Mardi 4 avril 2023

- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président -

La réunion est ouverte à 17 h 05

Audition de M. Pierre Lévy, ambassadeur de France en Russie (ne fera pas l'objet d'un compte-rendu)

Cette audition ne fera pas l'objet d'un compte-rendu.

La réunion est close à 18 h 25.

Mercredi 5 avril 2023

- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 30

Enjeux de la relation franco-indienne - Audition de M. Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI-Sciences Po-CNRS et président de l'Association française de Science politique

M. Pascal Allizard. - J'ai le plaisir d'accueillir M. Christophe Jaffrelot, Directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS et Président de l'Association Française de Science Politique. Monsieur le Directeur, le Président Christian Cambon ne peut malheureusement pas être présent aujourd'hui et le regrette. En son nom, et au nom de l'ensemble de mes collègues, je vous remercie de venir nous éclairer ce matin que les enjeux de la relation entre la France et l'Inde. J'ajouterai que j'ai plaisir, à titre personnel, à vous retrouver puisque je préside le groupe interparlementaire d'amitié avec le Pakistan ce qui nous a déjà souvent donné l'occasion d'échanger.

Depuis 2022, la croissance indienne devance la croissance chinoise, et cette tendance devrait se confirmer en 2023. Les évolutions démographiques laissent penser que le développement indien sera alimenté en main-d'oeuvre au moins jusqu'en 2050. L'économie indienne, encore marquée par des retards d'investissement et des lourdeurs administratives notamment, pourrait devenir le moteur de la croissance mondiale. Sa rivalité avec la Chine risque de s'accroître alors que les conflits frontaliers entre ces deux pays sont toujours meurtriers et que le territoire indien est lentement et silencieusement gagné par la Chine.

Les élections de mars 2023 dans l'Uttar Pradesh, laboratoire de l'hindutva, doctrine nationaliste hindoue défendue par le Bharatiya Janata Party (BJP), faisaient figure de test grandeur nature avant les prochaines élections générales de 2024 qui pourraient ouvrir à Narendra Modi et son parti un troisième mandat consécutif. La victoire du BJP semble témoigner de l'absence d'impact électoral des grands événements de ces dernières années : la gestion catastrophique de l'épidémie de Covid au printemps 2021 qui a frappé de plein fouet l'Uttar Pradesh, le ralentissement économique, la crise de l'emploi, ou encore le mouvement massif de protestation des agriculteurs contre les réformes du gouvernement Modi. Vous nous donnerez sur ces points votre analyse.

La charge contre la BBC, dont un documentaire sur des violences, qui avaient causé en 2002 la mort d'au moins mille personnes, accablait le BJP et le Premier ministre indien, qui dirigeait alors l'État du Gujarat, n'est pas le signe d'un fonctionnement démocratique des pouvoirs et contre-pouvoirs. La mise à l'écart du leader d'opposition Rahul Gandhi en mars 2023 interroge également.

Pour contrer l'influence grandissante de la Chine, l'Inde apparaît, aux États-Unis notamment, comme un allié de choix. La France, dans le cadre de sa stratégie indopacifique, a noué un partenariat stratégique fort avec l'Inde, caractérisé par des ventes de Rafale, d'Airbus, et la construction de 6 Evolutionary power reactor dit EPR. L'Inde accueille les investissements occidentaux et l'Occident trouve là l'espoir de nouvelles possibilités d'investissement, alors que la situation se tend en Chine. Le développement économique, on l'a vu, ne suffit pas à garantir la convergence vers un modèle démocratique dont les contours sont toujours plus flous, entre libéralisme et illibéralisme.

Quelle pourrait être, selon vous, l'évolution de l'Inde dans les prochaines années ? Vous nous direz si vous estimez que ce pays qui a longtemps été la plus grande démocratie du monde se projette comme une force de stabilisation régionale, voire mondiale ? Faut-il au contraire craindre une politique pragmatique guidée par des intérêts égoïstes comme pourraient le laisser entendre l'achat massif de pétrole russe et le refus de voter les résolutions de l'Assemblée générale de l'ONU sur la paix en Ukraine ?

Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI-Sciences Po-CNRS et président de l'association française de Science politique. - Je vous remercie de m'accueillir pour évoquer l'Inde dont vous savez effectivement qu'on ne peut l'évoquer sans s'intéresser également au Pakistan, étroitement liés dans bien des cas.

Je vous propose de m'intéresser aux deux évolutions qui ont marqué l'Inde ces dernières décennies en matière de politique étrangère et de politique intérieure. Ces évolutions sont notables. Je me souviens avoir participé à la visite en Inde de Jacques Chirac en janvier 1998, quand notre partenariat stratégique s'est noué, on était au tout début d'une relation qui depuis n'a cessé de se resserrer. Au cours de ces décennies, l'Inde a beaucoup évolué, y compris en termes de politique intérieure, dans une direction qui peut nous inquiéter tant en termes de traitement des minorités qu'en termes de réduction des libertés.

Tout d'abord, sur le plan international, l'Inde est devenue un pays central pour notre politique en Indopacifique. Je vous invite à consulter la carte que nous avons conçue à Sciences-Po, dans le cadre du l'observatoire franco-allemand de l'indopacifique, créé à Sciences-Po avec notre partenaire l'institut de Hambourg le German Institute for Global and Area Studies (GIGA). Cette carte vous montre l'ampleur de la vision que la France a de l'indopacifique, qu'elle partage avec l'Inde. Aucun autre pays n'a la même vision inclusive de l'indopacifique allant de la côte est de l'Afrique à la côte ouest des États-Unis. Nous avons examiné 12 pays, aucun autre pays ne partage cette vision de l'indopacifique.

Au cours des dernières années, on a constaté un rapprochement entre l'Inde et la France, mais aussi entre l'Inde et l'occident, ceci s'est accéléré en raison des pressions chinoises. On parle assez peu des incursions croissantes de la Chine dans les territoires indiens dans l'Himalaya. Des affrontements ont eu lieu en 2020 au Ladakh, zone frontalière entre l'Inde et le Tibet. Les forces chinoises ont fait des incursions qui se sont traduites par la mort de 20soldats indiens. Jamais, depuis 1967, on n'avait eu un bilan aussi lourd.

Cette pression chinoise que je viens d'illustrer à l'aide de cet exemple, mais j'aurais pu en prendre d'autres, incite l'Inde à se tourner vers l'occident. C'est à la suite de cet incident que l'Inde a accepté que le QUAD soit élevé au niveau ministériel : le QUAD est le symbole de ce rapprochement entre l'Inde et l'occident et l'Inde et les États-Unis. Jusqu'à là, les Indiens n'avaient jamais accepté de voir d'autres puissances dans leur mare nostrum, l'océan indien. Mais là, la puissance chinoise est telle que l'Inde est plus que demandeur de partenariats avec les occidentaux, à commencer par les Américains et les Australiens pour résister aux pressions de la Chine.

C'est le premier changement, qui diffère drastiquement de la position d'Indira Gandhi qui lorsque les Américains, dans les années 70, avaient mis un pied à Diego Garcia avait poussé des hauts cris. À l'époque, il n'était pas question que les Américains viennent dans l'océan indien. Aujourd'hui, on les invite, on les appelle et on cherche à faire le maximum avec eux, et avec la France. S'il y a une puissance européenne avec laquelle l'Inde renforce ses relations, c'est la France, du fait de ce partenariat stratégique. Elle est devenue l'un des premiers fournisseurs d'armes de l'Inde. Il y avait déjà un héritage, rappelons-nous des Mirages. La visite de François Mitterrand en 1982 marque le début de ventes d'armes telles que les Scorpènes et maintenant les Rafales et une montée en puissance de ce partenariat stratégique et militaire. Cela se traduit aussi par des accès réciproques à des bases militaires. La visite en Inde d'Emmanuel Macron, en mars 2018, a ainsi permis que les Indiens puissent accéder à des bases françaises à la Réunion avec une réciprocité. À cela s'ajoutent des manoeuvres conjointes, telles que l'exercice Varuna, qui permettent depuis très longtemps à des navires français et indiens de tester leur interopérabilité. Le Porte-avions Charles de Gaulle a participé à Varuna.

Autre point important, les garde-côtes indiens et français effectuent des patrouilles communes, ce sont les seuls qui ne soient pas de la région qui sont invités par l'Inde à participer à ces patrouilles. Mais la France est en fait de la région puisqu'elle est puissance résidente de la région et l'Inde le reconnaît. Voilà quelques éléments qui illustrent le rapprochement entre l'Inde et l'occident.

En parallèle, on constate une continuité avec la politique indienne antérieure : le non alignement. Il se traduit aujourd'hui par le fait de ne pas prendre parti dans le contexte de la guerre en Ukraine. C'est un positionnement très ancien, Jawaharlal Nehru, Premier ministre indien de 1947 à 1964 a posé les bases de ce refus de choisir un bloc. Il s'agissait à l'époque de la guerre froide, il y voyait une violence insupportable. Cela a posé les bases du mouvement des non-alignés dont la culture est très résiliente. On le voit dans le cas indien, et je pourrais y revenir, c'est aussi le cas pour l'Indonésie. J'étais à Jakarta l'été dernier et j'ai constaté que les différences entre ces deux pays n'étaient pas si grandes.

On voit un refus de prendre parti dans les instances multilatérales contre la Russie, avec une absence de condamnations au moment de l'invasion de l'Ukraine, une abstention quasi systématique au Conseil sécurité, où l'Inde a été membre non permanent jusqu'en décembre dernier, une abstention quasi systématique à l'Assemblée générale des Nations-Unies lorsque la question de l'Ukraine est posée. Lorsqu'elle est abordée pour des questions humanitaires, cela ne change rien, l'Inde ne se prononce pas contre la Russie en faveur de l'occident.

Comment expliquer cela ? C'est vraiment la culture internationale de l'Inde qui est à scruter de près. Il y a bien sûr un élément concret, la dépendance militaire de l'Inde vis-à-vis de la Russie. Deux tiers des armements indiens sont soviétiques ou russes, et cela constitue une corde de rappel, une hypothèque qui pèse toujours sur la liberté de parole des Indiens. C'est davantage vrai pour l'armée de terre que pour la marine. Mais c'est aussi très vrai pour l'armée de l'air, vous avez certes des Rafale et des Mirage, mais il reste énormément de Soukhoï et de Mig. Les Russes ont eu cette intelligence de ne pas vendre trop cher, parfois, on peut penser qu'il y a eu du dumping. Ils ont fait du codéveloppement, du transfert de technologie. Les Indiens en sont très demandeurs, car ils n'ont pas d'industrie de défense. Les Russes ont su faire de la coproduction, et pas seulement dans les appareils que je viens de citer. Les Indiens et les Russes ont développé un missile à courte portée, le BrahMos, qu'ils vendent aux Philippines par exemple. L'Inde veut davantage encore de ce type de codéveloppement de technologie militaire. Je le rappelle, car c'est très important, l'Inde n'a pas réussi à construire une industrie de défense et a besoin de l'aide internationale dans ce domaine. Les Russes ont su en la matière être moins-disant et généreux en transfert de technologie.

Ce n'est cependant pas la seule explication de l'attitude de l'Inde à l'égard de la Russie. Quand on lit les propos du ministre des affaires étrangères indien, Subrahmanyam Jaishankar, on constate qu'il y a deux autres raisons pour lesquelles l'Inde ne condamne pas la Russie. Tout d'abord, un anti-occidentalisme a succédé de l'anti-impérialisme. L'inde n'est pas sortie de cet héritage. Cela s'adresse aux Américains, et plus largement à tous les occidentaux. Ensuite, et c'est peut-être plus important encore, l'Inde a une vision du monde que Jaishankar qualifie de plurilatérale. Le plurilatéralisme n'est ni le multilatéralisme, ni bilatéralisme, ni l'unilatéralisme bien sûr. C'est la capacité de l'Inde de faire, avec des partenaires différents, des choses distinctes les unes des autres. Elle fait telle opération avec tel partenaire et telle autre opération avec tel partenaire. Et plus, il y a de partenaires possibles, potentiels, dans le jeu et plus on a les mains libres, plus la marge de manoeuvre est grande.

Dans ce contexte, on ne se lie jamais les mains avec un allié. L'idée d'alliance est bannie de la conception indienne. On cherche des partenaires, pour des opérations qui seront ponctuelles. Dans cette vision plurilatérale du monde, plus il y a de pôles, mieux cela vaut. C'est pour cela que l'Inde veut une Russie forte. Parce qu'elle dépend de la Russie pour ses armements, et pour élargir le champ des possibles. De même, l'Inde souhaite une Union européenne forte, pôle de puissance supplémentaire dans le jeu. Ce que l'Inde redoute le plus, c'est le monde bipolaire, ce qui est la direction dans laquelle le monde est parti. C'est une des grandes hypothèques qui pèsent sur la politique de l'Inde : elle se trouve, en un sens, courtisée par tous. On l'a vu récemment. Il y a eu un grand ballet diplomatique suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, tous les pays ont envoyé des émissaires pour essayer d'amener l'Inde de leurs côtés. Mais comme l'Inde n'a choisi aucun côté, elle peut finalement ne pas être seulement courtisée par tous mais aussi isolée et ne sachant pas comment gérer la bipolarisation croissante du monde. Il y a là un défi que l'on va voir se répéter au G20 du mois de septembre. Le G20 de mars 2023, des ministres des affaires étrangères, a montré les limites de l'exercice d'équilibrisme que l'Inde essayait de mener : parvenir à un consensus sur la question ukrainienne n'a pas été possible, la Russie et la Chine l'ayant empêché. Elles reprendront cette même posture en septembre. S'il y a une division des puissances internationales autour de deux ensembles, l'Inde et son plurilatéralisme vont avoir des difficultés de positionnement. Il y a là un défi majeur.

J'en viens maintenant à la situation intérieure de l'Inde. La politique intérieure menée par l'Inde doit conduire les Français à s'interroger, à faire débat. En effet, le lien entre nos deux pays devient de plus en plus fort, tandis que nous ne savons pas toujours quelle direction prend notre partenaire. C'est pourquoi, mieux cerner sa trajectoire intérieure me paraît capital aujourd'hui.

L'accès au pouvoir depuis 2014 du nationalisme hindou, l'Hindutva, se traduit par une forme de marginalisation des minorités de plus en plus préoccupante. Le nationalisme hindou remonte aux années 20, caractérisées par l'émergence de nationalismes exacerbés. Sur le plan ethno-religieux, la démocratie est ainsi mise à mal, alors que le multiculturalisme était une grande tradition indienne. Rappelons-nous en effet que Mahatma Gandhi était toujours prêt à défendre les minorités quand elles étaient attaquées.

Le nationalisme indien est une idéologie qui affirme que l'Inde étant hindoue à 80%, les Hindous sont les « fils du Sol ». Ils se considèrent comme la population autochtone tandis que les minorités, les musulmans et les chrétiens en particulier, sont des pièces rapportées qui ne peuvent pas prétendre à un statut de citoyenneté entier. Donc des citoyens de seconde zone sont créés. Les musulmans sont les principales victimes de cette tendance, qui est à la fois de fait et de droit.

De fait, parce que l'Hindutva devient très puissant sur le terrain. Ce mouvement remonte à 1925. Depuis un siècle, il n'a cessé de pénétrer la société indienne, malgré sa diversité et l'immensité de son territoire de 3,2 millions de km2. Il a étendu sa présence partout, sauf dans l'extrême sud du pays. Il est implanté dans toutes les catégories de la société, avec le développement de syndicats étudiants, ouvriers, paysans etc... Il en résulte qu'il est de plus en plus difficile pour les musulmans et les chrétiens de pratiquer leur religion. Des lieux de culte de différentes religions sont attaqués, mais il existe également des milices, des groupes paramilitaires, qui patrouillent et empêchent des musulmans d'acquérir un logement dans les quartiers mixtes. Des musulmans de classe moyenne très éduqués ne peuvent donc plus se loger dans certains lieux où les Hindous sont majoritaires. Ce processus conduit à la ghettoïsation des musulmans, toutes classes sociales confondues. Enfin, nombreux ont été les cas de lynchage. Ceux-ci ont fait la une des journaux indiens et ont été fortement relayés sur les réseaux sociaux. Au-delà de lyncher un homme, l'objectif de cette communication organisée est d'impressionner toute la communauté musulmane. Au point que Mark Zuckerberg s'est ému de l'usage qui est fait de Twitter, ce qui est rare.

De jure, parce que le sécularisme indien est mis à rude épreuve par de nouvelles lois. En effet, l'Inde reconnait toutes les religions dans sa Constitution, mais pour la première fois des lois donnent à l'hindouisme une primauté. Par exemple, la loi définissant la citoyenneté, le citizenship act, a été amendée en 2019 de sorte que seuls les non-musulmans issus du Bengladesh, de l'Afghanistan ou du Pakistan sont maintenant éligibles à la citoyenneté indienne. Cette loi est en contradiction directe, dans la lettre et dans l'esprit, avec la Constitution du pays. Autre exemple, l'article 370 de la Constitution indienne a été aboli en 2019, alors qu'il donnait au Jammu-et-Cachemire une autonomie particulière. Cet État de l'Union indienne a ainsi été rétrogradé au statut de territoire et s'est vu séparé du Ladakh. Ce dernier est également devenu un territoire de l'Union. Cela implique que ces territoires sont sous l'administration directe de New Dehli. La police de l'État rend donc maintenant directement des comptes à la capitale et non plus au gouvernement régional.

La démocratie est également mise en difficulté par la tendance à l'illibéralisme. Cette idée d'illibéralisme me met toujours mal à l'aise et je préfère parler d'autoritarisme électoral. Même si l'Inde conserve un système où les élections continuent d'être le mode de désignation du chef du gouvernement et des responsables politiques, des penchants autoritaires rendent finalement les élections pratiquement artificielles. En effet, il n'y a plus de compétition politique permettant que les élections soient libres et entièrement fiables. La raison est que les institutions de l'État ont été prises d'assaut par le parti au pouvoir. Par exemple, le Central bureau of investigation (le FBI indien) est maintenant un bras armé partisan. De même, la Commission électorale est aussi composée de proches du pouvoir, alors qu'elle est sensée organiser les scrutins de façon impartiale.

Plus important, le pouvoir judiciaire demeure la cible privilégiée de Narendra Modi. Partout dans ces pays, je mets l'Inde dans le même groupe que la Hongrie de Viktor Orban, la Pologne de Jarosaw Kaczyñski et Israël aujourd'hui. Ce que cherche à faire Benyamin Netanyahou aujourd'hui, c'est ce que s'est employé à faire, dès 2014, le Premier ministre indien. La première loi qu'il a tenté de faire passer, le premier amendement à la Constitution qu'il a fait voter, proposait de changer la façon dont les juges de la Cour suprême allaient être nommés. Alors que ces derniers sont désignés par les juges des tribunaux des États, M. Modi a proposé que seulement deux magistrats soient ainsi désignés et que trois autres membres soient des responsables politiques. Cette loi n'a pas été acceptée grâce à l'intervention de la Cour suprême, mais le gouvernement s'est vengé en refusant alors de nommer les juges que le collège des magistrats désignait. De sorte, en 2015, 2016 et 2017, le nombre de juges partis à la retraite et non remplacés a conduit à une impasse. En 2017, la Cour suprême s'est résignée et n'a plus cherché à nommer de nouveaux membres qui n'auraient pas la bénédiction du pouvoir. C'est une situation d'autocensure de la Cour suprême depuis plusieurs années. Une sorte de test grandeur nature va avoir lieu, puisque l'invalidation de Rahul Gandhi va devoir être soumise à la Cour suprême. Il sera intéressant de voir la décision qu'elle rendra.

Plus largement, l'opposition a une tâche de plus en plus ardue en Inde. De très nombreux opposants politiques ont été empêchés de se présenter aux élections, arrêtés ou ont subi des pressions avec des visites d'agents venus contrôler leurs déclarations d'impôts par exemple. Toutes sortes de raisons sont trouvées pour les mettre hors d'état de nuire. D'ailleurs Rahul Gandhi, le leader du principal parti d'opposition (le Congrès national indien) est dans cette situation aujourd'hui, puisqu'il a été condamné à deux ans de prison pour diffamation. Plus précisément, il est condamné pour avoir dit en 2019 lors d'une campagne électorale, que « tous les voleurs ont Modi comme nom de famille ». Or une peine de deux ans de prison l'oblige à démissionner de son mandat de député. Il est donc exclu du Parlement, alors qu'il en était la voie la plus dissonante. On a ainsi un parti d'opposition qui est privé de son leader dans l'enceinte du Parlement, ce qui représente une atteinte claire au jeu démocratique. J'en cite deux autres pour compléter ce tableau.

Les restrictions à l'action de la presse sont également de plus en plus fortes. Tous les classements internationaux sur la liberté de la presse, la transparence, etc. font chuté l'Inde tout en bas des classements. La principale raison est que de plus en plus de médias indépendants sont sous le contrôle d'hommes d'affaire proches du pouvoir. Comme dans le régime Orban. Dans le cadre des études que nous menons à Sciences-Po, nous étudions ces relations entre ces pouvoirs, qui échangent leurs bonnes pratiques, bénéficient de conseils, notamment d'organismes basés aux États-Unis. Pour illustrer cette mainmise sur les médias, notamment la télévision, il est à noter que le grand mouvement que Rahul Gandhi a animé ces derniers mois, une marche de 3 500 km de la pointe sud de l'Inde jusqu'au Jammu-et-Cachemire, a à peine été couvert.

Enfin, parmi les dissidents potentiels, se trouvent les ONG et les intellectuels. Ils sont aussi des victimes politiques du pouvoir en place. Les ONG, celles confessionnelles comme celles des droits de l'homme, sont particulièrement ciblées. Par exemple, Amnesty International ou Compassion International, qui travaillait en Inde depuis 1968, à l'éducation des enfants, 140 000 enfants de toutes confessions, ne peuvent plus fonctionner en Inde car elles ont perdu l'accès aux fonds étrangers. L'Inde est ainsi passée en quelques années de 30 000 ONG à environ 10 000 aujourd'hui, alors que le pays a toujours été fortement dépendant des ONG pour l'éducation et les soins.

Une tendance autoritaire comparable atteint les intellectuels. Les universités indiennes ont en effet pour la plupart été mises en difficultés par la nomination de nouveaux présidents proches du pouvoir. La Jawaharlal Nehru University, la grande université de Dehli, en est le meilleur exemple, mais cela touche également les autres universités, même privées. Ces universités perdent ainsi leur liberté d'expression et les partenariats internationaux périclitent.

Pour conclure, il convient de noter que ces tendances méritent réflexion, car la France est devenue un partenaire stratégique important d'un pays dont la trajectoire politique intérieure n'est pas nécessairement celle attendue et celle sur laquelle les Français ont fondé leurs premières actions.

Je conclus par l'économie. De grands espoirs sont mis dans l'économie indienne. D'abord du fait de sa démographie, qui l'amène aujourd'hui à être le pays le plus peuplé au monde et dont la croissance démographique devrait se poursuivre jusqu'à 2050, voire 2060. Cela signifie que l'Inde a un énorme potentiel en termes de dividende démographique. Pour mémoire, on parle de dividende démographique quand la catégorie des personnes en âge de travailler, ici les 15-49 ans, est bien supérieure aux catégories qui ne sont pas en âge de travailler. Ce dividende démographique reste toutefois tributaire de l'éducation. En effet, une population jeune n'est un véritable atout que si elle est éduquée. Toutefois, l'Inde continue à ne pas investir dans ce domaine. Les budgets de l'éducation restent bas et le taux d'analphabétisme assez élevé. Il n'y a plus de données statistiques récentes, c'est une caractéristique des régimes autoritaires, mais on sait que le taux d'alphabétisation était de 28% en 2011.

À côté de cela, il existe des fleurons dans le secteur des technologies l'informatique. Ils sont les principaux moteurs de la vive et vigoureuse croissance du pays. L'Inde reste absolument imbattable dans ce domaine avec de très belles entreprises comme Tata Consultancy Services, Infosys ou Wipro qui sont des leaders mondiaux.

L'industrie reste toutefois un point noir, car elle ne cesse de perdre des parts de marché et ne représente plus que 15 % du produit national brut. En conséquence, le profil économique du pays paraît post-industriel avant d'avoir été industriel. Les services, comme dans tous les pays post-industriels, sont majoritaires. Face à ce défi de l'industrialisation, Narendra Modi pensait attirer des investisseurs étrangers, de sorte que des multinationales viennent industrialiser le pays. C'était son grand programme « Make in India ». Toutefois, ces investissements étrangers n'ont pas eu lieu et la situation ne s'améliore pas.

En ce qui concerne l'économie politique de l'Inde, la tendance va vers un système oligopolistique. La raison est due au régime en place. En effet, les oligarques indiens sont les grands bénéficiaires du nouveau régime. L'un d'entre eux, Gautam Adani est devenu en quelques années l'homme le plus riche de l'Inde, notamment grâce aux privatisations de grands fleurons de l'infrastructure indienne tels que les ports et aéroport dont il a bénéficié grâce à ses amitiés politiques.

Ce système présente comme premier inconvénient d'être parfois incompatible avec la régulation des marchés financiers. Ainsi, lorsque que Gautam Adani a été accusé de malversation il y quelques semaines, les cours de ses entreprises ont chuté dramatiquement à la Bourse, montrant la fragilité de ce genre de fonctionnement. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Rahul Gandhi est persona non grata au Parlement : il annonçait systématiquement les méthodes de Gautam Adani.

L'autre inconvénient de ce système oligarchique reste qu'il a tendance à fermer le jeu. Les entreprises étrangères ne sont pas les bienvenues car elles sont des compétiteurs que redoutent ces grands hommes d'affaire indiens. Vodafone et Walmart, notamment, en ont fait les frais en faisant face à des barrières non tarifaires trop importantes. Les barrières tarifaires sont déjà assez élevées, mais les barrières non-tarifaires sont encore plus nuisibles. Ce protectionnisme est un problème à prendre en compte à l'heure où le traité de libre-échange de l'Inde avec l'Union européenne est en discussion. Ces négociations, relancées il y a deux ans après un premier échec, restent compliquées en raison d'un protectionnisme indien croissant et d'exigences moins acceptables pour l'UE avec des demandes de visa importantes, pour des ingénieurs et des informaticiens notamment. L'une des difficultés majeures reste que l'Inde adopte une politique différente de l'Union européenne en ce qui concerne les données personnelles. En effet, lorsque l'on fait du commerce international, du e-commerce notamment, cela implique que les données personnelles disposent d'un certain degré de protection. Or, l'Inde ne veut pas se doter d'une loi qui ressemble peu ou prou au Règlement général sur la protection des données (RGPD). Il n'existe pas de loi protégeant les données personnelles. Le pays préfère garder l'accès à ces données et cela va compliquer singulièrement la conclusion de certains aspects de ce traité de libre-échange. Il ne s'agit pas ici de protectionnisme, mais d'une forme d'implication politique dans l'économie avec pour objectif de pouvoir surveiller les citoyens en ayant accès à leurs données personnelles.

M. Pascal Allizard, président. - Merci Monsieur le Directeur pour cet exposé à la fois exhaustif, précis et à inquiétant sur ce pays qui nous réserve des surprises, voire des désillusions. L'avenir le dira.

M. Joël Guerriau. - Avec mes collègues Hugues Saury et Rachid Temal, nous avons participé en 2020 au groupe de travail dont le rapport s'intitulait : « L'Inde : un partenaire stratégique ». Ce sujet est majeur, y compris pour notre planète, eu égard à l'importance de l'Inde. Je voudrais revenir sur un point que vous avez abordé, à savoir la population de ce pays d'un milliard quatre cent cinquante millions de personnes avec une progression vers le milliard sept cent millions en 2050. Sur le plan de la pauvreté, quelles évolutions peut-on attendre pour cette population alors même que vous avez décrit l'enrichissement des oligarques ?

Ensuite, que pouvons-nous attendre de partenariats entre la France et l'Inde sur le plan climatique, énergétique et environnemental ? C'est également un sujet majeur, eu égard au pluralisme que l'Inde veille à conserver dans ses relations avec les pays étrangers, pour lesquels la France pourrait être le premier partenaire.

M. François Bonneau. - J'aimerais que vous nous donniez votre analyse sur le système des castes, qui n'a pas été abordé. Est-ce un frein au développement du pays ?

M. Jacques Le Nay. - Quelle politique en matière de changement climatique l'Inde met-elle en place ? Celle-ci se développe-t-elle avec des pays en particulier ou des sujets précis ? Enfin, quel regard portez-vous sur la coopération tripartite lancée en février 2023 entre la France, l'Inde et les Émirats arabes unis ?

M. Jean-Noël Guérini. - Sans le dire de cette manière, j'ai compris de votre exposé dans une matinale radiophonique ce matin, que le Premier ministre Modi avait commis une faute politique en évinçant du Parlement son opposant Rahul Gandhi dans le prolongement de sa condamnation pour diffamation. Pensez-vous que cette exclusion aura des incidences sur les élections générales en 2024 ?

M. André Gattolin. - On parle beaucoup des Chrétiens d'Orient et les gens semblent surpris d'apprendre qu'il a 72 millions de chrétiens en Inde, dont la grande majorité est catholique. Sur la question religieuse, la seule exception que je note est celle du bouddhisme, notamment tibétain, probablement du fait d'un travail important du Dalai Lama visant à expliquer les racines du bouddhisme dans l'hindouisme, mais aussi du plateau du Ladakh qui est disputé avec la Chine sur le plan stratégique et où vit une importante population tibétaine. Pour aborder une autre question, je viens de finir la lecture de l'ouvrage de Roy Chowdhury and John Keane, intitulé « To Kill a Democracy : India's Passage to Despotism », et qui est intéressant dans sa description du passage à l'illibéralisme et aux ruptures du système démocratique. Il ajoute un troisième critère, celui de la « mort sociale », dont le phénomène est apparu antérieurement à l'arrivé de Modi au pouvoir et s'est traduit par le retrait de toute notion de dignité à une population déjà largement pauvre et inégalitaire. Tout cela présente des risques d'explosions sociales, renforcées par les conditions d'exercice du pouvoir. Enfin, s'agissant des influences étrangères, je remarque que plus encore que les réseaux officiels, ce sont les sociétés oligopolistiques qui financent en Europe le plus grand temple hindouiste d'Europe continentale. Tous ces grands patrons indiens vivent hors de l'Inde mais financent ces projets indiens en Europe.

M. Yannick Vaugrenard. - Je souhaiterais vous entendre sur la condition féminine en Inde et son évolution.

Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite aborder le domaine spatial. Vous avez parlé du plurilatéralisme qui a permis aux Indiens, depuis 1967, de choisir leurs partenaires, notamment l'URSS, pour développer leur politique spatiale dans les lanceurs à coûts réduits, mais aussi avec l'ambition de porter des vols habités, vers la lune et même mars. Nous nous rendons compte qu'ils sont fort bien placés dans la course à l'espace, devançant l'agence spatiale européenne. Je voudrais vous faire réagir sur ces observations.

M. Rachid Temal. - L'Inde est un futur géant si elle ne l'est déjà. Elle est une pièce majeure dans toute stratégie indopacifique. La question se pose pour notre défense du point d'équilibre où de partenaire ce pays peut devenir un concurrent pour notre industrie de défense en se mettant à produire des armements lui-même. Ensuite, un autre point, que l'on aborde assez peu est que Narendra Modi est un Premier ministre d'extrême droite. Dans n'importe quelle démocratie européenne, il serait mis au ban et des pétitions se multiplieraient contre les exportations d'armement. Comment expliquer ce silence assourdissant sur des orientations politiques plus que problématiques, qui emportent de graves conséquences dans la société indienne, avec des morts et des troubles. Il y a une volonté d'hégémonie culturelle et religieuse préoccupante. On oublie que la partition de l'Inde a entraîné des millions de morts, puis des guerres avec le Pakistan et le Bangladesh. On voit bien qu'au-delà des tensions dans le Cachemire et avec la Chine, cette politique hégémoniste pose problème. Est-elle le seul fait de ce Premier ministre, où est-ce une tendance plus profonde ?

M. Hugues Saury. - Je remercie mes collègues Joël Guerriau et Rachid Temal d'avoir évoqué nos travaux communs sur l'Inde. Je reviens par ailleurs d'une mission sur l'indopacifique où l'on voit des superpositions entre les cartes et stratégies de nos pays respectifs, d'une part la France se qualifiant de puissance d'équilibres - sans que l'on sache véritablement ce qu'il y a derrière ces termes -, d'autre part l'Inde ne souhaitant pas prendre de position afin de pouvoir continuer à commercer et discuter avec tout le monde. Ces différents rapprochements font-ils de l'Inde un partenaire fiable dans l'indopacifique ? Quelles nouvelles coopérations pourrions-nous développer avec ce pays ?

Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI-Sciences Po-CNRS et président de l'association française de Science politique. - La question de la population nous conduit à celle de la pauvreté et à celle du changement climatique. La pauvreté est un sujet essentiel. C'est une tâche que l'Inde cherche en permanence à nier, à éluder, et c'est également une tâche à laquelle l'Inde doit s'atteler. Nous n'avons plus les données statistiques qui permettent de mesurer le nombre de pauvres. L'équivalent de l'INSEE indien est empêché de travailler. Les statisticiens sont courageux et font leur travail tout de même et font fuiter leurs résultats. La dernière fois que cela s'est produit, on a vu, que pour la première fois depuis qu'il existe des statistiques en Inde, soit 1971, le pourcentage de personnes pauvres avait augmenté. C'est la pauvreté de la population rurale indienne qui a progressé. Il y a là un sujet qui concerne l'agriculture indienne qui est percutée par la croissance démographique : il faut nourrir 15 millions de personnes en plus par an. Et à cela s'ajoutent, tous les ans, les vagues d'intempéries, de chaleur totalement anormale en février dernier, des pluies en dehors des moussons. Les paysans se sont révoltés pendant presque deux années contre les oligarques qui convoitaient leurs terres. Ils ont réussi à faire reculer les projets agroalimentaires, mais continuent à protester et à souffrir. Il existe un grand programme, introduit par le précédent gouvernement, le national rural guarantee act. Il donnait à toutes les familles rurales victimes de sous-emploi l'équivalent de 100 jours de salaires par an, sorte d'embryon d'État providence, salaire minimum rural. Ce programme a été réduit et a conduit à une pauvreté de masse. Elle est niée par le pouvoir, mais elle est réelle et il faudra s'atteler à lutter contre la malnutrition. Oxfam étudie et documente ce sujet. On observe une malnutrition chronique.

L'Inde et l'Asie du Sud en général sont directement touchées par le changement climatique. L'Inde est directement concernée par la fonte du glacier himalayen, soit un tiers de sa superficie d'ici 2050. Cela va avoir des répercussions sur tous les fleuves de la zone dont le débit sera réduit alors que des centaines de millions de personnes en dépendent. On a l'a un enjeu que l'Inde cherche à gérer en investissant dans l'énergie solaire avec des partenariats français : Total, Engie ont créé des partenariats. Pour Total avec Gautam Adani, ce qui a posé de réelles difficultés. Le choix des partenaires en Inde est compliqué, et le pouvoir politique est proche de certains opérateurs. Le solaire progresse mais le charbon reste la principale source d'énergie, 55 % de l'électricité indienne est produite par des centrales à charbon.

Sur les castes, elles continuent à jouer un rôle important, surtout pour ceux qui sont appelés les intouchables. Ils sont cantonnés dans des hameaux séparés, avec des puits dédiés. Cette intouchabilité est la grande difficulté de la société indienne. Les autres castes se retrouvent plus ou moins, les intouchables restent séparés de la société et représentent 15 % de la population. La question a été prise à bras le corps avec une politique spécifique dès l'indépendance : les intouchables ont été recensés, et un pourcentage équivalent à leur poids dans la population leur a été réservé dans l'éducation, dans l'administration et dans les assemblées élues. Aucun pays au monde n'a été aussi volontariste et cela a porté ses fruits, on a vu se développer une classe moyenne intouchable. Elle reste intouchable, le mariage reste inenvisagé avec cette caste, mais elle a pu progresser économiquement et faire pression pour que des efforts se poursuivent. Cette politique de discrimination positive est en train d'être remise en cause, ce qui va de pair avec la politique conservatrice actuelle. Cette politique est en fait diluée par le biais des privatisations, les postes réservés le sont dans le seul secteur public qui fond comme neige au soleil. On assiste à un retour en arrière avec une perte de mobilité sociale ascendante, ce qui est une très mauvaise nouvelle.

Le dialogue trilatéral entre les Émirats arabes unis, la France et l'Inde est très intéressant et prend place au moment même où le dialogue trilatéral entre l'Australie, la France et l'Inde reprend. On l'a vu à travers les cartes, pour la France et l'Inde, l'Indopacifique va jusqu'aux Émirats arabes unis. La France a des relations très étroites avec les Émirats, notamment du point de vue militaire. L'Inde a des relations très étroites avec la France, notamment du point de vue militaire. Ce triangle est tiré par la dimension stratégico-militaire et par la dimension géopolitique. Il a certainement beaucoup d'avenir.

Était-ce une erreur politique de disqualifier Rahul Gandhi ? Je pense effectivement que Narendra Modi a peut-être fait la première erreur politique de sa carrière en prenant le risque de victimiser Rahul Gandhi. C'est une forme de perte de sang-froid. On ne se débarrasse pas comme cela d'un homme que l'on ne pense pas dangereux. Le prétexte est très tenu qui conduit à sa condamnation à deux ans de prison et à la perte de son siège de député. Pourquoi ? Le pouvoir a-t-il des choses à craindre, à cacher notamment dans ses relations avec les milieux d'affaires ? N'avoir pas proportionné la réplique à l'ampleur du danger suscite des soupçons et la victimisation d'un adversaire. Modi est en train de créer son opposant en lui donnant une aura qu'il n'avait pas encore. Il est important de suivre l'évolution de ce sujet, la disqualification de Gandhi va-t-elle être confirmée par la Cour suprême ? Va-t-il aller en prison ? Sera-t-il empêché de manifester s'il voulait remobiliser la rue ? Les étapes à venir sont très importantes avec des élections dans 5 États, puis dans un an, les élections de la chambre basse du Parlement. Cela pourrait être un tournant.

Le bouddhisme est la religion qui n'est pas considérée comme exogène en Inde, le Bouddha est d'ailleurs présenté comme le 7ème avatar de Vishnou, ce qui est une récupération pure et simple. Le Dalai lama a tout fait pour que les Tibétains soient bien intégrés à la société indienne, avec succès. Il y aurait un continuum entre hindouisme et bouddhisme, ce qui n'est pas complètement vrai puisque les intouchables qui voulaient échapper à l'hindouisme se convertissaient au bouddhisme. Ceux qui veulent sortir du système des castes trouvent l'égalité dans le bouddhisme.

La question du Ladakh va être une question assez compliquée. Il est occupé pour moitié par les Chinois depuis 1962. Il a été privé de son statut d'État et de l'autonomie afférente. Les Ladakhis, bouddhistes, font de cette identité un levier pour améliorer leur situation. Dans une zone aussi sensible stratégiquement, ce n'est peut-être pas un bon calcul d'avoir poussé un groupe à se montrer plus revendicatif sur le plan identitaire. On peut craindre, là aussi des formes de répression.

J'en viens à la question des grands patrons et de leur influence. Le parti communiste chinois utilise les instituts Confucius par exemple pour rayonner dans le monde. L'Inde utilise les relais que sont ses grandes entreprises. Son outil diplomatique est trop petit. Il n'y a pas plus de diplomates indiens que singapouriens, ils sont 800. Le relais de puissance passe par le secteur privé qui de fait est très bien organisé avec de très grandes entreprises présentes à l'international. On voit les grandes entreprises indiennes privées à la manoeuvre en Afrique par exemple, mais aussi en occident. Elles sont bien sûr très présentes en Grande-Bretagne. On voit une revanche du colonisé sur le colonisateur avec le rachat de Rover ou Jaguar notamment. La diaspora est désormais contaminée par ce virus identitaire. On a vu en Angleterre des rixes entre Hindous et Musulmans qui étaient la réplique de ce que l'on avait pu voir en Inde. La société britannique semble atteindre là les limites de son multiculturalisme. C'est un vrai enjeu pour les États-Unis et le Canada, qui compte de plus une minorité sikhe très militante, et l'Australie également.

On voit comment le monde est devenu globalisé, des questions internes à la société indienne s'étant diffusées aux quatre coins du monde, par les réseaux sociaux et Internet. Cette capacité d'exportation présente aussi des inconvénients et des limites. L'entourage du Premier ministre, s'appuie sur des hommes qui ont énormément investi - je pense à Gautam Adani qui a racheté une immense mine de charbon en Australie et le port de Haïfa en Israël -, ce qui présentent des risques, un maillon faible, notamment quand ces grands patrons ne sont pas toujours « propres sur eux ».

La question sur la condition des femmes nous ramène à la démographie. Ce que l'on sait des recensements les plus récents est que le ratio entre le nombre de femmes pour mille hommes a certes un peu augmenté, mais reste bien inférieur à hauteur de 970 à 980 femmes pour mille hommes. Cela veut dire qu'il manque des millions de femmes à cause de la pratique de l'avortement sélectif des foetus féminins. La persistance de la dote est totalement contradictoire car il y a moins de femmes et pourtant les parents doivent toujours payer pour les marier. Voilà bien l'exemple, pour les économistes qui croient aux choix rationnels, que ce n'est pas la rareté qui fait le prix. Les femmes doivent payer pour avoir un époux. Vous avez donc là un énorme problème démographique qui reflète un problème social, les filles étant considérées comme un fardeau. De plus elles entrent en concurrence avec les garçons sur le marché du travail, et l'on observe, eu égard au chômage massif des jeunes urbains - de l'ordre de 38 % de chômage -, que les femmes s'abstiennent de chercher du travail. Le taux d'emploi des femmes en Inde est très bas et comparable au Moyen Orient, soit 16 %. Cela explique le statut très en retrait des femmes indiennes.

Le spatial est un point fort de ce pays et cela peut tout à fait s'expliquer de manière anthropologique. Ce pays n'a pas réussi à s'industrialiser et en général le travail manuel n'est pas encouragé par la caste supérieure : le brahman reste un pur esprit cérébral et encourage les mathématiques depuis l'antiquité. Ce sont les indiens qui ont inventé le zéro. Les mathématiques conduisent à la physique et à l'astrophysique. On trouve en Inde des observatoires astronomiques datant du moyen âge et qui demeurent en activité. Ce tropisme scientifique les conduit à investir dans les technologies de l'information et donc dans le spatial. Autant ils peinent à construire des chars, autant ils n'ont pas de problème pour faire des satellites, des lanceurs, des missiles et pour acquérir l'arme nucléaire par leurs propres moyens. Le rôle de l'État indien n'est pas négligeable en la matière. Tout comme nous avons fait le centre national d'études spatiales (CNES), l'Inde a créé l'Indian space research organisation (ISRO). Le partenariat entre le CNES et l'ISRO est un modèle du genre. Comme vous le dites, dans ce domaine l'Inde est un compétiteur qui lance sur orbite des satellites pour beaucoup moins cher que la fusée Ariane. La collaboration se double donc de compétition.

Sur le silence assourdissant mentionné, nos partenariats stratégiques, notamment militaires, ne sont jamais débattus publiquement en France. Où débat-on des ventes d'armes à l'Arabie saoudite, à l'Égypte ou au Qatar ? Nulle part !

M. Rachid Temal. - Ce n'était pas l'objet de mon propos.

M. Christophe Jaffrelot. - Tout à fait, mais il est aussi important de se demander quelles sont les enceintes publiques où la négociation de partenariats aussi importants et la vente de technologies aussi sensibles pourraient être débattues. Car on ne se rend compte qu'après coup de l'ampleur des liens ainsi créés pour des décennies.

Effectivement votre propos est différent. La question est de savoir si le départ de Narendra Modi de la scène politique permettra à l'Inde de revenir à la case départ. J'ai tendance à dire que le point de non-retour n'est pas atteint : il reste une société civile, il reste des démocrates et des partisans du statu quo ante. Mais chaque jour qui passe permet à ces forces pro Modi de pénétrer la société et l'État de plus en plus profondément. De très nombreuses institutions sont acquises à ces forces politiques et les éradiquer sera très difficile, y compris jusque dans les services de renseignement. La pénétration de ces forces idéologiques est déjà quasiment achevée. Ce sera aux gouvernements qui prendront la relève de s'atteler à cette tâche de reconquête, mais surtout aux électeurs de faire d'autres choix aux prochaines élections. Or l'acte de vote n'est plus l'acte libre et informé qu'il était. Nous pouvons rencontrer ce problème dans d'autres pays : si Erdogan perd le mois prochain, est-ce que la Turquie redeviendra le pays qu'elle était ?

Ma crainte réside dans la difficulté des oppositions à accéder au pouvoir mais aussi à la capacité d'un successeur de Narendra Modi, venant du même parti, à se faire élire. Si son successeur n'est pas populaire, le peuple ne votera pas. Alors se posera la question de savoir ce qu'il restera de la démocratie indienne si la dernière « feuille de vigne » du scrutin tous les cinq ans tombe ? Ce n'est pas une hypothèse totalement farfelue et cela nous oblige à nous projeter dans le temps. Je n'hésite pas à demander aux responsables français que je rencontre ce qu'ils feraient si Amit Shah, le ministre de l'intérieur, ou Yogi Adityanath, le chef du gouvernement de l'Uttar Pradesh, devaient devenir Premier ministre de l'Inde ?

Sur l'indopacifique, je préfère la formulation de « puissance d'initiative » à celle de puissance d'équilibre, c'est-à-dire une puissance, la France, qui peut lancer des initiatives puis créer les coalitions qui permettent de les réaliser. C'est plus réaliste et plus européen. Que l'Inde soit un partenaire fiable dans l'indopacifique est une question vraiment difficile. La crainte que nous pouvons avoir serait que l'Inde ne soit pas en mesure de résister à la pression chinoise, voire ne souhaite pas y résister. Le déséquilibre est énorme - de l'ordre de 1 à 10 - et l'Inde dépend de la Chine qui est son premier partenaire commercial. Enfin, elle est cernée par des pays qui basculent du côté chinois : le Népal, le Sri Lanka, l'Afghanistan, le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie. Résister, s'affronter ou en découdre, n'est pas à l'ordre du jour. Par exemple, alors que nous observons des incursions chinoises, l'Inde regarde ailleurs et nie que la Chine lui prend des territoires. Elle fait l'autruche car elle n'a pas les moyens de faire autrement. Alors comment compter sur l'Inde dans l'indopacifique. Il faut plutôt y voir la coopération maritime, la coopération dans le domaine de l'environnement, la gestion des océans, la lutte contre la surpêche. Ces dimensions maritimes paraissent plus porteuses. En revanche, la question est plus compliquée sous un angle géopolitique.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de résolution européenne dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Pascal Allizard, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'examen de la proposition de résolution européenne dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Les déportations d'enfants ukrainiens sont l'un des volets les plus sombres de la guerre d'agression déclenchée par la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022.

Ces enlèvements rappellent naturellement le programme mis en oeuvre par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment en Pologne, pour enlever et germaniser des enfants étrangers, en changeant leur identité, avant de les placer dans des familles ou dans des établissements d'accueil. Seuls 15 % à 20 % des enfants polonais ainsi enlevés revinrent en Pologne après-guerre...

Ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine ne peut pas nous laisser muets ni indifférents. C'est pourquoi je suis infiniment reconnaissante à André Gattolin d'avoir déposé une proposition de résolution européenne à ce sujet. Le dépôt de cette proposition de résolution européenne a en effet contribué à une prise de conscience collective, qui s'est cristallisée au cours des dernières semaines dans plusieurs avancées majeures, dont les deux mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) à l'encontre de Vladimir Poutine et de sa commissaire aux droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova.

Ces mandats d'arrêt sont historiques, mais l'histoire ne doit pas s'arrêter là : il nous faut désormais agir pour prévenir de nouveaux enlèvements et permettre l'identification des enfants déportés, leur localisation et leur retour en Ukraine.

Les modifications que je vous propose visent tout d'abord à actualiser le texte pour prendre en compte les différents développements intervenus au cours des dernières semaines.

En effet, en plus de l'émission des mandats d'arrêt de la CPI, plusieurs autres étapes importantes ont été franchies. En premier lieu, le rapport du 15 mars 2023 de la commission d'enquête internationale du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur l'Ukraine a conclu que les transferts d'enfants réalisés par les Russes violent le droit international humanitaire et constituent des crimes de guerre. En deuxième lieu, le 23 mars 2023, le Conseil européen, prenant note des mandats d'arrêt émis par la CPI, a demandé à la Russie d'« assurer le retour en toute sécurité des Ukrainiens transférés de force ou déportés en Russie, en particulier des enfants ». En troisième lieu, le 30 mars 2023, 45 États de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), dont la France, ont invoqué le mécanisme de Moscou afin d'enquêter sur d'éventuels crimes de guerre et crimes contre l'humanité en lien avec le transfert d'enfants vers la Russie.

Sur le fond, ce qu'il faut retenir, c'est que le constat sur les déportations d'enfants ukrainiens est désormais largement documenté et partagé à l'échelon international, non seulement par le gouvernement ukrainien et par les ONG, mais aussi par des instances de l'ONU, par le Conseil européen et par des gouvernements nationaux, dont la France.

Le gouvernement ukrainien a identifié à ce jour 19 500 enfants déportés, qui ont été recensés dès lors que leur disparition avait été déclarée aux autorités. Ce chiffre ne représente qu'une partie de la réalité : dans les territoires libérés, des parents craignent qu'on leur reproche d'avoir confié leurs enfants à l'occupant ; en outre, la Russie contrôle toujours 18 % de la superficie de l'Ukraine, donc le sort des enfants sur cette partie du territoire demeure méconnu. Des sources ukrainiennes avancent ainsi le chiffre de 240 000 enfants transférés de force en Russie. Les autorités russes évaluent, pour leur part, à 740 000 le nombre d'enfants ukrainiens transférés, avec ou sans leurs parents, en Russie, considérant qu'il s'agit d'évacuations humanitaires.

Un rapport de la faculté de santé publique de l'université de Yale du 14 février 2023 établit qu'au moins 6 000 enfants ont été déportés par les Russes vers au moins 43 camps répartis de la mer noire à l'Extrême-Orient. Ce rapport met en évidence le processus de russification imposé à ces enfants. Dans au moins deux camps, situés en Tchétchénie et en Crimée, la rééducation des enfants inclut un entraînement militaire.

Le 30 mai 2022, Vladimir Poutine a signé un décret permettant d'accélérer l'acquisition de la nationalité russe et donc l'adoption des enfants ukrainiens, avec ainsi un possible changement d'identité et de filiation, qui rendra leur identification très difficile à l'avenir.

Il ressort des différents témoignages et travaux que des enfants ont été déportés dans quatre situations distinctes. Première situation : celle d'enfants dont les parents ont été tués ou qui ont perdu le contact avec leur famille. Deuxième situation : les enfants séparés de leurs parents à un « point de filtrage » ; les Russes ont en effet mis en place des camps où les populations sont triées et, d'après plusieurs rapports, de multiples violations des droits de l'homme sont commises dans ces camps, dont des cas de torture et des enlèvements d'enfants mineurs. Troisième situation, celle des enfants placés dans des institutions : avant la guerre, 91 000 enfants ukrainiens étaient hébergés dans des institutions, soit 1,2 % des enfants ; or neuf de ces enfants sur dix auraient en réalité des parents en vie et titulaires de leurs droits parentaux. Enfin, quatrième situation : les enfants envoyés dans des camps de vacances en Crimée ou en Russie, avec l'accord de leurs parents, mais qui ont par la suite été séparés de leurs familles de façon prolongée, voire indéfinie.

Dès lors que le constat fait consensus, comment agir ?

À ce jour, 328 enfants sont revenus. Le retour de tous les enfants enlevés est donc encore possible. Ces enfants et leurs familles ont besoin de notre aide. Ainsi, je vous propose de compléter le texte d'André Gattolin et de son corapporteur, Claude Kern, afin de suggérer quelques pistes d'action supplémentaires.

Il s'agit d'abord d'inviter le Gouvernement à lancer une initiative diplomatique en faveur des enfants ukrainiens. Cette initiative pourrait impliquer l'Union européenne, bien sûr, mais aussi des pays plus neutres dans leur approche de la guerre, donc plus susceptibles d'être entendus par la Russie. Il s'agit de faire pression sur les autorités russes pour que celles-ci permettent aux organisations humanitaires internationales, en particulier les instances des Nations unies telles que l'Unicef, d'avoir accès aux enfants sur le territoire russe et dans les zones contrôlées par la Russie. Ce n'est pas le cas pour le moment, mais l'action de l'Unicef est reconnue tant par l'Ukraine que par la Russie, ce qui pourrait lui donner un rôle clef.

Par ailleurs, au travers de cette proposition de résolution européenne, le Sénat encourage le Gouvernement et l'Union européenne à aider les institutions et les ONG ukrainiennes à accompagner ce retour, sur le plan médical, psychologique et social. Je vous propose de compléter ce point en suggérant un soutien aux efforts du gouvernement ukrainien pour réformer le système de prise en charge des enfants orphelins ou vulnérables. J'ai mentionné le taux très élevé d'enfants hébergés dans des institutions - le même constat pourrait être fait en Russie - et cet héritage de l'ère soviétique est dénoncé par les ONG. Il faut aider le gouvernement ukrainien à progresser vers les standards européens en la matière.

Le texte appelle ensuite le Gouvernement et l'Union européenne à accroître leur soutien aux différents mécanismes d'investigation en cours. La France a apporté l'an dernier un soutien exceptionnel à la CPI. Ce soutien doit se poursuivre et s'intensifier, afin que la Cour puisse élargir ses investigations pour identifier les personnes responsables des crimes commis contre les civils, en particulier contre les enfants en Ukraine. Le rapport de Yale suggère que des dizaines de personnes sont impliquées à l'échelon tant fédéral que local. L'enquête de la CPI peut avoir sur ces personnes un effet dissuasif.

Le texte que je vous propose invite par ailleurs à veiller à la mise en oeuvre effective des mandats d'arrêt de la CPI sur le territoire de l'Union européenne et à soulever cette question dans les relations et négociations avec les pays tiers. Il me semble que les parlements nationaux devraient veiller à ce que les gouvernements y soient attentifs. Peut-être pourrions-nous agir en commun avec nos collègues parlementaires étrangers sur ce point, afin de contribuer à l'effectivité de la justice pénale internationale.

Je vous propose de renommer la proposition de résolution, en remplaçant, dans son intitulé, les termes « dénonçant les transferts forcés massifs » par les mots « condamnant les déportations » d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie. Il faut appeler les choses par leur nom : des transferts forcés massifs, ce sont des déportations. Ce terme est d'ailleurs employé par toutes les instances qui se sont prononcées récemment, y compris dans la version française des conclusions de la dernière réunion du Conseil européen ou encore dans le cadre de l'invocation du mécanisme de Moscou de l'OSCE.

En outre, pour que ce texte soit le plus lisible possible d'un point de vue politique, je vous propose aussi de le raccourcir, pour passer de 2 500 à 1 500 mots, dans l'esprit de la décision récente du Parlement européen de limiter les résolutions d'urgence à 500 mots. Il s'agit ainsi de donner plus de poids politique à ces résolutions, en limitant le nombre d'alinéas préliminaires, pour en venir plus directement au dispositif.

C'est sur le texte de la proposition de résolution européenne ainsi modifiée que je vous propose de vous prononcer, mes chers collègues, en remerciant encore André Gattolin de son excellente initiative, qui était nécessaire.

M. André Gattolin. - Je suis d'accord avec les mises à jour du texte liées aux récents développements de l'actualité.

La France est le premier pays dont le Parlement a déposé une résolution sur le sujet. Cette proposition de résolution européenne, que j'ai déposée mais qui a été cosignée ensuite par plus de soixante-quinze collègues, fait suite au travail engagé avec l'ONG « Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre », composée de 130 chercheurs, qui a déposé le premier recours auprès de la CPI, en décembre dernier. Les résolutions préexistantes n'étaient pas spécifiquement consacrées aux déportations d'enfants. Donc, notre initiative nous honore.

La commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, constatant l'avance du Sénat, a déposé sa propre proposition de résolution européenne sur le même sujet.

En revanche, certaines formulations me posent problème au regard de la nature même du texte. Il s'agit d'une proposition de résolution européenne, donc elle s'adresse au Gouvernement pour promouvoir des mesures européennes. Ce n'est certes pas un avis motivé envoyé à la Commission, mais il s'agit de demander au Gouvernement de porter des mesures à l'échelon européen. Or, au travers de certains ajouts, on s'adresse uniquement au gouvernement français. La résolution de l'Assemblée nationale évoque, pour sa part, le « gouvernement français et l'Union européenne ». Une résolution européenne a vocation à appeler à l'action la plus large possible de l'Union européenne. Il serait préférable d'écrire « le gouvernement français et l'Union européenne ».

Sur la question de la longueur, la pratique du Parlement européen ne concerne pas nos propositions de résolution européenne. Le Parlement européen a peu de prérogatives, il produit donc massivement des résolutions, d'où sa décision de limiter leur longueur. Nous avons, comme parlement souverain, nos propres règles ; il y a d'ailleurs des résolutions européennes du Sénat de trente ou quarante pages. Nous n'avons aucune norme de longueur à nous imposer.

Sur le fond, je n'ai rien à ajouter, si ce n'est - je le répète - qu'il faut éviter de s'adresser uniquement au Gouvernement.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Le dispositif que je vous propose vise encore très largement l'Union européenne mais, c'est vrai, il vise aussi le gouvernement français, pour des raisons d'efficacité. Pour réussir, il faut aussi atteindre des États qui ne sont pas membres de l'Union européenne, qui sont hésitants et qui peuvent avoir un pouvoir d'influence sur la Russie, car la France et l'Union européenne sont identifiées par la Russie comme lui étant hostiles.

La question des déportations d'enfants nous préoccupe depuis longtemps et nous n'arrivions pas, dans le cadre du groupe d'amitié France-Ukraine, à avoir des informations fiables sur ce sujet. Mais la situation a évolué.

J'ai déposé une proposition de résolution sur l'Holodomor. Lorsque l'Assemblée nationale l'a fait, elle a recueilli l'approbation du monde entier. Je regrette que le Sénat, qui était en avance, n'ait pas inscrit mon texte à son ordre du jour...

Pour revenir à la proposition que nous examinons aujourd'hui, il me semble que la proposition de résolution européenne est plus efficace, ainsi rédigée. À ma connaissance, ce texte est en effet le premier, au plan européen, à aborder cette question. J'en ai parlé au sein de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), dont des États membres veulent nous aider. C'est pourquoi nos recommandations ne doivent pas uniquement concerner l'Union européenne et le gouvernement français.

M. Pascal Allizard, président. - Venons-en à l'examen des amendements.

L'amendement COM-1 vise à remplacer, dans l'intitulé de la proposition de résolution européenne, le verbe « dénoncer » par le verbe « condamner » et les mots « transferts forcés massifs » par le mot « déportations ».

L'amendement n° COM-1 est adopté.

M. Pascal Allizard, président. - L'amendement COM-2 modifie la rédaction du texte. Il me paraît opportun de marquer la position de notre commission. L'auteur de la proposition de résolution européenne pourra éventuellement demander son inscription à l'ordre du jour de la séance publique.

M. André Gattolin. - J'ai demandé un débat à ce sujet.

M. Pierre Laurent. - Je n'ai pas d'opposition de principe à la réduction de la taille du texte, mais, en tant que membre de la commission des affaires européennes, je témoigne du volume des textes sous lesquels nous noient la Commission européenne et l'ensemble des institutions de l'Union européenne. Je ne suis pas sûr qu'elles aient des leçons à nous donner en la matière...

On peut tout à fait adopter cet amendement, mais cela ne doit pas nous amener à nous imposer pour la suite une contrainte qui n'a pas lieu d'être.

M. Pascal Allizard, président. - Sans doute, il ne faut pas créer un précédent, nous devons garder notre indépendance, mais, en l'occurrence, réduire ce texte pour le rendre plus percutant me paraît pertinent.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - D'abord, je vous propose de réduire le texte non pas à 500 mais à plus de 1 500 mots. En outre, je pense qu'en le synthétisant, nous gagnons en efficacité. Certains paragraphes n'étaient plus nécessaires. Le texte est donc rendu plus efficace par ce relatif raccourcissement.

M. Pascal Allizard, président. - La longueur des considérants a été réduite.

L'amendement n° COM-2 est adopté.

M. Pascal Allizard, président. - Je remercie l'auteur et le rapporteur de la proposition de résolution européenne.

La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.

La réunion est close à 11 h 30.