Mardi 28 février 2023

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 - Examen du rapport pour avis

M. Claude Raynal, président. - Notre commission se saisit traditionnellement pour avis des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), au regard de leurs enjeux pour la trajectoire de nos finances publiques. Le projet de loi de financement rectificative déposé par le Gouvernement est cependant particulier, puisqu'il a pour objet quasi exclusif de mettre en oeuvre une réforme paramétrique de notre système de retraites. Aussi, il aura des incidences non seulement sur le régime général mais aussi sur les régimes de la fonction publique et sur les régimes spéciaux, sur lesquels notre collègue Sylvie Vermeillet rapporte chaque année au titre de la mission « Régimes sociaux et de retraite » et du compte d'affectation spéciale « Pensions ». Elle avait d'ailleurs, en juillet dernier, produit un rapport sur les régimes d'assurance vieillesse des agents de la régie autonome des transports parisiens et des marins.

Je lui laisse donc la parole pour nous présenter sa proposition d'avis sur la réforme présentée par le Gouvernement.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure pour avis. - Le Gouvernement a présenté le 23 janvier dernier un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, visant à mettre en oeuvre une réforme paramétrique du système de retraites.

La première partie prévoit notamment : la fermeture de cinq régimes spéciaux (RATP, industries électriques et gazières - IEG -, Conseil économique, social et environnemental, Banque de France et Clercs et employés de notaires) ; la création d'un index seniors destiné à objectiver leur place en entreprise ; la suppression du transfert à l'Urssaf du recouvrement des cotisations dues aux régimes complémentaires de l'Agirc-Arrco.

La deuxième partie prévoit : le recul progressif de l'âge légal de départ en retraite à 64 ans et l'accélération de l'augmentation de la durée d'assurance requise pour bénéficier d'une retraite à taux plein ; la révision du compte professionnel de prévention (C2P) ; la mise en place d'un Fonds d'Investissement dans la prévention de l'usure professionnelle ; la revalorisation des minima de pension pour atteindre 85 % du Smic net en cas de carrière complète ; la validation de trimestres pour certains stagiaires indemnisés par l'État ; la création d'une assurance vieillesse des aidants ; la généralisation des dispositifs de cumul emploi retraite et retraite progressive.

Faute d'avoir pu être examiné dans les délais, ce projet de loi n'a pas été adopté par l'Assemblée nationale et a été transmis au Sénat ce 18 février, en application de l'article 47-1 de la Constitution. Nous avons donc à nous prononcer sur un texte à peine modifié par rapport à sa version initiale.

Les dépenses de retraites se sont élevées en 2021 à 345,1 milliards d'euros et les recettes à 346 milliards dont 227 milliards de cotisations sociales et 46 milliards de sur-cotisations pour équilibrer les régimes des trois fonctions publiques.

Sur 1 000 euros de prélèvements obligatoires perçus par les administrations publiques en 2021, 248 sont affectés aux retraites, ce qui place la France en deuxième position dans le monde (après l'Italie) en part de dépenses publiques dans ce domaine.

Avec la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), la part du recours à la capitalisation est croissante : 280 milliards d'euros sont investis en épargne retraite en mars 2022.

Le Conseil d'orientation des retraites (COR), en appliquant la convention d'équilibre permanent des régimes, prévoit une dégradation substantielle du solde de notre système de retraite dans les dix prochaines années.

Le déséquilibre est d'abord démographique : 778 000 départs en retraite en 2021 pour 700 000 naissances. L'évolution de la population par génération est claire : pour espérer sauver un système par répartition, il faut encourager la natalité, à tout le moins, ne pas pénaliser financièrement les carrières des mères pour espérer remonter le taux de fécondité tombé à 1,8 ; commencer par créer des places de crèches et développer des systèmes d'accueil des enfants.

Le COR estime que le solde du système des retraites sera déficitaire dès cette année pour atteindre 13,5 milliards d'euros en 2030. Cette prévision est bien optimiste, car elle se fonde sur une hypothèse de croissance moyenne de 1 % et un taux de chômage de 4,5 % à long terme.

J'attire votre attention sur la progression étonnamment modérée des dépenses de retraites alors que le vieillissement de la population s'accentue. Ce phénomène s'explique par la baisse relative des pensions comparée à l'évolution de la rémunération des actifs. Les pensions sont indexées sur l'inflation qui est moins élevée que la progression des salaires.

Sans changement, on observera un décrochage du niveau de vie des retraités dans les prochaines décennies. La réduction, ces dernières années, du rendement technique du point Agirc-Arrco et le gel du point d'indice de la fonction publique ont amorcé cette baisse relative de niveau de vie. Le COR estime que si la pension représentait en moyenne 50,3 % des revenus d'activité en 2021, ce ratio chutera à 36,9 % d'ici 2070.

Côté ressources, trois facteurs conduisent à une diminution du taux de prélèvement : la diminution de la contribution de l'État compte tenu de la baisse de l'emploi public, une réduction de celle de la CNRACL, pour les mêmes raisons s'agissant des fonctions publiques territoriale et hospitalière, dont les agents contractuels plus nombreux cotisent à la CNAV ; et, enfin, le recul de la natalité et du chômage, qui affaiblit les contributions de la branche famille et de l'Unedic au système.

Concernant les mesures paramétriques de la réforme, le relèvement de l'âge de départ de 62 à 64 ans accélère un mouvement déjà constaté dans de nombreux régimes. S'ajoute une accélération de la mise en oeuvre de la réforme dite « Touraine » pour atteindre 43 annuités dès 2027. Pour les générations nées à partir de 1961, l'augmentation de la durée d'activité devrait engendrer une hausse de la pension servie.

En combinant ces mesures d'âge au relèvement du minimum contributif, le système devrait connaître, à partir de 2030, une majoration du montant de l'ensemble des pensions servies. Seules les personnes en situation de surcote dans le droit actuel verraient leurs pensions diminuer.

La prudence recommande la mise en oeuvre d'une clause de revoyure, car l'équilibre du système est fondé sur quelques paramètres conjoncturels qui, s'ils ne sont pas satisfaits, renouvelleront le besoin de financement.

Par ailleurs, avec une entrée en vigueur de la réforme dès le 1er septembre 2023, sans doute ne faut-il pas mésestimer les difficultés des entreprises ou des caisses de retraite pour l'appliquer techniquement tout d'abord, humainement ensuite.

Y a-t-il une alternative au scénario choisi ?

Une majoration de cotisation entraînerait bien sûr une baisse de pouvoir d'achat conséquente : 442 euros annuels en 2030 en moyenne par cotisant pour équilibrer le système.

Une baisse des pensions - 719 euros par an en moyenne par retraité en 2030 pour équilibrer le système - constituerait une rupture du pacte intergénérationnel, d'autant que les générations précédentes ont travaillé davantage : on estime que le surplus d'heures effectuées par les personnes nées en 1950 représente près d'une année et demie de cotisations supplémentaires par rapport aux personnes nées en 1980. De plus, au regard du financement de la dépendance de plus en plus coûteux, le niveau de vie des retraités est à protéger afin de préserver leurs capacités à honorer leur propre prise en charge.

La réforme fait le pari d'une progression de l'emploi des seniors. L'article 2 du projet de loi prévoit à cet effet la création d'un index senior, le taux d'emploi des 55-64 ans étant en France bien inférieur à la moyenne européenne. La sanction prévue de 1 % de la masse salariale vise la non publication de l'index et non l'absence de maintien dans l'emploi ou de recrutement des seniors. La mise en place d'un dispositif « Un senior, Une solution » sur le modèle de celui mis en place pour les jeunes, serait sans doute plus efficace. La commission des affaires sociales et son rapporteur, René-Paul Savary, feront sans doute des propositions sur le sujet.

Venons-en désormais à la question des réserves du système des retraites. Celles-ci s'établissaient à 180,4 milliards d'euros en 2021, dont 86,5 milliards détenus par l'Agirc-Arrco, laquelle devrait conforter ses ressources avec la réforme et sans doute réfléchir à leur utilisation.

Quand on entreprend une réforme, il faut s'interroger sur la pérennité du système qui en sort, et se prémunir pour l'avenir. Tel était l'objet du Fonds de réserve pour les retraites (FRR) créé en 2001 pour éviter les déficits que l'on constate aujourd'hui. Anticipant que la génération « papy-boom » serait surnuméraire donc coûteuse en pensions, le FRR devait mettre en réserve les cotisations vieillesse surnuméraires de l'époque ainsi que la soulte versée à l'État par les employeurs du régime spécial des IEG dans le cadre de l'adossement partiel au régime général. L'ambition était d'atteindre 150 milliards d'euros à l'origine, c'est précisément le montant du déficit cumulé auquel nous devons faire face dans les dix années à venir.

En 2011, cette trajectoire a été interrompue et la mission du FRR réorientée vers le financement de la dette sociale gérée par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) : le FRR décaisse désormais chaque année 2,1 milliards d'euros pour la Cades, les sommes collectées jusqu'alors n'étant plus mises en réserve à compter du 1er janvier 2011. Le FRR n'est donc plus dédié à l'anticipation mais à la gestion d'une dette passée, agrégeant celles de la CNAV, du Fonds de solidarité vieillesse et de la CNRACL. Ces versements seront réduits à 1,45 milliards à partir de 2025. L'actif, de 26 milliards fin 2021, devrait disparaître d'ici 2033, sauf si une volonté se fait jour afin de redonner sa mission première au FRR et lui affecter tout ou partie des excédents induits par la réforme paramétrique, - pourquoi pas des cotisations de CSG supplémentaires ? - afin d'anticiper d'autres décrochages démographiques. Particulièrement bien géré, la performance annualisée du FRR s'élève à 4,7 % depuis 2010 : c'est un modèle.

Concernant les impacts de la réforme, nous ne disposons pas de son effet sur les comptes publics, ce qui parait pourtant indispensable.

Le Gouvernement estime que le coût des mesures d'accompagnement de la réforme devrait atteindre un montant total de 4,1 milliards en 2027 puis 5,9 milliards en 2030.

Le déficit prévisionnel ne sera que partiellement compensé en 2027 par les mesures paramétriques et les hausses de taux. À cette heure, le solde du système de retraites resterait négatif de 4,6 milliards à la fin du quinquennat. Il faudrait attendre 2030 pour parvenir à l'équilibre. Mais celui-ci est déjà fragilisé par les amendements déposés par le Gouvernement en première lecture à l'Assemblée nationale, qui, s'ils n'ont pas pu être examinés avant la transmission du texte au Sénat, ont vocation à être déposés de nouveau : élargissement du dispositif de départ anticipé pour les carrières longues aux cotisants ayant travaillé entre 20 et 21 ans ; plafonnement à 43 annuités pour les personnes ayant commencé à travailler avant 21 ans ; attribution de trois trimestres aux pompiers volontaires s'ils justifient de dix ans d'engagement...

Sans remettre en question la pertinence des amendements, je souligne que les mesures supplémentaires représentent 800 millions d'euros en 2030, dont 700 millions dédiés aux deux mesures visant les carrières longues. Dans ces conditions, l'équilibre ne serait pas atteint en 2030.

Concernant les régimes spéciaux, sur les 42 régimes de base ou intégrés, cinq sont appelés à disparaître car structurellement déficitaires ou équilibrés au moyen de financement définis par la loi. Pour mémoire, le budget de l'État finance 12 régimes à hauteur de 11,3 milliards d'euros via des taxes affectées ou des subventions d'équilibre. Or, la solidarité nationale ne peut financer des avantages spécifiques, elle doit compenser les déséquilibres démographiques seulement. Je note que les différents régimes qui perdurent tout en comportant des avantages spécifiques, s'autofinancent eux-mêmes, par exemple les avocats et toutes les professions libérales.

Comme les IEG, la Caisse de retraite et de prévoyance des clercs et employés de notaires (CRPCEN) ne peut justifier d'une situation excédentaire que par le reversement d'une taxe affectée qui représente 47,8 % des prestations versées. Le régime de la Banque de France peut sembler déroger à la logique puisqu'il ne bénéficie d'aucune subvention publique, mais il n'est à l'équilibre qu'au moyen d'une contribution employeur largement majorée : 473 millions d'euros en 2021. Le montant des cotisations stricto sensu a atteint en effet 36 millions d'euros en 2021 quand le montant des pensions servies s'est élevé à 508 millions d'euros. Les régimes devraient s'éteindre selon la « clause du grand-père », les affiliés actuels conservant l'ensemble de leurs droits à retraite ainsi que les dispositions des autres branches : maladie, maternité...

Il est indispensable qu'une convention avec la CNAV et les régimes complémentaires soit établie afin que ceux-ci, bénéficiant des cotisations des nouveaux entrants des régimes visés par la réforme, les reversent aux anciennes caisses pour subvenir aux pensions des anciens affiliés. Cette solution a été retenue pour faire face à la fermeture du régime SNCF en 2020 et je m'étonne qu'elle ne soit pas encore prévue. J'y serai vigilante.

Le relèvement d'âge d'ouverture des droits à 64 ans concerne également les fonctions publiques. La borne d'âge est relevée pour les catégories actives qui passeront à 59 ans et pour les catégories super actives à 54 ans. L'âge de départ à la retraite moyen des fonctionnaires civils était déjà de 63 ans et 8 mois en 2021. Sur demande du fonctionnaire, il sera possible de décaler de trois ans la limite d'âge du poste occupé : pourquoi pas 70 ans... Le dispositif de retraite progressive est transposé à la fonction publique.

En tout état de cause, la réforme devrait avoir pour effet mécanique une amélioration du solde du CAS « Pensions » de 0,7 milliard en 2027 puis 1,1 milliard en 2030. Avant réforme, le solde cumulé du CAS « Pensions » devait s'élever à 8,5 milliards d'euros en 2023. Cependant, cet excédent n'existe pas matériellement et je serais là encore favorable à la mise en place de véritables réserves, destinées à abonder le FRR.

Voici très synthétiquement les points que je souhaitais aborder, bien d'autres éléments pourraient compléter mon propos mais le temps m'est compté.

Je salue et remercie la commission des affaires sociales, en particulier sa présidente Catherine Deroche, la rapporteure générale Élisabeth Doineau et le rapporteur René-Paul Savary, pour le travail fructueux que nous avons mené ensemble, et les nombreuses auditions communes. Je souhaite que le Sénat s'illustre par la qualité de ses débats à l'occasion de l'examen de ce texte.

En dépit des doutes exprimés sur la validité du cadrage macro-économique et sous réserve de l'adoption des amendements déposés par la commission des affaires sociales, je donne un avis favorable sur un texte qui aurait pu, sans doute, être plus ambitieux.

M. Claude Raynal, président. - Étant donné que nous aurons une dizaine de jours de débat en séance plénière, je vous propose que nous nous contentions ici de quelques questions utiles à notre information. Et je commencerai par celle-ci : avez-vous eu accès à l'avis du Conseil d'État sur ce texte, et si oui, que dit-il en substance ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Merci pour la qualité de ce rapport. Vous posez incidemment la question de la prévoyance et de la capitalisation, en particulier à travers le FRR, lequel n'entre pas dans le texte initial. Ne pensez-vous pas qu'il aurait fallu inclure ce sujet dans la réforme ? Vous parlez aussi de la démographie, et du rapport entre le nombre d'actifs et les pensions versées, vous soulignez les promesses qui ont été faites il y a 40 ans à ceux qui s'engageaient dans la vie professionnelle et qui, comme vous le dites, auront finalement travaillé plus que les cotisants actuels, mais à qui l'on va dire qu'on ne pourra pas leur verser les retraites auxquelles ils pensent avoir droit ; avez-vous des éléments plus précis sur cet aspect des choses, voire des propositions ? En avez-vous également pour consolider le dispositif qui sortira de la réforme, c'est-à-dire pour éviter que le déficit ne réapparaisse bientôt ?

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure pour avis. - L'avis du Conseil d'État n'a pas été rendu public, cependant je sais qu'il émet plusieurs réserves sur ce texte, en particulier sur l'index seniors et sur la prise en compte de la pénibilité.

Je n'ai pas d'éléments sur la capitalisation, hors ce constat que la loi Pacte a créé un appel d'air, le montant des contributions augmente.

J'ai interrogé Olivier Dussopt sur le devenir du FRR, il ne m'a pas semblé vouloir prolonger le fonds, alors que des cotisations supplémentaires vont abonder le système et pourraient être fléchées vers ce fonds - pourquoi pas la CSG -, pour éviter des déconvenues futures. Cependant, sur ce sujet, comme celui de la mise en place d'un régime par capitalisation, le PLFSSR ne me semble pas le bon véhicule législatif pour ce faire.

Enfin, la question se pose effectivement de l'après-2030 : le retour du déficit est possible du fait de la démographie et de la fin de l'effet comptable des mesures paramétriques contenues dans ce projet de loi de financement rectificative, c'est pourquoi je crois utile d'encourager la natalité, pour sauver le système par répartition. Je crains que si notre système n'était pas conforté, la capitalisation prendrait la suite.

M. Michel Canévet. - Merci pour ce rapport de grande qualité, il apporte des éclairages utiles pour aborder ce sujet important. Le FRR était une très bonne idée, mais il a été détourné de sa mission initiale. Pensez-vous qu'il puisse servir à nouveau pour financer l'équilibre de nos retraites ? Une question, ensuite, sur l'emploi des séniors : avez-vous une idée du coût des arrêts de travail intempestifs des séniors qui sont usés par le travail ? Ne pensez-vous pas qu'il serait utile de créer un dispositif spécifique pour ceux de nos concitoyens qui sont effectivement usés par le travail ?

M. Marc Laménie. - Merci pour ce travail d'investigation sur un sujet bien compliqué... Je m'interroge sur la situation patrimoniale du système des retraites, vous indiquez un patrimoine de 160 milliards d'euros pour les régimes complémentaires : de quoi s'agit-il, plus précisément ? Vous indiquez un volet retraite de la dette sociale de 43,2 milliards d'euros : quelle en est l'évolution prévisible ?

Enfin, sur les régimes spéciaux, nous constatons un mécontentement du monde cheminot, alors que le régime de la SNCF n'est pas concerné puisqu'il a déjà été réformé ; j'avoue ne pas bien comprendre... Et qu'en est-il des agriculteurs ?

M. Vincent Delahaye. - Je félicite à mon tour notre rapporteure, même si je ne suis pas d'accord avec cette affirmation que notre système de retraite « deviendrait » déficitaire cette année, comme s'il était à l'équilibre jusqu'ici : en réalité, il est déficitaire quand on prend en compte la surcotisation de l'État, qui correspond bien à un déficit. J'ai entendu le chiffre de 60 milliards d'euros de déficit effectif, le confirmez-vous ? Quand on parle de 14 % ou 16 % de PIB consacrés aux retraites, n'oublions pas que les deux points de différence représentent 50 milliards d'euros...

Enfin, Monsieur le président, lorsque la capitalisation est autorisée pour les fonctionnaires et les élus, je ne vois pas pourquoi en interdire l'accès au reste de la population. Savez-vous si les amendements sur ce sujet seront recevables au titre de l'article 40, sachant qu'ils n'entraineraient pas de dépense publique supplémentaire puisque les frais de gestion seraient pris en charge par les gestionnaires de ces fonds capitalisés ?

M. Claude Raynal, président. - Je me permets de vous répondre tout de suite : ils ne passeraient sans doute pas les fourches caudines du périmètre de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale et seraient donc déclarés irrecevables par la commission des affaires sociales.

M. Rémi Féraud. - Je remercie à mon tour notre rapporteure pour ce travail, qui met des chiffres sur une réforme paramétrique qui, en réalité, était contenue dans la loi de programmation des finances publiques et qui a le gros défaut de ne s'inscrire dans aucune réforme de société. Cette réforme vise seulement à faire face à un déficit qui apparaîtrait cette année, alors que le système était excédentaire jusqu'à l'an passé, et pour un montant prévu à 2030 qu'on pourrait compenser par d'autres moyens, c'est que nous proposerons.

Notre rapporteure propose un avis favorable, mais nous notons combien son avis est critique sur les régimes spéciaux, sur la clause dite de grand-père, sur l'absence de stratégie de réserve, sur la fragilité juridique de l'index séniors : cet avis favorable s'accompagne de bien des réserves !

Lorsque vous calculez le déficit public lié à la réforme, ne faut-il pas ajouter l'impact négatif de la réforme sur le régime d'assurance chômage et les minimas sociaux -avez-vous pu le chiffrer ? Ensuite, dès lors que des réserves importantes existent dans les régimes complémentaires, mais que ces régimes ne concernent pas les secteurs où il y a les besoins, un lien est-il envisageable, réaliste, pour mobiliser l'argent là où il est nécessaire ?

M. Sébastien Meurant. - J'ai déjà posé la question au président du COR : quelles mesures ont-elles été prises après les constats, faits régulièrement dans des rapports, de fraudes à notre système de retraite, en particulier de citoyens étrangers qui résident surtout hors du territoire national ? J'ai aussi posé la question à notre président et à notre rapporteur général : quel suivi notre commission fait-elle de ces fraudes et des réponses qui leur sont faites ?

M. Claude Raynal, président. - Une question de vocable : on parle de réforme paramétrique, mais est-ce bien le cas quand on fait passer l'âge légal de 62 à 64 ans ? Les incidences en sont si importantes, que le terme de « paramétrique » paraît un peu étroit, pour le moins...

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure pour avis. - Le FRR dispose de 26 milliards d'euros, il abonde la Cades de 2,1 milliards par an, montant qui sera réduit à 1,45 milliard en 2025, et l'extinction du fonds est prévue pour 2033. Faut-il le prolonger ? Je pose la question dans mon rapport, la réponse dépend aussi des conséquences de cette réforme : va-t-elle produire des excédents ? La direction générale du Trésor dit oui, l'OFCE dit non - il faut compter aussi le fait, par exemple, que des cotisations chômage supplémentaires, vont devoir absorber du chômage supplémentaire par exemple des séniors.

Quel est le coût des arrêts de travail pour les séniors ? Dans les faits, les séniors sont moins en arrêt de travail que les salariés plus jeunes, je le montre dans mon rapport, mais les seniors sont davantage au chômage, et comme la réforme risque de se traduire par plus de chômage pour eux - comme cela s'est passé lors de la réforme de 2010 -, un dispositif particulier, comme « un sénior, une solution » pourrait se justifier, je crois savoir que la commission des affaires sociales nous le proposera. Cela dit, le FRR pourrait effectivement être abondé par d'autres voies, pour perdurer.

Les régimes complémentaires ont effectivement des réserves, en particulier Agirc-Arrco dispose de 86,5 milliards d'euros, et la réforme devrait leur apporter des cotisations supplémentaires : ils s'en défendent, arguant qu'ils verseront des pensions plus élevées, mais on sait déjà qu'ils vont bénéficier de la réforme et la question se pose de ces marges.

Le régime de retraite de la SNCF est effectivement fermé depuis le 1er janvier 2020 ; on observe un âge de départ différent que dans la réforme, je laisse chacun apprécier. Le régime de la RATP prévoit un âge de départ plus tôt que l'âge légal, mais il faut savoir que la RATP tend à re-contractualiser sur leur ancien poste à des chauffeurs partis à la retraite : c'est aussi une information à considérer. Pour mémoire, la RATP emploie environ 42 000 salariés sous statut.

L'estimation de la surcontribution de l'État est de 30 milliards d'euros, pas de 60 milliards, le taux de cotisation employeur de l'État est bien supérieur, à 74 % pour le volet civil de la fonction publique de l'État, pour compenser un déséquilibre démographique. Il faudrait effectivement rééquilibrer les choses.

Je n'ai pas de données particulières sur la fraude sociale, ni en particulier sur le nombre de retraités qui résident à l'étranger.

Enfin, je suis bien d'accord avec vous, Monsieur le Président, sur le fait que l'âge de départ à la retraite n'est pas un petit paramètre - et qu'on parle bien d'une dimension substantielle de la retraite...

M. Claude Raynal, président. - Merci pour toutes ces précisions. Nous allons passer au vote. J'indique par avance que mon vote ne portera pas sur la qualité des travaux préparatoires conduits par notre rapporteure, mais sur le projet de loi qui nous est soumis.

La commission émet un avis favorable sur le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.

La réunion est close à 15 h 55.

Mercredi 1er mars 2023

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Définition, caractéristiques et fonctionnement des cryptoactifs - Audition de M. Ludovic Desmedt, professeur de sciences économiques à l'université de Bourgogne

M. Claude Raynal, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Ludovic Desmedt, professeur d'économie à l'université de Bourgogne, qui intervient régulièrement sur les questions ayant trait aux crypto-actifs.

Avant la table ronde qui suivra et qui portera sur le double enjeu de l'innovation et de la régulation des crypto-actifs, il m'a semblé en effet nécessaire que nous disposions d'éléments de compréhension communs sur ce que sont, concrètement, les crypto-actifs ainsi que sur la manière dont ils fonctionnent.

Les dernières auditions de notre commission dédiées spécifiquement à ce sujet datent de 2018, avec une première table ronde consacrée aux nouveaux usages et à la régulation des chaînes de blocs (blockchain) et une seconde consacrée aux risques et aux enjeux liés à l'essor des monnaies virtuelles. Depuis, les usages liés aux crypto-actifs se sont multipliés, sans que leur fonctionnement ne soit nécessairement bien compris. Par ailleurs, la question des crypto-actifs surgit régulièrement lors de nos auditions, comme celle du gouverneur de la Banque de France ou plus récemment encore, de la présidente de l'Autorité nationale des jeux.

C'est donc sans plus attendre que je vous cède la parole, monsieur Desmedt, pour que vous puissiez éclairer notre commission sur la définition, la création et le fonctionnement des actifs numériques au sens large.

M. Ludovic Desmedt, professeur de sciences économiques à l'université de Bourgogne. - La finance décentralisée est apparue en réaction à la crise de la finance traditionnelle, devenue dérégulée et difficilement contrôlable. En effet, 45 jours après la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, paraît un texte de neuf pages d'un certain Satoshi Nakamoto, mais il s'agit d'un pseudonyme, car son identité demeure encore à ce jour inconnue. Ce texte, qui passe d'abord inaperçu, dénonce la collusion entre les banques et les États. Il propose un programme informatique qui permettrait aux usagers d'échapper à leur contrôle.

Ce texte s'inscrit dans la continuité des réflexions du milieu cyberlibertarien, qui voit dans l'informatique un moyen de se passer du contrôle étatique et de la régulation - Elon Musk constitue une figure de proue de ce mouvement aujourd'hui. Satoshi Nakamoto propose un système de chaînes de blocs, la blockchain, un système ingénieux de validation, qui permet de se passer du tiers de confiance, la banque, qui, dans le monde financier, centralise et tient les comptes. La blockchain est ainsi un « livre ouvert », un système GPS de validation par les acteurs eux-mêmes, sans centralisation : les transactions à enregistrer sont proposées à l'ensemble du réseau ; chacune est décomposée en blocs numériques horodatés qui s'enchaînent et sont validés par des validateurs bénévoles, - ou du moins qui l'étaient à l'époque. Ainsi, c'est le réseau qui s'autorégule. Une fois qu'un bloc a été validé par le réseau, on ne peut plus modifier les informations qu'il contient.

Toutefois, pour que le système fonctionne, il faut aussi des surveillants : c'est pourquoi Satoshi Nakamoto a inventé le « bitcoin », fusion des mots anglais « coin », les espèces métalliques en anglais, et « bit », qui est une unité de mesure en informatique. Le bitcoin correspond ainsi la rémunération perçue par un validateur lorsqu'il résout un défi numérique proposé par un algorithme de validation. Un algorithme propose un défi numérique, des ordinateurs se mettent en réseau, et le plus rapide à valider la chaîne de blocs gagne des bitcoins. Initialement, le bitcoin ne valait rien, c'était un prototype, une sorte de billet de Monopoly virtuel obtenu en contrepartie de la validation de transactions monétaires décentralisées.

La démarche était à ses débuts une espèce de jeu, pour tester la résistance du système. Elle n'intéressait que les militants des milieux cyberlibertarien ou crypto-anarchiste ; puis progressivement le bitcoin a commencé, à partir de 2010, à devenir échangeable contre des monnaies réelles. Sa valeur était alors très faible. Cependant, dans la mesure où le système préserve l'anonymat, puisque chaque ordinateur est enregistré par une ligne de code et que chaque utilisateur est inscrit sous un pseudonyme, différents acteurs peu recommandables - trafiquants, criminels, etc. - ont commencé à s'y intéresser pour faire transiter des fonds d'un bout à l'autre de la planète sans contrôle. Aux militants ont ainsi succédé les mafias, et la valeur du bitcoin a augmenté avec la hausse de la demande, car c'est cette dernière qui fait son prix, puisque l'offre est définie de manière automatisée par un algorithme. De quelques centimes, on passe donc à un dollar, puis cent dollars autour de 2011. De plus, dans un monde de taux d'intérêt faibles ou nuls, la hausse du cours du bitcoin offre un rendement positif et attire les investisseurs. C'est là que la finance rencontre le bitcoin.

En parallèle de la financiarisation du bitcoin, on découvre également, en 2011-2012, les potentialités de la blockchain. On a commencé à parler couramment de tokens ou de jetons. On a vu proliférer de nouvelles cryptomonnaies, comme le ripple, le litcoin, etc. Certaines, comme l'ethereum, permettent d'insérer dans la chaîne de blocs des documents attachés, des smart contrats, qui permettent de faire circuler de manière sécurisée des fichiers, des textes, des contrats- c'est ce que l'on appelle les jetons intelligents. En 2014, sont créés les stable coins, ou cryptomonnaies stables, comme le tether, dont la valeur faciale est stable par rapport à une grande monnaie, ce qui implique, dans ce cas, une régulation. Il a ainsi existé plus de 10 000 cryptomonnaies dans le monde.

L'innovation s'est poursuivie et des opérations de financement ont commencé à s'opérer grâce aux jetons : ce sont les ICO (Initial Coin Offering), sortes d'introductions en bourse d'entreprises novatrices financées en actifs numériques. L'investisseur reçoit en échange de son argent des jetons, qui lui donnent accès à des droits, par exemple pour utiliser ensuite les services de ces entreprises, et qui ne sont ni des actions ni des obligations.

La blockchain introduit la singularité dans le monde numérique de la duplication infinie. Elle s'est étendue au monde de l'art, avec les NFT (non-fungible tokens), les jetons non fongibles, l'équivalent des tirages numérotés. Il y a cette idée d'unicité, de traçabilité et de vitesse derrière ces jetons.

Au-delà de cette effervescence d'innovations, de nouveaux acteurs sont apparus. Au début, les mineurs étaient bénévoles ; dès lors que le bitcoin a pris de la valeur, les mineurs se sont professionnalisés, des fermes de minages sont apparues et se sont installées dans des pays, comme l'Islande ou le Canada, où l'énergie est peu chère. En effet, plus le nombre d'utilisateurs est important, plus la masse de calculs nécessaires pour valider les transactions est importante. On considère qu'il faut mille fois plus d'énergie pour valider une transaction en cryptomonnaie qu'une transaction en carte Visa !

Alors que l'objectif était de se passer des banques, des plateformes comme Binance ou Coinbase, qui jouent en fait le rôle de banques, se sont créées et permettent à leurs clients d'acheter des crypto-actifs avec des monnaies réelles. Mais, en l'absence de régulation, les fraudes et les faillites se multiplient. Le président de la SEC (Securities and Exchange Commission) a comparé ainsi le monde cryptonumérique au Far West. Certains acteurs font faillite, comme MtGox, la principale plateforme il y a quelques années.

Plus récemment, les géants du numérique ont commencé à s'intéresser à la blockchain : Facebook a voulu ainsi créer sa crypto-monnaie privée, le libra, ce qui a fait réagir les banques centrales. Le pouvoir de battre monnaie dans l'espace numérique est devenu un enjeu entre de nombreux acteurs plus ou moins régulés, dans un climat de grande effervescence. Celle-ci s'est accrue pendant la crise du covid : l'attrait pour le numérique a été décuplé pendant cette période, et une partie de l'excès d'épargne constitué alors s'est dirigé vers les crypto-actifs, dans une dynamique entretenue par une bulle médiatique et les déclarations d'influenceurs plus ou moins avisés. Finalement, le bitcoin a atteint plus de 60 000 euros fin 2021 ; les transactions au comptant s'élevaient alors à 3 000 milliards de dollars, soit la masse monétaire de la Suisse. Certains États, comme le Salvador ou la République centrafricaine, ont même reconnu le bitcoin comme monnaie légale.

Aujourd'hui, la bulle s'est dégonflée sous l'effet de plusieurs facteurs, les cryptoactifs étant très sensibles au contexte : la hausse des taux d'intérêt renforce l'attrait des placements alternatifs ; la hausse du coût de l'énergie renchérit le minage ; l'inflation frappe aussi les cryptomonnaies, alors qu'elles étaient considérées comme un refuge contre l'inflation - à tort, puisque le prix de la Tesla a triplé en bitcoins en deux ans ! Le volume des transactions a chuté à 1 500 milliards de dollars ; certaines cryptomonnaies ont disparu ; les ICO sont plus rares ; les NFT sont moins prisés, sauf peut-être dans le luxe ; les stable coins résistent mieux.

On observe une colonisation de la finance décentralisée par la finance traditionnelle. Des produits dérivés sur les crypto-actifs sont apparus. Le volume des transactions sur des produits dérivés portant sur les cryptomonnaies est ainsi plus important que les transactions au comptant ! De grandes banques proposent une offre en cryptomonnaies pour attirer la clientèle jeune. De même, et contrairement aux objectifs initiaux de Satoshi Nakamoto on assiste à une centralisation de la finance décentralisée : les principales monnaies et plateformes concentrent la grande majorité des échanges, pareil pour les minages. On peut parler d'oligopoles.

Tout comme la finance classique, la finance décentralisée est sujette aux phénomènes de bulles : une innovation fait naître des espoirs de gains, qui entraînent une hausse des cours, un afflux des capitaux, dans un marché qui peine à les absorber - c'est la situation que l'on a connue en 2017-2021. Puis des faillites apparaissent, comme celle de FTX, l'une des principales plateformes de change en 2022, lorsque les épargnants inquiets veulent retirer leurs fonds à la moindre mauvaise nouvelle, selon un mécanisme classique de bank run (panique bancaire). Les plateformes sont souvent installées dans les paradis fiscaux et il y a une proximité avec l'intermédiation financière non-bancaire, plus connue sous le nom de shadow banking (finance non bancaire). C'est tout le paradoxe de ce système, qui a été conçu comme une alternative au système financier traditionnel pour mieux protéger les épargnants et qui devient un refuge pour certaines pratiques délictueuses.

En conclusion, le système de validation décentralisée par la blockchain est un succès. Il est très fiable et permet de transmettre facilement et rapidement des informations. En revanche, son application à la monnaie est un échec. Les cryptomonnaies ne sont pas devenues des alternatives aux monnaies classiques, mais restent des actifs de spéculation. La finance a contaminé le système et n'est sans doute pas le terrain le plus propice de développement pour la blockchain. Il semble difficile de se passer du tiers de confiance, qui permet de concentrer les risques et de les prendre en charge pour les usagers. Sans cette instance, les risques se disséminent. On estime que 10 % des adultes ont déjà acheté des cryptomonnaies.

Plusieurs options de régulation existent. La Chine a interdit le minage des cryptomonnaies. Lorsque Facebook a annoncé son projet de libra, les sénateurs américains se sont inquiétés, ont reçu Marc Zuckerberg et l'entreprise a suspendu son projet.

On peut aussi tirer les enseignements de l'histoire longue de la finance en lien avec celle des innovations. Rappelons-nous l'histoire de la bancarisation en France. L'activité bancaire était très peu réglementée au début du XXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, les usagers ont commencé à s'intéresser à la bourse, au papier-monnaie, qui était une nouveauté, et de nombreux scandales ont éclaté - Oustric, Stavisky, etc. - qui ont entraîné des scandales politiques. À la suite de ces scandales, les premières régulations bancaires sont apparues à la fin des années trente. Une régulation me semble nécessaire pour accroître le bien-être collectif dès lors que les usagers sont de plus en plus nombreux et dépassent un cercle d'initiés. La monnaie et la finance sont des institutions sociales et le laissez-faire total n'est pas une bonne solution.

M. Claude Raynal, président. - Merci pour cette synthèse très pédagogique, qui retrace bien l'évolution dans le temps du système et les différents usages de la blockchain. On constate que si les NFT peuvent servir de support à des oeuvres d'art numériques, dans la majorité des cas, les crypto-actifs servent en réalité de support à la spéculation.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous avez posé la question de la régulation. Les banques centrales commencent à s'intéresser davantage aux cryptomonnaies et à s'inquiéter de l'ampleur de ce phénomène. Quel regard portez-vous sur les réflexions en cours pour développer les monnaies numériques de banque centrale ?

Le système bancaire joue le rôle de tiers de confiance pour les usagers. Ne peut-on pas faire un parallèle avec l'apparition des fintechs ? Les banques les regardaient de loin au début, puis elles se sont mises à les racheter. Quels liens voyez-vous surgir entre les banques et les plateformes de crypto-actifs ? Assise-t-on au même phénomène ?

M. Roger Karoutchi. - Les pays qui utilisent le bitcoin comme monnaie légale, comme le Salvador ou la République centrafricaine, ne sont pas ceux qui comptent le plus dans le système financier international... Si je comprends bien, le bitcoin est un instrument spéculatif, qui n'apporte rien, n'est fondé sur rien et n'est maîtrisé par personne, puisque son cours a été presque divisé par quatre en l'espace d'un an. On a le sentiment que sa valeur peut varier sans fondement objectif. Les fintechs, elles, ont une activité économique concrète. Qu'est-ce qu'il y a derrière ce système ? On l'impression que ce système est une illusion d'optique qui n'a pas de réalité économique.

M. Patrice Joly. - Certains pays essaient d'encadrer ou de proposer des alternatives ; je pense aux pistes de réflexion autour d'un yuan numérique ou d'un euro numérique. Pourriez-vous nous expliquer quelle est la différence entre ces monnaies numériques souveraines et le bitcoin ? Pourriez-vous aussi nous expliquer ce qui a conduit à la faillite de FTX ?

M. Sébastien Meurant. - Peut-on dire que l'application de la blockchain à la finance est un échec si des pays, quels qu'ils soient, choisissent d'utiliser les cryptomonnaies comme monnaies ?

La piste des monnaies numériques souveraines mérite réflexion. Le projet de création du libra de Facebook a été abandonné sous la pression du gouvernement américain, mais d'autres grands groupes envisagent de développer leur propre monnaie privée. Au fond, la question centrale est celle de la régulation ; dans certains pays où l'inflation est élevée, les crypto-actifs peuvent jouer le rôle de réserve de valeur. Avec la délégation aux entreprises du Sénat nous avons visité les bureaux de Ledger dernièrement, qui est l'une des rares « licornes » françaises. Quelle est la place de l'écosystème numérique français au niveau mondial ?

M. Éric Bocquet. - Selon vous, le réseau de la blockchain s'autorégule : je suis sceptique ! Quels agents, quels acteurs se cachent concrètement derrière ces réseaux ? Ce système visait à répondre aux excès de la finance internationale dérégulée, mais il est encore plus dérégulé... Comment expliquer ce paradoxe ? Quels sont les investisseurs ? Ce système est né aux États-Unis dans la Silicon Valley. Quelle est la doctrine de la Réserve fédérale américaine (FED) à son égard ? Vous avez évoqué les cyberlibertariens : doit-on voir un projet politique derrière ce système ? Le laissez-faire total n'est pas une solution. Mais quel type de régulation peut-on imaginer ? A-t-on tiré les leçons de la faillite de FTX ? Au fond, il en va de la souveraineté des États.

M. Hervé Maurey. - Le Sénat a été à l'initiative d'une amélioration de la régulation des prestataires de services sur actifs numériques (PSAN). Nous avons amélioré les contrôles sur les entrants. Malheureusement, nous n'avons pas pu faire évoluer les règles sur les acteurs déjà en place. Doit-on craindre un FTX à la française ? Comment expliquer les mouvements erratiques et violents des cours du bitcoin ?

M. Michel Canévet. - Nous avons visité avec la délégation aux entreprises du Sénat le site de Ledger à Vierzon. Les acteurs français du secteur des crypto-actifs sont-ils nombreux ? Quel est le poids économique de ce secteur en termes d'emploi ou de nombre d'entreprises ?

M. Christian Bilhac. - Je m'interroge sur l'utilité des crypto-actifs, qui n'apportent rien, en effet, sinon davantage d'opacité. On enquiquine les gens qui ont une vieille voiture parce qu'elle pollue, mais les crypto-actifs polluent davantage, puisqu'une transaction en bitcoin consomme mille fois plus d'énergie qu'une transaction en carte Visa ! Quelle est la position de l'Europe à l'égard de ce secteur ? Que représentent les 1 500 milliards de transactions en cryptomonnaies au regard des flux financiers ?

M. Gérard Longuet. - Comment fonctionne l'économie du minage ? Produire un bitcoin réclame une énergie considérable ; or le prix de l'énergie augmente. La valeur repose sur la rareté et la sécurité conférée par la blockchain ; le minage qui était un jeu est devenu une profession, qui suppose des investissements, et donc des recettes, des amortissements, bref toute une économie.

Mme Sylvie Vermeillet. - Vous avez évoqué les NFT. Ces derniers semblent particulièrement propices à la fraude à la TVA dite carrousel, car ils peuvent être échangés instantanément et facilement entre deux assujettis à la TVA au sein de l'Union européenne. Comme il n'existe pas de flux physiques, ni de registre officiel permettant de faire le lien entre l'identité numérique et la personne physique réelle qui détient l'actif numérique, la fraude est tentante. Ne conviendrait-il pas d'obliger les entreprises à déclarer leurs comptes d'actifs numériques à l'administration fiscale ?

M. Thierry Cozic. - Ma question portera sur la protection des consommateurs. Le développement des crypto-actifs, en l'absence de régulation, crée des risques pour les consommateurs. On estime que 8 % des Français ont acheté des crypto-actifs. Cet écosystème est mouvant, peu encadré. Les différentes fraudes et manipulations du marché se seraient élevées à 14 000 milliards de dollars en 2021. Comment protéger les consommateurs ?

M. Ludovic Desmedt. - M. Karoutchi me demande ce qu'il y a derrière les crypto-actifs. Je répondrai que c'est comme dans le test de Rorschach : chacun voit la même tache, mais chacun l'interprète différemment ! Certains voient dans les crypto-actifs une occasion de s'enrichir facilement, d'autres une façon d'échapper aux contrôles, d'autres une déclinaison possible de la blockchain. Celle-ci permet de faire circuler l'information de manière rapide et efficace. Elle pourrait être utilisée dans d'autres secteurs, comme la santé par exemple, pour partager des informations entre les patients en attente de greffe et des donneurs potentiels, etc.

La blockchain pourrait être étendue à de nombreux domaines, mais la finance n'est pas son terrain le plus adapté. La finance a-t-elle besoin en effet de plus de vitesse, alors que les titres sont déjà détenus moins d'une seconde en moyenne avec le trading à haute fréquence ? Ce secteur doit-il être encore davantage dérégulé ? On peut s'interroger.

La technologie a échappé à son créateur. Les financiers se sont emparés d'une technologie qui permet d'augmenter la rapidité des échanges et les opportunités de gains. Le point faible du système, ce sont les plateformes : FTX avait un million de clients, mais était installée dans un paradis fiscal, sans comptabilité... Il a suffi d'un tweet du patron de son principal concurrent, Binance, pour la faire plonger en quelques heures. Les plateformes sont des colosses au pied d'argile. Leur existence n'était pas prévue dans le système de Satoshi Nakamoto, ce sont des créations du marché. On a connu des affaires similaires en France : à Dijon, l'entreprise RR Crypto, qui avait quelques milliers de clients, a, apparemment, fait l'objet d'une fraude et plusieurs millions d'euros ont disparu... La régulation doit avant tout viser les plateformes. Le bitcoin surgit du néant, il n'y a pas d'entreprise derrière, c'est un processus algorithmique autoreproductible. La régulation doit contrôler les prestataires de services sur actifs numériques. Ledger permet aux consommateurs de conserver les fonds chez eux sans recours aux plateformes, de gérer directement leur portefeuille, ce qui est plus sûr.

Selon une étude parue dans Les Échos, le nombre d'emplois directs en France dans ce secteur est estimé à un millier.

Les banques centrales sont bien sûr vigilantes. La Banque centrale européenne (BCE) développe un projet d'euro numérique. Ce domaine évolue beaucoup, on a affaire à une vraie révolution, comparable à celle qui a vu naître les banques aux XVIIe et XVIIIe siècles. Pour les banques centrales, la maîtrise des systèmes de paiement et leur stabilité constituent un enjeu crucial. En créant une monnaie numérique, une sorte de « billet » numérique selon les termes de Christine Lagarde, qui permettrait d'établir un lien direct entre les avoirs numériques des usagers et le bilan de la banque centrale, la BCE espère réduire le nombre d'adeptes de la spéculation. La Fed est également vigilante, même si elle ne fait pas partie des pays en première ligne pour créer une monnaie numérique de banque centrale. Les pionniers étaient la Suède et la Chine.

Les crypto-actifs sont un actif de diversification en Europe ou aux États-Unis, mais, dans les pays dont la monnaie s'effondre, les bitcoins sont perçus comme un actif refuge. Certains pays se positionnent clairement comme des paradis fiscaux 2.0 pour attirer cette nouvelle économie, mais encore faut-il disposer de sources d'énergie abondantes, ce qui n'est pas le cas de la République centrafricaine, qui risque de devoir choisir entre le fonctionnement de ses services publics et celui des fermes de minage...

On estime qu'un mineur doit investir 10 000 dollars pour obtenir un bitcoin ; en dessous de ce cours, le système n'est pas rentable. Il existe toutefois d'autres systèmes moins énergivores. L'ethereum est ainsi passé d'un système fondé sur la « preuve de travail » à un système à « preuve d'enjeu », qui est 99 % moins énergivore. Les monnaies numériques des banques centrales ne reposeraient d'ailleurs pas sur la validation d'acteurs privés, mais sur la surveillance des banques centrales. On estime que le contrôle des transactions en bitcoin requiert l'équivalent de la consommation énergétique du Danemark chaque année !

Outre les spéculateurs de métier, dans les pays qui ne connaissent pas une inflation hors de contrôle, le public est jeune et les usagers sont souvent des adeptes de jeux vidéo et numériques. Le noyau de base des consommateurs est donc encore restreint, mais il faut les protéger : par l'éducation ou par la régulation.

Au fond, le moteur de cette cryptosphère, c'est l'avidité 2.0, s'il y a de l'argent à gagner, il y a des acteurs. « Greed is good » - la cupidité, c'est bien -, la devise du personnage du film Wall Street reste d'actualité. Il faut donc accroître la prévention, encadrer les plateformes. Les banques sont prudentes en France et conseillent bien leurs clients, mais le monde numérique exerce un attrait certain vis-à-vis d'une partie de la population.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Innovation et régulation dans le domaine des crypto-actifs - Audition de Mmes Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers, Faustine Fleuret, présidente de l'Association pour le développement des actifs numériques, et de MM. Nicolas Louvet, président-directeur général de Coinhouse et Bertrand Peyret, secrétaire général adjoint de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution

M. Claude Raynal, président. - Nous continuons nos travaux de la matinée sur les crypto-actifs. Après la présentation que nous avons eue plus tôt ce matin sur leur fonctionnement, nous poursuivons avec les enjeux posés par ces actifs en termes de régulation, mais aussi d'innovation. On estime que 8 % des Français auraient déjà acheté des crypto-actifs. C'est certes peu par rapport à la détention de produits financiers traditionnels, mais c'est une proportion qui devient significative pour des actifs assez récents et encore difficilement appréhendés par les régulateurs.

Nous avons eu l'occasion d'aborder ce sujet en commission avec l'examen du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture, dit « Ddadue », dont notre collègue Hervé Maurey était le rapporteur. C'est à son initiative que le Sénat avait proposé d'imposer aux prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) de disposer d'un agrément pour pouvoir poursuivre leurs activités. À l'issue de la commission mixte paritaire, un enregistrement renforcé sera mis en place, au bénéfice de la protection des épargnants. Dès le mois d'octobre 2024, le règlement européen sur les marchés des crypto-actifs, dit règlement MiCa, devrait prendre le relais avec un agrément obligatoire.

Ces évolutions s'inscrivent dans le contexte de la faillite de la société FTX, une place américaine de marché centralisée de crypto-actifs qui aurait perdu de 10 à 80 milliards de dollars. Depuis, les révélations se sont multipliées sur sa gestion calamiteuse, voire frauduleuse, et sur les pertes encourues par les investisseurs, au-delà de la volatilité des crypto-actifs. En plus des faillites, ce sont également quatre milliards de dollars de crypto-actifs qui auraient été dérobés en 2022, dont près de la moitié au profit de la Corée du Nord.

À l'instar des régulateurs européens, les régulateurs américains se font eux-aussi de plus en plus critiques sur les pratiques de certains acteurs. Sont cités les risques de fraude, d'escroquerie, les informations inexactes ou trompeuses transmises aux investisseurs, la volatilité importante de ces actifs, les risques de gouvernance ou encore les éventuels impacts sur les acteurs financiers traditionnels.

Le tableau que l'on nous dresse des crypto-actifs peut donc apparaître un peu sombre, même si ces actifs sont aussi porteurs d'innovation, dans le domaine financier et au-delà.

Pour nous éclairer sur ces enjeux et sur ce paradoxe, nous avons le plaisir d'accueillir : Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers (AMF) ; Mme Faustine Fleuret, présidente et directrice générale de l'Association pour le développement des actifs numériques (Adan) ; M. Nicolas Louvet, président et directeur général de Coinhouse ; M. Bertrand Peyret, secrétaire général adjoint de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).

Sans plus tarder, je cède la parole à Mme Marie-Anne Barbat-Layani, pour qu'elle nous rappelle le rôle de l'Autorité des marchés financiers (AMF) dans la régulation des prestataires de services sur actifs numériques, mais aussi dans le soutien des innovations qui sous-tendent ces actifs. Vous aviez ainsi déclaré, madame la présidente, que si « Madoff n'avait pas condamné la finance classique, FTX ne devait pas condamner la finance digitale ». Quel est, dans ce contexte, le rôle de l'AMF ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers. - Vous en avez fait le constat, la question des crypto-actifs est encore difficilement appréhendée par les régulateurs. Nous devons atteindre le bon équilibre entre le soutien à l'innovation et la protection des investisseurs, qui constitue notre boussole. Cela nécessite de faire preuve d'ouverture d'esprit, de développer une expertise en ce domaine et d'entretenir une relation étroite avec cet écosystème. Nous n'avons pas d'a priori négatif à l'égard de l'innovation, mais nous voulons protéger les épargnants, qui d'ailleurs peuvent y trouver des avantages : facilité d'accès accrue aux services financiers, baisse des coûts, hausse de la concurrence. L'AMF est, depuis plusieurs années, fortement engagée en faveur du développement des fintechs et de l'innovation dans le secteur financier.

Ces dernières années ont vu l'éclosion d'innovations technologiques majeures ; l'AMF a pleinement pris en compte à la fois les opportunités qu'elles peuvent représenter pour l'industrie financière, les épargnants, la Place de Paris et son attractivité, mais également les risques qu'elles peuvent comporter.

La technologie de la blockchain tient une place majeure dans ces innovations. À l'AMF, nous avons accompagné le recours à cette technologie. Nous rencontrons régulièrement les acteurs concernés - nous en avons ainsi reçus près de 800 ces cinq dernières années, nous permettant de mieux comprendre leurs projets et enjeux de développement. Nous publions des guides, des avis et des positions juridiques, à destination des acteurs et aussi des épargnants, et émettons des alertes le cas échéant. Nous instruisons les dossiers qui nous sont adressés, au regard du cadre français relatif aux actifs numériques.

Nous l'avons fait sans a priori, considérant qu'il fallait encourager l'essor d'un écosystème d'acteurs diversifiés et en construction.

La technologie blockchain recouvre de nombreux cas d'usage, aussi bien dans la finance dite « traditionnelle » que dans le monde totalement nouveau des crypto-actifs.

Dans le premier cas, celui de la finance « traditionnelle », nous avons très vite identifié que cette technologie pouvait avoir un impact majeur sur le traitement des titres financiers classiques (actions, obligations par exemple), qui peuvent être « tokenisés » (on parle alors de « security tokens »), et qu'elle permettrait potentiellement d'améliorer l'efficience de la chaîne de transmission des titres : baisse des coûts de la chaîne marché/post-marché, réduction des délais de règlement, facilitation de l'identification des détenteurs, etc.

Ce secteur étant couvert par des réglementations européennes, il fallait une évolution de celles-ci pour permettre les expérimentations de titres financiers sur la blockchain. Notre ambition était, dès l'origine, de mettre en place un régime dérogatoire pour permettre l'échange de ces titres financiers « tokenisés » sur des marchés adaptés, avec le même degré de sécurité que sur un marché traditionnel.

C'est désormais chose faite avec le règlement européen publié en juin 2022 qui a institué un régime pilote pour les infrastructures de marché reposant sur la technologie blockchain, et qui, dès le 23 mars prochain, permettra d'agréer des projets. Le projet de loi Ddadue a permis d'adapter notre droit avec ces nouvelles exigences européennes.

À l'AMF, nous avons soutenu la mise en place de ce régime pilote suffisamment ouvert, afin d'attirer des porteurs de projets nouveaux et ambitieux qui pourraient favoriser l'innovation sur les marchés financiers. Nous verrons rapidement si ce régime est un succès. Si cette expérimentation est satisfaisante, cela sera porteur, à terme, d'une véritable révolution dans la structure des marchés financiers ; elle permettra aux acteurs, en particulier les infrastructures de marché, de s'interroger sur de nouvelles opportunités technologiques de développement tout en maintenant - nous y serons attentifs - des marchés efficients et protecteurs pour les épargnants.

Concernant les autres cas d'usage de la blockchain, beaucoup plus connus, que sont les crypto-actifs, la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, a posé les bases d'un encadrement des activités sur les « actifs numériques » qui ne sont pas des titres financiers. C'est sur ce texte que repose notre compétence comme régulateur.

Nous avions collectivement estimé à l'époque qu'un régime franco-français - mis en place dans une phase relativement précoce de l'essor des activités sur crypto-actifs et traitant d'opérations sans ancrage territorial solide - devait être souple. Il constituait un premier pas vers la régulation. C'est une approche « bac à sable » en matière de régulation.

Le premier volet concerne les ICO (Initial Coin Offering) ou offres au public de jetons : la loi Pacte a mis en place un régime optionnel pour les acteurs souhaitant lever des fonds par l'émission de jetons. Pour les acteurs qui en font la demande, l'AMF délivre un visa sur une offre de jetons, qui apporte un gage de qualité à la documentation publique accompagnant l'offre, et fournit des garanties sur le mécanisme de lutte contre le blanchiment ainsi que sur le dispositif de conservation des actifs pendant l'offre. Seules quatre ICO ont été visées par l'AMF à ce jour.

Le second volet concerne les PSAN a été plus porteur. Il comporte un encadrement à « deux étages ».

Le premier étage est l'enregistrement obligatoire. L'AMF vérifie l'honorabilité et la compétence des dirigeants et des détenteurs du contrôle du PSAN et du premier cercle d'actionnaires. L'ACPR contrôle le dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. À ce jour, 62 PSAN ont été enregistrés par l'AMF, après avis conforme de l'ACPR, ce qui a permis de construire un écosystème français dynamique et de développer l'expertise des autorités sur ce secteur. Mais ce régime d'enregistrement ne couvre pas les aspects prudentiels, la protection des investisseurs, la prévention des conflits d'intérêts ni les aspects de cybersécurité. Ces éléments font l'objet du deuxième étage, l'agrément.

L'agrément PSAN, optionnel, est beaucoup plus exigeant : il apporte notamment une dimension de protection des investisseurs inspirée de la finance traditionnelle. Le caractère optionnel de l'agrément était un choix assumé par la loi Pacte, afin de ne pas limiter le développement de l'écosystème et de ne pas repousser les acteurs hors de France.

Nous constatons que les acteurs ont préféré se tourner davantage vers l'enregistrement. Quelques dossiers d'agrément sont néanmoins en cours d'instruction par les services de l'AMF ; nous nous efforçons d'accompagner les acteurs vers ce cadre, qui apparaît dorénavant nécessaire au regard des évolutions du secteur et qui sera bientôt la norme au niveau européen.

Le monde des crypto-actifs a changé depuis cinq ans et en particulier au cours de l'année 2022. Les valorisations ont été fortement impactées, certains acteurs internationaux ont fait défaut - comme FTX. Mais il ne faut pas condamner pour autant tout le système. De même que Madoff n'a pas condamné la finance traditionnelle, FTX ne doit pas condamner la finance digitale.

L'Europe a fait un pas significatif, que nous soutenons, avec l'adoption du règlement MiCa, qui prévoit pour fin 2024 un agrément obligatoire pour les prestataires de services sur crypto-actifs (PSCA). Ce règlement est un texte européen ambitieux et très large ; il permettra : l'harmonisation des pratiques au sein de l'Union européenne ; l'émergence de marché de crypto-actifs mieux encadrés avec des règles concernant les abus de marché ; un développement facilité pour les acteurs opérant dans le secteur via une logique de passeport européen ; mais aussi davantage de protection pour les épargnants avec des règles claires et une meilleure information. Il est donc crucial pour le secteur de passer à la vitesse supérieure.

Les discussions au Parlement à l'occasion de la transposition des divers textes européens, dans le cadre du projet de loi Ddadue, ont montré la nécessité d'accroître le niveau des exigences du cadre français dans l'optique de la mise en oeuvre cadre européen et pour assurer une meilleure protection des épargnants, conformément aux souhaits du Sénat. Le dispositif adopté prévoit une extinction assez rapide de l'enregistrement simple et la mise en place d'un enregistrement renforcé qui constitue une marche significative vers l'agrément, qui deviendra obligatoire pour les nouveaux entrants en octobre 2024 et dix-huit mois plus tard pour les acteurs déjà enregistrés, en application de la clause du grand-père.

Ce passage à un cadre renforcé est une condition du retour de la confiance dans l'écosystème crypto. Il est essentiel pour la protection des consommateurs comme pour la robustesse du marché des crypto-actifs de vérifier la sécurité et la résilience des systèmes d'information des PSAN.

En effet, l'expérience a montré qu'il existe un risque majeur que les PSAN subissent des attaques informatiques menant à des pertes significatives pour leurs clients. Cette obligation, déjà prévue pour une demande d'agrément et qui sera obligatoire pour obtenir un agrément MiCa, apparaît donc comme une exigence classique et légitime pour ce type d'activité qui n'a rien d'exceptionnel compte tenu des risques potentiels.

L'enjeu pour les autorités publiques est de travailler à cette transition. L'AMF compte déjà des experts qui connaissent ces marchés et ces acteurs, et nous travaillons avec les associations, notamment l'Adan, afin de clarifier les règles et d'adapter les conditions d'agrément pour les rendre aussi proches que possible du nouveau règlement européen.

Enfin, l'AMF travaille avec les autorités européennes est internationales, en premier lieu avec l'Autorité européenne des marchés financiers, l'ESMA (European Securities and Markets Authority), mais aussi dans le cadre du Forum de stabilité financière et au sein de l'Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV). Ces réflexions importantes témoignent du dynamisme du marché et des acteurs, tant en France qu'à l'international. Les régulateurs doivent comprendre les opportunités et les risques, en consolidant leur expertise.

Mme Faustine Fleuret, présidente de l'Association pour le développement des actifs numériques (Adan). - Je vais concentrer mon propos sur l'équilibre nécessaire entre le développement de l'innovation et la régulation. Cet équilibre est présent en France et notre association professionnelle a pour objectif de le renforcer.

L'Adan représente 200 entreprises évoluant dans le secteur du web décentralisé (Web3). Nous portons la voix de nos adhérents car nous sommes convaincus du potentiel en emploi de ces entreprises et de leur contribution à la souveraineté numérique et à la compétitivité de la France et de l'Europe. Parmi nos axes de travail, nous avons beaucoup oeuvré en faveur d'une réglementation protectrice de l'utilisateur, car la réglementation favorise un développement sain des marchés, sous réserve qu'elle soit proportionnée et adaptée. Ces travaux sont menés de façon constructive avec les autorités, au niveau national comme européen.

Nous avons mené l'an dernier une étude sur cette industrie et sur l'état de l'adoption des crypto-actifs et du Web3 en France. L'industrie française est réputée pour son dynamisme au sein de l'Union européenne et même dans le monde. La France compte dans l'économie du Web3 deux licornes, qui entraînent un large écosystème d'entreprises petites et moyennes développant les cas d'usage ; nous comptons 600 projets en France dans ces domaines. Cette industrie est génératrice d'emplois et nos membres sont implantés sur l'ensemble du territoire. Presque toutes les entreprises cherchent à recruter, majoritairement en France. Enfin, du fait des travaux règlementaires avancés en France et en Europe, l'industrie française est réputée parmi les plus sérieuses et les plus crédibles dans l'Union européenne et dans le monde.

Quels cas d'usage trouve-t-on derrière les technologies des blockchains et des crypto-actifs ? Cette innovation technologique ruisselle dans de nombreux secteurs économiques, au-delà du secteur financier. L'assurance et la banque y recourent pour rendre leurs services traditionnels plus efficients, par exemple pour les paiements. Dans le secteur non financier, le jeu vidéo, le sport ou encore l'énergie utilisent ces technologies. Cette innovation transversale touche donc l'ensemble de nos concitoyens dans leur quotidien.

L'approche de la France à l'égard des crypto-actifs et du Web3 a favorisé le développement de l'innovation, dans un environnement sûr pour les utilisateurs. C'est ce qui explique que 8 % des Français ont déjà adopté cette innovation et que 30 % envisagent d'acquérir des crypto-actifs. Dans ce contexte, il importe que le public français puisse se tourner vers des champions français ou européens pour souscrire à ces services ou acquérir ces actifs plutôt que vers des acteurs étrangers, qui seront moins sûrs. On peut par exemple regretter que des acteurs comme FTX aient pu être accessibles à des investisseurs français.

Cela étant, seulement 9 % des Français ayant investi dans les crypto-actifs connaissent la réglementation française. Celle-ci est nécessaire pour la protection de l'épargnant ou pour la lutte contre la criminalité financière, mais l'industrie doit être compétitive pour que nos entreprises soient choisies par nos concitoyens.

Quel est l'avancement de la réglementation dans le domaine ? J'aurai des messages positifs à cet égard. La France a le cadre réglementaire le plus abouti en Europe et même dans le monde pour ce qui concerne les marchés de crypto-actifs. Alors que cette innovation est jeune, elle remonte à 2008 ou 2009, la réglementation est bien aboutie. La loi Pacte fournit un cadre pour les intermédiaires des marchés de crypto-actifs - marchés primaire et secondaire -, avec le visa ICO, l'enregistrement obligatoire et l'agrément optionnel des PSAN, mais nous avons aussi beaucoup oeuvré pour certains ajustements de la fiscalité et pour l'éligibilité de ces actifs à certains fonds professionnels. L'année 2023 sera charnière à ce stade, nous attendons encore beaucoup d'évolutions.

Le régime PSAN, déjà renforcé à deux reprises, le sera encore cette année au 1er juillet 2023 ; cela soulève des questions et nous travaillons avec les autorités pour fluidifier cette transition pour les acteurs. Par ailleurs, certains pans de l'innovation ne sont pas traités par la réglementation, comme le recours aux jetons non fongibles, ou NFT (non-fungible tokens).

Sur la communication et la promotion des crypto-actifs, des travaux sont en cours : il y a la proposition de loi visant à encadrer les pratiques commerciales et publicitaires liées au marché de l'influence sur internet, mais aussi nos travaux avec l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), qui doivent déboucher sur de meilleures pratiques. La question de l'impact environnemental suscite également de nombreuses questions. Enfin, sur la fiscalité, de nombreuses clarifications demeurent nécessaires.

J'en viens au positionnement de la France du point de vue de sa réglementation et de la maturité de son écosystème. Cette industrie est principalement composée de nouveaux entrants, mais notre marché est dynamique et développé, et notre réglementation inspire d'autres pays, en Union européenne ou aux États-Unis. Nous plaidons pour notre part en faveur d'une réglementation harmonisée à l'échelle internationale, car cette technologie est transfrontalière. Il faut que les bonnes pratiques et les standards que nous promouvons à l'échelon européen soient étendus pour protéger l'épargnant.

L'Union européenne s'est également saisie du sujet de la réglementation des marchés de crypto-actifs. Il convient de souligner le rôle moteur de la France, qui a voulu étendre ses règles à l'ensemble de l'espace européen. Parmi les textes aboutis, notons le règlement MiCa, qui s'inspire de l'agrément français et qui va entrer en vigueur ce semestre pour une application à compter de 2024. C'est une bonne nouvelle pour nos entreprises, car cela va harmoniser les conditions de concurrence en Union européenne, mais il ne faut pas oublier que nous avons également besoin d'une supervision efficace et opérationnelle. Le règlement européen sur un régime pilote pour les infrastructures de marché reposant sur la blockchain entre en vigueur ce mois-ci.

Notons aussi les travaux sur la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme, pour répondre aux reproches adressés aux crypto-actifs dans ce domaine Nous avons oeuvré pour que la réglementation soit adaptée à ces acteurs et à ce marché.

Pour ce qui concerne l'avenir, nous attendons de nombreux textes et les acteurs doivent s'y préparer. La France est motrice pour la définition de certaines règles. Des réflexions de plus long terme doivent être menées sur les innovations les plus récentes, avec des enjeux tels que l'environnement, la fiscalité, etc. L'industrie doit être impliquée dans la définition de la réglementation pour que celle-ci soit efficace.

M. Nicolas Louvet, président-directeur général de Coinhouse. - Je vais me concentrer sur la vision économique de cette activité, qui représente une grande opportunité pour la France. Les enjeux sont la transformation d'une partie de l'industrie financière et du monde des paiements, mais aussi notre indépendance numérique, sujet majeur pour les années à venir ; je vous renvoie aux débats sur TikTok.

Coinhouse est une société française, basée à Paris. Elle s'appelait naguère la Maison du Bitcoin, lieu qui a permis de créer de nombreuses sociétés : Ledger, ACINQ et d'autres entreprises sont passées par chez nous, ainsi que des investisseurs, qui ont profité d'importants rendements en 2014 et 2015.

Nous avons fait une scission (spin-off) de Ledger en 2017 et nous avons levé 50 millions d'euros, ce qui fait de nous l'un des acteurs les plus actifs dans la levée de fonds dans la Fintech. La Société Générale nous fait confiance depuis de nombreuses années, mais cela fait de nous une exception : il faudrait que les acteurs traditionnels du monde bancaire s'intéressent davantage à cette activité et travaillent avec des PSAN, car nous en avons besoin. Enfin, nous créons des emplois : nous sommes passés de 5 personnes en 2017 à 120 en 2022 ; tous ces emplois sont qualifiés et localisés en France.

Je ne m'étendrai pas sur le cadre réglementaire. Je souscris à tous les propos de la présidente de l'AMF et de la présidente de l'Adan. Nous avons été le premier acteur enregistré, en mars 2020, peu de temps après l'instauration du régime PSAN. Nous nous sommes aussi enregistrés au Luxembourg, auprès de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et nous attendons l'agrément PSAN. Nous sommes membres fondateurs de l'Adan et nous sommes très actifs sur les sujets réglementaires et les travaux ayant conduit au règlement MiCa.

J'en viens à notre activité. Les crypto-actifs sont en passe de révolutionner bien des aspects du monde de la finance. Ils trouvent des applications dans la finance traditionnelle, via la « tokenisation », c'est-à-dire la possibilité de mettre un actif traditionnel dans un jeton qui circule dans une blockchain. Nous nous inscrivons dans cette démarche. Aujourd'hui, Coinhouse vend des crypto-actifs, mais nous ambitionnons de devenir l'acteur qui commercialisera les actifs « tokenisés » et qui conseillera les investisseurs en la matière ; cela nécessitera peut-être un agrément de société de gestion ou d'entreprise d'investissement. On accédera demain, par Coinhouse, à des produits immobiliers tokenisés. Nous sommes un nouveau modèle bancaire.

En outre, comme les crypto-actifs ne sont pas que des actifs volatils mais servent aussi à réaliser des opérations de paiement, nous serons également un processeur de paiements. Si une monnaie digitale de banque centrale ou toute autre monnaie tokenisée est en libre circulation et permet d'acheter des biens - cela a commencé dans certains pays, où l'on peut acheter des produits physiques avec des crypto-monnaies -, nous nous positionnerons aussi sur cette activité.

Nous accompagnons donc la transformation de l'industrie de la finance et des paiements. D'où l'importance de la régulation : on ne peut pas changer le monde bancaire ou des paiements sans suivre la régulation associée à ces industries. Ainsi, depuis 2017, nous travaillons à la construction de la régulation, en France et en Europe.

Aujourd'hui, nous avons deux grosses activités.

La première concerne les particuliers et les entreprises, qui sont aussi des acteurs de cet écosystème et des clients, tant pour les paiements que pour la diversification de leur trésorerie. Nous les accompagnons pour acheter et échanger des crypto-actifs par virement ou carte bancaire. Dans quelques mois, nous devrions devenir l'agent d'un établissement de paiement et proposer des comptes en euros à nos clients. Il sera alors possible d'avoir un compte en euros, comme dans une néobanque « classique », et d'avoir des crypto-actifs, ce qui facilite grandement la possibilité de passer d'un monde à l'autre. Notre modèle est différent des autres acteurs français et étrangers : nous visons une clientèle d'épargnants en leur proposant des chargés de compte, qui les conseillent. Nous avons mis en place dès 2018 l'équivalent des questionnaires Mifid (Markets in Financial Instruments Directive), destinés à connaître le profil des investisseurs, car l'investissement en crypto-actifs doit relever de la diversification : c'est très risqué et ce n'est pas adapté à tous les épargnants. Nous recommandons à nos clients d'investir des montants limités - 5 % à 10 % de leur épargne -, sauf pour les plus fortunés, qui peuvent investir plus.

Nous proposons à nos clients de conserver pour eux leurs crypto-actifs, majoritairement en « cold storage », c'est-à-dire sans connexion à internet, ce qui rend leur piratage difficile. C'est ainsi que nous sommes l'un des seuls acteurs à avoir une assurance pour couvrir nos activités d'investissement et de conservation, auprès de la MMA.

Nous pensons qu'il est pertinent d'avoir un peu de crypto-actifs dans son patrimoine, mais cela reste compliqué pour beaucoup de Français : quels actifs choisir ? À quel moment investir ? Quand vendre ? Dans la finance traditionnelle, qui sert de référentiel, beaucoup d'épargnants préfèrent la gestion d'actifs : on fait confiance à l'assurance vie, aux gestionnaires, qui gèrent à notre place. L'investissement en crypto-actifs va aller dans ce sens et il faudrait que les produits d'assurance vie puissent intégrer des crypto-actifs, à hauteur de quelques points de pourcentage. La Banque des règlements internationaux (BRI) a validé la possibilité pour les banques commerciales d'avoir des crypto-actifs à leur bilan dans la limite de 2 % à partir de 2025, ce qui montre qu'il y a une institutionnalisation et un intérêt des grandes banques pour ces actifs. En France, la Société Générale, BNP Paribas, Amundi s'y intéressent. Aux États-Unis, BlackRock et JPMorgan en proposent à leurs clients. On a donc construit des produits, comme les livrets cryptos, qui ont été affectés par la faillite de FTX et les défauts d'autres contreparties.

Notre seconde activité a émergé l'année dernière : c'est le développement de solutions d'activités Web3 et de paiement en crypto-actifs pour des entreprises voulant développer une stratégie Web3 à partir de smart contracts, c'est-à-dire la programmation d'un jeton pour lui donner des propriétés permettant la réalisation automatique de certaines opérations, sans intervention humaine. Pour produire des éléments dans le Web3, les interactions avec les objets doivent passer par des jetons et des cryptomonnaies. Une grande entreprise du secteur du luxe, par exemple, voulant lancer des projets dans le Web3 recevra forcément des paiements en crypto-actifs, car on ne peut pas faire entrer une carte bancaire dans un objet numérique fonctionnant sur une blockchain, sans quoi on recrée de la centralisation et des coûts, ce que les crypto-actifs ont justement vocation à éviter. Ces entreprises ont besoin d'acteurs régulés, comme nous, pour accepter ces paiements Web3 et gérer les paiements. Il y a donc une belle occasion de révolutionner le monde des paiements.

À ce jour, nous avons un nombre de comptes assez faible, environ 150 000, alors que le marché global représente 200 millions d'utilisateurs dans le monde, mais nous avons une clientèle « premium », avec un investissement moyen élevé. Nous pouvons conserver l'équivalent de centaines de millions d'euros dans nos systèmes. Nous sommes focalisés sur la France, mais nous souhaitons conquérir l'Europe ; pour cela, nous avons besoin du soutien de la régulation et de l'État. Quelque 45 % de notre chiffre d'affaires provient des clients professionnels, ce qui montre que ce ne sont pas que les particuliers qui s'intéressent aux crypto-actifs. Enfin, nous avons signé des partenariats prometteurs avec de belles entreprises françaises ou internationales.

M. Bertrand Peyret, secrétaire général adjoint de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). - Je partage beaucoup des propos de la présidente de l'AMF. J'axerai mon propos sur la maîtrise des risques et le contrôle.

Nous ne parlons pas de cryptomonnaies, mais de crypto-actifs. La France a fait le choix précoce d'encadrer le marché des crypto-actifs, en partenariat avec l'industrie, parce que tout le monde y avait un intérêt. La loi Pacte a confié un rôle de supervision à l'ACPR, notamment pour les PSAN.

L'encadrement des risques est revenu sur le devant de la scène en raison de faillites récentes d'un certain nombre d'intermédiaires. Pour que ces actifs se développent durablement, il faut une réglementation adaptée. Les usagers sont nombreux en France : un ménage sur dix et 8 % des Français. Les études menées par la Banque centrale européenne (BCE) montrent que les populations intéressées par ces actifs forment une courbe en U : ce sont soit les moins fortunés, soit les plus fortunés. À l'instar de notre rôle en matière de protection des déposants dans le cadre de la supervision bancaire, nous sommes bien entendu sensibles au risque qu'encourent les déposants et les investisseurs dans le domaine des cryptoactifs.

Nous intervenons dans deux domaines.

Le premier est la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), notamment pour les services de conversion de crypto-actifs en monnaie fiat, c'est-à-dire en devises comme l'euro ou le dollar Nous intervenons également pour compléter l'analyse que fait l'AMF de la qualité des dirigeants et des actionnaires principaux. La lutte contre le blanchiment et le gel des avoirs procèdent d'abord d'un examen sur pièces à partir de la documentation fournie par les PSAN sur la gouvernance du risque, des profils de clients et des schémas possibles de blanchiment, au moyen d'outils transactionnels, c'est-à-dire qui observent les transactions pour détecter ces éléments. Si nous nous concentrons sur la lutte contre le blanchiment, c'est parce que nous avons considéré en France, tout comme le Groupe d'action financière (GAFI), que l'espace de transaction offert par les plateformes sur les cryptoactifs était une source de risque très importante en termes de blanchiment. Cela ne veut pas dire que toutes les opérations effectuées sur ces plateformes ont cette vocation, mais que ces plateformes sont susceptibles d'être utilisées à des fins de blanchiment ou de financement du terrorisme.

Les crypto-actifs sont utilisés sur le dark web et sur le deep web ; ils servent souvent de support de règlement dans le cadre de demandes de rançon par des rançongiciels. La blockchain permet des transferts de fonds très rapides et laissant beaucoup moins de traces qu'un système bancaire traditionnel. Enfin, les crypto-actifs eux-mêmes ne sont pas à l'abri d'actes de malveillance ou de vols.

Second type d'intervention : le contrôle sur place. Sur les trois que nous avons menés en 2022, deux ont conduit à une radiation des PSAN : Bykep et Emmanuel Management. Nous avons publié nos priorités d'action pour 2023, parmi lesquelles figure le contrôle des PSAN ; la bonne foi se présume, mais la confiance n'exclut pas le contrôle...

Comme le GAFI et le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb), nous avons identifié cette activité sur cryptoactifs comme une source potentielle de risque de financement du terrorisme et de blanchiment, avec de plus des plateformes susceptibles d'être la cible de cyberattaques.

Nous participons à la mise en oeuvre de MiCa, car nous avons un intérêt à la bonne régulation du marché. Nous le faisons avec l'Adan, chacun dans son rôle. Nous sommes ravis de l'équilibre auquel le Parlement est arrivé sur le renforcement de l'enregistrement. L'ACPR était plutôt en faveur d'un passage à l'agrément, qui aurait permis d'avoir un dispositif plus large et complet de protection des acteurs, mais un enregistrement renforcé, notamment pour la cybersécurité, permet de faire un pas important dans la protection des déposants et des investisseurs. Ce pas n'empêchera pas ce qui a été un facteur permissif pour FTX, celui d'utiliser les actifs de ses déposants pour ses propres opérations, qui est l'un des éléments à l'origine de sa faillite.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ma première question a trait à la protection des épargnants. En 2022, les crypto-actifs ont progressé plus vite que les indices boursiers et ils attirent beaucoup d'investisseurs, notamment jeunes. Pourtant, pour les investisseurs particuliers, les rendements sont assez faibles et ce sont généralement les gros acteurs qui profitent des variations de cours. Comment expliquer cet engouement pour des actifs si volatils ?

Ma deuxième question porte sur la progression de plus en plus rapide de produits à rendement, avec des livrets basés sur les crypto-actifs. Quels sont les risques et avantages de ces produits ? Quel est le regard des autorités de supervision sur l'absence de garantie des dépôts ?

Ma troisième question porte sur la grande consommation d'énergie, notamment liée au minage. L'an dernier, le vice-président de l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) avait même estimé que les régulateurs devraient envisager d'interdire l'un des modes d'extraction du bitcoin les plus énergivores, celui basé sur la « preuve de travail ». Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Est-ce réaliste ? Quelles sont les autres options pour « verdir » la production ?

Enfin, si on a beaucoup parlé de finance, on observe que les technologies sous-jacentes aux actifs numériques sont de plus en plus utilisées dans d'autres domaines, comme la santé, les arts, les jeux. Quelles sont les applications qui sont appelées à se développer ?

M. Hervé Maurey. - Le Parlement a profité de la dernière loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne pour renforcer la réglementation des crypto-actifs, afin de ne pas attendre la mise en oeuvre du règlement MiCa. Grâce au Sénat, nous avons obtenu, dans le cadre de l'enregistrement renforcé, que de nouvelles exigences soient imposées en matière de cyber sécurité et que le dispositif s'applique pour tous les nouveaux entrants à compter du 1er janvier 2024. En revanche, le dispositif adopté ne change rien pour la soixantaine d'entreprises simplement enregistrées. Présentent-elles toutes des garanties suffisantes de sécurité ?

En outre, là-encore dans un souci de protection des épargnants, n'est-il pas nécessaire que les publicités pour les produits classiques contenant des crypto-actifs donnent très clairement cette information ?

M. Vincent Segouin. - N'est-il pas contradictoire de vouloir devenir gestionnaires de patrimoine pour pouvoir spéculer sur les crypto-actifs, tout en demandant plus de régulation ? En outre, en quoi vivons-nous une révolution si l'on parle encore comme un gestionnaire de patrimoine traditionnel ?

Faudrait-il réviser les protections existantes afin d'attirer de nouveau les épargnants vers des systèmes d'épargne que l'on connaît et qui sont mieux régulés ?

M. Éric Bocquet. - Coinhouse a été enregistrée au Luxembourg : pourquoi ? Où est sa domiciliation fiscale ? Un article du journal Les Échos Entrepreneurs du 20 janvier 2022 indiquait que votre entreprise ouvrait une implantation au Luxembourg pour « assurer ses arrières ». Il était ainsi signalé que les plus-values sur les ventes de cryptomonnaies sont exonérées au bout de seulement six mois de détention dans ce pays et que la réglementation française sur le sujet, notamment l'enregistrement, était de nature à créer un déséquilibre de concurrence par rapport aux entreprises basées dans d'autres pays. Le choix de cette implantation au Luxembourg a-t-il été motivé par ces deux raisons ?

M. Michel Canévet. - Le taux de pénétration de la détention de crypto-actifs est supérieur à celui de l'actionnariat. Or les institutions traditionnelles sont soumises à des garanties en matière de fonds propres. Ne faudrait-il pas un cadre législatif tenant compte des données de placement et de la nécessité de mobiliser des fonds propres ? Si les enjeux financiers deviennent plus conséquents, les acteurs proposant des services sur actifs numériques seront-ils en mesure de rembourser les clients ?

M. Gérard Longuet. - On parle de blockchains à preuve de travail ou à preuve d'enjeu. De quoi s'agit-il ? Pourriez-vous nous parler de l'activité de minage ?

M. Bertrand Peyret. - La protection des épargnants dans le système bancaire classique passe par plusieurs dispositifs. Il y a la protection des déposants, avec le fonds de garantie des dépôts, et la protection des épargnants, avec le fonds de garantie des titres. Il n'y a rien de tout cela dans le domaine des crypto-actifs. Pour la protection des épargnants, l'une de nos préoccupations majeures a été résolue avec l'enregistrement renforcé : la vulnérabilité aux cyberattaques. En revanche, pour la protection des déposants, si on regarde ce qu'il se passe en amont, le devoir de conseil, qui s'impose aux établissements financiers classiques, ne s'impose pas aux prestataires ; or celui qui investit dans les crypto-actifs doit pouvoir être éclairé sur les risques pris.

Vous me posez la question de l'intérêt des investisseurs pour ces actifs volatils. En tant qu'autorité de supervision, nous sommes agnostiques sur l'intérêt de ces actifs ; il faudrait demander aux investisseurs les ressorts psychologiques qui sous-tendent leurs investissements : la dimension spéculative, que l'on envisage toujours plus à la hausse qu'à la baisse, la théorie de la surpondération des probabilités faibles - on surestime ses chances de gagner - peuvent expliquer cet engouement.

Il faut donc comprendre l'intérêt des investisseurs pour ces actifs, auxquels le devoir de conseil au sens de la réglementation - sensibilité et profil du client - ne s'applique pas. Les promoteurs des plateformes donnent sans doute des conseils, mais cela n'est pas encadré par l'analyse du profil de l'investisseur pour adapter le conseil ou refuser de lui vendre des produits.

Je ne peux pas me prononcer sur les avantages de ces produits. Le crypto-actif est comme un système d'échange local : plusieurs personnes s'accordent à reconnaître une valeur à un actif et s'en servent comme monnaie d'échange. Prenons deux exemples. Quand Facebook a créé « libra » puis « diem », l'objectif était, semble-t-il, d'avoir un stable coin, c'est-à-dire un crypto-actif avec une valeur stable et une contrepartie fiat, afin de mettre en circulation parmi la communauté de 2,5 milliards d'utilisateurs un support de transactions en s'affranchissant de Visa et Mastercard et de capter les commissions de paiement. Le diem n'aurait eu de valeur que dans l'environnement de Facebook. De même, au Club Méditerranée, on échangeait des euros contre des boules autour d'un collier et cela avait une valeur uniquement dans le club. Je n'ai donc pas d'avis sur l'avantage de ces actifs ; l'approche du superviseur se centre sur le risque de détournement et de dévoiement, notamment pour le blanchiment et le financement du terrorisme.

Aujourd'hui, il y a un stock de 62 PSAN et l'enregistrement renforcé ne s'appliquera pas à eux. Vous me demandez s'ils respectent les standards de sécurité. Au travers de nos contrôles sur pièces, nous procédons à des enquêtes fondées sur des questionnaires permettant d'identifier des acteurs plus ou moins risqués ; mais c'est déclaratif. Ensuite, nous faisons des contrôles sur place. Je ne peux pas préjuger du niveau de sécurité des acteurs en place, puisque le pourcentage d'acteurs radiés est élevé. Nous aurons beaucoup plus de contrôles en 2023, donc j'aurai un recul plus important pour vous répondre. En tout cas, lors de leur enregistrement, ces acteurs déclaraient vouloir être au niveau, mais il faut s'assurer que c'est effectif. Je ne pourrai vous répondre fermement que plus tard.

Les crypto-actifs qui font partie d'un produit financier classique sont soumis, ipso facto, au devoir de conseil. L'intermédiaire bancaire ou assimilé qui vend un produit contenant des crypto-actifs a un devoir de conseil, il doit catégoriser son client et, s'il considère que celui-ci n'est pas assez aguerri, il ne doit pas lui vendre le produit.

Comment attirer les épargnants avec plus de sécurité sur des produits moins régulés ? Peut-être cela passe-t-il par la reproduction du système existant, avec ce qui est contenu dans l'agrément mais apparaît beaucoup plus contraignant pour les PSAN : la ségrégation des actifs, la surveillance des flux, l'effectivité de la liquidité des prestataires pour faire face aux demandes de retrait. Cela exige une régulation sans doute adaptée au secteur, mais on retrouve les grands principes : bien séparer les actifs des clients des activités propres de l'entreprise. On a fait dans ce domaine un progrès important pour la protection des titres il y a quelques années. Les mauvais comportements qui peuvent apparaître quand on n'a pas une obligation de ségrégation sont un sujet important. Seules les banques, parce qu'elles sont régulées à tous les niveaux et supervisées par l'ACPR, ont le droit, parce que c'est leur action de transformation, d'utiliser les dépôts des épargnants pour financer par exemple des prêts immobiliers.

Pour les crypto-actifs, il faudra une ségrégation des avoirs pour accroître la sécurité, sachant que les crypto-actifs purs sont extrêmement volatils, parce qu'il n'y a pas de contrepartie, tandis que les crypto-actifs ayant des actifs sous-jacents - organismes de placement collectif en valeurs mobilières ou monnaie - sont dans une situation différente. Quand une banque acquiert des crypto-actifs, elle doit inscrire en face, à son bilan, une charge en fonds propres pour couvrir un risque inattendu. Le comité de Bâle a décidé de traiter cela de deux manières différentes : si la banque détient un crypto-actif fondé sur une monnaie, elle pondère le risque lié à cet actif en fonction de la valeur de cette monnaie ; en revanche, si elle achète un bitcoin, un crypto-actif « pur », on considère que c'est une non-valeur, qui doit être déduite intégralement de ses fonds propres. Pour rappel et par comparaison, lorsqu'un établissement prête à une entreprise, il pondère le risque et met toujours en face un élément de fonds propres.

Le superviseur est donc agnostique sur l'existence des crypto-actifs. Il regarde les risques LCB-FT et, si c'est un établissement financier, le respect des règles de transparence pour la prise en compte des crypto-actifs dans son bilan.

M. Nicolas Louvet. - Monsieur Bocquet, Coinhouse est une société française, basée à Paris et dont la domiciliation fiscale est en France. Nous avons créé une antenne au Luxembourg parce que ce pays impose un enregistrement local pour y faire des activités. Or il y a une base intéressante de gestion d'actifs, de banque privée et une clientèle haut de gamme dans ce pays. On parle peu de l'activité de conservation de crypto-actifs, comparable à l'activité de conservation de titres. Dans l'univers des crypto-actifs, les fonds d'investissement qui veulent détenir des jetons n'ont pas le droit de le faire eux-mêmes et doivent passer par une société spécialisée. Or il y en a très peu. Nous avons une filiale française et enregistrée auprès de l'AMF et de la CSSF qui ne fait que de la conservation. La création d'une entité locale a vocation à capter le marché local de la gestion d'actifs et de la conservation de crypto-actifs pour des fonds d'investissement. En outre, cela nous permet de démarcher des sociétés d'assurance vie pour nouer des partenariats, car nous avons la technologie et le savoir-faire. Par ailleurs, le fonds souverain du Luxembourg a investi dans notre entreprise.

On m'a posé la question de la gestion de patrimoine. Je me suis peut-être mal exprimé, il n'existe pas de produit financier d'assurance vie incluant des crypto-actifs. J'estime en revanche que c'est pertinent et j'essaie de le promouvoir. Évidemment, les règles de gestion applicables à ces produits seraient respectées : dès lors qu'il y aurait de la crypto dans ces produits, les clients seraient informés et conseillés. L'intégration de certains de ces actifs dans les produits financiers traditionnels présente un intérêt et nous souhaitons y contribuer.

Aujourd'hui, les produits que nous vendons sont constitués à 100 % de crypto-actifs et nous les vendons avec les mêmes exigences que celles de l'agrément ou de la vente de produits financiers traditionnels : un questionnaire, une évaluation du patrimoine et de l'aversion au risque du client, une preuve du patrimoine. Nous calculons ensuite un indice qui détermine, en fonction de la richesse du client, le niveau recommandé d'investissement. Nous n'autoriserons pas un jeune ne possédant pas d'appartement, de revenu ni de patrimoine à investir 30 000 euros dans les crypto-actifs, même s'il a les fonds sur son compte ; nous le limiterons à 3 000 euros par an. Nous avons catégorisé les clients et nous ne permettons pas à certaines catégories socioprofessionnelles d'investir le maximum. Je vous le rappelle, l'argent qui est investi chez nous provient de banques, puisque nos clients virent les fonds depuis leur compte bancaire. Ce n'est pas du cash.

Sur les preuves de travail ou d'enjeu, Manuel Valente, directeur scientifique, pourra vous apporter des réponses.

Mme Faustine Fleuret. - S'agissant de l'engouement pour les actifs numériques des Français, notre étude a permis de montrer les raisons de cet investissement : la première raison est la recherche de rendement, et pas seulement par de la spéculation à court terme mais aussi avec des placements à long terme. Nous avons également pointé de nouveaux usages qui ne sont pas associés au paiement ou à l'investissement. En effet, beaucoup de Français ont envie d'essayer un nouveau système dans lequel ils ont le sentiment que leurs données personnelles et leur vie privée seront mieux préservées. La dernière raison correspond à la possibilité d'expérimenter de nouveaux moyens de paiement.

Notons que la cryptomonnaie produite par Facebook, diem, qui représente un des nouveaux stable coins, peut d'ailleurs servir de moyen de paiement. Il est intéressant d'observer que ces jetons stables constituent le pilier fondateur d'un certain nombre d'applications développées sur les réseaux blockchain et qu'à ce stade, la plupart de ces jetons stables sont en dollars, à hauteur de 99 %. Nous manquons cruellement de jetons stables en euros, ce qui entraîne malheureusement une reproduction de l'hégémonie du dollar dans cette nouvelle économie numérique. C'est une menace pour notre souveraineté : nous prônons le développement par des acteurs européens de ces nouveaux actifs alors que nous observons qu'aujourd'hui, les deux plus grands émetteurs américains de « dollars numériques » ont également choisi d'émettre de « l'euro numérique ».

S'agissant de la consommation d'énergie, le minage est effectivement concerné, puisqu'il représente l'une des façons dont les réseaux blockchain peuvent fonctionner, mais pas l'unique façon. D'autres protocoles sont nettement moins énergivores. Cette problématique de forte consommation d'énergie se concentre donc principalement sur le bitcoin. Néanmoins, les mineurs ont aujourd'hui davantage recours à des énergies renouvelables, puisque celle-ci sont moins chères, et deviennent les clients en dernier ressort des lieux de production où le surplus d'énergie renouvelable n'est pas utilisé. Sans les mineurs, cette énergie serait invendue ou gaspillée.

Nous constatons aujourd'hui des atteintes aux conditions de concurrence loyale en France : nous craignons de connaître ces mêmes menaces à l'échelle de l'Europe. Il sera en effet possible pour des acteurs étrangers, en raison de la nouvelle réglementation européenne, de s'adresser au public européen sans être encadrés par nos règles, à partir du moment où ces derniers affirmeront ne pas procéder à une communication proactive ; on connaît les abus de cette notion et les difficultés de supervision. Il s'agit d'une menace très sérieuse qui pèse sur la compétitivité et le développement de nos entreprises.

Les exigences vis-à-vis des acteurs en matière de fonds propres émanent du règlement MiCa qui entrera en application en 2024.

S'agissant des récents débats dans le cadre du projet de loi Ddadue et du renforcement de la réglementation des PSAN, il nous semblait plus pragmatique de privilégier un enregistrement renforcé plutôt qu'un agrément, au regard des obstacles qui existent aujourd'hui pour obtenir ce dernier. Si certains acteurs ont déjà tenté d'obtenir cet agrément, ils se sont heurtés à des conditions d'obtention très difficiles, voire impossibles à respecter. L'assurance de responsabilité civile professionnelle exigée en est une. Il est d'ailleurs rassurant que le calendrier n'ait pas été accéléré sur ce point, puisque nous devons d'abord résoudre cette problématique avec les assurances, car ce produit n'est pas encore proposé aux PSAN. En revanche, les exigences en matière de cybersécurité qui ont été ajoutées dans le cadre de l'enregistrement renforcé nous inquiètent. Il s'agit en effet d'un des volets les plus difficiles à respecter et surtout les plus coûteux, notamment pour les nouveaux acteurs, même s'il est évidemment nécessaire que les PSAN fournissent des garanties de résilience de leur système informatique si l'on veut garantir la protection des investisseurs. Les acteurs ont néanmoins besoin de clarifications.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Plusieurs questions ont concerné la protection des épargnants, ainsi que les liens entre les produits financiers traditionnels et les crypto-actifs. Rappelons, premièrement, que les crypto-actifs ne peuvent être placés dans des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM). Ils peuvent être placés dans des fonds destinés aux professionnels, mais à hauteur de 10 % seulement. Un certain nombre de protections ont donc été mises en place pour éviter la « fuite » du monde des crypto-actifs vers le monde financier traditionnel, et ceci tant que le monde des crypto-actifs ne sera pas soumis à un mode de régulation, ce qui sera bientôt le cas en Europe. Nous n'avons pas affaire à un univers totalement harmonisé à l'échelle mondiale, même si d'autres pays ont mis en place des réglementations sur les cryptomonnaies. C'est le cas notamment du Japon et je crois que les États-Unis s'y acheminent à grande vitesse, à la suite des événements liés à FTX.

Deuxièmement, il existe, au sein du règlement européen MiCa, une obligation d'informer les épargnants sur la consommation d'énergie des mécanismes de minage. Il ne s'agit certes pas d'un mécanisme de plafonnement, mais d'information, l'objectif étant de faire confiance aux épargnants et à leur sensibilité sur le sujet. Nous constatons par ailleurs à l'AMF que la finance durable correspond à une demande croissante des épargnants, et je ne doute donc pas que si ceux-ci venaient à constater l'existence de mécanismes très préjudiciables à l'environnement, ils en tireraient un certain nombre de conséquences.

Enfin, en ce qui concerne les obligations d'information des clients, le dispositif d'enregistrement simple ne prévoit aucun mécanisme de protection des épargnants. Seules certaines dispositions générales stipulent que la communication professionnelle doit être précise et loyale et ne doit pas constituer une pratique commerciale trompeuse. Il s'agit en réalité des dispositions générales du code de la consommation, qui s'avèrent dans les faits plus difficiles à appliquer dans un domaine proche du secteur financier. C'est pourquoi le dispositif d'enregistrement renforcé, puis d'agrément, inclura un certain nombre d'éléments qui contribueront à renforcer la protection des épargnants.

En conclusion, je lance un plaidoyer pour ce type de régulation. Cette régulation va bien au-delà de l'enregistrement, puisque l'on s'achemine à la fois vers des obligations en matière de gestion des conflits d'intérêts, de contrôle interne et de mise en place de procédures de traitement des réclamations. On commence à se rapprocher d'un univers de protection des épargnants, qui certes n'est pas équivalent à celui du domaine financier traditionnel, par exemple pour l'obligation de conseil, mais dans lequel un certain nombre de garde-fous sont instaurés, et qui concernent également le service de conservation dans le cadre de l'obligation de ségrégation des actifs numériques.

C'est pour cette raison que, comme l'ACPR, nous avons été favorables à la mise en place la plus rapide possible du dispositif d'agrément qui, faut-il le rappeler, est le seul qui existe dans le règlement européen. Il faut donc se mettre en situation de passer à ce régime d'agrément - nous y travaillons avec les acteurs -, même si celui-ne ne permettra pas d'offrir exactement le même niveau de protection des épargnants que celui qui prévaut pour un certain nombre de produits financiers traditionnels.

Il faut donc continuer à communiquer clairement vis-à-vis des épargnants sur les risques et sur la volatilité de ces actifs, bien que ces derniers ne soient pas les seuls à être volatils, les actions représentant également un actif financier risqué. L'enjeu de l'éducation financière consiste donc à plaider pour la diversification. Ces actifs comportent des risques importants et ne bénéficient pas des mêmes protections que les actifs financiers traditionnels. C'est pourquoi, s'il n'est pas interdit aux épargnants d'investir dans ce type d'actifs, il faut qu'ils le fassent en connaissance de cause.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 12 h 25.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.