Mercredi 12 janvier 2022

- Présidence de M. Didier Mandelli, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 00.

Présence de nitrates d'ammonium dans les ports - Audition des acteurs économiques concernés

M. Didier Mandelli, président. - Nous poursuivons nos travaux sur la gestion des risques liés à la présence de produits à base de nitrate d'ammonium dans nos ports. Nous avons démarré un cycle d'auditions en décembre dernier, qui s'est ouvert avec les auteurs du récent rapport du commissariat général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) sur ce sujet qui avait été commandé par le Gouvernement en septembre 2020 à la suite de la catastrophe survenue dans le port de Beyrouth.

Nos travaux se concentrent en particulier sur les ammonitrates, qui constituent un engrais agricole dont notre pays est l'un des principaux consommateurs en Europe occidentale. Je rappelle qu'il existe trois catégories d'ammonitrates, selon qu'ils soient à faible, moyenne ou forte teneur en nitrate d'ammonium.

L'essentiel des risques identifiés dans le rapport du CGEDD est induit par les ammonitrates à haut dosage. Ce rapport relève un encadrement insuffisant et parfois inadapté du transport et du stockage s'agissant de ces ammonitrates à haut dosage dans notre pays, en particulier dans les ports fluviaux qui ne sont pas soumis à une réglementation aussi rigoureuse que les ports maritimes.

Le 13 décembre 2021, une délégation de trois sénateurs de notre commission
-- Pascal Martin, Philippe Tabarot et Angèle Préville -- s'est rendue en SeineMaritime afin de visiter le port fluvial de Saint-Aubin-les-Elbeuf ainsi que l'usine Boréalis qui constitue le plus grand site de production d'ammonitrates en France. Un autre déplacement est envisagé fin janvier dans le Grand Est, afin de nous rendre notamment dans les ports fluviaux de Metz et de Neuves Maisons.

Ces déplacements sont indispensables pour entendre l'ensemble des parties prenantes, observer la réalité du terrain et identifier d'éventuels angles morts de notre réglementation que nous pourrions opportunément combler.

Je rappelle que notre objectif est de parvenir, d'ici la fin du mois de février, à trouver des pistes d'évolutions réglementaires et législatives destinées à renforcer la prévention des risques liés à la gestion des ammonitrates, que ce soit au stade de leur transport par voie d'eau ou de leur stockage à terre.

L'audition de ce jour s'inscrit dans cette logique : nous avons le plaisir d'accueillir des acteurs économiques intervenant sur l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement en ammonitrates, de leur production à leur distribution auprès des agriculteurs.

Nous recevons donc  : M. Renaud Bernardi, président de l'Union des industries de la fertilisation (UNIFA) qui représente les producteurs de fertilisants ; M. Philippe Prudhon, directeur technique de France Chimie, qui représente les acteurs de l'industrie chimique et M. Antoine Hacard, président de La Coopération Agricole Métiers du grain.

Je souhaiterais dans un premier temps que vous présentiez vos organismes respectifs et, bien sûr, la manière dont vous êtes impliqués dans la production, la distribution ou plus globalement la gestion des ammonitrates. L'objectif est de nous permettre d'appréhender les enjeux d'un renforcement de la réglementation sur les ammonitrates, que ce soit sous l'angle du transport ou de la prévention des risques.

Avez-vous été associés aux travaux du CGEDD sur la gestion des risques liés à la présence d'ammonitrates dans les ports et quel regard portez-vous sur sa méthodologie et sur ses conclusions ?

Pourquoi les agriculteurs sont-ils conduits à privilégier l'usage d'ammonitrates à haut dosage plutôt qu'à moyen dosage ? Sont-ils suffisamment informés des risques associés à ces produits et des conditions de stockage nécessaires pour éviter tout accident ?

Enfin, voyez-vous des évolutions nécessaires pour renforcer le contrôle des conditions de transport ou de stockage des ammonitrates à haut dosage ?

M. Philippe Prudhon, directeur technique de France Chimie. - Fédération des industriels de la chimie, France Chimie représente 3 300 PME et ETI, soit 200 000 salariés et un chiffre d'affaires de 70 milliards d'euros, avec une balance commerciale positive de 12 milliards d'euros, 70 % d'effectifs techniciens, cadres et ingénieurs, et 11 % des effectifs qui travaillent dans la recherche et développement (R&D) - le secteur de la chimie investit 4 milliards d'euros en R&D par an, dont 600 millions d'euros dans la sécurité industrielle et l'environnement. La chimie est un pilier pour notre résilience économique, on l'a vu dans la crise sanitaire, la chimie est au coeur des progrès de demain, pour les matériaux que l'on utilise par exemple dans l'aéronautique, mais aussi dans les énergies renouvelables. La chimie a obtenu des résultats importants ces dernières années en matière d'efficacité énergétique, de réduction d'émission de gaz à effet de serre, mais je ne m'étendrai pas sur ces progrès puisque le sujet du jour est la sécurité industrielle.

Nous avons investi pour mettre en oeuvre la réglementation, avec les plans de prévention des risques technologiques, la directive Seveso, les plans de modernisation des installations, les réglementations nombreuses sur les différents types de risques et de produits. Nous avons également intégré les sous-traitants pour gérer au mieux la co-activité qui peut générer des risques nouveaux, la formation des salariés est essentielle - nous y reviendrons probablement dans le débat.

La notion de danger, dans les installations classées, caractérise la dangerosité appréciée à différents niveaux, avec des seuils. Il y a le seuil de déclaration puis le seuil de l'enregistrement - environ 400 000 installations -, le seuil de l'autorisation - environ 40 000 -, puis le seuil de l'installation Seveso - environ 1 300 -, avec un « Seveso seuil bas » et un « Seveso seuil haut ». La notion de risque, ensuite, résulte d'une analyse probabiliste qui passe en revue tous les événements potentiellement dangereux ; c'est à l'industriel de faire cette analyse et de la présenter à la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), qui la valide ou bien demande des éléments complémentaires. Le processus est long parce qu'il est itératif, avec souvent de nombreux allers-retours. 

L'implication des sous-traitants est essentielle, nous avons mis en place un référentiel « chimie » pour toutes les entreprises qui interviennent sur nos sites, 4 500 entreprises sont ainsi certifiées et cette organisation est paritaire, les organisations syndicales sont autour de la table pour la mise en place et le suivi de l'ensemble, donc pour examiner les points d'évolution souhaitables.

M. Renaud Bernardi, président de l'Union des industries de la fertilisation (Unifa). - L'Unifa représente les industries de la nutrition des plantes, toutes productrices d'engrais minéraux ou organiques et de biostimulants. Nous avons 36 entreprises adhérentes, de la PME à la multinationale, 84 sites de production représentant 4 000 emplois directs et 1,8 milliard d'euros de chiffre d'affaires - elles sont réparties sur l'ensemble du territoire français, et fournissent à toutes les cultures et à tous les types d'agricultures les fertilisants adaptés aux besoins nutritionnels des plantes.

En 2020, hors boues de station d'épuration, les besoins en azote des cultures ont été couverts à 72 % par des engrais minéraux, à 23 % par des effluents d'élevage - le reste étant des engrais organiques bruts ou transformés. Près de 50 % des engrais azotés minéraux sont des ammonitrates. 

Les trois quarts des ammonitrates utilisés en France sont produits sur le territoire national, ceux à haut dosage sont produits dans cinq sites.

Depuis 20 ans, il y a eu de nombreuses évolutions réglementaires sur la production, le stockage et le transport des engrais à base d'ammonitrates, afin d'améliorer la gestion du risque et d'assurer la qualité des produits. Ces évolutions sont liées à l'application des normes françaises d'autorisation de mise sur le marché, mais aussi de règlements et directives européens, en particulier la directive Seveso. La majorité des recommandations du rapport Barthélémy de 2004 ont été suivies. De la production à la livraison, les produits dont nous parlons sont strictement contrôlés et suivis, ils sont vendus seulement à des professionnels qui savent comment les utiliser et qui trouvent du conseil pour l'utilisation des produits.

Il est important de préserver un équilibre entre les évolutions réglementaires et le maintien d'une production d'engrais à base d'ammonitrates en France ainsi que d'un tissu d'approvisionnement sur l'ensemble du territoire pour répondre aux besoins des agriculteurs. Les cinq sites de productions d'ammonitrates à haut dosage permettent de livrer rapidement quelque 200 000 agriculteurs, via un maillage fin d'intermédiaires en particulier les coopératives, c'est cet ensemble qu'il nous paraît important de préserver.

Le CGEDD a conduit une enquête après le drame de Beyrouth pour voir si une telle catastrophe pouvait se produire en France, nous avons répondu à ses questions et il a pu vérifier le sérieux des producteurs de fertilisants et de la chaîne de distribution. Vous nous interrogez sur l'efficacité de la réglementation actuelle : l'Unifa souhaite que tout changement soit discuté et préalablement évalué, ce qui n'est pas le cas des propositions dont on entend parler. L'Unifa est tout à fait disposée à participer à un groupe de travail sur ces sujets, pour continuer d'améliorer la sécurité des produits et de leur approvisionnement.

M. Antoine Hacard, président de La Coopération Agricole Métiers du grain. - La Coopération agricole représente 173 coopératives et 70 % de la collecte de céréales au plan national, pour un chiffre d'affaires de 18 milliards d'euros, avec 35 000 salariés non délocalisables. Nous sommes un peu les médecins du grain : nous approvisionnons les agriculteurs en matériels et produits dont ils ont besoin pour leurs cultures, en particulier des engrais.

Dans le dramatique accident de Beyrouth survenu le 4 août 2020, on parle de nitrates d'ammonium technique, qui est un intermédiaire dans la fabrication d'explosif, ce qui n'est pas le même produit que l'ammonitrate 33 - en France, il n'aurait pas été possible de stocker dans des conditions aussi déplorables le produit qui a explosé à Beyrouth. Le nitrate, ensuite, est un élément nutritif essentiel pour nos céréales, l'azote est important dans la qualité technologique de nos céréales. Nous sommes liés commercialement par un taux de protéine de 11 % pour le grain meunier, des clients demandent 12 %, dans ces conditions les engrais sont déterminants pour les rendements et pour la sécurité de la chaîne de production et de distribution. Nous nous efforçons d'apporter aux agriculteurs de la formation et de la pédagogie pour qu'ils utilisent les engrais dans les règles de l'art, c'est un métier que nous faisons de très longue date - et il n'y a pas eu d'accident significatif depuis une vingtaine d'années, nous faisons un travail en continu avec les services de l'État pour améliorer nos pratiques.

Pourquoi avons-nous besoin de nitrates à haut dosage, l'ammonitrate 33, et pourquoi ne basculons-nous pas sur le bas ou le moyen dosage, avec l'ammonitrate 27 par exemple ? Il y a d'abord une question de souveraineté : l'ammonitrate 33 est fabriqué en France, nous avons cette année de grandes difficultés d'approvisionnement en azote, le risque de pénurie n'est pas exclu et les coopératives se dépensent sans compter pour approvisionner leurs adhérents. Dans ces conditions, il serait malvenu de se priver d'un engrais fabriqué en France. Ensuite, depuis des années, nous faisons des efforts pour diminuer la commercialisation de l'ammonitrate haut dosage en vrac, la réglementation nous a aidés sur ce point et nous conditionnons désormais le produit en « big bag », ce qui évite le risque d'explosion. Cependant, il y a des besoins de stock de vrac, ne serait-ce que pour l'ensachement et la distribution en proximité. Le vrac de produit haute densité représente 480 000 tonnes, sur les 8 millions de tonnes d'engrais utilisés, je dirai que c'est désormais marginal et que cela fait partie de notre organisation, avec un produit fabriqué en France et facilement accessible quand les agriculteurs en ont besoin. C'est grâce à cette organisation que nous sommes en capacité d'assurer la continuité d'approvisionnement, des pays voisins qui n'ont pas notre organisation risquent fort d'avoir très prochainement des problèmes d'approvisionnement.

M. Didier Mandelli, président. - Je précise à chacun de vous que notre objectif est de comprendre la situation, pas d'alourdir la législation, et que nous ne sommes pas en format de commission d'enquête : notre objectif est bien de voir s'il y a lieu, ou pas, de modifier certaines règles, dans le sens de la protection.

M. Pascal Martin. - Nous faisons clairement la différence entre l'accident de Beyrouth et votre quotidien, et nous cherchons à comprendre si la réglementation est suffisante dans l'utilisation des ammonitrates au regard des risques qu'ils engendrent.

Pour encourager les agriculteurs à recourir aux ammonitrates à moyen plutôt qu'à haut dosage, le rapport du CGEDD suggère - dans sa recommandation n° 9 - que le Gouvernement modifie les seuils actuels, estimant que notre réglementation surtranspose la directive Seveso : qu'en pensez-vous ? Est-ce aussi un levier pour mieux prévenir les risques liés au stockage ? Vous dites que les agriculteurs ont une bonne connaissance des produits, ce n'est pas l'avis du CGEDD : il estime que « la connaissance par les exploitants agricoles du risque lié aux ammonitrates est faible » et que les fiches fournies par les producteurs d'engrais « sont totalement inadaptées à la prise en compte des enjeux de sécurité », appelant de ce fait - c'est la recommandation n° 10 -, à renforcer le travail d'information : qu'en pensez-vous ? Menez-vous des actions de sensibilisation sur les risques liés au stockage des ammonitrates à haut dosage ?

M. Renaud Bernardi. - Nous avons élaboré des fiches pratiques depuis 2009, elles sont régulièrement remises à jour et diffusent les bonnes pratiques de stockage dans les fermes, nous n'avons pas attendu l'accident de Beyrouth pour avoir une action proactive d'information. Ensuite, les producteurs adhérents diffusent des conseils de stockage par leurs propres moyens, en particulier sur leurs sites, ou par des webinaires d'information sur les produits. Les producteurs et leur union nationale travaillent sur le sujet depuis plus de dix ans, pour informer aussi la distribution. Quant aux fiches de données de sécurité qui accompagnent les produits, elles existent depuis longtemps et leur modèle est reconnu partout en Europe, nous n'avons pas eu de demandes de les modifier.

Est-ce que modifier les seuils encouragerait le recours au bas dosage ? Il faut savoir que le haut dosage représente un apport de qualité pour les céréales, c'est en particulier ce qui permet d'atteindre le taux de protéines de 12 %. Ne plus stocker l'ammonitrate à haut dosage à proximité des exploitations, cela poserait aussi un problème de transports, puisqu'il faudrait l'apporter de plus loin, ou apporter davantage de produit moins dosé, ce qui aurait des conséquences environnementales avec plus de camions sur les routes. En réalité, nous avons besoin de livrer dans des délais très courts des quantités importantes d'azote, cela nécessite un maillage de dépôts de magasins de vrac avec des hauts dosages.

Mme Martine Filleul. - Merci pour ces présentations éclairantes sur ce sujet complexe. Notre pays est le premier pays consommateur de nitrates d'ammonium en Europe et le deuxième au monde, certains de ces produits peuvent devenir de véritables bombes. Or, notre réglementation fait commencer le régime de déclaration et le contrôle par des bureaux privés à 250 tonnes de produits stockés, là où nos voisins belges et allemands font démarrer les inspections entre un et trois quintaux : la différence est de taille, n'avons-nous pas des marges de progrès en la matière ? Le transport est la phase la plus délicate, 62 % des accidents s'y produisent, comment y réduire les risques en particulier avec les engins utilisés ? On nous a parlé également d'une coopérative alsacienne qui stockerait d'importantes quantités de produits à proximité de la centrale nucléaire de Fessenheim : avez-vous connaissance de ce cas et qu'en pensez-vous ? Enfin, les inspections ne concerneraient que 9 000 sites sur quelque 500 000 qui pourraient l'être, on nous dit qu'il faudrait environ 9 000 inspecteurs alors que notre pays en disposerait de 1 600 : qu'en est-il ? 

M. Antoine Hacard. - L'ammonitrate est la forme d'engrais azoté la plus vertueuse pour l'environnement, bien plus que les autres engrais azotés minéraux utilisés par exemple en Inde ou en Chine. Ensuite, l'abaissement des seuils à quelques quintaux signifierait qu'il faudrait inspecter les 250 000 exploitations agricoles qui en utilisent, ceci trois fois par an, ce n'est pas réaliste. Nous réalisons une prouesse logistique, car nous produisons onze mois par an des engrais qui sont utilisés seulement quelques jours par an. Ma propre exploitation est proche de la Belgique, je peux vous dire que nous y envoyons des camions entiers d'ammonitrate 33.

Il faut dire aussi que, depuis 2004, il n'y a pas eu d'accident sérieux, c'est à considérer, ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que la sécurité ne soit pas un sujet. Le transport est effectivement un moment sensible, il y a peut-être des améliorations à faire sur le transport fluvial et le déchargement, mais il faut voir que pour conditionner, ce qu'on fait de plus en plus depuis des années, il faut quand même des stocks de vrac. 

M. Renaud Bernardi. - La diminution des ventes d'ammonitrates à haut dosage obligerait effectivement à s'orienter sur des produits d'une moindre performance environnementale, avec des conséquences agronomiques pour la « ferme France ». Ensuite, le volume de vrac ne cesse de reculer depuis 2004, les 480 000 tonnes auxquelles nous parvenons résultent de quinze années d'efforts où les producteurs n'ont cessé d'investir dans l'ensachage, lequel est du reste facturé 25 euros la tonne aux agriculteurs, chacun a fait des efforts et je crois difficile d'aller plus loin en la matière.

La France est le premier consommateur d'ammonitrates parce qu'il est le premier producteur européen de céréales - nous exportons la moitié de notre production -, cela montre le lien entre la performance du producteur et le besoin de ces volumes d'ammonitrates, ce qui n'est pas sans lien avec notre souveraineté alimentaire.

Je vous rejoins sur le transport : si le ferroviaire était plus développé, il serait davantage utilisé. Mais le transport routier des ammonitrates est strictement encadré, les chauffeurs sont habilités, chaque usine vérifie l'habilitation, l'identité du chauffeur, l'équipement, c'est un transport surveillé et vérifié.

Quant à la coopérative alsacienne dont la proximité avec la centrale nucléaire de Fessenheim représenterait un risque, je n'ai pas d'information particulière, je vous répondrai par la suite. 

M. Philippe Prudhon. - Nous sommes favorables à la réglementation et au contrôle, mais cela n'exclut pas la confiance. Les autorités françaises ont fait le choix de concentrer les contrôles sur les installations les plus dangereuses, d'abord les sites Seveso, c'est pour cela que dans les installations classées les signes « DC » - pour déclaration contrôle - se sont multipliés. Des organismes indépendants interviennent alors pour contrôler un ensemble de points et alerter la Dreal en cas de non-conformité.

S'agissant du transport, il faut regarder toute la chaîne. Récemment, le Conseil supérieur de préventions des risques technologiques a adopté un texte pour modifier certaines règles dans les ports maritimes, nous avons voté pour, en tant que représentants des exploitants. La profession est volontaire pour participer à un groupe de travail sur les ports fluviaux.

M. Philippe Tabarot. - Nous avons beaucoup appris de notre déplacement en Seine-Maritime, et nous allons continuer dans le Grand-Est. Quelles sont les quantités d'ammonitrate à moyen dosage produites en France - et quelles sont les productions qui en utilisent ? Comment se répartit l'ammonitrate entre les différents modes de transports
- terrestre, ferroviaire, fluvial ? Que pensez-vous de l'idée de limiter le transport d'ammonitrates à haut dosage en vrac ? On nous dit que des mélanges sont pratiqués entre les produits : le sont-ils dans les coopératives agricoles ? Quelles sont les modalités de contrôle, étant donné que les plus petites coopératives échappent à la réglementation des ICPE ? Les agents des Dreal nous disent qu'ils n'ont pas les moyens de contrôler l'ensemble de la chaîne... En tout état de cause, nous sommes là pour recueillir votre point de vue, pour nous forger une opinion que nous n'avons pas a priori.

M. Antoine Hacard. - Je ne suis pas un défenseur a priori de l'ammonitrate à haut dosage, je le défends d'abord parce qu'il est fabriqué en France et qu'il est nécessaire à nos approvisionnements tels que nous les avons organisés. Ensuite, il faut savoir qu'on ne peut pas produire de l'ammonitrate 27 avec l'outil industriel qui produit l'ammonitrate 33, sinon nous serions preneurs. Concernant les seuils, en dessous de 250 tonnes les stockages sont en quelque sorte inconnus de l'administration. Il y a cependant une difficulté à abaisser ces seuils, car une exploitation agricole peut facilement être amenée à stocker 60 à 90 tonnes d'ammonitrates 33. Abaisser significativement les seuils équivaut à une interdiction, car les durées d'utilisation des ammonitrates sont très courtes : 250 tonnes peuvent partir en trois heures. En outre, cela induirait un travail de contrôle supplémentaire par l'État. Les coopératives sont fiables et contrôlent régulièrement, elles offrent un cadre adapté. Quant aux activités de mélange d'engrais, elles se font sur des chaînes sécurisées, ce type de pratique n'a jamais conduit à des accidents.

M. Renaud Bernardi. - En France, sur les 8 millions de tonnes d'engrais minéraux utilisés chaque année, 70 % sont des engrais azotés. Près de 50 % de ces engrais azotés sont des ammonitrates, soit environ 2,6 millions de tonnes et 60 % des ammonitrates sont à haut dosage. Des 1,6 million de tonnes d'ammonitrates contenant plus de 28 % d'azote issu du nitrate d'ammonium, le vrac représente 30 %, ce qui correspond à 480 000 tonnes.

Si l'on pouvait changer l'outil industriel de l'ammonitrate 33 pour produire de l'ammonitrate 27, on le ferait, mais ce n'est pas la même chose.

L'ammonitrate à haut dosage fait l'objet d'un suivi qualité quotidien, avec des analyses quotidiennes sur sa teneur en azote, ses caractéristiques physiques, mais aussi sa résistance au stockage, à la reprise en masse, ceci dans le cadre des normes en vigueur : le produit fait l'objet de tests de résistance, en situation critique, pour le mettre sous contrainte et vérifier qu'il n'est pas détonnant. Dans les modalités de transports, si on peut faire plus de ferroviaire, nous sommes effectivement très preneurs. Il faut savoir aussi que dans l'organisation actuelle, l'industriel est proche des agriculteurs, 90 % des volumes sont livrés en moins de 24 heures, c'est un élément fondamental de notre organisation.

Mme Nicole Bonnefoy. - J'étais rapporteure de la commission d'enquête chargée d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, j'y ai beaucoup appris. Quel vous paraît être l'impact de la sous-traitance sur la sécurité des travailleurs et la sûreté des installations ? Que pensez-vous de l'idée d'interdire la sous-traitance sur les sites à risque ? 

Que pensez-vous, ensuite, du fait que la réglementation des installations classées Seveso ne limite pas le tonnage de produits toxiques, inflammables, ou explosifs ? Plusieurs projets de méga-entrepôts dépassent plusieurs centaines de fois les quantités de produits dangereux qui font classer un établissement en Seveso seuil haut - à Saint-Nazaire, par exemple, une autorisation de stockage a été donnée pour un site qui stockerait 43 fois la quantité de nitrates d'ammonium qui est à l'origine de l'accident de Beyrouth, n'est-ce pas prendre le risque d'un méga-accident ? Que penseriez-vous d'un plafond légal de stockage ? 

Mme Angèle Préville. - Je m'interroge sur la prévention des risques pour les agriculteurs, même si la manipulation des produits dont nous parlons ne dure que quelques jours dans l'année. Vous parlez de webinaires : combien d'agriculteurs y participent ? Quels sont les contrôles effectués de l'usage des produits par les agriculteurs ? Ne serait-il pas judicieux de prévoir une visite technique, par exemple au début de l'exploitation ? De faire des tests en situation ? Ces produits sont des explosifs s'ils sont contaminés par des produits corrosifs, ce ne sont pas des produits ordinaires...

J'ai compris, ensuite, que les coopératives n'avaient pas l'obligation de disposer d'extincteurs, qui est un outil particulièrement utile au départ de tout incendie : qu'en est-il ? Enfin, je ne crois pas que nous ayons d'idée arrêtée sur le dosage des ammonitrates, nous entendons ce que vous dites : mais si nous choisissions de passer à un dosage moyen, quelle serait la transition ? 

M. Didier Mandelli, président. - Peut-on imaginer une formation des agriculteurs aux ammonitrates comme il en existe pour les produits phytosanitaires ?

M. Gérard Lahellec. - En Bretagne, la question des nitrates vaut davantage pour l'élevage que pour les cultures céréalières et le risque perçu par la population est moins celui de l'explosion, que des algues vertes ; elles ne sont certes pas présentes sur toutes nos côtes, loin de là, mais elles sont bien visibles dans certaines de nos baies. La question est très sensible, et particulièrement difficile quand on sait l'importance de l'agriculture - qui représente 65 000 emplois dans mon seul département. Dès lors, comment créer les conditions d'une utilisation vertueuse des nitrates pour garantir leur acceptation sociale ?

M. Philippe Prudhon. - Nous sommes des chimistes, mais la mise en place de nos produits nécessite de nous adjoindre des compétences très spécialisées que nous n'avons pas, ce qui rend la sous-traitance nécessaire. Un électricien haute tension, par exemple, a reçu une formation spécifique - et c'est la même chose quand nous avons besoin d'échafaudages. Cependant, la co-activité sur un même site se traduit par des plans de prévention, auxquels se soumettent toutes les entreprises qui interviennent sur site et qui passent par un processus de certification contrôlé périodiquement.

Ensuite, nous avons mis l'accent sur l'entreposage, et signé avec les logisticiens un accord volontaire en septembre 2020 pour améliorer les opérations, nous promouvons notre référentiel de qualité et de sécurité ; nous formons des auditeurs pour accélérer cette partie.

Sur l'idée d'un plafond de quantités, il faut bien voir que, quelle que soit la quantité stockée, nous faisons une analyse des risques, assortie des dispositifs de prévention idoines, et c'est à l'exploitant d'apporter la preuve que le scénario est acceptable, faute de quoi la Dreal n'autorise pas.

M. Antoine Hacard. - Le métier d'une coopérative, c'est de faciliter le travail de production de ses adhérents, et nous faisons oeuvre utile en les préservant de contraintes supplémentaires, ce que nous faisons du reste en stockant et en leur délivrant des produits dans des conditions d'utilisation sûre. Je n'ai pas les chiffres des produits stockés en ferme, je dirais qu'ils représentent le cinquième du volume, dans la plupart des cas les agriculteurs viennent à la coopérative prendre des produits dont ils se servent le lendemain, le risque est alors quasiment nul, sauf acte de malveillance, car il faut des conditions particulières pour que ces produits deviennent explosifs. Je crois que nous devons renforcer notre travail entre producteurs et stockeurs, en dispensant les agriculteurs de contraintes supplémentaires.

Quant à l'acceptabilité sociale de l'azote en Bretagne, la question renvoie à la concentration de l'élevage sur une zone restreinte. En réalité, l'épandage d'ammonitrates ne laisse guère de trace dans l'environnement quand il est réalisé et je sais que les agriculteurs utilisent la juste quantité de produit - on le comprend d'autant plus facilement qu'il coûte 650 euros la tonne...

M. Renaud Bernardi. - L'information des agriculteurs est un enjeu très important, nous en sommes tous conscients, c'est la raison pour laquelle elle figure au plan d'action que la filière a proposé au ministère de l'agriculture à la fin 2021, c'est un effort à fournir dans la continuité.

En Bretagne, les nitrates sont épandus surtout sur les prairies pour les rendre propres à l'élevage, et c'est par ces techniques que la Bretagne est devenue la première région d'élevage de France. Les éleveurs bretons ont déjà fait des efforts considérables, chacun est rigoureux dans l'usage du produit, je crois que les conditions d'utilisation vertueuses sont déjà réunies, reste à expliquer davantage que l'usage de ces produits fait partie intégrante de la performance de l'agriculture française.

Mme Angèle Préville. - Qu'en est-il des extincteurs dans les coopératives ? 

M. Antoine Hacard. - J'en vois dans toutes les coopératives où je me rends, mais je vais regarder si c'est obligatoire...

M. Gilbert Favreau. - Je suis surpris qu'entre nos trois invités, l'un réponde bien moins que les deux autres à nos questions : quelles sont les positions de France chimie ?

M. Jean-Claude Anglars. - Avant cette audition, nous avons, devant le groupe d'études « Agriculture et alimentation », évoqué la question de la souveraineté alimentaire, ce qui m'inspire cette question, que je reconnais un peu décalée : pourquoi, au pays de la baguette de pain, manquons-nous de farine de blé ? 

M. Philippe Prudhon. - Je n'ai pas donné la position de France chimie sur toutes les questions abordées, parce que mes voisins y répondent parfaitement, étant donné qu'elles concernent plus directement leurs spécialités. J'ai précisé la position de France chimie dans mon propos liminaire : nous disposons d'une chaîne logistique et d'entreposage précise, la réglementation a évolué, en particulier à la suite de rapports administratifs, nous savons que l'action doit se renforcer sur les ports fluviaux pour qu'ils ne soient pas le maillon faible. Mes collègues se sont déclarés tout à fait disposés à travailler sur le sujet dans un groupe de travail.

M. Antoine Hacard. - Nous n'allons pas manquer de blé, puisque notre production atteint 37 millions de tonnes, mais il y a de fortes tensions internationales sur le blé, le maïs et le sucre, les stocks sont très faibles. La stabilité géopolitique de nos voisins peut être liée au prix des céréales, certains de nos voisins commencent à connaître des tensions sociales, il est du devoir de la France de livrer ces pays en blé pour assurer leur stabilité. Ajoutons à cela que la Chine achète beaucoup de blé français.

M. Didier Mandelli, président. - Effectivement, l'Histoire nous montre l'importance que revêt le prix des céréales... Merci pour votre participation à nos travaux. 

Ce compte rendu a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 11 h 30.