économique et monétaire et faire en sorte qu'il existe une plus grande intégration financière.

Lors du sommet de Meseberg de la semaine dernière, sous la coprésidence du Président Macron et de la Chancelière Merkel, nous avons pu avancer sur beaucoup de points, et singulièrement sur la mise en place d'un budget de la zone euro, qui pourrait être financée par l'affectation d'une ressource fiscale permettant de réaliser des investissements communs en soutien à la productivité et d'assurer un rôle de stabilisation. C'est pour l'instant un projet franco-allemand, mais il est aussi sur la table des discussions.

Enfin, il importe que le couple franco-allemand conserve sa capacité de relance européenne. Le sommet de Meseberg a été très positif. Il a permis d'arrêter des positions communes sur beaucoup de questions que j'ai évoquées. Il a aussi permis de faire en sorte que nous commencions à mettre en oeuvre le projet de nouveau traité de l'Élysée, qui pourrait constituer une source d'inspiration pour le futur projet européen. Nous souhaitons pouvoir le faire aboutir pour le mois de janvier de l'année prochaine, pour l'anniversaire du premier traité. C'est là aussi une espèce de refondation, dans un état d'esprit très constructif. Il faut que ce couple franco-allemand soit l'avant-garde de la refondation que j'ai évoquée à plusieurs reprises.

L'Europe doit être au rendez-vous de la nouvelle donne mondiale pour jouer le rôle de puissance qui lui revient, identifier ses intérêts propres et agir sur ses structures collaboratives comme une puissance en construction. Ceci nécessite de renforcer la démarche multilatérale qui est aujourd'hui remise en cause, en particulier par l'attitude des États-Unis. On doit agir dans l'environnement le plus proche d'abord - c'est le cas de l'espace méditerranéen - où deux crises majeures, en Syrie et en Libye, menacent la sécurité des Européens par leur prolongement terroriste éventuel et occasionnent des migrations qui, comme je viens de le rappeler, constituent un défi majeur pour notre continent.

En Syrie, nous bénéficions d'un levier essentiel, celui de notre participation en tant que premier bailleur humanitaire mais aussi en termes de reconstruction. C'est sur cette ligne que nous devons fixer notre objectif pour permettre la mise en oeuvre d'une solution politique. L'Europe ne pourra agir pour la reconstruction de la Syrie que s'il existe un objectif politique partagé et reconnu par les Nations unies. Nous sommes encore loin du compte, mais son rôle est essentiel dans ce panorama et au Moyen-Orient.

En Libye, l'Europe joue un rôle de soutien aux initiatives que nous sommes en train de prendre, qui ont un peu avancé au moment de la réunion du 29 mai. Ceci a permis la mise en oeuvre d'un calendrier de sortie de crise, dans la perspective de la tenue d'élections en Libye le 10 décembre prochain, afin de juguler l'instabilité de ce pays et contribuer ainsi à la prévention et à la sécurisation de l'Union européenne.

Il n'y aura pas de stabilité en Europe sans projet partagé entre les Européens et leurs voisins du Sud, au-delà même de la Syrie et la Libye. C'est le sens de l'initiative exposée par le Président de la République à Tunis en mars dernier pour que la France puisse réunir les dirigeants, mais aussi les représentants des sociétés civiles, de la jeunesse, des universitaires de quelques pays européens et des pays du Maghreb pour réfléchir à une stratégie commune en Méditerranée.

Je passe rapidement sur la place de l'Union européenne au Sahel. C'est un enjeu essentiel dans le soutien que l'Union européenne apporte à la mise en oeuvre progressive de la force militaire conjointe. Une réunion du G5 Sahel se tiendra lundi à Nouakchott pour renforcer cette dynamique à laquelle participera le Président de la République, que j'accompagnerai. C'est à la fois un enjeu pour le soutien militaire, mais aussi pour le soutien au développement, avec l'alliance lancée il y a près d'un an à Paris, en marge du conseil des ministres franco-allemand, fédérant la France et l'Allemagne, mais aussi les grands bailleurs de fonds multilatéraux et, singulièrement, l'Union européenne.

Vous avez évoqué, monsieur le président, un certain nombre de points concernant la fragilisation de la relation transatlantique. Je ne peux que partager votre avis en constatant le retrait américain de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Les acteurs européens demeurent toutefois dans cet accord. Une réunion se profile avec la Russie et la Chine.

Les trois signataires européens travaillent actuellement à la mise en oeuvre d'un mécanisme financier qui viserait à maintenir les retombées économiques ouvertes par l'Accord. Nous n'avons pas encore pu aboutir à des propositions concrètes, mais nous y travaillons afin de protéger nos entreprises contre les effets des sanctions qui ont été mises en oeuvre. C'est pourquoi l'Union européenne a lancé l'actualisation du règlement de blocage qui permet de protéger nos entreprises de l'application du droit américain sur le territoire européen.

Parallèlement, la Commission européenne travaille à la mise en oeuvre d'un soutien financier aux PME engagées en Iran et à une action de soutien de la Banque européenne d'investissement. Nous devons enfin élargir notre action en vue de l'établissement d'un canal de financement public immunisé contre le droit américain, qui mobiliserait, par exemple, les banques centrales. C'est la réponse que l'Union européenne formule vis-à-vis des États-Unis. Nous souhaitons la finaliser rapidement et ensuite la partager avec les Chinois et les Russes, qui ont eux-mêmes des interrogations techniques sur leur capacité à répondre aux défis posés par le retrait des États-Unis de l'accord de Vienne et la mise en oeuvre des sanctions extraterritoriales américaines.

Par ailleurs, s'agissant de la guerre tarifaire, la Commission européenne s'est mobilisée pour la défense des intérêts européens suivant trois axes.

Tout d'abord, nous avons porté le contentieux contre les États-Unis devant l'OMC, juge des différends commerciaux, pour faire reconnaître les droits de l'Union européenne. Comme vous le savez, l'Union européenne a riposté aux surtaxes par des mesures de rééquilibrage qui sont entrées en vigueur vendredi dernier. Il s'agit de répondre de façon déterminée, calibrée et proportionnée à l'initiative américaine. Enfin, si nécessaire, l'Union européenne, mettra en place des mesures de sauvegarde pour protéger les producteurs européens d'acier et d'aluminium qui pourraient souffrir d'une augmentation des importations à la suite de la fermeture du marché américain. La réaction a été rapide, unie, partagée et déterminée.

L'annonce par les États-Unis du lancement d'une enquête sur les tarifs automobiles, à nouveau pour des motifs de sécurité nationale, montre que nous ne sommes pas au bout de nos peines dans le domaine de la guerre des tarifs douaniers. Un nouveau front menace désormais, beaucoup plus déstabilisant. Il supposera aussi, de la part de l'Union européenne, une riposte appropriée et proportionnée, comme on avait pu le faire la première fois avec la mise en oeuvre du dispositif appelé « moto-bourbon ». Ceci donne d'ailleurs des résultats : Harley-Davidson a ainsi annoncé son intention de se déplacer, ce qui provoque l'irritation du Président Trump.

L'Europe ne doit plus faire preuve de naïveté commerciale. La Commission européenne et les États prennent conscience de nos forces et de nos capacités collectives que confère un marché de 510 millions d'euros.

C'est également vrai en matière d'investissements stratégiques. La Commission européenne a proposé en septembre dernier un dispositif européen de contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques. Nous sommes un acteur économique de premier plan, du même niveau que la Chine ou les États-Unis, et nous avons donc des arguments à faire valoir dans les instances internationales pour agir en faveur de cette régulation.

Nous l'avons dit à nos interlocuteurs chinois, avant-hier, à l'occasion du déplacement en Chine du Premier ministre que j'accompagnais. Nous avons pu rencontrer le Président Xi Jinping et le Premier ministre Li Keqiang pour leur expliquer ce que cela signifiait et leur dire que nous prenions nos responsabilités comme puissance souveraine, tout comme la Chine assure, dans les secteurs stratégiques, sa propre sécurité. Cela n'a pas empêché des échanges très positifs.

Enfin, notre relation avec la Russie est à la fois une relation de fermeté et de dialogue - situation ukrainienne, armes chimiques, ingérence dans les processus démocratiques. La Russie est l'un de nos grands voisins. Nous menons des actions ensemble concernant la perspective de sortie de crise en Syrie et la lutte contre le terrorisme. Nous avons par ailleurs engagé - j'espère que ceci produira des effets positifs - de nouvelles discussions sur l'Ukraine.

Avec mon collègue allemand, nous avons eu une réunion à Berlin il y a quelques jours avec le ministre des affaires étrangères russe et le ministre des affaires étrangères ukrainien afin de relancer le processus de Minsk, dans le cadre du « format Normandie » pour permettre une réunion des chefs d'État et de gouvernement. C'est une du travail de longue haleine. Les rencontres sont cordiales, et il faut poursuivre dans cette direction.

Cette volonté de dialogue et de fermeté est, je crois, partagée par l'ensemble des acteurs de l'Union européenne.

M. Christian Cambon, président. - Merci monsieur le ministre, pour cette communication qui, comme toujours, a été passionnante. Peut-être aurez-vous l'occasion de répondre, au fil des questions, sur la situation en Turquie et sur ce que les résultats que les élections dans ce pays vont entraîner.

Je tiens à ce sujet à dire ici solennellement l'émotion qui a été la nôtre lorsque notre collègue, Mme Christine Prunaud, a été interpellée là-bas. Elle n'était certes pas envoyée officielle de la commission des affaires étrangères ni du Sénat, mais je souhaite que le ministre des affaires étrangères puisse faire les représentations d'usage pour que les parlementaires français soient respectés. Elle ne se livrait à aucune agitation et se trouvait là pour les besoins d'une mission que son propre mouvement lui avait confiée.

Je le dis devant le ministre : nous devons défendre les droits du Parlement et des parlementaires face à des attaques insupportables !

La parole est aux commissaires.

M. Jacques Le Nay. - Monsieur le ministre, la sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne inquiète les pêcheurs français. Ceux-ci tirent en effet près de la moitié de la valeur de leur pêche des eaux territoriales britanniques. Le sujet a été abordé lors du Conseil européen, les 22 et 23 mars derniers, et un accord serait en vue pour maintenir les règles actuelles jusqu'à la fin de la période transitoire. Les pêcheurs de l'Union européenne pourraient ainsi continuer à accéder aux eaux britanniques jusqu'au 31 décembre 2020, bien entendu sous réserve de l'accord des Britanniques. Il n'en demeure pas moins que l'inquiétude persiste. Aussi souhaiterais-je connaître votre analyse sur la question pour les mois à venir, mais également après 2021.

Mme Christine Prunaud. - Monsieur le président, je vous remercie une nouvelle fois de votre soutien.

M. Christian Cambon, président. - C'est mon rôle !

Mme Christine Prunaud. -Nous avons ce matin présenté un rapport sur notre mission en Libye, dans lequel nous émettons des réserves sur la réalisation d'élections par rapport à la date butoir que le Gouvernement proposait et attirons l'attention sur la difficulté à organiser une conférence inclusive avec tous les partenaires. Nous avons quelques inquiétudes sur cette réalisation. Pourrions-nous avoir votre avis ?

Par ailleurs, j'aimerais obtenir un peu plus de précisions sur notre coopération avec l'Union européenne face aux migrants en Libye et en Turquie. Vous avez confirmé qu'il existait une maîtrise des flux migratoires dont nous prenons acte, mais pourquoi demandons-nous des efforts à des pays comme la Libye qui, pour l'instant, est un pays éclaté au niveau politique ? On s'interroge toujours pour savoir à qui s'adresser, et c'est ce pays qui en supporte le poids.

Quant à la Turquie, il s'agit d'un régime de plus en plus autoritaire, difficile à vivre pour les Turcs. Certaines personnes m'ont demandé pourquoi la France ne les soutenait pas financièrement comme prévu face au problème des migrants. Je vous transmets la question.

Il est très difficile d'avoir des échanges avec un pays où les droits de l'homme ne sont absolument pas respectés et où les militants peuvent être arrêtés chez eux du jour au lendemain. Notre rôle est de parler avec tout le monde, comme vous le dites très souvent, monsieur le président, mais je trouve cette position très délicate.

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur le président, je suis beaucoup moins optimiste que vous à propos du couple franco-allemand. L'année n'a d'ailleurs pas très bien commencé, souvenez-vous : pour les 55 ans de la commémoration du traité de l'Élysée, on avait accueilli la présidente allemande à l'Assemblée nationale dans un hémicycle aux trois quarts vide, alors que le président de l'Assemblée nationale français a été accueilli en Allemagne devant un hémicycle totalement plein.

S'agissant de l'accord Trump sur l'accord nucléaire, la Chancelière et le Président de la République y sont allés séparément pour convaincre le président américain de ne pas prendre la position qu'il a finalement prise sur l'accord nucléaire. Cela traduit une situation de faiblesse.

Vous avez évoqué le discours de la Sorbonne, où le Président de la République française a pu exprimer ses positions. Il l'a fait au moment où la Chancelière était en pleine campagne électorale. Elle n'a bien sûr pas pu répondre. Quelques jours plus tard, lors du discours d'Aix-la-Chapelle, que vous n'avez pas cité, monsieur le ministre, le Président de la République française a été très dur avec la Chancelière, lui donnant une leçon budgétaire à mon avis un peu discourtoise.

Demain et après-demain a lieu le Conseil de l'Europe. Vous avez évoqué Meseberg. Il n'en est pas sorti grand-chose ! Le Président de la République souhaitait un budget de l'ordre de plusieurs centaines de milliards, Mme Merkel ne voulant pas « lâcher » plus de quelques milliards. Il ne pouvait rien en sortir !

Le deuxième sujet était celui des migrants. Mme Merkel était en pleine négociation politique intérieure avec la CSU, qui a une position équivalente à celle de la Hongrie ou de la Pologne. Il n'est pas sorti grand-chose non plus de cette discussion, du fait de l'Allemagne.

Ma question est simple, monsieur le ministre : vous avez évoqué le couple franco-allemand, jusqu'ici moteur de l'Europe. Ne va-t-il pas, demain, en constituer le frein ?

M. Hugues Saury. - Monsieur le ministre, vous l'avez dit, l'approche de l'Italie et de la France au sujet des migrants est pour le moins différente. Matteo Salvini, ministre italien de l'intérieur, a déclaré dans un communiqué que le seul moyen pour éviter les voyages de la mort était d'empêcher que les bateaux prennent le large, entendant par-là qu'il était nécessaire de créer des centres d'accueil et d'identification au Sud de la Libye. La diplomatie française partage-t-elle cet aspect des choses ? Dans le cas contraire, quel est donc son choix ?

Ma deuxième question est probablement un peu choquante et sûrement naïve : Les opérations de l'Union européenne ont notamment pour mission d'arraisonner un certain nombre de navires au départ de pays tels que la Libye. Je crois qu'il s'agit d'une mission difficile qui n'est pas complètement remplie. On entend dire ici et là que ces bateaux constituent aujourd'hui quasiment des lignes régulières entre le continent africain et l'Europe. Que deviennent ces navires dans les ports européens, une fois qu'ils ont débarqué les demandeurs d'asile ?

M. Olivier Cadic. - Monsieur le ministre, je voudrais revenir sur les difficultés de communication de l'Union européenne. Vous avez listé les progrès obtenus depuis un an, et il était important de le faire. Un doute s'est toutefois instillé dans les opinions publiques et à l'étranger sur la permanence des valeurs de l'Europe et sur l'Union européenne. Ces critiques et ces doutes sont puissamment relayés et entretenus par des médias comme Russia Today et les usines de trolls russes qui, à chaque occasion, font passer des centaines de milliers de messages sur les réseaux sociaux.

L'Europe a-t-elle aujourd'hui une politique d'influence pour contrer cette offensive informationnelle ? La France fait-elle suffisamment d'efforts dans ce domaine ? Au moment où on parle de réformer l'audiovisuel public, est-il prévu de renforcer les moyens de France 24 et de RFI, donc vous assurez la tutelle avec le ministère de la culture ? À l'heure où la Chine, la Russie, la Turquie, le Qatar et bien d'autres - y compris des groupes terroristes - investissent les médias, considérez-vous que le ministère des affaires étrangères est assez présent dans ce débat ? Ne devrait-il pas peser davantage ?

M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur le ministre, j'ai le sentiment que nous traversons une période que nous n'avons probablement pas connue depuis de nombreuses générations. Il est sûrement plus compliqué d'être ministre de la défense ou Président de la République française aujourd'hui qu'il y a trente ou quarante ans.

Il n'existe plus de certitudes. Nous ne sommes à l'abri d'aucune décision du président américain, que je serais tenté de qualifier de « Tweet Man », que ce soit sur le plan militaire, commercial ou diplomatique. Nous sommes dans un monde d'incertitudes presque absolues.

Les choses ne sont pas simples. Même si elles ne l'ont jamais été sur le plan diplomatique et international, c'est encore plus compliqué aujourd'hui. Comment voyez-vous l'évolution de l'Alliance Atlantique, de l'Otan et de la Turquie au sein de l'Alliance Atlantique face au comportement de ceux qui demeurent nos « amis américains » ?

Par ailleurs, compte tenu du comportement de Donald Trump, ne pensez-vous pas que, sur le plan commercial, il serait peut-être opportun de se rapprocher beaucoup plus de la Chine, même si ce pays apparaît d'un expansionnisme économique assourdissant, comme nos collègues en ont fait la démonstration à l'occasion d'un compte rendu compte récent de mission ? N'est-il pas intéressant que la France et l'Europe engagent une forme de rapprochement commercial beaucoup plus intense avec ce pays, de manière que l'Amérique en général, et Donald Trump en particulier, comprennent que les alliances peuvent être parfois à géométrie variable ?

M. Pierre Laurent. - Monsieur le ministre, tout se passe comme si le sujet du modèle économique de l'Union européenne n'était jamais mis en question. Personnellement, cela provoque chez moi un fort malaise quant à l'avenir de l'Europe.

Pensons-nous sérieusement que nous allons faire face durablement à la montée des chocs politiques et des populismes en Europe sans entreprendre une réflexion nouvelle sur la nature du modèle économique et social qui préside à l'Union européenne et aux traités de ces dernières décennies ? Toutes les inégalités qui se sont développées en l'Europe, à l'intérieur des pays et entre les pays européens, sont pour beaucoup à l'origine des chocs politiques qui conduisent un peu partout à la progression de populismes extrêmement dangereux.

Or, on a l'impression que ce modèle continue à être considéré comme intangible, alors qu'il est probablement une des raisons à la crise actuelle de l'Union européenne - même s'il existe aussi des raisons internationales ?

À ce propos, quel est le sens des initiatives qu'essaye de mener la France concernant la création d'un budget de la zone euro ? Cela ne met-il pas en cause les logiques qui ont présidé à la gestion de la Banque centrale européenne depuis qu'elle existe ? On se félicite de la sortie de la Grèce du mémorandum. Beaucoup disent qu'on peut être fier de ce qui a été accompli : je ne suis pas sûr que l'Union européenne puisse être extrêmement fière de ce qui a été fait depuis douze ans en faveur de la Grèce, pays européen qui, soit dit entre nous, face à l'afflux de réfugiés a, lui, respecté les principes fondamentaux de l'Union européenne. Il n'a pourtant n'a pas été payé de retour, c'est le moins qu'on puisse dire, si l'on considère le traitement économique qu'il a subi de la part de l'Union européenne !

Un changement de gestion de la zone euro ne passe-t-il pas par une modification des règles, des missions et des critères de la Banque centrale européenne ? La zone euro ne risque-t-elle pas d'aboutir à nouveau à une impasse et à un refus des Allemands ?

Enfin, s'agissant de l'immigration, malgré ce qui a été dit, je n'ai pas l'impression que le discours de la France offre des perspectives durables face à un problème qui va se révéler majeur dans les décennies à venir. Quelle est la position de la France sur l'initiative lancée par le secrétaire général de l'ONU pour travailler sur un pacte mondial des migrations ?

M. Michel Boutant. - Monsieur le ministre, lorsque j'étais jeune, j'étais enthousiasmé par l'idée européenne et par les valeurs qu'elle portait. Aujourd'hui, je me demande si la crise à laquelle elle est confrontée n'est pas de nature à la réduire à néant.

Cela a commencé par le Brexit, et si on analyse les raisons pour lesquelles les Britanniques ont voulu sortir de l'Union européenne, on y retrouve certaines des idées qui sont aujourd'hui avancées par les pays constituant le groupe de Visegrád - Tchéquie, Slovaquie, Pologne et Hongrie - ainsi que de nouveaux pays qui, après des élections tout ce qu'il y a de plus démocratique, comme l'Autriche et l'Italie. N'est-on pas en train d'assister à une dislocation de l'Europe, et à un effacement ou à un retrait des valeurs qui la fondent depuis 1957 ?

Mme Gisèle Jourda. - Monsieur le ministre, ma question porte sur la dénonciation par le président des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien, conformément à son programme de campagne, alors que l'ensemble des nations autour de la table avaient réussi à amener l'Iran sur la voie du dialogue.

Force est de constater que la décision des États-Unis entraîne le retrait de certains grands groupes industriels : PSA, pour qui l'Iran constituait pourtant le premier marché à l'exportation, devant la Chine, a décidé de se retirer du pays. La France affirme pourtant vouloir maintenir cet accord, rendu totalement bancal. Comment l'Union européenne va-t-elle pouvoir tenir cette position ?

On entend assez peu la voix de l'Europe en matière internationale. Lorsque nous avons rédigé notre rapport sur la Chine, mon collègue et moi nous sommes bien rendu compte que l'Europe n'arrivait pas à tenir une position cohérente face à la montée économique de la Chine. Comment allons-nous traduire nos intentions et nos déclarations dans les faits ?

M. Robert del Picchia. - Je veux vous remonter un peu le moral, monsieur le ministre !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - J'ai le moral !

M. Robert del Picchia. - Je pratique régulièrement les Autrichiens et les Hongrois. J'accompagnais Mme Loiseau et le patron de Frontex à Vienne. Chaque fois qu'on nous a annoncé des catastrophes, celles-ci ne sont pas vraiment produites. Lorsqu'on ne les annonce pas, elles ont eu lieu, comme le Brexit. Les choses ne se réaliseront donc pas forcément.

Cependant, je crois qu'on ne tient pas assez compte des opinions publiques de ces pays. Pourquoi sont-elles résolument contre l'immigration, comme en Autriche, par exemple ? Elles en ont tout simplement peur ! On ne leur explique pas vraiment la situation. Les titres des journaux font beaucoup de dégâts parmi les populations.

Ne devrait-on pas avoir une politique d'information ouverte, claire et à la limite un peu provocatrice pour appuyer quelques mesures spectaculaires qui pourraient remettre un peu d'ordre, plutôt que de laisser les gens redouter un phénomène qui est en train de diminuer ?

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je suis d'une région maritime, comme M. Vaugrenard. J'ai le sentiment que nous avons vécu pendant longtemps à marée haute et que la mer se retire. On était peut-être à marée haute depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et l'on voit à présent apparaître les rochers, les structures, les môles, les caps d'autrefois, presque comme s'il ne s'était rien passé : affirmation des puissances, autonomie des uns et des autres, fin de la régulation. Cela suscite un sentiment d'inquiétude, et les acteurs veulent revenir, d'une certaine manière, à la situation telle qu'elle était bien avant.

L'exemple le plus significatif en matière de repli sur soi est le président des États-Unis. Chacun vit de manière autonome et on assiste à la fin de tout multilatéralisme et de toute régulation.

Un élément n'existait pas auparavant, c'est l'Europe. Le problème est de savoir si l'Europe sera présente à ce rendez-vous ou si elle va laisser se dérouler ce processus de repli partagé qui, parfois, conduit au nationalisme et peut un jour, au-delà d'une guerre commerciale, provoquer des risques plus importants encore. C'est toute la question.

Il est vrai qu'il existe des risques de délitement, de désagrégation, mais je voudrais vous faire partager une formule de Jean Monnet : « L'Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Ce qui était vrai à ce moment-là doit l'être encore aujourd'hui. Je souhaite vous faire partager cette conviction. Malgré l'importance des défis qui sont devant nous, malgré les contradictions internes qui existent, je reste convaincu, pour ma part, encore plus aujourd'hui qu'hier, que c'est la seule force possible. Nous sommes d'ailleurs attendus partout - je reviendrai sur la Chine tout à l'heure.

Je ne souhaite d'ailleurs pas à cet égard, monsieur Laurent, détruire le modèle. Sans doute faut-il l'aménager pour qu'il soit plus redistributif et protecteur. J'ai une autre référence. Je ne suis pas sûr que M. Laurent la partage, mais je vous la livre. Jacques Delors avait, pour définir le modèle européen, trois principes qui me semblent encore plus pertinents aujourd'hui qu'hier : « L'Europe, c'est la concurrence qui stimule, c'est la coopération qui renforce, et c'est la solidarité qui unit ». Voilà le point qu'il faut sans doute adapter aux temps présent, qui me paraît essentiel pour l'avenir. C'est là pour moi le modèle, mais il peut être contesté. Je pense que le Président de la République est sur la même ligne, et c'est sur cette orientation que je me bats.

Deux mots sur l'Alliance et sur la relation avec la Chine.

Nous sommes attachés au maintien de l'Alliance, parce qu'elle constitue notre sécurité. Nous allons le redire. Nous sommes également attachés au fait que, au sein de l'Alliance, l'Europe pèse davantage - ce qui est le cas désormais.

Y a-t-il des interrogations sur la manière dont va se dérouler le sommet de l'Otan ? J'espère que non. Normalement, le sommet de l'Otan du mois de juillet devrait être l'aboutissement de la mise en oeuvre des engagements qui avaient été pris, notamment, au sommet de Newport en 2014.

Le sommet de Bruxelles devrait valider ce qui s'est passé depuis cette date, et la façon dont ces décisions ont été appliquées. Il y a cependant des risques. La mer se retire. Il faut donc que nous soyons vigilants sur ce point.

Quant à la Chine, j'en reviens. Depuis que je suis dans mes fonctions, c'est mon troisième déplacement dans ce pays. J'y retournerai à la rentrée. Les Chinois sont désormais beaucoup plus attentifs à nous qu'auparavant, étant eux aussi dans une relation compliquée et tarifaire avec les États-Unis. Ils ont une approche bien plus pragmatique du concept de route de la soie. Ils considèrent qu'il faut désormais travailler davantage avec l'Union européenne, ce qui n'était pas toujours le cas avant, puisqu'ils avaient commencé une relation entre les pays de l'est de l'Europe et la Chine, appelée « 16 + 1 », peut-être dans une volonté de bilatéralismes cumulés.

J'ai eu l'occasion de dire au Premier ministre chinois que le multilatéralisme n'était pas l'addition de plusieurs bilatéralismes, ce qui a pu un certain temps tenter la Chine. Finalement, l'initiative du Président Trump à l'égard de la Chine amène ce pays à considérer l'Europe d'une autre manière. Sans doute est-ce récent.

Pendant que je me trouvais en Chine, le vice-président de la Commission européenne venait discuter sur l'accord sur les investissements entre la Chine et l'Union européenne. On constate donc une évolution. Il faut entretenir cette relation, où la France joue en tête. Nous sommes considérés par la Chine comme un interlocuteur respecté et respectable. Nous avons passé des accords importants la semaine dernière. Nous avons, par ailleurs, pour objectif de diminuer notre déficit commercial à l'égard de la Chine, aujourd'hui de 30 milliards d'euros, pour un déficit commercial global de 60 milliards d'euros.

Nous souffrons plus d'une insuffisance que d'un trop plein d'investissements chinois en France et nous souhaitons aussi une plus grande ouverture du marché chinois pour nos entreprises même si, la semaine dernière, nous avons pu réaliser des avancées, notamment dans le domaine de l'exportation de la viande de boeuf, bloquée depuis la crise de la vache folle. Je pense que les médias n'ont pas suffisamment perçu l'ampleur du sujet. Ouvrir le marché chinois au boeuf est très important pour beaucoup de régions agricoles françaises. Je le répète ici, puisque cette audition est publique. Ce marché va couvrir entre 30 000 tonnes et 40 000 tonnes de viande bovine, avec une montée en puissance.

Les accords sur le nucléaire évoluent convenablement, ainsi que ceux relatifs à l'aviation. La question agroalimentaire et celle de la souveraineté alimentaire deviennent cruciales pour la Chine, ce secteur faisant partie des mesures de rétorsion prises par les États-Unis.

Je suis résolument optimiste, mais aussi résolument lucide, monsieur Boutant. Il faut les deux pour pouvoir avancer.

S'agissant de la crise iranienne, j'ai déjà eu l'occasion, je crois, de dire ici qu'il existait une forme de contradiction entre la posture américaine à l'égard de la Corée du Nord et celle à l'égard de l'Iran. La Corée du Nord dispose quasiment de la panoplie nucléaire d'intervention. Après la rencontre de Singapour, je ne sais comment cela va se passer. Je ne sais pas si quelqu'un a la réponse.

Parallèlement, on met en doute la parole de l'Iran, qui n'a pas l'arme nucléaire et qui s'est engagé à ne pas l'avoir. L'AIEA a confirmé que l'Iran respectait ses engagements au titre de l'Accord - et on n'a aucune raison de ne pas la croire. Les autorités iraniennes, dans ces conditions, pourraient souhaiter se retirer de l'accord. Si tel est le cas, nous n'y serons plus non plus. Nous souhaitons, par souci de la sécurité et de la paix dans l'ensemble de la région, que les autorités iraniennes demeurent dans l'accord. C'est notre position, ainsi que celle des Allemands et des Britanniques. C'est également la position des Chinois, qui a été confirmée avant-hier, ainsi que des Russes.

On s'efforce que les Iraniens restent dans l'accord mais, pour cela, il faut qu'ils puissent avoir des compensations et ne pas fournir des prétextes aux éléments iraniens les plus radicaux pour pousser le gouvernement de M. Rohani à se retirer. Nous sommes dans la phase de pression et d'action pour permettre à l'Iran de pouvoir bénéficier des garanties et des dividendes de leur accord, avoir des relations économiques, financières et commerciale normales, et exporter leur pétrole, condition d'une vie économique normale pour ce pays. Pour l'instant, les choses tiennent, et nous sommes déterminés à les faire tenir.

Mme Gisèle Jourda. - Étant donné la faiblesse de l'Europe et la détermination des États-Unis, je crains que l'Iran soit peu enclin à persister dans cet accord.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - La position de l'Europe n'est pas faible sur ce point.

Mme Gisèle Jourda. - Ce n'est pas la perception des Iraniens !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ils disent qu'ils n'ont que l'Europe comme interlocuteur crédible. Ils nous attendent, et il faut que l'on soit avec les autres acteurs concernés si possible au rendez-vous !

M. Bruno Sido. - Monsieur le ministre, je ne comprends pas du tout votre raisonnement ! Les États-Unis ont une telle puissance que les entreprises européennes, qui ne veulent pas subir le contrecoup des menaces américaines, se retirent. Par conséquent, les Iraniens se retrouvent comme s'ils continuaient leur programme nucléaire. Ils vont donc forcément sortir de l'accord.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Les autorités que nous rencontrons ne le souhaitent pas et veulent que nous puissions mettre en oeuvre un dispositif qui permette de l'éviter. Il doit permettre d'être complètement en dehors de la zone dollar et de faire en sorte que le dispositif en euros soit intouchable. C'est ce sur quoi nous travaillons en ce moment avec des banques centrales.

M. Bruno Sido. - C'est effectivement la condition sine qua non.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Les Iraniens font monter la pression sur nous, mais nous demeurons sereins. Il faut que nous puissions être indépendants. Cela fait partie de notre capacité à avoir une souveraineté économique indépendante des États-Unis. Nous y travaillons. Cela prend un certain temps.

Un certain nombre d'entreprises font leurs propres choix dans l'urgence. Je les respecte, car elles sont à la fois sur ce marché et sur le marché américain, mais certaines considèrent qu'elles peuvent rester sur le marché iranien. Si on leur donne l'outil nécessaire, on aura résolu une partie du problème.

Cela intéresse aussi d'autres partenaires. Avoir les flux financiers nécessaires pour assurer la vente du pétrole iranien est en effet loin d'être secondaire. Nous en sommes là avec, sur ce point, une volonté commune affichée de l'ensemble des Européens. Ce n'est donc pas un voeu pieux. Tout le monde est au travail pour essayer de trouver la solution.

M. Olivier Cadic. - L'obligation de reconnaître que Taïwan est en Chine pour travailler avec cette dernière constitue aussi une forme de pression sur les entreprises.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ce n'est pas comparable. La position de la France est de reconnaître une seule Chine.

M. Christian Cambon, président. - Le ministre tentait de nous faire partager son optimisme !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Heureusement que je suis optimiste et déterminé !

Quant au Brexit et à la pêche, monsieur Le Nay, c'est un vrai sujet, qui a été bien identifié par Michel Barnier. Cela fait partie du paquet des relations futures qui sera négocié entre l'accord de retrait de mars 2019 et la fin de la période de transition qui nous amènera à fin 2020. Nous bénéficierons donc d'un an et demi pour discuter. Cet enjeu comporte aussi une dimension commerciale. Il ne suffit pas de pêcher : il faut également vendre le poisson. Les deux paramètres devraient faire l'objet de la négociation commune entre l'acte de retrait et la période de transition.

Le risque majeur réside dans le fait qu'il n'y ait pas de phase de transition s'il n'y a pas d'acte de retrait. On sera alors dans une situation très compliquée, mais on ne peut anticiper et faire figurer la pêche dans l'acte de retrait. C'est une situation à propos de laquelle nous sommes très vigilants. Il s'agit d'un sujet sur lequel le Président de la République s'est entretenu avec des pêcheurs lorsqu'il est venu en Bretagne, la semaine dernière. Nous avons des hypothèses de travail à proposer.

D'autres secteurs sont concernés par cette période de transition - je pense en particulier au transport aérien, mais il y en a d'autres. Cela suppose que l'acte de retrait soit établi et que la question irlandaise soit réglée. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas et, selon moi, ce ne sera pas le cas demain. Il reste l'échéance d'octobre. Si, à cette date, il n'y a pas d'accord, on sera dans une situation très compliquée. Je ne peux que le constater avec vous.

Je ne suis pas d'accord avec M. Poniatowski sur le couple franco-allemand ni sur la réunion de Meseberg, à laquelle je participais. C'était un jour particulier. La veille avaient eu lieu en Allemagne un certain nombre de discussions politiques très importantes pour la Chancelière. Il s'agit d'un accord franco-allemand et non d'un accord européen.

Premièrement, c'est à ce moment que l'Allemagne a dit qu'elle rejoignait l'initiative européenne d'intervention, ce qui n'est pas rien. Le gouvernement allemand n'était pas homogène sur le sujet, mais l'annonce a cependant été faite par la Chancelière.

Deuxièmement, c'est aussi à ce moment qu'a été annoncé un budget de la zone euro. C'est un moment historique. Il faut maintenant en discuter le montant, mais ce n'est jamais arrivé.

Troisièmement, c'est également à ce moment-là que des engagements ont été pris dans le domaine capacitaire, notamment concernant le futur système de char et le futur système de combat aérien. Ce n'est pas rien non plus !

M. Christian Cambon. - Il faudra que l'on se mette bien d'accord sur la manière d'utiliser le système de combat aérien. On n'a pas exactement les mêmes approches !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - On entre dans l'initiative européenne d'intervention en réalisant un char commun, un avion de chasse commun et un drone commun, dans le cadre de la coopération structurée permanente. On va avoir un budget de la zone euro commun : on passe un cap - même s'il convient de discuter du montant ! Il faut le faire passer auprès des autres, sauf concernant le bilatéral militaire. Tout cela s'est passé au même moment, y compris sur la question migratoire.

Je trouve donc le bilan de cette rencontre, même sur le principe de la modernisation du traité, assez positif, dans une période difficile pour la Chancelière. La solidité du couple franco-allemand, qui est indispensable dans la période que nous traversons aujourd'hui, se manifestera demain et après-demain.

Quant à la Turquie, on connaît le résultat des élections. J'ai bien suivi la vérification que Mme Prunaud a lancée. Le Président de la République aussi. Les résultats ne sont pas contestés par l'OSCE. Des réserves ont été émises, il y a eu des irrégularités, mais l'OSCE a déclaré que celles-ci n'étaient pas de nature à priver les Turcs d'un véritable choix électoral. Le Président Erdoðan est donc élu. Il bénéficie d'une majorité à l'Assemblée nationale, bien que le HDP ait eu un score qui lui a permis de dépasser les 10 %, ce qui constituait un enjeu considérable. C'est plutôt une bonne nouvelle.

Le Président Erdoðan a été élu sur un mandat qui va reprendre les suites du référendum d'avril 2017, c'est-à-dire un renforcement du pouvoir central et un renforcement un peu autoritaire du fonctionnement politique de la Turquie. C'est une réalité, à partir du moment où les Turcs ont voté et que le résultat n'est pas contesté.

Le Président de la République a félicité le Président Erdoðan pour son élection, mais a en même temps fait valoir l'importance du respect des droits fondamentaux et le fait que nous devions avoir avec la Turquie une relation franche, qui amène ce pays à respecter ses engagements internationaux et à faire en sorte qu'il existe un dialogue apaisé entre la Turquie et l'Union européenne.

Je voudrais dire à cet égard que nous avons un accord avec la Turquie conclu par Bernard Cazeneuve lorsqu'il était ministre de l'intérieur. C'est aussi un accord avec l'Union européenne. Il est respecté. Le financement est assuré par l'Union européenne et sera appliqué. Il permet à la Turquie d'assurer la sécurisation de ses frontières. C'est un dispositif qui permet le financement d'organisations internationales intervenant en Turquie et aussi, dans une moindre mesure, le financement des actions turques pour les réfugiés syriens en particulier, qui sont nombreux. Je vous rappelle que 12 millions de Syriens sont déplacés, dont 3 millions en Turquie. Cet accord est jusqu'à présent respecté, y compris sur les financements qui seront diligentés.

S'agissant de la Libye, ce pays, depuis 2011, vit dans une forme de chaos politique auquel il faut essayer de remédier. C'est la raison pour laquelle deux grands rendez-vous ont eu lieu, l'un en juillet 2017, à la Celle-Saint-Cloud, l'autre le 29 mai dernier, autour du Président de la République, en présence de la communauté internationale, de l'envoyé spécial des Nations unies et des acteurs de la région - les présidents du Tchad, du Niger, les représentants de l'Algérie, l'ensemble des voisins - au sujet de l'engagement que les quatre acteurs principaux ont pris de mettre en place un dispositif électoral en Libye. C'était il y a un mois. C'est plutôt une bonne chose...

Mme Christine Prunaud. - Je ne remets pas en cause cette conférence mais, pour l'instant, on n'a pas réussi à mettre les partenaires de la Libye autour d'une table.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Si, ils étaient tous là : le président du Parlement de Tobrouk, le maréchal Haftar, le président Sarraj, le président Mechri, nouveau président du Conseil d'État, le président Saleh...Les quatre acteurs majeurs étaient présents et l'ensemble de la communauté internationale aussi. Chacun a constaté l'accord. Il existe un document.

Près de 3 millions de Libyens sont déjà inscrits sur les listes électorales. Cela montre qu'ils ont envie de faire quelque chose. Il faut maintenant que ce processus aille jusqu'à son terme pour rétablir une autorité politique respectée et reconnue au niveau international, mais aussi par les Libyens eux-mêmes, qui l'auront désignée. On peut dire que Libye, au cours de son histoire, n'a pas été habituée à voter, mais il y a un commencement à tout ! C'est le seul moyen de légitimer un pouvoir et d'avoir un interlocuteur. C'est ce dont sont convenus les quatre acteurs. Il faut faire en sorte que ce processus aille jusqu'à son terme et être très vigilant

Je me rends demain au Caire, car il faut que l'Égypte continue à pousser ce processus en avant. Je vais uniquement là-bas dans la perspective d'accélérer le processus libyen, car la maîtrise des eaux territoriales libyennes est un élément essentiel du dispositif de sécurisation et de prévention de l'ensemble du phénomène migratoire.

L'autorité politique et l'autorité militaire permettront de maîtriser l'ensemble des eaux territoriales libyennes. Il est également indispensable d'aider parallèlement les garde-côtes libyens, en les formant et en les entraînant, afin de maîtriser l'ensemble du processus de migration qui repose sur le système des passeurs, de la Guinée-Bissau jusqu'à Tripoli.

Les gens doivent payer à chaque fois, y compris dans des hubs de transition où on demande à la famille de venir payer pour passer une étape supplémentaire - et il faut encore payer à l'embarquement. Il faut arrêter ce trafic, poursuivre les passeurs dès qu'on les a identifiés - et on en a identifié plusieurs les jours derniers, que nous poursuivons par des sanctions internationales et des gels d'avoir. Il faudra poursuivre ce mouvement pour avoir une maîtrise de l'ensemble du dispositif politique et sécuritaire en Libye. C'est ce que veulent l'ensemble des acteurs, dont tous les voisins, qui ont reconnu l'intérêt des initiatives françaises à cet égard.

Je dois dire que tout le travail que nous menons en Libye se fait en bonne relation avec l'OIM et le HCR. J'ai pu moi-même me rendre dans des lieux tenus par ces organisations. Cela se fait aussi en articulation avec l'Union africaine, qui est également témoin. Le président de la Commission de l'Union africaine, M. Moussa Faki, était présent à cette réunion. L'Union africaine s'engage donc elle-même. Je trouve le processus vertueux. C'est aussi une forme de réponse à l'action des passeurs et à la manière dont on utilise, à des fins financières, la misère de certains.

M. Pierre Laurent. - Au-delà de la question des passeurs, que nous condamnons tous bien évidemment, la gestion des migrations va au-delà de la seule question de la mise hors d'état de nuire de l'industrie des passeurs. Le sujet de la migration est posé par l'ONU et par l'ensemble des acteurs internationaux. Il faut peut-être le traiter avec une autre ambition !

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Oui, bien sûr. Il y a là deux sujets. Le premier, sur lequel il faut être inflexible, est celui du droit d'asile. Il est inscrit dans la Constitution. Il faut qu'il soit respecté et que ceux qui peuvent y prétendre le fassent en toute sécurité.

C'est la raison pour laquelle nous souhaitons mettre en oeuvre une agence de l'asile au niveau européen. Cela figure dans les fondamentaux de la Constitution française, mais aussi dans les principes fondamentaux du droit européen.

L'immigration irrégulière constitue le second sujet. Est-on bien d'accord pour distinguer les deux ? L'asile s'applique lorsque des personnes fuient leur pays parce qu'elles sont persécutées pour des raisons diverses et variées - et il y en a un certain nombre. Nous nous devons respecter cela. Nous ne devons pas faire prendre le risque d'une traversée dangereuse de la Méditerranée ou du Sahara à ceux qui peuvent bénéficier du droit d'asile.

Il y a par ailleurs des mouvements de migration normalement réglés par des textes, pour lesquels nous délivrons des visas et des passeports. Pour le reste, c'est entre autres la question du développement du Sahel qui est posée. L'action que nous menons - l'Alliance pour le Sahel - est une forme de réponse à cette tentation de la migration. Il faut avoir, par l'éducation et le développement, une action suffisamment significative pour que ceux qui sont dans un pays y demeurent. C'est cela le sujet. Si vous avez une autre proposition, il faut le dire publiquement ! Si vous souhaitez supprimer les frontières, il faut le dire aussi !

Je vais vous donner un exemple qui doit faire réfléchir. Prenez l'Aquarius : la France intervient à Valence pour identifier les demandeurs d'asile. Une partie significative est constituée d'Algériens. Or c'est le pays auquel on donne le plus de visas réguliers ! Il y a donc des contradictions secondaires, comme dirait un penseur connu, qui doivent être analysées. C'est pourquoi la réponse doit être développée avec les partenaires et les pays concernés.

M. Christian Cambon. - Le Président de la République a également évoqué le cas d'Ivoiriens.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Il existe des pays instables, en guerre, ou des pays où le droit des femmes et des minorités sexuelles ne sont pas reconnus. Ces gens peuvent avoir droit à l'asile selon leur situation individuelle. Les autres vivent dans des pays stables, et leur vocation est de participer au développement de ceux-ci. C'est en tout cas ce qu'estiment les principaux responsables desdits pays.

M. Hugues Saury. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur la position de la France par rapport au hotspot que souhaite l'Italie au Sud de la Libye.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Cela fait partie des propositions italiennes. Nous pensons quant à nous, pour des raisons de prévention, faire en sorte que les migrants susceptibles d'être demandeurs d'asile puissent être pris en compte bien en amont. C'est ce que nous avons commencé à faire au Niger, en relation avec les autorités nigériennes, et cela fonctionne. Ceux qui sont potentiellement demandeurs d'asile peuvent se déclarer à ce moment-là. Il faut, dans le même mouvement, accompagner l'action de développement de ces pays, en particulier de l'ensemble du Sahel. M. Salvini est allé en Libye. La situation dans le sud libyen est encore très dangereuse, avec des risques humanitaires considérables. C'est une des raisons pour lesquelles nous ne pouvons souscrire à cette hypothèse.

Quant aux fake news, monsieur Cadic, nous sommes très sensibles à ces mesures et à ces actions. Il y a sans doute, quand la mer se retire, une tentation de certains acteurs de disloquer les structures européennes. Nous sommes vigilants à ce sujet. Cela suppose que nous ayons une certaine présence grâce à nos propres outils de communication, sans jouer au même jeu, et que nous puissions riposter aux fake news. Nous avons mis en place des dispositifs de vigilance sur cette question. Il faut aussi donner plus d'importance à nos réseaux médiatiques, singulièrement en Afrique.

Je le dis publiquement : lorsque je rencontre M. Lavrov, je le lui dis. Cela ne nous empêche pas de parler de l'Ukraine. Il faut se dire les choses sur ces sujets importants.

La prochaine fois, nous aborderons le sujet des crises.

M. Christian Cambon. - Monsieur le ministre, merci infiniment pour cette vision optimiste. Je pense que nous devions vous faire part des craintes que certains ressentent par rapport à tous ces défis européens.

Cela me donne l'occasion de vous remettre officiellement le rapport d'information que mon collègue Jean Bizet et moi-même avons rédigé au nom du groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne à propos de la relance de l'Europe. Un certain nombre de préconisations y figurent. Il vient de le sortir. Lisez-le avant le Conseil européen : cela vous donnera beaucoup d'idées, même si vous en avez déjà vous-même.

Nous vivons des temps incertains. On a l'impression, comme l'a dit aujourd'hui un ancien Premier ministre, dans une déclaration assez fracassante, « qu'on change de temps, qu'on change d'époque, et qu'il faut parfois changer les logiciels » !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.