Mardi 20 octobre 2020

- Présidence de M. Max Brisson, vice-président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Projet de loi de finances pour 2021 - Désignation des rapporteurs pour avis

M. Max Brisson, président. - Madame la ministre, mes chers collègues, je vous prie d'excuser le président de notre commission, Laurent Lafon, qui, étant cas contact, a dû se confiner. Nous lui souhaitons de revenir en pleine forme le plus vite possible.

La commission de la culture, de l'éducation et de la commission du Sénat ne peut passer sous silence l'assassinat, à Conflans-Sainte-Honorine, d'un professeur d'histoire-géographie et d'éducation morale et civique qui voulait transmettre à ses élèves la liberté d'expression, l'esprit critique, lequel est indissociable de l'esprit civique, et les valeurs de notre République, qui sont inséparables de la construction de notre école.

Laurent Lafon nous a indiqué son souhait d'organiser une audition commune de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur, et de Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale, avec nos collègues de la commission des lois. Notre commission aura certainement, dans les mois à venir, à apporter sa pierre à l'édifice des réflexions que le pays doit avoir sur la laïcité comme enjeu essentiel de notre école, afin de permettre aux enseignants de travailler en toute sérénité. En ces temps troublés, la belle formule de Jean Zay est plus que jamais d'actualité : l'école de la République doit « rester l'asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ».

Mes chers collègues, je vous propose de procéder à la nomination des rapporteurs pour les avis budgétaires du projet de loi de finances pour 2021, les groupes politiques ayant été consultés.

Ont été désignés :

Mission Action extérieure de l'État

M. Claude Kern

Mission Culture

Patrimoines : M. Philippe Nachbar

Création et transmission des savoirs et démocratisation de la culture : Mme Sylvie Robert

Mission Enseignement scolaire

Enseignement scolaire : M. Jacques Grosperrin

Enseignement technique agricole : Mme Nathalie Delattre

Mission Médias, livre et industries culturelles

Audiovisuel et avances à l'audiovisuel public : M. Jean-Raymond Hugonet

Presse : M. Michel Laugier

Cinéma : M. Jérémy Bacchi

Livre et industries culturelles : M. Julien Bargeton

Mission Recherche et enseignement supérieur

Recherche : Mme Laure Darcos

Enseignement supérieur : M. Stéphane Piednoir

Mission Sport, jeunesse et vie associative

Sport : M. Jean-Jacques Lozach

Jeunesse et vie associative : M. Jacques-Bernard Magner

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal - Audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture

M. Max Brisson, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre travail législatif avec, cette semaine, le projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal.

Ce texte fait suite à la réflexion lancée par le Président de la République voilà bientôt trois ans autour du retour du patrimoine africain en Afrique. Il sera examiné en commission la semaine prochaine, avant sa discussion en séance publique le mercredi 4 novembre prochain.

En votre nom à tous, je remercie Mme la ministre d'avoir accepté de répondre à notre invitation à venir nous présenter ce texte. L'Assemblée nationale en a achevé l'examen en première lecture il y a quinze jours.

Madame la ministre, vous conviendrez avec moi qu'il s'agit d'un sujet complexe, où se croisent de nombreux enjeux, à la fois culturels, éthiques, historiques, juridiques, scientifiques et diplomatiques.

Cela dit, il ne s'agit pas d'un sujet tout à fait nouveau pour le Sénat. Ce sont deux sénateurs qui ont été à l'origine des deux seules lois de restitution que notre pays a adoptées à ce jour : Nicolas About, pour la loi de restitution de la « Vénus hottentote », et Catherine Morin-Desailly, pour la loi de restitution des têtes maories.

Les restitutions auxquelles il pourrait être procédé dans le cadre du présent projet de loi portent non pas sur des restes humains « patrimonialisés », comme ce fut le cas par le passé, mais sur des objets d'art. C'est la raison pour laquelle notre commission a souhaité lancer, dès janvier dernier, une réflexion sur ce sujet, avec la création d'une mission d'information consacrée à la question de la restitution des objets d'art. Celle-ci, sous la présidence de Catherine Morin-Desailly, devrait achever ses travaux dans les semaines à venir et nous présenter ses préconisations avant la fin de l'année.

Madame la ministre, après votre exposé liminaire, je donnerai la parole à notre rapporteure, Catherine Morin-Desailly. J'inviterai ensuite un représentant de chaque groupe à prendre la parole, avant de laisser l'ensemble des collègues qui le souhaiteraient s'exprimer sur ce texte.

Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux à mon tour évoquer la mémoire de Samuel Paty et m'associer à l'hommage que vous avez rendu à ce professeur, monsieur le président. Le ministère de la culture s'y associe d'autant plus naturellement qu'il a pour mission de défendre l'exception culturelle française, dont la caricature a toujours fait partie. Qu'il me soit permis d'évoquer les grands noms de Casati, de Numa, de Philipon, de Le Petit, de Daumier, ainsi que les liens qui unissaient Daumier et Baudelaire ou Philipon à Balzac.

Le ministère de la culture est aussi chargé de la protection de la presse, notamment de la presse écrite. Ce n'est pas devant n'importe quelle caricature que Samuel Paty a fait son oeuvre d'éducation : c'est devant une caricature de Charlie Hebdo. Je ne peux m'empêcher d'évoquer la mémoire de Tignous, de Charb, de Cabu, de Wolinski. C'est donc véritablement du fond du coeur que je m'associe à cet hommage.

Je veux adresser mes sincères félicitations à ceux d'entre vous qui ont été élus ou réélus au mois de septembre dernier et saluer votre nouveau président, Laurent Lafon, à qui je souhaite pleine réussite dans la mission particulièrement exigeante, mais aussi passionnante qui est la sienne.

M'exprimant devant votre commission pour la première fois, je veux vous témoigner mon profond respect pour le travail que vous effectuez. Ayant moi-même une grande expérience de parlementaire, je sais votre implication au service des Français, au-delà de tous les clivages. Cette implication est absolument essentielle au bon fonctionnement des institutions républicaines. Vous pouvez donc compter sur moi pour m'appuyer, chaque fois que cela sera possible, chaque fois que cela sera utile, chaque fois que vous le souhaiterez, sur vos travaux, dans un esprit toujours ouvert et constructif.

Le sujet que nous abordons aujourd'hui rencontre d'ailleurs un écho particulier parmi vous, puisque vous vous êtes saisis depuis plusieurs années des enjeux entourant les restitutions d'oeuvres d'art. Je veux vraiment saluer le travail et l'implication, dans ce domaine, de Catherine Morin-Desailly, qui a conduit au lancement d'une mission d'information au début de l'année. Je souhaite que le travail qui a été mené par les deux corapporteurs, Alain Schmitz et Pierre Ouzoulias, puisse contribuer à éclairer un débat complexe et indispensable.

J'en viens au projet de loi lui-même. Ce texte marque l'aboutissement d'un long travail, qui trouve son origine dans la volonté exprimée par le Président de la République dans le discours qu'il a prononcé à Ouagadougou en novembre 2017. Il y proposait de réunir les conditions pour des restitutions du patrimoine africain dans le cadre d'un partenariat approfondi entre la France et les pays du continent africain.

Le projet de restitution de 26 oeuvres issues de ce que l'on appelle communément le « Trésor de Béhanzin » à la République du Bénin et du sabre attribué à El Hadj Omar Tall et de son fourreau à la République du Sénégal s'inscrit dans le cadre d'une politique de coopération culturelle déjà engagée avec ces deux pays.

Ce projet de loi prend également place dans un contexte général de réflexion sur le rôle et les missions des musées en Europe et dans le monde, et sur la nécessité de mieux connaître l'histoire des collections et leur provenance, notamment lorsque ces oeuvres sont issues du continent africain.

Il s'agit d'un texte important, qui incarne une nouvelle ambition dans nos relations culturelles avec celui-ci.

Les oeuvres et les objets que nous souhaitons restituer aux deux pays sont exceptionnels à tous égards. Leur valeur est à la fois esthétique et historique. Arrivés en France à la suite de faits violents, qui ont conduit à leur appropriation, ils sont devenus les symboles d'une culture, d'un peuple, d'une nation. Ils sont de véritables « lieux de mémoire », au sens où l'entend Pierre Nora.

Le trésor des rois d'Abomey incarnait la continuité et la grandeur de cette dynastie pluriséculaire quand il a été saisi en 1892 par le général Dodds lors des combats opposant le roi Béhanzin aux troupes françaises. Ces 26 oeuvres sont devenues, pour le peuple béninois, le symbole d'une indépendance perdue. Alors qu'elles étaient conservées par différents musées français, puis, à partir de sa création, en 1999, par le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, leur retour sur le sol béninois en 2006, dans le cadre d'une exposition temporaire, a suscité une émotion considérable, prélude à la demande officielle de restitution adressée, en 2016, par la République du Bénin à la République française.

De même, le sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall incarnent l'aventure exceptionnelle qu'ont été la fondation et l'extension de l'Empire toucouleur par ce chef militaire et religieux, qui s'est finalement lui aussi heurté aux forces françaises. Il a été donné au musée de l'Armée il y a plus d'un siècle par le général Louis Archinard et il est actuellement exposé au musée des civilisations noires de Dakar, dans le cadre d'une convention de prêt de longue durée.

En restituant ces objets au Bénin et au Sénégal, nous contribuons à ce que la jeunesse africaine puisse avoir accès à des éléments majeurs de son propre patrimoine, conformément à l'objectif qui avait été défini par le Président de la République.

Je souhaite à présent vous préciser le sens, la portée et les conséquences du projet de loi. Rappelons tout d'abord que la restitution par un État à un autre État de biens culturels et plus généralement d'objets n'a rien d'inédit, y compris dans la période récente. Parmi les restitutions les plus récentes consenties par la France figurent notamment une statue volée à l'Égypte, en 1981, en application d'un jugement d'un tribunal français, 21 têtes maories, rendues à la Nouvelle-Zélande en vertu de la loi votée en 2010 sur l'initiative de Catherine Morin-Desailly, ou encore 32 plaques d'or, restituées à la Chine en application de la convention de l'Unesco pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels de 1970, qui a été ratifiée par la France en 1997. Ces différents cas illustrent la diversité des voies offertes par le droit français pour procéder à des restitutions.

S'agissant des objets dont nous traitons aujourd'hui, c'est une initiative du législateur qui permettra d'apporter une réponse aux demandes du Bénin et du Sénégal. À la différence d'une décision judiciaire, cette procédure n'aura pas pour effet de créer de jurisprudence. J'y insiste : le projet de loi n'a pas de portée générale. Il ne vaut que pour le cas spécifique de l'ensemble d'objets qu'il énumère expressément. Ainsi, quand bien même les objets concernés seraient considérés comme des « prises de guerre », le vote du texte n'aurait pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le contexte d'un conflit armé.

Par ailleurs, la voie législative s'impose à nous dans la mesure où la restitution des objets au Bénin et au Sénégal implique de déroger au principe d'inaliénabilité des collections publiques inscrit dans le code du patrimoine. Ce principe est, de fait, au coeur de la conception française du musée, qui charge nos institutions publiques de constituer des collections, afin qu'elles soient étudiées, conservées et présentées au public. Le projet de loi propose de déroger à ce principe d'inaliénabilité, mais il ne le remet pas en cause - à l'instar des précédentes lois du même type, comme celle de 2010.

L'adoption d'un amendement de la députée Constance Le Grip, lors de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, a d'ailleurs permis d'inscrire dans celui-ci la référence à ce principe, de telle sorte que les restitutions en sont explicitement désignées comme des dérogations.

Au-delà des modalités de leur encadrement législatif, ces restitutions sont au coeur de débats très vifs. Elles nourrissent de nombreux questionnements éthiques, philosophiques, politiques.

Je veux être claire : en procédant à la restitution de ces oeuvres au Bénin et au Sénégal, nous ne remettons pas en cause le rôle joué par les musées français qui en ont assuré la conservation. Au contraire ! Le musée du Quai Branly-Jacques Chirac et le musée de l'Armée en ont non seulement permis la conservation, mais ils ont aussi contribué, par les études approfondies qu'ils ont menées à leur sujet, à en révéler les valeurs historique et esthétique. Ils en ont également assuré la présentation au public, en France comme à l'étranger, notamment dans les pays concernés par les restitutions, dans le cadre de prêts. Nous devons leur en être reconnaissants.

Il est encore moins question pour nous de remettre en cause l'approche universaliste des musées, que la France promeut depuis plus de deux cents ans. Dans un monde fracturé par les positions identitaires de toutes sortes, nous avons plus que jamais besoin de musées universels pour réunir des oeuvres provenant de tous les continents, de toutes les époques, pour faire dialoguer les cultures dont elles sont le témoignage. L'actualité immédiate nous le rappelle de façon impérieuse et tragique.

C'est aussi pour cela que la France n'accepte de restituer des oeuvres à d'autres États que si ces derniers s'engagent à ce que celles-ci conservent leur valeur patrimoniale, autrement dit à ce qu'elles continuent à être conservées et présentées au public dans des lieux consacrés à cette fonction. Dans le cas du Bénin et du Sénégal, de telles garanties ont été données - elles l'ont même été par avance par le Sénégal.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis n'est pas un acte de repentance ni une condamnation du modèle culturel français : c'est un acte d'amitié, de confiance envers le Bénin et le Sénégal, pays auxquels nous lient une longue histoire commune et des projets d'avenir.

Le soutien unanime que le texte a reçu lors de son examen à l'Assemblée nationale témoigne de l'unité qui doit prévaloir sur ce sujet. S'ils peuvent susciter des questionnements légitimes, auxquels je répondrai, ces actes de restitution doivent nous rassembler, au-delà des clivages politiques, autour des valeurs universelles qui fondent notre République.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Je rappelle que le Sénat a voté deux propositions de loi sur ces sujets au cours des vingt dernières années. Cependant, celles-ci concernaient des restes humains patrimonialisés. Notre mission d'information formulera un certain nombre de propositions sur cette question, à la suite de l'excellent travail réalisé par le groupe spécifique de la Commission scientifique nationale des collections (CSNC).

Pour avoir été l'auteure de la proposition de loi de restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande, je sais à quel point cette question est très délicate et très complexe. Il est très difficile de faire la part des choses entre ce qui est légal - le droit en vigueur -, ce qui est vrai - la vérité historique et scientifique - et ce qui est bon - le sens de l'histoire, de l'évolution du monde et de la connaissance mutuelle dans le contexte de la mondialisation.

En 2012, j'avais contribué, avec Philippe Richert, qui a été le rapporteur, pour le Sénat, des deux textes de restitution, à mettre en place la CSNC, dont la première ébauche remontait à la loi relative aux musées de France de 2002. Par la suite, nous avons tous les deux regretté que ces outils n'aient pas été pleinement exploités. Avec cette commission, notre pays avait l'occasion de s'emparer pleinement du sujet des restitutions, dont on voyait bien qu'il n'allait faire que rebondir, pour y réfléchir de manière lucide, prospective et proactive.

Je déplore que rien n'ait été fait de la part du ministère de la culture pour faciliter l'installation de cette commission. Il a fallu trois ans pour qu'elle se mette en place, et sa composition n'offrait pas assez de souplesse et de fluidité pour qu'elle puisse travailler de façon efficace. Elle a par ailleurs elle-même refusé de jouer son rôle en matière de restitution, ce qui nous conduit aujourd'hui à nous retrouver dans une position défensive et à avoir pour seul élément de référence le rapport Sarr-Savoy, qui, s'il a le mérite d'énoncer un certain nombre de vérités et de donner un coup de pied dans la fourmilière, est contesté, pour comporter un certain nombre d'inexactitudes et pour n'avoir peut-être pas assez associé nos conservateurs et un certain nombre de scientifiques et de chercheurs.

Je veux vous interroger, madame la ministre, sur le rôle que doivent pleinement jouer nos chercheurs, nos scientifiques, nos conservateurs dans cette réflexion, pour éviter notamment que des atteintes fondamentales ne puissent, à terme, être portées au principe d'inaliénabilité des collections, et sur la manière dont le ministère de la culture compte s'y prendre, à l'avenir, pour éclairer le politique si l'on convient aujourd'hui que ce sont des lois de circonstances qui permettront de régler les questions de restitution. Je rappelle que l'origine de notre droit en la matière remonte à l'Édit de Moulins, qui, dès le XVIe siècle, a permis d'éviter que les restitutions ne s'apparentent au fait du prince.

Ne croyez-vous pas qu'un comité national de réflexion sur les restitutions, qui serait composé de conservateurs, de scientifiques, mais aussi d'historiens d'art et de juristes, pourrait être le meilleur moyen d'orienter quelque peu notre réflexion, au-delà du travail accompli par les musées ?

Avez-vous par ailleurs des précisions à nous donner sur les instructions concernant le travail scientifique de recherche de provenance, de recherche archivistique que vous comptez donner pour permettre d'avancer sur le sujet ? Des moyens particuliers seront-ils alloués à ce vaste chantier ? En Allemagne, pas moins de 1,9 million d'euros sont consacrés à un fonds chargé de telles recherches. Les conservateurs présents à la réunion organisée par Icom-France « Restituer ? Les musées parlent aux musées » évoquent tous une carence en personnels dédiés, en historiens d'art spécialisés. Le manque de moyens est crucial.

Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Je veux, madame la rapporteure, rendre hommage à votre travail très complet sur ces questions.

Effectivement, le Gouvernement propose, dans le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), la suppression de la Commission scientifique nationale des collections. Cette commission, qui avait été créée dans le cadre d'une loi procédant à une restitution - celle des têtes maories -, n'est, en réalité, pas compétente dans ce domaine, comme l'a d'ailleurs précisé son président, M. Jacques Sallois, dans un rapport de 2015. Elle n'est compétente qu'en matière de déclassement, procédure qui ne peut être engagée qu'en cas de perte d'intérêt public d'un bien. Or les oeuvres qui font l'objet de restitutions ont, par nature, un intérêt esthétique et historique majeur. Il s'ensuit que la suppression de la CSNC n'a aucune incidence sur les restitutions et donc sur le projet de loi qui vous est soumis.

Par ailleurs, dans la perspective de la commission mixte paritaire sur le projet de loi ASAP, le Sénat a proposé le remplacement de la CSNC par une nouvelle procédure de déclassement des biens conservés dans les collections patrimoniales, en en confiant la compétence au Haut Conseil des musées de France pour les collections muséales. J'y suis tout à fait favorable.

La CSNC ne répondait pas à votre préoccupation qu'un travail scientifique de spécialistes accompagne l'examen des demandes de restitution. D'autres pays, qui ont un droit patrimonial complètement différent du nôtre, ont pu envisager la mise en place d'une commission sur le sujet. Ce n'est pas le choix du Gouvernement, qui privilégie l'étude au cas par cas et le passage par le débat parlementaire. Nous estimons que seul le dialogue politique direct du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, éclairé par une analyse scientifique, historique, diplomatique, peut permettre de déterminer si la restitution doit ou non avoir lieu. C'est la voie que nous privilégions avec ce projet de loi.

Chaque demande de restitution est un cas particulier. Chaque objet a une histoire particulière, qu'il convient d'étudier pour donner une réponse adéquate. Il va de soi que les demandes de restitution sont étudiées avec beaucoup d'attention au plan scientifique. Nous associons les établissements muséaux concernés, leurs équipes de conservateurs et de chercheurs. En l'espèce, les responsables scientifiques des collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac et du musée de l'Armée ont été consultés.

La création d'une commission impliquerait que celle-ci se prononce sur la base de critères. Nous considérons que l'édiction de critères constituerait un carcan et qu'elle serait illusoire au regard de la diversité d'histoires et de cas. Les raisons qui peuvent amener à restituer une oeuvre sont d'ordre historique ou éthique. Elles découlent de l'histoire de chaque cas. Elles ne peuvent faire l'objet d'un texte général, et une commission ne saurait être compétente pour statuer sur tous les cas.

Le rapport Sarr-Savoy a suscité la polémique. Nous l'avons intégré à la réflexion que nous avons menée, au même titre que d'autres éléments de réflexion, portés notamment par les professionnels du patrimoine et des musées et par des échanges avec nos partenaires africains. Toutefois, ce rapport a eu le mérite de permettre que l'opinion publique prenne conscience du sujet. Il était sans doute nécessaire, mais je répète que, s'il a contribué à notre orientation, il ne pouvait constituer l'alpha et l'oméga de notre réflexion.

Vous m'avez interrogée sur les moyens que le ministère de la culture met en oeuvre pour la recherche de provenance dans les musées. Nous avons renforcé notre action pour fédérer les scientifiques autour des indispensables recherches de provenance des collections. Il convient de contextualiser les oeuvres exposées, de porter leur histoire à la connaissance du public. Cette mobilisation prend la forme de différentes actions. Ainsi, des journées d'étude sont organisées sur les collections extra-occidentales, à destination des professionnels des musées de France, pour partager les bonnes pratiques et les connaissances et définir des projets communs. A aussi été lancé, à la fin du mois de septembre dernier, un séminaire de recherche intitulé « Parcours d'objets », organisé par la direction générale des patrimoines et l'Institut national d'histoire de l'art pour étudier de manière approfondie le cas d'objets de tous les continents issus de collections françaises et européennes.

Enfin, je veux préciser que les deux établissements concernés par le projet de loi ont également renforcé leurs équipes pour assurer cette recherche sur l'histoire des collections. Au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, des bourses de recherche dédiées ont été créées et un poste de recherche de provenance vient d'être pourvu, sur l'initiative du président du musée, Emmanuel Kasarhérou. De même, au musée de l'Armée, la recherche de provenance fait l'objet d'une attention particulière et de moyens renforcés. Ainsi, deux des établissements les plus concernés par le sujet montrent l'exemple, en renforçant leur action et en proposant leur accompagnement, aux côtés de mon ministère, aux musées français qui en ont besoin. Nous avons là deux centres de ressources et deux pôles d'animation qui ont vocation à diffuser leurs connaissances sur l'ensemble des établissements français qui détiennent des collections extra-européennes.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - D'après les recherches scientifiques, le sabre restitué au Sénégal n'a jamais appartenu à El Hadj Omar Tall. Dès lors, quelle est la portée du symbole ? Alors que le projet de loi est sans doute fondateur d'autres textes à venir, n'y a-t-il pas un vrai problème à restituer un objet qui ne correspond pas tout à fait à l'authenticité de la démarche ?

Par ailleurs, le texte prévoit la restitution du sabre au Sénégal dans un délai d'un an après son entrée en vigueur. Or le sabre a déjà été remis à ce pays par l'ancien Premier ministre Édouard Philippe, en novembre 2019. Il est exposé au musée des civilisations noires de Dakar dans le cadre d'une convention de dépôt. Dans ce contexte, quel est le sens de cette disposition du projet de loi ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Le ministère de la culture et le musée de l'Armée n'ont jamais caché que l'histoire du sabre n'était pas absolument certaine et qu'elle était enveloppée de mystère. Cela montre le soin qu'il faut donner à la recherche de la provenance, mais aussi la difficulté que posent parfois les traditions orales, qu'il n'est pas toujours aisé de conserver, et l'absence de sources.

Quoi qu'il en soit, ce sabre a été donné au musée de l'Armée par Louis Archinard, militaire qui a participé à des campagnes en Afrique occidentale à la fin du XIXe siècle. Il vient incontestablement de la famille de El Hadj Omar Tall - un certain nombre d'éléments l'attestent -, probablement de son fils, fondateur de l'Empire toucouleur, dont la mémoire est très vive au Sénégal. La restitution officielle de cet objet au Sénégal est un geste symbolique fort que fait la France pour qu'il puisse continuer à être présenté au public à Dakar.

Le délai d'un an a été retenu par parallélisme des formes par rapport au Bénin. Ce délai maximal, inspiré par un souci de cohérence, s'appliquera non à la restitution physique du sabre, mais au transfert de sa propriété, qui suit la remise physique de plusieurs années. L'effet sera donc immédiat. S'agissant des 26 oeuvres du Trésor de Béhanzin, ce délai va permettre au Bénin de préparer leur accueil dans un espace temporaire, en attendant l'achèvement de la construction du futur musée d'Abomey.

M. Pierre Ouzoulias. - Lors de la discussion du projet de loi relatif aux musées de France, en 2001, Philippe Richert avait considéré que, s'agissant des collections publiques, la loi devait « s'en tenir aux règles de droit commun de la domanialité publique », qui « permet de conserver une certaine souplesse en ménageant la possibilité de déclassements » et que « la gestion d'une collection ne peut se réduire à une stricte mission de conservation et pour certains types de collections doit être un exercice dynamique ». De fait, si la distinction entre la res privata et la res publica date de l'Empire romain, la Révolution française a donné à la nation la possibilité de constituer un patrimoine national et à la représentation nationale le pouvoir de sortir des pièces des collections. Il est important de comprendre que permettre la constitution de collections, c'est aussi permettre d'en sortir des pièces.

Le droit permet de protéger les collections contre le fait du prince, c'est-à-dire la tentation que pourrait avoir l'exécutif de choisir des pièces dans les collections publiques pour servir une politique diplomatique, tout en faisant des conservateurs du patrimoine de simples gardiens des collections. Les collections sont nationales et, en dernier ressort, la représentation nationale doit pouvoir décider que, pour des raisons politiques d'importance, des pièces puissent en sortir.

Je vous le dis sans ambages : autant l'argumentaire développé par l'ambassade du Bénin m'a convaincu, autant j'ai des doutes sur la restitution du sabre, modèle 1820 de l'officier d'infanterie français, dont le musée de l'Armée détient sans doute une centaine d'exemplaires. Par ailleurs, la France aurait pu tout aussi bien envisager de le remettre au Mali de manière parfaitement légitime, puisque l'Empire toucouleur qu'El Hadj Omar Tall a constitué était étendu sur l'actuel Mali bien plus que sur le Sénégal. Enfin, d'après ce que j'ai compris de nos interlocuteurs à l'ambassade du Sénégal, ce qui est célébré aujourd'hui en la personne d'Omar Tall, c'est aussi le dignitaire religieux qui a introduit au Sénégal une forme de soufisme sunnite très intéressant, que je trouve très mal représenté par le symbole d'un sabre d'infanterie. En réalité, j'ai le sentiment que le Sénégal n'a pas été extraordinairement associé dans le choix de cet objet, qui figure aujourd'hui dans la loi par le résultat d'un circuit de décision que nous n'avons pas réussi à comprendre exactement, ce qui est un souci majeur.

Je comprends la nature des restitutions qui sont liées à des spoliations. Malheureusement, les spoliations continuent... À cet égard, le marché de l'art parisien, qui a permis la revente d'un certain nombre de pièces provenant des pillages réalisés par Daech en Syrie, n'est pas exemplaire. Ce qui a été pillé ailleurs ne doit pas arriver aussi facilement sur le marché de l'art parisien. Si la France doit s'engager aujourd'hui, c'est en ce sens.

Hélas, les pillages du patrimoine africain continuent, notamment lors des travaux d'aménagement. Les entreprises françaises qui interviennent en Afrique devraient s'engager à réaliser de l'archéologie préventive avant de réaliser de tels travaux. Elles apporteraient ainsi la preuve que la France est aussi en capacité de défendre le patrimoine africain sur place, en Afrique.

Mme Catherine Dumas. - Un certain nombre d'inquiétudes s'expriment et une certaine confusion se fait jour.

Comment être sûr, madame la ministre, que l'exception ne va pas devenir la règle ? Vous avez déclaré que chaque demande était particulière. Nous le comprenons tout à fait, mais comment envisager l'avenir ? Quels seront les critères ? Le critère de l'appropriation violente, qui figure dans le rapport controversé qui a été évoqué, va-t-il être retenu ?

Quelle différence faire entre les prises de guerre napoléoniennes et les restitutions d'objets d'appropriation récente ? Ce sont des questions que se pose le grand public.

M. Thomas Dossus. - L'usage de lois spécifiques, l'approche au cas par cas limitent à l'extrême les possibilités de restitution. Une question d'efficacité va finir par se poser, puisque bien d'autres pays que le Bénin ou le Sénégal vont frapper à notre porte pour demander la restitution d'un certain nombre de biens considérés comme mal acquis. Pourrait-on sortir de ces démarches législatives d'exception et instaurer un mécanisme global ou plus efficace permettant de concilier le principe d'inaliénabilité avec les revendications légitimes des pays africains, qui vont se multiplier ?

M. Jean-Pierre Decool. - Ce projet de loi fait suite à un engagement du Président de la République que nous ne remettons en cause en aucun cas. Cela dit, nous souhaiterions attirer votre attention sur la future conservation de ces biens culturels.

Quelles dispositions seront prises pour assurer la bonne et digne conservation de ces oeuvres, afin qu'elles continuent d'être source d'inspiration et qu'elles s'inscrivent dans une démarche visant à favoriser l'accès au patrimoine historique et culturel de la jeunesse africaine ?

Les collections publiques possèdent un caractère inaliénable. D'une certaine manière, la promesse présidentielle et ce projet de loi l'altèrent. Ne risquons-nous pas d'ouvrir une boîte de Pandore qui remettrait en cause l'acquisition d'une grande partie des oeuvres des collections nationales et, par extension, la légitimité des collections nationales dans le monde ?

L'art est un témoin de l'histoire, qui est parfois douloureuse. Nous devons trouver un juste équilibre entre restitutions légitimes et conservation de nos biens culturels, lesquels ne profitent pas qu'aux seuls Français. En 2013, 69 % des visiteurs du musée du Louvre étaient étrangers. Nos musées sont aussi une vitrine pour l'art africain, grâce à des politiques culturelles ambitieuses et d'excellentes conditions de conservation des oeuvres.

Nous reconnaissons, bien sûr, la légitimité des demandes de la République du Bénin et de la République du Sénégal. Nous souhaitons que ces restitutions se fassent dans les meilleures conditions possibles, dans l'intérêt de la conservation des oeuvres, sans précipitation.

Notre groupe soutiendra le projet de loi.

M. Pierre-Antoine Levi. - La France n'est pas un cas isolé parmi les anciennes puissances coloniales. Quels contacts avez-vous avec vos homologues européens sur ces questions de restitution ? Quels ont été les résultats des deux réunions qui se sont déjà tenues à Paris et à Londres ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Vos questions sont très cohérentes et elles démontrent que le sujet est plus complexe qu'il n'y parait - dès lors qu'on ne s'en tient pas à la seule déclaration de l'inaliénabilité des collections publiques.

Monsieur Ouzoulias, le débat sur la restitution du sabre d'El Hadj Oumar Tall n'est pas rendu plus clair par les questions liées au fait que ce sabre ait appartenu à un chef religieux relevant du soufisme sunnite - car le religieux et le politique étaient alors tellement intriqués, en Afrique aussi bien qu'en Europe, voyez l'Ancien Régime, qu'on ne peut guère en inférer quelque chose de précis en l'occurrence. Vous soulignez que des spoliations continuent et vous avez raison, mais ce sont des vols, qui doivent être traduits par voie pénale : des moyens existent, par exemple contre les marchands d'art qui introduiraient sur le marché des oeuvres issues de pillages par Daesh.

Pour la restitution, il faut procéder par dérogation - et c'est la procédure législative qui garantit contre la jurisprudence. Si demain des critères étaient établis, par telle ou telle commission d'experts, vous seriez dessaisis de votre pouvoir de législateur et de contrôle. En réalité, la restitution doit faire l'objet d'une demande initiale, il ne s'agit pas, pour nous, de restituer l'ensemble des oeuvres venues de pays étrangers, le débat d'une restitution générale est derrière nous.

La France a réceptionné des demandes précises, dont je vous présente sommairement la liste. Il y a la demande du Bénin et du Sénégal, dont nous parlons aujourd'hui ; la Côte d'Ivoire, le 10 septembre 2019, a demandé la restitution du tambour parleur du peuple « Atchan », conservé au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac ; le 20 février 2019, l'Éthiopie a demandé la restitution de 3081 biens culturels conservés dans les collections du même musée ; le 17 mai 2019, le Tchad a demandé la restitution de l'ensemble des pièces tchadiennes présentes sur notre territoire, soit environ 10 000 objets ; le 29 janvier 2020, le Mali a demandé la restitution de seize biens culturels ; le 20 février 2020, le président malgache a demandé au président de la République, pour le soixantième anniversaire de l'indépendance, prévu le 26 juin 2020, la restitution du dais de la couronne de la dernière reine malgache, conservé au musée de l'Armée ainsi que l'intégralité des biens culturels malagasy présents sur le territoire français.

Cette liste montre que des demandes sont recevables, identifiées, mais que d'autres sont plus compliquées, par exemple la restitution de dix mille objets culturels. Nous avons choisi la procédure d'un examen au cas par cas, c'est le cas pour les vingt-sept objets visés par ce projet de loi. Cet examen consiste en une recherche approfondie sur l'histoire des objets et la procédure requiert un dialogue bilatéral, une coopération entre les deux États. Avec le Bénin et le Sénégal, la coopération culturelle fait l'objet d'un cadre bien défini et de conventions ; un programme de travail commun a été établi avec le Bénin pour la coopération muséale, avec un accompagnement par l'Agence française de développement (AFD) pour la construction du Musée de l'épopée des amazones et des rois du Dahomey. Avec le Sénégal, une déclaration commune du 17 novembre 2019 entend renforcer le partenariat culturel entre les deux pays, impliquant des établissements muséaux au Sénégal et en France.

La restitution ne consiste donc pas à rendre des oeuvres en masse et à s'en désintéresser, elle prend place dans une coopération bilatérale plus large, qui comprend tout un ensemble de mesures dont le projet de loi qui vous est soumis constitue un volet essentiel.

Avec ce projet de loi, nous préservons évidemment la vitrine française, notre capacité de montrer des objets au public ; nos musées disposent d'objets très nombreux, ils en ont bien plus en réserve qu'ils n'en montrent et ils ne seront pas dépossédés par les restitutions. Nous voulons aussi éviter d'instituer des mécanismes qui menaceraient le principe d'inaliénabilité du patrimoine public. Nous voulons également, c'est très important, nous garder de toute arrogance par rapport aux pays demandeurs, nous recherchons un partenariat équilibré et égalitaire, nous n'avons pas à considérer que telle restitution serait illégitime parce que le pays demandeur n'aurait pas notre compétence muséale - attention à tout néocolonialisme, qui serait profondément condamnable.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je me réjouis, madame la ministre, que le rapport Sarr-Savoy ne soit pas l'alpha et l'oméga de votre réflexion. La liste des demandes de restitution me fait m'interroger sur le nombre de lois que nous aurons à prendre. C'est cette interrogation qui nous avait conduits, avec Philippe Richert, à demander une loi claire sur les restes humains patrimonialisés, précisément pour éviter des lois de circonstance. La Commission nationale scientifique des collections, voulue par le Parlement dès 2002, était loin d'être inutile, elle était la structure idoine pour documenter la procédure de déclassement de pièces appartenant à des collections publiques - mais elle s'est autocensurée, refusant toute prospective, je regrette que les conservateurs se soient ainsi mis la tête dans le sable, alors qu'ils auraient pu éclairer le Gouvernement et le Parlement. Je déplore que cette commission n'ait pas été prise au sérieux, sa composition pléthorique l'a empêchée de fonctionner, d'autant qu'on ne l'a pas dotée suffisamment de crédits, nous nous sommes privés d'un regard dynamique sur nos collections - et nous avons perdu dix ans.

Mme Roselyne Bachelot, ministre. - J'ai omis de répondre à M. Levi sur la coopération européenne. Mon déplacement à Berlin a été l'occasion de constater que des coopérations intenses existent entre les professionnels, des rencontres ont lieu régulièrement entre des musées européens conservant des collections issues de contextes coloniaux, un forum « Patrimoines africains : réussir ensemble notre nouvelle coopération culturelle » s'est tenu à Paris le 4 juillet 2019, organisé par le ministère de la culture et celui des affaires étrangères. Cependant, la coopération a ses limites, car chacun des pays européens n'a pas la même histoire - la colonisation allemande, par exemple, n'a pas donné lieu à l'usage de l'allemand comme il en a été avec le français dans les colonies françaises -, le droit patrimonial n'est pas partout le même et nous butons vite sur des caractéristiques nationales.

Je vous accorde volontiers, Madame Morin-Desailly, que nous avons du travail à faire. Mais réfléchir ensemble sur la façon dont ces oeuvres sont arrivées dans nos musées, alors que l'opinion publique est secouée par ces histoires occultés ou niées, faire une démarche non pas de repentance mais de réappropriation d'une histoire qui doit être commune : nous ne perdons pas notre temps en creusant ensemble ces histoires pour qu'elles deviennent un patrimoine commun.

Mme Claudine Lepage. - Ce texte, qui fait suite au discours que le président de la République a prononcé à Ouagadougou, donne une nouvelle impulsion aux relations culturelles entre la France et l'Afrique. Quel rôle ces restitutions peuvent-elles jouer auprès des jeunes africains, quelle vous paraît être leur portée symbolique auprès des jeunes générations dans leur relation avec la France ?

La recherche sur la provenance des oeuvres d'art me semble une question éthique, ce n'est pas la même chose si une oeuvre a été volée, pillée, ou bien si elle a été achetée ou offerte. Je comprends la logique de la loi dérogatoire, mais peut-on envisager une loi-cadre qui ouvrirait la restitution des oeuvres mal acquises ? Peut-on voir des liens avec les biens spoliés aux Juifs pendant la deuxième guerre mondiale ?

M. François Patriat. - Je salue le vote à l'unanimité de ce texte à l'Assemblée nationale, cela démontre l'importance des enjeux mémoriels, nous pouvons en espérer l'amorce d'un nouveau partenariat avec les pays africains. Cependant, après le rapport Sarr-Savoy, peu de pays ont demandé la restitution de biens culturels, et l'argument a été avancé d'un manque de structures muséales adaptées pour accueillir ces biens culturels. Le Bénin, par exemple, a repoussé toute restitution à l'automne 2021, le temps d'aménager un musée. Cela démontre l'importance de renforcer la coopération : comment la France peut-elle aider à la construction de l'écosystème nécessaire à une circulation des oeuvres ?

M. Abdallah Hassani. - Parmi les questions que je voulais vous poser et que la mauvaise connexion ne m'a pas permis de vous poser : où en est le projet d'un nouveau musée d'Abomey, au Bénin ?

M. Laurent Lafon. - Le discours du président de la République à Ouagadougou était volontariste, nous procédons avec ce projet de loi à deux restitutions : d'autres restitutions interviendront-elles d'ici à 2022 ? Comment s'articule le volontarisme et les demandes croissantes de restitutions ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Une loi-cadre est-elle souhaitable pour distinguer les oeuvres selon les modalités dans lesquelles elles sont entrées dans notre patrimoine ? Je crois que le contexte de la colonisation rend contestables les notions d'achat ou de cadeaux, ce qui rendrait fragile une construction juridique dans ce sens.

Je crois aussi qu'il ne faut pas mélanger ces dossiers avec la restitution des biens juifs spoliés, pour lesquels une procédure judiciaire est applicable, qui n'a rien à voir avec la procédure interétatique dont nous parlons aujourd'hui. Je souhaite d'ailleurs que les musées qui détiennent des biens spoliés soient plus dynamiques pour la restitution. Il y a des cas où le sentiment d'appropriation est si fort que les procédures sont bien trop lentes.

Où en est le nouveau musée d'Abomey ? Le chantier n'a tout simplement pas commencé, tout est à faire, dans des conditions climatiques difficiles ; nous sommes aux côtés des autorités béninoises, nous participons au travers de l'AFD à hauteur de 12 millions d'euros, le chantier pourrait prendre au moins trois ou quatre années.

D'autres restitutions sont-elles prévues d'ici 2022 ? Je ne vois aucun dossier suffisamment avancé - peut-être le dais de la couronne de la dernière reine de Madagascar, que je vous ai cité... Le sujet est complexe, toute restitution demande une étroite coopération interétatique, une étude approfondie sur l'origine des oeuvres, tout cela prend du temps.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Parmi les oeuvres demandées à la restitution, combien sont exposées dans nos musées, et quelle est la proportion de celles qui sont dans les réserves ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre. - Je n'ai pas ces chiffres avec moi : je vous les communiquerai par écrit.

M. Max Brisson, président. - Madame la ministre, nous vous remercions chaleureusement.

La réunion est close à 18 h 30.

Mercredi 21 octobre 2020

- Présidence de M. Max Brisson, vice-président -

La réunion est ouverte à 11 h 30.

Audition de M. Thierry Coulhon, candidat désigné par le Président de la République aux fonctions de président du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres)

M. Max Brisson, président. - Nous sommes réunis ce matin pour auditionner Thierry Coulhon, candidat désigné par le Président de la République aux fonctions de président du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres), en application des dispositions d'une loi simple et d'une loi organique du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution. Comme le prévoit cet article, les commissions compétentes des deux assemblées sont appelées à formuler un avis sur cette nomination.

Aux termes de l'article 19 bis du règlement du Sénat, cet avis est précédé d'une audition publique. À l'issue de cette audition, nous nous prononcerons par un vote à bulletins secrets, sans délégation de vote. La commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale a entendu M. Coulhon un peu plus tôt ce matin. Le vote et le dépouillement des deux scrutins auront lieu simultanément dans les deux Chambres à l'issue de notre audition.

Le Président de la République ne pourrait procéder à la nomination envisagée si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

Je vous rappelle que le Hcéres, créé en 2013, est une autorité administrative indépendante (AAI), chargée d'évaluer l'ensemble des structures de l'enseignement supérieur et de la recherche, ainsi que les formations et diplômes de l'enseignement supérieur. Par ses analyses, ses évaluations et ses recommandations, le Hcéres accompagne et soutient la démarche d'amélioration de la qualité de l'enseignement supérieur et de la recherche en France.

Cette audition intervient alors que nous avons examiné la semaine dernière en commission le projet de loi de programmation de la recherche (LPR), dont plusieurs dispositions renforcent les missions du Hcéres. Nous aurons l'occasion de débattre du texte en séance à compter de jeudi prochain.

Je vais demander à M. Thierry Coulhon de se présenter et de nous exposer les projets qui seraient les siens en tant que président de cette instance. Je donnerai ensuite la parole successivement à nos rapporteurs budgétaires pour l'enseignement supérieur - M. Stéphane Piednoir - et la recherche - Mme Laure Darcos -, aux orateurs des groupes, et aux autres membres de la commission qui souhaiteront s'exprimer.

M. Thierry Coulhon, candidat désigné par le Président de la République aux fonctions de président du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur. - Permettez-moi de présenter mon parcours avant de résumer le projet que je propose pour le Hcéres. Je suis né dans une famille de la classe moyenne de province, où l'on n'avait pas le bac. J'ai été aspiré par le système scolaire jusqu'à l'École polytechnique, mais le sentiment de rouler sur des rails que je n'avais pas choisis m'a amené à en démissionner pour aller étudier la philosophie et les mathématiques à l'Université, à Clermont-Ferrand puis à Paris. J'ai débuté une carrière universitaire en mathématiques pures comme assistant à l'Université Pierre et Marie Curie, avant d'être nommé professeur dans une université nouvelle de banlieue, issue du plan Université 2000 porté par Lionel Jospin et Claude Allègre, à Cergy-Pontoise. J'y ai passé quinze ans.

Je voudrais insister sur cette expérience, car il s'agissait d'une université ancrée dans son territoire, à forte vocation de professionnalisation et d'ouverture sociale, mais qui avait aussi de grandes ambitions dans plusieurs domaines de recherche, en particulier les mathématiques et l'économie. Les personnels y étaient, et sont toujours, très engagés dans leur mission est très unis autour du projet. J'y ai connu d'une part l'essor de ma carrière de recherche, en publiant et en voyageant beaucoup, d'autre part l'épanouissement que peuvent procurer les projets collectifs, puisque j'ai été élu président, après avoir assumé plusieurs missions d'intérêt général. J'ai été élu vice-président de la Conférence des présidents d'universités (CPU) au moment où la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite loi LRU) se négociait. J'en ai suivi la mise en oeuvre auprès de la ministre Valérie Pécresse comme conseiller spécial, puis comme directeur adjoint du cabinet.

J'ai été engagé comme directeur du programme Centre d'excellence dans l'entreprise des investissements d'avenir, dont l'une des traductions, dix ans plus tard, est la constitution de deux superbes ensembles universitaires sur le plateau de Saclay : l'Université Paris-Saclay et l'Institut polytechnique de Paris, qui transcendent l'antique division entre universités et grandes écoles, tout en préservant la richesse des deux systèmes. Le succès éclatant de l'Université Paris-Saclay dans le classement de Shanghai n'est qu'un signe de ce qui peut s'accomplir là-bas, qu'il s'agisse de calcul quantique, de neurosciences ou d'intelligence artificielle.

J'ai ensuite été recruté par l'Australian National University à Canberra, dont j'ai dirigé pendant deux ans et demi l'Institut de mathématiques. Je suis rentré en France pour présider l'Université Paris Sciences et Lettres (PSL), construite autour de l'École normale supérieure, de l'Université Paris-Dauphine, de l'École des mines de Paris, de l'École pratique des hautes études et de plusieurs autres établissements très prestigieux. Il s'agit de l'une des grandes universités de recherche qui nous permettent d'espérer remettre notre pays à la place qu'il mérite dans le concert mondial de l'enseignement supérieur et de la recherche. J'y ai vu des initiatives magnifiques, comme un premier cycle d'excellence comportant 50 % de boursiers, le doctorat sciences, arts et création, avec les écoles d'art, ou des programmes sur l'origine de la vie, ou encore le programme Scripta sur l'origine de l'écrit. C'est aussi l'institution qui nous a permis de faire revenir en France le prix Nobel Esther Duflo, espérons pour longtemps.

Enfin, depuis trois ans, je suis conseiller pour l'éducation, l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation à la Présidence de la République, et je n'ai pas eu l'impression de perdre le fil de mes préoccupations de toujours dans cette fonction.

Je voudrais insister sur le fait que, si mon activité de recherche a évidemment une intensité variable au gré de mes responsabilités, je suis encore actif, et j'en tire de grandes satisfactions. J'ai publié environ 70 articles dans des revues internationales à comité de lecture, qui ont été cités environ 2 500 fois. Surtout, je pense avoir apporté une contribution substantielle à certains aspects de l'analyse géométrique contemporaine. J'essaie encore d'aborder les sujets nouveaux pour moi : je termine avec un collaborateur australien un livre sur l'effet régularisant des semi-groupes d'opérateurs non linéaires.

J'ai par ailleurs gardé de mes années d'études, de mes lectures en philosophie et de mes deux présidences d'établissements pluridisciplinaires, un intérêt soutenu pour la variété des disciplines, et en particulier pour le champ des sciences humaines et sociales. Il n'y a pas de crise ou de grande transition, dans une société d'aujourd'hui, qu'on puisse traiter sans des sciences humaines et sociales fortes. Pendant toutes ces années, j'ai pensé, éprouvé concrètement et, à l'occasion, affirmé publiquement, que l'évaluation était un facteur crucial de progression de notre système d'enseignement supérieur et de recherche. Je voudrais vous dire comment je la conçois.

L'enseignement supérieur et la recherche doivent être plus que jamais au coeur de nos préoccupations collectives, pour au moins deux raisons. D'abord, il est nécessaire de former les jeunes, mais aussi les adultes, non plus à des qualifications fixées une bonne fois pour toutes et valables pour toute leur vie professionnelle, mais à la possibilité de se qualifier et de se requalifier toute leur vie durant - c'est une définition possible de l'enseignement supérieur. Puis, si nous voulons surmonter les crises et les transitions, nos économies vont devoir devenir de plus en plus des économies de l'innovation, donc se fonder sur la recherche. C'est là une formulation dans un langage socio-économique, tout particulièrement impérieuse en temps de crise ou de relance, mais on pourrait la formuler en termes sociétaux et environnementaux : il s'agit à bien des égards d'une affaire de souveraineté.

Il est tout aussi clair qu'en matière de formation et de recherche, la qualité compte au moins autant que la quantité. J'aime à rappeler qu'un des plus grands mathématiciens du XXème siècle, Peter Lax, a publié seulement une quinzaine d'articles - mais chacun d'eux ouvre un monde. Les moyens, si importants soient-ils, sont toujours limités : il faut donc faire des choix, basés sur une évaluation objective de la qualité des activités conduites, et mettre en place des démarches qui visent à l'améliorer.

Cette évaluation a posteriori est d'autant plus nécessaire que nous sommes dans un système qui n'est pas, comme dans d'autres pays, régulé par le marché des étudiants et des enseignants-chercheurs, où l'essentiel des ressources est apporté par l'État, et où les acteurs, universités, écoles et organismes de recherche, sont largement autonomes, même dans le cadre de leur mission de service public. Une telle évaluation, souhaitable pour toute politique publique, nécessite une méthodologie rigoureuse et transparente, et ne peut évidemment se résumer à une auto- évaluation. Dans le contexte universitaire, elle se doit de respecter aussi deux principes fondamentaux : la liberté académique, et le fait que le seul jugement valide est celui qui est formulé par les pairs.

C'est ce qui a conduit des grands pays scientifiques à créer des agences, issues de la communauté scientifique, mais bénéficiant d'une forme d'extériorité par rapport à elle, chargées d'évaluer sans pression extérieure les systèmes d'enseignement supérieur et de recherche. Coupler autonomie et évaluation a posteriori, c'est évidemment un grand progrès par rapport au cadre rigide et a priori que nous avons connu il n'y a pas si longtemps.

La France, sous l'impulsion initiale de Laurent Schwartz, dans son livre de 1983 intitulé Pour sauver l'Université, a mis en place par étapes, et en suivant une courbe d'apprentissage, un tel dispositif, à travers le Comité national d'évaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (CNÉ). Nous disposons désormais, depuis plusieurs années, d'une agence aux procédures bien établies, rigoureuse, professionnelle, et aux standards internationaux, qui rythme la vie universitaire au gré des vagues quinquennales d'évaluation et de contractualisation, et qui produit des rapports dont le contenu est très largement reconnu et accepté. C'est un acquis précieux, qui devrait être défendu par tous ceux qui déplorent notre dépendance à l'égard des classements internationaux. Le fait qu'après dix ans d'efforts et d'investissements, les plus brillantes de nos institutions aient récemment commencé à y figurer aux premières places ne doit pas nous dispenser de porter notre propre regard sur l'ensemble de nos activités d'enseignement supérieur et de recherche.

Néanmoins, le mandat du président et du collège du Hcéres en cours de désignation doit être l'occasion d'un certain nombre d'évolutions. Je voudrais, pour les envisager, repartir d'un certain nombre de principes. Le Hcéres évalue les établissements, les unités de recherche et les formations - pas les individus. On oublie souvent les établissements et la formation pour se concentrer sur la recherche. Il est pourtant crucial de se demander si les établissements autonomes accomplissent leur mission de service public dans toutes ses dimensions, et en particulier si l'enseignement qui leur est dispensé est profitable aux étudiants : nous avons une fâcheuse tendance à oublier que nos étudiants sont au centre du système. Ce sont clairement des axes de travail à continuer de consolider.

Le Hcéres, qui a les moyens d'une vision globale, doit pouvoir contribuer de façon transversale à l'évaluation des politiques de formation : que l'on pense par exemple aux effets de la loi relative à l'orientation et à la réussite des étudiants (ORE), ou à la réforme des études de santé. L'évaluation par les pairs, professionnelle et impartiale, est depuis toujours consubstantielle à l'activité de recherche, et plus généralement à l'activité académique. Néanmoins, c'est une démarche qui réclame prudence, scrupules et discernement : qui peut juger à coup sûr de l'avenir et de la portée d'une découverte ? Il faut laisser les chercheurs prendre des risques, explorer des voies nouvelles et tracer leur chemin. J'ai toujours présent à l'esprit le cas de mon ami Jacques Laskar qui, ayant montré que le système solaire était instable, s'était entendu répondre par des hiérarques que, si c'était vrai, cela se saurait !

Dans le temps long, et avec les précautions nécessaires, il est possible de faire des paris raisonnables et de distinguer l'excellent et l'innovant du routinier ou du conformiste. En particulier, l'évaluation de la recherche ne saurait se résumer à l'application d'un algorithme ni être purement quantitative. Elle doit s'adapter à la variété des pratiques disciplinaires. Je pense évidemment aux sciences humaines et sociales, dont les modes de production et de diffusion ne ressortissent pas principalement de la publication dans des revues, mais où la maturation est plus longue et où le vrai impact est le livre.

Les procédures objectives, transparentes et impartiales dont le Hcéres est le garant - je rappelle que ni le Hcéres, ni bien sûr son président, n'évalue rien directement, mais confie ce soin à des experts français ou internationaux reconnus - ne sont en rien incompatibles avec une empathie avec le savoir dans sa variété. Cette variété, cette ouverture à la communauté scientifique, le Hcéres doit l'incarner dans ses instances, dans ses procédures, dans son collège.

Il est important de maintenir une distinction stricte entre l'évaluation et la décision, c'est-à-dire entre les responsabilités du Hcéres d'une part, des établissements et des tutelles, d'autre part. Le métier de l'évaluateur est d'établir une photographie aussi fidèle que possible de l'existant. Mais, in fine, c'est le ministère qui est amené à allouer les moyens et à répartir les budgets entre des établissements autonomes, qui déterminent leur propre stratégie. Cette répartition peut se faire à la taille, à la réputation, à l'influence, à l'héritage. La tentation est grande de procéder par simple reconduction et adaptations à la marge. Qui peut contester que cette répartition gagne à être informée par l'avis structuré des pairs ? Cela ne dépossède en rien le politique de sa responsabilité que de décider en connaissance de cause. Il peut légitimement décider de soutenir encore plus ceux qui réussissent, pour pousser leur avantage compétitif et l'attractivité du pays. Il peut tout aussi légitimement décider, tout bien pesé, de soutenir des secteurs plus en difficulté parce qu'ils sont stratégiques ou n'ont pas eu les moyens nécessaires pour décoller. Mais cela ne peut se faire les yeux fermés ou en jetant un voile pudique sur les réalités.

L'évaluation suscite craintes et réticences. C'est paradoxal dans un pays qui s'enorgueillit d'une telle tradition universitaire. Et il est frappant de constater que ces réticences reposent largement sur des contresens. Si elle est conduite suivant des procédures transparentes et collégiales, l'évaluation n'est pourtant pas plus une limitation à la liberté de chercher et d'enseigner que les procédures collectives de recrutement et de promotion par les pairs, auxquelles les universitaires sont attachés. Cette réticence s'apparente, comme souvent en France, à un manque de confiance en soi. Sous-peser, objectivement et collectivement, la qualité de ce qui est fait, c'est la plupart du temps valoriser ce qui est trop peu connu.

Pour être acceptée, l'évaluation, qui prend du temps et de l'énergie, doit apporter de la valeur aux établissements, au ministère, et plus généralement aux parties prenantes que sont le Parlement, les collectivités territoriales et les territoires, en particulier les régions et les métropoles, ainsi que les acteurs de la société en général, en les aidant à prendre des décisions qui améliorent la qualité globale du système, ou en leur donnant des repères sur un monde universitaire qu'ils ne demandent qu'à accompagner, mais dont la complexité les effraie.

En conséquence, une attention toute particulière doit être portée à la lisibilité et à la concision des rapports. On peut imaginer que les rapports du Hcéres soient lus à l'étranger. Cela adviendra d'autant plus que, réciproquement, le Hcéres sera sollicité, comme il l'est déjà, pour évaluer des institutions étrangères de plus en plus prestigieuses, et portera ainsi à l'international la qualité de nos institutions.

Mais, pour être acceptée, l'évaluation doit aussi être simple. Dans leur grande majorité, nos collègues ne contestent pas la nécessité d'être évalués et d'évaluer. Ils renâclent devant le fait de répéter les mêmes informations dans des formulaires toujours différents pour leur université, leur organisme de recherche, le Conseil national des universités, l'Agence nationale de la recherche, l'Europe, et le Hcéres. Nous ne changerons pas l'écosystème en un jour, mais il faut faire une obsession de la simplification et du gain de temps pour les chercheurs, pour les enseignants et pour ceux qui acceptent des tâches administratives. C'est une question de volonté politique, c'est aussi une question de simplification des procédures et des systèmes d'information, et de lutte contre les redondances.

Le Hcéres abrite deux institutions, qui ressortissent de métiers qui ne coïncident pas exactement avec le métier de l'évaluation, mais dont les rôles sont centraux pour l'évolution de notre système d'enseignement supérieur et de recherche. L'Observatoire des sciences et techniques (OST), qui produit des données agrégées rigoureuses, par établissement et par discipline, permet de se former un tableau exact et panoptique du positionnement international de la France et de ses institutions scientifiques dans les différents sujets. Je suggère d'ailleurs qu'on étudie la mise en place d'un Observatoire de l'enseignement supérieur qui, symétriquement, étudierait de façon transversale l'évolution de notre offre de formation et de la demande, des étudiants d'une part, du marché de l'emploi d'autre part. Cet Observatoire prêterait une attention toute particulière aux flux d'étudiants à tous les niveaux et à la couverture territoriale de l'offre. Ce serait un excellent instrument pour objectiver les avancées de l'égalité femmes-hommes et de l'ouverture sociale. Ces deux observatoires fourniraient le socle de données objectives sur lesquelles le Hcéres appuierait les synthèses nationales par discipline dont il a déjà montré d'excellents exemples.

L'Office français de l'intégrité scientifique (OFIS), lui, s'attaque à un sujet, l'intégrité scientifique, dont l'importance a justement été soulignée par Pierre Corvol il y a déjà quelques années et dont l'actualité ne cesse de nous rappeler qu'il est crucial. Il s'agit de bien plus que d'écarts de conduite et de responsabilité individuelle, et de rien de moins que des règles de validité que la science se donne à elle-même et, partant, de la confiance que le citoyen, met dans la science et les scientifiques. L'OFIS doit animer un réseau de référents « intégrité scientifique » dans les universités et les organismes. Là aussi, rien ne serait pire que le déni de réalité, et la norme ne peut être créée que de façon collégiale. Mais elle doit être explicite.

Le Hcéres doit s'honorer d'avoir été chargé de ces deux missions, et faire en sorte de disposer des compétences nécessaires pour les assurer et les mettre en avant dans l'espace public. Son organisation ne doit pas être figée. Ses départements doivent fonctionner de manière plus intégrée, et leur géométrie peut-être questionnée. Sa gestion doit être rendue plus rigoureuse, surtout s'il doit acquérir la personnalité morale. L'attention portée à l'évalué et à son temps doit se traduire par un fonctionnement plus efficace et moins bureaucratique.

Enfin, l'indépendance du Hcéres doit être confortée. Vous êtes en d'ailleurs en train de vous prononcer sur l'opportunité de la renforcer. Comme AAI, que la loi pourrait transformer en autorité publique indépendante (API), il ne rapporte qu'au Parlement. Cette relation doit être rendue plus effective et, si je suis désigné, je me tiens à votre disposition pour vous rendre compte régulièrement de l'activité et des résultats du Hcéres.

J'ai conscience des défis internes et externes devant lesquels se trouve le Hcéres. Je me sens capable de les relever. Je suis un scientifique toujours actif et reconnu. J'ai été élu à la tête de deux universités très différentes. J'ai exercé des responsabilités scientifiques et administratives à l'étranger. J'ai, par deux fois, rejoint un cabinet, et contribué à l'entreprise d'investissements d'avenir. J'ai gagné dans ce parcours, je crois, une vision d'ensemble du système, de sa complexité, mais aussi de ce qu'il porte en lui de promesses.

Au passage, j'ai attiré des critiques. Certaines ont porté sur un processus de nomination qui n'était pas inscrit dans les textes et que vous vous disposez à y faire entrer. Je suis convaincu que ces critiques traduisent une angoisse et une incompréhension profonde du milieu, qu'il faut entendre, dont il faut comprendre les causes, car elles vont bien au-delà des questions de moyens, et qu'il faut traiter, en lui parlant directement et en lui redonnant de la confiance. Cela ne me fait pas peur. Au cours de ma carrière, il ne m'a jamais été difficile d'ouvrir le dialogue avec ceux qui portaient des points de vue différents. L'Université peut mourir de l'absence de débat, elle ne mourra pas de la confrontation argumentée des points de vue.

Dans ce nouveau rôle si vous me le confiez, je ne devrai plus être porteur d'un modèle, pas plus celui des universités ancrées dans leur territoire, que j'ai bien connu, que celui des grandes universités de recherche auquel j'ai consacré une grande partie de ma vie professionnelle. La qualité devra être recherchée sans complaisance, mais sans a priori, à toutes les échelles et dans tous les compartiments.

M. Stéphane Piednoir, rapporteur pour avis des crédits de l'enseignement supérieur. - Je suis sensible, évidemment, à votre formation scientifique, et mathématique en particulier, et je vous inviterai volontiers à échanger davantage sur les semi-groupes d'opérateurs linéaires... Votre exposé, en tous cas, révèle votre parfaite connaissance du monde de la recherche et de l'enseignement supérieur. Au coeur de l'exécutif, vous avez suivi aussi les discussions et les échanges préalables au sujet de la LPR. Les missions futures du Hcéres ont vocation à être valorisées, et les auditions que j'ai menées avec Mme Laure Darcos ont révélé le besoin de redéfinir une granulométrie plus juste de l'évaluation, pour éviter un phénomène de cumul d'évaluations que l'on observe, et qui est sans doute l'un des facteurs de la réticence que vous avez évoquée. La présidente par intérim de Hcéres a aussi attiré notre attention sur la nécessité pour celui-ci de pouvoir recueillir des données qui soient bien certifiées par les établissements. Comment, d'après vous, encourager cette démarche de certification auprès des établissements ? C'est indispensable pour faire des évaluations fiables. Sur le modèle de ce qui se fait dans beaucoup de pays étrangers, le Hcéres pourrait développer une mission d'évaluation de l'impact de la recherche et de l'enseignement supérieur dans les territoires. D'ailleurs, lors de la discussion de la LPR la semaine prochaine, un amendement ira dans ce sens, car il faut valoriser davantage cet impact dans les territoires, en termes de création de savoir et de richesse.

M. Thierry Coulhon. - Vous m'interrogez sur l'évolution des missions du Hcéres et sur la manière dont il va les assumer. Des réticences ? Le champ du Hcéres n'a cessé de s'étendre et en réalité, sur le fond, il a été de plus en plus accepté : il évalue aujourd'hui des établissements de santé et de culture, et d'autres ministères lui demandent de procéder à cette extension, ce qui l'amène à étendre le champ de ses compétences, mais le surcharge.

Du point de vue de l'évalué, la rigueur dans les procédures est terrible, qui fait qu'il y a un comité d'évaluation pour chaque unité de recherche, pour chaque ensemble de formation et pour chaque établissement. Ainsi, à Aix-Marseille Université, près de 200 comités d'évaluation ont eu lieu. C'est un temps fou et une énergie considérable qui y sont consacrés. Comment faire ? Des sondages, des échantillonnages, pour changer la granulométrie, effectivement, doivent être expérimentés. Il faut discuter avec les établissements, essayer des choses, pour ne pas renoncer au triptyque établissements-recherche-formation. Nous pouvons aussi faire davantage interagir les établissements dans la structure du Hcéres, sans, du coup, soulever chaque pierre pour voir ce qu'il y a dessous. On peut procéder parfois plus globalement, parfois à plus petite échelle ou par échantillonnage. La question de l'accumulation fait penser à la nouvelle de Borges, où la carte est aussi grande que l'empire...

Oui, il y a la question de l'acquisition des données, qui concerne autant le ministère que le Hcéres. C'est aussi une question de tuyauterie, et de compatibilité de différents systèmes d'information. Il y a toujours eu des difficultés avec les systèmes d'information et la remontée de données. Pour les traiter, l'idée que vous avancez est bonne - encore faudra-t-il la mettre en oeuvre de manière efficace et rapide.

Nous avons besoin de savoir des choses sur le devenir des étudiants, sur leur circulation entre les territoires, sur l'ouverture sociale, mais il ne faut pas s'imaginer que le Hcéres peut se transformer en un algorithme. S'il réclame du budget pour accroître ses ressources humaines, c'est parce qu'il procède à des évaluations collégiales. J'ai vu fonctionner d'autres systèmes, et je pense qu'il faut maintenir cet aspect. Les données ont leur importance, mais elles ne sont pas seules à compter : il n'y a pas que le nombre de publications, ou de citations, il faut un jugement interprétatif par les pairs.

Sur les territoires, je dois confesser une évolution personnelle. J'ai été élevé au moment où l'on ne pensait que métropolisation et concentration des moyens de recherche sur quelques grands centres. Je continue à penser qu'il faut constituer de grands champions internationaux, et nous avons fait de grands progrès sur ce point. Lyon, Toulouse sont des métropoles qui doivent avoir une empreinte internationale, et nous devons les aider à structurer leur offre universitaire. À cette époque, l'abomination de la désolation, c'était l'antenne d'Institut universitaire technologique dont on savait qu'on aurait du mal à la faire vivre. J'ai beaucoup évolué, et j'ai compris qu'il y a aussi une question d'offre sur le territoire, en particulier pour l'offre de premier cycle et professionnalisante. On doit pouvoir poser cette question et trouver un équilibre avec des métropoles où se concentrent les moyens de la recherche internationale, mais qui peuvent irriguer des territoires. Certaines universités de taille moyenne sont ancrées dans leur territoire et ont une production de qualité. Une des missions du Hcéres est de développer une vision à la fois plus claire de l'offre et des circulations, tout en appréciant la qualité des ensembles de taille moyenne ou petite.

Mme Laure Darcos, rapporteure pour avis des crédits de la recherche. - Je souhaite vous poser quelques questions sur le projet de LPR, qui va doter le Hcéres de la personnalité morale. Qu'attendez-vous de ce nouveau statut juridique ? Le Hcéres devra aussi évaluer les mesures prises par les établissements de recherche et d'enseignement supérieur en faveur de l'égalité femmes-hommes. Comment envisagez-vous concrètement de le faire ? Nous voudrions ajouter dans la LPR la possibilité d'évaluer aussi la diffusion de la culture scientifique par les établissements. C'est très important, et très attendu, à la fois par la société toute entière et par le monde de la recherche.

M. Thierry Coulhon. - Le passage d'AAI à API revêt deux dimensions. Il y a l'aspect symbolique et institutionnel de l'indépendance qui a son importance. J'ai connu une époque où, au ministère, il y avait l'étage du cabinet, puis celui du directeur général de la recherche et, en dessous, la mission scientifique, technique et pédagogique, qui était une espèce d'ancêtre du Hcéres. Il était clair qu'il y avait une ligne directe, quelle que soit la qualité - réelle - des personnes concernées... Il n'y avait pas de distinction entre l'évaluation et la décision. L'histoire, les expériences, l'évolution internationale aussi, tout nous mène vers ce type d'indépendance. Le CNÉ était déjà une institution indépendante : il était dans le même bâtiment, mais avec une autre entrée. Le Hcéres a beaucoup progressé de ce point de vue, mais les moyens, les personnels sont gérés par la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle. Il y a donc une discussion entre le président du Hcéres et le ministère. Il est sans doute plus sain, en termes de gestion, d'être responsable de son budget, de le voter avec le collège, et d'en rendre compte au Parlement, sans que ce budget soit une fraction de deux programmes.

Ce qu'on peut attendre de la transformation en API, c'est un impact sur les ressources propres. Il est naturel que le Hcéres évalue des systèmes étrangers. Mais on ne voit pas très bien pourquoi le contribuable français financerait ce travail. Il est plus sain que ces ressources propres figurent dans le budget d'une AAI, plutôt que de passer par la tuyauterie compliquée des services du ministère.

Sur l'égalité femmes-hommes, le constat est difficile à faire. En ce qui concerne la présence des femmes dans les sciences, on ne comprend pas encore tout. Dans les représentations, dans les parcours, il y a des blocages, dont on voit des causes, sans les comprendre toutes. Sur ce point, les sciences sociales peuvent nous aider. Une fois de plus, le Hcéres doit faire de la photographie : le Parlement, le Gouvernement, les établissements peuvent agir en la matière, mais le Hcéres est bien placé pour établir les faits. Le Hcéres élabore et fait voter par son collège des référentiels. Dans la stratégie d'un établissement, on regarde son projet scientifique, la manière dont il gère ses personnels et ses finances, mais il est naturel qu'on regarde aussi ce qu'il fait pour l'égalité femmes-hommes. Comment cet établissement va-t-il chercher des étudiantes ? Est-il attentif à son personnel féminin ? Des associations très utiles existent, comme « Femmes et mathématiques » ou « Femmes et sciences », qui font un travail absolument remarquable. Il faudra que le Hcéres dialogue avec elles.

Sur la diffusion de la culture scientifique et technique, nous avons progressé au fil des années. Nous avons des institutions qui en sont chargées, comme Universcience, avec un réseau d'associations dans les territoires, qui font de l'excellent travail. Les universités ne se sont sans doute pas encore senties assez responsables de ce travail. Sans doute ai-je moi-même pensé, dans ma jeunesse, qu'il s'agissait simplement d'une sorte de supplément d'âme... Mais non, c'est un enjeu citoyen, qu'on parle de vaccins ou d'autres sujets. Si la loi charge le Hcéres de cette mission, il devra encourager les bonnes pratiques en la matière, et les repérer dans les projets de recherche. Le goût de l'ésotérisme, assez partagé dans ma discipline, et dans quelques autres, n'est pas fatal. L'un des plus grands physiciens du XXème siècle, Richard Feynman, a été capable d'expliquer pourquoi Challenger a explosé, et de l'expliquer en des termes simples, et il savait aussi dialoguer avec le politique. En Australie, il y avait « Science Meets Parliament » : de même, j'ai toujours rêvé d'une semaine réunissant des scientifiques et le Parlement.

Mme Sylvie Robert. - C'est un moment important que l'avis que nous allons rendre sur votre candidature, observée notamment par la communauté scientifique et universitaire. Dans les conditions qui entourent votre nomination, votre candidature nous engage encore plus. Elle est d'autant plus importante qu'elle s'inscrit dans un contexte singulier, selon une temporalité que je trouve quelque peu étonnante, puisque nous allons examiner la semaine prochaine un texte qui donne de nouveaux pouvoirs au Hcéres. Cette temporalité nous place dans une position un peu particulière et appelle de notre part beaucoup d'interrogations. Le processus qui a mené à ce contexte me semble chaotique : il y a eu des entretiens, puis un appel à candidatures, avant que le comité de déontologie ne se réunisse et émette quelques réflexions. Cela ne peut nous laisser indifférents. En ce moment particulier que vit notre pays, où plus que jamais nous évoquons les question de liberté, de transparence, de confiance, de probité et d'exemplarité, les conditions de votre candidature, vu le rôle important que vous jouez auprès du Président de la République, ne sont pas de nature à nous permettre de rendre un avis totalement serein, et surtout de rassurer la communauté scientifique et universitaire, qui s'interroge légitimement et se questionne sur la crédibilité qu'aurait ce Hcéres.

Pourquoi cette vacance d'un an ? Cela fait un an que le poste est vacant, et que les collèges n'ont pas été renouvelés, alors que cela devait être fait par décret. Pour une instance aussi importante, c'est surprenant. La loi de janvier 2017 aurait dû conduire à renouveler les membres du collège...

Je m'interroge aussi sur votre méthode. Vous avez très peu parlé de collégialité. Quelle sera votre méthode de travail au sein de cette Haute autorité ? Je ne mets pas en question votre compétence, mais les conditions qui entourent votre candidature à la présidence d'une autorité dont les missions ne peuvent s'effectuer que dans une totale indépendance ne sont pas propices à l'établissement de l'indispensable confiance. D'où nos doutes et interrogations.

M. Pierre Ouzoulias - Je m'interroge aussi sur cette vacance d'un an. Vous venez dans cet hémicycle avec un double statut : celui de candidat et celui d'une personne qui a été au coeur du dispositif de l'exécutif. Je doute aussi de la validité juridique de la procédure choisie par le Gouvernement. Le Code de la recherche indique en son article L. 114-3-3 que le Hcéres est administré par un conseil, et que son président est nommé parmi les membres de ce conseil. La logique du texte aurait donc voulu que le Gouvernement nomme d'abord un conseil, et cherche ensuite dans ce conseil un candidat que le Parlement aurait validé. Curieusement, le Gouvernement a pris tout le processus à l'envers, en commençant par vous. Et je crains que ce ne soit pas une question de détail, puisque, lorsqu'on va chercher quelqu'un parmi un conseil qui est déjà nommé, on réaffirme l'importance de la collégialité. Là, on fait l'inverse, c'est vous-même qui êtes d'abord nommé, et qui sans doute allez composer votre conseil. J'entends vos dénégations, mais la réalité sera bien celle-là, monsieur. S'agit-il d'un changement fort dans la conception même du Hcéres ? Nous aurions aimé que le Gouvernement nous en parle avant la LPR, et nous dise qu'il souhaitait abandonner la forme collégiale du Hcéres. La procédure choisie par le Gouvernement ouvre des voies de recours sur la nomination qui est en cours.

Vous nous avez dit qu'il fallait des départements plus intégrés au Hcéres. Est-ce compatible avec la mission de préservation de l'intégrité scientifique confiée à l'OFIS ? Lors des auditions sur la LPR, nous avons compris que l'expérimentation en cours, qui dure depuis trois ans, d'une intégration de l'OFIS au sein du Hcéres , ne lui avait pas donné toutes les garanties d'indépendance et d'autonomie. Ne pourrait-on concevoir pour l'OFIS un autre statut, qui assurerait mieux son indépendance ? Évaluation et intégrité scientifique sont deux choses intimement mêlées, qu'il faut distinguer pour éviter que vous soyez juge et partie.

M. Jacques Grosperrin - J'ai été membre du conseil administration du Hcéres de 2015 à 2018. J'y représentais le Sénat, et le Hcéres était alors présidé par Michel Cosnard, qui avait été nommé par François Hollande. Un consensus s'était mis en place, car je n'avais pas entendu la communauté scientifique s'émouvoir de sa nomination. Le site internet du Hcéres précisait qu'il était à l'abri de toute pression des autorités gouvernementales.

Je souhaite distinguer l'homme, le scientifique que vous êtes, que nous respectons tous, vu votre parcours d'excellence, qui vous honore et honore la République et son école, et le problème posé par vos fonctions antérieures. Vous avez été conseiller pour l'éducation, l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation à l'Élysée. À ce titre, vous avez reçu différents candidats à ce poste, sans qu'aucun ne vous plaise. Vous avez été très investi dans un colloque, organisé en septembre, par le Hcéres et intitulé « Bilan et perspectives de l'évaluation de l'ESPI : 2015-2025 » : vous l'avez ouvert, et la ministre de l'enseignement supérieur l'a fermé. J'ai cru comprendre alors que vous n'étiez pas intéressé pour venir prendre la tête du Hcéres, et que vous souhaitiez rester à l'Élysée. Nombre de personnalités étrangères participaient à ce colloque...

Je vois une grande difficulté dans le fait que vous étiez dans un rôle de conseil. Le Conseil de déontologie de l'enseignement supérieur, présidé par Bernard Stirn, en a fait état le 29 mai dernier, en parlant d'une procédure « avec une apparence de conflit d'intérêt ». Maintenir un appel à candidature avec cette apparence de conflit d'intérêts semblait étrange. Aussi, à l'issue d'une nouvelle procédure de sélection et de votre audition par un comité de sélection dont un des membres n'est autre que la Secrétaire générale du Gouvernement, le Président de la République propose donc votre candidature. Cette façon de gérer est extrêmement surprenante et choquante.

Nous ne vous remettons pas en question personnellement, monsieur Coulhon. Mais n'oublions pas que nous nous adressons à des personnalités de l'enseignement supérieur et de la recherche, qui ont une grande capacité d'analyse, et une grande capacité à s'émouvoir à travers les courriels qu'ils ont pu nous envoyer... Pour beaucoup d'entre eux, il y a un vrai problème de déontologie car, après que vous ayez jugé et donné des avis sur des candidats, c'est votre candidature qui est proposée par le Président de la République.

On pose la question du vice de forme, mais le vice de forme a été écarté, dans la mesure où la ministre a relancé une procédure d'appel à candidatures, ce qui était important. Nous nous interrogeons sur l'année où la présidence a été vacante, ce qui a posé problème pour différents types de vote de textes ou de procédure de nomination de directeurs - et il y a un vrai problème au niveau de la Secrétaire générale du Hcéres, dont le mandat n'a pas été prolongé, alors qu'il aurait été intéressant de tuiler les choses, pour préserver l'indépendance et éviter la mise sous tutelle d'un ministère. En tous cas, le Hcéres  a été bloqué, pour les remboursements, pour les collaborateurs, pour l'étranger, etc.

C'est bien le rôle du Président de la République que de procéder à des nominations, mais il y a une façon de le faire.

Sur ce dispositif qui a mal fonctionné, j'ai plusieurs questions à vous poser. D'abord, pourquoi n'avez-vous pas déclaré votre candidature plus tôt ? Cela aurait posé moins de problèmes. Il n'y a pas d'obstacles déontologiques ou juridiques à ce que quelqu'un qui occupe une fonction auprès du chef de l'État soit nommé - si les procédures avaient été respectées. Mais votre éventuelle nomination pose un certain nombre de problèmes aux enseignants-chercheurs. Vous avez été auditionné par une commission qui était composée de personnalités soumises à l'autorité indirecte du conseiller du Président de la République - fonction que vous avez, au passage, et de façon surprenante, conservée lors de ce processus de nomination.

Comment pensez-vous garantir l'autonomie du Hcéres pour qu'il ne devienne pas un simple service du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, et peut-être aussi l'antichambre de l'Élysée ? Quelle conception de la liberté académique entendez-vous défendre au cours de votre éventuel mandat ? Quelle est votre conception de l'évaluation, et de notations qui pourraient impacter les financements ? Mettre des notes, c'est apporter des comparaisons, alors que le Hcéres travaillait souvent par vagues, par régions, avec des modalités particulières.

Vous avez bien fait de citer l'OFIS, tant la confiance entre les communautés de recherche et entre celle-ci et la société est mise à mal aujourd'hui. Aussi est-il nécessaire que cette nomination se fasse dans une grande transparence. C'est là toute la difficulté de notre exercice.

M. Jean Hingray. - Je partage les doutes et les interrogations exprimées par mes collègues, et j'y ajoute deux questions. Quelles garanties pouvez-vous apporter sur l'indépendance de l'OFIS ? Pour vous, l'implication des laboratoires dans le territoire, la recherche de financements auprès des collectivités territoriales, sont-elles des éléments à prendre en compte dans l'évaluation que vous allez mettre en oeuvre ?

M. Thierry Coulhon. - Merci pour ces questions centrales, qui me donnent l'occasion d'éclaircir à la fois ma candidature et le positionnement du Hcéres vis-à-vis des autres institutions.

Madame Robert, vous me posez trois questions. Suis-je qualifié pour occuper ces fonctions ? C'est à vous d'en juger et, au-delà de mon parcours, vous pouvez juger ma réputation d'homme impartial, ou intègre, à l'aune d'une carrière assez longue pour qu'on sache, au-delà de ceux qui écrivent sans me connaître, ce que pense la communauté scientifique dans son ensemble de ce que j'ai fait, ou pas fait, et des positionnements que j'ai pu adopter. La deuxième question est celle de l'indépendance de l'institution. C'est la loi qui l'assure, et son positionnement institutionnel. Lorsque j'ai été président d'université, j'étais responsable devant mon conseil d'université. Lorsque j'ai été conseiller du Président de la République, c'est à lui que je devais loyauté. Le président du Hcéres, c'est au Parlement qu'il rend compte. La loi le protège.

Au-delà de ces considérations, il y a une question d'éthique et de pratique. Dans la réalité, dans la vraie vie en tant que conseiller à l'Élysée, il m'est arrivé d'appeler le président du Hcéres pour prendre des nouvelles, par courtoisie ; mais jamais nous n'avons parlé du fond, cela ne se fait pas ! Le président du Hcéres rencontre aussi parfois la ministre, sans qu'on puisse imaginer la moindre intervention sur le fond - tout simplement parce que le président du Hcéres ne procède pas lui-même aux évaluations, pas plus que les membres du collège : l'évaluation est effectuée par des experts, français ou étrangers, l'institution ne fait que la réguler, et l'assumer. Bien sûr, la question de l'intégrité de la personne se pose. Mais l'indépendance de l'institution, c'est la configuration institutionnelle qui l'assure. Les hommes ne sont pas au-dessus des tentations, ni des rapports de pouvoir. Mais l'intérêt de tous, c'est simplement que le Hcéres prenne une photo exacte. Personne n'a intérêt à manipuler le Hcéres.

Vous soulevez enfin une question de déontologie liée à cette nomination, et vous avez raison de le faire. Je n'ai pas déclaré ma candidature plus tôt tout simplement parce que je n'étais pas candidat. Au moment où j'ai ouvert ce colloque, je ne pensais pas être candidat. La LPR avait commencé son trajet parlementaire, mais je considérais que ma mission auprès du Président de la République n'était pas terminée. Il se trouve que la procédure d'ensemble se limitait à une nomination par le Président de la République, sur proposition de la ministre chargée de l'enseignement supérieur et de la recherche - procédure minimale, mais qui existe pour d'autres postes - avec audition par les deux commissions du Parlement. On peut être élu, on peut être nommé, il y a une dignité à être élu, il y a une dignité à être nommé... Cette procédure ne porte en elle aucun vice, mais elle est incomplète : elle n'était pas assez cadrée. Dans un grand pays scientifique, pour des fonctions de cet ordre, il est bon, il est sain d'avoir un comité de sélection et un appel d'offres ouvert.

Je ne suis pas responsable de la manière dont le processus a été mené à partir d'un certain moment et l'épidémie a allongé les délais. Ce processus sera désormais cadré par la loi, avec appel d'offres et comité de sélection. Le comité de sélection a auditionné quatre candidats. Il était constitué par la Secrétaire générale du gouvernement, un membre de l'Académie des sciences reconnu pour son intégrité et son indépendance, la présidente de l'université de Paris, le directeur général délégué à la science du CNRS, et la présidente de l'Université McGill au Canada. Ces personnalités ne me doivent rien et ne me devront rien, puisqu'elles sont au sommet ou à la fin de leur carrière, et que leur intégrité et leur réputation sont telles qu'elles constituent un comité de sélection digne.

Il y a eu une phase préliminaire où je n'étais pas candidat - un processus informel où les conseillers de l'Élysée et de Matignon reçoivent les candidats par courtoisie. Leur opinion est ensuite sollicitée. J'en avais une positive de deux candidats, mais la décision ne me revenait pas. La ministre n'a finalement pas retenu leur candidature. Cela n'a pas empêché l'une de ces deux personnes de participer aux appels à candidatures.

À la fin novembre 2019, compte tenu de la situation, j'ai décidé d'être candidat. Je m'intéressais à l'évaluation depuis plusieurs années. J'ai donc entrepris la rédaction d'un projet. Le Comité de déontologie a certes exprimé des hésitations, mais il a estimé que rien ne disqualifiait la candidature d'un conseiller du Président de la République. Après ce processus qui peut paraître a posteriori quelque peu chaotique, on peut estimer qu'une procédure plus saine a été mise en place.

Madame Robert, monsieur Ouzoulias, je souhaite rejoindre cette instance collégiale pour deux raisons. D'abord, j'ai occupé alternativement, dans ma carrière, des fonctions de conseiller et des postes de terrain. À ce stade, je désire revenir à une forme d'action plus directe. Ensuite, j'apprécie l'animation de collectifs.

Monsieur Ouzoulias, le Conseil national des universités, les organismes d'évaluation du CNRS et de l'Inserm, les organisations syndicales et les étudiants désignent des représentants au collège du Hcéres. Je ne suis pas maître de ces nominations, ni de celles de personnalités qualifiées désignées par la ministre. Ce mode de désignation apporte des garanties.

Il existe en effet un problème de confiance avec la communauté scientifique. Un moyen de le traiter est justement ce collège qui doit se réunir et s'exprimer. Je suis tout à fait désireux d'animer un tel collectif.

L'OFIS doit être préservé. On peut imaginer, un jour, qu'il existe de manière indépendante. Il faut incuber cette entité, la mettre en avant, lui donner des moyens humains. Peut-être serons-nous amenés, par la suite, à évoluer vers un autre modèle.

Sur la question de l'intégrité scientifique, nous avons connu des cas individuels douloureux, des polémiques qui ont inquiété les Français à juste titre. Ce n'est que le début du débat sur la question : comment administre-t-on la preuve, qu'est-ce que la vérité scientifique ? Les Français ont reçu, avec la crise, un cours d'épistémologie accéléré. Ils ont compris que la vérité scientifique naissait dans le débat.

En biologie, le résultat peut être déduit de données primaires, pourvu que celles-ci aient été conservées de manière appropriée et que l'on puisse y accéder. Mais a-t-on le droit de l'illustrer par des images simplifiées ? Où se trouve la limite ? Ces questions, qui représentent des enjeux considérables de pouvoir, d'argent et de confiance, ne peuvent être traitées que collégialement. C'est pourquoi, monsieur Ouzoulias, je partage votre opinion sur l'Office.

Concernant l'allocation des moyens, j'ai porté, dans mes fonctions précédentes, une position politique qui me semble généralement acceptée : il est naturel que l'État qui finance des politiques publiques dont les acteurs sont autonomes se pose la question du résultat. En tant que président du Hcéres, mon rôle consisterait à dresser des tableaux et à espérer que le ministère en tirerait des conséquences. Vous n'ignorez pas que le modèle SYMPA d'allocation des moyens a été abandonné, au profit de la contractualisation remise au goût du jour par la ministre. C'est un modèle vertueux qui permet d'écouter les projets territoriaux d'établissement dans leur spécificité. S'y ajoutent les moyens du programme d'investissements d'avenir (PIA) gérés par le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI). Mais tout cela n'est pas l'affaire du Hcéres, dont le rôle est de fournir une aide à la décision. Je crois cependant qu'il serait utile que l'allocation des moyens soit en rapport avec la réalité de la vie scientifique et la qualité de ce qui est réalisé.

Je ne crois pas opportun de se lancer dans un exercice de comparaison permanente entre tous. Les contrats quinquennaux sont renégociés en cinq vagues successives. Nous sommes dans un système à la fois compétitif et coopératif ; chacun doit s'améliorer dans son identité propre plutôt que de s'engager dans une compétition de tous les instants.

L'État a longtemps été le principal pourvoyeur de ressources pour la recherche. Les régions et les métropoles ont pris un poids de plus en plus important, alors que les établissements prenaient de plus en plus de décisions autonomes. Les grands équilibres de gouvernance et de financement doivent probablement évoluer, ne serait-ce que pour constater la réalité des investissements des uns et des autres. Le Hcéres se met à la disposition des instances pour évaluer la pertinence du financement de tel ou tel équipement : c'est bien le moins.

Mme Monique de Marco. - Votre nomination pressentie fait l'objet d'un rejet important au sein du personnel de l'enseignement supérieur et de la recherche, qui y voit un manquement aux obligations de publicité, de transparence et d'objectivité. C'est surtout la transparence qui fait défaut : nous n'avons reçu qu'un court CV qui ne nous renseigne ni sur vos compétences, ni sur votre programme. Merci de nous avoir apporté des éléments sur ce point.

Pouvez-vous nous préciser votre conception des libertés académiques ? Votre nomination ne risque-t-elle pas de mettre à mal encore davantage la confiance des chercheurs ? La nomination d'une personnalité moins clivante, plus consensuelle, ne serait-elle pas salutaire dans ce contexte tendu ? Êtes-vous prêt à retirer votre candidature ?

M. Julien Bargeton. - Il faut distinguer, à ce stade, deux sujets. Le premier est celui de votre aptitude, en tant que personnalité, à prendre la tête de l'organisme. Je crois, au vu de votre CV, de votre parcours au coeur de la recherche et de la science, de votre connaissance administrative et organisationnelle du secteur, que votre nomination est incontestablement pertinente. De plus, vous avez apporté des précisions sur votre vision de l'avenir de l'organisme.

Le second sujet est celui de la forme, qui a motivé la plupart des questions. Nous avons reçu, il faut le dire, un grand nombre de courriels pour contester cette forme. Je ne souhaite pas que cette contestation fasse oublier que vous êtes le meilleur candidat possible, quel que soit le moment où vous vous êtes décidé, dans une procédure qui n'était pas normalisée. Aller ultra petita en se fixant une obligation de transparence qui n'existait pas au départ vous pénaliserait injustement.

Si vous êtes désigné, comment allez-vous dépasser ce sujet difficile de la nomination et convaincre le collectif scientifique ? Je vous conseille de reconnaître que votre nomination est contestée et de proposer aux chercheurs de travailler ensemble. Mais que la forme ne vienne pas l'emporter sur le contenu.

Mme Annick Billon. - Votre présentation retrace un parcours d'excellence au service de la recherche et de l'enseignement supérieur que personne ne remet en cause. Mais depuis un an, la présidence du Hcéres est vacante ; qu'est-ce qui empêchait d'attendre six mois de plus ? Vos explications à ce sujet ne m'ont pas convaincue.

Vous avez déclaré que le seul jugement valide était celui des pairs, sans pression extérieure : une évaluation, un jugement professionnel et impartial. Au vu de cette définition, les fonctions que vous occupez depuis trois ans au sein de l'exécutif ne remettent-elle pas en question vos évaluations futures ? Ne mettraient-elle pas l'institution en difficulté ?

M. Thierry Coulhon. - Je répondrai d'abord sur la transparence et la publicité. Des journalistes m'ont demandé communication du projet que j'avais rédigé pour le comité de sélection, mais je me suis astreint à ne l'évoquer que devant la représentation nationale. Le moment crucial du processus est l'audition par les parlementaires. Ce dossier ne contient rien de plus que ce que je viens de vous exposer mais il serait souhaitable, à l'avenir, que vous receviez un dossier plus abouti. Vous avez fait évoluer la loi et les pratiques, ce qui est une excellente chose.

En matière de libertés académiques, nous traversons une période très délicate. Que peut-on dire, que doit-on dire, qu'est-ce qui peut avoir lieu dans une université ? Je ne serai pas en situation d'agir directement, de m'assurer qu'une conférence n'est pas perturbée par exemple, mais c'est une question essentielle. Écartons le fantasme d'un pilotage politique par l'évaluation. Naturellement, la recherche est libre et les établissements sont autonomes. La recherche doit préserver jalousement sa liberté, puisque l'innovation naît de cette liberté et de la prise de risque.

La deuxième question est la capacité à débattre dans les universités. J'espère que le Hcéres ne sera pas contraint de noter, un jour, qu'une université n'est plus capable d'assurer cette liberté.

Monsieur Bargeton, vos propos sont très justes. Le premier grand sujet des prochaines années est le rapport entre l'État et les opérateurs, et de l'articulation entre le financement par le premier et l'autonomie des seconds. Il convient de poursuivre la reconstruction de la démarche contractuelle engagée par la ministre.

Le deuxième sujet est le lien de confiance avec les enseignants-chercheurs. Notre monde a un rapport curieux au pouvoir ; le monde de l'enseignement supérieur est en autogestion, mais, sans doute à cause de l'excès de couches bureaucratiques, la confiance s'est perdue. Voici deux ans, j'ai été invité à parler des classements dans le cadre du séminaire « Politique des sciences » de l'École des hautes études en sciences sociales. J'ai plaidé pour une démythification : arrêtons de jouer aux petits chevaux avec le classement de Shanghai. Les autres intervenants n'étaient pas sur la même ligne, mais j'ai beaucoup apprécié l'initiative. Il est très important d'aller au contact.

De plus, au-delà des envois de courriels et de ce que l'on pourrait qualifier de politique du soupçon, des initiatives très intéressantes ont émergé. Le dépôt d'une candidature collective est ainsi un signe d'intérêt pour l'évaluation : le message est qu'elle doit appartenir aux chercheurs. En revanche, il faut comprendre que si l'évaluation représente un coût, c'est parce qu'elle est collégiale.

Il est très positif que plusieurs visions de l'avenir de l'enseignement supérieur se confrontent. Lorsque j'étais très jeune, les universités Vincennes et Paris-Dauphine, qui relevaient de deux modèles très différents, ont été créées en même temps. La vision des mouvements contestataires est bienvenue, tout comme le serait la réouverture d'espaces d'innovation, même si le Hcéres n'aurait d'autre rôle que de la constater.

Madame Billon, la vacance de la présidence n'a que trop duré. Votre commission a entendu la secrétaire générale : le personnel est à bout. Il faudrait à tout le moins qu'un nouveau président du Hcéres soit en place au premier anniversaire du départ de son prédécesseur.

M. Max Brisson, président. - Je vous demande de vous retirer pour le vote.

M. Thierry Coulhon. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Vote et dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Thierry Coulhon aux fonctions de président du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres)

M. Max Brisson, président. - Nous allons à présent procéder au vote, qui se déroulera à bulletins secrets comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement.

Nous procéderons ensuite au dépouillement ; nous sommes en contact avec la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale afin de procéder de manière simultanée.

L'article 13 de la Constitution dispose que le président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

La commission procède au vote puis au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le président de la République, de M. Thierry Coulhon aux fonctions de président du Hcéres, simultanément à celui de la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale.

M. Max Brisson, président. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission de la culture de l'Assemblée nationale :

Nombre de votants : 31

Pour : 3

Contre : 25

La réunion est close à 13 h 15.

- Présidence de M. Max Brisson, vice-président -

La réunion est ouverte à 16 h 40.

Projet de loi de finances pour 2021 - Audition de Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation

M. Max Brisson, président. - Mes chers collègues, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication accueille, pour la seconde fois en moins de deux semaines, Madame Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Hier, nous avons auditionné Madame Bachelot. Demain, nous auditionnerons dans l'hémicycle, en présence de nos collègues de la commission des lois, le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin et le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. J'espère que le président Lafon pourra présider cette audition.

Le calendrier de Madame Vidal est contraint par l'hommage que le Président de la République va rendre au professeur assassiné à Conflans-Sainte-Honorine. Je vous remercie donc de veiller à la concision de vos interventions.

Nous vous entendons, madame la ministre, sur le projet de loi de finances pour 2021, et plus particulièrement sur le budget de la mission « Recherche et enseignement supérieur » (Mires) qui bénéficie d'une augmentation de 606 millions d'euros.

Il me semble également important que vous puissiez faire un point sur la situation sanitaire dans les établissements d'enseignement supérieur et sur les conséquences des récentes restrictions de leurs capacités d'accueil.

Après votre intervention, je donnerai la parole à nos rapporteurs budgétaires pour la recherche - Laure Darcos - et l'enseignement supérieur - Stéphane Piednoir -, aux orateurs des groupes, et aux autres membres de la commission qui souhaitent vous interroger.

Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. - L'examen du projet de loi de finances nous réunit pour débattre des grandes orientations de la mission interministérielle « Recherche et enseignement supérieur » (Mires). C'est le quatrième budget que je vous présente. Il se distingue des précédents car il intervient dans un contexte inédit, à la fois en raison de la crise sanitaire mais aussi des crises économiques et sociales qui en découlent et qui appellent à une mobilisation sans précédent du Gouvernement. La Mires, troisième budget de l'État hors remboursement de la dette, y participe pleinement.

La présentation de ce budget est également inédite car elle intervient au moment de l'examen parlementaire de la loi de programmation pour la recherche (LPR) dont nous débattrons en séance publique la semaine prochaine et qui prévoit un investissement de 25 milliards d'euros sur les dix prochaines années.

Inédite, enfin, car il est difficile de parler de savoirs, de connaissances, d'ambition pour nos enseignants-chercheurs et nos étudiants, sans songer au drame terrible qui a endeuillé la France tout entière. Je tiens à adresser un message de soutien et d'espoir à l'ensemble des enseignants et leur dire que mon ministère sera toujours à leur côté.

Ce contexte inédit appelle des réponses inédites. Je suis fière de vous présenter un budget renforcé, ambitieux et tourné vers l'avenir.

Pour faire face à la crise, des mesures exceptionnelles ont été prises. Trois lois de finances rectificatives ont été votées entre le mois de mars et le mois de juillet. Votre commission a souligné, dans un rapport publié en juin dernier, la mobilisation de nos chercheurs. Certains projets s'inscrivent désormais dans le moyen et le long terme.

Pour l'exercice 2021, nous apportons un soutien massif à notre recherche, à nos établissements d'enseignement supérieur et à ceux qui y travaillent ou y étudient. Il se traduit par une hausse des crédits de 600 millions d'euros et par 700 recrutements nets. Les financements issus du plan de relance et du programme d'investissements d'avenir (PIA) s'ajouteront à cette hausse.

Le budget 2021 repose sur trois priorités :

- un réinvestissement historique dans la recherche, fixé par la future loi de programmation ;

- le renforcement des moyens dédiés aux établissements d'enseignement supérieur, avec une attention toute particulière aux personnels auxquels je rends hommage, puisqu'ils s'occupent merveilleusement de nos étudiants en cette rentrée difficile ;

- la lutte contre la précarité sous toutes ses formes. Nous veillerons à ne laisser de côté aucun étudiant. Le Premier ministre s'est notamment engagé à mettre en place une prime de 150 euros pour l'ensemble des étudiants boursiers et pour les jeunes percevant l'Aide personnalisée au logement (APL).

Le budget 2021 traduit donc l'engagement de mon ministère de réarmer la recherche française et lui permettre de retrouver son ambition et son attractivité. C'est la première marche du réinvestissement prévu par la loi de programmation. 400 millions d'euros supplémentaires abonderont le budget de la recherche, 225 millions pour le programme 172 « Recherche scientifique et technologique pluridisciplinaire » et 165 millions sur le programme 150 « Formation supérieure et recherche universitaire ». 10 millions de crédits nouveaux sont alloués au programme 193 « Recherche spatiale ». 315 emplois concernent le programme 172 et 385 le programme 150.

La LPR a vocation à engager un vaste mouvement de revalorisation des carrières et des rémunérations pour l'ensemble des personnels de la recherche. C'est pourquoi, dès ce budget 2021, 130 millions d'euros y sont consacrés. Cette revalorisation se traduira par une augmentation des primes de l'ensemble des personnels, fonctionnaires ou contractuels, sous statut de droit public ou de droit privé, qu'ils travaillent au sein des organismes de recherche ou des universités. Elle garantira le recrutement des jeunes chercheurs à un salaire au moins équivalent à deux SMIC. Je suis très heureuse que ces revalorisations aient fait l'objet du premier accord majoritaire de l'enseignement supérieur et de la recherche qui a été signé le 12 octobre à Matignon, à l'issue de plusieurs semaines de discussions avec les organisations syndicales dont je salue l'engagement et le sérieux.

Ce protocole permet de préciser deux grandes séries de mesures. D'une part, le schéma des revalorisations, d'autre part, des mesures propres aux évolutions de carrière, ce que nous appelons un repyramidage. Nous allons également soutenir les doctorants en consacrant une enveloppe de 6 millions d'euros supplémentaires pour les étudiants qui s'engagent dans une thèse. À terme, nous visons une augmentation de 20 % du nombre de thèses financées par l'État et une hausse de 30 % de la rémunération des doctorants. Enfin, nous soutiendrons les établissements. Nous avons prévu 150 millions d'euros pour conforter le budget des universités et des organismes de recherche, garantir la soutenabilité des recrutements, augmenter de 10 % la dotation de base des laboratoires et assurer aux nouveaux chercheurs une dotation de 10 000 € pour amorcer, dans de bonnes conditions, leur projet de recherche.

La stratégie de recherche française s'appuie également sur l'Agence nationale de la recherche (ANR) dont le budget d'autorisation d'engagements sera augmenté de 149 millions d'euros. Par ailleurs, le plan de relance permettra d'augmenter le budget de l'ANR de 400 millions d'euros, de façon à atteindre un taux de sélection de 23 %.

Enfin, il est indispensable de renforcer les liens entre la science et la société. 20 millions d'euros de crédits supplémentaires seront consacrés à l'ouverture de la science vers la société.

L'enseignement supérieur, second pilier de la Mires, fait l'objet d'un engagement massif du ministère et n'est pas sacrifié au profit du développement de la recherche. Depuis trois ans, l'adoption du plan étudiant a permis d'investir 480 millions d'euros supplémentaires dans l'enseignement supérieur et le projet de loi de finances 2021 prévoit une augmentation de 80 millions d'euros. Ils s'ajoutent aux 165 millions de crédits ouverts dans le cadre du projet de loi de programmation de la recherche. Ils correspondent à une augmentation de près de 100 millions des moyens des établissements puisque nous avons ajusté à la baisse les besoins immobiliers à hauteur de 20 millions d'euros. L'enveloppe de 4 milliards d'euros dédiée à la rénovation thermique des bâtiments de l'État permettra d'absorber cette somme.

Nous poursuivrons la mise en oeuvre de la loi « Orientation et réussite des étudiants » et nous augmenterons la création de places dans les filières en tension. Depuis 2017, le plan étudiant a permis de créer 39 000 places et ces moyens supplémentaires permettront aussi la poursuite de la réforme des études de santé. L'engagement du Gouvernement en faveur de la réussite est donc renforcé et nous dépasserons l'objectif de 500 millions d'euros de moyens nouveaux que nous avions fixé.

Ces financements permettront aussi d'étendre le dialogue stratégique à l'ensemble des établissements de plus de 500 étudiants. 15 millions d'euros sont destinés à financer le coût des mesures du protocole « Parcours professionnel, carrière et rémunération » et 9 millions d'euros sont ajoutés en faveur de l'enseignement supérieur privé, pour une meilleure prise en compte de la progression de la démographie étudiante et une revalorisation du montant moyen de la subvention par étudiant.

Le plan de relance permettra d'ajouter à ce budget 95 millions d'euros dès 2021. 60 millions pour financer le plan « Un jeune, une solution », avec la création de places, notamment dans les formations paramédicales, pour amortir les effets de la crise sanitaire et accueillir la diversité des nouveaux bacheliers. 35 millions seront consacrés à la transformation pédagogique et numérique.

La période que nous traversons appelle également un investissement sans précédent en faveur de la vie étudiante. Les étudiants sont particulièrement fragilisés par la crise et notre responsabilité est de veiller à ce qu'aucun ne soit entravé, pénalisé ou exclu par cette crise. Les moyens consacrés à la vie étudiante sont en hausse de 134 millions d'euros. 2,3 milliards d'euros sont consacrés aux aides directes. Les montants des bourses sur critères sociaux ont été réévalués pour la deuxième année consécutive à hauteur de 80 millions d'euros et tiennent compte, pour la première fois, de l'inflation. Pour aider les étudiants à préparer leur rentrée, la première mensualité de bourse a été versée avant le 31 août.

À ces mesures, viennent s'ajouter des dispositifs d'une ampleur historique, comme le ticket de restauration universitaire à un euro pour tous les étudiants boursiers, avec un financement de 50 millions d'euros pour lutter contre la précarité alimentaire.

Enfin, le plan France Relance prévoit de renforcer la garantie des prêts étudiants par l'État pour 60 000 bénéficiaires potentiels.

Les autres programmes de la Mires, qui ne relèvent pas du ministère de l'enseignement supérieur, voient leurs crédits évoluer du fait de mesures de périmètre. Cette diminution purement faciale n'a aucun impact sur le niveau d'ambition des autres ministères. La baisse des crédits de la recherche spatiale reflète la fin du remboursement de la dette à l'Agence spatiale européenne (ESA) et le programme « Recherche culturelle et culture scientifique » est transféré à la mission « Culture ».

Les financements du plan de relance représentent 6,5 milliards d'euros. En plus des mesures déjà mentionnées, ils nous permettront d'enclencher des stratégies d'accélération, de financer des écosystèmes d'enseignement supérieur, de recherche ou d'innovation, de soutenir l'emploi dans la recherche et le développement.

L'investissement massif du plan de relance en faveur de ce ministère traduit la priorité du Gouvernement pour la recherche, l'innovation et l'enseignement supérieur.

Renforcée sur l'ensemble de ses volets, la Mires permet à notre recherche de faire face aux grands défis de demain, de continuer le combat contre la Covid-19, de renforcer notre enseignement supérieur en créant de nouvelles places, partout sur le territoire, et en investissant davantage dans le numérique et l'innovation ou dans la rénovation des bâtiments universitaires.

Mme Laure Darcos, rapporteur pour avis des crédits de la recherche - Le PLF 2021 intègre la première étape du projet de revalorisation des rémunérations et des carrières des personnels de la recherche, grâce au protocole que vous avez signé. Je vous en félicite. Ces mesures auront une incidence sur le glissement vieillesse technicité (GVT) supporté par les établissements de recherche et qui grève leur marge de manoeuvre budgétaire. Ce problème structurel n'est pas abordé par la LPR. Quelles sont vos intentions sur ce sujet ?

Par ailleurs, une augmentation de 10 % de la dotation de base des laboratoires de recherche est prévue en 2021. Quel en est le montant exact ? Comment cette augmentation s'articulera-t-elle avec le « préciput » nouvelle formule qui doit aussi permettre d'abonder ces laboratoires ?

Enfin, le PLF 2021 prévoit de consacrer 20 millions d'euros à l'ouverture de la science vers la société et au développement de la culture scientifique. Comment ce montant est-il fléché ? Partagez-vous ce budget avec le ministère de la culture ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. - Le GVT n'est plus compensé automatiquement depuis de nombreuses années, ce qui a posé beaucoup de problèmes aux établissements. Le budget prévoit de consacrer 51 millions d'euros à la soutenabilité du GVT. Nous aurons ainsi, dans le cadre du dialogue de gestion, un véritable accompagnement des établissements. Par ailleurs, 60 millions d'euros sont prévus pour aider le CNRS à franchir « le mur du CNRS ».

Les dotations de base des laboratoires seront augmentées de 30 millions d'euros.

Nous ne partageons pas de budget avec le ministère de la culture. 1 % du montant des projets ANR sera consacré à la culture.

M. Stéphane Piednoir, rapporteur pour avis des crédits de l'enseignement supérieur. - Vous avez évoqué la lutte contre la précarité des étudiants. Depuis le début de la crise, les Crous sont mobilisés pour venir en aide aux étudiants. Des avances de trésorerie leur ont permis de faire face à ces dépenses, mais ne résolvent pas le problème des pertes d'exploitation qui atteindraient 200 millions d'euros. L'État a-t-il prévu de les compenser ?

La crise sanitaire a des répercussions sur l'accueil des étudiants étrangers dans les établissements d'enseignement supérieur. Pouvez-vous chiffrer la baisse des effectifs et nous fournir des projections des pertes financières pour les établissements, dont le modèle économique repose sur l'accueil des étudiants étrangers ?

Pouvez-vous dresser un rapide état des lieux de l'utilisation de la contribution à la vie étudiante et de campus (CVEC) ?

Enfin, quel sera le coût de la rénovation énergétique des bâtiments universitaires ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. - Les pertes d'exploitation des Crous sont de 147,5 millions d'euros. Une partie de la prise en charge de ces pertes a été votée dans le PLFR 3, le reste le sera dans le PLFR 4. Il n'est pas question d'abandonner le réseau des Crous, essentiel pendant cette période.

Il n'y a pas de baisse massive des inscriptions d'étudiants internationaux, nous observons même une certaine hausse. En revanche, la présence physique de ces étudiants est en baisse de 30 %. Cette question inquiétait en effet les établissements dont le modèle économique est basé sur les droits d'inscription des étudiants internationaux. Ces derniers ont été prioritaires pour la délivrance des visas.

Une partie de la CVEC est versée aux Crous pour qu'ils accompagnent les étudiants. Le solde est distribué aux universités. Elles ont pu créer 26 maisons de santé qui permettent aux étudiants d'accéder à des médecins généralistes ou à des spécialistes. Pendant le confinement, plus de 20 millions d'euros ont été utilisés pour des aides directes aux étudiants, des achats ou des prêts d'ordinateurs, ou encore de l'aide alimentaire. Nous avons commandé un rapport sur la CVEC à l'Inspection pour analyser ses effets, trois ans après sa création.

Pour la rénovation énergétique des bâtiments, le parc ESR représente 40 % du parc de l'État. Les dossiers sont en cours d'instruction. Pour participer au plan de relance, il faut que les projets soient suffisamment mûrs. Comme nous avons d'ores et déjà reçu plus de 3 milliards d'euros de demandes de financements, je ne doute pas que nous saurons consommer les 40 % des 3,7 milliards d'euros prévus pour cette rénovation. Beaucoup de projets étaient en préparation pour les contrats de plan État région qui apporteront un complément de financement.

M. Max Brisson, président. - Je donne la parole aux représentants des groupes.

M. Pierre Ouzoulias. - À peine renouvelée, notre commission doit s'atteler, dans le même temps, à l'examen de la LPR et du PLF 2021. Par ailleurs, la LPR devrait être adoptée avant le PLF. Le calendrier se complexifie encore avec l'adoption, par l'Assemblée nationale, de la partie recettes du budget. La marge de manoeuvre du Sénat est donc réduite.

Les universités ont dépensé beaucoup d'argent pour aider les étudiants. Elles ont découvert l'importance de fournir un ordinateur à chacun d'entre eux. Les 55 000 étudiants supplémentaires pèsent lourdement sur leurs finances. Or, votre budget s'inscrit dans la trajectoire définie par la loi de programmation des finances publiques de 2018. Ni la crise pandémique, ni la forte augmentation du nombre d'étudiants ne sont prises en compte. Comme chaque année depuis dix ans, le ratio budgétaire par étudiant baisse. C'est un très mauvais signal envoyé aux étudiants et à la Nation. Il était important, dans les circonstances actuelles, d'affirmer une priorité politique d'accueil des étudiants.

Je regrette profondément que l'augmentation du nombre de contractuels dans l'enseignement supérieur et la recherche suive le rythme observé entre 2010 et 2017. Je ne comprends pas que la LPR mette à disposition des établissements des outils leur permettant d'accroître cette précarité. Si les universités ont fait face aux difficultés, c'est grâce à tous les contractuels qui se sont mobilisés pour continuer à assurer le service public. Nous devons aujourd'hui leur offrir plus de postes de titulaires. Je pense que ces postes doivent faire partie de la revalorisation que nous souhaitons tous. Nous empêcherons ainsi la fuite des cerveaux et nous ramènerons en France des chercheurs français ou étrangers qui sont partis. Le système français est très précieux parce qu'il peut offrir aux chercheurs statutaires stabilité et liberté. Au CNRS, 41 emplois statutaires disparaissent encore cette année, c'est un très mauvais signal.

Enfin, de nombreux doctorants n'ont pu mener leurs travaux pendant la crise sanitaire. Ils sont aujourd'hui dans l'attente d'un financement. La région Île-de-France apporte un financement important pour prolonger certains contrats doctoraux. Savez-vous si d'autres régions vont apporter le même financement ?

M. Jean Hingray. - Le président de la République avait promis de construire 60 000 logements étudiants supplémentaires pendant son quinquennat. Or, le chiffre devrait être compris entre 30 000 et 35 000. Pouvez-vous confirmer cette estimation ?

M. Bernard Fialaire. - Menez-vous une réflexion sur certains organismes privés qui accompagnent les étudiants en première année de médecine et qui créent une grande inégalité dans l'accès aux études médicales ? Avez-vous des statistiques sur le nombre d'étudiants qui réussissent sans bénéficier de ce soutien ?

La politique des grands sites se fait-elle en concertation avec les collectivités territoriales ? Comment ces grands sites sont-ils conçus pour éviter une ghettoïsation de certaines spécialités alors que le brassage culturel participe à l'excellence de la recherche et de l'enseignement supérieur ?

M. Julien Bargeton. - Vous avez évoqué le repas à un euro. Je partage le choix du Gouvernement de cibler les aides. Avez-vous prévu d'autres mesures sociales pour les étudiants qui rencontrent le plus de difficultés ?

Mme Céline Brulin. - Pouvez-vous apporter des précisions sur la réforme des études de santé ? Combien d'étudiants supplémentaires nos universités pourront-elles accueillir ? Comment prenez-vous en compte les réalités régionales, notamment en Normandie, pour enrayer le phénomène de désertification médicale ?

Quelle est l'articulation entre les contrats de plan État-région et le plan de relance ? Je crains le recyclage des crédits de l'un au profit de l'autre.

Mme Frédérique Vidal, ministre. - Le plan de relance prévoit 180 millions d'euros supplémentaires pour la création de places. 60 millions ont été débloqués sur 2020. L'immense majorité des demandes portaient sur les filières paramédicales. Ce sont les régions qui financent les Instituts de formation en soins infirmiers (IFSI) mais l'État a contribué à l'augmentation du nombre de places dans l'ensemble de ces filières. Il a également participé au développement de formations complémentaires d'intérêt local de niveau Bac +1 pour les bacheliers professionnels. L'objectif est de pouvoir faire une proposition à chaque jeune.

Sur les contrats doctoraux, la région Île-de-France a suivi la politique mise en place par l'État, qui permet de prolonger tous les contrats doctoraux, sur demande des écoles doctorales. Le ministère accorde le nombre de mois supplémentaires, jusqu'à douze, nécessaires à l'achèvement des thèses. En effet, certaines activités de recherche ne peuvent être menées qu'au printemps et deux mois de confinement ont pu faire perdre une année aux doctorants. Ce mécanisme est valable pour toutes les années de doctorat et représente 43,8 millions d'euros.

700 emplois sont créés, dont 315 dans les organismes de recherche. 68 millions d'euros abonderont la masse salariale du CNRS, dont 60 millions euros pour passer le « mur ».

Nous n'avons pas renoncé à la construction de 60 000 logements. 30 000 logements ont été livrés ou sont en cours de construction. Notre principale difficulté repose sur le foncier. Je demande systématiquement aux élus des villes universitaires d'étudier la disponibilité de terrains pour construire des logements étudiants. Nous avons également pris l'engagement de rénover l'ensemble des logements existants. Par exemple, un projet de rénovation dans le Grand Est prévoit la suppression d'une centaine de chambres, leur superficie passant de 9 à 13 m2. Nous compensons cette perte par la création de 150 chambres supplémentaires.

Nous avons supprimé le concours d'entrée dans les IFSI et le concours de fin de première année en médecine. Les officines que vous avez mentionnées vont sans doute disparaître. Elle demande beaucoup d'argent aux familles pour un résultat aléatoire. Pour la première année commune aux études de santé (Paces), il était plus efficace que les étudiants de 2ème année fassent du coaching auprès des étudiants de 1re année.

Sur la réforme des études de santé, nous sommes convaincus que le départ des étudiants de leur région et leur concentration dans les villes qui disposent de CHU pendant leurs années d'études expliquent qu'ils ne reviennent plus où ils ont grandi. Nous avons autorisé les universités qui n'ont pas de CHU à ouvrir des licences « Accès santé ». Ainsi, le début des études de médecine se fait en proximité. Par ailleurs, dans la réforme des 2ème et 3ème cycles, nous avons certifié des médecins libéraux, des médecins qui pratiquent dans des maisons de santé et nous avons créé 250 postes de praticiens hospitaliers enseignant hors CHU. Les jeunes pourront ainsi finir leur formation ailleurs que dans les CHU. Une période en CHU reste obligatoire pour la qualité de la formation.

Nous allons également permettre à des étudiants d'accéder aux études de médecine par des voies diversifiées et ne pas les sélectionner uniquement sur des disciplines scientifiques ou techniques. L'exercice de la médecine n'est pas que technique. Or, tous nos médecins sont formés avec des technologies qui les détournent d'une médecine peut-être plus humaine, où on prend plus de temps pour échanger avec les patients. Les licences « Accès santé » peuvent être, par exemple, des licences de philosophie auxquelles sont ajoutés des modules de santé pilotés par les facultés de médecine. Nous pourrons ainsi avoir des profils plus diversifiés parmi les futurs médecins. 60 % accéderont aux études de santé à travers les première année d'accès santé (PAAS) et 40 % à travers des licences « Accès santé ». Cette réforme vient d'être mise en place et nous avons augmenté le nombre de places en 2021, de manière à absorber les étudiants qui redoubleraient l'ancienne formule et ceux qui entreront à travers la nouvelle formule.

Les projets académiques sont définis au niveau des sites universitaires. Je demande à toutes les universités de définir leur signature, c'est-à-dire la qualité de la science qu'elles produisent et la façon dont elles se projettent sur leur territoire. Il y a, de fait, un lien avec le développement économique de ces territoires. Les étudiants ont vocation à alimenter en compétences le bassin d'emplois local. Il est indispensable de se soucier de l'insertion professionnelle des étudiants qui n'accèdent pas au doctorat. Cette insertion se fait en lien avec les collectivités qui ont intérêt à avoir une recherche et un enseignement supérieur forts pour attirer les entreprises. Le lien entre le monde économique et le monde universitaire se fait d'autant mieux que les plateformes d'innovation partagée sont favorisées.

Sur la question de la précarité étudiante, nous avons pris plusieurs mesures. Certaines sont destinées aux plus fragiles, notamment aux boursiers. D'autres concernent l'ensemble des étudiants, comme le ticket de restaurant à un euro qui est reconduit en 2021. Je suis attachée à l'importance d'une alimentation équilibrée pour les étudiants les plus fragiles. Nous avons annoncé une aide supplémentaire de 150 euros et les droits d'inscription ont été gelés, comme les loyers. Nous travaillons également sur les jobs étudiants. En effet, les étudiants sont pénalisés par la disparition des « petits jobs » liée au contexte sanitaire. Nous essayons de multiplier ces « petits jobs » au sein des établissements, des Crous, des bibliothèques universitaires...

Enfin, je précise que le plan de relance vient s'ajouter aux contrats de plan État-région. Ce sont des enveloppes totalement distinctes. Cependant, des projets initialement soumis aux contrats de plan État-région vont être pris en charge par plan de relance, ce qui permettra de financer de nouveaux projets, via ces contrats de plan. J'ajoute que ces derniers ne concernent pas uniquement la rénovation thermique, contrairement au plan de relance. Ils prévoient la rénovation des locaux liés à la santé, l'adaptation des locaux à la transition numérique, la construction de logements sociaux.

M. Max Brisson, président. - Merci madame la ministre pour vos réponses. Nous vous retrouverons la semaine prochaine pour l'examen de la LPR en séance publique.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 55.

Jeudi 22 octobre 2020

Audition, en commun avec la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, de MM. Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, et Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur, à la suite de l'assassinat de Samuel Paty

- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, et de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois -

La réunion est ouverte à 11 h 30.

M. François-Noël Buffet, président. - Messieurs les ministres, mes chers collègues, Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et moi-même avons pris l'initiative de demander à M. Darmanin, ministre de l'intérieur, et à M. Blanquer, ministre de l'éducation nationale, de venir ensemble devant nous ce matin, compte tenu des événements qui se sont déroulés à la fin de la semaine dernière.

Je rappelle que Samuel Paty, professeur de collège, a été assassiné, dans les conditions que nous connaissons, parce qu'il avait pris le parti d'enseigner à ses élèves les valeurs de la République.

Naturellement, nous ne pourrons pas obtenir d'informations précises sur les faits qui font l'objet de l'enquête en cours, mais nous sommes tous soucieux des mesures qui ont été ou qui pourront être prises par le Gouvernement. Je pense notamment aux expulsions individuelles, aux visites domiciliaires, aux dissolutions de structures... Il nous a paru utile que nous puissions en débattre avec les membres du Gouvernement.

Je vais laisser la parole à Laurent Lafon, puis nous vous laisserons vous exprimer, messieurs les ministres, pendant dix minutes chacun. Nous passerons ensuite aux questions des sénateurs. Afin de donner un caractère dynamique à nos débats, nous laisserons les sénateurs vous interroger par groupe de quatre - deux membres de la commission des lois et deux de la commission de la culture.

J'indique que nous sommes tenus de libérer l'hémicycle à 13 heures.

M. Laurent Lafon, président. - Messieurs les ministres, monsieur le président, mes chers collègues, c'est un événement particulièrement dramatique qui réunit la commission des lois et la commission de la culture, de l'éducation et de la communication pour cette audition commune exceptionnelle.

La mort de Samuel Paty vendredi dernier a créé une onde de choc dans tout le pays. Permettez-moi tout d'abord, au nom de la commission de la culture du Sénat, d'avoir une pensée pour sa famille et ses proches, mais aussi pour ses collègues et ses élèves. Je pense également à toute la communauté éducative, aux enseignants, ces « jardiniers en intelligence humaine », comme les appelle Victor Hugo, qui, chaque jour, exercent leur métier avec passion, participent à l'épanouissement de nos enfants et à leur apprentissage de la citoyenneté.

À travers ce crime horrible, c'est l'école de la République qui est frappée. Le symbole est fort. En effet, l'apprentissage du vivre ensemble et de nos valeurs républicaines, la formation des citoyens en devenir font partie des missions confiées à notre école. L'élément déclencheur de cet acte ignoble, un cours sur la liberté d'expression, est également emblématique. Depuis toujours, notre commission défend l'éducation aux médias et le développement par l'école d'un esprit critique chez les enfants et chez les adolescents. Aussi, soyez assuré, monsieur le ministre de l'éducation nationale, de notre soutien pour protéger l'école et lui permettre de remplir les missions que lui a confiées la Nation.

Cet attentat suscite, bien entendu, de nombreuses questions en matière de sécurité et d'éducation. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité, avec François-Noël Buffet, président de la commission des lois, organiser cette audition commune. Je vous remercie, messieurs les ministres, d'avoir accepté ce format inédit. Vous aurez l'occasion d'ici quelques instants de vous exprimer sur cet événement dramatique, dont la portée symbolique n'a échappé à personne.

Vous pourrez sans doute nous éclairer sur plusieurs points, qui, en tant que parlementaires, nous interrogent ou nous interpellent. Comment sont et seront accompagnés les enseignants et plus généralement les personnels éducatifs victimes d'intimidations, de menaces ou d'agressions ? Quel est aujourd'hui le degré d'autocensure dont font preuve nos enseignants dans les cours qu'ils donnent, et quelles mesures ont été prises ou envisagez-vous de prendre pour limiter ce phénomène grandissant dans les établissements scolaires ? Surtout, comment rassurer les enseignants et faire en sorte qu'ils ne se sentent pas seuls face aux pressions dont ils sont désormais l'objet sur les contenus de leur cours, de la part tant des élèves que de certains parents d'élèves ? Nous attendons vos réponses sur ces questions complexes et douloureuses.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports. - Je vous remercie de cette invitation. Depuis le début, Gérald Darmanin et moi-même sommes évidemment en coordination pour répondre à toutes les questions importantes qui se posent, que ce soit sur l'affaire elle-même ou sur les enjeux auxquels elle renvoie.

Je veux évidemment redire devant vous l'émotion qui est la mienne et qui est celle de toute l'éducation nationale. Il y aura sans aucun doute un avant et un après pour celle-ci, mais aussi, me semble-t-il, pour la France. Je parle non pas des nouvelles règles qui seront forcément nécessaires, mais de l'état d'esprit général de la Nation, de l'éducation nationale, des parents d'élèves et du pays tout entier.

Ma disposition d'esprit est de ne laisser passer aucune compromission avec le radicalisme islamiste. Je n'en laissais déjà passer aucune, mais force est pour moi de constater une forme de complicité indirecte, intellectuelle ou mentale, avec ce qui s'est passé. Je crois que chaque citoyen doit partager cet état d'esprit, parce que c'est ce qui peut empêcher les attentats.

À mes yeux, le crime immonde dont Samuel Paty a été victime n'a pas été seulement commis par celui qui l'a accompli physiquement. Il est évident pour tous aujourd'hui qu'il y a autour de l'assassin un cercle formé de tous ceux qui portent cette pensée radicale, et même qu'il y a, autour de ce cercle, un deuxième cercle, formé de ceux qui ont de la complaisance à son égard et qui en font le lit. Pour que nous soyons pleinement efficaces, la disposition d'esprit, qui est la mienne depuis que j'ai pris mes fonctions il y a trois ans et demi, doit être partagée le plus possible dans la population.

Chronologiquement, il y a clairement, du point de vue de l'éducation nationale, deux temps dans l'affaire.

Le premier temps est le cours de M. Paty, qui se déroule sur deux jours. Bien sûr, l'enquête judiciaire, mais aussi le rapport des inspections générales, que j'ai mandatées et qui ont rencontré l'ensemble des interlocuteurs - leur rapport devrait m'être remis en début de semaine prochaine -, permettront de disposer d'éléments plus précis.

Ce cours, très préparé dès cet été - il a été dit que M. Paty était un professeur particulièrement consciencieux -, porte sur la liberté d'expression. À cette occasion, il montre une caricature de Mahomet, qui va assez loin, afin probablement d'expliquer qu'il faut dépasser le choc que peut susciter en nous une caricature. Surgit d'abord une première affaire, laquelle se traduit par une forme de désaccord avec des parents d'élèves qui demandent à rencontrer la principale du collège. Je tiens à dire que celle-ci a eu l'attitude qui convenait, en soutenant le professeur et en discutant avec les parents.

D'après les éléments dont nous disposons, il semble que, après cet incident, M. Paty ait engagé la discussion avec les parents d'élèves. Cette discussion s'est déroulée de manière calme et tranquille. Le problème a donc pu être réglé par la simple discussion, ce qui doit être une modalité normale de résolution des difficultés, sans renoncer à rien. L'existence d'un malentendu a peut-être amené M. Paty à dire qu'il en était désolé, mais l'institution n'a en aucun cas déclaré que celui-ci aurait eu un tort. Dès ce moment, la principale de collège a agi conformément à ce que j'ai demandé depuis que je suis en responsabilité : elle contacte les équipes Valeurs de la République du rectorat de Versailles. Elle le fait au moment où débute la seconde affaire, qui vient en quelque sorte se greffer sur la première. Même s'il était prématuré de parler trop hâtivement, on comprend aujourd'hui que les acteurs pluriels de cet assassinat ont, en réalité, « cherché une affaire ».

Il se trouve que, malheureusement, une jeune fille de cette classe, qui, du reste, était absente lors de la seconde séance, a parlé du cours à son père. Ce dernier, musulman extrémiste qui a été interpellé depuis, a cherché à faire un scandale. La principale, de bonne foi, l'accueille. Le père vient accompagné de M. Sefrioui, que la principale ne connaît pas et qu'il présente comme un ami de la famille. La principale voit bien, une fois qu'elle les reçoit, que ses interlocuteurs sont des personnes radicales, avec lesquelles il sera très difficile de s'entendre. C'est ce qui justifie son appel aux équipes Valeurs de la République et la protection au professeur, qui, en aucun cas, n'est désavoué. Au contraire, il est soutenu par l'institution. Tout cela se passe à la fin de la semaine précédant l'attentat.

Pour vous donner une illustration du soutien de l'institution, le samedi précédant l'attentat, l'inspecteur d'académie adjoint a téléphoné au domicile du professeur pour discuter de ce qui se passait. La conversation s'est déroulée dans une ambiance très apaisée. Bien entendu, à ce moment, aucun des deux n'imagine qu'il puisse y avoir une menace de mort.

La famille qui s'est immiscée dans l'affaire avec l'intention de créer un scandale décide de porter plainte pour ce qui se serait passé lors du cours - il faudra d'ailleurs voir qui a inspiré cette idée à la famille. C'est évidemment scandaleux. Dès lors, le professeur a droit à la protection, et, le mardi suivant, la principale du collège, elle-même suivie par l'inspecteur d'académie, qui prête attention à cette affaire, accompagne le professeur pour porter plainte pour diffamation.

De fait, il y a eu diffamation, au travers notamment des vidéos, mensongères à plusieurs titres et visant à créer le scandale, tournées par le père de la jeune fille. À ce moment, l'entente entre la principale, l'inspecteur d'académie et le professeur est parfaite, selon les éléments actuellement à ma connaissance. Ils partagent la même vision du problème, espèrent que celui-ci sera résolu et portent plainte pour diffamation. Le mardi, l'affaire semble en rester là. Dès lors, plus rien de notable du point de vue de l'éducation nationale ne se passe jusqu'au vendredi, 17 heures. Telle est la chronologie des faits.

Si nous voulons progresser et créer une cohésion nationale, je pense que nous devons éviter certaines facilités. Or, dès que de tels événements ont lieu, on dit que l'éducation nationale ne veut pas faire de vagues. Dès que je suis arrivé au ministère, j'ai déclaré qu'il fallait en finir avec cette mentalité. Je n'ai jamais dit que, du jour au lendemain, cette mentalité disparaîtrait partout en France - malheureusement, je ne peux toujours pas le dire aujourd'hui, malgré le combat que je mène. Cependant, soyons équitables : depuis trois ans, le phénomène a beaucoup régressé, ne serait-ce que parce que le propos de l'institution sur le sujet est clair.

Si la consigne avait été de ne pas faire de vagues dans cette affaire, je le dirais et je me désolidariserais des protagonistes, mais cela n'a pas été le cas. La principale du collège a immédiatement apporté son soutien à M. Paty. Ayons aussi une pensée aujourd'hui pour les acteurs de l'affaire, calomniés sur les réseaux sociaux et victimes de désinformation, parfois colportée par certains organes de presse.

Par exemple, contrairement à ce qu'affirme le père dans la vidéo, il est totalement faux que l'inspection d'académie s'apprêtait à sévir. Il est tout de même fou que toute une série d'acteurs de notre débat public, même si c'est probablement de bonne foi, n'aient pas résisté à la tentation de s'emparer de cette vidéo pour montrer d'un doigt accusateur tel ou tel intermédiaire hiérarchique.

Il est de mon devoir de protéger chaque professeur, mais aussi la principale, l'inspecteur d'académie et la rectrice, dès lors que, selon les nombreux éléments dont je dispose, tous ont agi conformément aux dispositifs. Si des éléments me prouvaient autre chose, je le reconnaîtrais auprès de vous.

Je suis évidemment à votre disposition pour répondre, aujourd'hui comme à l'avenir, à vos interrogations. Je suis ouvert à toutes les réflexions que ces événements pourraient vous inspirer.

À mes yeux, la première des réponses doit être la mobilisation de la société, mais il peut aussi y avoir des réponses juridiques, techniques. Nous en avons déjà développé un certain nombre. J'ai demandé au Conseil des sages de la laïcité de l'éducation nationale de siéger en permanence, de manière qu'il puisse recevoir tous les acteurs institutionnels concernés, recueillir l'ensemble des éléments et préparer la rentrée du 2 novembre prochain, mais aussi pour essayer, par toutes les dispositions appropriées, de créer le plus vaste consensus dans notre pays. Nous en avons besoin.

M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. - Permettez-moi d'abord de revenir sur ce qui s'est passé lors de l'attentat, sans entrer dans les détails de l'enquête, puis sur l'action de la police. J'évoquerai ensuite les améliorations possibles, même s'il est difficile d'appréhender l'attentat d'un nouveau genre qui vient d'être commis. Enfin, j'aborderai les réactions de l'État « en légitime défense », comme les visites domiciliaires.

En introduction, je veux dire que, pour la première fois, il y a un lien direct entre l'islamisme politique et un attentat terroriste. Par le passé, certains ont défendu une différence entre les deux : sans justifier l'islamisme politique, ils affirmaient qu'il n'était pas aussi dangereux que le terrorisme, contre lequel plusieurs gouvernements ont donné des moyens législatifs, et qu'il devait surtout être combattu sur le terrain des idées. J'espère que ce vide pourra être comblé par le texte qui sera présenté en conseil des ministres le 9 décembre prochain et que j'aurai l'honneur de défendre devant le Parlement au début de l'année prochaine.

Selon nous, l'islamisme politique radical, qui est la principale forme de radicalité, fait naître une ambiance et, parfois, arme idéologiquement des terroristes. On le savait confusément ; on le sait désormais de façon certaine, puisqu'il apparaît bien que des officines islamistes ont aidé des militants à diffuser ce que j'ai décidé d'appeler une « fatwa », c'est-à-dire un appel à punir M. Paty, conduisant à son assassinat atroce.

Pour ce qui concerne l'attentat en tant que tel, c'est mon cabinet qui m'a prévenu, alors que j'étais en déplacement au Maroc. J'ai pris le soin de prévenir la présidence de la République et le Premier ministre, puis le ministre de l'éducation nationale. Les choses étaient assez confuses : un homme avait visiblement été retrouvé à terre à la suite, manifestement, d'une attaque au couteau ; cet homme était peut-être un professeur ; on ne savait pas très bien si l'attentat avait été commis dans le collège ou en dehors de celui-ci ; l'assaillant avait été stoppé ; on ne savait pas encore s'il était vivant ou mort. Voilà les informations qui m'ont été communiquées et que les services de police ont évidemment pu préciser ensuite.

Malheureusement, certains constats ont pris un peu de temps, notamment le décès de l'assaillant, dont le corps, comme lors de tout attentat terroriste, pouvait être piégé. Nous avons donc mis un peu de temps à disposer d'une information complète. Lorsque nous en avons disposé, nous l'avons transmise à l'ensemble des autorités de l'État.

Je veux une nouvelle fois saluer le travail des services de police. C'est la police municipale qui a prévenu la police nationale, qui, par chance ou du fait d'une bonne organisation des services de police, était présente à quelques dizaines de mètres de là, puisqu'elle organisait dans le quartier une opération de lutte contre la consommation de stupéfiants. Comme on a pu le voir sur les réseaux sociaux, les policiers sont arrivés, ont discuté avec le terroriste et essayé de l'arrêter. Quand celui-ci s'est retourné vers eux et a tenté de les agresser, ils ont mis fin à sa cavalcade meurtrière.

Nous ne savions pas, à ce moment, s'il y avait des complices. Manifestement, le constat premier était qu'il n'y en avait pas. En tant qu'opération de police, l'intervention a donc été une réussite. Les fonctionnaires ont évidemment utilisé leurs armes conformément au code de déontologie. Je signale d'ailleurs la présence parmi eux de jeunes policiers, puisque ce sont notamment des adjoints de sécurité qui ont stoppé le terroriste.

Sur ce qui s'est passé auparavant, je n'ai pas un mot à ajouter à ce qu'a dit le ministre de l'éducation nationale. Les renseignements territoriaux se sont saisis de l'affaire et ont produit une note. Ayant constaté que celle-ci avait été publiée dans la presse, j'ai saisi le procureur de la République, après en avoir discuté avec le ministre de l'éducation nationale et le Premier ministre. De fait, même si cette note n'est pas classifiée, il n'appartient pas aux agents publics de distribuer des documents couverts du sceau de la confidentialité.

Cette note se fait l'écho du travail réalisé par le service de police de Conflans-Sainte-Honorine et par l'ensemble de la circonscription de police. La plainte déposée par le père de la jeune fille a été le fait déclencheur. Les services de police ont invité M. Paty à venir, bien évidemment sans aucune contrainte et, contrairement à ce que l'on a pu lire, en dehors des locaux destinés à la garde à vue. Le professeur s'est vu signifier ses droits, notamment qu'il pouvait partir. Il a souhaité venir sans avocat, s'expliquant clairement devant les policiers et indiquant que la jeune fille qui avait témoigné contre lui, n'étant pas présente au cours, ne pouvait pas avoir constaté ce qui lui était reproché.

Pourquoi M. Paty a-t-il été convoqué ? Parce que, dans leur témoignage, la jeune fille et son père ont affirmé qu'il avait demandé aux musulmans de sortir de la classe, fait de discrimination particulièrement important. Les policiers ont donc fait leur travail en convoquant très rapidement le professeur. Se déclarant victime d'un mensonge, M. Paty a décidé de porter plainte à son tour.

Je veux dire devant la représentation nationale que la police nationale n'est pas obsédée par nature par la lutte contre les islamistes et par les musulmans. En l'espèce, au contraire, les policiers ont d'abord agi face au fait de discrimination qui avait été dénoncé. Ayant découvert l'existence du mensonge, ils ont évidemment accompagné le professeur, puis la principale de collège, qui a également été auditionnée.

La note des renseignements territoriaux fait effectivement état que M. Chnina est arrivé avec M. Sefrioui, que - je répète ce qu'a dit le ministre de l'éducation nationale - la principale ne connaissait pas. Celui-ci s'est présenté comme un ami de la famille, et même comme un imam. En tant que ministre de l'intérieur, ma première réaction a été de me demander dans quelle mosquée cet imam professe. En réalité, il ne professe dans aucune mosquée. Ce n'est pas un imam. C'est un imam autoproclamé.

Il y a ensuite eu des échanges, comme c'est le cas dans toutes les procédures, entre l'éducation nationale, les services de police, le préfet du département. Tous ont fait correctement leur travail. Je peux vous dire que les services de l'État n'ont pas failli dans cette terrible histoire.

La difficulté, dont nous devrons tirer des conclusions, tient à ce que, de ce que nous savons, le terroriste islamiste n'a aucun lien avec le bâtiment scolaire : il n'a de lien de parenté avec aucun élève, ne connaît pas M. Paty, n'a a priori pas de lien avec Conflans-Sainte-Honorine, puisqu'il ne vient pas de ce département. Manifestement, c'est la vidéo mise en ligne et les divers réseaux sociaux ainsi que les autres messages publiés sur internet par MM. Chnina et Sefrioui qui ont armé idéologiquement le terroriste islamiste venu, dans les conditions que le procureur de la République a décrites, assassiner ce pauvre professeur. Le lien entre l'agitation islamiste et l'attentat terroriste a donc été noué en dehors du collège. Par conséquent, je pense que c'est à bon droit que les services de l'éducation nationale et du ministère de l'intérieur ont conclu qu'il n'y avait pas de sujet ni de conséquences dans l'établissement.

S'il y a bien quelque chose que nous devons changer, c'est d'abord notre rapport aux réseaux sociaux. Comme j'ai eu l'occasion de le dire lors des questions au Gouvernement, si les mêmes événements se déroulaient aujourd'hui, ni le ministre de l'intérieur ni aucune autre autorité ne pourrait faire interdire la vidéo parallèle d'un autre M. Chnina.

M. Chnina n'appelle pas explicitement à la mort du professeur, mais il crée la « température ambiante » pour un acte de vengeance. En plus de diffamer le professeur en le traitant de « voyou », il dit qu'on ne doit plus jamais enseigner la liberté d'expression ou montrer des caricatures du prophète. À ce jour, cette pression communautaire, communautariste, voire séparatiste sur les services publics - singulièrement sur l'éducation nationale - ne fait pas l'objet d'une incrimination pénale. Chacun sait ici, dans sa vie d'élu local, que ces petits faits, comme dirait Stendhal, sont extrêmement nombreux, y compris dans les commissariats, les gendarmeries ou les préfectures.

Nous n'avons donc pas les moyens de faire retirer cette vidéo. Et lorsque le ministre de l'intérieur décide, sous l'autorité de la justice, d'engager des poursuites, éventuellement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale, contre quelqu'un qui menace la vie d'un tiers, divulgue son adresse, son identité - c'est le cas notamment du dirigeant de BarakaCity, qui, à ma demande, après l'autorisation d'un juge, a été placé en garde à vue pour avoir menacé Mme Zineb El Rhazoui, laquelle fait d'ailleurs l'objet d'une protection -, je constate que cette personne est placée sous contrôle judiciaire au bout de quelques heures, tout en restant libre. Je ne mets pas en cause la justice, qui ne fait qu'appliquer la loi. Je livre cela à la réflexion du Parlement.

En outre, est apparue une polémique au sujet des signalements à la plateforme Pharos, créée voilà une quinzaine d'années pour lutter contre la pédopornographie. Elle s'est transformée en outil de signalement de comptes comportant des incitations à la haine, à l'antisémitisme, à la violence. Depuis janvier, on dénombre 175 000 signalements. Cette plateforme, où travaillent 25 agents, ne peut que signaler ces faits aux hébergeurs.

Depuis le 12 juillet, des signalements anonymes ont été faits à Pharos au sujet du compte du terroriste, @Tchétchène_270, lesquels ont été pris en compte, mais il est apparu que rien n'était contraire à la loi et qu'il n'y avait aucune connotation terroriste. Il était question notamment de condamner moralement la politique interne de la Chine. De tels comptes, il en existe des milliers, voire davantage.

Les contenus à caractère antisémite ont été signalés notamment par une association connue non pas à Pharos, mais directement à Twitter, qui n'a pas donné suite. En revanche, lorsqu'il a été signalé que des photos de la décapitation avaient été publiées, Twitter est intervenu dans les minutes qui ont suivi.

Faut-il améliorer Pharos, bien que rien ne puisse lui être reproché ? Très certainement ! Le Premier ministre a annoncé la création d'une centaine d'équivalents temps plein, d'autant que Pharos n'est pas opérationnelle 24 heures sur 24, ce qui est un problème à l'heure des réseaux sociaux, et que l'essentiel de ces messages provient de l'étranger. En ce qui concerne ceux qui sont émis depuis le territoire national, des améliorations peuvent être apportées, mais, dans le cas d'espèce, Pharos n'a aucune responsabilité ; l'article de Mediapart est, pour le coup, mensonger - j'ai par ailleurs porté plainte contre ce média pour atteinte à l'honneur de la police.

Le texte que vous serez amenés à examiner prochainement doit être l'occasion de tirer tous les enseignements. Quand bien même les services de l'État feraient leur travail en appliquant les lois de la République, nous manquons d'outils pour empêcher ce genre d'attentats, d'un type nouveau, et pour faire face à cette nouvelle façon de semer la terreur en incitant des personnes à décapiter un professeur et, demain peut-être, un autre agent du service public ou un autre Français.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Monsieur le ministre Darmanin, le Président de la République s'est récemment rendu à Bobigny et, apparemment, vous entendez dissoudre certaines associations, en particulier le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Vous allez donc engager de nombreuses procédures, mais l'on peut regretter que cela n'ait pas été fait plus tôt. Existe-t-il une vraie volonté politique de dissoudre ces associations, sachant que de telles procédures sont complexes?? Vous êtes-vous bien assuré de la sécurité juridique de ces dissolutions ? Vous le savez, elles n'attendent qu'une chose : verser dans la victimisation.

Dans mon rapport, fait au nom de la commission d'enquête sur la radicalisation islamiste, publié en juillet dernier, j'avais préconisé de réactualiser les dispositions relatives à la police des cultes, en particulier l'article 34 de la loi de 1905, qui réprime l'outrage ou la diffamation d'un citoyen chargé d'un service public par un ministre du culte. Envisagez-vous, dans le cadre du futur projet de loi, de revoir les articles 25 à 36 de cette loi ?

Monsieur le ministre de l'éducation nationale, puisque des informations circulent à ce sujet, je voudrais savoir s'il a été demandé à M. Paty de s'excuser, si une lettre a été adressée aux parents à la suite de ce cours, ce que je trouverais insupportable. Outre que nous devons protéger les enseignants, avez-vous prévu de redéfinir la place des parents dans l'école de la République ? Ils prennent une telle place qu'ils mettent en danger et l'enseignement et les enseignants.

Mme Brigitte Lherbier. - Merci de nous informer de ce qui s'est passé. Monsieur le ministre Blanquer, je crains que les professeurs ne s'autocensurent. Quand un événement survient en leur sein, les établissements scolaires n'aiment pas trop être mis en avant. L'autocensure, c'est autre chose : un professeur peut craindre de provoquer certaines réactions parmi ses élèves. Après l'attentat contre Charlie Hebdo, j'ai assisté à un conseil d'accès au droit. Le président du tribunal de grande instance de Lille, qui le présidait, s'inquiétant que des élèves refusent de chanter la Marseillaise, a voulu agir. Ainsi, des lycéens de Roubaix et de Tourcoing ont été invités à s'exprimer. Certains ont indiqué qu'ils jugeaient, avec leurs familles, ces dessins blasphématoires. Pour leur démontrer que la prééminence du droit était essentielle et que le problème s'était posé avec d'autres religions, nous avons pris l'exemple de l'affaire du chevalier de La Barre.

Monsieur Blanquer, existe-t-il des structures qui pourraient épauler les professeurs, notamment judiciaires ?

M. Jacques Grosperrin. - Monsieur le ministre Blanquer, vous disiez qu'il y aurait un avant et un après. C'est ce qui avait été dit déjà en 2015.

Une fraction non négligeable d'élèves n'adhère pas totalement, voire pas du tout, à certaines valeurs républicaines. De fait, je m'inquiète des conditions de la rentrée dans dix jours. En dehors de la transmission des connaissances, la mission première de l'école est de faire partager les valeurs de la République à travers la parole de l'enseignant, pour contrer l'obscurantisme et les thèses simplistes.

Ces questions, il est vrai, ne relèvent pas toujours du droit, mais plutôt d'une éthique de l'enseignant. L'école n'est pas un service public comme les autres, n'est pas responsable de tout, mais c'est à travers elle que se transmettent nos valeurs nationales. À cet égard, quand des élèves entrant en sixième ne maîtrisent pas notre langue, comment faire passer le message autour de nos valeurs ? L'accent sur les valeurs ne doit-il pas être massivement mis au niveau du primaire ? Rappelons-nous le discours de Renan à la Sorbonne en 1887 sur la Nation et ses principes spirituels.

Qu'allez-vous faire à la rentrée scolaire ? Une minute de silence peut se justifier dans certaines situations, mais je pense qu'il faudrait engager des actions plus pérennes.

M. David Assouline. - Ma question porte sur l'enseignement et la pédagogie. Pour avoir été moi-même professeur d'histoire-géographie, je considère qu'il faut aborder de façon frontale la question de l'éducation civique et morale. À mon époque, les programmes d'histoire et de géographie étaient tellement chargés qu'il fallait très souvent rogner sur l'éducation civique pour les finir. De fait, cette matière semble malléable, facultative. Or, si les valeurs républicaines de laïcité et de citoyenneté sont un réel enjeu, elle doit être au coeur de l'enseignement - avec des notes et des évaluations -, de l'élaboration des programmes, mais aussi de la formation des professeurs.

Je connais le parcours de formation universitaire des professeurs d'histoire-géographie, et celui-ci comporte très peu de modules consacrés à cette matière. En 2007, j'avais proposé d'y intégrer la formation aux réseaux sociaux, aux médias et à l'image, d'autant que les parents sont eux-mêmes dépassés par leurs enfants. Un tel enseignement serait un acte de modernité.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - L'établissement de M. Paty a-t-il écrit une lettre aux parents ? Nous aurons la réponse en début de semaine prochaine de l'inspection générale. Je sais juste qu'une simple communication a été faite aux parents - oralement ou par écrit, je ne sais pas - par la principale pour indiquer ce qui avait été fait. Rien n'a été dit aux parents dans un sens négatif, sur M. Paty. Il est vrai qu'est apparu un sentiment de malentendu, y compris chez l'enseignant, qui aurait lui-même dit aux parents qu'il en était désolé, et ce sans que l'institution le lui demande. Là encore, l'enquête le démontrera.

Je le répète, à aucun moment il n'a été demandé à M. Paty de s'excuser auprès des parents. Seule a primé une volonté de dialogue avec eux pour expliquer ce qui avait motivé son initiative et lever tout malentendu.

A-t-il demandé aux élèves musulmans ou à ceux qui pourraient être choqués de sortir ou de fermer les yeux ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Les choses sont claires !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Vous avez de la chance si elles le sont pour vous, mais c'est l'inspection générale qui le dira. Cela relève de la première affaire ; car il ne faut pas oublier la seconde, à savoir le fait que des personnes vont chercher à en découdre en exploitant n'importe quel prétexte. Dans cette première affaire, le professeur n'a pas été désavoué.

Est-il prévu de redéfinir le rôle des parents ? Vaste question sur laquelle je me suis exprimé devant cette assemblée lors de l'examen de la loi pour une école de la confiance. L'article 1er de cette loi comporte deux phrases. La première évoque « l'engagement et l'exemplarité des personnels de l'éducation nationale ». J'avais d'ailleurs été beaucoup critiqué en raison de celle-ci au moment des débats, malgré sa très faible portée normative. Cette phrase vient en appui de la suite de l'article, qui parle du « respect des élèves et de leur famille à l'égard des professeurs, de l'ensemble des personnels et de l'institution scolaire ».

MM. Max Brisson et Olivier Paccaud. - Grâce au Sénat !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Nous avons fait évoluer ensemble cet article. Ne cherchez pas des désaccords là où il y a eu de grandes convergences. Le projet de loi a pu évoluer grâce au Sénat, et je m'en réjouis, mais cette idée du respect dû au professeur par le parent était présente dès le projet de loi initial.

Selon moi, nous faisons face à la réalité historique de la France : d'un côté, la présence des parents n'est pas assez importante, de l'autre, elle l'est trop. Les systèmes scolaires qui vont bien sont ceux dans lesquels les parents sont impliqués. On le voit avec l'école primaire, et cette implication des parents dans les enjeux de l'école est la clef du succès d'un système scolaire. En revanche, les parents ne doivent pas s'immiscer dans la pédagogie. Or, en France, par tradition historique, les parents s'impliquent trop peu dans les enjeux - d'où la tendance à sous-traiter les sujets éducatifs à l'école, qui relèveraient normalement des parents -, tandis qu'ils s'immiscent de manière indue dans les questions pédagogiques et d'instruction, qui relèvent de la responsabilité des professeurs.

Par ailleurs, j'ajoute que la participation des parents d'élèves, collective ou individuelle, est trop souvent de nature conflictuelle. Pour être réussie, la participation doit être constructive ; si elle est vindicative et consumériste, elle sera contreproductive et pourra mener au pire. C'est à l'ensemble de la société française de créer les conditions d'une participation constructive des parents.

En tant que recteur et en tant que ministre, j'ai eu très souvent à gérer des cas où des parents d'élèves avaient insulté des professeurs ou une directrice d'école. J'ai eu les plus grandes difficultés à faire en sorte que ce soit le parent d'élève qui soit éloigné de l'école, et non l'inverse. Certains parents d'élèves sont très agressifs. Toutes les idées qui permettront d'accentuer la protection des enseignants sont à prendre.

Madame Lherbier, vous avez dit craindre une autocensure des établissements et des professeurs par crainte de provoquer une réaction chez certains élèves, citant le cas d'élèves refusant de chanter la Marseillaise. Malheureusement, ce phénomène existe, et nous cherchons à le réduire par l'éducation morale et civique. Pour répondre à votre question relative aux « alliés de l'institution scolaire », des associations agréées par l'éducation nationale interviennent à l'école. Toutefois, nous devons exercer toute notre vigilance. Le mieux est de faire intervenir des représentants des institutions : un juge, un policier, un gendarme, un pompier ou tout autre représentant des services publics, ou bien les élus de la République. C'est pourquoi j'ai demandé la participation de toutes ces catégories le 2 novembre prochain pour bien signifier la présence de la République et la force du monde adulte.

Au collège, en particulier, nous entendons développer les mécanismes d'engagement des adolescents, par exemple le secourisme ou les cadets de la République. Par ailleurs, je veux que le brevet reconnaisse l'engagement civique de l'élève.

Monsieur Grosperrin, vous avez raison de dire que la maîtrise insuffisante de la langue française est à l'origine de tous les maux. C'est d'ailleurs ce que déclarait peu ou prou dans un entretien récent la présidente du Conseil supérieur des programmes, Mme Souâd Ayada. Tout commence par le langage, qui est le premier vecteur de non-violence, de subtilité et d'écoute.

Oui, la maîtrise du français, avec celle des mathématiques pour développer l'esprit logique, est essentielle - et c'est la première de mes priorités, avec l'apprentissage de la lecture, du calcul et le respect d'autrui. Le dédoublement des classes doit permettre justement à tous les élèves de partir dans la vie avec les savoirs fondamentaux. Les plans de formation dans le premier degré ont été totalement transformés au cours des deux dernières années, ce qui permet désormais à tout professeur de suivre des formations en français et en mathématiques, à travers le plan « Français » et le plan « Mathématiques ».

Je suis souvent très critiqué sur ces questions et peu soutenu. Toutes les oppositions devraient comprendre, indépendamment des clivages politiques, qu'il y a là un enjeu républicain fondamental. Je lis en ce moment les mémoires de Jean-Pierre Chevènement, qui, dans les années 1980, animé des mêmes intentions, avait cherché à consolider l'apprentissage du français dès l'école primaire. Au moins pouvait-il compter sur toute la famille républicaine de gauche et de droite. Le manque de soutien des secteurs politique, médiatique et culturel est un signe d'affaissement. Je continuerai dans cette voie. Mais gardons-nous, souvent pour des raisons un peu factices, de nous opposer sur ces questions, alors que c'est un enjeu républicain fondamental. Nous avons pris de très nombreuses mesures en la matière.

Monsieur Assouline a déploré que les heures consacrées à l'éducation morale et civique soient souvent rognées en raison de l'ampleur des programmes et qu'il n'existe pas de réelle formation dans cette matière.

S'agissant du premier point, il faut distinguer les heures d'éducation morale et civique dans l'emploi du temps de l'élève, sans qu'elles constituent un grand tout avec l'histoire et la géographie. C'est ce que nous avons fait avec la réforme du lycée, avec un bloc commun comptant trois heures d'histoire-géographie et une demi-heure d'éducation morale et civique. Cela ne va pas assez loin, et il faudra sans doute, à terme, que cet enseignement soit autonomisé, même si les ponts avec l'histoire-géographie sont nombreux.

La France, étonnamment, se distingue positivement en la matière. Certes, nous avons des faiblesses, mais, en Europe et dans le monde, l'enseignement de l'histoire, de la géographie et de l'éducation morale et civique est parfois inexistant ou très édulcoré, ce qui est source de problèmes pour les temps à venir. Il faudra agir à l'échelle européenne.

L'éducation morale et civique doit donc faire l'objet d'un temps d'enseignement spécifique abordant aspects théoriques et aspects pratiques et reposant sur une formation initiale et continue très solide. Là aussi, nous avons avancé : systématicité de la formation initiale sur les valeurs de la République - c'est l'une des conséquences de la loi pour une école de la confiance qui est en train de se mettre en place -, attention accordée aux contenus, de nature universitaire. Concernant ce dernier aspect, ne soyons pas aveugles : à l'université, certains secteurs ont une conception très bizarre de la République. Au-delà des heures et des moyens, il s'agit donc de voir ce qui se passe dans les enseignements et de prévoir une matrice initiale parfaite. Ainsi, nous avons créé l'année dernière une chaire laïcité au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), animée par plusieurs membres du Conseil des sages de la laïcité. En lien avec Frédérique Vidal, j'ai commencé à proposer à d'autres établissements d'enseignement supérieur de dispenser ce type de formation, de créer des chaires laïcité et valeurs de la République. Comme je l'ai dit ce matin sur une radio, il existe dans l'enseignement supérieur des courants islamo-gauchistes très puissants qui font des dégâts dans les esprits.

M. Gérald Darmanin, ministre. - S'agissant des associations, je proposerai au Président de la République de prononcer la dissolution en conseil des ministres de celles qui ont été évoquées parce qu'elles ont un lien direct avec l'attentat. C'est le cas du groupement Cheikh-Yassine. On verra bien ce que dira le juge, madame la sénatrice. J'ai fait fermer la mosquée de Pantin, parce que son président avait relayé la vidéo de M. Chnina. Un recours a été déposé ; cela ne m'empêche pas d'agir, et la justice se prononcera. Je suis très respectueux de l'État de droit, et si le juge estime que le droit ne nous autorise pas à dissoudre ces associations, démarche hautement symbolique, alors nous présenterons un texte pour permettre à la République de se défendre contre celles-ci.

Nous n'avons pas attendu l'attentat de vendredi dernier pour agir. Ainsi, le projet de loi sur le séparatisme prévoit - ce que le droit ne permet pas aujourd'hui - que puissent être dissoutes en conseil des ministres - la liberté d'association est une liberté essentielle - les associations portant atteinte à la dignité de la personne humaine, en s'appuyant sur une jurisprudence constante du Conseil d'État, la possibilité de lutter contre ceux qui exercent des pressions physiques ou psychologiques sur autrui, d'imputer aux structures la responsabilité des propos de leurs dirigeants. Pouvoir imputer la diffusion de propos aux associations en tant que personne morale permettra de mieux contrôler celles qui combattent les valeurs de la République.

Enfin, nous prévoyons aussi une mesure médiane, à savoir la suspension de telle ou telle association en attendant que son dirigeant quitte ses fonctions ou qu'elle formule des excuses. Entre la dissolution et rien, pour l'instant, il n'existe que les procédures pénales, qui mettent parfois beaucoup de temps à aboutir.

Mme Marie Mercier. - Il y a urgence à agir au plan législatif. Le Premier ministre a envisagé la création d'un délit de mise en danger par la diffusion de données personnelles : monsieur le ministre de l'intérieur, comment ce délit serait-il caractérisé ?

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Pourquoi le garde des sceaux n'est-il pas présent ?

M. Philippe Bonnecarrère. - Disposons-nous de toutes les armes légales pour mener ce combat, qui sera long, contre le terrorisme ? En d'autres termes, sommes-nous face à un problème de moyens, de mise en oeuvre, ou bien d'outils juridiques ?

Sur le plan pénal, nous avons le sentiment d'avoir, au fil du temps, traité tout ce qu'il y avait à traiter. Mais il reste peut-être encore des lacunes à combler. Il est possible que les outils manquants relèvent plus du champ sociétal, de la lutte contre la compromission, les complaisances et les imputations. Bref, dans quelles directions est-il pertinent que le Parlement travaille pour donner à notre société toutes les armes dont elle a besoin contre le terrorisme ?

M. Max Brisson. - Oui, l'histoire-géographie joue un rôle particulier dans notre pays.

Oui, monsieur le ministre de l'éducation nationale, vous défendez la laïcité de façon incontestable ; vous avez mis en place des référents et des équipes pour soutenir les professeurs dans ce travail.

Oui, à Conflans-Sainte-Honorine, l'institution a été au rendez-vous. Les professeurs ont-ils accès à la formation, en particulier continue, dont ils ont besoin ? Quand des troubles se produisent dans la mise en oeuvre des programmes, les sanctions sont-elles au rendez-vous ? Les ramifications sont-elles détectées, des mises hors d'état de nuire sont-elles effectuées ?

Nous avons voté tous ensemble l'abaissement à trois ans de l'âge de l'instruction obligatoire, notamment pour vous permettre de lutter contre les écoles de fait, camouflées derrière l'instruction à domicile. Un an plus tard, a-t-on mené plus de contrôles, procédé à plus de fermetures ? A-t-on fait tomber le paravent de l'instruction à domicile ?

Enfin, au moment où vous lancez le Grenelle de l'éducation pour remettre, selon vos termes, le professeur au centre de la société. Quelle reconnaissance morale et financière proposez-vous aux enseignants, quelle modernisation numérique, quelle nouvelle politique des ressources humaines ? Surtout, quelle formation proposez-vous aux hussards noirs de la République pour les armer et leur redonner le moral ?

M. Pierre-Antoine Levi. - Ne faudrait-il pas rebaptiser l'éducation nationale « instruction nationale » ? Trop de parents considèrent que c'est à l'école d'éduquer ; or son rôle est d'instruire.

Quand des perturbateurs sont identifiés parmi les élèves, les professeurs se plaignent souvent que les remontées s'arrêtent aux portes de l'établissement. D'où ma question, qui n'est peut-être pas politiquement correcte : qu'est-il prévu pour, non pas déscolariser, mais scolariser différemment ces enfants ? C'est un vrai problème pour les enseignants !

Aujourd'hui, il faut être un professeur courageux pour enseigner la liberté d'expression. Allez-vous mieux former les professeurs à l'enseignement de l'instruction civique ? Une instruction indiquant à l'ensemble des professeurs comment étudier en classe la liberté d'expression va-t-elle être prise ?

M. Philippe Bas. - Il y a quelques années, un site islamiste, Dar al-Islam, avait appelé à assassiner les professeurs : « Tuez-les tous ! Si vous n'avez pas d'armes, prenez un couteau ; si vous n'avez pas de couteau, jetez-les par la fenêtre. » A-t-on constaté une recrudescence de ces appels au crime ?

Avez-vous dressé l'inventaire des associations subventionnées, au titre de la politique de la ville ou par des collectivités territoriales, qui entretiennent des liens étroits avec des islamistes ? Sinon, allez-vous le faire ? Quelles conséquences entendez-vous en tirer ?

Mme Catherine Belrhiti. - De trop nombreux parents prétendent s'immiscer dans la pédagogie des professeurs : comptez-vous consacrer par écrit la liberté pédagogique ?

Mme Céline Brulin. - La protection fonctionnelle du professeur assassiné n'avait pas été activée. Elle n'aurait peut-être rien changé au dénouement dramatique, mais cette protection fait partie des mesures à prendre en pareil cas.

Monsieur le ministre de l'intérieur, vous avez parlé à juste titre d'un attentat islamiste d'un type nouveau. De fait, un tel attentat est le produit d'une diffusion d'idées dans la société, des idées qui arment les terroristes. Cette situation appelle des lieux de dialogue et de partage des signalements entre l'éducation nationale, la police et d'autres partenaires : de tels lieux d'échange existent-ils ?

Face à la pression communautariste que vous avez dénoncée sur les services publics, il importe de renforcer ceux-ci ; malheureusement, ils disparaissent dans de nombreux endroits... La présence visible, active, forte des services publics est nécessaire dans nos territoires !

Enfin, comme l'a souligné Max Brisson, il faut offrir aux enseignants une meilleure reconnaissance : salariale, en termes de formation, sociale.

Mme Nathalie Delattre. - Monsieur le ministre de l'éducation nationale, devant la commission d'enquête sur la radicalisation islamiste, que je présidais et dont Jacqueline Eustache-Brinio était rapporteure, vous aviez marqué votre volonté de lutter avec une grande autorité contre la radicalisation à l'école.

Pour le contrôle des écoles hors contrat, dont le nombre a doublé en quelques années, j'avais souhaité la création d'un corps d'inspecteurs spécifique. Irez-vous dans ce sens ? Des contrôles inopinés seront-ils menés ? L'identité et l'honorabilité des personnes qui y enseignent seront-elles contrôlées ?

Vous avez décidé de mettre fin à la scolarisation à domicile, sauf exception. Allez-vous mettre en place une commission de dérogation pour les cas où c'est la santé des enfants qui justifie la scolarisation à domicile ou lorsque celle-ci a fait suite à un harcèlement ?

Enfin, monsieur le ministre de l'intérieur, nous avons préconisé la création d'une police des cultes. Répondrez-vous favorablement à cette demande ? Par ailleurs, quel est votre avis sur la direction de l'Observatoire de la laïcité ?

Mme Valérie Boyer. - Pierre Manent a décrit « la mortelle défaillance collective, celle qui nous rend incapables de ne rien changer à la conduite de notre vie, même pour la sauver »... Aujourd'hui, on arrive à confiner les Français, mais on ne parvient pas à renvoyer des personnes qui prêchent la haine, même quand elles font l'objet d'une obligation de quitter le territoire français ! J'espère que ce paradoxe va cesser.

C'est l'islam radical qui pose problème, pas toutes les religions. Il serait injuste de supprimer l'école à domicile pour ceux qui se comportent bien.

Je déplore que toutes les propositions émanant de ma famille politique aient été rejetées. J'ai moi-même écrit un rapport sur le financement du terrorisme, avec une députée de La République En Marche : toutes nos propositions ont été écartées. Je constate avec satisfaction qu'une d'entre elles, sur le financement des associations, revient en faveur, malheureusement bien tard.

Faut-il changer le droit pour pouvoir mieux l'appliquer ? Je pense en particulier aux dispositions constitutionnelles proposées par le Sénat.

S'il faut examiner de près les financements aux associations de la politique de la ville, il faut aussi surveiller les financements étrangers. Pourquoi avoir rejeté notre proposition d'interdire les listes communautaires aux élections ? Le président Macron n'a pas répondu à mon interpellation à cet égard.

Enfin, il faut supprimer les associations prêcheuses de haine, comme Les loups gris, animés par le parti d'Erdogan.

M. Olivier Paccaud. - M. Blanquer, vous n'avez pas répondu hier lors des questions au gouvernement à ma question sur l'instauration d'un délit d'entrave à la liberté d'enseigner. L'article 431-1 du code pénal prévoit déjà le délit d'entrave à la liberté d'expression, à la liberté d'association, à la liberté de réunion, à la liberté de création artistique, mais pas à la liberté d'enseigner dans le cadre bien sûr des programmes de l'éducation nationale. J'ai déposé une proposition de loi en ce sens. Ce serait une arme, notamment, contre les parents qui tentent de faire pression ou d'intimider. Aujourd'hui, principaux et professeurs se heurtent à une lacune dans la législation.

M. Cédric Vial. - Nous ne doutons pas de votre volonté d'agir, messieurs les ministres, mais nous savons aussi que cette volonté s'amenuise au fil du temps, balayée par d'autres priorités ou actualités.

Nous sommes nombreux à souhaiter des mesures qui, pour être efficaces, devront probablement être exceptionnelles, comme l'est la situation.

Nous connaissons le travail mené dans les établissements autour de la laïcité, notamment par les équipes Valeurs de la République. Nous savons aussi le prix de certains renoncements, sous des pressions locales ou communautaristes.

Aujourd'hui l'action de l'école se décline en deux phases : la prévention, phase importante et cruciale, qui est un moyen de long terme pour éviter que des évènements ne se produisent. Mais elle ne suffit pas à les empêcher. D'autre part, il y a la répression pour sévir lorsque les faits se sont produits. Par définition, elle ne permet pas non plus de les empêcher. Au-delà de cette dialectique prévention-répression, nous sommes face à une question essentielle : comment permettre aux enseignants de faire leur travail en garantissant leur sécurité et celle de leur famille ?

Il est facile de publier des caricatures sur les réseaux sociaux en se disant solidaire. Il est plus difficile d'être dans une salle de classe, devant des enfants dont on sait ou présume que les parents sont radicalisés... Les enseignants, et plus largement tous les agents publics, doivent pouvoir faire leur travail sereinement.

Enfin, monsieur le ministre de l'éducation nationale, pourriez-vous faire un point sur le contrôle des établissements hors contrat ?

M. Thomas Dossus. - Depuis l'attentat de vendredi dernier, chacun cherche ce qui pourrait encore manquer dans notre arsenal législatif pour lutter contre le terrorisme islamiste. D'aucuns veulent réanimer la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (loi Avia), pourtant jugée inconstitutionnelle. D'autres proposent de retoucher la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Nous sommes sur une pente assez dangereuse, qui ne fera pas honneur à la mémoire de Samuel Paty, assassiné pour avoir enseigné la liberté d'expression.

Pourtant, la France est dotée d'un outil : la plateforme Pharos, qui permet à tout citoyen de signaler un contenu ou un comportement illicite sur internet. Elle a reçu 230 000 signalements en 2019 ; leur nombre est encore supérieur cette année.

Conserver l'équilibre actuel entre liberté d'expression pleine et entière et régulation et contrôle par un régime de responsabilité implique de disposer d'enquêteurs et de magistrats en nombre suffisant, avec des moyens pour travailler.

À l'heure de la massification de l'usage des réseaux sociaux et de l'extension des domaines de compétence de Pharos, les moyens sont-ils suffisants ? Est-il prévu de les faire monter en puissance et en réactivité ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Max Brisson et Jacqueline Eustache-Brinio ont déjà insisté sur le rôle des parents. Ne devrait-on pas les impliquer dans l'enseignement de la laïcité dès le début de l'année et par écrit, en les faisant signer la Charte de la laïcité ?

Une enquête du Journal du Dimanche de 2019 mentionnait une augmentation de 7 % des violences contre les enseignants. Le ministère a-t-il des chiffres précis sur les violences contre les enseignants ? Alors que cette tragique affaire va certainement libérer la parole des enseignants, vous attendez-vous à une augmentation exponentielle des déclarations de violences ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Les réseaux sociaux diffusent la haine et incitent au crime, mais nos récents débats sur la loi Avia ont montré qu'il est très difficile de réguler l'expression sur ceux-ci. Nous avions conclu que c'est au niveau européen, à la faveur de la réouverture de la directive e-commerce pour la préparation du Digital Service Act, qu'il convient d'agir. Monsieur le ministre de l'intérieur, comment travaillez-vous avec vos homologues européens pour traiter cette question de manière structurelle, en conférant enfin aux plateformes une vraie responsabilité et une vraie redevabilité ? Tel qu'il fonctionne aujourd'hui, l'écosystème numérique ne peut qu'être propice à une diffusion rapide et rémunératrice pour les plateformes des contenus haineux.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Monsieur Brisson, la qualité de la formation continue est essentielle ; nous poursuivrons de plus belle notre travail en la matière.

Nous avons recentré les missions de Canopé sur la formation à distance des professeurs, en complément de la formation présentielle ; déjà 100 000 professeurs en ont bénéficié depuis le mois de mars. Dans ce cadre, nous avons décidé, depuis plusieurs semaines, que les enjeux liés à la laïcité et aux valeurs de la République feraient l'objet d'une formation à distance particulièrement dense et bien formalisée.

Le contrôle de l'instruction obligatoire à trois ans est assuré par des équipes spécialisées dans les rectorats, plus ou moins étoffées selon les besoins locaux. En revanche, je ne pense pas qu'il faille créer un corps spécialisé. Nous avons besoin d'inspecteurs de l'éducation nationale compétents sur l'ensemble du champ éducatif, qui consacreront tout ou partie de leur activité à ce contrôle de l'instruction obligatoire.

Nous avons des remontées régulières sur ce contrôle, et toutes les données dont nous disposons sont rendues publiques. Nous avons agi rigoureusement dans un certain nombre de cas : j'ai adressé plusieurs injonctions de scolarisation, notamment quand des enfants étaient, dans les faits, envoyés dans des écoles clandestines.

L'instruction obligatoire à l'école dès trois ans figurera dans le projet de loi sur le séparatisme. Cela signifie que tous les enfants iront à l'école maternelle : c'est essentiel et nous aidera à atteindre les objectifs que nous poursuivons tous dans la durée. J'entends les critiques qui nous reprochent, au motif de viser une cible, de risquer d'en atteindre une autre. Des exceptions seront prévues pour des raisons de santé, ou éventuellement en cas de projet éducatif spécifique, comme dans le cas des sportifs de haut niveau, ou encore en cas de problème psycho-médical, par exemple. Je suis ouvert à toutes vos propositions. Nous les examinerons avec pragmatisme. Il ne s'agit pas non plus de multiplier les exceptions, car il faut avoir en tête l'objectif qui est de combattre la radicalité et l'obscurantisme. L'Allemagne, la Suède et l'Espagne interdisent l'instruction à domicile, et la cour européenne des droits de l'homme n'a rien trouvé à y redire.

J'ouvrirai le Grenelle de l'éducation à quatorze heures au conseil économique, social et environnemental. Monsieur Lafon, président de la commission de la culture, naturellement, fait partie des personnalités invitées à y participer. Le Grenelle durera trois mois. Je vous rendrai compte de l'évolution de ses travaux. Les questions de ressources humaines seront centrales, car l'enjeu est d'améliorer la reconnaissance matérielle et morale des enseignants. Le processus est enclenché. Il était prévu depuis longtemps. J'ai choisi de ne pas modifier la date pour ne pas se laisser infléchir par le crime qui a été commis et parce que je pense que ce Grenelle représentera aussi une réponse aux problèmes qui sont soulevés aujourd'hui.

Nous avons, ces derniers temps, développé les ressources pédagogiques accessibles pour enseigner la liberté d'expression sur le portail Eduscol. Elles permettent d'expliciter, en lien avec les caricatures de Charlie Hebdo, ce qui se joue derrière la notion de liberté d'expression. En vérité les outils existent déjà et sont assez nombreux. Le site Eduscol en rassemble beaucoup, même si nous pouvons faire encore mieux, évidemment.

Je ne sais pas s'il faut inscrire dans la loi explicitement que les parents ne doivent pas s'immiscer dans la pédagogie. Nous devons en tout cas distinguer ce qui relève de l'éducation, d'une part, marquée par un enjeu de co-éducation, et donc de coopération entre l'école et les parents, et l'instruction, d'autre part, qui relève d'abord et avant tout de l'école, dans le dialogue avec les parents, sans que celui-ci ne se transforme en immixtion dans les choix pédagogiques de l'école.

La protection fonctionnelle est un mécanisme qui consiste à accorder un accompagnement juridictionnel en cas de problème. Dans l'affaire de Conflans-Sainte-Honorine, le professeur a porté plainte, ainsi que la principale du collège. La protection fonctionnelle aurait naturellement été enclenchée en cas de suites judiciaires. L'éducation nationale comporte aussi une structure intitulée « L'Autonome de solidarité», à laquelle les professeurs peuvent adhérer, ce qui n'était pas le cas de M. Paty, et qui offre notamment un accompagnement par les pairs dans ce genre d'affaires. Peut-être devrions-nous généraliser ce type de dispositif.

Monsieur Paccaud, nous sommes dans la phase de préparation de la loi sur le séparatisme. Nous sommes ouverts à toutes les idées, dès lors qu'elles ont un impact réel. J'ai le sentiment que les outils juridiques dont nous disposons nous permettent de faire face aux problèmes que vous évoquez, mais nous pouvons en débattre. Nous sommes d'accord sur le fond, la question est de savoir si une telle mesure ne serait pas une redondance juridique.

Monsieur Vial, le contrôle et l'évaluation des établissements hors contrat se sont accentués, notamment depuis la loi Gatel, mais celle-ci a surtout permis d'empêcher l'ouverture de nouveaux établissements. Pour les fermetures, nous avons besoin d'aller plus loin. Nos contrôles permettent de détecter certaines choses. Grâce à une excellente collaboration avec le ministre de l'intérieur, nous avons fermé des établissements de fait. Le travail de repérage est important. Les élus ont aussi un rôle à jouer, car il peut s'agir de petites structures sans existence juridique. En ce qui concerne le hors contrat, nous devons désormais être capable de faire la différence entre le « bon » hors contrat et le « mauvais » hors contrat. C'est ce que nous avons commencé à faire, mais la loi contre le séparatisme nous fournira davantage d'outils à cet égard.

La question sur l'implication des parents dans l'éducation morale et civique est une question importante. Elle renvoie à l'enjeu de la co-éducation. Cette question est particulièrement cruciale pour le numérique : l'enjeu est de réussir avec des écoles des parents sur différents sujets à impliquer les parents. Cela montre bien que la question est complexe. Il ne s'agit pas de dresser des parois étanches entre l'école et les parents, mais de trouver les bons canaux, au travers de l'éducation morale et civique en particulier.

Nous ne constatons pas dans nos remontées, que nous rendons publiques chaque trimestre, d'accentuation du phénomène des violences envers les enseignants. À chaque fois, nous déclenchons les poursuites qui s'imposent.

Madame Morin-Desailly, votre question concernant les contenus haineux sur les plateformes internet n'est ni de la compétence du ministre de l'intérieur, ni de la mienne. Toutefois, nous suivons ce sujet avec attention. Nous avons des relations avec les plateformes, à l'échelle nationale comme à l'échelle européenne. À l'échelle nationale, la situation doit encore évoluer. Certaines plateformes sont réactives, mais cela n'est pas suffisant, car le défi posé par le cyberharcèlement est considérable. Il est temps d'aller plus loin. Il n'est pas normal que l'on puisse cyberharceler impunément des enfants et des adolescents. Nous avons fait des progrès en matière de lutte contre le harcèlement à l'école, mais la vague du cyberharcèlement est si forte que nous avons besoin d'outils nouveaux.

M. Gérald Darmanin, ministre. - En matière de police des cultes, la difficulté est que les cultes peuvent être gérés de trois manières. D'abord, dans le cadre de loi de 1905, ce qui n'est pas le cas de la majorité des associations cultuelles musulmanes, ni des associations catholiques qui relèvent essentiellement de la loi du 2 janvier 1907. Les associations peuvent aussi relever du statut posé par la loi de 1901 : 92 % des associations du culte musulman sont gérées de la sorte. Enfin, il est possible d'organiser un culte en l'absence de structure associative : il suffit que quelques personnes se regroupent, disent qu'elles tiennent un culte et la liberté de culte s'applique.

C'est pourquoi la loi que nous allons déposer le 9 décembre prochain marquera une étape dans l'histoire du droit des cultes : le principe sera que tout culte devra être géré par une structure qui devra relever autant que possible de la loi de 1905, ou de1907, pour ne pas gêner les équilibres que l'Église catholique a mis en place et qui sont tout à fait conformes à l'ordre public. Nous souhaitons que toutes les associations cultuelles relevant de la loi de 1901 se consacrent exclusivement à l'organisation du culte : cela n'empêche pas l'existence d'associations sportives d'inspiration confessionnelle - nul ne veut les interdire -, mais celles-ci ne doivent pas se confondre avec l'association cultuelle.

L'argent public que verserait telle ou telle collectivité ne doit pas l'être au nom de l'activité culturelle pour finalement financer l'activité cultuelle : c'est un détournement flagrant, me semble-t-il, de l'article 2 au moins de la loi de 1905.

Nous souhaitons imposer des contraintes aux associations cultuelles relevant de la loi 1901. Par exemple, des commissaires aux comptes devront certifier tous les comptes de toutes les associations cultuelles, et celles-ci ne pourront pas faire de déductions fiscales sans un expert-comptable, susceptible de saisir les autorités si jamais il voit des différences. Tous les financements étrangers devront obligatoirement être déclarés, ce qui est valable pour tous les cultes. En régime loi de 1905, vous ne payez pas d'impôts locaux. Beaucoup d'associations culturelles musulmanes payent des impôts locaux, parfois élevés, alors que les protestants par exemple, qui sont souvent en régime loi de 1905, ne payent pas d'impôts locaux. L'idée sera donc d'avoir les avantages et les inconvénients de la loi de 1905 et, si on reste en loi de 1901 - le Conseil constitutionnel n'accepterait pas qu'on oblige tout le monde à adopter le régime de 1905, car ce serait une atteinte trop forte à la liberté de culte, qui est une liberté extrêmement importante -, nous imposerons les contraintes de 1905 sur les avantages de 1901, et nous espérerons que chacun aille vers la loi de 1905. Le recteur de la mosquée de Paris m'a indiqué qu'il comprenait tout à fait ce projet, et qu'il allait proposer des modifications à sa structure associative, ce qui sera un beau symbole, me semble-t-il, au lendemain de la loi.

Mme Boyer m'interroge sur le lien entre les associations et des collectifs islamistes. Élue de Marseille, elle sait que beaucoup d'associations et de personnes, parfois dans des zones grises, pourraient être en lien avec la puissance publique. Ce n'est pas toujours évident à première vue, et je n'en veux pas aux élus. Moi-même, quand je suis arrivé aux responsabilités dans ma mairie, j'ai lu dans la presse, quelques semaines après mon arrivée, que le ministre de la ville du gouvernement précédent avait commandé un rapport qui permettait de distinguer des associations salafistes et radicales, mais prétendument sportives, et subventionnées par les collectivités, et que ce rapport citait la ville de Tourcoing. J'ai dû poser, comme j'étais député-maire, trois questions écrites, envoyer douze courriers, faire 47 interpellations, 17 voeux : je n'ai jamais eu de réponse, ni du préfet ni du ministre. Il a fallu que je sois ministre de la République, en l'occurrence chargé de l'intérieur, pour avoir enfin ce rapport. Il disait des choses certes, mais difficiles à publier car non définitives. J'ai arrêté les subventions, sur la base de l'article de presse ; comme personne ne m'a attaqué, je considère que j'ai eu raison de le faire. Mais il n'est pas toujours évident pour des collectivités locales, quand elles ne sont pas parfaitement informées, sans tomber dans le délit de faciès, de mettre fin à des associations qui sont pourtant parfois des officines.

C'est pourquoi le texte du 9 décembre propose, indiscutablement, un progrès dans la mesure où, dans les formulaires Cerfa des structures associatives, on ne mentionnera pas un contrat avec l'association - on ne va pas commencer à discuter les termes de ce qu'est la République ou ce que sont les exigences minimales de la vie en société, pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel -, mais il sera écrit que, que l'on soit membre d'une collectivité locale, de l'État, des offices d'HLM ou des caisses d'allocations familiales (CAF), l'on ne pourra pas verser d'argent public ou prêter des moyens à une association qui ne respecte ni les valeurs de la République, ni les exigences minimales de la vie en société. Un décret sera pris en Conseil d'État, et je m'engage devant le Parlement à ce qu'au moment où nous discuterons de ces articles, nous puissions évoquer aussi le décret en Conseil d'État, pour que chacun comprenne bien à quoi cela correspond.

Vous parliez des réseaux sociaux, monsieur le sénateur. Je ne partage pas tout à fait votre opinion. Vous avez raison sur le fait qu'il faut renforcer les moyens. Ce que nous ne faisons pas vraiment, ce sont les cyberpatrouilles. Nous devons être plus réactifs, et pas simplement plus anticipateurs. Mais la vidéo sur M. Paty ne tombe pas sous le coup de la loi, même si elle a mené au pire. Vous avez raison de dire que ce sont des libertés publiques très importantes, et c'est bien pour cela qu'il faut un débat parlementaire à cet égard pour procéder à des modifications. Ce n'est donc pas uniquement une question de moyens : c'est aussi une question de moyens, mais pas uniquement.

Il va aussi falloir que l'on accepte que l'État ait les mêmes avantages que beaucoup de sociétés privées. Aujourd'hui, les plateformes refusent de donner à l'État des éléments de données qui permettraient pourtant de faire l'enquête. Des journalistes ont ainsi publié le fait que le compte Twitter de cette personne a eu une vingtaine d'interactions. Cette information, à mon avis, a été donnée par les plateformes à des sociétés qui exploitent ces données. Mais les services de renseignement, eux, n'ont pas accès à ces données - je le dis devant le président de la commission des lois. Nous pourrions peut-être obliger les plateformes à nous les communiquer.

Je constate par ailleurs que, dans le débat sénatorial que nous avons eu il y a dix jours, 48 heures avant l'attentat, certains groupes politiques expliquaient que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ne devait surtout pas avoir accès à des algorithmes, parce que ce serait une atteinte absolue à la liberté. Donc, Google, Facebook, Carrefour, Auchan ont le droit d'accéder à vos données numériques, mais pas les services de l'État pour protéger la population !

Nous considérons que ces algorithmes, dès lors qu'ils sont contrôlés et utilisés dans un but extrêmement précis, doivent pouvoir être utilisés par les services de renseignement. Sinon, vous pouvez mettre 850 000 personnes dans des locaux de la DGSI, qui imprimeraient les tweets de chacun, cela n'ira pas très vite !

Une trentaine d'écoles ont été fermées depuis la proposition de loi Gatel, soutenue et enrichie par le ministre de l'éducation nationale. Nous avons des dispositions, sur proposition du ministre de l'éducation nationale, pour aider encore plus les services de l'État à contrôler les écoles hors contrat et à lutter contre les écoles de fait.

En Seine-Saint-Denis, depuis le début de l'année, trois écoles ont été fermées, et parfois dans des conditions où le ministre de l'intérieur et les services de l'État sont conspués et même attaqués. Dans l'école de Bobigny que j'ai fait fermer il y a dix jours, les services de l'État, à commencer par le monde de l'éducation nationale, mais aussi la Direction générale des finances publiques (DGFiP), les Urssaf, les policiers, sont venus. Ils ont été extrêmement respectueux. Ils sont arrivés, et ont demandé aux parents, aux « enseignants » - si je puis dire, car il ne s'agit évidemment pas d'enseignants - de sortir de la « classe » - ma précédente remarque vaut aussi ici - et jamais les enfants n'ont vu les policiers, qui n'étaient évidemment pas en uniforme dans les salles de classe. Cette école comptait une trentaine d'enfants de deux à six ans, notamment des filles qui portaient toutes le voile, et ses enseignantes pédagogues n'avaient aucun diplôme et portaient toutes le voile intégral. Il n'y avait pas de fenêtres dans les classes, ni de cour de récréation. Quant aux livres, autant vous dire que vous appreniez autre chose que simplement la langue, sur autre chose que les textes sacrés, et qu'on était bien loin du programme édicté par M. le ministre de l'éducation nationale. Pour autant, nous n'avons pu la faire fermer que parce qu'elle ne respectait pas les conditions sanitaires de la covid ! Il faudra donc renforcer et modifier la loi de la République. Quasiment tous ces enfants étaient sortis du système scolaire, et n'étaient pas inscrits à l'école de la République. L'action du ministre de l'éducation et la nôtre se complètent très bien. Merci de nous donner des armes administratives pour lutter.

On contrôle des écoles, qui se présentent souvent comme des « associations pédagogiques », à qui l'on n'a rien à reprocher. Il n'y a pas de honte à se faire contrôler ! Nous considérons que le contrôle de la République doit s'exercer tous les lieux de la République. Il y aura d'ailleurs d'autres contrôles dans les semaines qui viennent.

Monsieur Bonnecarrère, je crois que beaucoup d'armes sont aujourd'hui à la disposition des services de renseignement pour lutter contre le terrorisme, ce qui, du reste, n'empêche pas d'améliorer certains outils. Nous en discuterons lors de la suite de l'examen du projet de loi visant à proroger certaines dispositions de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), qui reviendra devant vous prochainement, puis du projet de loi Renseignement, en 2021.

Je veux souligner que les deux dernières personnes ayant commis des attentats n'étaient pas suivies par les services de renseignement. L'apparition d'un terrorisme nouveau devrait nous inciter à réfléchir. Disposons-nous des bons instruments pour le suivre ? Comment fonctionne-t-il ? On voit bien qu'il passe par des réseaux sociaux, notamment ceux qui permettent des cryptages, ce qui nous empêche d'obtenir certaines informations.

Pour être depuis quinze ans élu dans une commune qui connaît ce genre de difficultés, je suis convaincu que le pouvoir politique et les services publics ne sont pas les seuls à avoir une responsabilité dans la réponse à apporter à la question de ce qu'est la communauté nationale et de ce que sont les règles de la République. Les entreprises, les associations en ont une aussi. Tout cela crée une « ambiance », sur laquelle il est très difficile de légiférer, et les susceptibilités rendent les prises de position difficiles.

J'aimerais que la République une et indivisible, qui ne reconnaît aucun culte, puisse aussi être une réalité dans beaucoup d'endroits où une offre républicaine doit être proposée concurremment à l'offre communautaire - je rejoins tout à fait ce qu'a dit Mme la sénatrice à ce sujet. Tous les partis politiques peuvent être tenus pour responsables de la situation actuelle, et chacun doit faire son mea culpa. Quoi qu'il en soit, nous constatons que, la nature ayant horreur du vide, c'est le monde privé ou civil qui supplée la République quand elle est absente. Il offre une société clés en main, de l'éducation des enfants jusqu'au sport, en passant par le commerce alimentaire et les voyages. Les agents de certains départements qui luttent contre la radicalisation constatent qu'il est possible de vivre à plein temps au sein de sa communauté.

Madame la sénatrice, vous avez raison de dire que l'intervention de la République dans la vie sociale, sous ses formes les plus neutres, permet sans doute de combattre ce qui, parfois, prospère sur la misère.

Sous réserve d'une réunion interministérielle qui se tiendra aujourd'hui, je peux vous dire que l'incrimination spécifique de mise en danger de la vie d'autrui par la diffusion d'informations personnelles pourrait être punie de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Les réseaux sociaux sont évidemment visés, mais pas seulement, raison qui justifie la mention « par quelque moyen que ce soit », car il est possible que la technique évolue encore plus vite que la loi de la République. Il s'agit de punir tous ceux qui pourraient, par quelque moyen que ce soit, diffuser des informations ou des propos afin qu'il soit porté atteinte à l'intégrité physique et psychique d'une personne. On voit bien que la dimension psychique est présente dans les menaces de mort ou les pressions.

Un secret reste à une seule personne à la fois, disait Talleyrand... Loin de moi l'envie de dévoiler le contenu du texte proposé par le garde des sceaux, mais je ne voudrais évidemment pas mentir à la représentation nationale.

M. Bas et Mme Boulay-Espéronnier m'ont interrogé sur la recrudescence de faits envers les enseignants. Je ne crois pas spécialement que ce phénomène existe. Un préfet est placé à la disposition du ministre de l'éducation nationale. À son arrivée, il a mis en place une cellule permettant de faire remonter les faits qui ne sont pas que des menaces.

En revanche, depuis le procès Charlie, les menaces sont nombreuses. Je l'ai dit dès mon entrée en fonctions. Je me suis exprimé à ce sujet lors de trois points presse qui ont été organisés ces trois derniers mois, mais cela n'a pas rencontré le même écho qu'après l'attentat. J'ai dévoilé le nombre d'étrangers en situation irrégulière soupçonnés de radicalisation bien avant celui-ci. Nous avons expulsé plus d'une trentaine d'étrangers en situation irrégulière qui étaient suivis pour radicalisation depuis que je suis ministre de l'intérieur, et plus de 400 depuis 2017.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux attirer votre attention sur le fait que les menaces ne sont pas toujours assez fermes pour permettre l'arrivée rapide de la police. Anonymes ou non, les menaces sont nombreuses. Elles visent les services publics, les élus... J'ai encore appris tout à l'heure que le maire de Bron avait été menacé de décapitation sur un panneau de la ville. Je veux dire qu'elles touchent aussi les musulmans de France. Ainsi, une croix gammée a été retrouvée ce matin sur la tombe d'un soldat musulman. Des personnes, des imams, des responsables cultuels sont menacés par des séparatistes.

Les services de renseignement nous apprennent que le monde de l'éducation nationale, mais aussi l'ensemble de la société, les élus, les policiers, les gendarmes, les militaires, les journalistes, tous ceux qui, finalement, représentent la France, son identité et ses valeurs sont menacés. C'est encore plus vrai aujourd'hui qu'il y a quelques mois.

Je ne peux pas tout dire, mais sachez que les services de renseignement anticipent beaucoup. Ils obtiennent souvent de très bons résultats, mais il y a des attentats que nous ne parvenons pas à déjouer.

On ne peut pas garantir à la représentation nationale qu'il n'y aura plus d'attentats dans les jours, les semaines ou les mois qui viennent. Ce serait mentir que d'affirmer qu'une société peut tout contrôler. Il nous faut des armes administratives, il nous faut des moyens, mais nous devons comprendre que la guerre avec un ennemi particulièrement déterminé, avec qui nous ne pouvons pas discuter et avec qui il n'est pas possible de faire la paix est une guerre d'un genre nouveau. Il y aura malheureusement d'autres attentats. Nous espérons qu'ils seront les moins nombreux et les moins rapides possible, mais je vous mentirais en vous promettant qu'ils n'arriveront pas. Reste à savoir quand.

M. François-Noël Buffet, président. - Messieurs les ministres, Laurent Lafon et moi-même vous remercions d'être venus ce matin au Sénat pour répondre à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 h 30.