Mercredi 1er décembre 2021

- Présidence de M. Olivier Cigolotti, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Enjeux géopolitiques des grandes évolutions démographiques - Audition de M. Bruno Tertrais, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique

M. Olivier Cigolotti, président. - Je vous prie d'excuser l'absence de notre président Christian Cambon, en déplacement en Italie dans le cadre de la préparation de la présidence française de l'Union européenne.

Nous avons le plaisir d'accueillir Bruno Tertrais, politologue spécialisé dans l'analyse géopolitique et stratégique, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), afin d'évoquer les enjeux géopolitiques des grandes évolutions démographiques, essentiels, mais trop souvent méconnus.

Le débat public se construit parfois loin des réalités chiffrées et il nous a paru intéressant de revenir sur les grandes tendances géographiques. Vous avez publié en février 2020 un ouvrage intitulé Le Choc démographique, dans lequel vous attirez l'attention sur le fait que les évolutions démographiques en cours ne sont pas lentes et progressives, mais au contraire rapides, avec le franchissement imminent d'une série de points de bascule. Vous soulignez notamment la nouveauté, à l'échelle de l'histoire humaine, d'un phénomène de vieillissement accéléré, en particulier en Chine et en Russie, et d'une urbanisation très rapide.

En démographie, les tendances ne peuvent s'inverser du jour au lendemain. Jusqu'où est-il possible de porter un regard prospectif avant d'atteindre un horizon trop incertain et spéculatif ?

Au vu des centres d'intérêt de notre commission, nous souhaiterions vous entendre sur les conséquences géopolitiques qui peuvent résulter de ce choc démographique et des différences de dynamiques démographiques.

Tous les continents et les pays ne sont, en effet, pas affectés de la même manière par la tendance globale au vieillissement de l'humanité.

Ainsi, l'Europe, en particulier l'Europe de l'Est, verrait son climat politique se durcir. Vous évoquez, dans votre ouvrage, le fort recul de la population de pays comme la Bulgarie ou la Roumanie. Je ne suis pas certain que nos compatriotes aient conscience de la rapidité des évolutions à l'oeuvre dans ces pays européens.

Sur un autre plan, vous estimez que la hiérarchie des grandes puissances pourrait rapidement évoluer, avec des pays en position de force du fait d'une démographie qui se maintient, et d'autres qui devront affronter un véritable bouleversement économique et social lié au vieillissement de leur population. Ce point retient particulièrement notre attention.

Troisième grande conséquence : l'augmentation des flux migratoires, notamment du fait du différentiel d'accroissement naturel entre l'Europe et l'Afrique subsaharienne. Le phénomène lui-même n'est pas contesté, mais son ampleur et ses conséquences peuvent susciter un débat : vous nous direz si les flux migratoires sont susceptibles d'avoir des conséquences importantes sur nos sociétés ou si ce phénomène restera limité, l'essentiel des migrations se faisant à une échelle plus régionale.

Plus généralement, est-il possible de se préparer à ces évolutions démographiques ? Les États doivent-ils et, surtout, peuvent-ils avoir une influence ?

Vos analyses apparaissent portées par un certain optimisme : les facteurs de stabilisation et de paix impliqués par les évolutions démographiques vous semblent équilibrer, dans une certaine mesure, les facteurs de déstabilisation. Vous pourrez nous éclairer sur le refus du catastrophisme qui caractérise votre approche.

M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. - Je suis honoré d'être auditionné dans cette salle magnifique, dont la restauration fait honneur au Sénat.

Je revendique effectivement un refus du catastrophisme qui a trop souvent cours.

Il apparaît qu'après dix-huit mois, la pandémie n'a eu que peu d'impact sur la démographie mondiale en comparaison des grandes épidémies du passé. Sans aller jusqu'à faire une comparaison avec la peste noire qui a divisé par deux la population mondiale, ses sept millions de morts environ pèsent peu au regard de soixante millions de morts par an à l'échelle mondiale et d'une croissance démographique annuelle de quatre-vingts millions d'individus. La covid n'a donc pas entraîné de choc démographique.

Les évolutions démographiques sont certes lentes, mais impliquent parfois des basculements plus radicaux, dont plusieurs sont actuellement à l'oeuvre. Ainsi, les plus de soixante ans sont plus nombreux que les moins de quatre ans, comme les plus de soixante-cinq ans que les moins de dix-sept ans. En outre, la population urbaine est désormais plus nombreuse que la population rurale. L'effondrement démographique de l'espace eurasiatique s'oppose à la forte croissance de l'Afrique. Par ailleurs, le taux de fécondité s'approche du niveau de remplacement - 2,1 enfant par femme - à l'échelle mondiale. Enfin, en 2020, l'âge médian des Chinois a dépassé celui des Américains.

Le vieillissement est une tendance bien connue par de nombreux pays, mais nous pourrions assister à sa généralisation après 2050. Il paraît possible que les quarante prochaines années soient les dernières d'une population mondiale en croissance. En 2100, certains pays connaîtront même un phénomène de dépopulation.

Ainsi, l'Asie du Nord-Est - Chine, Corée du Sud, Japon - région essentielle pour la croissance économique mondiale, enregistre un vieillissement rapide de sa population et un effondrement du taux de fécondité. À Séoul, il est inférieur à 1 %, soit l'un des plus bas du monde.

Les mesures prises depuis trente ans par la Chine pour enrayer le phénomène - assouplissement de la règle de l'enfant unique, autorisation des familles de plus de deux enfants - n'ont eu aucun impact et, en 2020, le pays devrait enregistrer un record d'infécondité. Les conséquences risquent d'être massives : en perdant une grande partie de sa force de travail, le pays ne pourra plus être l'atelier du monde et rencontrera des difficultés de financement des retraites bien pires qu'en Europe. De fait, le système apparaît moins développé et la tradition de soutien des parents par les enfants risque de disparaître. Quelles en seront les conséquences sociétales et politiques ?

La Russie et l'Europe de l'Est seront victimes d'une « triple peine » démographique : chute de la natalité, augmentation de la mortalité et de l'émigration. De l'Estonie à la Bulgarie seront constatés des phénomènes de dépeuplement. Les pays baltes pourraient perdre de 20 % à 25 % de leur population.

L'Afrique sera le dernier continent en croissance démographique. Selon l'Organisation des Nations unies (ONU), qui, fait unique, a révisé ses prévisions à la hausse pour ce continent, le continent pourrait compter 2,48 milliards d'habitants en 2050. Le record de fécondité est enregistré au sud du Niger, avec 8,4 enfants par femme en moyenne. Le Sahel connaîtra une explosion démographique qui entraînera évidemment des conséquences.

À rebours de l'adage de Vauban, selon lequel la grandeur d'un roi se mesure au nombre de ses sujets, la taille du pays demeure un critère significatif de puissance. Pour autant, la démographie représente un élément important pour l'économie et la politique et agit sur la psychologie des dirigeants et de la population. En Hongrie, la natalité a ainsi été déclarée grande cause nationale.

À l'opposé des puissances déclinantes d'Asie du Nord-Est, l'Inde et les États-Unis connaîtront une décroissance plus lente de leur population, voire une stabilisation de celle-ci s'agissant des États-Unis. Nous nous éloignons ainsi du récit traditionnel de la domination chinoise sur le monde et du déclin américain, même si la démographie ne détermine pas tout.

L'Inde pourrait devenir le relais de la croissance mondiale, comme le fut la Chine pendant les trente dernières années, à condition de se doter des infrastructures physiques, juridiques et administratives nécessaires. De fait, si le développement des grandes villes et l'essor des classes moyennes y sont impressionnants, les infrastructures demeurent insuffisantes pour mobiliser efficacement la force de travail.

Les États-Unis devraient rester l'une des principales puissances mondiales grâce au renouvellement de sa force de travail.

En 2050, selon l'ONU, l'Inde devrait compter 1,6 milliard d'habitants, la Chine 1,4 milliard, le Nigeria 400 millions, les États-Unis 380 millions et le Pakistan 340 millions : la hiérarchie des puissances, selon le critère numérique, sera bouleversée.

Je ne crois pas au risque de pénurie de ressources : la Terre pourra soutenir dix à onze milliards d'habitants en 2100.

Ces évolutions démographiques n'entraîneront pas inévitablement une augmentation des migrations. De fait, la proportion de migrants - 3 % à 4 % de la population mondiale - n'a pas évolué ces trente dernières années. En effet, de nombreux pays se sont développés, ce qui a réduit l'immigration de travail. Ainsi, les migrations du Nord vers le Sud sont désormais supérieures à celles du Sud vers le Nord, notamment des États-Unis vers le Mexique. En outre, les migrants restent plus facilement en contact avec leur pays d'origine et le coût des transports a nettement diminué ; les retours s'en trouvent plus aisés.

Il apparaît donc difficile d'établir des prévisions dans ce domaine, mais l'ONU estime qu'en 2050, les principaux pays d'immigration seront les États-Unis, l'Allemagne, le Canada, l'Australie et la Russie, tandis que l'émigration concernera majoritairement l'Inde, le Bangladesh, la Chine, le Pakistan et l'Indonésie.

Entre 2030 et 2050, l'Inde deviendra la première puissance d'un monde vieillissant. Après une probable stabilisation, la population mondiale pourrait décroître. Nous ignorons tout des conséquences économiques d'une telle évolution, mais les précédents historiques n'incitent pas à l'optimisme. Cela étant, les pays vieillissants sont aussi plus pacifiques et démocratiques : une forte proportion de personnes âgées de quinze à trente ans induit statistiquement plus de violence collective.

M. Olivier Cigolotti, président. - Je vous remercie pour votre propos très complet.

Mme Gisèle Jourda. - Je vous remercie également. Votre présentation a répondu à plusieurs questions que je me posais sur la Chine. Quelle est la propension du pays à resserrer les rangs pour remédier à cette évolution ? Quelques 70 % de la population y sont âgés de quinze à cinquante-neuf ans, contre 65 % au Brésil et 60 % en Europe de l'Ouest, mais le pays souffre d'un fort déficit de femmes. Quelles seront les conséquences du déclin démographique chinois sur la croissance économique de la Chine et sur celle du monde ?

Mme Vivette Lopez. - Qu'en est-il de la Russie ? Comment expliquer le vieillissement de la population ? La natalité chute-t-elle pour des raisons économiques, par individualisme ou par peur de la pandémie ?

Mme Catherine Dumas. - Le groupe interparlementaire d'amitié France-Corée du Sud, que j'ai l'honneur de présider, s'est rendu à Séoul au mois de septembre. Nous avons constaté à cette occasion combien l'enjeu démographique préoccupe les dirigeants sud-coréens.

Comment expliquer que l'âge médian des Chinois dépasse celui des Américains ?

Vous avez associé l'évolution démographique au régime politique en place. Comment la Chine va-t-elle gérer le choc démographique et ses conséquences ?

M. Bruno Tertrais. - Le déficit de femmes est manifeste en Asie et dans le Caucase. Il existe, dans ces régions, une tradition culturelle de préférence pour les mâles. Avec le développement de l'échographie, les avortements choisis, pourtant interdits, se sont développés. En outre, les infanticides par négligence ne sont pas rares dans les zones rurales d'Inde et de Chine. Le déséquilibre constaté entre les sexes n'a cependant aucune conséquence sociétale majeure, hormis quelques rares phénomènes de gangs masculins.

Ma projection optimiste concernant les États-Unis est fondée sur le maintien d'une forte immigration, à condition que le pays demeure attractif et ouvert.

Le vieillissement de la population rend le contrôle social plus facile en Chine. La décroissance de la force de travail chinoise relève d'un phénomène lent, dont les conséquences ne seront visibles que dans dix à trente ans. Le pays sera de fait de moins en moins moteur de la croissance mondiale.

La Russie, quant à elle, subit une triple peine démographique, même si elle demeure un grand pays d'immigration pour les populations d'Asie centrale. Le choc de la covid y a, en outre, été brutal, notamment à cause des déficiences de l'hôpital. L'une des causes de l'incapacité des autorités à remédier au recul démographique réside dans le déclin de l'espérance de vie des hommes, gravement touchés par l'alcoolisme. Comme en Chine, le pouvoir a conscience du problème, mais ne réussit pas à inverser la tendance.

L'âge moyen de la population dépend de différents facteurs, dont l'espérance de vie qui continue majoritairement à croître.

Les raisons de la baisse de la natalité sont multiples ; le coût de l'entretien d'une famille et l'hédonisme sont souvent cités par les Chinois urbains des classes moyennes.

Certains pays asiatiques envisagent de recourir à l'immigration, mais le débat demeure compliqué au sein de populations qui n'en ont jamais vraiment connu. Récemment, le Japon s'est ainsi timidement ouvert à une immigration de travail en famille.

M. Jacques Le Nay. - Quel sera l'impact du déclin démographique sur la puissance militaire des pays concernés ?

L'aide publique mondiale doit-elle se concentrer sur les programmes de stabilité alimentaire en Afrique ?

La démographie est-elle utilisée comme une arme dans certains conflits éthiques ou religieux ?

Certains pays mènent-ils une politique active en matière démographique ?

M. André Gattolin. - Je vous remercie et vous félicite, car il est rare de parler d'avenir ici.

Dans le domaine démographique, comme dans celui du changement climatique, il est possible de réaliser des projections. Vous avez, à cet égard, su nuancer le catastrophisme ambiant.

Quelles sont les raisons socio-économiques du déclin démographique ? Plus une société s'enrichit, plus la transmission du patrimoine familial apparaît concentrée, comme le montre l'exemple chinois, tandis que, dans les pays pauvres, la richesse, la force du travail et la préparation de l'avenir résident dans les enfants.

Vous estimez que la Terre peut supporter onze milliards d'habitants, mais quelles seront les conséquences sur les ressources ? L'importance des ressources maritimes pourra-t-elle conduire à un renforcement de la puissance de la France, qui dispose d'un vaste espace maritime ?

M. Yannick Vaugrenard. - L'évolution démographique ne permet pas de certitudes, mais elle suscite de nombreuses interrogations et, parfois, des inquiétudes.

Les changements comportementaux et sociologiques en cours en Chine, notamment le recul de la solidarité familiale, peuvent modifier en profondeur l'organisation de la société. Le pays s'ouvrira-t-il en grand à l'immigration pour faire face au vieillissement de sa population et sauver son système de retraite ? Cela pourrait alors modifier vos hypothèses quant à sa croissance économique et à sa puissance.

Quid des évolutions démographiques à l'oeuvre en Europe et en France ? Nous devrions, à l'avenir, afficher une démographie supérieure à celle de l'Allemagne.

M. Bruno Tertrais. - Les armées se professionnalisant, l'absence de conscription fait que l'incidence démographique sur celles-ci s'estompe, mais là où l'armée de conscription existe encore, comme c'est le cas dans quelques pays asiatiques, le lien se constate encore. Cependant, la conséquence la plus forte est indirecte, via l'économie : un pays dont la population décline ne va pas bien économiquement, il dispose alors d'une moindre capacité budgétaire pour sa défense. Le lien dont je vous ai parlé entre démographie et armée se constate donc encore dans les quelques pays asiatiques où la conscription existe encore, mais pas en Europe.

Le facteur de la stabilité alimentaire, ensuite. Ce que l'on constate, et c'est nouveau dans l'histoire de l'humanité, c'est que la famine a disparu du monde contemporain, hors situation de guerre. La malnutrition existe encore, quoiqu'elle régresse à moyen terme, mais la famine est devenue exceptionnelle et c'est désormais toujours la guerre qui la provoque - et non l'inverse : la famine ne provoque plus de guerres, comme cela a été le cas par le passé.

Sur l'étendue de la ressource alimentaire : je ne connais pas d'expert agronome affirmant que la Terre ne puisse pas nourrir 11 milliards d'êtres humains. Il y a certes des choix politiques, comme le recours aux OGM - la famine en Inde a été vaincue par l'introduction du golden rice, inventé il y a une cinquantaine d'années - mais il n'y a pas de barrière physique, en termes de disponibilité globale de ressource en surface et en eau, interdisant qu'on puisse nourrir 11 milliards d'êtres humains. Le problème n'est pas celui du stock de ressources ni de production, mais de flux et de distribution. Vous savez comme moi qu'en Afrique, on estime que la moitié de la ressource alimentaire est gâchée entre sa production et sa consommation, du fait de problèmes de conditionnement, d'acheminement, de distribution - c'est pourquoi aussi les investissements dans les infrastructures sur le continent africain sont un puissant levier de progrès, sans parler de l'électrification.

La démographie est-elle une arme politique ? Bien sûr, avec une dimension parfois dramatique, on l'a vu dans les années 1990 en Europe même, dans les Balkans, et on le voit encore au Proche-Orient - où, d'ailleurs, l'équilibre démographique s'inverse par rapport aux projections : il y a trente ans, on pensait qu'en Israël la natalité ferait que la population deviendrait majoritairement arabe en quelques décennies, mais la très forte natalité, sans équivalent dans le monde développé, des religieux orthodoxes hassidiques, fait que la population juive continue de rester largement majoritaire. D'une manière plus large, cependant, le facteur religieux n'est pas déterminant dans la natalité et la fécondité, des réalités très diverses s'observent dans des pays d'une même religion - car ce sont les conditions locales qui déterminent la situation, et non la religion, c'est ce que montre aussi l'exemple des juifs orthodoxes d'Israël, qui sont d'ailleurs conscients du rôle de la natalité. La religion peut aussi motiver des décisions politiques discutables, on l'a vu dans l'État indien d'Assam, par exemple, où la crainte d'une forte population musulmane a conditionné la conduite du recensement.

Nous constatons une corrélation entre le taux d'urbanisation et la réduction de la natalité. Nous savons que dans les sociétés traditionnelles, les enfants représentent des bras et une assurance pour l'avenir, c'est-à-dire une retraite. Une remarque : la forte fécondité en Afrique n'est pas de la responsabilité des femmes, comme on l'entend trop souvent, mais plutôt des hommes ; vous le savez comme moi, en Afrique, les hommes veulent avoir une descendance importante, c'est une question de prestige, de virilité. Dans ces conditions, la distribution de moyens de contraception aux femmes ne saurait être suffisante pour diminuer la natalité, il faut aussi agir sur le levier culturel. En revanche, toutes les études montrent qu'il y a un lien direct entre l'égalité des sexes et la natalité, les sociétés les plus égalitaires, celles où les femmes étudient et travaillent, sont aussi celles où la fécondité a diminué.

Les ressources halieutiques vont compter toujours plus pour nourrir l'humanité, on le voit déjà entre les pays qui disposent d'espaces qui leur sont consacrés. Ces espaces vont être convoités, je m'étonne qu'on n'ait pas anticipé que la France manque déjà de frégates pour protéger ses zones économiques exclusives (ZEE), j'espère que la Marine va s'assurer d'être en condition de faire respecter notre souveraineté.

En Chine, le recours à l'immigration n'est pas vu comme une solution, comme c'est le cas par exemple au Japon, où la situation est très différente et où l'idée fait son chemin. En Europe, nous avons franchi un nouveau seuil : depuis le milieu des années 2010, l'immigration est devenue le facteur qui explique la croissance démographique - en d'autres termes, sans l'immigration, l'Europe serait en repli démographique. Il y a, cependant, une différence, en schématisant, entre l'Europe du Sud-Est, où la démographie se porte plutôt mal, et l'Europe du Nord-Ouest, où elle se porte plutôt bien. Et dans les pays qui subissent ce que j'ai appelé « la triple peine démographique », l'immigration est vécue comme un problème supplémentaire - et je fais l'hypothèse que c'est parce que ces pays connaissent un déclin démographique, qu'ils ont peur de l'immigration, qu'ils y voient une menace existentielle plutôt qu'une opportunité économique. En faisant ce constat, je ne soutiens en rien le discours sur « l'invasion islamique » qui est celui du président hongrois, mais j'invite à prendre en compte la perception de l'immigration qu'ont des pays comme la Hongrie et la Pologne, très différente de celle de l'Allemagne par exemple. Le sujet, j'en suis convaincu, va prendre de l'importance dans les années à venir, il faut le comprendre dans sa complexité pour éviter de prendre pour acquises des solutions qui, auprès de ces pays, passent pour une atteinte à leur souveraineté.

M. Joël Guerriau. - Vous présentez la corrélation entre croissance économique et croissance démographique comme un axiome, mais l'histoire nous enseigne que l'une n'entraîne pas toujours l'autre. De même, je m'interroge sur l'idée que ce serait seulement la guerre qui causerait la famine et non l'inverse, parce qu'ici encore, l'histoire nous enseigne que la famine a produit des guerres.

Que dites-vous, ensuite, du devenir des frontières d'aujourd'hui, sur lesquelles nous établissons nos raisonnements, nos comparaisons ? Nous sommes plusieurs à avoir vu des images satellites montrant des bateaux de pêche chinois ratisser en grappe dans des eaux maritimes d'autres pays, ceci sous protection de frégates de l'Armée populaire chinoise - aucun pays de la zone ne réagit parce qu'ils ont peur de la Chine. Dans ces conditions, on détruit ce que la planète peut donner, et c'est aussi ce qui fait douter qu'on puisse nourrir 11 milliards d'êtres humains. Si les frontières évoluent, à quoi sert de raisonner dans les frontières actuelles, à faire comme s'il fallait avoir chacun plus de croissance démographique et plus de croissance économique ? Je pense qu'il serait plus utile de modéliser l'avenir géopolitique de la planète de demain. Parce qu'à raisonner dans des frontières étroites, on ne fait qu'encourager partout la consommation, donc la surconsommation galopante, au détriment de la planète tout entière.

M. Guillaume Gontard. - Vous dites qu'on a sous-estimé combien l'opinion publique n'était pas prête à la libre circulation des biens et des personnes, ce qui expliquerait un choc en retour tel qu'on le constate partout en Europe : avez-vous des propositions pour y faire face ? Vous semble-t-il que l'Europe dispose des outils pour faire face aux arrivées massives, en particulier avec la directive de 2001 sur la protection temporaire en cas d'afflux massif de réfugiés ? Vous constatez des défaillances dans le système européen de droit d'asile : est-ce que cela ne devrait pas être une priorité européenne ?

M. Bruno Sido. - Vous n'avez pas assez insisté sur l'inertie de la démographie et son déterminisme. Les démographes ont, les premiers, montré que la mortalité infantile progressait en URSS, on sait ce qui a suivi. En Chine, les démographes constatent qu'il naît plus de garçons que de filles - et l'on peut prédire que les Chinois vont en subir les conséquences. Vous êtes prudent, mais comment voyez-vous l'avenir de la Russie et de la Chine : la démographie ne permet-elle pas de prédire, même avec les précautions d'usage, que ces deux puissances vont décliner ?

Mme Michelle Gréaume. - Si je comprends bien votre propos, l'augmentation de la population n'est pas un frein en soi au développement économique, mais elle peut le devenir, lorsque la croissance démographique est trop rapide pour que les pays puissent progresser notamment sur le plan éducatif et sanitaire ; parallèlement, pour les pays qui sont en déclin, comme la Russie, l'immigration reste la seule solution pour stabiliser leur pays. Vous dites aussi que les conflits et les guerres sont un facteur d'immigration.

Dans ces conditions, pensez-vous qu'au vu de l'augmentation de la population dans certains pays, étant donné le manque de main d'oeuvre dans d'autres pays et les conflits en cours, le flux de migrations devrait être limité en France et dans le monde ?

M. Olivier Cigolotti, président. - J'ajoute une question : quelle est votre vision de l'immigration africaine, en particulier vers l'Europe ?

M. Bruno Tertrais. - Je n'ai pas parlé d'axiome s'agissant du lien entre croissance démographique et croissance économique, j'ai dit qu'il était très difficile d'être en bonne santé économique en cas de déclin démographique. Ensuite, une croissance démographique lente place un pays en bonne posture, toutes choses égales par ailleurs, pour poursuivre sa croissance économique. Et par ailleurs, les grandes puissances économiques sont rarement de petits pays. La croissance démographique n'est donc pas une condition suffisante de la croissance économique, mais une condition nécessaire, j'ai peut-être simplifié le propos, mais il n'y a pas de lien mécanique entre les deux.

Oui, par le passé des situations de famine ont parfois causé des guerres, mais nous avons changé de monde : il n'y a plus de guerre de ressources, mais des guerres de prédation, liées à l'abondance d'une ressource et à la volonté de pays qui en manquent, de s'en emparer. Il est devenu plus facile d'acheter que de voler, la guerre n'est plus le meilleur outil pour saisir des biens dont on manque.

Vous avez raison, les Chinois se comportent en prédateurs en mer de Chine méridionale, où ils se considèrent chez eux ; heureusement, peu de pays se comportent ainsi. Du reste, l'aquaculture est la ressource maritime qui connaît le développement le plus fulgurant, beaucoup plus que la pêche en haute mer. C'est une bonne nouvelle, des pays ont compris qu'il fallait développer cette ressource dans les eaux nationales.

J'ai beaucoup étudié les frontières et si j'aurais bien du mal à prédire ce qu'elles seront à l'avenir, je peux vous dire qu'elles bougent peu dans les faits : il y a une grande stabilité, les nouveaux États utilisent les frontières préexistantes, on ne trace plus des frontières au trait de plume comme au XIXe siècle - c'est bien ce qui a choqué dans l'invasion de la Crimée par la Russie.

L'optimisme n'est pas de mise sur l'immigration, la révision de Dublin 3 est un impératif, mais il semble impossible d'avancer, la Commission européenne a fait des propositions utiles, mais des pays d'Europe centrale et orientale en font un sujet de souveraineté ; le seul consensus est sur le renforcement des frontières extérieures - encore faut-il que l'État veuille recourir à Frontex, ce qui n'a pas été le cas de la Pologne en pleine crise. Ce sera un grand sujet de la présidence française, je doute de notre capacité à faire consensus.

La démographie ne permet guère de prédire l'évolution des sociétés, même s'il y a des forces d'inertie, comme pour le changement climatique. Le sex ratio, en l'occurrence la plus grande proportion de garçons que de filles dans les naissances, s'observe en Chine et en Inde, au point de contrarier la formation de cellules familiales - cependant, aux frontières de la Chine, on voit se former des marchés aux femmes pour épouser des Chinois. Les conséquences de la démographie seront différentes en Chine et en Russie. Pour ne parler que de la Russie, le président Poutine, au pouvoir depuis vingt ans, n'a pas voulu diversifier l'économie de ce grand pays, alors qu'il en avait les leviers, et il a préféré maintenir une économie de rente et son confort relatif, je pense qu'il n'y aura donc pas de conséquence directe de la démographie, comme ce sera plus le cas en Chine.

Sur l'immigration africaine en Europe, il faut se méfier du catastrophisme de certains discours. D'abord, parce qu'ils n'y a pas d'effet mécanique. Les Africains émigrent peu hors de leur continent, l'Afrique est même le continent d'où l'on émigre le moins. Il y a certes une tendance à l'accroissement de l'émigration, ainsi qu'un dévoiement de la procédure d'asile. Cependant, attention aux récits dramatiques, illustrés par l'auteur - pourtant estimable - du livre La ruée vers l'Europe -, qui se fonde sur des chiffres dont je pourrais, avec un peu plus de temps qu'aujourd'hui, vous démontrer qu'ils n'ont pas de sens. Cependant, contrairement à une idée reçue voulant que l'appauvrissement pousse au départ, c'est le développement de l'Afrique qui va accroître sa propension migratoire : le phénomène s'est déjà produit, il y a une courbe en cloche, avec une phase où l'enrichissement permet plus de départs, puis un recul des départs, je pourrais vous en parler davantage. Nous avons cependant un problème à régler puisque nous allons devoir faire face à davantage d'arrivées, mais pas dans proportions dramatiques.

M. Olivier Cigolotti, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Désignation d'un rapporteur

M. Olivier Cigolotti, président. - Nous avons appris hier que le groupe RDPI demandait l'inscription à l'ordre du jour du Sénat le 12 janvier de la proposition de loi n° 234 visant à faire évoluer la gouvernance de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) et à créer les instituts régionaux de formation. Cette proposition de loi, déposée hier, a été envoyée à notre commission.

Cette date de passage en séance suppose un examen en commission le 5 janvier. En raison de ce calendrier resserré, il serait très utile de pouvoir désigner le rapporteur de cette proposition de loi dès aujourd'hui, afin de lui permettre de commencer au plus tôt ses travaux.

Le Président Cambon m'a indiqué avoir reçu la candidature de notre collègue Bruno Sido pour rapporter ce texte dans ce délai restreint par la suspension de fin d'année.

La commission désigne M. Bruno Sido rapporteur sur la proposition de loi n° 234 visant à faire évoluer la gouvernance de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) et à créer les instituts régionaux de formation.

La réunion est close à 10 h 55.