Mardi 16 février 2021

- Présidence conjointe de MM. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 17 h 35.

Accord de retrait et accord de commerce et de coopération signés entre le Royaume-Uni et l'Union européenne - Audition de M. Michel Barnier, conseiller spécial de la présidente de la Commission européenne

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le Commissaire, nous sommes très heureux que vous ayez accepté de répondre à l'invitation de nos trois commissions.

Nous avons finalement obtenu un accord, sans doute aussi bon que possible, et de très loin préférable à une absence d'accord. On le doit beaucoup à votre persévérance, à votre détermination, à votre capacité d'entraînement auprès de tous nos partenaires européens et à votre parfaite maîtrise des enjeux de cette négociation. Maintenir jusqu'au bout l'union des pays européens a été un formidable tour de force. Bien évidemment, cet accord in extremis laisse de très nombreux points sectoriels à négocier. Dans cette perspective, peut-on raisonnablement espérer que les Vingt-Sept resteront aussi unis qu'ils l'ont été jusqu'à maintenant ?

Par ailleurs, la situation restant très sensible concernant l'Irlande du Nord - on l'a vu récemment avec l'épisode récent des vaccins -, quelle est, selon vous, la solidité de l'accord sur le point critique de l'Irlande ? Du reste, il est frappant de constater la rapidité avec laquelle les problématiques liées aux vaccins ont envenimé les relations du Royaume-Uni avec l'Union européenne. Pour avoir longuement négocié avec les Britanniques, dans quelle disposition d'esprit vous paraissent-ils maintenant ? Sont-ils constructifs ou, au contraire, offensifs, voire revanchards ?

De cette question en procède une autre. D'un côté, nous comptons sur la détermination du Royaume-Uni à poursuivre la relation de défense franco-britannique, basée sur les accords de Lancaster House, dans ses trois dimensions, nucléaire, opérationnelle et capacitaire. Mais, de l'autre, nous sommes plus inquiets quant à leur volonté de rester arrimés à la défense européenne, en dehors du traditionnel cadre otanien.

Certes, le Royaume-Uni fait toujours partie de l'initiative européenne d'intervention, qui regroupe aujourd'hui treize États membres. Emmanuel Macron proposait également, l'an dernier, d'associer le Royaume-Uni au projet franco-allemand de Conseil de sécurité européen. Enfin, la coopération structurée permanente (CSP) vient d'être ouverte aux États tiers. Néanmoins, ni le comportement passé du Royaume-Uni en matière de politique de sécurité et de défense commune, ni les déclarations récentes ne semblent révéler un véritable appétit britannique en la matière. La France devra naturellement chercher, chaque fois que possible, à garder le Royaume-Uni dans le jeu. Mais jusqu'à quel point cela sera-t-il possible ? L'Union européenne devra-t-elle se résigner à conquérir son autonomie stratégique avec une seule des deux armées majeures en Europe ? Dans ce cas, y parviendra-t-elle ?

Monsieur le Commissaire, au-delà des postures, quelle perception avez-vous aujourd'hui de l'état d'esprit des Britanniques ? Seront-ils ambitieux quand viendra le moment de définir exactement la relation future ? Et quand arrivera, selon vous, l'heure de vérité ?

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le Commissaire, nous vous savons gré d'avoir su conduire ces négociations avec une diligence véritablement extraordinaire. Le délai de onze mois, dans le contexte de crise sanitaire que nous connaissons et avec un partenaire dont on a pu mesurer la stratégie parfois déconcertante, représente une gageure sans précédent dans l'histoire des négociations commerciales. L'accord qui, jusqu'alors, avait été conclu le plus rapidement par l'Union européenne était celui avec la Corée du Sud, en deux ans et demi. C'est dire à quel point cet accord du 24 décembre fera date.

Il fera également date parce que nos entreprises s'inquiétaient, à raison, des conséquences économiques qu'aurait pu avoir une sortie sèche du Royaume-Uni du marché intérieur. Certes, vous aviez averti que cet accord, pour meilleur qu'il soit qu'une absence d'accord, emporterait de « vrais changements, aux conséquences mécaniques inévitables ». Ces perturbations sont réelles : files d'attente à Calais, retards dans les livraisons de colis, ruptures d'approvisionnement pour certains produits. Quelles sont les principales raisons de ces blocages ? Défaut de communication auprès des entreprises, délais de mise à disposition des formulaires, manque de moyens de contrôle ? Comment peut-on faciliter l'activité des entreprises opérant des deux côtés de la Manche ?

S'agissant d'un accord négocié aussi rapidement, il est clair qu'un point de vigilance particulier sera, pour nous, le contrôle de sa bonne application par les deux parties. Comment l'Union européenne s'organise-t-elle - le cas échéant avec les autorités nationales - pour suivre l'application de l'accord et surtout faire remonter les difficultés de terrain ? Y a-t-il une Task Force pérenne au sein de l'Union européenne à cette fin ? Quelle est l'articulation avec l'échelon national et, pour ce qui nous concerne, avec la Direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ?

Il serait extrêmement dommageable pour la compétitivité de nos entreprises que les 1 246 pages de cet accord soient respectées scrupuleusement par nous mais méconnues par l'autre partie. Dans un rapport de 2019, notre collègue de la commission des affaires économiques Laurent Duplomb constatait qu'une partie significative des produits agricoles importés ne respectait pas les normes sanitaires requises en France. Dispose-t-on de moyens suffisants pour contrôler le respect par le Royaume-Uni des normes sociales, environnementales ou du régime des aides d'État ? De quels moyens disposera le conseil de partenariat chargé de superviser l'accord ? Comment s'assurer, en somme, qu'un paradis fiscal et réglementaire, un « Singapour-sur-Tamise », ne s'installe aux portes de l'Europe ?

La question est essentielle car, en 2019, le Royaume-Uni était de très loin le premier excédent commercial de la France. Avez-vous connaissance de premières remontées sur les variations de flux commerciaux et l'impact sur le PIB de l'Union européenne et de la France depuis janvier ? Quel est le coût global de mise en oeuvre des contrôles douaniers résultant du Brexit ?

L'imbrication des chaînes de valeur entre les entreprises de nos deux pays est extrême. À ce propos, j'aimerais vous interroger sur la règle du pays d'origine : pour être exemptées de droits de douane, les marchandises exportées entre le Royaume-Uni et l'Union européenne doivent contenir un pourcentage minimum de valeur ajoutée sur le sol de l'exportateur. Avez-vous une estimation de la part des marchandises pour lesquelles ces seuils seraient difficiles à atteindre ? Surtout, pouvez-vous nous indiquer quels sont les secteurs dans lesquels ces difficultés sont communes ? Quels sont les moyens d'aider ces secteurs à les surmonter ? Pour un domaine aussi internationalisé que l'automobile, cela semble par exemple poser quelques premiers problèmes.

Enfin, comme nos collègues, nous avons, à la commission des affaires économiques, suivi avec attention les frictions entre l'Union européenne et le Royaume-Uni à propos de l'exportation des vaccins à partir de l'Irlande. Cela signe-t-il, plus généralement, l'émergence d'une stratégie plus offensive de l'Union européenne en matière commerciale ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je m'associe au plaisir de mes deux collègues d'accueillir au Sénat celui qui est parvenu, après quatre ans et demi de négociations compliquées par les considérations de politique intérieure britannique et par la pandémie, à conclure avec le Royaume-Uni un accord conforme au mandat qui lui avait été confié. Je suis très heureux de pouvoir aujourd'hui vous remercier et vous féliciter, monsieur le commissaire, d'avoir sauvegardé l'intégrité du marché unique dont nous mesurons mieux le prix, et d'être parvenu à préserver jusqu'au bout l'unité entre les Vingt-Sept.

Si la conclusion de cet accord à Noël nous a satisfaits, nous n'en sommes pas moins inquiets aujourd'hui. Sa mise en oeuvre est compliquée : trop de nos pêcheurs n'ont toujours pas obtenu leurs licences pour pouvoir continuer de pêcher dans la bande des six à douze milles britanniques. En attendant, nous déplorons une surpêche dans les eaux françaises. Des entreprises nous alertent sur la sévérité des contrôles vétérinaires que nous infligeons à nos importations en provenance du Royaume-Uni, car elles craignent en retour des représailles britanniques qui leur feraient perdre durablement des marchés. D'autres, encore, dénoncent la compétition entre les ports européens, dont certains espèrent attirer les flux de marchandises en se montrant plus coulants en matière de contrôles. Comment répondez-vous à ces multiples inquiétudes ? Comment accueillez-vous la demande de la commission environnement du Parlement européen de constituer un groupe de travail mixte entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, susceptible de superviser les contrôles aux principaux points d'entrée dans l'Union européenne ?

Par-dessus le marché, le climat entre Londres et Bruxelles s'est tendu depuis Noël à propos de la question irlandaise qui, bien que ne relevant pas directement de cet accord, a surgi à la faveur des tensions apparues autour des contrôles qui s'organisent désormais en mer d'Irlande. Le protocole nord-irlandais contenu dans l'accord de retrait a heureusement permis d'éviter le rétablissement d'une frontière physique entre les deux Irlande, mais est-il possible d'éviter qu'il ne ravive les divisions entre Irlandais ? La récente crispation sur les vaccins a envenimé la situation : en brandissant la clause de sauvegarde prévue à l'article 16 du protocole, la Commission européenne espérait contrôler les exportations des vaccins produits en Europe vers le Royaume-Uni. Elle a finalement donné du grain à moudre à ceux qui mettent en doute l'applicabilité du protocole. Ces tensions sur la mise en oeuvre de l'accord de retrait augurent-elles de chicanes permanentes pour la mise en oeuvre de l'accord de coopération récemment conclu ? Compliqueront-elles les négociations qui nous restent à mener sur d'autres volets importants, notamment sur les services financiers ? En somme, quelle est votre appréciation sur l'avenir de la relation eurobritannique ?

M. Michel Barnier, conseiller spécial de la présidente de la Commission européenne. - Je n'oublie pas que j'ai été membre de la Haute Assemblée durant deux ans, notamment président de la commission des affaires européennes, avant de la quitter pour la Commission européenne. Je suis donc très heureux de me trouver en face de vous.

Je suis d'un tempérament montagnard et ces quatre ans et demi de négociations ont été une sorte de longue marche demandant calme, persévérance et respect, tout en bannissant toute forme d'émotion ou de passion.

Si je puis parler de notre pays avec passion, dans cette négociation, l'objectif était de s'en tenir aux faits, aux chiffres, aux bases légales et aux intérêts de l'Union européenne. Il s'agit d'une négociation unique - j'espère qu'elle le restera - qui a montré qu'un pays ayant choisi démocratiquement de quitter l'Union européenne peut le faire. L'Union européenne n'est donc pas une prison : on peut la quitter, si l'on accepte les conséquences de cette décision. Comme tout divorce, celui-ci provoque de graves et nombreuses conséquences humaines, sociales, économiques, financières, techniques et juridiques. Il me semble que ces conséquences sont souvent sous-estimées et généralement mal expliquées.

Face à cet événement provoquant tant d'insécurité juridique, nous avons, en deux étapes, tenté de remettre de la certitude là où le Brexit a créé de l'incertitude. Après avoir traité de la sortie du Royaume-Uni, c'est-à-dire le divorce politique et institutionnel et toutes les difficultés qu'il crée, nous avons abordé, au cours d'une négociation bien plus courte, le Brexit économique, à savoir la future relation économique et commerciale. Ce traité de 1 200 pages concerne plus de quatre millions et demi de personnes - soit environ trois millions et demi d'Européens vivant au Royaume-Uni et un million et demi de Britanniques vivant sur le sol européen - pour lesquelles nous avons garanti la totalité des droits sociaux acquis jusqu'à la fin de l'année dernière. Néanmoins, le Royaume-Uni appliquera désormais, en matière d'immigration, une politique extrêmement différente.

En matière budgétaire, la clef a été que les Britanniques ont accepté de payer à vingt-huit tout ce qui avait été décidé à vingt-huit. Je vise ici la politique agricole commune (PAC), la politique des fonds structurels ou encore la recherche.

Enfin, le sujet le plus sensible et qui comportait le plus de risques et de conséquences est l'Irlande. Il concerne, en effet, bien plus que les marchandises ou le commerce, puisqu'il s'agit des hommes et des femmes ainsi que de la paix dans une île qui a connu un conflit ayant provoqué 4 000 morts. Or, aux termes du Good Friday Agreement, l'une des conditions de cette paix fragile est l'absence de frontière, tandis que le marché unique implique des contrôles fiscaux, sécuritaires, sanitaires ou vétérinaires de toutes les marchandises traversant ses frontières. Et ces contrôles sont effectivement à opérer - on le doit au marché unique ainsi qu'aux entreprises et consommateurs qui y vivent.

Après deux ans de négociations avec Theresa May et son successeur, nous sommes parvenus à l'accord prévoyant que le territoire d'Irlande du Nord fait partie du marché unique tout en étant un territoire douanier britannique. Les contrôles s'effectuent ainsi aux limites de l'île par les Britanniques et avec notre coopération. Cette situation est complexe mais opérationnelle et durable.

À ce titre, dans le contexte de la lutte anti-covid et de la vaccination, la Commission européenne a voulu établir un contrôle des exportations de vaccins en activant la clause de l'article 16 du protocole nord-irlandais annexé à l'accord de retrait qui prévoit des mesures de sauvegarde impliquant de nouveaux contrôles en Irlande alors même que je m'étais battu, cinq ans durant, pour éviter toute frontière. Fort heureusement, la présidente de la Commission a reconnu et immédiatement corrigé cette erreur. Nous voulons donc dédramatiser les contrôles que les Britanniques ont accepté de faire, notamment pour préserver les conditions de cette paix et garantir l'intégrité du marché unique. La mise en oeuvre de cet accord de retrait, tout comme du nouvel accord de commerce et de coopération, seront respectivement suivis, à partir du 1er mars prochain, par deux services de la Commission européenne. Issus de la Task force que j'ai animée pendant quatre ans, ils seront placés sous l'autorité de la présidente.

Nous avons disposé de neuf mois pour négocier le nouvel accord relatif à la future relation économique et commerciale. Jamais nous n'avons négocié un accord de libre-échange dans un délai aussi court. Cela ne fut possible que parce que nous avons proposé de ne négocier ni tarifs, ni quotas. De fait, nous avons des échanges étroits avec ce voisin immédiat : 15 % des exportations des Vingt-Sept vont au Royaume-Uni tandis que nous sommes destinataires de 47 % des siennes. On voit bien que le Royaume-Uni est dans une position unique, tant par sa proximité géographique que par le volume de ses échanges commerciaux avec l'Union européenne.

C'est bien la première fois que nous négocions un accord de libre-échange dans un contexte de divergence règlementaire et non pas de convergence. Il s'agit d'éviter que cette divergence ne devienne un outil de dumping au service des Britanniques. Ces derniers ayant naturellement l'idée de bénéficier des avantages du marché unique sans être contraints par ses règles, la négociation a été difficile. Toutefois, il n'est pas question que soit créé un Singapour-sur-Tamise. Nous avons donc imposé - et nous le ferons à l'avenir dans tous nos nouveaux accords commerciaux - des règles du jeu équitable (level playing field). Nous ne craignons pas la concurrence tant qu'elle reste loyale.

Dans cette optique, nous avons créé des outils de dissuasion et de prévention concernant deux aspects : les aides d'État et les divergences réglementaires. Sur ces deux volets, nous sommes en capacité de mettre en place des mesures compensatoires, de rétablir des tarifs, de faire des suspensions croisées, voire de remettre tout en cause. La situation de l'accord sera évaluée et mise à plat tous les quatre ans. Je ne puis dire que tout fonctionnera parfaitement. Il faudra donc être très vigilant sur l'application de l'accord ; le Sénat, en particulier, par ses commissions, devra participer à ce travail de contrôle et d'évaluation car il faut attacher autant d'importance aux « effets de suivi » qu'aux effets d'annonce. Néanmoins, nous avons mis en place des outils et les experts de la Commission européenne jugent le cadre crédible et fonctionnel.

La partie économique de l'accord s'attache en particulier aux aspects d'énergie, de transport et de pêche. La pêche a constitué, jusqu'au bout, le sujet le plus compliqué. Ayant été le ministre des pêcheurs français, j'ai un respect infini pour ce métier difficile et dangereux. Je dois dire que les 27 États membres ont été solidaires en ce qui concerne cette question, onze d'entre eux étant concernés et huit plus directement, dont la France. Sur cette question, les positions de départ différaient beaucoup : les Britanniques voulaient tout récupérer ; ils pouvaient d'ailleurs le faire en cas de désaccord. Les pêcheurs européens pêchent 650 millions d'euros par an dans les eaux britanniques tandis que les pêcheurs britanniques y pêchent 850 millions, et seulement 150 millions dans les nôtres. En quittant le marché unique, le Royaume-Uni quitte mécaniquement la politique commune de la pêche et retrouve sa souveraineté sur ses eaux. Nous avons obtenu de ne rendre que 25 % de nos opportunités de pêche, contre les 100 % initialement demandés.

Il y a une période de stabilité de cinq ans et demi, au terme de laquelle il y aura des négociations annuelles. Dans l'accord de pêche, des mesures de compensation, ou de réplique, ont été prévues pour protéger nos activités si les Britanniques prenaient des mesures très brutales de fermeture de la mer du Nord, ce qui provoquerait des difficultés très graves. Nos répliques sont à la fois internes au secteur de la pêche et croisées. J'ai ainsi introduit une mesure miroir avec le secteur de l'énergie, sur l'interconnectivité électrique, économiquement très importante pour les Britanniques : l'accord en ce domaine est également établi pour cinq ans et demi, comme pour la pêche, avec ensuite discussion annuelle. Je pense qu'ils ont compris de quoi il s'agissait.

Dans le domaine de la coopération économique, nous avons aussi les programmes européens. Nous avons proposé au Royaume-Uni, comme aux autres pays tiers, de participer, dans d'autres conditions qu'aujourd'hui, aux programmes de recherche, spatiaux et Erasmus. Les Britanniques ont refusé de continuer à participer à Erasmus parce qu'ils veulent créer un programme concurrent, mais ils participeront encore aux programmes européens de recherche.

Le troisième secteur de coopération établi dans l'accord est la sécurité intérieure. Le Royaume-Uni a accepté de respecter les grands principes de la Convention européenne des droits de l'homme ainsi que notre réglementation sur le contrôle des données personnelles, et nous avons trouvé des moyens opérationnels pour qu'il participe à Europol, Eurojust, aux extraditions, à la lutte contre le blanchiment d'argent, au programme Prüm sur l'échange de données ADN ainsi qu'au programme PNR (Passenger Name Record) lié à la protection des passagers.

Le quatrième chapitre concerne la gouvernance. Il y aura un accord-cadre global et à l'intérieur du paquet économique, un seul système de règlement des conflits permettant la suspension croisée, à laquelle nous tenions. Les Britanniques voulaient faire du « salami » mais nous avons tenu à un accord global.

La négociation est terminée. Maintenant, il s'agit d'appliquer cet accord. Il n'y aura pas de renégociation. En revanche, deux sujets n'ont pas été inclus. Le premier, parce que nous ne le voulions pas, concerne les services financiers. La Commission attribue des équivalences à certains services, en fonction des intérêts et de la stabilité financière de l'Union européenne. Ce sont des mesures unilatérales. Il n'y a pas de cogestion des équivalences.

Le deuxième, parce que les Britanniques ne le voulaient pas, est la politique étrangère et de sécurité commune. Nous le regrettons. Peut-être voulaient-ils que nous soyons en position de demandeurs ? Peut-être connaissaient-ils les sensibilités divergentes des États membres ? Peut-être cette dimension de la politique de l'Union européenne n'est-elle pas celle que les Britanniques privilégient ? Nous sommes ouverts à discuter à nouveau de ce volet qui était prévu dans la déclaration politique agréée par Boris Johnson il y a un an et demi. Nous sommes prêts à créer un cadre, par exemple pour la coopération politique aux Nations unies, la participation éventuelle des Britanniques à des opérations extérieures militaires de l'Union, la coopération des services, notamment sur la cybersécurité, et puis la participation du Royaume-Uni en tant que pays tiers à une coopération structurée dans le cadre du traité, ainsi qu'au Fonds européen de défense nouvellement créé.

Nous avons trois sujets de vigilance et d'exigence. Premièrement, l'Irlande. La paix y est très fragile. Deuxièmement, la bonne application du traité, avec un Conseil de partenariat notamment pour assurer le suivi des risques de dumping. Ce traité ne date que d'un mois et demi, il existe donc un besoin d'adaptation, mais dans quelques mois, il faudra distinguer l'adaptation du fonctionnement normal. Ce ne sera pas business as usual. Les Britanniques ont quitté le marché unique, l'union douanière, l'Union européenne, ce qui entraîne des conséquences mécaniques. En Allemagne, on dit qu'on ne peut pas aller danser dans deux mariages à la fois. Il y a une différence définitive entre un pays membre et un pays tiers : plus de passeport financier, ni de certification automatique, ni de reconnaissance automatique des qualifications professionnelles. Ce sont des barrières non tarifaires, qui sont nombreuses, comme avec n'importe quel pays tiers.

Troisièmement, je recommande que l'on comprenne pourquoi le Brexit s'est produit. C'est peut-être trop tard pour les Britanniques, mais pas pour nous. Il y a peut-être eu un rejet de Bruxelles en raison des conséquences de la mondialisation, de la disparition de l'industrie et de services publics. Je recommande d'écouter ce sentiment populaire - et non pas populiste - de ne plus être protégé, de le comprendre et d'y répondre. L'Union européenne commence à le faire : elle manifeste moins de naïveté dans ses échanges avec le reste du monde, et enfin la politique industrielle n'est plus un gros mot à Bruxelles. Je recommande de tirer les leçons du Brexit : c'est autre chose que de mesurer les conséquences du Brexit.

J'ai été fier et honoré de mener une équipe formidable. J'ai été très heureux de participer à ce travail collectif. Je vais encore suivre la ratification au Parlement européen. Nous avons prouvé que l'unité des Vingt-Sept était possible. C'est un travail quotidien. J'ai été désigné à l'automne 2016, lorsque la situation était extrêmement grave : Brexit, élection de M. Trump, attaques terroristes, insécurité tout autour de la Méditerranée. Cela a engendré un sentiment de responsabilité. J'ai ensuite cultivé cette volonté d'union par une méthode : la transparence. Nous avons tout dit, chaque jour, à tout le monde en même temps. Notre équipe a rendu compte en temps réel au Parlement européen et à un groupe de vingt-sept délégués Brexit des gouvernements, qui s'est réuni deux fois par semaine à Bruxelles. J'espère que cette unité pour le Brexit, événement négatif, sera utilisée pour des enjeux positifs.

M. Pascal Allizard. - Merci pour cet exposé. Je vous adresse mes félicitations pour cette mission hors norme. Il y a l'accord, puis la relation future sur les problématiques de défense, de pêche ou de ports de commerce. N'oublions pas les intérêts de la France. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur les ports ? Y a-t-il une stratégie chinoise connue pour tirer les marrons du feu de ce divorce ?

M. Jean-Marc Todeschini. - Merci, monsieur le Commissaire. En vous écoutant, j'avais à l'esprit le dessin de Plantu qui illustre parfaitement la connaissance que vous êtes peut-être le seul à avoir de tous les enjeux de cette négociation. J'ai apprécié votre remarque sur les enseignements à tirer du Brexit. Nous devons nous interroger si nous voulons éviter que les populistes de toutes sortes progressent en Europe.

Quid de la coopération entre les laboratoires de recherche situés des deux côtés de la frontière ? De la mobilité des enseignants, des chercheurs et du personnel administratif ? La mobilité académique est essentielle. Plus de 45 000 articles scientifiques sont coécrits entre la France et le Royaume-Uni. Quid des contrats d'enseignement, de recherche et d'innovation entre les établissements d'enseignement supérieur ? Quelle matérialisation concrète de la convention signée entre la conférence des présidents d'université et son homologue britannique, en juin 2017, qui a réaffirmé cette volonté commune de travailler ensemble ? La crise du covid montre la nécessité de renforcer les liens entre les chercheurs de par le monde.

Enfin, de nouvelles voies maritimes s'ouvrent avec l'Irlande, relevant essentiellement de volontés bilatérales. L'Union ne serait-elle pas la mieux à même de coordonner et d'organiser ces nouvelles routes dans le cadre d'une véritable politique européenne des transports préservant l'environnement ?

M. Olivier Cadic. - Monsieur le Commissaire, vous avez dit que 4,5 millions d'Européens avaient vu leurs droits acquis grâce à l'accord. J'en fais partie et vous remercie pour vos efforts.

Il y a un besoin de clarification de l'article 20 de l'accord, sur la restriction des droits de séjour et d'entrée. Deux millions d'Européens n'ont que le pre-settled status et devront renouveler leur demande de settled status dans les cinq ans. Que se passera-t-il en cas d'omission de renouvellement de la demande ? L'article 20 ne le précise pas.

M. Richard Yung. - Depuis le 1er janvier, les acteurs financiers britanniques ont perdu leur passeport européen et ne peuvent plus exercer leurs activités sur notre territoire. On constate un transfert des activités financières de Londres vers Amsterdam, Francfort et Paris, dans cet ordre. C'est à la Commission qu'il revient de donner des équivalences, ce qu'elle fait pour l'instant avec parcimonie, puisqu'elle n'en a accordé que deux contre une trentaine en attente.

D'ici mars, un protocole d'accord définissant le cadre d'une coopération réglementaire en matière de services financiers devrait être signé. Où en est-on ?

M. Pierre Laurent. -Ma question porte sur le troisième point de vigilance : les leçons politiques du Brexit. Après un climat très anxiogène, on est passé au « ouf » de soulagement, avec le risque d'oublier l'échec politique que le Brexit constitue pour l'Europe. Monsieur le Commissaire, je suis heureux de vous entendre appeler à poursuivre la réflexion. Je fais partie de ceux qui ne veulent pas sortir de l'Union européenne mais qui la critiquent et ont le sentiment de ne pas être écoutés. Cela nourrit des phénomènes regrettables. Quelles grandes leçons tirez-vous de cet échec ? Un débat va se tenir dans le cadre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe : quelles sont vos pistes pour repenser l'avenir de l'Europe ?

M. Michel Barnier. - Pascal Allizard a évoqué les intérêts français. Dès que je serai dégagé de mes responsabilités européennes, vous n'aurez pas beaucoup à attendre pour entendre mes idées sur la stratégie industrielle et les leçons du Brexit. Le sentiment populaire qui y a mené existe chez nous, beaucoup plus qu'on ne le croit. Il y a eu à Bruxelles, pendant trop d'années, une forme d'ultralibéralisme qui a consisté à déréguler, ouvrir toutes les portes et toutes les fenêtres, ce que ne faisaient pas les Américains, les Russes et les Chinois. On a baissé la garde, notamment dans le domaine de la régulation financière. La crise de 2008 a heurté de plein fouet un continent européen qui s'était désarmé. Devenu Commissaire européen aux services financiers en 2010, j'ai présenté avec mon équipe pas moins de quarante-et-une lois de régulation financière en cinq ans pour remettre de la lumière sur des gens qui ne l'aiment pas beaucoup, ainsi qu'un peu de morale et d'éthique là où elles avaient disparu. On aurait tort d'oublier le choc de la crise. Je pourrais aussi parler des excès de la bureaucratie. À l'échelle nationale, on a désindustrialisé au profit des services, au Royaume-Uni et en France. Cela n'a pas été le cas en Allemagne, en Italie ou en Suède. Dans notre monde global, on a intérêt à réarmer l'Europe. C'est pourquoi je suis très heureux du portefeuille confié à Thierry Breton et de son action sur l'industrie numérique et du Fonds européen de défense qui affectera de l'argent à ce secteur, pour la première fois dans l'histoire de l'Union.

Nous devons aussi déplorer la faiblesse du débat démocratique européen. Le général de Gaulle disait : « Il faut combattre la démagogie par la démocratie. » Nous devons être capables de mener un débat démocratique. Les peuples sont intelligents et doivent disposer des éléments pour décider.

Jean-Marc Todeschini parlait du transport. De nouvelles lignes de fret directes entre Cherbourg et l'Irlande se développent. L'Irlande est demandeuse à cet égard, dans le secteur des transports mais aussi de l'énergie. La Commission est prête à soutenir le renforcement de ces liens.

La stratégie de la Chine existe, Brexit ou pas Brexit. Mais ne soyons pas naïfs vis-à-vis de la Chine, comme des États-Unis. Il faut absolument préserver le marché unique et éviter le cherry picking. C'est principalement pour notre marché unique que les Américains et les Chinois nous respectent.

Le dessin de Plantu me faisait dire : « Si vous avez compris ce que je disais, c'est que je me suis mal exprimé. » J'espère que ce n'est pas votre sentiment aujourd'hui !

Les universités et les laboratoires continueront à coopérer parce que le Royaume-Uni a accepté de participer aux programmes de recherche. Mais ce ne sera pas le même cadre financier ni juridique qu'avant.

Peut-être que mon adjointe Clara Martinez pourra répondre à Olivier Cadic. Toutes ces problématiques sont soumises à l'agenda du comité conjoint lorsqu'elles nous sont rapportées.

Mme Clara Martinez-Alberola, cheffe adjointe de la Task Force pour les relations avec le Royaume-Uni au secrétariat général de la Commission européenne. - C'est une problématique dont nous avons discuté avec les Britanniques. Ils ont instauré un système selon lequel les citoyens qui étaient au Royaume-Uni avant le 31 décembre de l'année dernière ont un statut de résident permanent tandis que d'autres citoyens ont droit au statut de pré-résident permanent, à renouveler. Quant aux droits prévus par l'accord de retrait, les Britanniques ne peuvent pas les remettre en cause : c'est une procédure administrative qu'ils ont mise en place, et que la Commission surveille et continuera de suivre dans les prochains mois. Chaque État membre a instauré son propre système, parfois purement déclaratoire, parfois plus procédural, pour les résidents britanniques qui étaient sur son sol avant le 31 décembre.

M. Michel Barnier. - Je précise que c'est M. Maro efèoviè, le vice-président de la Commission européenne, qui nous représente dans le comité conjoint. Clara Martinez, qui vient de s'exprimer, était la directrice de cabinet du président Juncker. Elle est aujourd'hui, pour quinze jours encore, mon adjointe dans la négociation. Elle a été à mes côtés dans toute cette deuxième négociation.

Une procédure d'évaluation des équivalences est en cours. Une bonne vingtaine sont envisagées. Elles ne seront pas toutes données. Elles seront attribuées de manière très consciencieuse, en tenant compte de nos intérêts et des risques d'instabilité financière. Les Britanniques ont essayé, dans les négociations, de contourner cette procédure. Par exemple, ils ont insisté jusqu'au dernier moment pour inscrire dans l'accord de future relation une disposition qui ouvrirait une sorte d'équivalence automatique pour tout ce qu'on appelle la gestion de portefeuille (Portfolio Management), c'est-à-dire les fonds d'investissement. La présidente de la Commission a dit de manière claire et nette qu'il n'en était pas question, qu'on ne contournerait pas la procédure ! Pour ce secteur, c'est un vrai changement. Tout le monde n'a pas cru qu'il allait se produire, mais il s'est produit, comme une conséquence mécanique, automatique, du Brexit. Avec la commissaire Mairead McGuinness, nous travaillons au protocole, qui sera finalisé dans les délais prévus, et qui ne porte pas sur les équivalences mais sur la coopération réglementaire en matière financière, comme ceux que nous avons avec le Japon et avec les États-Unis.

Pierre Laurent a parlé de soulagement. Je n'en éprouve aucun ! J'étais heureux d'accomplir cette mission, et surtout d'aboutir à un accord pour un divorce ordonné plutôt que désordonné. Mais le Brexit reste une interpellation.

M. Jean-Noël Guérini. - Du point de vue de notre continent, le Brexit était présenté comme un cataclysme pour le Royaume-Uni. Les Anglais avaient plus à perdre que les Européens en quittant l'Union, nous disait-on et, à en croire les projections sur l'évolution du PIB d'ici à 2050, l'Union européenne se maintiendrait au sein du G8, tandis que le Royaume-Uni en sortirait. Pourtant, lorsque l'on observe que les Britanniques ont été mieux fournis en vaccins contre le covid, cela interroge ! Cet épisode est-il anecdotique, ou illustre-t-il les angles morts qui persistent au sein de l'accord de commerce et de coopération ? Je pense notamment aux garanties relatives à la concurrence loyale. L'Union européenne a par exemple renoncé à l'alignement dynamique des normes. Quelles garanties offriront les Britanniques sur la question de l'accès aux marchés publics, très encadrée par des directives ? A-t-on vraiment trouvé le bon équilibre entre compétition et coopération ?

M. Franck Menonville. - Vous avez évoqué tout à l'heure les leçons à tirer du Brexit. Quel levier voyez-vous pour faire rebondir la construction européenne ? Quelles évolutions institutionnelles vous semblent nécessaires ? Surtout, comment réenchanter la construction européenne, et convaincre nos concitoyens européens que l'Europe garantit, pour demain, la souveraineté économique de nos nations ? La Hongrie et, dans une moindre mesure, la Pologne, prennent de grandes libertés avec les valeurs fondatrices de l'Europe et de nos démocraties libérales. Que pensez-vous de cette évolution ? Enfin, vous avez parlé de dérégulation. L'avenir de l'entreprise publique EDF nous inquiète. Qu'en dites-vous ?

M. Jacques Fernique. - Cette négociation a été marquée par la volonté des 27 d'assurer la robustesse de ce nouvel accord de commerce pour contrer les risques de dumping environnemental et social. L'essentiel sera dans la pratique et l'usage de ce traité. Comme vous l'avez dit, les effets de suivi doivent correspondre aux effets d'annonce. Un mécanisme de vérification du respect de nos standards environnementaux et sociaux se déploiera. Quelles garanties sur sa robustesse ? Quelles seront les sanctions ou les restrictions en cas d'écart ? Que pensez-vous de la possibilité d'élargir le champ d'application de ce nouveau dispositif européen ? Peut-on l'appliquer à d'autres accords commerciaux ? D'un mal pourrait sortir un bien, si nous en profitons pour faire évoluer le modèle actuel de l'accord commercial européen, encore trop marqué par la seule volonté d'ouverture et de facilitation des circulations, c'est-à-dire par l'ultralibéralisme.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le principal enjeu du protocole irlandais est la création d'une frontière en mer d'Irlande et les tensions qu'elle crée. Les Unionistes du DUP (Democratic Unionist Party) invoquent de plus en plus l'article 16 du protocole nord-irlandais, qui autorise le Royaume-Uni à prendre des mesures de sauvegarde appropriées, donc une possible suspension des contrôles. Le 11 février dernier, Michael Gove et Maro efèoviè ont publié un communiqué conjoint sur les prochaines étapes incluant d'éventuels ajustements. Sait-on, monsieur le Commissaire, quels pourraient être ces aménagements ? Ne risque-t-on pas de remettre en cause les fondamentaux de ce protocole ? Celui-ci fait polémique au Royaume-Uni car il met l'Irlande du Nord dans une situation de double appartenance. Sur les droits des citoyens, ne serait-il pas utile de mettre en place un comité spécifique, qui puisse contrôler la réciprocité des droits entre citoyens européens et britanniques ?

M. Franck Montaugé. - Je suppose que les négociations se sont appuyées sur une analyse des risques économiques encourus par les pays de l'Union européenne. Compte tenu de l'accord négocié, dans quels secteurs ou filières économiques anticipez-vous des conséquences négatives ? Quel plan ou quelles contre-mesures l'État français devrait-il mettre en oeuvre pour minimiser ses effets sur les entreprises françaises ? Les services financiers implantés en France ne vont-ils pas en pâtir ? Ne voyez-vous pas dans le départ des Britanniques une opportunité de création de nouveaux paradis fiscaux ? La question n'est d'ailleurs toujours pas résolue en Europe même... En matière agricole, l'accord donne l'impression que nous ne pourrons plus protéger les futures indications géographiques protégées (IGP) et appellations d'origine protégée (AOP) comme nous l'avons fait jusqu'ici. Les accords futurs résultant de l'évaluation du Brexit initial feront-ils partie de l'accord de Brexit ? Le Brexit va-t-il, selon vous, alourdir ou faciliter le projet nucléaire d'Hinkley Point que porte EDF ?

M. Michel Barnier. - L'importance d'être ensemble réunis dans le marché unique est claire. Sans cela, en quelques décennies, seule l'Allemagne figurerait parmi les pays du G8 - alors que les 27, ensemble, continueront à être l'une des toutes premières économies mondiales. Les conséquences du Brexit avaient été évaluées à près de 3 % du PIB, sur plusieurs années, pour le Royaume-Uni, et à quelque 0,3 % ou 0,4 % pour l'Union européenne. Pour autant, il s'agit d'un évènement perdant-perdant : il n'y a pas de conséquences positives du Brexit ! Même si les services financiers français se renforcent parce que les Britanniques perdent le passeport financier, je ne suis pas sûr qu'il faille s'en réjouir. Évidemment, le Brexit a encore plus de conséquences négatives au Royaume-Uni, du fait de la structure des échanges : les Britanniques exportent à 47 % vers l'Union européenne. Désormais, il n'y aura ni taxes ni quotas, certes, mais des contrôles, donc des barrières non tarifaires.

Sur les vaccins, je ne ferai pas de commentaire, sauf pour mettre les choses en perspective. Tant mieux, au fond, si davantage de Britanniques sont vaccinés. Attendons que les vaccins soient vraiment opérationnels : il faut deux injections... Mais il est clair que les Britanniques sont seuls, qu'ils ont pu décider seuls, et que c'est plus compliqué à 27, surtout quand c'est la première fois. Notre philosophie a été de mutualiser les commandes de vaccins. Nous avons peut-être connu des difficultés administratives plus lourdes mais, au moins, nous garantissons l'équité entre les 27 : c'est aussi cela, la philosophie de l'Union européenne. Cela dit, je recommande de mettre les choses en perspective, d'éviter les polémiques et la surenchère. Tant mieux pour les Britanniques : je leur souhaite tout le meilleur. Ceux qui gouvernent nos pays devront encore affronter ensemble de nombreux et graves défis : les nouvelles pandémies, le terrorisme, le changement climatique, l'instabilité financière... Autant préserver l'esprit de coopération ! Le Brexit est derrière nous, désormais.

Que faire en Europe ? Je ne suis pas sûr qu'il faille mettre les questions institutionnelles au premier rang. Nous l'avons fait pendant dix ans - et j'y ai contribué, d'ailleurs, en participant aux négociations du traité d'Amsterdam comme ministre ou comme commissaire, ou à la préparation du traité de Nice, ou de la Constitution européenne. Nous avons mis toute notre énergie sur ces réformes institutionnelles, mais je ne suis pas sûr qu'elles intéressent beaucoup les gens. Le moteur doit fonctionner, et on doit faire les réformes s'il en faut. Mais il faut insister davantage sur ce qu'on fait ensemble, en expliquant pourquoi on est sur la même route, et quelles sont les prochaines étapes sur cette route. Sans doute devrions-nous aussi prendre le temps, au niveau européen et peut-être au niveau national, d'évaluer la valeur ajoutée de ce qu'on fait ensemble. Certains sujets ont été mutualisés il y a 20, 30 ou 40 ans. Peut-être n'y a-t-il plus la même valeur ajoutée à le faire aujourd'hui. Inversement, sur la recherche, la santé, la défense, nous avons grand besoin de mutualiser davantage. La question de la valeur ajoutée de l'Union européenne est très importante.

La Hongrie et la Pologne sont en discussion avec l'Union européenne. Quand on est membre de l'Union, on en respecte les règles, notamment sur les droits fondamentaux.

Sur EDF, je ne veux pas me prononcer, car le sujet est actuellement instruit par les services de la Commission.

Jacques Fernique a évoqué la robustesse des clauses. Les experts avec lesquels je travaille me disent que ce qu'on a fait est crédible, à la fois pour les aides d'État et pour la non-régression des normes environnementales, sociales et fiscales. En fait, nous verrons à l'usage - mais j'espère qu'on n'en aura pas l'usage, et que les mesures prévues auront un effet dissuasif ou préventif suffisant. Nous devrons rester vigilants : déjà, en trois semaines, j'ai entendu trois ministres britanniques annoncer des mesures sur l'assouplissement de la durée hebdomadaire du travail, la réintroduction de pesticides ou l'assouplissement des règles prudentielles dans les services financiers...

La présidente de la Commission a indiqué que ce que nous avons fait pour cet accord servira de base pour tous les nouveaux accords de commerce que nous signerons dans le monde en tant qu'Européens. Il ne s'agira plus seulement d'abaisser ou de supprimer des droits de douane ou des quotas, mais d'utiliser les accords de libre-échange comme un outil de gouvernance mondiale, pour créer du progrès, notamment dans la lutte contre le changement climatique. Bien sûr, ces accords ne ressembleront pas tous à celui-ci, mais ce que nous avons fait, pour la première fois, sur les règles du jeu équitables, sera réutilisé.

Il n'y a pas une frontière en mer d'Irlande, mais des contrôles, dans un espace qui est régi par les règles du marché unique, où le code douanier européen s'applique. Je ne veux pas parler de frontières, par respect pour l'intégrité territoriale et politique du Royaume-Uni. Ce protocole n'est pas renégociable. Il a fait l'objet d'un traité ratifié et il doit être respecté, dans toutes ses dimensions. Vous vous souvenez qu'il y a six mois, les Britanniques ont voulu remettre en cause plusieurs dispositions de ce protocole. Cela a suscité notre stupeur, celle de plusieurs anciens Premiers ministres britanniques, dont Mme May, inquiets pour la qualité de la signature britannique, et même une réaction du nouveau président américain, très attentif à ce qui se passe en Irlande. Du coup, les Britanniques sont revenus à davantage de raison. Je vous recommande donc d'être pragmatiques. Nous le sommes dans le comité conjoint, qui comporte déjà, d'ailleurs, un comité spécialisé sur les droits des citoyens.

J'ai été ministre de l'agriculture et suis donc très attaché aux indications géographiques. Le stock des quelque 3 000 indications géographiques existantes a été sécurisé définitivement dans l'accord de retrait. Les Britanniques ont voulu rouvrir cet accord. Nous avons refusé. Il est exact que nous n'avons pas, dans le nouvel accord, traité la question des nouvelles indications géographiques. Il y en aura très peu, et nous sommes convenus d'un rendez-vous pour en discuter avec eux. Le plus important, dans la négociation, m'a paru être de préserver le stock des 3 000 indications existantes, depuis le whisky écossais jusqu'au gorgonzola, ou au beaufort !

Mme Anne-Catherine Loisier. - La clause de non-régression des niveaux de protection est censée être contraignante et exécutoire. D'après ce que vous nous en dites, elle semble solide et suffisante pour éviter les écueils d'une concurrence déloyale ou du dumping environnemental. Mais quels sont les moyens opérationnels pour assurer sa mise en oeuvre ? Le président Rapin a évoqué l'organisation d'un groupe de travail mixte entre l'Union européenne et le Royaume-Uni pour superviser les contrôles aux principaux points d'entrée de l'Union européenne. Qu'en est-il ?

Pourquoi le Brexit a-t-il eu lieu ? Vous avez posé la question. Il est effectivement essentiel que nous, parlementaires nationaux, en discutions. Mais l'administration européenne s'interroge-t-elle, elle aussi ?

M. Pierre Cuypers. - Merci de votre pugnacité, qui a permis d'aboutir à cet accord. Elle vous honore, et honore notre pays. Mais l'accord n'est pas forcément bon pour tout le monde. Prenez, par exemple, la filière sucre. La France exporte 500 000 tonnes de sucre vers la Grande-Bretagne. Certes, ce volume ne sera pas diminué par des barrières tarifaires. Ce sera plus pernicieux : nous serons exclus de ce marché pour des raisons économiques, puisque les Britanniques se sont accordé un nouveau contingent sans droit de douane de sucre de canne non communautaire, de l'ordre de 260 000 tonnes, c'est-à-dire plus de la moitié de ce que nous exportons vers la Grande-Bretagne. Nous y serons donc directement en concurrence avec le sucre brésilien - c'est-à-dire qu'il nous faudra rivaliser avec les plus compétitifs des pays tiers. De plus, les contingents d'importation que la Commission a négociés en bilatéral, et non en contingent de l'OMC, restent en l'état. On pourra donc importer dans l'Union européenne à 27 ce qui avait été négocié à 28. Cela nous pénalisera davantage encore, puisque les volumes de commercialisation qui ne seront pas pris par la Grande-Bretagne seront à notre charge. Pensez-vous, monsieur le Commissaire, pouvoir pousser la DG Commerce à rouvrir ces négociations bilatérales ? La fenêtre de tir serait opportune car, avec le Green Deal, des voix se lèvent pour exiger de nos partenaires commerciaux traditionnels ce que l'on va exiger de nos propres producteurs.

M. Jean-Yves Leconte. - L'accord de retrait fait référence au droit de l'Union et à son respect sur un certain nombre de sujets, en particulier en ce qui concerne les citoyens européens. Pourtant, à partir d'une certaine période, ce ne sera plus la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qui pourra décider, puisqu'il y aura un tribunal d'arbitrage. Cela ne remet-il pas en cause la primauté et l'exclusivité de la CJUE en matière d'application du droit de l'Union sur ce domaine sensible?

Ce nouvel accord pourrait servir de base pour d'autres accords. Il est complexe et, pourtant, il ne sera pas ratifié par les Parlements nationaux. On peut comprendre pourquoi, compte tenu du point de départ. Toutefois, comment imaginer que des accords qui seraient moins intégrés et moins complexes, ou de même nature, ne passent pas devant les Parlements nationaux ? Ne sommes-nous pas en train de créer un précédent qui pourrait, par exemple, justifier que tous les autres accords, comme le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), ne passent plus devant les Parlements nationaux, si l'on appliquait les mêmes règles ?

M. Pierre Louault. - Dans le fonds d'ajustement au Brexit, pourquoi est-il envisagé que la France soit aussi mal servie ? Il s'agit tout de même de plusieurs milliards d'euros... Et nos pêcheurs, entre autres, vont subir de plein fouet le Brexit. Par ailleurs, l'anglais peut-il rester la langue officielle de l'Union, dès lors qu'il n'y a plus que 1 % de ses citoyens qui le parlent ?

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Excellente question !

Mme Martine Berthet. - Ma question concerne le secteur du tourisme, et plus particulièrement les saisonniers britanniques engagés par les tour-opérateurs en France. Ces derniers génèrent chaque année une activité économique non négligeable, par exemple dans nos stations de ski. S'il semble acquis que le détachement des personnels reste autorisé, l'inquiétude des tour-opérateurs est grande quant au niveau d'acceptation des demandes de permis de travailler. Ils doivent prendre des engagements dès maintenant sur le territoire français pour préparer les saisons prochaines et ont besoin à cet effet de visibilité, et d'être rassurés quant à leur possibilité d'embauche. Ils ne prendront pas de risques... Des accords particuliers ont-ils été conclus sur le sujet des permis de travailler des saisonniers britanniques engagés dans le secteur du tourisme en Europe afin de faciliter leur traitement et ainsi de conserver l'activité économique générée ?

M. Michel Barnier. - Vous m'interrogez sur le fonds de compensation. Notre pays devrait toucher 421 millions d'euros sur les 4,2 milliards prévus. La répartition a été faite sur des bases objectives, selon les secteurs et les régions les plus touchés. Je rappelle que nous avons un accord, grâce auquel le Brexit est ordonné. Si des tarifs et des quotas avaient été rétablis, pour le coup, cela aurait eu des conséquences extrêmement graves dans le domaine agricole, par exemple.

Parmi les secteurs les plus touchés figure clairement la pêche, puisque nous devrons rendre en cinq ans et demi 25 % - et non 100 % - de nos opportunités de pêche. Ces conséquences feront l'objet de compensations. Il faudra du temps pour évaluer les conséquences pour tous les secteurs. La Commission a proposé de donner une enveloppe nationale à chaque pays tout de suite. Ces enveloppes sont là et peuvent être utilisées immédiatement. Je recommande que vous gardiez le contact avec le ministre des affaires européennes français, et le ministre de la pêche, pour vérifier dans quelles conditions et comment cet argent est attribué.

Anne-Catherine Loisier a évoqué la non-régression. Encore une fois, je ne prétends pas que cet accord est parfait, mais il s'agit d'un compromis qu'il nous faudra juger dans la durée. À ce titre, vous aurez un rôle à jouer, notamment s'il faut que des outils de réplique ou de dissuasion soient utilisés. Cela inclut la capacité d'appeler à des mesures compensatoires quand on constatera des distorsions de concurrence, notamment dans le domaine des aides d'État.

Il n'est pas question d'instituer, comme le proposerait la commission environnement du Parlement européen, des contrôles communs avec les Britanniques à nos frontières. L'accord du Touquet est, lui, bilatéral. La France a créé environ 1 000 postes de douaniers supplémentaires, les Pays-Bas 700, la Belgique 400, pour contrôler les nouveaux flux qui ne l'étaient pas jusqu'au 31 décembre.

L'examen de conscience auquel nous appelle le Brexit s'applique aussi à l'administration européenne. À Bruxelles, pour trois périodes de cinq ans, j'ai eu la chance de travailler avec des fonctionnaires exceptionnels. Comme partout, si les bureaucrates prennent le pouvoir, c'est que les hommes politiques le leur ont laissé. Les commissaires et ministres doivent assumer leurs responsabilités et utiliser l'expertise des fonctionnaires, et non le contraire.

En ce qui concerne la filière sucre évoquée par Pierre Cuypers, ne nous faisons pas d'illusions sur le fait que les Britanniques signeront des accords commerciaux avec tous les pays du monde. Je suis convaincu qu'ils seront tentés de changer leur modèle alimentaire pour être moins dépendants de notre marché. S'il est directement touché par le Brexit, ce secteur peut tout à fait faire appel au fond d'ajustement par l'intermédiaire du gouvernement français.

Nous appliquerons rigoureusement les règles d'origine, qui permettent de protéger des centaines de milliers d'emplois chez nous. Nous avons trouvé des solutions dans certains domaines, comme pour les véhicules électriques. Mais nous ne voulons pas que le Royaume-Uni importe à bas coût des pièces du monde entier, les assemble en leur apposant la marque made in England puis devienne, à nos portes, un hub d'exportation sans tarifs ni quotas.

Il y aurait beaucoup d'inconvénients à rouvrir les négociations bilatérales parce que cela remettrait en cause tous les accords signés à 28, qui sont globalement positifs. Mais je suis conscient de ces questions.

Concernant la question de la langue anglaise, la règle est de prendre en compte l'intérêt de chaque pays, ce qui a largement contribué à l'unité. Les Vingt-Sept ont, par exemple, été solidaires de l'Espagne au sujet de Gibraltar. L'anglais constitue la langue d'au moins deux pays, l'Irlande et Malte, et restera donc l'une des langues de l'Union.

La question de Martine Berthet, qui a l'avantage d'être originaire de ma ville d'Albertville, concerne le tourisme. Pour moi, Brexit signifie Brexit et la situation sera amenée à changer pour les prestataires de services britanniques, qui ne bénéficient plus de la liberté de circulation et devront respecter les règles sociales locales, avec des permis de travail.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci beaucoup, monsieur le Commissaire. Nous retiendrons la qualité de la négociation que vous avez menée ainsi que la fermeté dont vous faites preuve pour appeler au contrôle strict de la mise en oeuvre de l'accord. Il n'y aura pas de Singapour-sur-Tamise, tant mieux !

(Applaudissements.)

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 15.

Mercredi 17 février 2021

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Audition de S.E. M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne en France

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, notre commission a le plaisir de vous accueillir pour la première fois depuis votre nomination, en septembre dernier.

En France, on parle souvent de moteur franco-allemand de la construction européenne, voire de « couple franco-allemand », tant cette relation est importante pour nous. Quel regard portez-vous sur notre relation bilatérale, et quelles perspectives dressez-vous pour les mois à venir ?

Parmi les nombreux sujets à aborder, celui de la coopération de défense retient particulièrement notre attention.

Lors du dernier Conseil franco-allemand de défense et de sécurité (CFADS), la Chancelière et le Président de la République ont souhaité que les projets communs de système de combat aérien du futur (SCAF) et de char de combat du futur (MGCS), avancent rapidement. Or ces deux briques essentielles de la composante industrielle de notre autonomie stratégique sont aujourd'hui malmenées : le partage des tâches entre Airbus et Dassault, qui nous semblait pourtant acquis et symétrique du leadership allemand sur le MGCS, est remis en cause. Notre ministre des armées déclarait avant-hier, à propos du SCAF : « c'est quelque chose que vous ne pouvez faire qu'avec de vrais amis, ceux qui tiennent parole ».

Nous pourrons également échanger sur la question du drone MALE européen (Eurodrone) et celle du standard 3 du Tigre, hélicoptère qui joue un rôle important dans nos opérations au Sahel.

En outre, nous souhaiterions aborder de nombreux sujets : le Brexit, la souveraineté européenne, l'autonomie stratégique, la coopération en matière de défense, etc.

Avec le Brexit, la désorganisation des chaînes logistiques est d'autant plus dommageable que nos économies sont fortement imbriquées. Craignez-vous un effondrement des échanges ? Comment évaluez-vous le risque économique pour nos deux pays ? Par ailleurs, d'après vous, les Britanniques souhaiteront-ils participer, d'une quelconque manière, à la défense européenne ?

Les États-Unis reviennent quant à eux à des positions plus classiques, même si certaines sont constantes : le président Biden a ainsi qualifié la Chine de « concurrent le plus sérieux ». Mais c'est sur le dossier russe que le changement d'administration devrait être le plus visible ; le nouveau président américain a en effet déclaré que les États-Unis « ne se laisseront plus faire face aux agressions de la Russie ».

Sur ce sujet, la France et l'Allemagne partagent une même volonté d'autonomie ; aussi nos autorités ne remettent-elles pas en cause le projet de gazoduc « Nord Stream 2 » reliant la Russie à l'Allemagne, qui est menacé de sanctions par le Congrès américain. Toutefois, l'empoisonnement de Navalny, puis son emprisonnement, ont rendu le dialogue avec les Russes difficile. Le rôle de ce pays dans la résolution de plusieurs crises internationales nous semble important, à tel point que nous tentons, malgré tout, de maintenir le dialogue. Quel bilan tirez-vous de l'actualité des dernières semaines pour nos relations avec la Russie ?

Enfin, pensez-vous que les positions française et allemande soient convergentes pour faire émerger une véritable autonomie stratégique européenne ?

M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne. - Je suis ravi de m'entretenir avec les sénateurs sur la relation franco-allemande. À mes yeux, notre coopération est plus confiante que jamais, et sans équivalent dans le monde. Nous pouvons donner un élan au projet européen afin de sortir l'Europe de la crise et de bâtir sa souveraineté. À ce titre, nous progressons dans le domaine de la sécurité et de la défense.

En matière de coopération industrielle de défense, la Chancelière et le Président de la République la considèrent comme un pilier de la souveraineté européenne. L'Allemagne a intérêt à voir aboutir les grands projets SCAF, MGCS et Eurodrone, mais encore faut-il assurer une participation égalitaire de nos deux pays. Malgré la crise sanitaire, les prochaines échéances des projets MGCS et SCAF devraient être respectées, même si les négociations ne sont pas terminées.

Le projet d'avion de patrouille maritime, qui devrait voir le jour en 2035, revêt également un caractère prioritaire. Les études de faisabilité sont en cours.

Les discussions de la coalition allemande sur l'Eurodrone devraient trouver une issue favorable au printemps prochain. L'accord sera ensuite soumis au Bundestag, ce qui sécurisera son financement.

La capacité opérationnelle de l'hélicoptère Tigre doit être préservée, mais la question de sa disponibilité mérite d'être éclaircie.

Je salue l'engagement de la France au Sahel, dont la stabilité est vitale pour l'Europe, ainsi que la mémoire de vos soldats qui ont perdu la vie dans l'opération Barkhane. Sur ce dossier, l'Allemagne a une approche globale, à la fois militaire et politique. Pour nous, seul un accord politique permettra de stabiliser la région ; c'est l'objet du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S), porté par l'Allemagne et la France. À la suite du sommet de N'Djamena, nous attendons un sursaut civil pour consolider les succès militaires ; nous sommes prêts à y contribuer.

Nous avons mis à disposition des moyens importants au Sahel, pas seulement au titre de notre aide publique au développement.

Notre contribution militaire s'opère à travers des programmes de conseil, de formation et d'équipement. En outre, jusqu'à 1 100 soldats allemands et 20 policiers sont déployés auprès de la Minusma - soit le principal contingent européen -, auxquels s'ajoutent jusqu'à 450 soldats affectés à la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM Mali). Enfin, nous avons formé les forces spéciales nigériennes, nous apportons un soutien aérien logistique aux forces françaises à Niamey, et nous prévoyons de créer un nouveau centre de formation au Mali.

En revanche, pour des raisons constitutionnelles, nous ne pouvons pas participer militairement à la task force Takuba. En effet, aux termes de la loi fondamentale allemande, nos forces armées ne peuvent être engagées que dans le cadre d'alliances existantes telles que l'OTAN, l'ONU ou l'Union européenne. Or Takuba est une coalition ad hoc, ce qui nous empêche d'y prendre part, bien que nous soutenions l'initiative sur le plan politique.

La souveraineté européenne était la priorité de la présidence allemande du Conseil de l'Union. À ce titre, nous avons travaillé sur la boussole stratégique afin de redéfinir l'ambition européenne en matière de sécurité, ainsi que sa capacité d'engagement ; le fonds européen de défense, qui est une initiative franco-allemande, participe à cet objectif. Pour notre propre sécurité, il convient d'augmenter nos dépenses militaires, tout en revitalisant nos relations transatlantiques - ce qui ne nous semble pas contradictoire. Les États-Unis constituent en effet un allié incontournable, particulièrement en matière de dissuasion nucléaire. L'administration Biden souhaite se réengager sur des sujets d'intérêt mutuel - climat, lutte contre la pandémie, Chine, Balkans occidentaux, Iran, Russie, Turquie -, dont l'agenda mérite d'être examiné.

Le président Cambon a évoqué le Brexit, dont l'accord a été conclu dans les tous derniers jours. Jamais l'Union européenne n'a conclu un accord aussi complet avec un État tiers, tout en préservant l'intégrité de son marché intérieur. Bien que les Britanniques souhaitent adopter une approche pragmatique - par exemple sur le dossier iranien -, un cadre structuré mériterait d'être défini.

S'agissant de nos relations avec la Russie, notre discours vis-à-vis de Moscou doit être clair, en suivant une double approche : fermeté des sanctions, et ouverture au dialogue. La balle est désormais dans le camp russe. Les chefs d'État européens, de même que leurs ministres des affaires étrangères, vont prochainement s'entretenir de cette question.

Nous préconisons la même approche s'agissant de la Turquie. C'est un allié aussi compliqué qu'important, mais son attitude en Méditerranée orientale doit évoluer. Josep Borrell, Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, proposera un plan lors du prochain Conseil européen. Néanmoins, les pourparlers entre la Turquie et la Grèce me paraissent encourageants.

M. Gilbert Bouchet. - Monsieur l'Ambassadeur, je vous souhaite la bienvenue dans notre commission et vous remercie de votre présence.

Mon premier point concerne le volet industriel.

Le Président de la République et la Chancelière Angela Merkel ont pu échanger lors du Conseil franco-allemand de défense et de sécurité le 5 février dernier. Il est très regrettable que le programme Tigre standard 3 n'ait pu aboutir du fait d'échéances électorales allemandes. La coopération de défense entre nos deux pays passe largement par le volet industriel, mais cela ne peut pas être exhaustif. Nos homologues allemands doivent prendre conscience que l'appartenance à l'Union européenne repose d'abord sur une volonté commune de paix, un partage d'ambition et de responsabilité politique et non uniquement sur la défense des avantages industriels nationaux.

Dans un monde aussi ouvert et où l'instabilité politique gagne même des pays considérés comme des modèles de démocratie, les 27 pays membres de l'Union européenne doivent intégrer au plus vite à leurs agendas les vrais enjeux de défense et de sécurité. Ces enjeux ne sont pas qu'industriels et quand ils le sont, le seul prisme allemand ne peut suffire.

Mon deuxième point concerne le Sahel.

Lors du sommet de N'Djamena, votre collègue a déclaré que l'effort allemand au Sahel resterait au même niveau d'engagement. L'Allemagne ayant été touchée par le terrorisme directement et indirectement via les migrations de la Turquie et de la Syrie, pourquoi la perception de la menace et de la responsabilité n'évolue pas ?

Enfin, pensez-vous que votre législation relative à l'envoi des troupes militaires au sol évoluera ?

Je vous remercie.

M. Olivier Cigolotti. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez évoqué, en conclusion de votre propos, la question de la relation avec la Turquie. Effectivement en décembre dernier, les dirigeants de l'Union européenne, dont l'Allemagne et la France, ont décidé de sanctionner les actions agressives de la Turquie en Méditerranée orientale, notamment vis-à-vis de Chypre et de la Grèce.

La Chancelière Angela Merkel n'a pas caché depuis 2017 son souhait de voir interrompre les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Pourtant, il y a quelques jours, le Président Erdogan a souhaité l'organisation d'un sommet avant la fin de la présidence portugaise, le Portugal étant considéré par Ankara comme un pays ami.

Vous avez évoqué, Monsieur l'Ambassadeur, la normalisation de la relation de l'Union européenne avec la Turquie, qui passerait effectivement par un redressement de la position turque.

Ma question est simple, Monsieur l'Ambassadeur, pensez-vous qu'aujourd'hui la normalisation de cette relation soit possible, notamment au niveau de l'OTAN ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je vous remercie, Monsieur l'Ambassadeur, pour votre présentation.

Le Président Cambon a posé toutes les questions relatives aux projets de constructions d'équipements militaires, je ne vais pas y revenir. Je souhaite simplement préciser que si nous ne doutons pas de la volonté politique de nos exécutifs, dans le cadre de la diplomatie parlementaire que nous faisons vivre, nos rencontres avec nos homologues créent parfois certaines inquiétudes quant à leurs motivations, et ce sont eux qui peuvent faire avancer ce sujet.

Ma question porte sur la boussole stratégique, à laquelle vous avez fait référence. C'est un sujet que notre commission a retenu comme projet de travail pour les mois qui viennent.

J'aimerais savoir quel bilan vous avez retenu de son lancement, puisqu'il a eu lieu sous votre présidence ? Est-ce que vous estimez que nous avons un socle suffisamment solide pour avancer ? Qu'est-ce que vous attendez de la présidence française à partir du mois de juin 2022 ?

J'ajoute une question sur le nucléaire. Aujourd'hui l'OTAN est le pilier de notre sécurité commune. C'est aussi une alliance nucléaire. Trois de ses membres, dont la France, sont dotés de l'arme nucléaire. Cinq pays de l'alliance, dont l'Allemagne, s'engagent à effectuer avec leurs avions, et donc leurs équipages, des missions nucléaires dans le cadre de l'OTAN.

J'aimerais savoir si aujourd'hui le nucléaire est un sujet qui est débattu au sein de l'opinion publique et, si oui, comment ? Merci.

M. Gilbert Roger. - Monsieur l'Ambassadeur, on parle maintenant de la bipolarité « Etats-Unis-Chine », alors que nous ne l'observions auparavant qu'avec la Russie.

Le Brexit a décomplexé nos amis britanniques et ils penchent vers un axe pro-américain dans leurs relations avec l'Union européenne.

Je fais un troisième constat, concernant le conseil franco-allemand du mois de février, qui a révélé un « encéphalogramme plat ». On se dit gentiment que nous nous aimons, mais guère plus.

J'aurais donc aimé vous pousser dans vos retranchements. Qu'attendez-vous de la France pour que ce moteur puisse fonctionner et en quoi devrions-nous relancer ensemble cette stratégie européenne au sein de l'OTAN que vous avez décrite ?

M. André Gattolin. - Monsieur l'Ambassadeur, on a déjà évoqué les questions liées à la Défense et à l'organisation industrielle. Il est un sujet qui m'intéresse beaucoup et sur lequel j'ai déjà eu l'occasion de travailler. Il s'agit de la politique spatiale européenne.

Vous n'êtes pas sans savoir que l'on est passé d'une logique uniquement civile à une approche plus duale et donc stratégique. En la matière, l'Allemagne, qui a longtemps accusé un certain retard sur la politique spatiale européenne, le rattrape en partie. Elle a une politique assez active, mais on a du mal à voir aujourd'hui quelles orientations et surtout quelle coordination on peut avoir au niveau européen.

En France, on a été particulièrement choqué lorsque, en 2013, trois satellites militaires de radar allemands ont été lancés par un lanceur américain Falcon 9, alors que l'Allemagne, au titre de son implication forte dans l'Agence spatiale européenne, bénéficie à plein de ce qu'on appelle le « retour géographique », c'est-à-dire que ce qui est financé par les États membres, revient en travail et en emplois dans les États membres. D'ailleurs, les critiques qui sont faites sur Ariane 5, et bientôt Ariane 6, sur leurs coûts, sont liées au fait que l'Europe refuse toutes formes de délocalisation de production hors de ses États participants.

Aujourd'hui on voit l'Allemagne encourager des sociétés privées comme OHB-system ou ISAR, qui se lancent dans la production de mini-lanceurs. On envisage aussi la possibilité d'un port spatial allemand.

Entre subventions et compétition, comment peut-on trouver un fonctionnement harmonieux, qui nous porterait vers une approche stratégique de souveraineté européenne, dans un domaine où, avec la protection des moyens de communication et des satellites, les applications autrefois civiles deviennent de plus en plus militaires ?

M. Jacques Le Nay. - Monsieur l'Ambassadeur, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni ont conjointement condamné, la semaine dernière, la production par l'Iran d'uranium métallique.

Alors que le monde attend des signes de la nouvelle administration américaine concernant l'accord sur le nucléaire iranien et que l'Iran s'éloigne toujours un peu plus de l'accord de 2015, quel rôle reste-il aux diplomaties européennes sur cette question ?

En tant que président du groupe d'amitié France-Afghanistan, je voudrais vous poser cette question : aujourd'hui, nos ministres de la Défense, réunis par vidéo-conférence dans le cadre de l'OTAN, doivent aborder la question de la présence de troupes de l'OTAN en Afghanistan. Alors que les Talibans exigent le départ de toutes les troupes occidentales et que votre ministre des Affaires étrangères a annoncé ce week-end que les troupes allemandes pourraient voir leurs missions prolongées après le mois de mars, pourriez-vous nous éclairer sur la position que Berlin compte adopter en Afghanistan ?

M. Yannick Vaugrenard. - Je vous remercie, Monsieur l'Ambassadeur, pour vos propos. Au début de votre intervention, vous avez relevé le fait qu'il serait utile que nous fassions progresser, ensemble, le projet européen.

Mais sans amitié franco-allemande renforcée, sans complicité franco-allemande, je doute que cela soit possible. Les discussions et les compromis avec l'Allemagne m'apparaissent indispensables.

Cela entre en résonnance avec l'audition que l'on a faite hier après-midi avec l'ex-commissaire européen, Michel Barnier. Dans son intervention, il concluait en se demandant comment il était possible que le Brexit ait pu avoir lieu. Nous savons qu'il y a des incidences britanniques propres, mais le fait que le Brexit ait été possible, n'est-ce pas la signification d'une forme de montée du populisme dans l'ensemble des pays européens et, dès lors, comment faire pour l'éviter ?

Le moyen, selon vous, n'est-il pas de faire en sorte que nous ayons une Europe qui protège, d'une part, et une Europe qui se protège, d'autre part ?

Une Europe qui protège : nous avons pu mettre en place une Europe financière, une Europe économique, une Europe monétaire. Ne serait-il pas utile d'évoquer une Europe sociale pour se rapprocher des peuples ?

Une Europe qui se protège : il faut une Europe beaucoup plus souveraine, Pensez-vous que le dernier accord entre l'Union européenne et la Chine aille dans ce sens, d'autant plus qu'il est quasiment fait abstraction des problèmes liés aux droits de l'homme en Chine ?

Par ailleurs, une Europe qui se protège, est aussi une Europe indépendante sur le plan énergétique.

Pensez-vous que ce soit le cas avec la Russie, aujourd'hui ou demain ?

M. Christian Cambon, président. - Je vous propose de répondre, Monsieur l'Ambassadeur à ce premier train de questions.

SE M. Hans-Dieter Lucas. - Sur la question de la coopération franco-allemande industrielle, vous avez tout à fait raison, cela ne suffit pas, il faut un agenda commun, une approche commune. Mais tout d'abord, il faut se mettre d'accord sur le noyau dur, les capacités militaires et la stratégie. Il faut une évaluation des menaces. L'accord franco-allemand est indispensable, mais ne suffit pas. Il faut une prise de position européenne.

La Chancelière souhaite que soit trouvé un accord avec la France, afin que le Bundestag puisse adopter les actes nécessaires au développement du financement.

Sur la question de la Turquie et de l'OTAN, il faut relever que la Turquie est un allié important au sein de l'OTAN, mais aussi un allié difficile.

L'OTAN est le seul cadre institutionnel qui permette le maintien d'un dialogue avec la Turquie.

Il peut y avoir des résultats encourageants, par exemple quand le Secrétaire général de l'OTAN a joué un rôle de médiateur entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée orientale. L'OTAN est le cadre dans lequel on peut discuter de ces questions.

Sur la boussole stratégique, les travaux ont commencé sous la présidence allemande. Il faut continuer le travail. C'est notre but commun de terminer ces travaux sous la présidence française. Il y a une coopération très étroite avec la France sur la boussole stratégique. Nous allons soutenir la présidence française en ce qui concerne ce document très important, qui sera un document cadre pour définir plus en détail nos efforts dans le domaine de la politique de sécurité et de défense.

Lorsque l'on parle de la souveraineté européenne, il faut se rendre compte que cela nécessite une vue d'ensemble des menaces et de nos capacités. La boussole stratégique constitue un pas vers une plus grande souveraineté européenne en matière de sécurité.

Le nucléaire en Allemagne inspire toujours les débats, tant sur le plan civil que militaire. La position du gouvernement est tout à fait claire, en ce qui concerne le caractère de l'alliance atlantique, en tant qu'alliance nucléaire. Mais il y a aussi des tendances dans la classe politique et dans l'opinion qui sont contre. Dans certains milieux, il y a un soutien en faveur du projet de traité qui interdit les armes nucléaires, mais la position du gouvernement allemand est tout à fait claire pour ne pas ratifier cet accord et rester dans le cadre de la doctrine nucléaire actuelle.

Les relations entre les États-Unis et la Chine sont difficiles. La question est de savoir où se situe l'Europe. Notre but serait de ne pas avoir à faire un choix, mais il ne faut pas oublier que les États-Unis sont notre allié et que nous partageons avec eux les mêmes valeurs.

La Chancelière a souligné que nous n'avons aucun intérêt à un découplage avec la Chine. Nous avons besoin de la Chine sur des grands sujets internationaux : réchauffement climatique, conflits régionaux.

La Chine est aussi un partenaire économique très important. Nous avons intérêt à développer avec la Chine une relation coopérative, basée sur des règles. C'est la raison pour laquelle nous avons conclu avec la Chine l'accord sur les investissements : il définit des règles qui obligent la Chine. La France et l'Allemagne peuvent contribuer à ce processus de manière substantielle. Il reste encore à l'Europe à définir une stratégie commune vis-à-vis de la Chine. La Chancelière avait souhaité avoir un Sommet avec la Chine pendant sa présidence. Ce sommet a été reporté, à cause du Covid, mais cela reste une ambition de définir à 27 une stratégie commune, qui serait idéalement concertée avec les États-Unis.

La Chine est plusieurs choses à la fois : un partenaire, un concurrent, un rival systémique.

L'espace est un sujet qui a une énorme importance stratégique. Il y a beaucoup de grands projets franco-allemands, comme l'hydrogène, le numérique, des projets d'armement, et le spatial devrait en faire partie.

Nous travaillons ensemble dans le cadre du projet Ariane. Il faut continuer avec l'achèvement d'Ariane 6, mais il faut discuter de la politique spatiale européenne dans l'avenir. Il faut des lanceurs comme Ariane, mais il faut aussi des mini-lanceurs.

Le ministre Bruno Le Maire et son homologue ont fondé un groupe de travail pour discuter de questions ouvertes. Les philosophies ne sont pas identiques, mais nous sommes d'accord sur le but : garder un accès indépendant à l'espace pour l'Europe.

Quant à l'Iran, la situation est préoccupante. L'Iran a annoncé sa décision de réduire la transparence, dans sa coopération avec l'organisation décidée à Vienne. Il faut en discuter avec les États-Unis, mais aussi avec la Russie et la Chine.

La transparence est un pilier de l'accord avec l'Iran. Le sauvegarder nécessite que l'Iran respecte toutes ses obligations prévues par l'accord : limitation des capacités militaires et transparence.

Il faut sauver l'accord avec l'Iran et trouver une entente en ce qui concerne le programme de missiles en Iran et le rôle régional de l'Iran.

Il faut montrer que l'Europe fait quelque chose pour les citoyens. Le Portugal a annoncé un sommet sur les questions sociales au mois de mars. C'est important de démontrer que l'Europe n'oublie pas qu'elle doit être une Europe sociale.

Le projet d'une conférence sur le futur de l'Europe devrait atténuer l'impression d'une Europe technocratique. Cette conférence devra associer les citoyens et les parlementaires.

M. Richard Yung. - Notre collègue Gilbert Roger vous posait la question de savoir ce que l'Allemagne demandait à la France, mais j'inverse la question. Je crois pouvoir dire que, sur le Sahel, nous reviendrons vers vous parce que la présence française au Sahel concerne non seulement la France, mais aussi l'ensemble de l'Europe et même l'ensemble du monde, puisqu'il s'agit de combattre le terrorisme - dont l'Allemagne a d'ailleurs été victime à plusieurs reprises. Nous reviendrons donc certainement vers vous et vers d'autres pays européens pour demander un soutien plus fort. Il y a un débat en ce moment en France sur la stratégie future de l'opération Barkhane ; l'idée de réduire le nombre de militaires envoyés a été évoquée ; pour l'instant, elle ne semble pas devoir s'appliquer. Mais, d'ici un an ou un an et demi, la discussion reviendra.

Je voulais vous poser une seconde question - la première était plutôt une observation -, sur la coordination du droit européen des affaires. Il existe en effet un projet consistant à coordonner et intégrer davantage nos législations en matière de droit des affaires, ce qui est assez vaste - cela couvre le droit commercial, le droit des affaires proprement dit et même le droit des successions, par exemple. Ceci a été repris dans le traité d'Aix-la-Chapelle. L'idée est évidemment d'intégrer nos deux marchés et nos deux législations. Est-ce que vous pouvez nous informer sur l'avancée de ce projet ?

Mme Vivette Lopez. - Je vais aborder un domaine qui n'a pas été évoqué - mais c'est normal, car l'Allemagne est un peu moins concernée -, il s'agit du maritime. C'est vrai que si l'espace est un domaine stratégique important, il se dit que l'avenir s'écrira avec la mer. Est-ce que l'Allemagne - vous avez évoqué à de nombreuses reprises la souveraineté européenne - aidera la France et les autres pays concernés par le maritime à ce que l'Europe soit souveraine sur ce plan ? J'aimerais connaître votre position vis-à-vis de l'Antarctique. Je vous remercie.

Mme Michelle Gréaume. - Étant nouvelle dans cette commission et soucieuse de l'état de santé des soldats ainsi que de leur formation, mes questions porteront sur la coopération franco-allemande en matière de défense, qui est caractérisée par des institutions et des activités diverses. Je vous remercie de nous avoir informés de la création d'un centre de formation au Mali.

En ce qui concerne mes questions, tout d'abord pouvez-vous me donner les effectifs actuels de la brigade franco-allemande BFA à Mulheim ? La Covid a-t-elle impacté cette brigade ? Des vaccinations sont-elles prévues pour les soldats français et les soldats allemands et, si oui, comment et qui organisera ces vaccinations ? Enfin, concernant les écoles franco-allemandes du Tigre au Luc en France et à Fassberg en Allemagne, ainsi que le centre de formation des contrôleurs aériens avancé de Nancy, pouvez-vous nous donner le nombre d'heures de formation réalisées ainsi que le nombre de soldats qui ont pu y participer sur l'année 2020 ? Ces heures de formation ont-elles été impactées par la Covid et quelles sont vos prévisions de formation sur ces sites pour 2021 ? Merci.

M. Guillaume Gontard. - Je voudrais aborder la question, qui a été évoquée par un de mes collègues, du projet de gazoduc Nord Stream 2, avec 55 milliards de mètres cubes de gaz qui pourraient être acheminés jusqu'en Europe. On sait que les relations entre l'Europe et la Russie sont très tendues. La chancelière semble rester sur une coopération pragmatique - comme elle l'indique - avec la Russie. Cependant, le projet Nord Stream 2 ne semble pas totalement étranger, justement, à cette position plutôt prudente et l'on sait que ce projet fait débat, notamment dans le cadre de la campagne électorale, et qu'il pourrait donc influencer aussi une éventuelle coalition entre conservateurs et écologistes dans le cadre des élections de septembre. Je voudrais avoir votre avis sur l'impact que pourrait avoir un abandon de ce projet sur la stratégie énergétique allemande et son indépendance énergétique, pour un pays qui est en passe de sortir à la fois du nucléaire et de la dépendance au charbon.

M. Olivier Cadic. - En septembre dernier, je suis allé à Sarrebruck, j'avais été accueilli au Landtag sarrois par le président du Parlement Stephan Toscani. J'étais donc dans cette grande région, qui comprend notre région Grand-Est, la Sarre, le Luxembourg, qui fut le terreau de la construction européenne imaginée par les pères de l'Europe. J'ai interrogé le président Toscani sur la décision de fermeture de la frontière allemande durant la pandémie en mars 2020, qui sinon ouvert une blessure, du moins choqué les habitants venant de France et du Luxembourg. Le président Toscani a rappelé que cette décision a été prise par Berlin au plan national, mais il ne s'était pas dérobé, il avait assumé une part de responsabilité car ils avaient été consultés. Mais Stephan Toscani reconnaissait que la fermeture de la frontière était une mauvaise expérience et il ne souhaitait pas qu'elle se reproduise. Malgré tout, une décision analogue, unilatérale, vient à nouveau d'être prise à la frontière avec le Tyrol autrichien et la République tchèque. Pourriez-vous nous rassurer sur le fait qu'une telle mesure ne se reproduira pas pour la France, au niveau de la frontière entre la Sarre et la région Grand-Est ? Plus généralement, quels enseignements avez-vous tirés de la fermeture de mars, qui avait été mal vécue sur le terrain ?

M. Hugues Saury. - Ma question concerne l'immigration. Le 20 janvier, la commission chargée de travailler sur les questions migratoires a rendu son rapport à Angela Merkel sur la capacité de l'Allemagne à intégrer ses demandeurs d'asile et à façonner une société d'immigration. Le rapport souligne d'incontestables succès, alors que l'Allemagne est le premier pays d'immigration d'Europe. Sept ans après qu'Angela Merkel a affirmé « Nous y arriverons », l'Allemagne a accueilli près de 1,5 million de réfugiés et force est de constater que la chancelière est en passe de gagner son pari.

La France est dans une situation nettement plus mitigée. Selon l'institut de recherches économiques IAB, en 2019 un quart des personnes arrivées depuis 2015 aurait trouvé du travail. De nombreux centres d'accueil d'urgence ont fermé et, sans se tarir, le flux de demandeurs d'asile s'est réduit. En un mot, la situation de crise est dépassée. Mais l'Allemagne n'est pas au bout du grand défi que représente l'accueil de ces populations. La crise et l'urgence étant passées, il s'agit maintenant d'oeuvrer à leur intégration profonde dans la société. Aussi le rapport mentionne-t-il de nombreux chantiers restants. Quelle est aujourd'hui la politique allemande vis-à-vis de l'arrivée de nouveaux migrants et pouvez-vous la resituer dans le cadre européen ? Je vous remercie.

M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne. - Concernant la présence allemande au Sahel, j'ai essayé de montrer qu'elle est déjà très substantielle, et il ne faut pas oublier que ce n'est pas notre seule présence militaire. On est encore très fortement engagé en Afghanistan - l'Allemagne est le deuxième fournisseur de troupes en Afghanistan -, en Lituanie - on mène un bataillon de combat -, dans les Balkans, en Irak aussi. Dans ce contexte, notre présence militaire au Sahel est déjà très significative. Il y a un vrai changement de paradigme dans la discussion en Allemagne. On reconnaît vraiment le Sahel comme représentant un défi stratégique, pas seulement pour la France, mais aussi pour l'Allemagne et pour l'Europe. C'est la raison pour laquelle on a, d'une manière assez substantielle, élevé le niveau de notre engagement sur les plans civil, militaire et aussi financier, et cette discussion continuera. En ce qui concerne la MINUSMA, l'Allemagne est le fournisseur le plus important au niveau européen. Il y a donc là une évolution, et cette discussion va continuer. Si on regarde les engagements militaires de l'Allemagne, il faut regarder l'image complète. Il est important pour nous de voir ce que nous pouvons faire, quelles sont nos capacités.

Il y avait la question de l'importance du maritime. L'Allemagne est aussi - peut-être pas comme la France - une puissance maritime. Nous avons parfaitement reconnu l'importance de cet aspect pour notre politique de sécurité. L'Union européenne a développé une stratégie maritime, mais aussi l'OTAN. C'est pour nous une question très importante, nous avons soutenu ces deux stratégies et nous contribuons à leur mise en oeuvre.

Il y avait des questions concernant la brigade franco-allemande et la situation Covid, ainsi que le centre de formation Tigre. Vous avez demandé des chiffres très précis ; pour le moment, je n'ai pas ces chiffres mais on va s'en occuper et vous informer là-dessus.

Nord Stream 2 est une question difficile. Notre position est claire : il n'y a pas de raison pour nous de mettre fin à Nord Stream 2. Tout d'abord, c'est un projet entre des entreprises, donc ce n'est pas un projet de l'État allemand. Ce sont des entreprises européennes qui contribuent à ce projet, dont Engie, entreprise française. On est d'avis que ce n'est pas le moment de prendre la décision politique d'abandonner ce gazoduc en réaction au comportement russe. On peut avoir une discussion sur des sanctions globales économiques, mais, dans ce cas-là, il faut avoir aussi une discussion sur les exportations pétrolières russes, par exemple aux États-Unis. Économiquement, le pétrole russe est probablement plus important pour le budget russe que les exportations de gaz. C'est une discussion très difficile. Nous n'avons pas l'ambition de commencer une telle discussion au sein de l'UE. Cette discussion se retrouve aussi en Allemagne, au sein de la coalition, de la part de l'opposition et des médias. Mais, pour le moment la position du gouvernement est claire. Il y a un argument politique et il y a aussi un argument économique, que vous avez mentionné : nous avons besoin de ce gaz russe parce que nous nous trouvons dans une phase transitoire. Nous avons abandonné le nucléaire et le charbon et nous avons besoin, pour un certain temps, du gaz - comme d'autres pays. Mais il ne faut pas surestimer la dépendance au gaz russe. Pour donner un chiffre, après l'achèvement de Nord Stream 2, la part du gaz russe dans le mix énergétique allemand s'élèvera à 9 %. Ce n'est pas rien mais ce n'est pas 30 ou 40%. Il faut donc aussi se représenter les proportions.

La fermeture de la frontière avait été une mauvaise expérience, j'en suis tout à fait d'accord, et l'on ne voulait pas la répéter à la frontière franco-allemande. Il y a sur ces questions une concertation très étroite entre les capitales, mais aussi sur le plan régional : il y a des visioconférences chaque semaine entre les autorités des trois Länder, les ministères et la préfète du Grand-Est. La dernière a eu lieu hier, et tout le monde est d'accord pour éviter une nouvelle fermeture de la frontière. Par ailleurs, en ce qui concerne la République tchèque, on n'a pas fermé la frontière.

L'immigration, c'est une question qu'il faut vraiment régler dans le cadre européen. On a commencé sous la présidence allemande la discussion sur un nouveau système d'asile et d'immigration de l'Union européenne. C'était difficile, tout d'abord parce que la Commission a fait ses propositions très tard à cause du Covid. Mais il est clair que les positions sont assez divergentes au sein de l'Union européenne. Pour nous, comme pour la France, les propositions de la Commission étaient une bonne base. Elles s'appuient sur le principe d'une solidarité partagée entre les pays membres de l'UE d'accueil, mais définir cette solidarité est très difficile. Quoi qu'il en soit, il faut se mettre d'accord sur un système d'asile et d'immigration européen, car cette question ne peut être réglée que dans un cadre européen. Ensemble, avec la France, nous nous mobiliserons pour trouver un accord là-dessus. Il y a quelques mois, la chancelière a dit que trouver un accord sur ces questions était peut-être encore plus difficile que trouver un accord sur les questions financières ! La tâche est donc particulièrement ardue, mais c'est une très bonne chose que la France et l'Allemagne soient d'accord sur l'approche.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, Monsieur l'ambassadeur, pour ce premier échange. On aura l'occasion de vous revoir à d'autres moments. Dans les différentes questions et le propos introductif que nous avons tenu, je ne peux que renouveler nos inquiétudes sur l'affaire du SCAF, qui nous semble assez importante. Ce sont des discussions qui relèvent, et du niveau des exécutifs, et de celui des industriels car il s'agit de la discussion des droits de propriété intellectuelle - les fameux IPR, pour intellectual property rights - notamment entre Dassault, qui ne voit pas de raison de se priver de ses propres technologies, et nos amis allemands, qui ne se voient pas utiliser des boîtes noires sans savoir ce qu'il y a dedans, ce qui n'est pas non plus totalement contraire au bon sens. Dans tous les cas, je suis en train de procéder à des invitations à destination de nos industriels concernés par le SCAF ; espérons qu'un chemin va être trouvé, car il y a aussi des voix qui s'élèvent pour dire qu'il faut arrêter le SCAF et cette coopération, ce qui signerait la fin de l'autonomie stratégique, la fin de la coopération en matière de défense. Les conséquences iraient bien au-delà de ces thèmes de coopération.

M. l'ambassadeur, je voulais aussi vous dire combien nous sommes attachés à la coopération interparlementaire. Je ne vous cache pas que le Sénat a vivement regretté que, dans le traité d'Aix-la-Chapelle, le Sénat - pour des raisons constitutionnelles puisque le Bundesrat n'a pas les mêmes compétences que les nôtres - ne soit pas convié à l'assemblée parlementaire franco-allemande organisée par le traité d'Aix-la-Chapelle. Je le dis sincèrement, c'est un peu dommage. Nous conservons, avec nos collègues de l'Assemblée nationale, la possibilité de dialoguer avec les commissions du Bundesrat et, dès que la situation pandémique se sera améliorée, nous essaierons de renouer ce contact car les échanges entre parlementaires sont extrêmement fructueux et positifs.

Quoi qu'il en soit, je vous remercie de nous avoir fait le point sur ces différents sujets. Comme on le comprend, le nombre de sujets de coopération entre la France et l'Allemagne est très important ; nous n'avons évoqué que ceux qui nous concernent au sein de notre commission mais nous aurions pu en évoquer bien d'autres. Ce sera l'occasion de nous revoir, vous êtes ici chez vous comme le meilleur de alliés. Encore une fois, Monsieur l'ambassadeur, je vous adresse mes remerciements et vous souhaite bonne chance ainsi qu'une complète réussite dans l'importante mission que vous avez maintenant ici, en France et à Paris.

Groupe de travail sur l'Espace - Désignation de membres

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, il a été décidé de reconduire le groupe de travail sur les enjeux spatiaux, conjoint à trois commissions : la commission des affaires économiques, la commission des affaires européennes, et la nôtre.

Ce groupe de travail sera composé de neuf sénateurs, désignés à la proportionnelle des groupes politiques, avec trois membres de chaque commission.

Au titre de la commission des affaires étrangères et de la défense, il est proposé de désigner :

- Joëlle Garriaud-Maylam, pour le groupe Les Républicains ;

- Gisèle Jourda, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain ;

- et Yves Détraigne, pour le groupe Union Centriste.

Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 11 h 30.