Jeudi 13 avril 2023

- Présidence de Mme Laurence Rossignol, présidente -

La réunion est ouverte à 11 h 30.

Audition de M. Raphaël Glucksmann, député européen, président de la commission spéciale sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne, et de Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission « sécurité et défense »

Mme Laurence Rossignol, vice-présidente. - Chers collègues, nous avons le plaisir d'auditionner aujourd'hui Mme Nathalie Loiseau, ancienne Secrétaire d'État chargée des affaires européennes, désormais députée européenne et présidente de la sous-commission « défense et sécurité » du Parlement européen.

Nous auditionnons également M. Raphaël Glucksmann, député européen et président de la commission spéciale sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne (UE), y compris la désinformation, et sur le renforcement de l'intégrité, de la transparence et de la responsabilité du Parlement européen.

Mme Loiseau, en tant que membre de la délégation du Parlement européen pour les relations avec la République populaire de Chine, nous nous demandons notamment si vous, ou vos collègues, ont déjà fait l'objet de pressions au regard des décisions prises par le Parlement européen et d'autres institutions européennes de bannir l'utilisation de l'application TikTok.

En tant que présidente de la sous-commission « défense et sécurité », avez-vous par ailleurs de bonnes raisons de penser que TikTok, ou d'autres applications similaires, présentent des risques pour certains aspects de la sécurité de l'UE ?

M. Glucksmann, lors de votre audition, le 4 avril dernier, devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences des puissances étrangères, vous avez dénoncé, je cite, « la naïveté, l'indolence et la légèreté » avec lesquelles les dirigeants ont abordé la question des ingérences étrangères ces dernières années. Vous pourrez ainsi évoquer les résultats des travaux de la commission spéciale sur l'ingérence étrangère du Parlement européen que vous présidez. Vous comprendrez que la stratégie qui nous intéresse plus particulièrement aujourd'hui en la matière est celle de la Chine, dont l'ingérence au sein de l'UE est souvent analysée sous l'angle de l'extra-territorialité du droit et de sa politique d'investissements étrangers dans des secteurs de souveraineté de nos démocraties.

Ainsi, au regard de vos compétences et connaissances respectives, ainsi que des informations et données auxquelles vous avez eu accès, nous aimerions être éclairés aujourd'hui sur les principaux modes opératoires de la Chine pour mener des campagnes d'influence, de désinformation, voire de déstabilisation au coeur de nos démocraties européennes. Quels seraient, selon vous, les principaux risques liés à l'utilisation de TikTok ? Enfin, comment pourrions-nous mieux nous prémunir collectivement contre ces menaces ?

Je rappelle que cette audition est captée et retransmise en direct sur le site du Sénat.

Avant de laisser la parole à Mme Loiseau puis à M. Glucksmann pour deux exposés liminaires d'une dizaine de minutes, je vais procéder aux formalités d'usage pour les commissions d'enquête.

Je dois ainsi vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « je le jure ».

Mme Loiseau et M. Glucksmann lèvent la main droite et disent « Je le jure »

Vous avez la parole.

Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission sécurité et défense. - Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je souhaiterais vous remercier pour votre invitation à témoigner devant votre commission.

Comme vous l'avez dit, j'interviens devant vous avec plusieurs casquettes. Je suis présidente de la sous-commission sécurité et défense, qui étudie l'ensemble des menaces au sein de l'UE et propose les manières d'y répondre. Ces sujets sont souvent directement militaires (guerre d'invasion russe en Ukraine, missions militaires de l'UE à l'étranger) mais concernent aussi les menaces hybrides. L'Ukraine est un bon exemple de pays d'abord ciblé par des menaces hybrides et qui fait face aujourd'hui à une guerre conventionnelle de haute intensité.

Je suis aussi coordinatrice de mon groupe Renew Europe au sein de la commission spéciale sur les ingérences, présidée par Raphaël Glucksmann. À ce titre, je suis actuellement co-rapporteure du rapport final de la commission spéciale, qui se penche plus particulièrement sur les menaces d'ingérence contre le Parlement européen lui-même. Vous avez tous entendu parler du Qatargate mais d'autres ingérences, en particulier en provenance de Russie et de Chine, sont sous notre radar depuis longtemps. Nous les avons exposées et nous formulons des recommandations pour nous en protéger.

Ces deux casquettes vont bien ensemble et ces deux commissions travaillent au quotidien main dans la main. J'ai d'ailleurs récemment publié un livre sur ces menaces hybrides pour les décrire et fournir des propositions. Par ailleurs, je suis également membre de la délégation aux relations avec la Chine au Parlement européen.

Je commencerai en rappelant qu'il est important de mesurer le rôle des plateformes en général comme outils d'ingérence de puissances étrangères. On l'a vu avec l'élection présidentielle américaine de 2016, au cours de laquelle Facebook a joué un rôle important d'ingérence. On l'a vu ensuite massivement avec la pandémie de Covid et depuis le début de la guerre d'Ukraine. Toutes les plateformes sont le relai d'opérations de manipulation de l'information. On risque de le voir encore davantage l'année prochaine puisque 2024 est une année d'élections dans beaucoup de pays. Taiwan « ouvrira le bal » avec des élections en janvier 2024. Suivront ensuite des élections au Royaume-Uni, en Ukraine, en Russie, puis auront lieu les élections européennes et enfin l'élection présidentielle américaine. Comme l'ont montré l'élection américaine de 2016 et le référendum sur le Brexit, les consultations électorales sont vulnérables à des influences étrangères.

La Chine s'est lancée dans les ingérences avec le poids que lui confère sa puissance économique en apprenant vite des méthodes russes. L'ingérence et la manipulation d'information font partie de la doctrine militaire chinoise, qui distingue l'existence de trois types de guerre pouvant être menées par des moyens non militaires : la guerre de l'opinion, la guerre psychologique et le lawfare. Je me référerai aussi à un article de China Daily datant de décembre 2020 - on sait que ce journal n'écrit que ce que est autorisé par le pouvoir chinois. Cet article précise que « les médias numériques chinois et russes devraient combattre ensemble les attaques et les provocations des pays occidentaux et mettre en place un environnement international sain s'agissant de l'opinion publique ». Nous voilà donc prévenus !

Les ingérences de la Chine sont maintenant bien établies. Elles passent par diverses méthodes, qu'il s'agisse de la capture d'élites, de l'intrusion via des coopérations universitaires et scientifiques, du contrôle des diasporas chinoises à l'étranger, des cyberattaques ou du financement des activités de certains think tanks. J'y reviendrai bien sûr si vous avez des questions. Mais le monde de l'internet est aussi l'un des terrains de jeu des ingérences chinoises. Le paradoxe est que Pékin exerce un contrôle social total sur internet en Chine, que les plateformes occidentales y sont bannies mais qu'à l'étranger, l'activité des plateformes chinoises est débridée.

Pendant le Covid, la désinformation sur l'origine du virus ou sur l'efficacité des vaccins était souvent d'origine chinoise, avec des moyens considérables comme l'armée des 50 centimes, c'est-à-dire au moins 2 millions de personnes en Chine rémunérées pour intervenir sur les réseaux sociaux. On peut y ajouter 20 millions de trolls à temps partiel. Même les comptes officiels du ministère chinois des affaires étrangères (le Wàijiâobù) se sont faits le relai de sites complotistes douteux, comme The Grayzone.

Une intoxication prétendait ainsi que le virus du covid avait été créé en laboratoire aux États-Unis à Fort Detrick, démontrant un certain manque d'imagination puisque la même désinformation a été utilisée par la Russie des années auparavant pour accuser les États-Unis d'être à l'origine du virus du SIDA. Décidément, Fort Detrick intéresse beaucoup de monde. Si vous saisissez Fort Detrick sur un moteur de recherche, vous trouverez en priorité de la désinformation chinoise, grâce à l'usage des data void - c'est-à-dire la technique consistant à s'emparer d'un sujet peu traité et à le saturer avec de la désinformation. Je citerai aussi, toujours sur le covid, l'invention d'un biologiste suisse imaginaire, nommé Wilson Edwards, qui aurait fait des révélations sur l'épidémie. La Suisse a eu beau protester en affirmant que ce biologiste n'existait pas, ses propos ont été repris par des comptes officiels chinois.

Depuis le début de la guerre d'Ukraine, la désinformation d'origine chinoise ne s'est pas démentie ; elle reprend systématiquement le narratif de la Russie. Ce n'est pas une surprise compte tenu du « partenariat sans limites » que Xi Jinping et Vladimir Poutine ont conclu.

TikTok est un instrument permettant toute sorte de manipulation, comme d'autres plateformes. Il y a cependant quelques spécificités de cette application, qui doivent nous alerter. Tout d'abord, le format même des vidéos courtes de TikTok permet d'engranger très vite énormément de données personnelles sur les utilisateurs de la plateforme. Ces données sont rapatriées en Chine. On sait que des employés de TikTok y ont accès puisque même l'entreprise a dû le reconnaitre. Cela a notamment été le cas pour les données de journalistes enquêtant précisément sur TikTok. C'est possible et c'est même obligatoire, compte tenu de la loi de 2017 sur la cybersécurité en Chine.

Au-delà, TikTok est un outil d'influence, émanant d'un État autoritaire, qui ne nous laisse voir que ce qui est validé et pas ce qui ne l'est pas. C'est un outil de propagande d'une part et de censure d'autre part. Cette propagande est massive, avec des influenceurs répétant les mêmes éléments de langage sur la plateforme. Des contenus sont interdits quand ils risqueraient de déplaire aux autorités de Pékin, en particulier ceux concernant les droits de l'Homme en Chine. On sait aussi que des cellules du parti communiste sont présentes dans toutes les entreprises chinoises, y compris dans ByteDance, la maison-mère de TikTok. On se souvient par ailleurs des mésaventures de Jack Ma, ancien dirigeant d'Alibaba, qui prouvent bien qu'une entreprise de la Tech dite privée est soumise en Chine à de fortes pressions politiques.

C'est la raison pour laquelle l'Union européenne s'est dotée de réglementations couvrant toutes les plateformes, et pas seulement les plateformes chinoises, avec le Règlement général de protection des données (RGPD) et le Règlement sur les services numériques (DSA). Vous m'avez interrogée sur les pressions que notre délégation pour les relations avec la Chine aurait pu subir après l'interdiction du Parlement européen de l'utilisation de TikTok sur les téléphones professionnels de ses personnels. La Chine se fait en réalité peu d'illusion sur notre délégation, à tel point que notre président Reinhard Bütikofer fait partie des personnes sanctionnées par la Chine, au même titre que Raphaël Glucksmann. Je crains d'être l'une des rares personnes s'exprimant pour dénoncer le régime chinois à ne pas être sanctionnée. Je ne le réclame pas mais cela est presque vexant ! Peut-être est-ce parce que j'ai été membre du gouvernement d'Emmanuel Macron...Je ne fais cependant pas d'interprétation des pensées profondes du régime de Pékin.

Nous avons peu de dialogues avec l'ambassade de Chine. En revanche, je constate la montée en puissance du lobbying de TikTok - aux États-Unis comme on l'a vu lors de l'audition du PDG de TikTok devant le Congrès, mais aussi à Bruxelles. Mon groupe politique a d'ailleurs demandé au PDG de TikTok de venir être auditionné au Parlement européen. Nous n'avons pas encore eu de réponse.

S'agissant des dangers de sécurité de TikTok, rien ne permet aujourd'hui de s'assurer que les données personnelles des utilisateurs - et notamment ceux des politiques et des décideurs - soient protégées par la plateforme. TikTok nous assure n'avoir jamais rien transmis aux autorités chinoises. Ces dernières nous promettent qu'elles n'ont jamais rien demandé. Mais les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent. L'autorité de contrôle irlandaise a déclenché deux enquêtes sur des violations possibles du RGPD par TikTok.

Concernant TikTok comme outil d'influence et de désinformation, je relèverai simplement que le groupe Wagner est présent sur TikTok et n'est pas sanctionné. Par ailleurs, tout ce qui risquerait de déplaire à la Chine en est absent. Cela suffit à le voir comme une arme d'influence de la Chine dans nos démocraties.

M. Raphaël Glucksmann, député européen, président de la commission spéciale sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne. - Je vous remercie madame la présidente ainsi que toute la commission d'enquête pour votre invitation.

Je voudrais commencer par quelques mots sur la commission spéciale sur l'ingérence étrangère. Dès le début de notre mandature, j'ai demandé la constitution d'une telle commission parce qu'il me semblait que nous faisions preuve d'une naïveté confondante à l'égard de régimes autoritaires qui s'ingéraient dans nos élections et dans notre vie publique, sans faire jamais l'objet ni de sanctions ni même de confrontations. Pour être sérieux dans la défense de notre souveraineté et de la sécurité de nos démocraties, il est nécessaire d'établir un diagnostic général. Il faut déterminer qui nous attaque et comment, et quelles sont les failles de nos systèmes de défense. Sur la base de ce diagnostic général, nous devons émettre des recommandations pour mieux protéger nos démocraties. Cette commission a été créée en septembre 2020 et nous travaillons depuis main dans la main avec Nathalie Loiseau et avec la plupart des groupes politiques du Parlement européen. Notre fonctionnement est transpartisan car il en va de la défense de notre bien commun - la démocratie -, qui est le cadre d'expression de dissensus sur le reste.

Ces ingérences empruntent différentes méthodes. Cela passe d'abord par la capture des élites, notamment des élites politiques. La Chine et la Russie sont ainsi devenues au fil des années les pourvoyeurs des retraites dorées de nos élus, de nos gouvernants ou de nos responsables d'institution. Vous connaissez tous le cas de Gerhard Schröder, qui a rejoint la société russe Gazprom. Cela n'est pas anodin puisque l'ancien chancelier allemand avait piloté le revirement de la politique énergétique allemande, donc européenne, au service de Gazprom. Un terme a même été inventé en Russie, la schröderisazia, c'est-à-dire la transformation de la classe politique européenne en supermarché. Les Chinois s'en sont largement inspirés.

D'autres méthodes passent par la manipulation de l'information pour influencer le débat public (sur nos réseaux sociaux notamment mais pas uniquement), par les investissements dans nos secteurs stratégiques ou encore par le financement de mouvements politiques, d'ONG, de think tanks, qui reposent sur l'absence de transparence dans beaucoup d'États membres.

Cette panoplie d'outils est au service de deux finalités possibles. L'ingérence classique consiste pour un État étranger à utiliser des outils d'influence pour inciter à la prise de décisions qui lui sont favorables, pour s'assurer de l'absence de critiques, ou encore pour parvenir à la signature d'accords bénéfiques. Ce type d'ingérence a toujours existé et le Qatargate en est un exemple. On utilise la corruption pour obtenir une décision favorable ou une absence de critiques. Une autre forme d'ingérence existe, qui ne vise pas tant à pousser l'intérêt de l'État qui s'ingère qu'à déstabiliser nos démocraties. Cette autre forme d'ingérence a été façonnée par la Russie et vise au chaos. Cela ne consiste pas, par exemple, à faire la publicité de la Russie sur les réseaux sociaux mais à soutenir les pôles les plus extrêmes du débat public dans nos pays, dans le but de rendre notre débat public chaotique.

Nous avons disséqué des dizaines de campagnes d'ingérence russes. Les trolls russes de l'Internet Research Agency de Saint-Pétersbourg soutiennent ainsi à la fois les indépendantistes catalans et les ultras nationalistes castillans, c'est-à-dire les deux pôles les plus opposés du débat public en Espagne. Ils soutiennent à la fois Black Lives Matter et All Lives Matter, à la fois les personnes dénonçant les violences policières en France et les personnes réclamant qu'on tire dans la foule. Il n'y pas de principe de contradiction. Le but est la déstabilisation et la radicalisation permanente du débat public dans les démocraties occidentales.

Pendant longtemps, la Chine a adopté une forme d'ingérence classique, bien que massive. Il y a eu cependant des moments de bascule. Depuis la pandémie, il semble désormais évident que la Chine a adopté le modèle russe. Si l'on doute de la solidité de l'alliance entre Pékin et Moscou, il suffit de voir leurs attitudes sur le terrain de la guerre hybride pour s'en convaincre. Les narratifs russes sont repris par les agents chinois et il y a conjonction car il y a un objectif commun, qui est la déstabilisation de nos démocraties et l'affaiblissement de nos institutions européennes. C'est une évidence si l'on se base sur les actions et non pas sur les discours tenus.

Il existe une spécificité de l'ingérence chinoise par rapport à l'ingérence russe. Le gouvernement chinois n'a pas véritablement besoin d'embaucher des lobbyistes. Contrairement aux autres pays, la Chine peut compter sur le travail des entreprises européennes. Nous sommes devenus tellement dépendants du marché chinois et de l'appareil productif chinois que nos grands groupes deviennent des ambassades bis du gouvernement chinois. Quand on doit prendre une décision sur le marché intérieur, sur le bannissement des produits de l'esclavage, sur l'accord d'investissement entre l'UE et la Chine, les « lobbyistes » qui viennent dans nos bureaux sont des représentants de Volkswagen et non pas tant des représentants du gouvernement chinois. Les intérêts sont conjoints et il y a un pacte faustien entre ces grands groupes et le parti communiste chinois. L'ingérence chinoise se nourrit de la dépendance européenne vis-à-vis de la Chine.

C'est un véritable problème que d'anciens ministres français rejoignent l'entreprise Huawei car en Chine (comme en Russie) la notion de grande entreprise privée n'est pas du tout la même que chez nous. ByteDance n'est pas une entreprise privée comme on l'entend en France. Bien sûr, sur le papier, elle en est une. Mais en Chine comme en Russie, il est impossible pour une entreprise dépassant une taille critique d'échapper au contrôle du régime politique. Une grande entreprise comme ByteDance est soumise non seulement à la loi de 2017 qui soumet tous les acteurs institutionnels, privés y compris, aux exigences de sécurité nationale émises par le parti communiste chinois mais également aux diktats politiques fixés par le pouvoir. Par ailleurs, en vertu de la pratique des golden share du PCC, des représentants du parti sont présents dans les instances de décision des entreprises privées.

Je parle de naïveté européenne car pendant très longtemps la structure privée de ces entreprises a été mise en avant pour écarter le problème. Il fallait ainsi confier la 5G à Huawei. Si l'offre est la meilleure, il fallait laisser les logiques du marché décider. Le problème est que ces acteurs n'appliquent pas eux-mêmes dans leurs pays les logiques du marché. Appliquer les logiques pures du marché chez nous revient alors à mettre en péril la sécurité nationale et laisser la pénétration étrangère saper les bases de la souveraineté.

S'agissant plus spécifiquement de TikTok, les TikTok leaks ont montré à quel point l'accès aux données était non seulement possible par les services chinois mais également effectif. La question de la localisation des serveurs est importante. Mais, en réalité, installer les serveurs en Europe ne changera rien. La question n'est pas tant celle de la localisation des serveurs que de leur accès. Nous n'avons pas résolu la question de l'accès de la Chine aux serveurs installés en Europe.

Par ailleurs, nous ne savons pourquoi une application aussi perfectionnée technologiquement n'a pas d'identification multifacteurs. C'est une question posée par tous les services de sécurité, y compris ceux du Parlement. Nous avons laissé des facilités de pénétration, qui n'existent pas dans les autres applications.

Enfin, il y a un risque de désinformation sur TikTok. Des études ont été faites sur ce sujet. Lors des midterms aux Etats-Unis, TikTok était moins prompte à lutter contre les phénomènes de désinformation qui devenaient viraux que Meta ou YouTube - bien qu'aucune plateforme ne soit exemplaire en la matière.

Nous sommes donc avec TikTok face à une conjugaison de risques. Nous devons tirer la leçon de l'absence de prise en compte de ces risques. Nous avons ainsi cru pendant très longtemps que laisser à Gazprom des stocks stratégiques gaziers allemands sur le territoire allemand était possible. Mais au lendemain de l'invasion de l'Ukraine, M. Habeck, ministre allemand de l'économie et du climat, a découvert que les stocks gérés par Gazprom avaient été vidés pendant les six mois précédant la guerre. Cela nous a contraints, nous Européens, à augmenter en pleine guerre nos importations d'énergie en provenance de Russie. Nous avons été naïfs.

L'enjeu est donc aujourd'hui de ne plus prendre ce type de risques et de placer les considérations de sécurité et de souveraineté au-dessus des pures logiques de marché. Je vous invite à garder en tête dans vos travaux la spécificité des régimes. En Chine et en Russie, les régimes sont tout puissants et les structures privées sont contraints de leur obéir. Ce qui peut paraitre similaire sur le papier à ce que nous connaissons en Europe ne donne pas du tout les mêmes résultats en Chine.

M. Claude Malhuret. - Je vous remercie tous les deux pour vos intéressants exposés liminaires. Nous nous réjouissons de vous recevoir aujourd'hui. Je signale la parution de vos deux ouvrages, qui sont tout particulièrement liés avec le sujet qui nous occupe aujourd'hui.

Raphaël Glucksmann s'est exprimé sur le thème de la naïveté confondante, de l'indolence et de la légèreté des démocraties occidentales face aux régimes totalitaires. C'est une des raisons pour lesquelles j'avais demandé au Sénat d'instaurer cette commission. Je voudrais rapporter une anecdote, dont Catherine Morin-Dessailly se souviendra probablement. J'ai proposé en 2018 lors d'une audition de la commission de la culture du ministre Cédric O, d'interdire la chaine de télévision Russia Today (RT) et l'agence de presse Sputnik. Cédric O avait levé les yeux au ciel, arguant que la France n'était pas une dictature et que nous ne pouvions pas le faire pour des raisons de liberté d'expression. J'ai eu beau lui rappeler que la liberté d'expression s'applique aux médias et non aux officines de désinformation issues du FSB, je n'ai pour autant pas obtenu gain de cause. Le 24 février 2022, la naïveté s'est quelque peu érodé et nous avons enfin interdit ces organes de propagande.

La Commission européenne, le Parlement européen, puis un certain nombre de gouvernements européens à la suite des États-Unis et du Canada ont décidé d'interdire à leurs fonctionnaires le téléchargement sur leurs portables professionnels de l'application TikTok. C'est à la fois pas assez ou trop. Si l'on considère qu'il y a un danger avec TikTok, il faut alors l'interdire tout simplement, comme RT ou Sputnik, pour des raisons d'espionnage et de transfert de données. S'il n'y a pas de raisons évidentes de l'interdire pour les fonctionnaires, alors il ne faut pas le faire. La Commission européenne et les différents gouvernements n'ont pas du tout expliqué, sinon de façon allusive, les raisons qui ont motivé leur choix d'interdiction. Au Parlement européen, la question des raisons de l'interdiction de téléchargement de l'application a-t-elle été posée ? Pourquoi ne dit-on pas pourquoi ce téléchargement a été interdit ? Y a-t-il eu des réponses de la part des responsables de la Commission européenne ou du Parlement européen ?

Je note par ailleurs que le gouvernement français ne s'est pas contenté d'interdire l'application TikTok sur les smartphones de ses fonctionnaires mais a interdit le téléchargement de plusieurs applications récréatives, dont Netflix. Je souhaiterais connaitre votre sentiment sur ce sujet. Pensez-vous que cette décision était justifiée ? A quelques jours de la visite du Président Macron en Chine, cette décision n'était-elle pas destinée à éviter de cibler plus particulièrement une application chinoise ?

TikTok assure n'avoir aucun lien avec le gouvernement chinois. Le capital serait d'ailleurs largement réparti et serait majoritairement non chinois. La preuve fournie est que le siège de l'entreprise serait aux îles Caïman. Si j'étais à leur place, je ne donnerais pas cette information comme preuve de transparence... La maison-mère ByteDance ne serait par ailleurs pas majoritaire dans le capital. Ces déclarations, répétées au Congrès américain par Shou Zi Chew lors de son audition, entrent en contradiction avec des déclarations du gouvernement chinois affirmant qu'il ne laisserait jamais TikTok être vendu aux Américains. Cela est bien la preuve que le gouvernement chinois mène le jeu. Quel est donc votre sentiment sur les rapports non pas entre la société ByteDance et l'État chinois mais entre la société TikTok et le gouvernement chinois ? Il est important pour nous d'établir le plus précisément possible le degré d'affiliation de cette société au gouvernement et au parti communiste chinois.

Vous avez également mentionné l'installation des serveurs aux États-Unis avec le projet Texas, et en Europe avec le projet Clover. Pour l'Europe, il est prévu d'installer ces serveurs dans deux pays particuliers : l'Irlande et la Norvège. L'Irlande ne joue pas systématiquement, pour des raisons fiscales, le jeu de l'ensemble des autre pays européens. La Norvège quant à elle n'est pas membre de l'Union européenne. Le choix de ces deux pays pose donc problème. Par ailleurs, techniquement parlant, il parait évident à la suite des auditions que nous avons eues qu'il n'est pas possible d'éviter les « portes dérobées ». De toute façon, certaines données devant être traitées en Chine par des ingénieurs chinois, on voit difficilement comment il pourrait en être autrement. Je ne vous poserai pas une question technique mais bien une question politique. Quelle est aujourd'hui au sein du Parlement européen et de la Commission européenne la sensibilité sur le projet Clover ? La Commission européenne est-elle susceptible d'accepter ce projet et de le recommander ? Il est aujourd'hui encore particulièrement opaque.

Mon interrogation suivante porte sur le débat entre régulation ou interdiction. Depuis que nous avons créé cette commission, beaucoup de journalistes nous demandent d'abord et avant tout si nous allons interdire TikTok. Nous ne nous posons pas la question dans ces termes. Nous voulons savoir ce qu'est TikTok, comprendre son fonctionnement et sa stratégie, et ensuite en tirer des conclusions. Il n'en demeure pas moins que deux sujets restent cruciaux.

Le premier concerne la réciprocité. Pensez-vous qu'il soit possible durablement que les plateformes occidentales soient interdites purement et simplement en Chine et qu'à l'inverse la Chine fait ce qu'elle le souhaite sur les plateformes occidentales et que l'occident laisse se développer les applications chinoises. Je songe notamment à WeChat, qui s'adresse à toutes les communautés chinoises dans le monde. Pour des raisons d'équilibre politique et commercial, cette situation vous parait-elle normale ?

Si la décision est prise de réguler et non pas d'interdire TikTok, pensez-vous que le Règlement sur les marchés numériques (DMA) et le DSA sont des outils suffisants pour encadrer les plateformes ? Le Parlement européen et la Commission européenne sont-ils d'ores et déjà en train de se pencher sur les futures nécessités de la régulation ?

Enfin, comme vous l'avez rappelé, aucune plateforme n'est exemplaire sur le plan des données et des algorithmes. Le Sénat a voté à l'unanimité il y a deux ans, contre l'avis du Gouvernement, un amendement à la loi contre le séparatisme. Il prévoyait que toute plateforme qui catégorise la diffusion d'information à partir d'algorithme ou d'autres traitements informatiques analogues doit être considérée comme éditeur et non comme hébergeur. Comme le rappelle Thierry Breton, ce qui est interdit offline doit être interdit online et la modération doit se faire préalablement et non pas ex post. Cet amendement n'a pas été adopté à l'Assemblée nationale. Que pensez-vous de cette distinction entre éditeur et diffuseur ? Pouvons-nous continuer à laisser les plateformes diffuser à peu près ce qu'elles veulent, avec une insuffisance criante de modération ?

Mme Laurence Rossignol. - Avant de vous laisser la parole, je souhaiterai ajouter deux questions. Comment faire pour identifier la nationalité de TikTok ? Quel est l'accès des Chinois sur TikTok ? Qu'est-ce que les Chinois voient sur TikTok ?

J'appuie la question du président Malhuret sur la distinction entre hébergeur et éditeur. Pour avoir travaillé sur la diffusion des contenus pornographiques, je sais que nous avons exactement le même problème. Si vous avez un mot à nous dire sur TikTok et les contenus pornographiques, nous sommes preneurs.

M. Raphaël Glucksmann. - La véritable interrogation est en effet de savoir pourquoi les mesures d'interdiction prises ne sont pas explicitées. Au Parlement européen, nous avons reçu une note confidentielle, qui explique les risques de l'application. Elle n'a pas été communiquée publiquement. Il n'y a pas de volonté d'expliquer publiquement pourquoi l'on cible spécifiquement TikTok. Il s'agit d'une mesure de précaution, fondée sur des risques et non sur des preuves avérées d'espionnage, bien qu'il y en ait. Ces risques sont conséquents. À mon avis, le fait de ne pas les partager est problématique démocratiquement. Ce choix s'inscrit dans la politique européenne de refus de faire de la Chine un antagoniste.

Cette politique est portée à sa quintessence avec la décision du gouvernement français sur Netflix. Certes, il faut des critères objectifs et généraux et éviter - à la différence des Américains - de cibler spécifiquement le gouvernement chinois. Mais, comme le répète notre commission spéciale, il ne s'agit pas non plus de faire semblant que Netflix et TikTok posent les mêmes problèmes. Cette faille dans le raisonnement européen se retrouve à de nombreux niveaux. La volonté de ne pas dresser de listes d'entités problématiques pour notre souveraineté et notre sécurité conduit parfois à des réflexions lunaires, les mesures de l'UE s'imposant un caractère universel et indistinct dans les cibles.

Je voudrais prendre un exemple qui ne concerne pas les plateformes. Après le Qatargate, des réflexions se sont lancées pour savoir comment réglementer les activités après mandat ou après fonction des députés ou ministres. Est évoquée notamment la nécessité d'une cooling-off period, c'est-à-dire d'une période de « refroidissement » où chacun devra s'abstenir d'aller travailler pour tel ou tel intérêt privé. Le problème est que travailler pour Gazprom ou pour une entreprise norvégienne de bois n'est pas la même chose. Or, ces deux entreprises sont traitées de la même manière par l'Union européenne. Les services de sécurité nous avertissent sur Gazprom et non sur l'entreprise de bois norvégienne !

Si nous traitons tout de manière universelle, les discussions risquent de conduire à des apories. Si l'on interdit par exemple à tout officiel ou à tout serviteur de l'État d'aller travailler dans une entreprise privée toute sa vie, nous risquons d'avoir des difficultés de recrutement dans l'État. Je comprendrai qu'il y ait une insurrection morale à ce l'idée de payer toute leur vie des personnes parce qu'elles ont été ministres pendant un an...Il faut se décider à interdire à un ministre de la défense d'aller travailler pour la Chine ou la Russie. Il en est de même pour les plateformes. Il faut certes des mesures de précaution mais quand celles-ci sont étendues à Netflix, elles perdent à mon avis leur sens.

Quand le gouvernement chinois prévient qu'il ne laissera pas TikTok être vendu, cela veut bien dire que la structure officielle de propriété de TikTok ne reflète en rien le processus réel de décision. C'est tout le problème de ces régimes opaques. Si sur le papier la structure de propriété peut être majoritairement à l'extérieur de la Chine, il n'en demeure pas moins que c'est bien le parti communiste chinois qui décide des orientations prises. Le même constat ressort des 80 réunions ayant donné lieu aux TikTok Leaks de Buzzfeed. La pratique est la vérité. TikTok peut très bien devenir une entreprise européenne basée en Irlande, la question reste de savoir qui commande. Vous pouvez avoir toutes les garanties sur le papier, il y aura toujours la même suspicion car on ne refuse rien aux autorités politiques chinoises.

S'agissant des serveurs, j'insiste pour rappeler que le lieu des serveurs importe moins que la question de l'accès aux serveurs et aux data.

Le débat entre interdiction ou régulation est en effet la grande question. Je vous livre mon opinion personnelle. Je ne pense pas qu'on en soit aujourd'hui à devoir bannir TikTok de l'ensemble du continent européen. En revanche, il faut nous prononcer sur les enjeux de régulation et de réciprocité. Le fait est que nous risquons d'arriver au bannissement du fait du déséquilibre total de nos relations avec la Chine. Cela est vrai s'agissant du commerce et de l'information. Il y a un contrôle absolu en Chine de toute influence pouvant émaner de nos démocraties. Nous n'avons réciproquement pas du tout la même attitude. C'est tout à notre honneur mais cela ne doit pas devenir une naïveté.

S'agissant de votre amendement tendant à donner le statut d'éditeur et non plus d'hébergeur aux plateformes, je pense en effet que cela est fondamental. Les algorithmes des plateformes, qui constituent leur secret le mieux gardé, cherchent à maximiser votre présence sur l'application, à vous attirer, à vous exciter, à vous rendre dépendants...Les émoticônes de colère sur Facebook sont ainsi cinq fois plus mis en avant que l'approbation car la colère est plus addictive. Ces algorithmes sont les lois de notre nouvelle agora. Notre débat public a désormais lieu dans un espace privé ! Notre place publique est désormais devenue un espace privé, régi par des lois que le décideur public et le législateur ne connaissent pas. Or ces lois favorisent l'ébranlement de notre démocratie en avantageant les opinions les plus polarisantes et en nous rendant drogués aux points de vue de la colère. Il y a là une recette pour une catastrophe.

Le régime russe a parfaitement intégré ces opportunités. Le chef d'orchestre de la propagande poutinienne depuis le début des années 2000 est Vladislav Sorkov, dépeint dans Le Mage du Kremlin. Sorkov, alors responsable de la politique ukrainienne de Poutine, a théorisé l'expansion du chaos dans un article de 2021. Il explique que la seule façon pour le régime russe de continuer à exister passe par l'expansion du chaos, pour remédier au phénomène récurrent des tensions intérieures. Le but de la propagande russe n'est pas d'être crue mais d'ébranler notre rapport à la vérité, de ne plus croire en rien et d'être en état d'énervement permanent. Or, cette approche correspond magnifiquement aux algorithmes des plateformes. Nous sommes comme une équipe de football qui passerait son temps à jouer à l'extérieur. La Russie ou la Chine jouent chez nous à la maison grâce aux algorithmes.

Les pouvoirs publics ne peuvent pas autoriser des acteurs privés à saper les fondements sur lesquels ils reposent. La responsabilité des plateformes doit donc être imposée. En la matière, l'Union européenne est précurseur par rapport aux États-Unis. Certes, les États-Unis ciblent TikTok. Mais quand il s'agit de réguler de manière générale les plateformes, c'est bien l'Union européenne qui est en avance. Je suis souvent critique sur les positions de l'UE et sur les retards pris à l'allumage des institutions européennes. Mais je note que les autorités australiennes enquêtent et analysent à partir de ce que nous faisons en ce moment. L'objectif est de bâtir une coalition sans les États-Unis pour obliger les Américains à réfléchir réellement aux effets des plateformes. L'assaut du Capitole en 2021 est bien une conséquence des algorithmes des plateformes.

Mme Nathalie Loiseau. - L'Union européenne est à la fois un grand marché et une construction juridique. Elle est donc toujours extrêmement pointilleuse dans ce qu'elle livre publiquement. Cela explique sa réticence à fournir publiquement les raisons de l'interdiction du téléchargement de l'application sur les portables des fonctionnaires. L'UE n'est pas toujours très politique ; elle le devient cependant dans les crises et dans la douleur. L'organisme étant allé le plus loin dans les explications est l'organisme de régulation belge, qui a précisé clairement que « TikTok collecte une grande quantité de données auprès des utilisateurs et peut manipuler les flux d'informations et de contenus. La loi chinoise oblige TikTok à coopérer avec les services de renseignement chinois » (il s'agit de la traduction d'un communiqué en néerlandais). La justification est donc donnée de l'interdiction de téléchargement de l'application par les fonctionnaires belges. La Belgique y est allée plus frontalement quand d'autres sont restés plus généraux.

Paradoxalement, je ne suis pas sûre que mélanger TikTok avec d'autres applications soit un défaut. TikTok est un outil de propagande et d'influence de la Chine. Mais la Chine le fait également à travers d'autres plateformes, comme Twitter et Facebook. Pendant la pandémie de Covid, Twitter a tenté de lutter contre la désinformation. Les plateformes ont alors admis qu'elles avaient une responsabilité quand il était question de vie ou de mort. Elles ont reconnu qu'elles n'étaient pas seulement des tuyaux mais avaient bien une responsabilité. En 2019, Twitter bloquait environ 500 faux comptes chinois. En 2020, ce chiffre s'établit à environ 130 000. La manipulation de l'information passe à travers toutes les plateformes. Je considère donc que l'approche européenne consistant à vouloir réguler toutes les plateformes n'est pas une approche lâche, qui refuserait de voir les difficultés. Il s'agit d'une approche de précaution vis-à-vis de tous.

La présentation qui a été faite du projet Clover est pour le moment extrêmement floue. TikTok s'engagerait à disposer de centres de données en Irlande et en Norvège. Nous savons que le choix de l'Irlande est dicté par des raisons fiscales. Mais il est de moins en moins vrai que l'Irlande ferme davantage les yeux que d'autres pays. L'autorité de régulation irlandaise, armée du RGPD et du DSA et sans doute piquée au vif, fait son travail et a déclenché deux procédures d'enquête sur l'utilisation des données par TikTok. Par ailleurs, TikTok annonce qu'elle sera bientôt soumise à un audit d'une entreprise de cybersécurité. Mais nous n'en connaissons pas les détails. Ce n'est pas suffisant pour être rassuré.

S'agissant de la régulation, le RGPD puis le DSA ne sont pas l'alpha et l'oméga mais ce sont de premiers pas importants. Avec le DSA, nous ne sommes plus dans la naïveté. Nous mettons les plateformes devant leurs responsabilités. La Commission européenne et les autorités de régulation nationales doivent avoir accès aux algorithmes de recommandation. Les plateformes doivent faire en sorte d'atténuer les risques de contenus préjudiciables et illégaux. Nous avons ajouté d'autres règlementations, par exemple sur les contenus terroristes, pour leur confier des obligations spécifiques. Nous travaillons aussi à une réglementation sur les contenus pédopornographiques, en remplacement de la réglementation intérimaire en vigueur.

Le véritable défi aujourd'hui est d'arriver à faire respecter cette réglementation. Cela passe par le lancement d'enquêtes puis par l'imposition de sanctions, qui peuvent être très significatives puisqu'elles sont en proportion du chiffre d'affaires mondial de ces plateformes. Nous sommes aujourd'hui dans une phase de test : la Commission européenne sera-t-elle capable de taper du poing sur la table, alors que ce n'est pas dans son ADN ? Le premier test concernera Twitter et sa nouvelle version développée par Elon Musk. Compte tenu de l'effondrement de la modération sur Twitter et de ce que font ses algorithmes de recommandation, en présentant des éléments jamais sollicités, un dialogue ferme doit être engagé avec cette entreprise. Nous devons nous assurer que Twitter respecte le DSA. Cet outil de réglementation n'est probablement par le dernier, compte tenu de la rapidité de la technologie, mais il est aujourd'hui incontournable.

Les ingérences étrangères, notamment chinoises, passent par toutes les plateformes. Si l'on bannit TikTok, il renaitrait autrement et de toute façon la propagande et la désinformation prendront d'autres canaux.

Je partage tout à fait les positions du président Malhuret sur RT et Sputnik. Pour autant, si l'on regarde les chiffres sur la désinformation d'origine russe circulant par des moyens numériques en Europe depuis l'interdiction de ces deux entités, on constate que l'on a donné un coup de pied dans la fourmilière et que cela s'est répandu partout ailleurs. C'est extraordinairement compliqué. La mesure prise, aussi spectaculaire soit elle, n'est pas suffisante par rapport aux buts poursuivis.

La notion de réciprocité, que l'on brandit toujours à l'égard de la Chine et que l'on applique peu, devrait être au coeur de nos échanges avec ce pays. Accepter une plateforme comme TikTok alors que les plateformes occidentales ne sont pas acceptées en Chine est un vrai sujet. C'est avant tout un sujet pour les États-Unis car il n'y a pas de plateforme européenne. La réponse américaine pourrait être l'interdiction car il n'y pas de régulation américaine et qu'il y a une concurrence commerciale et économique entre les plateformes américaines et chinoises. Les États-Unis se sont mis dans une position où la légitimité de leur préoccupation est un peu ternie par leur souci de gain commercial.

Il y une version chinoise de TikTok avec Douyin, qui est encore plus verrouillée que la version internationale. TikTok est utilisé par des publics occidentaux surtout jeunes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des mesures particulières de protection des mineurs figurent dans le DSA. S'agissant de la pornographie, l'UE travaille d'abord et avant tout sur les contenus pédopornographiques. Contrairement à ce que disent beaucoup de plateformes, cela est tout à fait possible techniquement. Mais cela coûte de l'argent. Nous leur disons que ne pas le faire leur coûte en réputation. Sur ce sujet, un certain nombre de plateformes ont mis au point des outils qu'il faut évidemment contrôler pour éviter qu'ils soient intrusifs sur notre vie privée. Un débat traverse le Parlement européen : certains sont tellement préoccupés par la protection de la vie privée qu'ils seraient prêts à protéger des pédocriminels.

Mme Laurence Rossignol. - Ils ne sont pas prêts à protéger des pédocriminels, ils le font !

Mme Nathalie Loiseau. - Les plateformes à l'inverse sont plutôt du côté de ceux qui veulent lutter contre la pédopornographie. Elles ont bien compris le risque réputationnel auquel elles sont exposées. Cela illustre toute l'ambiguïté du dialogue que nous pouvons avoir avec ces plateformes.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je vous remercie tous deux pour vos propos. Pour travailler depuis dix ans au sein de notre commission des affaires européennes sur ces sujets, qui sont en réalité des enjeux de souveraineté, je partage vos analyses. Nous avons péché par naïveté trop longtemps. Je me souviens qu'en pleine affaire Cambridge Analytica, l'Élysée a déroulé le tapis rouge à Mark Zuckerberg. Il aura fallu attendre la crise sanitaire puis la guerre aux portes de l'Europe pour vraiment se réveiller. Mieux vaut tard que jamais.

S'agissant du pantouflage, vous avez mentionné les ministres et les élus. Je voudrais signaler qu'il y a beaucoup de fonctionnaires et de haut-fonctionnaires qui pratiquent le pantouflage et le rétro pantouflage en France et en Europe. Nous aurions intérêt à trouver les moyens pour répondre à cette problématique.

Je vous remercie Mme Loiseau de prendre de la hauteur. Il y a la question de TikTok lié à l'État totalitaire chinois. Mais il y a aussi l'ensemble des autres plateformes. L'affaire Cambridge Analytica montre que les plateformes ont des failles et introduisent volontairement des « portes dérobées » dans la mesure où cela permet de faire du profit. Frances Haugen nous l'a bien dit devant le Sénat : le profit sera toujours préféré au détriment de la sécurité.

Je voudrais souligner que le règlement sur l'intelligence artificielle permettra aussi de réguler indirectement ces plateformes. Croyez-vous possible à l'heure actuelle de permettre une vraie responsabilité des plateformes, quelles que soient leurs origines ? Les notions de redevabilité et de responsabilité doivent être renforcées. La faiblesse du DSA est que l'on renvoie aux plateformes la capacité à se réguler elle-même. Cela est assez dangereux du point de vue de la liberté d'expression. On a vu les effets de l'interdiction du compte Twitter de Donald Trump.

M. André Gattolin. - Je vous remercie tous les deux. Je m'intéresse à l'entreprise TikTok dans sa structure et dans son business model. J'aimerais savoir à quoi sert TikTok au-delà de la production de divertissement, de l'abrutissement, ou de son rôle en faveur des extrêmes. Cela fait quelques temps que j'essaie d'obtenir des données sur TikTok et sur son fonctionnement. Heureusement nous en avons grâce aux États-Unis avec les données d'audience et quelques revenus publicitaires.

La conclusion à laquelle je suis arrivé est que TikTok n'est pas une entreprise rentable et n'a pas les bases de sa rentabilité. Les seules ressources dont elle dispose coté occidental sont les revenus de la publicité. La publicité marche assez mal sur TikTok. Il y a certes une progression des revenus publicitaires compte tenu de la progression exponentielle de l'audience. Mais les niveaux sont bien moindres que ceux de Whatsapp ou d'autres. Inclure des messages publicitaires dans des programmes extrêmement courts conduit à faire baisser l'audience.

J'ai du mal à comprendre les liens de TikTok avec ByteDance, qui emploie 150 000 personnes. Il ne semble pas y avoir de chiffre pour le nombre d'employés de TikTok. Mais il y en aurait 30 000, ce qui est assez peu. La version chinoise - Douyin - est celle qui rapporte de l'argent. Elle dispose d'un système de plateforme et de ventes en ligne, ce que n'a pas TikTok à l'international. J'en arrive à ma question : quelle est la richesse réelle de TikTok ? Si cela ne passe pas par les recettes publicitaires, cela passe donc par les données massives obtenues sur les personnes. Ces données peuvent se valoriser de façon publicitaire (y compris en termes de publicité ciblée, ce que ne fait pas TikTok), pour nourrir un algorithme (ce que fait TikTok) ou encore pour les revendre (ce que ne fait pas TikTok).

Comme nous l'ont confirmé les services de sécurité, la stratégie du gouvernement chinois passe par le pillage de données personnelles de nos services publics. Comment le gouvernement chinois pourrait-il se priver de données très précises concernant plus d'un milliard d'utilisateurs ? Je note que le régulateur italien a décidé de suspendre provisoirement ChatGPT, pour des raisons de respect du RGPD et des âges de consentement. ChatGPT a réagi en prévoyant de relancer la production en utilisant moins de données personnelles et avec moins d'historique sur les personnes. La question n'est donc pas seulement celle de la localisation du stockage et de l'analyse des données mais aussi celle de la durée de ce stockage.

Les rares données dont nous disposons - notamment les fameuses données Forbes sur la présence d'employés de l'État chinois dans ByteDance et TikTok - ont été obtenues grâce aux recherches menées sur les employés de ces entreprises inscrits sur LinkedIn. C'est la seule base dont nous disposons. Il y a un problème de transparence. Jusqu'à quel point pouvons-nous accepter qu'une entreprise ne publie pas ses comptes de résultats en matière de dépenses et de coûts ? Cela est un véritable problème, d'autant plus quand on sait que le capital est largement d'origine extérieure. On dit que pour lutter contre la mafia, il faut la prendre au porte-monnaie. Je n'accuse pas TikTok ou ByteDance d'être une mafia mais il y a une absence de transparence qui dépasse largement celle des autres grands groupes numériques internationaux.

M. Rémi Cardon. - Nous devons aussi garder en tête qu'il ne faut pas se focaliser sur TikTok. Les plateformes américaines ont une plus grande ancienneté et leur business model est la recherche de volumétrie en termes d'utilisateurs pour influencer une société.

Le DSA entrera en vigueur en septembre 2023. Tout un travail sera fait dans les prochains mois au Parlement français sur le sujet, en particulier à travers la proposition de loi sur les influenceurs. Je m'interroge sur les moyens qui seront mis en place. Les équivalents temps plein (ETP) à l'ARCOM seront-ils à la hauteur de l'ampleur du sujet ? La Commission européenne fait essentiellement de la prévention. Or, elle n'avait pas imposé ce principe de précaution aux autres plateformes. Peut-être étais-je trop jeune mais je n'ai pas souvenir que cela ait été fait pour d'autres plateformes.

Notre connaissance fine des algorithmes est souvent beaucoup trop tardive. Pour avoir conduit un rapport sur la cybersécurité, je sais qu'il faut tout faire pour imposer à ces acteurs de gagner en visibilité.

Mme Nathalie Loiseau. - Je rejoins Mme Morin-Desailly sur le pantouflage des élus mais également des haut-fonctionnaires. Je ne suis pas à l'aise à l'idée de savoir que le président du conseil d'administration de Huawei France est l'ancien directeur de Polytechnique. La solution face à ces dérives doit passer par des engagements, en nommant bien les choses. Comme le rappelait Raphaël Glucksmann, ce n'est pas la même chose de travailler pour une entreprise norvégienne et travailler pour une entreprise chinoise. Cette piste mérite d'être creusée et figure dans le projet de rapport que je présente en ce moment devant le Parlement européen.

S'agissant de la responsabilisation des plateformes, le DSA est selon moi une étape. Avant le DSA n'existait qu'un code de bonnes pratiques, où l'on confiait entièrement aux plateformes, sur le principe de leur bonne foi, le rôle de s'autoréguler. Le DSA impose un certain nombre de contraintes aux plateformes, en leur fixant des obligations de moyens et aussi de résultats, et prévoit des sanctions si les résultats ne sont pas atteints. Cela n'est pas suffisant de mon point de vue. Mais ce n'est pas choquant selon moi que nous avancions pas à pas, dans la mesure où il s'agit de questions de liberté d'expression et qu'il faut veiller à ne pas se précipiter.

L'Europe est entre deux contre-modèles : le far west américain et sa loi de la jungle ; et l'hypercontrôle chinois. Nous inventons une troisième voie, qui a selon moi l'avantage de la raison et de la finesse. Évitons d'avoir la main trop lourde, sachant que même en Europe, des démocraties illibérales voudraient nous inciter à contrôler bien davantage Internet, avec souvent des arrière-pensées. Le DSA est donc une étape, sans être la dernière. Le vrai test sera la capacité de la commission à frapper du poing sur la table, à faire un exemple et à sanctionner financièrement massivement une plateforme qui n'aurait pas respecté ses obligations. La question des moyens est donc en effet capitale, en termes de nombre et de compétences, à la fois au niveau de la Commission européenne et au niveau des autorités nationales. Ces plateformes regorgent de juristes tous plus brillants les uns que les autres et très bien payés.

Je ne partage pas l'idée qu'il serait trop tard pour connaitre un algorithme. Nous pouvons toujours en demander la modification. Le fait que l'accès aux algorithmes soit possible et que les chercheurs puissent avoir accès aux données constitue une véritable révolution, contre quoi se sont battues les plateformes. Le lobbying des plateformes pendant les négociations du DSA a été intense mais celles-ci n'ont pas obtenu gain de cause, même si nous aurions pu aller encore plus loin.

S'agissant du business model, je partage votre point de vue. Les mêmes analyses avaient été faites pour Twitter, que beaucoup considéraient comme une entreprise non rentable. On le dit toujours pour les plateformes qui démarrent. Il arrive en réalité vite un moment où ces entreprises ne perdent plus d'argent. Le DMA sert précisément à traiter différemment les gate keepers, c'est-à-dire ceux qui empêchent d'autres d'arriver sur le marché des plateformes. On constate pour le moment que l'Europe est toujours absente de ce débat : aucune entreprise européenne ne fait le poids.

S'agissant du stockage des données, TikTok a commencé à réagir avant les décisions des institutions européennes, à l'occasion de la sortie des TikTok Leaks. Il y a eu une opération « damage control ». Le PDG de TikTok a fait le tour de la Commission à Bruxelles. Cela n'a pas fonctionné puisqu'il a suffi qu'il vienne pour que la Commission et le Parlement prennent leurs décisions d'interdiction pour les fonctionnaires. Il n'a pas dû être très convaincant...Le projet Clover n'est en réalité que l'application du RGPD. Le PDG de TikTok s'est fait expliquer par la Commission européenne toutes les violations de l'entreprise.

Nous devons avoir le courage de veiller à la mise en oeuvre des règles que nous avons fixées. Nous disposons d'un levier : la taille de notre population, soit 450 millions de consommateurs. TikTok a entre 125 et 150 millions d'utilisateurs en Europe, soit autant qu'aux États-Unis. Par définition, TikTok doit prendre en compte ce qui lui sera imposé par l'Union européenne. Bon courage aux Britanniques qui ont quitté l'UE !

M. Raphaël Glucksmann. - Le pantouflage pose des problèmes en termes d'utilisation des réseaux, des connaissances mais aussi compte tenu de la suspicion qui nait nécessairement dans l'opinion. On peut en effet se demander si, lorsqu'elles étaient en poste, ces personnes ne travaillaient pas déjà pour leurs futurs employeurs. C'est une question légitime et cela ne relève pas du complotisme. Ce type de bascule devient extrêmement fréquent et doit être combattu. J'ai l'impression que la leçon a été tirée pour la Russie - les anciens élus membres de grands groupes russes ont été poussés à démissionner - mais cela n'est pas encore le cas pour la Chine ou pour d'autres régimes.

Le DSA est en effet un premier pas et tout dépend de la manière dont nous appliquons ces obligations. Nous avons l'expérience en Europe de disposer de textes progressistes ouvrant de nouvelles voies mais dont l'application laisse à désirer. Il faudra veiller à la manière dont ces textes seront appliqués à l'échelle nationale et à l'échelle européenne.

Mme Laurence Rossignol. - Qui sera chargé d'enquêter ?

Mme Nathalie Loiseau. - Ce seront les autorités indépendantes des États et la Commission européenne.

M. Raphaël Glusksmann. - Je travaille actuellement sur la négociation pour le bannissement des produits de l'esclavage. Il y a un parallèle : le texte sera sûrement satisfaisant mais la difficulté est de garantir que le texte soit appliqué de manière harmonieuse à l'échelle de 27 États membres. La Commission a une responsabilité sur ce sujet. Au Parlement, nous demandons à la Commission de cesser d'être timide et d'accepter d'avoir une responsabilité plus forte que celle inscrite dans les textes. Le problème est que les services de la Commission sur ce sujet sont très limités en ressources humaines ; ils sont 5 pour contrôler l'ensemble des ports du continent européen.

Nous adoptons des textes très importants pour protéger l'espace européen mais l'UE est sous-dotée, contrairement à ce qu'affirme la propagande des nationalistes. Le budget européen est trop faible et les instances de contrôle à l'échelle de l'UE n'ont pas assez de moyens. Tout comme on ne peut pas interdire les produits des marchés de l'esclavage ou de la déforestation à l'échelle de la France seule, on ne peut pas protéger l'espace numérique à l'échelle de la France seule. Mais l'on confie de plus en plus de tâches à une administration européenne qui est celle d'un village. Dans ces conditions, cela sera compliqué de faire face aux armées de lobbyistes et d'avocats des grandes plateformes.

Toutes les plateformes ont pour but de se répandre et ensuite de valoriser leur place dominante. Nous sommes actuellement dans la phase de l'expansion et pas encore tout à fait dans celle de la valorisation. Pour reprendre les termes d'un éditorial de l'agence officielle russe RIA Novosti à propos de Gazprom, « l'argent n'est pas tout ». S'étendre signifie collecter le plus possible de données et occuper un espace dominant. Si ces plateformes sont dans le même temps au service d'un régime politique dont les intérêts et les principes nous sont fondamentalement hostiles, cela pose de nombreuses questions. Si la valorisation est d'essence politique et non pas seulement commerciale, les dangers sont plus grands pour la sécurité de nos nations.

Je vous remercie de nous avoir auditionnés et j'espère vous avoir aidés dans votre entreprise salutaire.

Mme Laurence Rossignol. - Nous vous remercions tous les deux pour votre présence à cette audition ainsi que pour la qualité et la précision de vos propos.

La réunion est close à 13 h 10

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.