Mercredi 17 mai 2023

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Projet de loi de programmation militaire - Audition de représentants de la base industrielle et technologique de défense

M. Christian Cambon, président. - Nous poursuivons nos auditions sur le projet de loi de programmation militaire (LPM) en entendant ce matin les présidents des trois principaux groupements représentatifs des industries de défense : M. Marc Darmon, président du groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) ; M. Guillaume Faury, président du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) et M. Pierre Éric Pommellet, président du groupement des industries de construction et activités navales (Gican).

Le projet de LPM est structurant pour l'avenir de la base industrielle et technologique de défense (BITD), laquelle est au coeur de l'excellence scientifique et technologique et donc de la souveraineté de notre pays. Ce projet prévoit une augmentation significative des crédits, avec 268 milliards d'euros programmés pour les équipements, dont 100 milliards d'euros pour les programmes à effet majeur. Ceux-ci augmentent de 70 %, ce qui est considérable, même si l'inflation agit comme une variable importante.

Ces augmentations globales s'accompagnent paradoxalement de mesures significatives d'étalement portant sur de nombreux programmes, dans le but de privilégier la cohérence sur la masse. Faut-il en déduire que la LPM actuelle est insuffisamment cohérente ? Comment se traduit ce principe de cohérence sur l'équilibre entre vos activités de production et vos activités de maintenance ?

Par ailleurs, nous avons été étonnés d'apprendre que les industriels étaient appelés à financer, en amont, sur leur trésorerie, une partie du programme de porte-avions de nouvelle génération (PANG), soit, d'après la presse, 1 milliard d'euros, sur les 5 milliards d'euros programmés par la LPM. Nous nous interrogeons sur le coût d'un tel montage et sur ses répercussions sur le coût total du PANG. Quelles sont les conséquences de cette approche pour l'industrie, alors qu'il semble que d'autres programmes pourraient faire l'objet d'une démarche similaire ?

De façon plus générale, quels sont les reculs, les reports, ou encore les paris à l'export les plus préoccupants, et leurs conséquences sur l'activité industrielle, tant pour les grands groupes que pour les nombreuses petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) impliquées dans les supply chains ?

Le ministère des armées a entrepris, à la demande du Président de la République, une démarche de simplification et d'accélération des programmes, dite d'économie de guerre, une appellation qui peut surprendre un peu au regard de ce que ce terme désigne en général. Peut-on aller plus loin dans ce domaine ? Quelles sont vos préconisations ? Y a-t-il des limitations à vos capacités de production qui justifieraient de revoir à la baisse l'Ambition 2030 portée par la LPM actuelle ?

M. Marc Darmon, président du groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres. - Nous sommes là pour apporter à la représentation nationale des éléments de compréhension sur le projet de loi de programmation militaire qui va définir notre politique de défense et la dynamique de l'industrie de défense pour de nombreuses années : dans un contexte de conflit aux portes de l'Europe, les enjeux de ce projet de LPM dépassent largement la décennie. Je vais vous donner des éléments selon trois axes : visibilité, recherche et développement, et exportation.

Permettez-moi au préalable de présenter brièvement l'industrie d'armement terrestre et le Gicat. Avec 400 adhérents, dont 95 % sont des PME, des ETI et des start-up, nous représentons aussi l'ensemble des grands groupes de la défense, à trois exceptions près : Dassault Aviation, Naval Group et ArianeGroup. L'industrie terrestre et aéroterrestre compte près de 50 000 emplois, soit environ 20 % de la BITD. Ces emplois, très peu délocalisables et de très haute technicité, génèrent près de 9 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont plus de 40 % à l'exportation. Notre domaine d'activité couvre l'ensemble des besoins interarmées, y compris la lutte dans le cyberespace, le domaine numérique, et l'équipement des forces spéciales et de renseignement. Le Gicat organise également le salon Eurosatory, qui est le plus grand salon au monde dans le domaine de l'industrie terrestre. Avec Eurosatory, Euronaval, organisé par le Gican et le Salon du Bourget, organisé par le Gifas, nous avons la chance d'avoir en France les trois principaux salons mondiaux du secteur. Le Gicat organise aussi les salons ShieldAfrica et Expodefensa, et organise le pavillon France dans de grandes expositions au Moyen-Orient (Idex, Edex).

S'agissant du projet de LPM 2024-2030, la visibilité nous apparaît comme extrêmement importante. Beaucoup de nos PME et ETI ne sont pas seulement des sous-traitants mais passent aussi directement des contrats avec l'administration ; elles ont donc besoin de cette visibilité, de façon directe et pas seulement au travers des grands maîtres d'oeuvre.

Le conflit en Ukraine a souligné la centralité du combat terrestre et la nécessité d'un soutien continu pour être efficace ; en outre, de nouveaux domaines apparaissent, tels que les drones tactiques et les munitions télé-opérées. Les industriels, qu'ils soient grands maîtres d'oeuvre ou PME, se sont structurés autour du besoin d'une BITD de combat ou d'économie de guerre. Un projet de loi de programmation militaire qui anticipe un effort dans la durée pour la défense est évidemment une source de satisfaction. Notre LPM telle qu'elle est actuellement structurée est d'ailleurs enviée par de nombreux pays. Les sommes significatives allouées jusqu'en 2030 constituent indubitablement un signal fort, y compris pour nos clients à l'exportation comme pour nos partenaires, renforçant notre crédibilité stratégique et industrielle.

Il nous faut toutefois rester vigilants : le budget, défini en euros courants et non en euros constants, nécessite une prise en compte de l'inflation. Nous devons également considérer les aléas au-delà de 2027, un horizon qui dépasse le cadre de la loi de finances et de la loi de programmation des finances publiques ; le Conseil d'État a d'ailleurs souligné les incertitudes entourant ce texte. Pour autant, celui-ci réaffirme un projet d'armée complet, incluant l'introduction de capacités dans de nouveaux champs de conflictualité, notamment la lutte dans le cyberespace et dans le domaine de l'information et de l'influence, ainsi que les drones et l'hypervélocité.

Des ajustements capacitaires ont également été effectués pour prendre en compte la réorientation des priorités. Dans le domaine terrestre, un exemple notable est le programme Scorpion : même si la cible n'est pas modifiée, certaines livraisons s'étendront au-delà de 2030. Il est nécessaire d'examiner les conséquences de ces étalements programme par programme, notamment en termes de capacité industrielle. L'industrie de la défense s'était organisée pour tenir ses engagements et avait investi pour augmenter ses cadences, par exemple jusqu'à 450 véhicules par an chez Nexter. Notre modèle industriel diffère de celui de l'industrie classique : la nécessité de l'export, l'impératif d'efficacité opérationnelle, le besoin d'innovation, les volumes plus réduits et les cycles de développement longs sont autant de caractéristiques qui requièrent une visibilité des commandes pour éviter le stop and go qui est préjudiciable aux industriels.

Dans la loi de programmation militaire, nous saluons également la volonté d'accroître le niveau d'activité et de disponibilité des forces, avec une augmentation importante du maintien en condition opérationnelle (MCO) : la part du budget dédiée à l'entretien programmée du matériel a augmenté de près de 40 %, ce qui est crucial pour la cohérence des forces. Un effort particulier est également observé autour des munitions, en réponse aux besoins spécifiques liés à la consommation, à la destruction et à l'attrition, dans un contexte de reconfiguration de l'industrie des munitions en Europe. Nous saluons l'initiative européenne de soutien à la production de munitions, avec l'Act in Support of Ammunition Production (Asap), en relevant que le rythme européen s'est calé sur le rythme du secteur militaire lui-même. Il est toutefois important de noter qu'une partie du budget a été prélevée sur le Fonds européen de défense, normalement dédié à l'innovation, à la recherche et au développement, une situation qui doit demeurer exceptionnelle. La France doit maintenir son leadership et assurer la pérennité de son modèle industriel, notamment en ce qui concerne les munitions. Nous devons surmonter les difficultés associées à une dépendance excessive envers des fournisseurs uniques, comme c'est le cas pour certains éléments de poudre.

La loi de programmation militaire accorde une importance significative à la constitution de stocks, en particulier dans son article 24, lequel rend possible une priorisation des commandes nationales sur les commandes d'exportation ainsi que des exigences administratives en matière de stocks. Si nous comprenons parfaitement la nécessité d'une telle mesure, il est essentiel qu'elle soit l'objet d'une concertation entre l'État, l'industrie et l'administration pour travailler sur les volumes et les temps de stockage nécessaires, afin qu'elle soit soutenable d'un point de vue industriel, opérationnel et financier.

Concernant mon deuxième point, à savoir l'innovation, la recherche et le développement, une loi de programmation militaire doit anticiper les sauts technologiques et les besoins capacitaires futurs. Dans le domaine terrestre, citons parmi ceux-ci : le combat collaboratif, l'interconnexion à haut débit, les capteurs, effecteurs, véhicules et drones, le futur de la frappe dans la profondeur, la révolution de la robotique terrestre, la succession du char Leclerc et les enjeux de la transition énergétique. Il faut continuer d'investir dans la R&D pour ne pas prendre le risque d'être déclassés.

Dans les termes capacitaires d'une loi de programmation, il convient de travailler sur la masse, la maintenance, l'efficacité, mais aussi, c'est mon troisième point, sur l'exportabilité. L'export est indispensable au format « athlétique et souverain » - comme le qualifiait le ministre - de notre BITD. Il représente plus de 40 % du chiffre d'affaires de l'industrie terrestre en 2021. Nous sommes confrontés à des BITD concurrentes, qui bénéficient d'un fort soutien étatique, notamment la Turquie, la Corée du Sud, Israël et les États-Unis, avec notamment le High mobility artillery rocket system (Himars). L'exportation est donc une bataille permanente, mais sans concurrence entre industriels. Le secteur terrestre recèle une multitude de petits projets : les succès des uns préparent ceux des autres. C'est le cas en Grèce ou en Croatie. Il est donc essentiel d'agir en tant qu'équipe de France. Dans certains pays, comme la Lituanie, le soutien terrestre de la France avec le système d'artillerie CAESAR est indispensable.

En conclusion, la visibilité est nécessaire pour la montée en puissance, d'autant plus que l'industrie de défense terrestre est composée à 75 % de PME ; la recherche et développement et l'innovation permettent de préparer l'avenir ; l'exportation et les coopérations sont un relais d'influence et la condition de la pérennité de notre modèle.

M. Pierre Éric Pommellet, président du groupement des industries de construction et activités navales. - Je suis ravi d'être ici ce matin pour vous présenter brièvement le Gican et expliquer comment la LPM s'applique à notre secteur.

Le Gican compte 260 membres et représente 80 % de l'activité du secteur naval, avec un chiffre d'affaires d'environ 13 milliards d'euros et 51 000 emplois sur notre territoire. Bien que nos activités soient principalement concentrées dans les grands ports, elles sont néanmoins réparties sur l'ensemble du territoire, une caractéristique des industries de défense, lesquelles comptent ensemble 200 000 emplois non délocalisables qui contribuent à la souveraineté et à la puissance de notre pays.

S'agissant du projet de LPM, nous prenons la mesure de l'effort que représentent les 413 milliards d'euros alloués à la défense, en augmentation par rapport aux précédentes LPM. Nous sommes parfaitement conscients de l'engagement que représente cet effort pour la Nation.

Ensuite, nous sommes attentifs à la visibilité qu'elle apporte, essentielle pour une industrie comme la nôtre, qui opère sur le long terme. Par exemple, le programme de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de troisième génération, confirmé par ce projet de LPM au titre de la dissuasion, a commencé il y a déjà une ou deux décennies par des études amont et du pré-développement. La LPM permettra d'en poursuivre le développement, le premier navire entrant en service en 2035 et le quatrième en 2050, jusqu'en 2090. Le grand-père du commandant du dernier bâtiment SNLE 3G vient sans doute juste de naître !

La LPM confirme également le renouvellement quasi-complet de notre flotte au cours de la prochaine décennie. Cela a commencé avec les programmes Fremm (frégates multi-missions) et FDI (frégates de défense et d'intervention) et les sous-marins Barracuda, dont la production se poursuivra tout au long de cette décennie. Le deuxième sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) Barracuda est actuellement en phase d'essais en mer et sera livré à la marine cet été ; le dernier sortira avant la fin de la décennie, marquant un renouvellement complet de la flotte de SNA.

Ce mouvement inclut le renouvellement du groupe aéronaval, avec la confirmation du calendrier du porte-avions, et celui des frégates avec un calendrier pour les FDI liant programmes nationaux et exportation. Le renouvellement des patrouilleurs métropolitains (aviso escorteurs) est très important pour les plus petits chantiers. La composante guerre des mines est aussi concernée, en phase avec le programme belgo-néerlandais, pour poursuivre l'aventure des chasseurs de mines tripartites, avec une adjonction de drones et de systèmes automatiques. Les bâtiments ravitailleurs de flotte seront aussi renouvelés.

Comme Marc Darmon, je voudrais parler de la recherche et développement, et de l'innovation, qui sont d'une importance capitale pour notre industrie, avec des roadmaps incrémentales (Evol'SNA, Evol'frégates) tenant compte de la difficulté à anticiper l'évolution du monde à moyen ou long terme. Ainsi, nos programmes à long terme doivent pouvoir faire évoluer les standards en fonction des besoins militaires, de l'environnement, des capacités industrielles et des possibilités de financement. Cette approche incrémentale est importante et soulignée dans la présente LPM.

Dans le programme 144, les crédits d'études amont sont confirmés. Ce point est important dans le segment des drones et des systèmes de drones, avec les défis relatifs à la guerre des mines, mais également les drones océaniques et les drones de surface, qui seront d'une importance capitale à l'avenir.

En ce qui concerne la coopération et l'exportation, j'aimerais souligner plusieurs programmes importants. Le premier est le programme de guerre des mines, dans lequel la France collaborera avec la Belgique et les Pays-Bas ; un autre projet de coopération concerne la modernisation des frégates Horizon, qui sera menée en coopération avec l'Italie. Ces programmes sont portés par la présente LPM, qui offre donc une visibilité renouvelée et un calendrier de financement pour le renouvellement de nos flottes.

Planifier les programmes nationaux et internationaux qui seront mis en oeuvre par nos chantiers navals est un défi. Pour illustrer cela, je peux citer l'exemple de la LPM précédente, dans laquelle les FDI étaient plus lointaines que ce que notre chantier naval de Lorient pouvait construire. Or dans les années 2019 et 2020, la ministre des armées de l'époque a décidé d'avancer les frégates FDI 2 et 3, pour la France, afin de soutenir la charge industrielle de Lorient et de lancer des campagnes d'exportation, notamment vers la Grèce. Grâce à cette avancée, nous avons pu sécuriser un calendrier de cycles courts, lequel a suscité l'intérêt les Grecs qui ont finalement signé un contrat d'acquisition de ces frégates 2 et 3 qui avaient été avancées. Celles-ci sont donc finalement revenues dans le calendrier initial de la LPM. Ces calendriers doivent donc être vus à l'aune des campagnes d'exportation.

Je tiens d'ailleurs à vous remercier pour tout ce que vous faites au titre de la diplomatie parlementaire, car beaucoup de nos pays clients apprécient les contacts directs avec les parlementaires. Vous faites partie de l'équipe de France qui, au final, donnera à l'industrie la charge nécessaire.

Je conclus mon propos liminaire avec la question du financement du porte-avions. Les calendriers des programmes et les flux financiers sont intrinsèquement liés. L'objectif proposé dans ce projet de LPM est de respecter le calendrier du porte-avions de nouvelle génération, en particulier celui de sa chaufferie nucléaire. Ainsi, alors même que le navire doit être mis en service en 2038, les premiers éléments de sa chaufferie ont déjà été fondus chez Framatome, et les investissements nécessaires ont été réalisés sur notre site d'Indret pour lui permettre de les usiner dès 2023. De même, nous usinons les premiers éléments de cuve de la chaufferie nucléaire du SNLE 3G qui sera mis en service en 2035.

Dans ces projets à long terme, tenir le calendrier est crucial ; la décision a ainsi été prise de maintenir l'avant-projet détaillé dans la LPM avec un démarrage immédiat : dès 2024-2025, les éléments de la chaufferie nucléaire seront développés, ils seront réalisés à partir de 2025-2026. L'industrie a été consultée sur sa disponibilité à intégrer les flux de paiement dans la négociation globale, et sa réponse a été affirmative : cela fait partie des négociations que nous menons habituellement. Cependant, c'est surtout à l'horizon 2025-2026, dans cette phase de développement et de réalisation, que des flux importants seront engagés et que la question du financement se posera. Le sujet est donc quelque peu prématuré aujourd'hui, il prendra de l'importance au cours du développement du programme. Nous terminons d'ailleurs la négociation de l'avant-projet détaillé avec le ministère des armées, la question du financement en faisait partie et elle a été résolue.

M. Pierre Bourlot, délégué général du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales. - Avant l'arrivée de Guillaume Faury, je commencerai à vous présenter le Gifas, qui englobe aujourd'hui la quasi-totalité de l'industrie aéronautique et spatiale française, civile et de défense. Nous comptons 444 entreprises, dont une quarantaine de start-up. En 2022, ces entreprises ont réalisé un chiffre d'affaires (France) de 62,7 milliards d'euros, avec des emplois répartis sur tout le territoire national, surtout en Ile-de-France, Occitanie et Nouvelle-Aquitaine. Nos membres emploient directement 195 000 personnes, et plus de 80 % de nos produits sont exportés. Dans le secteur de la défense, les entreprises du Gifas ont réalisé un chiffre d'affaires de 19,2 milliards d'euros, avec plus de 60 000 personnes dédiées. Ces emplois, hautement qualifiés et ancrés sur le territoire, ne sont pas délocalisables. Le volume de commandes pour la défense s'élève à près de 40 milliards d'euros, dont 70 % à l'export. Nous organisons le Salon du Bourget, le plus grand salon aéronautique au niveau mondial, où nous espérons vous accueillir prochainement.

M. Guillaume Faury, président du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales. - Merci de permettre aux représentants de la BITD de s'exprimer devant vous, à la veille d'un débat parlementaire important sur la prochaine loi de programmation militaire 2024-2030. Comme vous le savez, l'industrie aéronautique et spatiale française et même européenne est aujourd'hui confrontée à des défis majeurs, dans les secteurs civil comme militaire. Le contexte de guerre en Europe, et d'économie de guerre, change la donne, imposant la nécessité d'une aptitude au combat de haute intensité, avec des conséquences significatives pour l'outil industriel. Le budget de ce projet de LPM, qui s'élève à 413 milliards d'euros, représente un effort conséquent dans un contexte budgétaire difficile. Nous en avons pleinement conscience et nous allons nous efforcer, comme nous en avons l'habitude, d'optimiser son usage. Une loi de programmation est toujours très attendue, car elle donne une perspective à l'industrie, lui permettant d'adapter son outil de production, ses compétences et ses ressources aux objectifs fixés, et d'orienter la recherche et la technologie.

Nous sommes une industrie de haute technologie, produisant des systèmes sophistiqués, souvent de grande taille et très complexes, donc une industrie de long terme. Cette industrie a absolument besoin de la visibilité qu'une loi de programmation permet d'obtenir.

Cette loi de programmation s'inscrit dans la continuité de la loi actuelle, dite « exécutée à l'euro près », qui a permis de redonner la dynamique attendue tant par les forces que par l'industrie, pour se projeter avec des plans de charge plus prévisibles. Cette nouvelle LPM consacre des moyens significatifs à des domaines capacitaires qui étaient jugés moins prioritaires dans les précédentes programmations et dont les chaînes de production avaient pu être maintenues à travers un certain nombre d'outils dont l'exportation. Elle prend également en compte la nécessité d'investir pour faire face à de nouveaux enjeux, en particulier dans de nouveaux champs de conflictualité : espace, cyberespace, fonds sous-marins, etc. S'y ajoute l'effort important consacré au maintien de la posture permanente de dissuasion, réaffirmée comme la priorité des priorités, conformément au discours du Président de la République à Mont-de-Marsan. Ce budget permettra de maintenir des compétences essentielles dans ce domaine et de lancer les travaux pour le successeur du porte-avions Charles-de-Gaulle.

Le nouveau contexte géopolitique, principalement en raison du conflit russo-ukrainien, nécessite un investissement spécifique significatif, en particulier pour le renforcement des stocks de munitions. Ce projet de LPM a donc un champ d'application beaucoup plus vaste et complexe que la précédente LPM, dans un contexte budgétaire contraint, qui doit également intégrer l'inflation. Le modèle d'armée 2030 est conforté, malgré des décalages en réalisation du fait des contraintes nouvelles et de l'extension du spectre. L'industrie devra s'adapter en conséquence. Ce projet de loi définit un cadre général, qui sera détaillé programme par programme, industriel par industriel, entreprise par entreprise ; des compromis devront être trouvés concernant les outils de production, en conciliant certains décalages de cibles et les contraintes industrielles pour assurer la viabilité des outils industriels, en définissant les conditions d'une remontée en cadence appropriée en cas de crise. Ce travail permettra également de s'assurer de l'absence de perte de compétences clés, que ce soit dans les bureaux d'études, la production ou le maintien en condition opérationnelle (MCO).

Au-delà des enjeux programmatiques, une lecture superficielle du projet de LPM pourrait laisser penser que la dimension européenne serait moins un axe majeur de la politique de défense ; cependant, un examen attentif montre que les arbitrages rendus ne perturbent pas la conduite des programmes majeurs existants ou initiés par la loi en cours que ce soit dans le domaine absolument crucial - je dirais même, existentiel - du système de combat aérien du futur (FCAS) ou pour les drones MALE (moyenne altitude longue endurance).

La coopération européenne demeure essentielle, car elle apporte la masse critique nécessaire pour maîtriser technologiquement et économiquement des systèmes imposant des investissements considérables malgré des séries limitées, tout en préservant ou construisant la souveraineté, qu'elle soit européenne, nationale ou partagée entre plusieurs pays, dans un marché très concurrentiel et noyé par l'offre américaine. Le dialogue doit se poursuivre avec la direction générale de l'armement (DGA) concernant l'utilisation du Fonds européen de défense (FED) pour développer les capacités technologiques, compte tenu des difficultés que nous rencontrons parfois pour comprendre les modalités d'intégration de nos projets, alors même que la couverture de nos coûts demeure imparfaite.

Ce projet de LPM aborde plusieurs sujets identifiés dans le cadre de la préparation à l'économie de guerre : la prise de risque dans l'innovation, la constitution de stocks de matières premières que l'État pourrait imposer aux industriels et la mise en place d'un MCO adapté au niveau d'activité attendu des forces.

Le Gifas estime qu'il est important de poursuivre le dialogue entre la DGA, l'état-major des armées et l'industrie pour élaborer une stratégie concertée sur ces sujets majeurs. Par exemple, la prise de risque dans l'innovation est un sujet que l'industrie met en avant depuis plusieurs années, qui est abordé dans la LPM sans que les modalités de mise en oeuvre soient précisées. Une réflexion partagée permettrait de renforcer la position de la France sur certains sujets essentiels, tels que l'intelligence artificielle, indispensable pour mener et gagner la guerre de demain. Les groupes de travail État-industrie, constitués pour échanger sur l'économie de guerre, le stock et l'approvisionnement ou encore le MCO, doivent être pleinement sollicités pour alimenter les travaux d'implémentation de la loi de programmation militaire ; une telle coordination est indispensable pour définir des mesures et des façons de travailler qui fonctionneront lorsqu'elles seront sollicitées.

Le projet de LPM comporte un volet normatif important, avec trois articles - 23, 24, 25 - concernant directement l'industrie. L'article 23 modernise le régime des réquisitions du code de la défense. L'article 24 organise la constitution de stocks stratégiques pour les armées, ainsi que la priorisation de la livraison de biens et services au bénéfice des armées. L'article 25 fait évoluer le régime des enquêtes de coûts dans les marchés publics. L'article 23 n'appelle pas de commentaire particulier. L'article 24, dans sa rédaction actuelle, est porteur de nombreuses incertitudes pour l'industrie, en ce qui concerne tant la constitution des stocks que la priorisation. Les modalités de mise en oeuvre de ces obligations pourraient emporter des conséquences significatives sur les coûts, l'image et la réputation des industriels, notamment vis-à-vis de clients étrangers. Parmi les nombreuses questions identifiées : quelles seront les modalités de constitution des stocks (temps de constitution, volumes, nature) ? Quels sont les produits concernés ? Quels seront les coûts de constitution de ces stocks, y compris pour l'aspect logistique ? Quelle sera la durée d'immobilisation ? Qu'en est-il de la couverture des conséquences indirectes de la réorientation des commandes prévues pour un client export ? Quel sera l'impact réputationnel de la mesure ? Le groupe de travail État-industrie consacré aux stocks et à l'approvisionnement doit être saisi, ce qui à ma connaissance n'est pas encore le cas, afin d'établir en commun un mécanisme qui réponde aux besoins de l'État comme à ceux de l'industrie.

Quant à l'article 25, il permet d'établir par décret la forme que devront prendre les éléments techniques et comptables de l'estimation du coût de revient lorsqu'ils sont présentés à l'administration, la nature des charges à inclure dans cette estimation ainsi que les modalités de leur comptabilisation. Le ministère des armées pourrait ainsi définir lui-même la nature d'un coût éligible. Cependant, les industriels ont des structures de coûts très différentes ; appliquer une seule méthode de définition des coûts pourrait affecter le fonctionnement des entreprises concernées. De plus, les relations conflictuelles entre les parties sur les éléments comptables de valorisation (ECV) ont montré des divergences d'approche sur certains points très spécifiques.

L'analyse de ces deux articles rend donc nécessaire, selon nous, d'associer l'industrie à la rédaction des décrets d'application de cette mesure, afin de clarifier les nombreux points encore flous, d'éviter les désaccords et de créer un dispositif qui réponde aux besoins et aux contraintes de tous : ceux des armées, mais aussi ceux des industriels. Ces derniers sont convaincus de la nécessité de travailler de manière différente, mais conjointe, pour assurer un écosystème de défense robuste et pérenne. Cela nécessite plus de concertation entre partenaires. L'économie de guerre pourrait en offrir l'occasion, sous réserve que les méthodes de travail entre DGA, forces armées et industrie évoluent. Cette dynamique, souhaitée par les industriels, offrirait l'agilité nécessaire à la construction des capacités de défense, l'adaptation aux normes et régulations au juste besoin ainsi que le soutien à l'export, conditionnant la pérennité du modèle industriel français, en particulier pour les systèmes à petite échelle, dans lesquels les variations industrielles peuvent être difficiles à gérer.

Dans un monde marqué par l'instabilité géopolitique, la défense française a besoin d'une stratégie capacitaire ambitieuse. Celle-ci ne peut être construite que collectivement, par une concertation étroite entre les parties étatique et industrielle, avec des objectifs partagés et la volonté d'innover dans les méthodes de travail pour plus d'efficacité, de réactivité et une juste maîtrise des coûts.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Depuis plus de quinze mois, la guerre en Ukraine a modifié la situation, plaçant les services de soutien, les stocks de munitions et la préparation opérationnelle au centre des priorités. Elle a également révélé le véritable coût d'un conflit armé ; désormais, il ne sera plus possible de faire des économies sur l'entretien, la préparation opérationnelle, les stocks et les services de soutien, comme cela a été fait par le passé, y compris dans l'actuelle LPM.

Au sein de la commission, nous sommes préoccupés par les perspectives de l'entretien programmé des matériels (EPM) et de la préparation opérationnelle, en lien avec la disponibilité technique. Nous avons appris récemment que la DGA pourrait être chargée d'améliorer les contrats verticalisés, qui sont devenus courants dans tous les domaines de l'EPM. Sur ce sujet, avez-vous déjà reçu des objectifs ou des indicateurs de performance ? Disposez-vous d'une visibilité sur les moyens prévus pour l'EPM durant la prochaine période de programmation ? Cela nous semble indispensable pour que vous puissiez utiliser les outils industriels les plus adaptés.

La prochaine LPM cherche un optimum économique en arbitrant entre deux variables majeures : l'activité et la disponibilité fournies par les pièces de rechange d'une part et les solutions techniques fournies par les industriels titulaires de contrats verticalisés d'autre part. Le raisonnement visant à réduire une prétendue surdisponibilité pour financer davantage d'heures d'activité vous semble-t-il économiquement et techniquement rationnel ? Pour nous, cela semble mener à une usure prématurée des équipements et à une érosion plus rapide du capital technique des armées. Avez-vous alerté le ministère des armées sur ces points ? Quelles seraient les conséquences de cet éventuel arbitrage et comment la surusure pourrait-elle être prise en compte dans vos nouveaux contrats verticalisés ?

Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Je souhaite vous interroger sur les conséquences pour vous de certains choix qui pourraient passer inaperçus, mais qui me semblent susceptibles d'impacter vos activités. En ce qui concerne les contrats opérationnels, les moyens détaillés dans les postures de réactivité, comme dans le complément en cas d'engagement majeur, étaient prévus par la précédente LPM. Nous nous attendions à ce que la perspective d'un engagement majeur conduise à les augmenter ou au moins à les stabiliser. Partagez-vous cette analyse, et donc une certaine déception ? Comment l'éventuelle réduction de ces formats vous affectera-t-elle ? Les besoins des services de soutien, qui bénéficieront de 4 milliards d'euros supplémentaires sur sept ans, sont immenses. Êtes-vous pleinement mobilisés sur les besoins de renouvellement des équipements du service de l'énergie opérationnelle (SEO), du service du commissariat des armées (SCA) et du service de santé des armées (SSA) ? À quel horizon ?

M. Pierre Éric Pommellet. - Le service du soutien de la flotte a adopté les contrats verticalisés et cela produit aujourd'hui des résultats en termes de disponibilité, pour la flotte de dissuasion comme pour les flottes de surface. J'insiste toutefois sur l'importance de toute l'architecture numérique autour du soutien et du service et je forme le voeu que cette LPM permette de progresser en la matière. Pour assurer une pleine disponibilité, nous pourrons ainsi disposer, dans le cadre de contrats verticalisés, de structures numériques et de données qui permettront une maintenance préventive efficace, grâce à l'utilisation d'algorithmes ou d'intelligence artificielle. Cela ne relève pas seulement d'une structure contractuelle, mais bien de la capacité de partager des données différemment. C'est là un des sujets forts à mon sens, qui a commencé dans l'aéronautique et s'est étendu au naval et qui est porteur de progrès en termes d'efficacité et de disponibilité. Nous évoquions l'érosion des matériels ; dès lors que nous sommes capables d'échanger et de traiter des données, l'industrie et ses clients ont une bien meilleure capacité à l'anticiper et à travailler sur les procédures de soutien comme sur la conception des équipements, afin de les rendre plus robustes. L'accroissement des moyens de soutien est également l'occasion de progresser dans le domaine du numérique et d'améliorer l'efficacité globale. Il s'agit là d'un des sujets importants de cette future loi de programmation militaire.

M. Marc Darmon. - Quelques éléments pour répondre aux questions posées. Sur l'équilibre entre le soutien, le maintien en condition opérationnelle (MCO) et les nouveaux équipements, il doit être considéré sujet par sujet. Il est logique que, dans une préparation de combat de haute intensité, on mette l'accent sur la cohérence de l'ensemble, en particulier sur la disponibilité et sur l'efficacité de l'outil. L'augmentation proportionnelle du MCO apparaît donc tout à fait normale.

S'agissant de la globalisation et de la verticalisation, dans le domaine terrestre, elles sont un peu moins marquées qu'en aéronautique : une grande partie de nos projets concernent de nombreux équipements dans divers domaines - soutien, logistique, génie, santé, etc. Cela n'empêche pas la globalisation des contrats, et notamment la massification, toujours soutenue par le numérique pour la maintenance prédictive et l'optimisation de la disponibilité des pièces ainsi que par l'intelligence artificielle pour mieux détecter les pannes. Des engagements de disponibilité et de performance des industriels sont contractualisés pour augmenter le niveau de disponibilité, accompagnés, souvent, d'engagements de résultats plutôt que de listes de réparations ou de rechanges.

Enfin, concernant le soutien de l'homme, les commissariats et l'énergie opérationnelle, les groupements que nous représentons servent à engager le dialogue entre l'État et l'industrie, l'administration et les ingénieurs, sur ce qui existe et ce qui est faisable, notamment à travers le travail de nos commissions. Celles-ci sont des lieux d'échange dans lesquels les industriels peuvent discuter de ce qui est possible et les opérationnels exprimer leurs besoins et leurs priorités. Nous avons récemment créé deux commissions très actives au sein du Gicat : l'une sur l'énergie opérationnelle au sens large, et l'autre sur le soutien à l'homme et l'équipement du soldat. La structuration de la BITD et les échanges entre l'État et l'industrie dans ce domaine sont extrêmement importants.

M. Guillaume Faury. - Dans le domaine aéronautique, les contrats verticalisés existant depuis plusieurs années ont montré leur efficacité. Leur réussite a encouragé leur extension. Ces contrats, mis en place au cas par cas, ont suscité un haut niveau de satisfaction et apporté de nombreux bénéfices, mais leur déploiement est loin d'être achevé. Dès lors que nos forces armées s'équipent de systèmes complexes et sophistiqués pour combattre dans des environnements à haute intensité, ou très complexes, elles souhaitent disposer d'une capacité rarement mise en oeuvre, mais que l'on est prêt à utiliser. La disponibilité ou le niveau d'activité ne sont alors pas nécessairement la priorité : dans ces cas particuliers, c'est le coût de possession, le plus faible possible, qui importe. Cependant, dans un contexte géopolitique plus tendu, où la disponibilité du matériel et la préparation des équipages deviennent cruciales, le niveau d'activité augmente, ainsi que la nécessité de la disponibilité ; alors nous rencontrons des difficultés liées à l'usure et au coût d'exploitation des matériels. Dans ce contexte, les contrats verticalisés ont démontré leur efficacité et leur compétitivité pour répondre à ces enjeux, mais toujours au cas par cas. Chaque système, chaque situation est unique et nécessite une approche spécifique. Ces contrats sont un outil important, encore sous-utilisé, que nous commençons à maîtriser et que nous allons probablement continuer à améliorer et utiliser plus largement. Ils nous permettent de mieux répondre aux changements d'environnement, de nous adapter à la situation actuelle, dans laquelle nos forces armées doivent utiliser leurs équipements et leurs systèmes, s'entraîner et se former. Ils permettent également de trouver la meilleure coordination entre forces armées et industriels pour leur mise en oeuvre.

Pour autant, il existe parfois des raisons de ne pas opter pour ces contrats, notamment lorsque les forces armées doivent projeter et utiliser leurs équipements de manière indépendante, dans des environnements très hostiles, sans intervention des industriels. En somme, le coût de possession, le coût d'emploi, le coût d'usage, la disponibilité et la rapidité de la montée en puissance sont des paramètres clés dans la discussion autour de la verticalisation d'un contrat.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur spécial. - Qu'en est-il de l'intervention éventuelle de la DGA dans l'EPM ?

M. Pierre Éric Pommellet. - La DGA est en cours de réorganisation et le MCO est appelé à devenir une mission clé de la future direction des opérations. Ce mouvement répond à une nécessité : celle de concevoir des équipements que l'on peut maintenir à un coût objectif, avec un outil industriel organisé. L'ambition est d'assurer une complémentarité entre le développement et le MCO, afin d'éviter la séparation de ces deux mondes. Il reste quelques étapes à franchir, mais nous soutenons ce mouvement.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur pour avis sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - L'article 24 du projet de LPM prévoit la possibilité d'exiger des industriels la constitution de stocks de matériaux et de composants d'intérêt stratégique, ainsi que la priorisation de la livraison de biens et services. Dans le contexte géopolitique actuel, cela est parfaitement compréhensible. Vous avez souligné la nécessité d'un travail en commun entre l'État, l'administration et l'industrie. Quelle est votre opinion sur ces deux dispositifs ? Avez-vous estimé le coût potentiel de ces mesures pour vos adhérents ? Concernant le dispositif relatif aux stocks stratégiques, aucune indemnisation n'est actuellement prévue pour compenser les coûts liés à la constitution et à l'immobilisation desdits stocks.

Sur un autre sujet, nous présenterons la semaine prochaine un rapport axé sur l'accès au financement, en particulier bancaire, des entreprises de la BITD. La nomination de référents défense au sein des banques et d'une médiatrice à la DGA est récente, avez-vous déjà reçu des retours de vos adhérents sur ces deux nouvelles mesures ?

M. Pierre Éric Pommellet. - Nous avons évoqué le sujet des stocks avec le ministère des armées. Des dispositifs existent et nous les avions comparés, notamment lors de la pandémie et des premières difficultés d'approvisionnement en matières premières, à ce qui existe aux États-Unis, où la réquisition de stocks pour la défense est inscrite dans la loi, ce qui nous a semblé être une bonne idée. La possibilité de privilégier certaines matières premières et de constituer des stocks pour servir les armées est bienvenue. Pour autant, l'industrie doit être associée aux conditions de mise en oeuvre de ces mesures, de sorte que les modalités de fonctionnement soient claires et que nous sachions à quoi nous attendre en amont. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, nous avons pensé que nous allions manquer d'acier ; l'industrie a donc dû en stocker pour être capable de livrer ses clients français et internationaux. L'existence d'un article de loi en ce sens me semble donc être une bonne chose, mais nous devons discuter des modalités de sa mise en oeuvre, soit au cas par cas, soit de manière générale.

S'agissant de l'accès au financement, la guerre en Ukraine a changé beaucoup de choses dans notre environnement et en France, nous sommes plutôt mieux lotis qu'ailleurs. La désignation de médiateurs et de correspondants a été une bonne chose, mais il subsiste un problème de fond : certaines ONG continuent à dénigrer la défense, indépendamment de la guerre en Ukraine. Les banquiers nous rétorquent souvent qu'ils peuvent prêter de l'argent, mais que le problème vient des investisseurs, qui font le choix d'exclure certains domaines, notamment la défense et le nucléaire, au profit de secteurs jugés plus acceptables. Nous devons mener ensemble un travail collectif pour expliquer à nos concitoyens qu'il ne saurait y avoir de développement durable sans capacité de se protéger et donc sans industrie de défense. Pour nous, cette dernière fait entièrement partie du développement durable et de l'avenir de nos sociétés. Le conflit en Ukraine a certes modifié certaines mentalités, mais il existe une divergence de points de vue entre ce qui se passe aux États-Unis, en Chine, et dans d'autres régions du globe et en Europe, où l'on aspire constamment à exceller dans tous les domaines, en particulier celui-ci. Pour autant, j'observe certaines améliorations : quand l'Europe procède à des achats communs de munitions, quand Thierry Breton visite des usines de munitions, cela contribue à faire avancer la question du financement bancaire.

M. Guillaume Faury. - Je voudrais éclairer le sujet de la constitution des stocks, qui est crucial afin de garantir une réactivité optimale, comme l'a montré l'invasion de l'Ukraine. Dans le secteur civil, nous le faisons très largement, sur des bases contractuelles entre clients et fournisseurs. Il s'agit de définir quel type de produits stocker, comment les financer et de s'assurer que ces stocks seront utilisés, pour éviter de stocker inutilement des biens qui pourraient être perdus. Il est important de bien différencier dans la politique de stockage, les matières premières, qui seront toujours utilisées à un moment donné, et les biens finis. Stocker une tour Eiffel ou un porte-avions nucléaire n'est évidemment pas viable. Il est donc essentiel d'établir un dialogue sur ce que nous voulons stocker, comment financer ces stocks et comment les réguler.

Ici, toutefois, le client est également le régulateur et peut imposer des stocks dont on ne sait pas comment et quand ils seront utilisés, s'ils le sont, qui paiera pour cela et qui assumera le risque. Il est donc essentiel d'établir une relation contractuelle saine qui permette de stocker de manière appropriée et à des coûts raisonnables, car ceux-ci devront être supportés d'une manière ou d'une autre. Des relations contractuelles toxiques au sujet du stockage de biens intermédiaires pourraient conduire certaines entreprises à quitter leur domaine d'activité, jugeant qu'elles ne pourront pas y prospérer. Aujourd'hui, nous constatons une différence entre le secteur civil, qui connaît une forte croissance et où certaines règles permettent de croître, et le secteur de la défense, en particulier en Europe et en France, où les contraintes se multiplient, au détriment de la rentabilité et de la pérennité des activités. Nous comprenons l'objectif poursuivi mais il faut que la loi nous apporte une solution et non un problème. C'est pourquoi j'ai mentionné dans mon propos liminaire la nécessité de discuter de la manière dont cette mesure sera exécutée, afin que cela serve l'intérêt des forces armées sans pour autant peser sur l'industrie.

M. Marc Darmon. - Vous avez soulevé deux sujets cruciaux, monsieur le rapporteur, qui nous concernent tous très fortement. Sur le sujet des stocks, il est en effet essentiel que nous participions à la rédaction et aux échanges. Vous avez beaucoup insisté sur l'enjeu financier, qui est incontestable, mais n'oublions pas qu'il existe également des enjeux opérationnels et industriels. Par exemple, où placer ces stocks ? Comment gérer les questions de péremption, lorsque l'on stocke du matériel pyrotechnique ? Beaucoup de détails concrets méritent une discussion approfondie, c'est pourquoi il est essentiel que nous participions à la rédaction des décrets d'application de la mesure.

En ce qui concerne le financement, nous avons été les premiers à alerter. Malgré quelques signes d'apaisement depuis la guerre en Ukraine, le problème de fond demeure et nous continuons à rencontrer des difficultés réelles de financement, non pas parce que l'entreprise serait en mauvaise situation financière ou subirait des aléas en matière de compliance, mais bien parce qu'elle opère dans certains domaines. Pour les résoudre, il faut encourager et accompagner les médiateurs ou les banques. Nous commençons à distinguer, en outre, des résistances chez les assureurs. Plus qu'au financement en capital ou à l'exportation, nous touchons ici à la capacité opérationnelle ou industrielle. Certains sujets sont difficiles à objectiver : les entreprises ont du mal à déclarer qu'elles rencontrent des difficultés avec leur banquier. Parmi les solutions possibles, la communication et le soutien de toute la Nation sont essentiels : il faut communiquer positivement sur le sujet de la défense, expliquer en quoi cette industrie est durable, en quoi elle protège nos valeurs et notre démocratie.

M. Christian Cambon, président. - Je n'exclus pas que notre commission travaille à nouveau dans le futur, dans la rédaction d'un rapport sur ces problématiques de financement de l'industrie de la défense, que nous avons déjà abordées à plusieurs reprises depuis 2019.

M. Cédric Perrin, rapporteur spécial sur le programme 146 « Équipement des forces ». - J'étais, il y a quinze jours, dans une PME entièrement dédiée à la défense qui ne parvenait pas à faire assurer son nouveau bâtiment.

De nombreux programmes sont actuellement soumis à des étalements, malgré l'augmentation des crédits proposés dans ce projet de loi de programmation militaire, qui ressemblent parfois à des renoncements. Le programme Scorpion en est un exemple, avec une baisse de 30 % prévue d'ici 2030 pour la cible des Griffon, ainsi que pour celle des Jaguar et Serval ; il en va de même pour la filière aéronautique avec le Rafale ou l'A400M, sans oublier les incertitudes concernant le Tigre Mark 2+ - le Mark 3 semble abandonné -, sur lequel nous peinons à obtenir des informations concrètes ; dans le domaine naval, la FDI ou le système de lutte anti-mines du futur (SLAMF) sont également concernés. Ainsi, nous avons du mal à comprendre certaines affirmations du ministre des armées, à propos, par exemple, d'une augmentation de 40 % du chiffre d'affaires d'Arquus à venir, une annonce qui semble étonner également de nombreux entrepreneurs. Pourriez-vous nous éclairer sur ces différents points ? Quelles sont les conséquences concrètes de ces étalements ?

Certains prétendent que la baisse des objectifs ou les étalements de programme seraient dus à l'incapacité des entreprises à produire assez rapidement ou en volume suffisant. Quelle est votre vision sur ce point ? Quelles sont les perspectives pour vos activités, vos emplois et la pérennité des compétences sur vos sites industriels que cette LPM pourra apporter ?

Si le report des objectifs pour les grands programmes allège les factures annuelles pour l'État, à long terme, cela engendre nécessairement un coût dû à la baisse des volumes et donc à la diminution des économies d'échelle. Pourriez-vous nous en donner des exemples concrets ?

Ma troisième question porte sur les relations entre les PME et les grands maîtres d'oeuvre industriels. Les grandes entreprises absorberont vraisemblablement les étalements avec plus ou moins de difficultés. Mais qu'en sera-t-il des PME et des ETI ? Quel sera l'impact de la LPM sur le tissu industriel ? Que font les principaux maîtres d'oeuvre pour donner davantage de visibilité aux PME ? Il y a une dizaine d'années, le pacte Défense-PME mettait en place un certain nombre de mesures et d'engagements vis-à-vis des sous-traitants. Où en est cette démarche aujourd'hui ?

Enfin, le chantier de l'économie de guerre se poursuit depuis maintenant presqu'un an. La LPM prévoit plusieurs dispositions à ce sujet. Quelles ont été les concertations avec les entreprises ? Les sept plus grandes entreprises semblent avoir été consultées, contrairement aux PME. Sur le fond, quelle est votre appréciation sur le texte proposé ? Est-il suffisamment équilibré ou suscite-t-il de votre part des remarques ?

Je suis très dubitatif quant à l'article 24, qui me semble assez inopérant. Les dispositions sont-elles réellement applicables ? En évoquant une éventuelle priorité pour le client français, ne risque-t-on pas de nuire aux perspectives d'exportation des entreprises, alors qu'on aurait peut-être pu aboutir au même résultat par d'autres moyens ?

Enfin, compte tenu de l'évolution des nouvelles technologies et de l'agilité que demande leur mise en oeuvre, il faudrait accélérer les appels d'offres : ils durent dix-huit mois, si bien que les technologies sont déjà obsolètes à la fin du processus. Quelles seraient les solutions alternatives ?

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure spéciale pour le programme 146 « Équipement des forces ». - L'Union européenne mène ses propres travaux sur l'économie de guerre, avec des objectifs concrets d'augmentation des volumes et de réduction des délais d'approvisionnement en munitions pour l'Ukraine.

Le plan européen comporte plusieurs volets. Le premier volet est le financement d'achats en commun. Ainsi, 23 pays au moins ont rejoint un programme d'acquisition conjointe de munitions, qui sera mis en oeuvre par l'Agence européenne de défense (AED).

Ensuite, ce plan vise à augmenter les capacités de production de l'industrie et à sécuriser les chaînes d'approvisionnement, grâce à un financement de l'Union européenne et à une série de dérogations réglementaires. Cela semble aller dans le sens de vos propositions, à savoir donner plus de visibilité.

Quelle est votre appréciation, de façon générale, sur les instruments mis en place par l'Union européenne et leurs modalités de mise en oeuvre ? Comment les avancées européennes s'articulent-elles avec le chantier français de l'économie de guerre ?

Nos interlocuteurs regrettent un manque de consultation en amont de la préparation de ce texte. Des concertations sont-elles menées avec le ministère des armées, et en particulier avec la direction générale de l'armement (DGA) ?

Lancé en 2021, le plan France 2030 consacre 54 milliards d'euros à l'investissement dans les technologies innovantes, dans le cadre de 10 grands objectifs relatifs à la décarbonation et au progrès des connaissances. Ce plan n'a pas vocation à financer le secteur de la défense, mais il peut financer des domaines duaux, en particulier dans l'exploration des fonds marins et le spatial, mais aussi pour tout ce qui concerne la transition énergétique. Les financements du plan France 2030 ne pourraient-ils pas profiter davantage à la BITD, dont la plupart des entreprises sont duales ? Comment accompagnez-vous les entreprises pour rechercher ces financements ? La DGA se concerte-t-elle suffisamment avec le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) pour faire jouer des synergies entre différents financements ? Enfin, les entreprises de la BITD vont-elles se positionner pour bénéficier du plan French Tech 2030 du ministère de l'économie ?

Pour revenir à l'article 24, qui pose quelques problèmes, notamment en matière d'exportation, quelles seraient ses autres conséquences, concrètement ? Pourrons-nous trouver des compromis lors de la rédaction des décrets d'application ?

M. Marc Darmon. - Concernant les étalements, la cible de Scorpion n'est pas modifiée, simplement sa livraison pour 2030. Voilà qui est important en matière de visibilité. C'est le résultat d'un compromis entre le programme Scorpion et d'autres capacités dans lesquelles l'armée de terre va investir.

Une LPM en augmentation veut bien dire un chiffre d'affaires en augmentation - il n'y a pas d'équivoque. Comme nous voulons traiter de nouveaux champs de conflictualité, comme la lutte dans le cyberespace, la lutte dans le domaine de l'information et de nouvelles menaces, il a bien fallu faire des choix.

Les PME ont été représentées dans l'ensemble des séminaires de guerre. Ils réunissaient les sept ou huit grands patrons d'entreprises de défense, ainsi que les groupements, notamment nous trois. Des séminaires représentaient uniquement les PME, d'autres associaient leurs représentants. Ce fut aussi le cas dans le super séminaire du Président de la République, où les PME ont pu s'exprimer - par ma voix pour les PME de l'industrie terrestre. Elles sont une composante essentielle de réflexion sur l'économie de guerre. Par exemple, le diagnostic cybersécurité, imposé à la supply chain pour renforcer sa résilience, a été normalisé par la DGA. Il sert peu aux grands groupes, qui ont leurs propres fournisseurs et labels, mais il est très utile aux ETI et PME. De nombreuses actions existent pour ces ETI et PME, notamment dans le domaine terrestre. Beaucoup de PME ne sont pas dans la chaîne d'approvisionnement, et sont souvent en contact direct avec l'administration, ce qui nécessité qu'elles bénéficient d'une forme de visibilité directe sur les programmes.

M. Pierre Éric Pommellet. - L'industrie est capable de répondre aux besoins. Notre industrie navale va livrer un sous-marin d'attaque en 2023 et un autre en 2024. Nous livrerons tous les marins d'ici à la fin de la décennie, conformément à la programmation. Les cibles sont maintenues. Certains programmes, en fonction des arbitrages, revoient certes leur calendrier, mais les fluctuations de notre activité seront plus liées à l'exportation, qui représente 30 à 35 % du travail de Naval Group. Certains chantiers navals ont une activité à l'exportation très importante, parfois au-delà de 70 %. L'activité prévisible liée à cette LPM et à nos exportations, voilà ce qui constituera notre activité industrielle. Nous verrons in fine si l'outil industriel fonctionne ou non. Pour produire à terme les commandes, il faut conserver un certain nombre de compétences. Sur le sujet, nous sommes en lien en permanence avec le ministère des armées. La DGA va créer une direction des entreprises, qui sera notre interlocuteur au jour le jour pour discuter de la visibilité des plans de charge, des compétences nécessaires et de notre capacité à produire.

La première capacité dont nous avons besoin, c'est la compétence humaine. L'industrie a été longtemps décriée : il n'est pas étonnant qu'il soit difficile de convaincre les jeunes de travailler dans l'industrie de défense. Les choses changent, mais lentement. Parler positivement de l'industrie, en particulier de défense, est un devoir si nous voulons convaincre les jeunes générations de nous aider à livrer les équipements nécessaires à la défense de la Nation. Naval Group est aussi une industrie nucléaire : industrie, nucléaire et défense, nous combinions, il y a quelques années, trois handicaps. Aujourd'hui, ces trois pôles reprennent des couleurs, je suis donc optimiste quant à notre capacité à recruter au sein des écoles et des universités.

Le sujet de la simplification dans l'économie de guerre n'est pas futile. La DGA est ouverte à toutes nos propositions, en matière normative, documentaire ou industrielle. La DGA a aussi mené un travail complet sur les PME dites critiques, celles qui pourraient rencontrer des problèmes en cas de montée en cadence ou qui ont par exemple des moyens de production uniques. Je ne suis pas surpris que certaines PME disent ne pas être associées, étant donné leur nombre. Nos groupements sont le lieu où se fédèrent les dynamiques des PME, que nous transmettons au ministère des armées.

Sur les cibles, nous n'avons pas commencé les discussions dans le détail. Nous ferons remonter toutes les problématiques de charge industrielle à la DGA, à la lumière de nos réussites à l'international.

M. Guillaume Faury. - Concernant le Tigre Mark 3, la redéfinition élaborée entre l'Espagne et la France est satisfaisante.

Pour l'A400M, la cible n'est pas identique à ce qui est inscrit dans le contrat. Les discussions entre la DGA sont pertinentes : il s'agit de savoir comme accompagner l'A400M à l'export, pour conserver notre outil industriel. Tous les partenaires veulent garder ce programme vivant, car celui-ci est crucial pour toutes nos opérations logistiques, tactiques et en environnement hostile.

Au Gifas, nous avons fait face à plusieurs chocs depuis trois ans. La dimension militaire s'est trouvée mise en danger à cause du covid, c'est-à-dire pour une raison qui n'a rien de militaire. La performance de notre industrie est liée à son caractère dual. Le domaine militaire bénéficie d'effets d'échelle issus du domaine civil, et le civil récupère des investissements du domaine militaire : cette complémentarité fonctionne très bien. Nous mettons peu à peu la crise covid derrière nous, qui fut la plus difficile à gérer. En cette période agitée liée à la crise en Ukraine et à des changements géopolitiques majeurs, il est important que les axes de dépenses et de recherche soient maintenus dans le temps. Nous avons une discussion très importante sur le financement du Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac), car un très grand nombre de PME en bénéficient. Elles ont embauché et investi, pour réussir la décarbonation dans le domaine civil. Cela entraîne des investissements et des retombées très positives, afin qu'elles assument leurs capacités militaires et restent innovantes. Ce modèle civil est très performant. Les PME sont contentes du forum qu'est le Gifas : l'articulation entre les grandes entreprises, les donneurs d'ordre, les ETI et les PME fonctionne bien.

Concernant les étalements, nous devons nous adapter. Dans le domaine civil, les étalements ont été beaucoup plus violents à cause du covid. Nous demandons simplement de discuter programme par programme, pour trouver des solutions viables.

Sur l'article 24, le diable est dans les détails, or nous ne sommes pas encore allés dans le détail. Je comprends l'esprit de l'article, mais, dans le domaine militaire, le client est le régulateur : il ne doit pas imposer des stocks toxiques. Nous devons créer le dialogue, et le travail reste à faire. Je ne vois pas pourquoi nous n'y arriverions pas. Je suis optimiste.

Je ne serais pas honnête si je vous disais que l'articulation entre les instruments européens et les instruments français fonctionne bien. Les intentions européennes d'investissement et d'accompagnement sont réelles, mais la complexité est très grande et souvent décourageante, voire contre-productive. Face à nous, l'industrie américaine est très soutenue par le gouvernement américain. Nous nous sentons parfois fragilisés par des dispositifs qui font que, pour répondre rapidement à des besoins, de l'argent européen va à des sociétés non européennes, fragilisant notre BITD.

Tout produire en Europe est difficile. Il faut mettre nos efforts et notre argent en commun, sur des projets précis, car nous ne pouvons pas le faire dans tous les domaines. Le point de réglage n'est pas encore optimal. Nous n'avons pas encore trouvé la bonne articulation entre le national, le multinational et Bruxelles. Le niveau de complexité est très élevé, même si les intentions sont bonnes.

M. Pierre Éric Pommellet. - Beaucoup de nos entreprises sont duales et participent au comité stratégique de filière (CSF), ce qui leur permet d'accéder à des programmes financés par France 2030 ou des programmes portés par d'autres ministères que celui des armées. Des projets existent dans les domaines de la maîtrise des fonds marins et de la transition énergétique, sujet de grande actualité, puisque 90 % du commerce mondial est maritime. Dans le domaine militaire, nous préparons un navire de 75 000 tonnes zéro émission.

M. Mickaël Vallet. - Je précise que, en son temps, 40 % du PIB américain était lié à la Seconde Guerre mondiale.

Le patch cyber est estimé à 4 milliards d'euros dans la LPM. Vous n'avez évoqué ce sujet qu'en filigrane. Quel est notre degré de dépendance et de souveraineté pour les matériels cyber ? Quels sont les programmes majeurs à privilégier ?

Sur le terrain, dans le civil comme dans le militaire, remonte systématiquement le problème de recrutement, y compris dans le domaine public. Y a-t-il des tensions dans le domaine cyber, du technicien spécialisé à l'ingénieur ? Êtes-vous inquiets ?

M. Marc Darmon. - Nous parlons en fait de cyberespace. Ce chapitre porte d'abord sur la cyberrésilience, notamment de notre industrie et de la supply chain. Il faut protéger les opérations, les grands groupes et toute la chaîne d'approvisionnement : le pacte cyber, le cyber diagnostic et la sensibilisation par les maîtres d'oeuvre, par exemple de l'administration, y participent. Le deuxième sujet est la lutte dans le cyberespace, qui inclut la cyberdéfense, mais pas seulement. Le troisième élément est la protection de notre système d'armes contre les cyberattaques : nos systèmes d'armes doivent tous avoir une composante de cyberprotection - détection, intervention, résolution. Voilà l'ensemble concerné par le fameux chapitre.

Le recrutement était un problème pour le numérique et la sécurité il y a dix ans ; aujourd'hui, le problème atteint tous les domaines. Nos besoins sont bien supérieurs à la ressource. Inversement, dans le domaine de la cybersécurité et du cyberespace, nous n'avons pas à rougir. En France, notre système d'enseignement supérieur et notre écosystème d'entreprises leaders sur le marché est très dynamique. De plus, notre administration est très exigeante en matière de protection des opérateurs d'importance vitale. Notre industrie française est de bon niveau.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Dans la LPM, il existe la possibilité d'ouverture d'une réserve industrielle qui irait au-delà de l'armée et qui serait mise au service de l'industrie. Avez-vous fait des estimations ? Le président de Thales disait il y a deux mois qu'il fallait deux fois plus d'ingénieurs en France. Vous montez des partenariats, par exemple avec l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec). Quelle est la situation ?

M. Pommellet a parlé de diplomatie parlementaire - je l'en remercie. Nous agissons au sein d'assemblées parlementaires, comme à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan), car nous avons un travail d'influence à mener, et nous organisons des visites de terrain. En Guyane et au Brésil, le potentiel est énorme. Je dois vous féliciter pour le travail réalisé au Brésil, sur la base d'Itaguaí. Les Brésiliens sont ravis, et ils souhaitent maintenant un sous-marin nucléaire. Ils comptent sur nous pour faire avancer ce dossier.

L'allemand Rheinstahl a décidé de mettre en place une usine de production en Ukraine. Avez-vous l'intention de mettre en place des usines sur le sol ukrainien, pour préparer la reconstruction ?

M. Pierre Éric Pommellet. - Cette dernière question s'adresse aux industriels individuellement. Il est difficile pour un groupement de répondre, notamment dans le cadre d'une politique publique.

Nous soutenons l'idée d'une réserve industrielle depuis le début, pour sécuriser la disponibilité des compétences.

Le sujet du recrutement concerne toutes les catégories de métiers - pas seulement les ingénieurs - et toutes les industries. Il nous faut mieux faire connaître les métiers et les carrières de l'industrie. L'environnement public est favorable, charge à nous d'agir. Nous menons tous des actions. Par exemple, à Cherbourg, avec EDF et Orano, nous avons décidé de créer une école de soudure. De telles initiatives relèvent d'une absolue nécessité. La première matière qui risque de nous manquer, c'est la matière grise.

M. Guillaume Faury. - Le premier facteur limitant, c'est la supply chain. Airbus voulait livrer 720 avions l'année dernière, nous en avons livré 660, non par manque de clients, mais parce que les fournisseurs ne pouvaient répondre aux demandes. Nous avions produit 200 avions de plus en 2019.

Le sujet du recrutement est essentiel en France, en Europe et aux États-Unis. Nous sommes dans une ère de ressources rares, en matière de compétences et de personnels. L'année dernière, la filière, représentée par le Gifas, qui compte 444 entreprises, a recruté 18 000 personnes, pour une filière de 200 000 personnes, soit presque 10 % de l'effectif. Pour autant, de très nombreuses entreprises, surtout des petites, ne peuvent pas recruter. Les grandes entreprises recrutent souvent au détriment des plus petites. Nous agissons, mais dans le respect du droit du travail : chacun postule où il veut.

Nous avons prévu de recruter 25 000 personnes cette année, mais ce sera au détriment d'autres secteurs. Les compétences sont les ressources critiques. Nous avons un lycée Airbus, à Toulouse, qui fonctionne très bien. Nous avons ouvert l'année dernière une classe d'université cyber de vingt-cinq étudiants. Nous devons nous occuper nous-mêmes du recrutement et de la formation, beaucoup plus que par le passé. Airbus reste une entreprise très attractive pour les ingénieurs, mais la difficulté est de trouver aussi des savoir-être, des compétences relationnelles, de travail en équipe ou à l'international, dans des environnements contraignants. Les jeunes générations n'ont pas été formées tôt à travailler dans de tels environnements de haute technologie, où la coopération et les contraintes industrielles sont omniprésentes. Nous devons faire un immense travail, très tôt.

M. Olivier Cadic. - Nous avons visité la semaine dernière le DGA à Rennes et le centre de cyber commande. Nous avons été rassurés par notre niveau de capacités. J'en profite pour féliciter Thales, qui vient de réussir un vrai hacking satellitaire, première mondiale.

La BITD reste vulnérable en matière de cybersécurité. On nous fait une guerre cyber : les quatorze affaires de cyberespionnage en 2021, dont neuf sont chinoises, en témoignent. Nos agresseurs sont à l'initiative.

Le département de la défense américain a lancé une initiative, en juillet 2022, intitulée Zero Trust Reference Architecture pour un cloud de défense, associant par exemple Microsoft. La LPM nous permettra-t-elle de disposer d'un cloud de défense suffisamment sécurisé ?

M. Marc Darmon. - Le mot cloud veut dire beaucoup de choses : cloud d'infrastructure, cloud de terrain ou cloud de combat, comme pour le Scaf. Nous n'avons pas à rougir sur le niveau de sécurisation de cette technologie, qui est très différente du cloud public, pour lequel Microsoft, Amazon et Google sont très en avance. Pour le cloud de défense, nous sommes parfaitement au niveau du marché international.

M. Guillaume Faury. - J'ai un point de vue un peu différent. Je pense que les Américains ont une avance considérable dans le domaine numérique, et que l'avance des hyperscalers comme Microsoft ou Amazon a des répercussions dans le domaine militaire. Il nous faut un cloud de défense souverain, et le terrain de jeu se déplace vers le numérique et le cyber. Il nous faut une vision claire des investissements et programmes nécessaires pour développer cette souveraineté.

La réussite du cloud de combat du Scaf est absolument cruciale. Les Américains sont en train de développer les standards du cloud de combat de l'Otan. Tout va vite, et nous sommes très en retard, notamment parce que le domaine civil est allé très vite aux États-Unis, ce qui n'est pas le cas en Europe. Pour exister dans le domaine militaire, nous allons devoir déterminer les couches essentielles à notre souveraineté, sans imaginer que nous pourrions maîtriser l'ensemble des briques - ce serait un combat perdu. Le travail est en cours, il faut absolument garder le cap et les investissements, sinon nous perdrons la bataille de l'échange d'informations. Or celui qui demain maîtrisera l'échange d'information gagnera la guerre. Les Américains ont gagné la première bataille dans le numérique civil, grâce à la masse de leurs investissements. Les échelles d'investissement sont énormes pour le cyber, les Européens doivent mettre leurs efforts en commun.

M. Philippe Folliot. - Dans les grands salons internationaux, beaucoup d'hommes en uniforme sont présents dans les stands de vos concurrents. Le soutien que vous apportent les forces armées vous semble-t-il suffisant ? Des cadres de vos entreprises pourraient-ils être réservistes et faire le lien avec nos forces ?

Les actions civilo-militaires vous semblent-elles suffisantes, afin de gagner, après les conflits, la bataille économique de la reconstruction ?

M. Pierre Éric Pommellet. - Nous avons beaucoup d'anciens des forces armées dans notre industrie. Le sujet du recrutement et des ressources rares est propice au dialogue entre armée et industrie, pour ne pas être concurrents. La réserve opérationnelle est très importante pour faire le lien, nous l'encourageons dans nos entreprises.

En France, le soutien des forces armées est satisfaisant. Dans les salons, les forces navales défendent bien nos équipements et nos projets. Je ne sais pas si nous pouvons faire plus, étant donné les contraintes opérationnelles ; il nous faut dialoguer. Ce sous-texte est très important. Nous serons d'autant plus efficaces à l'international que les forces françaises utilisent nos équipements.

M. Marc Darmon. - Le soutien à l'exportation est très fort. Raison de plus pour l'inscrire dans la LPM, puisque l'export est une part importante de notre modèle économique.

M. Pierre Éric Pommellet. - Concernant la suite qui est donnée aux conflits armés, nous sommes l'un des acteurs sollicités, mais après le politique, qui intervient en premier.

M. Christian Cambon, président. - S'il n'y en avait qu'un, quel serait l'amendement que vous souhaiteriez proposer à cette LPM ?

M. Pierre Éric Pommellet. - Je ne sais pas si cela peut se traduire par un amendement... Tout cela ne vaut que si nous sommes capables, ensemble, de convaincre nos jeunes générations de venir travailler dans la défense. Nous souhaiterions que tout industriel ait au moins, une fois dans sa carrière, la quasi-obligation d'aller donner des cours dans un lycée, que tout parlementaire et tout industriel doivent participer ensemble à des « amphis-retapes » sur la défense. Il nous faut des actions collectives vers les jeunes générations.

M. Christian Cambon, président. - À ce sujet, les discussions avec le Conseil national des universités (CNU) ne se passent pas très bien.

M. Guillaume Faury. - La LPM montre que le nombre de sujets à couvrir est considérable. Il faut donc être pertinent, notamment face à d'immenses terrains de jeu et face aux forces en présence, qui ont une envergure bien supérieure à la nôtre. Il faut donc savoir où unir nos forces : tout seul on va vite, ensemble on va loin. Nous devons trouver des alliés et des partenaires, pour partager l'investissement, trouver les ressources et créer des séries plus longues. Nous devons faire plus d'efforts avec nos alliés. C'est la clef du succès à l'horizon de dix ou vingt ans.

M. Marc Darmon. - L'ensemble de la représentation nationale devrait défendre l'image de l'industrie de défense. Cela joue sur les financements comme sur le recrutement, et sur l'image de la Nation.

M. Christian Cambon, président. - C'est bien ce que la commission a voulu faire aujourd'hui, car cette audition est publique.

J'ai transmis au ministère des armées, hier, 83 questions écrites, auxquelles nous attendons une réponse écrite, pour être bien en phase avant l'examen de la LPM.

Je vous souhaite bonne chance à tous, et souhaite le plus grand succès à la nouvelle filière hellénique de Naval Group, Naval Group Hellas. J'espère que les autorités grecques entendront nos appels à collaborer.

Notre commission est très attentive à la politique industrielle de défense et à ses succès. Je souhaite que cette LPM y contribue. Vous représentez 200 000 emplois en France. Nous sommes à vos côtés.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi autorisant l'approbation du premier amendement à la convention adoptée à Espoo le 25 février 1991 sur l'évaluation de l'impact sur l'environnement dans un contexte transfrontière et du protocole à la convention adoptée à Espoo le 25 février 1991 sur l'évaluation de l'impact sur l'environnement dans un contexte transfrontière relatif à l'évaluation stratégique environnementale - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Bernard Fournier rapporteur sur le projet de loi n° 438 (2022-2023.) autorisant l'approbation du premier amendement à la convention adoptée à Espoo le 25 février 1991 sur l'évaluation de l'impact sur l'environnement dans un contexte transfrontière et du protocole à la convention adoptée à Espoo le 25 février 1991 sur l'évaluation de l'impact sur l'environnement dans un contexte transfrontière relatif à l'évaluation stratégique environnementale.

Projet de loi autorisant la ratification de la résolution relative aux amendements à la convention du 6 mars 1948 portant création de l'Organisation maritime internationale - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Vivette Lopez rapporteur sur le projet de loi n° 528 (2022-2023) autorisant la ratification de la résolution relative aux amendements à la convention du 6 mars 1948 portant création de l'Organisation maritime internationale.

Projet de loi autorisant la ratification du Protocole du 30 avril 2010 à la Convention internationale de 1996 sur la responsabilité et l'indemnisation pour les dommages liés au transport par mer de substances nocives et potentiellement dangereuses - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Nous examinons maintenant trois rapports, le premier portant sur le projet de loi autorisant la ratification du Protocole du 30 avril 2010 à la Convention internationale de 1996 sur la responsabilité et l'indemnisation pour les dommages liés au transport par mer de substances nocives et potentiellement dangereuses.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Le protocole du 30 avril 2010 complète la Convention internationale du 3 mai 1996 sur la responsabilité et l'indemnisation pour dommages liés au transport par mer de substances nocives et potentiellement dangereuses.

À ce stade, deux questions se posent : pourquoi un examen si tardif par le législateur ? Quel est le texte qui est soumis à notre approbation ? La Convention ou le Protocole ? Sur quoi devons-nous nous prononcer ?

La Convention initiale et le protocole qui la complète sont considérés comme un seul et même ensemble. Ainsi, si le législateur autorise la ratification du protocole, la Convention sera réputée autorisée. C'est du moins l'avis du Conseil d'État du 29 novembre 2022.

Nous examinons ce texte après vingt-sept ans de négociations. Si la gestation a été longue, c'est que l'histoire des travaux préparatoires a été marquée par des péripéties, des échecs et beaucoup de persévérance, particulièrement de la part de la France qui a joué un rôle moteur - pensons à prendre la présidence du fonds qui sera créé.

L'initiative remonte à la fin des années 60. Les États se sont rassemblés au sein de ce qui va devenir l'Organisation maritime internationale (OMI) pour adopter deux conventions, l'une sur la responsabilité civile pour la pollution par les hydrocarbures (CLC, Bruxelles 29 novembre 1969), l'autre portant sur la création d'un fonds d'indemnisation (FC, Bruxelles 18 décembre 1971). La question s'était posée d'y inclure les autres matières dangereuses, mais cette idée a été écartée au regard de sa complexité. Pourtant, il manquait toujours une dernière pièce au puzzle, afin que les victimes d'un sinistre aient accès à un régime d'indemnisation complet. Le choix d'une convention spécifique a donc été retenu.

Dans les années 90, plusieurs incidents liés au déversement en mer de substances dangereuses ont permis de donner un nouveau souffle aux négociations. Toutefois, la convention sortie de la conférence de 1996 n'a satisfait personne, ni les armateurs de navires ni les propriétaires des cargaisons. Elle n'est donc pas entrée en vigueur. La France, qui l'avait signée, ne l'a jamais promulguée.

Toutefois, parce qu'il fallait instaurer, au niveau international, un régime de responsabilité civile et un régime d'indemnisations, la Convention de 1996 a été complétée et modifiée par le protocole, que nous examinons aujourd'hui.

Les principaux produits dangereux visés par la Convention sont : l'acide sulfurique, l'acide chlorhydrique, la soude caustique, l'acide phosphorique, l'acide nitrique, le gaz de pétrole liquéfié (GPL), le gaz naturel liquéfié (GNL), l'ammoniac, le benzène, le xylène, le phénol, etc. Près de 2 000 types de substances nocives sont régulièrement transportées par mer, en colis ou en vrac, sur porte-conteneurs, par navire-citerne ou transporteur de gaz liquéfiés. Tous les navires sont concernés par la Convention à l'exception des navires de guerre.

Entre 1998 et 2013, 1 560 000 m3 de produits dangereux, autres que les hydrocarbures, se sont déversés en mer provoquant 126 accidents graves, ayant eu des effets sur la santé des personnes, sur l'environnement et de lourdes conséquences économiques, très difficiles à mesurer. Pourtant ce type de transport reste indispensable, les produits chimiques et autres substances entrent dans de nombreux procédés de fabrication.

Certes, des règles internationales sont mises en place, particulièrement en matière de prévention, comme lors de la conception des navires, la sécurité à bord ou lors des chargements. Nous avons donc avancé. Cependant, il n'existait aucun régime international uniforme et complet prévoyant une indemnisation pour les dommages causés, y compris les coûts de nettoyage et de remise en état de l'environnement.

Le protocole apporte une réponse en instaurant un régime d'indemnisation à deux niveaux. L'article 7 stipule que le propriétaire du navire est objectivement responsable pour tout dommage causé par le déversement d'une substance nocive et potentiellement dangereuse. L'article 12 l'oblige à souscrire une assurance ou à une garantie financière couvrant sa responsabilité.

Un fonds international est créé, financé par les réceptionnaires de substances nocives et dangereuses. Il intervient lorsque le propriétaire du navire n'est pas responsable, n'est pas en mesure d'indemniser les victimes ou lorsque le montant excède la limite de la responsabilité du propriétaire du navire. Les articles 24 à 36 définissent le fonctionnement du fonds, le rôle de l'Assemblée où siègent tous les États parties, ou de l'administrateur qui en est le représentant légal. Le fonds a la personnalité morale et peut ester en justice.

La Convention couvre plusieurs types de dommages : les décès ou lésions corporelles, les pertes ou dommages causés aux biens, la contamination de l'environnement ainsi que le coût des mesures de sauvegarde. Les dommages causés par les matières rétroactives sont exclus de la Convention - il y a donc des manques.

Une fois que la Convention sera devenue effective, les victimes verront leur sort considérablement amélioré. Ce pourrait être la fin de l'impunité, même si le chemin est encore long.

Les principales dispositions sont très techniques. Je m'arrêterai là, car la Convention comprend cinquante-quatre articles, six chapitres, deux annexes et un protocole, traitant de la responsabilité des navires et de l'indemnisation des victimes. Ce fut extrêmement complexe de décortiquer toutes les mesures.

J'en viens à un dernier point sur les conditions d'entrée en vigueur, incluses dans l'article 48. Il faudra un nombre minimum de ratifications par douze États, dont quatre ayant une flotte de 200 millions de tonnage de jauge brute (TJB) et 40 millions de tonnes de cargaisons. Ainsi, nous ne sommes peut-être pas encore au bout du processus. La France va devoir reprendre son bâton de pèlerin pour vaincre les résistances.

Je vous propose de voter favorablement pour le protocole de 2010 et par ricochet pour la Convention de 1996. En ratifiant cette convention, la France se placerait à l'international comme pays moteur en matière de responsabilité environnementale, dans la lignée de la COP21 de 2015. Elle apparaîtrait comme un acteur diplomatique responsable et responsabilisant, et pourrait entraîner dans son sillage d'autres pays.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier. Son examen est prévu en séance publique le mercredi 24 mai 2023, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Grâce à notre modeste contribution, les océans continueront à absorber 93 % du réchauffement et 25 % des émissions de carbone, à freiner le dérèglement climatique, à produire la moitié de l'oxygène que nous respirons et à nourrir un milliard d'êtres humains.

M. Pierre Laurent. - Pourquoi un tel délai ? Qui est responsable ?

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Un peu tout le monde. Le processus d'autorisations préalables européennes a été extrêmement long. Il était difficile de traiter tous ces produits nocifs dans le même texte. Les armateurs n'avaient pas prévu les normes et les procédures dans leurs budgets. C'est la France qui a été leader, et qui continue à oeuvrer pour combler les manques. La première convention n'a satisfait personne, il a fallu tout renégocier pour aboutir à ce protocole. Les parlementaires interviennent très tardivement. Je le concède, ce délai est choquant.

M. Christian Cambon, président. - Nous déplorons régulièrement de tels retards. Nous nous en plaignons auprès du Secrétariat général du Gouvernement (SGG), du Quai d'Orsay et des ministères concernés.

Le projet de loi est adopté sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Sénégal et de la convention d'extradition entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Sénégal - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Pour ce deuxième rapport, je donne la parole à M. Folliot.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - En 2016, le ministère de la justice a piloté un groupe de travail consacré à l'entraide pénale en matière de lutte contre le terrorisme avec des États du G5 Sahel, identifiés comme prioritaires. À l'issue de ces travaux, des négociations avaient été engagées avec le Burkina Faso, le Niger et le Mali. En 2021, le Parlement a autorisé la ratification de conventions d'entraide judiciaire en matière pénale et d'extradition conclues avec le Burkina Faso et le Niger ; en revanche, l'examen des conventions de même nature signées avec le Mali a été suspendu à l'Assemblée nationale en raison des tensions diplomatiques apparues à la suite de l'arrivée au pouvoir de la junte militaire.

La signature des conventions que nous examinons aujourd'hui s'inscrit dans un contexte totalement différent, puisque la situation sécuritaire au Sénégal est, fort heureusement, bien meilleure que dans les autres pays de la bande sahélo-saharienne. En effet, même si le Sénégal n'est pas épargné par la menace terroriste, notamment à sa frontière avec le Mali, aucun attentat djihadiste n'a été perpétré sur son territoire. D'ailleurs, aucune région du pays n'est, à ce jour, formellement déconseillée par le Quai d'Orsay.

Nos deux pays sont déjà liés par une convention de coopération en matière judiciaire, signée en 1974. Ce cadre juridique paraît aujourd'hui obsolète et appelle une révision destinée à y inclure des stipulations plus adaptées et plus modernes. À cet égard, des négociations ont été engagées, à la demande de la partie sénégalaise, pour actualiser la convention d'entraide judiciaire et conclure une convention d'extradition qui faisait défaut jusqu'alors.

Les flux de demandes d'entraide judiciaire sont très déséquilibrés et largement à l'initiative de la France : ces dix dernières années, notre pays a adressé 111 demandes d'entraide au Sénégal, et en a reçu vingt des autorités sénégalaises. S'agissant des dénonciations officielles - c'est-à-dire le transfert d'une procédure pénale d'un État à un autre aux fins de poursuite et de jugement de faits sur le territoire de l'autre État -, la France en a adressé dix-sept au Sénégal et n'en a reçu aucune. Près de la moitié de ces demandes est toujours en cours d'exécution ; la présence d'un magistrat de liaison régional, basé à Dakar, permet de faciliter les échanges, mais la coopération reste perfectible.

D'après la chancellerie, le nombre d'infractions enregistrées par les parquets du Sénégal est faible au regard du nombre d'habitants. Cependant, la cybercriminalité est en plein essor et reste insuffisamment appréhendée par la justice sénégalaise - la police dispose pourtant d'une unité spécialisée en la matière. La criminalité organisée est présente au Sénégal, comme dans toute la sous-région : d'importantes quantités de cocaïne, en provenance d'Amérique latine et à destination de l'Europe, transitent dans l'espace maritime qui borde les côtes sénégalaises et les pays voisins. Des saisies, parfois de plusieurs tonnes, ont été opérées ces dernières années, soit en mer, soit au port de Dakar ; plusieurs affaires ont montré l'implication de ressortissants français. Enfin, l'immigration clandestine est également importante au Sénégal, et emprunte principalement la voie maritime. À ce jour, aucun ressortissant français n'a joué de rôle dans l'organisation et l'animation de ces filières ; pour autant, des incidences judiciaires avec la France ne sont pas à exclure, puisque des enquêtes judiciaires sont toujours susceptibles de concerner des filières partant du Sénégal et arrivant en France.

J'en viens à présent aux dispositions de ces deux conventions.

La convention d'entraide judiciaire en matière pénale organise de manière claire les modalités de communication et de transmission des demandes entre les parties, y compris dans les cas les plus urgents. Pour ce faire, elle définit précisément les modalités et les délais d'exécution des demandes d'entraide.

Par ailleurs, cette convention prévoit la possibilité de procéder à des auditions par vidéoconférence et de recourir à plusieurs techniques spéciales d'enquête comme les opérations d'infiltration, les interceptions de télécommunications ou encore les livraisons surveillées, qui consistent à laisser passer certains envois de drogues pour permettre l'identification et l'arrestation des commanditaires ou des destinataires du trafic, sans se contenter des seuls convoyeurs. Le texte offre enfin de larges possibilités en matière de confiscation des produits et instruments des infractions.

Le Sénégal doit encore se doter des outils nécessaires à la mise en oeuvre des techniques modernes d'enquête précitées. Quant à ses magistrats, ils sont formés à la judiciarisation de ces crimes, notamment dans le cadre d'un programme de coopération financé par l'Agence française de développement.

S'agissant de la convention d'extradition, le texte retenu correspond au projet soumis par la partie française ; ses stipulations respectent donc totalement nos standards juridiques nationaux et internationaux. Ainsi, les demandes d'extradition seront systématiquement refusées si elles concernent des infractions politiques ou des raisons tenant aux opinions politiques, à la nationalité ou à la religion de la personne demandée. Le fait de posséder la nationalité de la partie requise à la date de commission de l'infraction à l'origine de la demande constituera également un motif de refus. La partie requise devra toutefois soumettre l'affaire à ses propres autorités en application du principe aut dedere, aut judicare - extrader ou poursuivre. Je précise, à toutes fins utiles, que le Sénégal a aboli la peine de mort en 2004.

En matière d'extradition, le volume de demandes est très faible. En effet, au cours des dix dernières années, la France a adressé onze demandes d'extradition et le Sénégal n'en a formulé que deux.

Pour conclure, ces nouvelles conventions répondent au souhait émis par les autorités françaises d'une coopération plus efficace avec les pays du Sahel dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. Le renouvellement du cadre conventionnel vise à lutter contre ces fléaux et leurs conséquences pour les intérêts français dans la région en renforçant la coopération bilatérale, ce qui permettra de fluidifier les échanges entre les parties afin d'assurer une meilleure exécution des demandes d'entraide. À ce titre, il convient de souligner que les présentes conventions n'impliquent aucune adaptation de nos dispositions législatives et réglementaires.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale le 1er février 2023. Son examen en séance publique au Sénat est prévu le mercredi 24 mai, selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Mme Michelle Gréaume. - Je crains que la ratification de ces conventions n'envoie un signal de soutien au gouvernement actuel. La période n'est pas appropriée, les élections auront lieu en février 2024, dans moins de neuf mois. De plus, la réforme du code pénal sénégalais en 2021 étend la qualification de terrorisme à des infractions relevant d'abord de la lutte politique et sociale interne au Sénégal. Il faudrait que les parties s'engagent à se conformer aux meilleurs standards internationaux en matière de définition du terrorisme.

Nous validons votre rapport, mais nous réservons notre vote sur le projet de loi.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - Il est de jurisprudence constante que toute personne recherchée par l'autre partie et réfugiée dans notre pays pour des raisons politiques ou religieuses ne peut être extradée. La France restera donc totalement maîtresse du processus d'extradition, même si le contexte politique sénégalais est particulier : ne mélangeons pas les choses. Ces conventions ont été engagées depuis des années, nous sommes désormais au bout du processus de ratification.

Le projet de loi est adopté sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant l'amélioration de la résilience climatique et de la viabilité des routes nationales 116, 20, 320 et 22 liées aux risques naturels entre Prades et la frontière franco-andorrane - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Pour la présentation de ce troisième et dernier rapport, je cède la parole à M. Cadic.

M. Olivier Cadic, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant l'amélioration de la résilience climatique et de la viabilité des routes nationales (RN) 116, 20, 320 et 22 liées aux risques naturels entre Prades et la frontière franco-andorrane, signé le 20 avril 2022.

Je profite de cette intervention pour saluer la réélection de M. Xavier Espot Zamora le 10 mai dernier comme chef du gouvernement d'Andorre.

Ce projet de loi n'est pas sans rappeler celui sur lequel notre commission s'est prononcée le 11 avril 2018, et qui concernait, quant à lui, les RN 20, 230 et 22 entre Tarascon-sur-Ariège et la frontière franco-andorrane. J'étais rapporteur sur ce texte, et c'est pour cette raison que j'ai souhaité l'être à nouveau sur celui-ci, afin d'assurer un suivi complet sur les difficultés d'accès à Andorre depuis notre territoire. Comme vous le savez, la France et l'Andorre entretiennent des relations institutionnelles particulières, illustrées par les dispositions de la Constitution andorrane de 1993 qui définit Andorre comme une coprincipauté dotée de deux coprinces : l'évêque d'Urgell, côté espagnol, et le Président de la République, côté français.

Andorre a la spécificité d'être un État enclavé dans les Pyrénées entre la France et l'Espagne. Si les relations transfrontalières entre la France et l'Andorre sont qualifiées de dynamiques, tant sur le plan de l'économie, de l'environnement, de la culture, de la santé que de l'éducation, force est de constater que depuis au moins une trentaine d'années, la présence espagnole est devenue prépondérante, pour des raisons principalement géographiques et linguistiques. L'Espagne est en effet le premier client et le premier fournisseur de l'Andorre, avec plus de 70 % des échanges, loin de la France, qui en représente à peine 10 %.

Depuis quelques années, les autorités andorranes ont émis le souhait de renforcer ses liens avec la France. Ce rapprochement est illustré par des visites institutionnelles de haut niveau, dont la visite présidentielle d'Emmanuel Macron, en tant que coprince, en septembre 2019.

Plusieurs accords ont été récemment conclus entre nos deux États, en matière de sécurité civile, de coopération transfrontalière policière et douanière, notamment. D'autres accords sont en cours d'approbation. Cependant, l'un des principaux leviers du rapprochement entre la France et l'Andorre est purement matériel : il s'agit d'améliorer les conditions de circulation entre nos deux États, qui étaient déséquilibrées.

En effet, la Principauté d'Andorre ne dispose ni de gare ni d'aéroport. Depuis la France, on ne peut y accéder que par deux axes routiers : l'un se situe dans l'Ariège, entre Tarascon-sur-Ariège et Andorre ; l'autre permet de relier Perpignan et Andorre. Dans les deux cas, les routes nationales sont des routes de montagne, soumises à de nombreux risques naturels : avalanches, formation de congères et chutes de pierres, qui entraînent fréquemment des coupures de circulation, en particulier l'hiver.

Le précédent accord de 2018 concernait l'axe Tarascon-sur-Ariège-Andorre. Il prévoit l'amélioration de la viabilité des RN 20, 320 et 22. La mise en oeuvre de cet accord n'est pas achevée, mais il a d'ores et déjà donné satisfaction aux deux parties. Il a permis de réaliser de nombreux aménagements, comme la pose de filets pare-avalanches, de filets pare-blocs et la création d'aires de chaînage.

À ce jour, il reste à réaliser le plus gros des aménagements : la construction d'une galerie paravalanche de 300 mètres de long, qui devrait être mise en service à l'automne 2025. D'ores et déjà, les services techniques que nous avons auditionnés considèrent que les fermetures des routes concernées sont moins nombreuses et surtout durent moins longtemps qu'auparavant.

L'originalité de cet accord est que le financement prévu est partagé entre la France et l'Andorre, alors que les infrastructures se situent exclusivement sur le territoire français. Ce financement prévu au total est de 21 millions d'euros, à parité entre les deux États. Le présent accord prévoit quant à lui un budget de 18 millions d'euros, qui sera supporté au deux tiers par la France et pour un tiers par l'Andorre.

La mise en oeuvre de ce nouvel accord repose sur la même organisation que le précédent. Les travaux seront soumis à la législation française applicable aux marchés publics. Si les principaux aménagements à concevoir sont identifiés, le programme précis n'est pas défini dans l'accord. Deux comités se réuniront régulièrement, pour définir le programme des travaux, la hiérarchisation des priorités et le calendrier de leur réalisation.

Le comité de pilotage stratégique, coprésidé par le préfet de la région Occitanie et le chef du gouvernement andorran, se réunira tous les ans, alors que le comité technique se réunira deux fois par an, autour des représentants des préfets des départements, des représentants des services techniques andorrans et français. Pour des raisons pratiques, les comités se réuniront concomitamment avec ceux prévus par le précédent accord de 2018. Les décisions y seront prises par consensus et les règlements des éventuels différends s'effectueront par la voie diplomatique.

Une particularité dans la mise en oeuvre de ce nouvel accord réside dans l'évolution du droit français : il s'agit des effets de la loi du 21 février 2021 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale.

La décision du 4 janvier 2023 déterminant la liste des autoroutes, routes et portions de voies qui sont transférées ou mises à disposition en application de cette loi prévoit que la RN 116 sera transférée au département des Pyrénées-Orientales à compter du 1er janvier 2024. Le département exerçant alors la maîtrise d'ouvrage des travaux d'aménagement, l'État lui versera dans leur ensemble les financements de la partie andorrane.

Par la même décision, les RN 20, 320 et 22 pourront être, à titre expérimental, mises à disposition de la région Occitanie. Ces voies resteraient dans le réseau routier national, mais la région serait compétente en termes d'aménagement, d'entretien et d'exploitation de ces axes.

Si les collectivités concernées ne sont pas signataires de l'accord, elles en ont été informées et y sont favorables. Elles seront d'ailleurs associées en tant que membres aux comités stratégiques et techniques.

Sur le plan environnemental, il est impossible de connaître à ce stade les conséquences précises des aménagements, mais les projets seront bien évidemment soumis à évaluation d'incidences sur les sites Natura 2000 et sur les espèces et habitats protégés par les directives européennes.

Pour conclure, cet accord, comme celui de 2018, présente de nombreux avantages, sur le plan sécuritaire, économique, financier et social. Non seulement il permet de réduire les risques d'accident pour les automobilistes, mais aussi les coûts de réparation en cas de dommage. Les échanges commerciaux entre les deux États seront favorisés par l'amélioration de la fiabilité des accès routiers, notamment en période hivernale. Enfin, les échanges transfrontaliers des résidents français et andorrans seront facilités et le tourisme local favorisé. Il devrait donc permettre un rééquilibrage des relations franco-andorranes, marquées depuis quelques décennies par un déséquilibre en faveur de l'Espagne.

Dans ces conditions, l'approbation de cet accord par notre assemblée ne présente à mes yeux que des avantages.

L'accord a été ratifié par le parlement andorran le 6 octobre 2022 et son approbation a été autorisée à l'Assemblée nationale, lors de la séance publique du 12 avril 2023.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en deuxième. Son examen est prévu en séance publique le mercredi 24 mai 2023, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Mme Michelle Gréaume. - Nous voterons ce texte qui permet de sécuriser certains sites. Je regrette que l'étude d'impact n'évalue pas l'impact environnemental. De plus, en voulant aller trop vite, on passe à côté de projets ambitieux. Il s'agit de travaux ponctuels pour améliorer les routes, or les échanges entre Andorre et la France revêtent des enjeux économiques majeurs : il est regrettable qu'il n'y ait pas de voie ferrée pour relier ces deux territoires.

M. Philippe Folliot. - Les relations entre Andorre et l'Occitanie sont essentielles. Vous avez dit que l'Occitanie assurerait la prise en charge des travaux. Est-ce que l'Ariège et les Pyrénées-Orientales sont parties prenantes, directement ou indirectement ? Je ne suis pas sûr que la région ait les moyens d'assurer la viabilité hivernale, contrairement aux départements.

M. Olivier Cadic, rapporteur. - Concernant l'accord de 2018, mon intervention précise bien la répartition des responsabilités comme des financements. Nous pourrons revoir ce point si vous le souhaitez.

Le projet de loi est adopté sans modification.

La réunion est close à 11 h 45.

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

M. Christian Cambon, président. - Madame la ministre, je vous prie d'excuser une partie de nos collègues. Un certain nombre de sénateurs sont en séance publique pour la proposition de résolution relative à la reconnaissance du génocide ukrainien de 1932-1933, et d'autres sénateurs sont en mission, profitant du fait que cette semaine offre un pont assez important.

Ceci ne doit pas porter atteinte à la qualité des échanges que nous devons avoir, et il était assez compliqué de reporter cette audition, sauf à choisir une date très lointaine. Nous sommes donc très heureux de vous accueillir aujourd'hui pour faire le point sur certains grands dossiers de votre ministère.

Tout d'abord, actualité oblige, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, était à Paris ce dimanche dans le cadre de sa tournée européenne préparant sa contre-offensive pour s'assurer du soutien des pays européens. À l'issue de cette tournée européenne, qui l'a mené à Rome, Berlin, Paris et Londres, le président ukrainien a obtenu de nouvelles livraisons d'armes, mais il n'est pas parvenu à ce stade à convaincre la France ou l'Allemagne de lui fournir des avions de combat. Vous nous indiquerez, madame la ministre, quels efforts accomplit la France pour soutenir l'Ukraine et quelles lignes rouges vous semblent infranchissables.

Est-il compréhensible pour nos concitoyens que nous proposions de former des pilotes sur Mirage 2000, mais refusions de leur fournir les avions en question ? Par ailleurs, les Britanniques ont fourni à l'Ukraine les missiles longue portée StormShadow, équivalent du SCALP français. Comment expliquer la différence de position sur ce sujet entre nos deux pays ? Enfin, la Facilité européenne pour la Paix (FEP) tient-elle les objectifs fixés et vous paraît-elle suffisante ?

Par ailleurs, des voix s'élèvent, notamment dans les pays baltes, pour demander à accélérer l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. À quelques semaines du sommet des chefs d'État et de gouvernement de l'Alliance, qui se tiendra à Vilnius les 12 et 13 juillet prochain, alors que nous aurons sans doute fini d'examiner le projet de loi de programmation militaire, la question des relations entre l'Ukraine et l'Alliance et entre l'Ukraine et l'Union européenne se posera. Quelles sont les perspectives dans ce domaine ?

L'avenir de l'Alliance dépend aussi des décisions de la Turquie, tant en ce qui concerne l'adhésion de la Suède que le rôle qu'elle tente de jouer dans le conflit ukrainien. Comment voyez-vous cette situation évoluer alors que le second tour des élections présidentielles turques aura lieu le 28 mai prochain ?

Nous nous posons également des questions sur l'évolution de l'Inde, qui sera l'invitée d'honneur du Président de la République le 14 juillet prochain. La récente défaite du BJP dans le Sud du pays comme l'éviction du leader d'opposition Rahul Gandhi font débat et une récente tribune dans un quotidien du soir incite à la prudence vis-à-vis de cet allié stratégique. Vous nous direz, madame la ministre, quelle est votre perception de cette relation.

J'en viens au continent africain dans toute sa multiplicité. Vous le savez, madame la ministre, à l'initiative d'un groupe de notre assemblée, nous entendrons le 6 juin prochain une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, relative à la politique étrangère de la France en Afrique.

La question du positionnement de notre pays, qui subit de plein fouet la désinformation de pays rivaux, la défiance de pouvoirs locaux - je pense bien sûr au Mali - est posée. Quelle est notre réaction face à ce qui paraît être une perte d'influence de la France ? Quels sont nos priorités, nos objectifs et les moyens déployés dans ce domaine ? Les ambitions affichées trouvent-elles bien une traduction concrète, des moyens adéquats et à bonne hauteur tant en personnels qu'en ressources financières ?

Je ne serai pas plus long, afin de laisser du temps pour l'échange avec nos collègues, qui ont de nombreuses questions. J'imagine que certains en auront aussi sur l'évolution du corps diplomatique, à laquelle notre commission est très attentive.

Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, merci de votre invitation.

J'ai bien suivi vos travaux lorsque vous avez auditionné tel ou tel ambassadeur ou personnalité de mon ministère. Merci pour le suivi attentif que vous portez à notre politique étrangère.

Je voudrais tout d'abord insister sur deux bonnes nouvelles pour notre diplomatie et sur le cap fixé par le Président de la République lors de sa visite exceptionnelle au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, le 16 mars dernier, en conclusion des états généraux de la diplomatie, pour tracer le cap d'une diplomatie réarmée, agile et de combat.

La première des bonnes nouvelles concerne en premier lieu la libération de nos deux compatriotes, Benjamin Brière et Bernard Phelan, qui ont été retenus sans aucune raison en Iran, le premier depuis trois ans et le second pendant huit mois.

L'un comme l'autre étaient en situation physique extrêmement difficile, malades, ayant besoin de recevoir des soins. Ils ont pu enfin rentrer chez eux sur la base d'une considération humanitaire, pour laquelle nous avons plaidé et qui a convaincu les autorités iraniennes de procéder à leur libération. Je souligne qu'il y a eu une excellente coordination entre les différentes administrations de l'État qui ont eu à fournir cet effort de façon à permettre ce résultat.

Il nous reste quatre compatriotes en prison en Iran, deux depuis un an et deux autres qui ont été incarcérés en septembre-octobre, au moment des grands mouvements qu'a connu le pays.

Bien évidemment, notre objectif est de les sortir en bonne santé le plus rapidement possible. Nous en parlons sans relâche avec les autorités iraniennes. Je l'ai fait au moment de ma dernière conversation avec mon homologue iranien, le jour même de la libération de Benjamin Brière et Bernard Phelan. Je lui ai redit notre souhait de les voir libérés immédiatement, sans condition, dans le respect des conventions de Vienne.

La deuxième bonne nouvelle concerne la protection de nos ressortissants au Soudan. Ce pays est reparti dans des difficultés, mais nous avons pu mener avec succès une opération qui correspond à ce que l'équipe France peut faire quand tout le monde travaille ensemble, de façon fluide et bien coordonnée.

Depuis le début des combats entre les forces armées soudanaises (FAS) du général Abdel-Fattah al-Buran et les forces de soutien rapide (FSR) du général Hemetti, qui ont éclaté mi-avril, nous avons eu, avec le Président de la République et le Gouvernement, deux priorités : assurer la sécurité de nos ressortissants et convaincre les deux généraux de respecter une trêve humanitaire dans un premier temps, en espérant qu'elle soit prolongée, durable et qu'elle débouche sur un processus politique. Nous n'y sommes pas encore.

Lors de cette opération d'évacuation, nous avons dû maintenir des contacts étroits et réguliers à différents niveaux avec les deux généraux et leurs correspondants sur le terrain, jusqu'au niveau des différents check points. De même que nous avons agi en bonne liaison avec les pays voisins du Soudan et des pays plus lointains dans la région, mais qui ont une influence avérée sur l'une et l'autre parties.

Durant une semaine, notre ambassade et le centre de crise et de soutien du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont été en contact avec chacun de nos ressortissants, de façon à pouvoir préparer les opérations de recrutement, alors même que les combats faisaient rage dans Khartoum et que vivres, électricité et eau manquaient, les liaisons téléphoniques étant largement interrompues.

L'opération d'évacuation elle-même était extrêmement complexe et risquée. Il s'agissait de faire passer nos compatriotes dans une zone pour l'essentiel détenue par une partie des FSR, et de les faire progresser sains et saufs jusqu'à l'aéroport, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Khartoum, et tenu par les FAS, ce qui supposait des accords au moins partiels entre les uns et les autres.

Le samedi 22 avril, l'armée française a pu ouvrir la voie. Le Président de la République et moi-même avons pu obtenir des deux généraux des assurances que nous étions en mesure de passer sans être pris à partie. Nos forces se sont posées sur l'aéroport de Khartoum et sont parvenues dans la nuit à sécuriser le trajet entre l'aéroport et le centre-ville, où trois points de recrutement avaient pu être établis.

Au total, nous avons pu évacuer plus de mille personnes, dont 236 Français et ayants droit. Je dois préciser qu'il s'agit de la totalité des Français qui avait indiqué vouloir partir.

Comme vous l'avez vu, notre tradition - et c'est heureux - est de ne pas nous occuper seulement de l'évacuation du personnel diplomatique, contrairement à beaucoup de pays lorsqu'ils doivent évacuer. Notre tradition s'honore de pratiquer la solidarité et d'aider les autres dans toute la mesure où nous le pouvons. C'est ainsi que, sur ces 1 000 personnes évacuées, un quart seulement était de nationalité française. Les trois quarts étaient des étrangers, ressortissants de plus de 70 pays. Cette opération a été saluée par tous nos partenaires de façon publique, et nous les en remercions.

Elle a reposé sur une très bonne et très précise coordination entre les uns les autres pendant plus d'une dizaine de jours. Je veux rendre hommage à nos équipes sur le terrain, notamment notre ambassadrice, ses équipes et les personnels du centre de crise que nous avons pu déployer à Djibouti, puis à l'aéroport.

Pour réussir, il faut au moins temporairement avoir bâti des liens de confiance avec les protagonistes. De jour comme de nuit, ce travail a été constant. Cela montre combien nous sommes en situation d'avoir un Quai d'Orsay organisé et efficace. Il faut donc souhaiter que cela se poursuive.

M. Christian Cambon, président. - J'ajoute une troisième bonne nouvelle, qui ne relève pas directement de votre ministère, mais pour laquelle vous avez beaucoup fait : nous venons d'apprendre que le Parlement roumain autorisait l'achat de deux sous-marins Scorpène à la France. Cela fait des années que cette affaire est engagée. Je sais la part que vous y avez prise ainsi que notre remarquable ambassadrice sur place. Je voulais ajouter cette bonne nouvelle aux autres.

Mme Catherine Colonna, ministre. - C'est en effet un dossier ancien qui a été suivi par toutes les autorités de l'État et notre excellente ambassadrice, qui va quitter son poste pour un poste qui correspond à ses talents comme à ses voeux, et à ceux du Président de la République.

J'étais donc sur le point de resituer ces succès dans un cadre plus large, celui de la transformation et du réarmement de notre diplomatie.

Le président est venu le 16 mars au Quai d'Orsay, parler à des diplomates, se faire présenter leur travail sur le fond et annoncer les décisions prises, en coordination avec la Première ministre, sur les besoins qui étaient à ses yeux ceux du Quai d'Orsay. C'est sans précédent.

La consultation à laquelle nous avons procédé dans le cadre des états généraux de la diplomatie était elle-même inédite. C'est la première fois que nous avions ouvert la possibilité à tous les agents de s'exprimer. Ils ont été nombreux à participer, ce qui était bon signe. Ils ont apporté beaucoup d'idées. Vous avez pu être associés les uns les autres, et en particulier vous-même, monsieur le président, à ce travail et je vous remercie également de vos participations.

Le Président de la République a salué un bilan sans complaisance du rapport Bonnafont, une réflexion solide et des propositions crédibles - un triptyque de qualité.

L'annonce de moyens en hausse a constitué une première depuis 30 ans, puisqu'à l'exception du budget pour 2023, que vous avez bien voulu approuver, la dernière augmentation d'emplois au Quai remonte à 1993. Nous avons connu durant cette période une attrition des moyens tant humains que budgétaires, avec un plateau néanmoins les deux dernières années. Je salue l'excellent travail réalisé par Jean-Yves Le Drian pour stabiliser les éléments budgétaires du Quai d'Orsay.

Nous allons à présent beaucoup mieux, avec une visibilité indispensable, un schéma pluriannuel et 700 ETP supplémentaires pour les quatre ans à venir, après les 100 ETP de 2023, et une hausse de nos crédits d'un peu plus de 20 %, pour atteindre 7,9 milliards d'euros en 2027. Je ne veux pas comparer le budget du ministère de l'Europe et des affaires étrangères avec celui des armées, mais nous sommes sur des évolutions assez différentes.

Nous avons désormais un Quai d'Orsay renforcé, avec une diplomatie qui a enfin les moyens humains et matériels de ses ambitions. Cela doit nous permettre de faire plus, mais surtout de faire mieux et de nous transformer. Le Quai d'Orsay rejoint ainsi cet indispensable mouvement de réarmement du secteur régalien, auquel d'autres ministères ont pu procéder.

Le Président de la République a fixé quatre grandes lignes de transformation : rendre notre diplomatie plus réactive, avoir une diplomatie qui déploie résolument une politique d'influence, qui prend le tournant des enjeux globaux, et enfin une diplomatie plus proche des Françaises et des Français.

Je m'efforcerai, en revenant sur chacune de ces quatre grandes orientations, de traiter quelques-unes des questions que vous avez abordées concernant l'Ukraine notamment.

La première transformation consiste à être en mesure de mieux nous adapter à un monde en perpétuel mouvement et peut-être même en voie d'accélération, mais qui est également de plus en plus conflictuel, fragmenté, difficile, et qui nécessite plus que jamais une diplomatie agile et cohérente. Le cas de la région du Golfe me paraît caractéristique.

Face à la perspective d'un Iran proche du seuil de fabrication d'une bombe nucléaire, les pays arabes ont infléchi leur politique de façon presque soudaine, dans ce qui est peut-être le changement le plus significatif dans la région depuis dix ans ou plus. L'Iran et l'Arabie saoudite ont ainsi normalisé leurs relations, en grande partie sous l'égide de la Chine. L'Arabie saoudite, autrefois fer de lance du soutien à l'opposition armée syrienne, a entrepris un rapprochement spectaculaire avec Damas en surmontant l'absence de consensus entre les partenaires arabes ou en le bousculant, la Syrie étant désormais invitée à rejoindre le sommet de la Ligue arabe, qui se tiendra le 19. Les choses vont donc très vite et parfois avec des mouvements soudains, en rupture avec la politique passée.

Bachar al-Assad est donc en voie de réintégrer son environnement régional. Il faut être clair : les pays concernés ont leurs raisons et leurs intérêts, mais nous avons aussi des intérêts propres à défendre dans ce dossier. Je l'ai rappelé récemment à nos partenaires européens, mais aussi à nos partenaires arabes : soutien à nos alliés kurdes - la lutte contre Daech n'est pas terminée. Au coeur de nos intérêts se trouvent la lutte contre le terrorisme, la lutte contre le trafic de drogue d'aujourd'hui qui, à partir de la Syrie, est en passe de contaminer de nombreux pays de la région, la lutte contre l'impunité, dont il faut continuer à parler, ce régime ayant commis des crimes affreux, et le soutien dans de bonnes conditions au retour volontaire des réfugiés, qui sont des millions avec, en attendant, un accès humanitaire.

Face à cela, nous devons encore mieux analyser pour mieux anticiper, comprendre, déployer notre action et réagir plus vite. C'est un exemple, mais il y en aurait beaucoup d'autres.

S'agissant du dossier ukrainien, chacun en mesure l'absolue centralité, pour des raisons géopolitiques. C'est un dossier qui, comme l'autre, reflète plus que jamais la nécessité d'être cohérent et en mouvement. Cela a été la ligne de conduite de la France et de l'Europe depuis plus d'un an. Nous avons réagi de façon rapide et forte, avec une ligne claire. Il faut que ce soit encore le cas à l'avenir, car il est possible que cette guerre soit appelée à durer si nous ne parvenons pas à ramener la Russie à la raison, pour reprendre l'expression du Président de la République.

Nous devons être absolument mobilisés parce que la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine constitue une grave remise en cause de nos équilibres géopolitiques et des fondements de notre architecture de sécurité collective. Quelle que soit l'issue du conflit, le fait que ceci ait existé continuera à se faire sentir.

Les conséquences seront toutefois encore plus dramatiques si la Russie devait l'emporter. C'est pourquoi nous oeuvrons pour aider l'Ukraine à exercer son droit à la légitime défense. Nous ferons tout pour qu'elle puisse exercer ce droit.

Le Président Zelensky a beaucoup parlé de sujets militaires avec le Président de la République, notamment d'armement. Nous avons fait un effort significatif pour doter l'Ukraine des matériels essentiels pour mener sa contre-offensive. D'autres pays le font. La plupart des équipements demandés et décidés à l'occasion de la visite précédente du Président Zelensky ont été livrés ou le seront d'ici la fin du mois. Je pense notamment aux munitions de 155 millimètres nécessaires pour les Caesar, aux véhicules de l'avant blindés et aux chars légers AMX-10 RC ou encore aux Mistral et à tout ce qui concerne la défense antiaérienne.

Le Président de la République a également annoncé la possibilité de former des pilotes ukrainiens. Pourquoi ? Le Président de la République l'a répété : il n'y a pas de tabou. Aucune décision n'est prise. Rien n'est inimaginable mais, aujourd'hui, il faut cibler les besoins de l'Ukraine. Par ailleurs, il faut distinguer la formation des pilotes, notamment la formation de base, qui peut être pratiquée sur différents types d'appareils, et la formation finale et spécialisée, qui doit être menée dans un second temps, peut-être par des partenaires européens ou autres. J'espère être assez claire en soulignant cette distinction entre deux temps et deux types de formation.

Le soutien se fait aussi au niveau humanitaire et civil, tant à l'échelle européenne que nationale. Je pense aux nouveaux convois de matériels de sécurité civile que vient de remettre notre ambassadeur aux autorités ukrainiennes cette semaine ou au deuxième laboratoire ADN unité mobile que nous sommes l'un des rares pays à pouvoir fabriquer et à donner compte tenu de sa technologie. Il a été livré le 9 mai, jour symbolique, pour aider l'Ukraine à lutter contre l'impunité, en permettant d'identifier les victimes et de documenter les crimes de guerre.

Par ailleurs, nous travaillons activement avec les bailleurs et nos entreprises à la reconstruction du pays, mais aussi dans l'optique de sa convergence progressive avec les normes et standards européens. Le Président de la République a nommé un envoyé spécial, Pierre Heilbronn, pour coordonner l'action de la France à ce titre. Pierre Heilbronn détient une lettre de mission signée du chef de l'État et est placé auprès du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, sous mon autorité.

Cette action ne se limite pas à la relation bilatérale. Notre diplomatie s'est déployée et s'est fait remarquer depuis le début de la crise par sa capacité d'initiatives et d'entraînement. Je rappelle le rôle que la France a joué en juin 2022 pour que l'Union européenne décide d'octroyer le statut de candidat à l'Ukraine comme à la Moldavie. Vous vous souvenez du déplacement du Président de la République à Kiev, le 16 juin, en compagnie du chancelier allemand, du Président roumain et du Premier ministre italien d'alors. Il a eu lieu quelques jours à peine avant l'avis de la Commission européenne précédant la réunion décisive du Conseil.

Même capacité d'initiative et d'entraînement lors des trois votes en plénière à l'Assemblée générale des Nations unies, se traduisant par une forte majorité au soutien de l'Ukraine pour condamner l'agression russe et demander à la Russie, encore tout récemment, le retrait immédiat, complet et inconditionnel de ses troupes. Même capacité avec la visite d'État du Président de la République en Chine, qui a joué un grand rôle dans le fait que le Président Xi Jinping, quelques semaines après, a appelé le Président Zelenski, ce qu'il n'avait pas encore fait depuis le début du conflit. L'envoyé spécial chinois va faire le tour de quelques capitales et viendra notamment à Paris en tout début de semaine prochaine.

Enfin, c'est exprimé le soutien sans faille et complet du Président de la République à son homologue ukrainien ce week-end.

Ce sera encore le cas à l'occasion du sommet de l'OTAN, à Vilnius, les 11 et 12 juillet prochain. Forts du poids de notre contribution de premier plan au renforcement du flan oriental de l'Alliance, nous pourrons jouer un rôle pour conforter les liens entre l'Ukraine et l'Alliance atlantique, sans aller trop vite sur des étapes qu'il serait impossible et inopportun de franchir en ce moment.

Je rappelle que La France est présente en Roumanie comme nation-cadre, et qu'elle est également présente avec des forces et du matériel en Estonie. Elle a assuré son tour de rotations dans les cieux baltes à partir de la Lituanie, où elle reprendra un nouveau tour de rotation concernant l'ensemble de la zone baltique au mois de décembre.

Vous évoquiez le rapprochement avec l'OTAN et l'Union européenne. Je précise que le processus menant vers l'Union européenne concernant l'Ukraine suit la méthode de base qui s'applique à tout candidat, qui est une méthode claire, basée sur le mérite. Un cahier des charges doit être rempli par rapport aux demandes qui avaient été faites lors de l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine, avec sept grandes réformes. La Commission fera un rapport oral au mois de juin sur l'état d'avancement, sujet par sujet, préparant son rapport définitif en fin d'année, qui orientera lui-même très largement la décision que prendront les chefs d'État ou de Gouvernement au Conseil européen de décembre.

Je souligne à nouveau le fait que ce soutien de la France, de l'Europe, à ses amis et alliés, s'inscrira dans la durée. Ce qui est en jeu, c'est le sort de l'Ukraine en tant que pays souverain indépendant, et dans l'intégrité de ses frontières. Au-delà, il s'agit de l'avenir d'un système international fondé sur le droit et le refus de voir prévaloir la logique du plus fort ou de voir récompenser les agressions.

Cette préoccupation globale, nous la portons également dans le conflit qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan, où plusieurs affrontements ont lieu. Depuis le 13 septembre, les difficultés se sont transformées en incidents sporadiques. Je me suis rendue dans les deux pays il y a quelques semaines, avec un message tout à fait clair montrant que la France est engagée pour aider ces deux pays au dialogue, comme l'avait rappelé le Président de la République lors du premier sommet de la Communauté politique européenne, le 6 octobre, pour soutenir une paix durable, inciter les deux parties à rechercher l'apaisement des tensions et une reprise des négociations encore plus active, au bénéfice de leurs populations.

La paix ne peut advenir et être juste et durable que si les principes fondamentaux du droit international sont respectés, dans cette région comme ailleurs, en tenant compte de l'intégrité territoriale de l'Arménie, avec le retrait de l'Azerbaïdjan des positions prises illégalement depuis septembre, mais aussi des garanties fortes pour que les populations arméniennes du Haut-Karabagh puissent continuer à y vivre, dans le respect de leurs droits, de leur culture et de leur histoire.

Cela implique enfin - et je l'ai dit au Président Aliyev comme à ses ministres - de mettre fin au blocage illégal du corridor de Latchine, voie d'accès vers le Haut-Karabagh, comme l'a demandé explicitement la Cour internationale de justice, qui a dit le droit.

La France continuera d'agir dans un cadre européen, comme elle le fait depuis le début. C'est grâce à sa mobilisation que les Européens ont pu convaincre, et cela n'a pas été sans difficultés, l'Azerbaïdjan de ne pas s'opposer à ce qu'une mission d'observation de l'Union européenne soit déployée du côté arménien de la frontière. La mission a été prolongée et renforcée. Je m'y suis rendue en allant à Djermouk, où l'on se rend très bien compte de certaines des incursions opérées par l'Azerbaïdjan. Cette mission a permis de faire baisser les tensions et a eu un rôle extrêmement positif. Elle limite les risques d'escalade par sa présence physique et par les patrouilles qu'elle mène jour après jour. Elle permet aussi de documenter objectivement, avec des informations précises, ce qui se passe, au bénéfice des États membres de l'Union européenne.

Nous restons par ailleurs pleinement mobilisés en soutien à la médiation conduite par l'Union européenne et aux efforts déployés par les États-Unis. Une rencontre a eu lieu entre les deux ministres des affaires étrangères, arménien et azerbaïdjanais, à Washington, du 1er au 4 mai, et une autre à Bruxelles, le 14 mai, sous l'égide du Président du Conseil européen, Charles Michel. Une nouvelle rencontre pourrait avoir lieu le 1er juin à Chi?inãu, en Moldavie, en marge du deuxième sommet de la Communauté politique européenne, en présence du Président de la République et vraisemblablement du Chancelier allemand, pour faire progresser les deux parties vers la conclusion d'un traité de paix, seul moyen de garantir durablement la paix et la stabilité, dans une région déjà fortement déstabilisée par les conséquences de l'agression russe contre l'Ukraine.

Nous sommes également très réactifs dans l'Indopacifique. Je crois pouvoir dire que les contacts avec cette région n'ont jamais été aussi intenses. La guerre en Ukraine ne nous détourne en rien - au contraire - des enjeux dans cette région, essentielle pour nos intérêts, et qui fait l'objet d'une stratégie française depuis 2018. Nous avançons dans sa mise en oeuvre. Les deux sujets sont liés. Nombre de pays de l'Indopacifique entretenant de bonnes relations avec la Russie, nous souhaitons qu'ils s'investissent davantage dans la recherche d'une solution respectueuse des principes du droit international, à commencer par la Chine et l'Inde.

Nous cherchons aussi de façon plus générale à développer notre présence et nos relations avec ces pays afin qu'ils ne soient pas seuls face à un grand partenaire et qu'ils disposent d'une plus grande liberté de choix. À eux ensuite de choisir, mais nous voulons être présents pour qu'ils aient cette liberté. Nous devons tenir à Stockholm, samedi, sous présidence suédoise du Conseil de l'Union européenne, une réunion des affaires étrangères des Vingt-Sept et de la plupart des pays de l'Indopacifique, dans le cadre de cette stratégie.

Nous menons aussi, dans la zone, des missions de souveraineté pour défendre le droit international, et notamment la liberté de navigation. Je l'ai fait encore récemment en me rendant sur l'une des frégates françaises basées dans la zone indopacifique, en Polynésie française, le Prairial, qui a exercé sa mission de souveraineté, défendant le respect tant des intérêts économiques des pays de la zone que du droit international d'une façon générale, et qui a notamment pu faire respecter le principe de libre passage inoffensif dans des eaux internationales. Cette frégate a en effet traversé le détroit de Taïwan comme prévu, au moment où la Chine a procédé à des manoeuvres qui ont marqué les esprits.

Dans cette zone, nous renforçons également nos partenariats stratégiques avec l'Inde, le Japon, l'Indonésie et d'autres pays.

Monsieur le président, vous avez évoqué l'Inde. Nous avons un partenariat stratégique qui remonte à 25 ans et qui produit de nombreux effets, notamment sur le plan de la défense, de la sécurité et des coopérations industrielles, mais pas seulement. Nous avons l'ambition d'aller au-delà et de renouveler ce partenariat à l'occasion de la visite du Première ministre Modi, invité d'honneur du 14 juillet. Cela devrait être l'occasion, avec le Président de la République, de tracer les grandes lignes d'un futur partenariat accru couvrant plus de domaines.

Le coeur de notre approche vis-à-vis des pays de cette région n'est pas de proposer une troisième voie. L'expression n'a jamais été utilisée par les autorités françaises - en tout cas pas dans ce cadre. Il nous est arrivé dans le passé de l'évoquer pour les questions socio-économiques, mais pas dans le cadre géostratégique. Tous les pays de la zone ne sont pas équidistants - je pense aux États-Unis d'Amérique, notre plus vieil allié, et à la Chine. Le Président de la République l'a indiqué clairement : la France refuse - et elle a raison, car c'est son intérêt - que se mette en place progressivement et parfois involontairement une logique de confrontation entre les blocs qui ne ferait qu'alimenter les tensions et les risques d'escalade.

Notre objectif est simplement de renforcer la liberté de choix de nos partenaires, leurs capacités de résilience, tout comme nous renforçons l'autonomie stratégique de la France et de l'Union européenne. Tout Président de la République française est attaché à cette capacité d'indépendance de notre pays.

J'en viens à la deuxième grande transformation que le ministère entend mener. Elle consiste à investir résolument le champ d'influence. C'est une autre priorité. Bien sûr, le premier pilier de notre influence est l'Europe. Une Europe forte est la condition de notre indépendance. C'est le sens de l'agenda de souveraineté que nous portons. Je fais là le lien avec ce que je viens d'évoquer dans le cadre indopacifique. C'est un agenda que les Vingt-Sept, au sommet de Versailles, il y a un peu plus d'un an, ont décidé de mettre en oeuvre, dans tous ses aspects.

Tout d'abord, l'Europe de la défense monte en puissance et se dote des moyens de ses ambitions. C'est notamment le sens des livraisons de munitions et de matériels à l'Ukraine. C'est aussi la diminution des dépendances que certains pays européens avaient à l'endroit de la Russie, notamment dans le domaine des hydrocarbures. La France n'était pas dans la situation de l'Allemagne ou d'autres pays, mais il faut souligner que tous les membres de l'Union Européenne ont su, en moins d'un an, se détacher de cette dépendance.

C'est aussi la préparation d'un onzième paquet de sanctions contre l'agresseur russe, de façon à limiter l'accès à des matériels et des technologies qui lui permettent de continuer son effort de guerre. Nous voulons l'entraver et peser sur celui-ci.

Par ailleurs, l'Union Européenne a pris un tournant encore inimaginable il y a quelques années. Parler de politique industrielle européenne à une époque où j'ai assumé d'autres fonctions ministérielles était impossible et choquait un certain nombre de nos partenaires, à Bruxelles. Nous mettons en place une véritable politique industrielle, qui se mettra au service des entreprises européennes qui parient sur la transition verte et numérique, avec un système d'aides et d'accélération des mécanismes d'aide et une assez profonde modification de la part de la machine européenne, qui revoie les règles qui étaient les siennes. L'Europe a pris conscience de sa dépendance excessive dans certains secteurs et s'efforce de les réduire, de façon à renforcer son autonomie dans les domaines de l'énergie, de la santé, des semi-conducteurs, des matières premières ou des batteries.

L'annonce, la semaine dernière, dans le cadre de Choose France, de l'implantation d'une super usine du Taïwanais ProLogium à Dunkerque, qui a reçu beaucoup d'investissement ces derniers temps, a constitué un signal fort en termes de transformation de l'économie du pays vis-à-vis des investisseurs, qui répondent présents. Cette sixième édition de Choose France a été une édition record en termes d'investissements comme en termes d'emplois. On en est à 13 milliards d'euros d'investissements étrangers avec, à la clé, la création de 8 000 emplois. Cela fait de Choose France un dispositif bien établi, qui confirme notre place de pays européen le plus attractif pour les investissements étrangers pour la quatrième fois de suite. C'est bien le signe que les investisseurs voient une France qui s'est réformée et où il est utile d'investir.

La France se réapproprie également sa politique commerciale - l'Europe est née en lançant la mise en commun d'un certain nombre de produits -, et s'est dotée en complément d'instruments de réciprocité et de protection anti-coercition, qui étaient indispensables pour contrer certaines pratiques déloyales.

Ces transformations doivent être poursuivies dans un schéma d'ensemble, et on a pu mettre sur pied une véritable doctrine de sécurité économique européenne. Je vous renvoie à ce que le Président de la République a exposé de façon très structurée le 11 avril dernier, lors de son discours de La Haye, devant une assemblée nombreuse et composite, en dehors de ses entretiens bilatéraux ou officiels.

Une Europe forte, c'est aussi un rempart face aux turbulences internationales. C'est un pôle de stabilité. Nous en avons besoin. J'évoquais le rôle de l'Union européenne en Arménie et en Azerbaïdjan. Notre diplomatie travaille également sur d'autres volets pour assurer cette stabilité et ancrer ces pays dans le jeu international avec un plein respect de la règle de droit. Je parle notamment de la politique d'élargissement. Dans ce cadre, nous réaffirmons que l'horizon des Balkans occidentaux, comme celui de l'Ukraine et de la Moldavie, est bien le modèle européen et non celui des puissances stabilisatrices. Il faut les aider à progresser et à faire des réformes. Nous le leur disons extrêmement clairement.

Je n'oublie pas non plus le rôle très positif que joue la Communauté politique européenne, autre initiative française. La nouvelle édition aura lieu dans moins de deux semaines en Moldavie. Elle offrira, dans un format au-delà de l'Union européenne, une possibilité de dialogue politique flexible, qui est apprécié des chefs d'État ou de gouvernement. Nous avions même pu voir la Première ministre britannique participer à la première édition de la communauté politique européenne.

Notre diplomatie européenne continuera à se déployer pour faire avancer les quelques grands chantiers que j'ai cités - et bien d'autres. Nous savons qu'il reste encore beaucoup à faire pour mettre intégralement en oeuvre l'agenda de Versailles et consolider la base industrielle européenne, même si nous avons marqué beaucoup de points ces dernières années pour faire progresser la base technologique de défense et tous les enjeux de régulation et de compétitivité dans le domaine numérique, mais aussi la défense de nos valeurs.

Un mot pour terminer sur l'Afrique. Au Mali et au Burkina Faso, mais aussi dans d'autres pays du continent, nous faisons face à une augmentation extrêmement inquiétante des manipulations de l'information, qui permettent notamment de diffuser insidieusement, avec très peu de moyens, un discours anti-français contraire à la vérité, qui peut influencer certains esprits et qui, au-delà de cette diffusion et de ces discours, permet de déstabiliser certains États.

Nous avons dû en tenir compte et nous nous sommes réorganisés pour faire face à ce défi, dans l'esprit de ce nouveau partenariat que le Président de la République veut nouer avec l'Afrique et construit pas à pas depuis six ans et le fameux discours de Ouagadougou, qu'il a tenu à renouveler récemment, fin février, à l'Élysée.

Concrètement, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a ainsi augmenté ses capacités de communication, de veille et de riposte sur les réseaux sociaux à Paris comme dans nos ambassades. Nous allons pouvoir poursuivre grâce à ce schéma pluriannuel annoncé par le Président de la République. C'est une priorité qui avait été clairement identifiée dans le cadre des états généraux. Un travail avait déjà été entrepris, mais nous avons pris des décisions très rapidement, avec de bons résultats. Si nous sommes capables d'identifier plus vite les tentatives de déstabilisation et la diffusion de fausses informations, nous pouvons riposter plus vite, dans le cadre de la mission ouverte qui est la nôtre, en respectant bien évidemment les principes et le droit.

Nous cherchons aussi, au-delà de ces veilles et de ces ripostes, à améliorer notre image en travaillant davantage en profondeur avec la société africaine. Le Président de la République parle souvent de la nécessité de développer une plus grande intimité avec la société africaine.

Le Conseil présidentiel du développement, qui s'est réuni il y a quelques jours, permettra d'avancer en mettant en avant une logique d'aide par objectif et non plus par zone géographique prioritaire, même si nous donnons, à l'intérieur de l'aide au développement, une très claire priorité à l'Afrique. Il est clair que nous devons parler à davantage de monde, aux jeunes entrepreneurs, à la société civile, à tous ceux qui feront l'Afrique de demain. Nous devons aussi parler aux opposants. Nous le faisons. Cela ne date pas d'hier que nos ambassades ont des contacts avec les uns et les autres. Il faut investir encore plus sur eux, tout en utilisant les diasporas présentes en France, qui sont souvent des passeurs privilégiés entre les uns et les autres.

Nous renforçons aussi nos vecteurs d'influence auprès de publics prioritaires. Je parle là de tout ce que nous faisons en termes de partenariat universitaire ou de formation professionnelle. Nous participons au débat d'idées, nous soutenons les industries culturelles et créatives, les sportifs, les start-up. Chaque fois que je me déplace en Afrique, je vois des jeunes impeccablement bien formés, innovants, que nous devons aider davantage à progresser et à émerger.

Cela vaut aussi en Indopacifique, où nous avons décidé d'accueillir plus d'étudiants et de scientifiques et de mener de grands projets bilatéraux, notamment grâce à l'Australie, dans plusieurs petits pays du Pacifique.

Enfin, à l'échelle du monde entier, notre politique de visas mérite de retrouver une pleine efficacité, après trois années de pandémie et une reprise très forte des demandes. Tout en menant une politique migratoire rigoureuse, la politique des visas entend faciliter l'accès à nos pays. C'est aussi une politique d'attractivité et d'accueil de public cible - universitaires, jeunes scientifiques, etc.

Un rapport sur la politique des visas, le rapport Hermelin, m'a été remis récemment. Il s'appuie sur les deux inspections générales du ministère de l'intérieur et du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Je pense que nous pourrons prendre encore des mesures complémentaires sur cette base pour améliorer notre action dans ce domaine.

J'en viens à la troisième transformation : prendre pleinement le tournant des enjeux globaux. Le dernier rapport du GIEC l'a rappelé de façon très claire : les conséquences du changement climatique sont là. Elles sont brutales. Certaines sont irréversibles. Toutes ne le sont pas, et il est encore temps d'agir pour éviter le pire, sans se résigner.

À l'heure du bilan de la mise en oeuvre de l'accord de Paris, qui sera établi lors de la COP 28 aux Émirats arabes unis, nos efforts collectifs doivent être à la hauteur du défi climatique. La France joue un rôle majeur. C'est ainsi que le Président de la République a décidé d'accueillir à Paris, les 22 et 23 juin, un sommet qui réunira le secrétaire général des Nations unies, les institutions financières internationales, les Gouvernement, des acteurs de la société civile pour sceller les grands principes d'un nouvel acte financier mondial face aux fractures grandissantes, préoccupantes et dangereuses entre le Nord et le Sud de façon, sur la base du consensus qui pourra être dégagé fin juin, à poursuivre le travail tous ensemble pour répondre aux besoins des pays en développement d'une meilleure manière, avec une complémentarité accrue entre les uns et les autres. Nous nous adresserons en particulier aux pays les plus vulnérables.

La France prend toute sa part dans ce domaine. Je ne veux pas manquer de saisir l'occasion pour rappeler que notre pays est désormais le quatrième pourvoyeur mondial d'aide au développement. C'est un bel effort qui a été fait ces dernières années. Nous avons pu le constater lors du Conseil présidentiel du développement, au cours duquel nous avons acté un certain nombre d'axes de modernisation de cette aide. L'effort de mobilisation de la jeunesse que j'évoquais en fait partie, avec la création de 3 000 postes d'experts et de volontaires internationaux sur tous ces enjeux d'ici à 2027.

Notre pays accueillera, à partir du 27 mai, des négociations contre la pollution plastique dans le but de conclure dans quelques années un grand traité sur ce fléau qui fait des ravages sur la faune des océans. Nous avons par ailleurs commencé à préparer la conférence des Nations unies sur les océans, qui se tiendra à Nice, en juin 2025. Pour cela, il faut une diplomatie qui dispose d'hommes et de femmes et de moyens budgétaires.

La quatrième transformation concerne l'amélioration des services rendus à nos ressortissants. Je rappelle que la France est l'un des pays au monde sinon le pays au monde qui fait le plus pour fournir des services publics de qualité et accessibles à ses ressortissants, mais nous continuons à innover en poursuivant de grands chantiers de modernisation, comme le vote par Internet, qui s'est révélé un grand succès - même si le Conseil constitutionnel a dû sanctionner les déficiences des fournisseurs d'accès, qui n'avaient pas permis à certains SMS d'arriver. Il a permis de recueillir les trois quarts des suffrages exprimés lors des élections législatives pour ce qui concerne l'étranger. On a pu également constater son efficience lors des législatives partielles, il y a quelques semaines.

Nous modernisons aussi l'accès aux services consulaires à distance pour l'envoi postal de passeports. Nous allons poursuivre dans cette voie pour chercher à capitaliser pleinement sur les bénéfices de la dématérialisation des procédures et dégager du temps disponible pour offrir un meilleur service à ceux de nos compatriotes qui auraient besoin de se rendre dans nos services consulaires.

Voilà en quelques mots ce que je voulais vous dire, en prenant appui sur les quatre axes de transformation du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Ils m'ont permis d'évoquer, même brièvement, les principaux points soulevés dans votre intervention liminaire, monsieur le président, à l'exception peut-être de la Turquie. Les élections législatives ont été un succès absolu pour le parti au pouvoir. Le résultat du premier tour de l'élection présidentielle est ce qu'il est avec un second tour pour le président Erdoðan, ce qui est une nouveauté, même s'il est en bonne position pour l'aborder. J'ajoute que d'après les premiers éléments transmis par la mission d'observation des élections de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le scrutin s'est déroulé dans de bonnes conditions formelles, le cadre juridique pouvant faire l'objet d'observations sur les libertés publiques. Tout ceci a été dit et écrit.

M. Joël Guerriau. - Je voudrais revenir sur Taïwan. Aujourd'hui, la Chine semble avoir un discours en recul par rapport au passé sur la question. Est-ce lié à la pression internationale ou à une autre stratégie de la Chine ?

Dans cette brèche qui semble s'ouvrir, ne peut-on revenir sur une demande faite par plusieurs pays, dont nous-mêmes, à travers une résolution que nous avions portée au Sénat, pour faire en sorte que Taïwan puisse accéder à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), à Interpol et à l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) en tant qu'observateur, puisqu'il s'agit d'entités dont les statuts permettent de participer sans être un État et sans mettre en cause le droit des États membres ?

Il est totalement injuste que Taïwan soit mis à l'écart, surtout après ses apports dans le cadre du Covid, démontrant à quel point il est en capacité de mettre en place une gestion remarquable.

M. Olivier Cadic. - En marge de l'opération Choose France, le premier succès cité par le chef de l'État lors de son interview télévisée, lundi dernier, a été la décision de l'entreprise taïwanaise ProLogium d'investir 5,2 milliards d'euros en France, et de créer 3 000 emplois à Dunkerque. Le président de ProLogium déclare dans un hebdomadaire combien l'implication personnelle du Président de la République a été déterminante dans la décision de sa société. Je me réjouis des résultats des efforts entrepris pour notre attractivité depuis 2017, puisque c'est Emanuel Macron qui a initié des sommets, que d'autres pays cherchent à copier désormais. Vous l'avez dit, la France est depuis quatre ans au premier rang européen pour accueillir les investissements étrangers.

S'agissant de Taïwan, vous avez rappelé, depuis Tokyo, et je vous en remercie, la politique constate et sans ambiguïté de la France en faveur de la paix et de la stabilité dans le détroit, opposée à toute modification unilatérale du statu quo. La Chine, elle, affirme sa volonté de s'emparer, par la force s'il le faut, de Taïwan, dont elle revendique la souveraineté « au nom de la réunification nationale ». La zone est au centre d'une concurrence géopolitique intensive. Preuves en sont les tensions croissantes autour de territoires et de zones maritimes contestées par la Chine, qui affiche son expansionnisme face à ses voisins.

La situation en Indopacifique n'a jamais été aussi dangereuse depuis la Deuxième Guerre mondiale a déclaré l'ambassadrice d'Australie en France lors d'une conférence à Paris. Les parlementaires français se rendent régulièrement à Taïwan pour renforcer notre relation bilatérale, qui pointe à la vingtième place mondiale pour son PIB. Des ministres européens se déplacent régulièrement sur l'île et en profitent pour saluer la vigueur de cette économie et de sa démocratie.

Cela fait de nombreuses années que l'île n'a pas été visitée par un membre du Gouvernement français. Compte tenu de la hauteur de l'investissement taïwanais dans l'Hexagone, vous ou Olivier Becht, ministre en charge du commerce extérieur, de l'attractivité et des Français de l'étranger, avez-vous prévu de vous rendre prochainement à Taïwan afin de démontrer notre reconnaissance pour cette marque de confiance qu'est l'investissement de ProLogium et approfondir notre relation bilatérale ?

M. Philippe Folliot. - Madame la ministre, nous nous rendons à Luxembourg, avec le président et les membres de la délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, pour sa session de printemps. Nous y débattrons de la situation de l'Ukraine. Je pense qu'il est dommage que la France annonce une formation de pilotes ukrainiens sans, dans le même temps, aller jusqu'au bout de la logique en fournissant douze Mirage 2000, qui dorment dans les hangars et seraient certainement plus utiles sur le théâtre ukrainien.

Par ailleurs, avec quatre de nos collègues, nous nous sommes rendus en mission mi-avril au Brésil, où nous avons visité la base navale d'Itaguai et avons pu voir combien étaient fortes les relations franco-brésiliennes en matière d'équipement sous-marin. Un sommet de l'Amazonie doit avoir lieu début août. Le Président de la République se rendra-t-il à ce sommet ? C'est un enjeu important au regard de ce qui sera décidé, mais aussi parce que la France est une puissance en Amérique du Sud au travers de la Guyane. Dans ce cadre, nous avons une responsabilité toute particulière.

Par ailleurs, le Koweït a obtenu son indépendance en 1961. Sept ans après, la France ouvrait une ambassade. Le Qatar et le Bahreïn ont obtenu leur indépendance en 1971. Un an plus tard, la France y ouvrait une ambassade. Le Brunei obtenait son indépendance en 1984 et, sept ans plus tard, la France ouvrait une ambassade. Le Guyana est indépendant depuis 1966 et, 57 ans après, nous n'avons toujours pas d'ambassade ! Nous avons un agent détaché de l'ambassade du Surinam qui fait un travail remarquable, comme nous avons pu le constater sur le terrain et on nous dit qu'un bureau permanent pourrait être ouvert au mois de septembre, mais ceci n'est pas à la hauteur des enjeux.

D'importantes réserves de pétrole ont été trouvées au Guyana, et ce pays, qui est un des plus pauvres d'Amérique du Sud va, d'ici cinq à dix ans être le plus riche d'Amérique du Sud, avec d'énormes marchés et un certain nombre de difficultés, y compris pour les chefs d'entreprise du Guyana qui voudraient se rendre en France. Ils seront obligés d'aller au Suriname pour chercher un visa. Tout ceci n'est assurément pas à la hauteur des enjeux.

Pouvez-vous nous donner des garanties d'ouverture très rapide d'une ambassade dans la capitale du Guyana, d'autant que la France est le seul pays membre du Conseil de sécurité à ne pas en avoir ? Si nous saisissions cette opportunité, nous serions le premier pays de l'Union européenne à le faire - même si l'Union Européenne a une délégation dans ce pays. C'est un enjeu qui passe peut-être sous les radars, mais c'est un enjeu important pour le plateau guyanais. Rappelons que la France est quasiment voisine du Guyana au travers de la Guyane et qu'il existe un certain nombre d'enjeux économiques et migratoires, ainsi que d'enjeux de gestion de l'environnement, de la forêt, des ressources halieutique et des hydrocarbures.

M. François Patriat. - À l'occasion de la journée mondiale de la lutte contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie, la France a réitéré son engagement ferme en faveur de la dépénalisation universelle de l'homosexualité, de la défense des droits et des personnes LGBT+. Elle a également lancé un plan national d'action pour l'égalité, contre la haine et les discriminations, en accompagnant les efforts de la société civile dans les enceintes multilatérales. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Encore beaucoup de personnes LBGT+ continuent de connaître la violence, la persécution, les discours haineux, l'injustice, voire le meurtre pur et simple. Chaque agression contre les personnes LGBT+ est une agression contre les droits humains et les valeurs qui nous sont chères. C'est pourquoi j'aimerais savoir quelle est la stratégie diplomatique de la France et, plus largement, l'action internationale prévue pour lutter contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie.

M. André Gattolin. - Au cours de votre exposé, vous avez évoqué la question de la politique d'influence. On ne peut que se référer à la diplomatie culturelle.

La délégation moldave, que la commission des affaires européennes a reçue il y a une heure, a demandé l'assistance de la France en matière de lutte contre la désinformation, la propagande, la manipulation de l'information et les narratifs agressifs de la Russie sur leur territoire. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a eu des élections gouvernatoriales en Gagaousie. Le résultat a fait l'objet ces dernières heures de très vives tensions. L'influence médiatique russe a été très forte sur les populations russophones. Malgré l'interdiction des chaînes, la propagande continue via les réseaux sociaux, sans que le Gouvernement moldave parvienne à la contenir. Les Moldaves ont l'intention de créer un centre de communications stratégiques et appellent notre pays au secours, parce qu'ils savent que la France est confrontée à des choses équivalentes, en France, mais aussi en Afrique.

Par ailleurs, vous avez eu un entretien avec M. Qin Gang, ministre des affaires étrangères de la République populaire de Chine. Il était convenu de renforcer tous les éléments de la diplomatie culturelle, avec une reprise sans entrave des mobilités entre les deux pays, notamment concernant les communautés d'affaires, les touristes et les étudiants. Auteur, il y a un an et demi, d'un rapport sur les influences et les ingérences extraeuropéennes dans le milieu académique et universitaire, je me suis inquiété, avec tous les membres de ce groupe de travail, de la particularité de la communauté estudiantine chinoise, aujourd'hui sous contrôle du parti communiste ou du Front uni, avec des tentatives d'intrusion dans des zones à régime restrictif (ZRR) et des pressions qui sont exercées auprès des universitaires sur les sujets traités. Il s'agit de ne pas parler de Taïwan, des Ouighours, du Tibet ou de Hong-Kong.

Comment entendons-nous développer ces relations et mettre en place un système de contrôle tel qu'il est aujourd'hui en oeuvre en Australie ou au Japon pour suivre les activités de ces étudiants, vérifier leur véritable identité, leur parcours et leur appartenance ? Le Japon, lorsqu'il reçoit des étudiants chinois, les suit pendant deux ou trois ans pour voir si les travaux qu'ils publient sont des travaux universitaires ou des reprises d'informations. Nous attendons, plus particulièrement en tant qu'administrateur de Campus France, des assurances sur les modalités de l'ouverture de la France aux étudiants chinois, qui semble vouloir être massive.

- Présidence de M. Olivier Cadic, vice-président -

Mme Catherine Colonna, ministre. - S'agissant de Taïwan, je crois que les choses ont été suffisamment dites et répétées : la France est favorable au statu quo et défavorable à toute modification unilatérale par la force. C'est la raison pour laquelle les dernières semaines nous ont conduits à nous exprimer, pour qu'il soit clair que la situation dans le détroit n'était pas positive.

Nous assurons par ailleurs le respect des grands principes du droit international. Pour ce qui concerne la liberté de circulation dans le détroit de Taïwan, nous sommes le seul pays européen à l'avoir fait, avec un message qui a été parfaitement compris des uns et des autres.

Les relations avec Taïwan sont de qualité, anciennes et en développement. Elles sont économiques et cultures. Elles sont aussi parlementaires, mais ce ne sont pas des relations diplomatiques. Pour en venir aux deux questions qui m'ont été posées, nous sommes favorables à la présence de Taïwan dans un certain nombre d'organisations internationales spécialisées, là où notre présence a - ou aurait - une valeur ajoutée. C'est le cas à mes yeux de l'OMS, tout en répétant que cette présence de Taïwan n'emporte pas sa reconnaissance comme État. La 76e assemblée de l'OMS est en cours. Sachez que nous avons exprimé notre accord pour que Taïwan soit étroitement associé aux travaux de l'organisation. Je ne crois pas qu'il faille faire exception à ce principe général.

M. Cadic me demandait si je comptais effectuer une visite à Taïwan en tant que ministre ou y envoyer un des ministres du pôle. Ce n'est pas prévu et je ne le pense pas approprié, voulant voir dans la politique équilibrée qui est la nôtre et qui produit quelques résultats un meilleur moyen d'action pour assurer le respect du droit international et l'apaisement nécessaire lorsqu'on parle de cette zone.

M. Folliot a évoqué plusieurs sujets. S'agissant de l'Ukraine et de la formation des pilotes, je m'étais efforcée de souligner la différence entre formation de base et formation sur tel ou tel type d'appareil. Il peut y avoir un intérêt - c'est l'opinion des autorités ukrainiennes - à faire assurer une formation de base par plusieurs pays sans que cela préjuge du type d'appareil qui pourrait être livré et utilisé ensuite par l'Ukraine.

Avec le Brésil, pays émergent, nous avons un partenariat stratégique de qualité maintenant que les élections ont porté à nouveau le président Lula à la tête de ce pays. Nous coopérons dans un certain nombre de domaines, y compris le domaine naval et de la défense. Lorsque j'étais en visite officielle au Brésil, début février, le Président Lula m'avait transmis l'invitation qu'il adressait à la France de venir assister au sommet de l'Amazonie prévu les 6 et 7 août. Je ne peux pas, à ce stade, vous répondre pour le Président de la République, mais je peux vous assurer que la France sera bien évidemment représentée.

Enfin, s'agissant du Guyana, nous connaissons bien la situation, en particulier la difficulté qui représente le fait de devoir se déplacer au Suriname pour effectuer les démarches relatives aux visas, mais je ne peux pas vous donner l'assurance que nous allons ouvrir une ambassade au Guyana ni ailleurs. Même si nos moyens sont appelés à être renforcés, pour autant que le Parlement valide les propositions qui lui seront faites, il en faudrait bien plus pour que nous ouvrions des ambassades, après avoir dû fortement réduire le réseau consulaire dans les deux dernières décennies. Je vous remercie de ce plaidoyer, qui était un beau plaidoyer. Nous y penserons peut-être pour l'avenir si nos moyens nous le permettent.

M. Philippe Folliot. - Ce sera trop tard !

Mme Catherine Colonna, ministre. - Les budgets sont annuels, monsieur le sénateur !

M. Philippe Folliot. - Il peut y avoir des schémas de redéploiement d'effectifs. Avec trois à quatre personnes, on peut faire fonctionner une ambassade. Il existe des enjeux économiques. Je m'exprime au nom de mes quatre collègues qui étaient avec moi : nous trouvons cela fort dommage. Il fallait sortir d'une logique administrative pour aller vers une logique politique et de développements. Il y avait là un symbole. C'est dommage !

Mme Catherine Colonna, ministre. - Ma logique n'est pas administrative, mais pratico-pratique. Après avoir perdu plus de 20 % des effectifs sur les vingt dernières années, ce qu'aucun autre ministère n'a subi, nous devons consolider et renforcer les choses et non déshabiller Pierre pour habiller Paul. Si les moyens le permettaient, je serai la première heureuse, là, ou dans l'Indopacifique, de pouvoir ouvrir des ambassades.

M. Patriat m'a interrogée fort à propos compte tenu de la journée internationale de lutte contre l'homophobie, la biphobie et la transphobie, sur l'action de la France pour faire progresser le respect des droits et, dans le cadre d'une politique générale à laquelle notre pays est fortement attaché, pour assurer l'universalité des droits de l'Homme, en particulier au moment où d'autres pays ont tendance à diffuser une autre vision des choses. Nous sommes attachés à l'égalité entre tous et aux droits des personnes LGBT+, qui ne sont pas encore pleinement respectés.

C'est loin d'être le cas dans le monde. J'ai demandé aux réseaux diplomatiques de se mobiliser. Une note d'instruction est partie hier à destination de l'ensemble de nos postes diplomatiques et consulaires. C'est la première fois que nous demandons à tous nos postes de se mobiliser, en tenant compte des particularités locales, en inscrivant dans leur plan d'action la progression du respect du droit des personnes LGBT+, et d'oeuvrer à la dépénalisation de l'homosexualité, certains pays considérant qu'il s'agit d'un comportement méritant des sanctions pénales. Jean-Marc Berthon a été nommé ambassadeur pour les droits des personnes LGBT+. Il est à l'oeuvre. Il a un plan d'action que j'ai approuvé, avec tout un programme de déplacements pour se rendre dans des pays qui sont en passe d'adopter des lois homophobes ou liberticides, ou qui l'ont fait. J'ai aussi demandé un travail sur les financements qui permettraient de souvenir partout dans le monde celles et ceux qui défendent et promeuvent le respect de ces droits.

J'ajoute que la guerre en Ukraine s'accompagne d'un narratif sur les « valeurs dépravées » de l'occident. On l'a encore entendu dans la bouche du Président Poutine lors de son allocution du 9 mai ou dans le cadre de discours qui présentent les droits des personnes LGBT+ comme de prétendues valeurs occidentales. Les êtres humains sont égaux partout dans le monde, où qu'ils soient. Il est bien regrettable que la Russie se fasse le porte-drapeau manifeste et actif de cette homophobie rétrograde. Nous situons aussi notre action dans ce cadre.

M. Gattolin, s'agissant de la façon particulière qu'a la Chine d'exercer son influence, nous devons situer notre action dans le cadre du triptyque européen qui fait de la Chine à la fois un partenaire dans certains domaines, un concurrent, en particulier en matière commerciale, et un rival systémique, avec ce troisième pilier qui prend plus d'importance. Nous n'avons pas vocation à modifier ce triptyque européen. Avant la réunion avec les pays du Pacifique, samedi dernier, les 27 ministres des affaires étrangères de l'Union européenne se sont réunis pour parler longuement de notre stratégie vis-à-vis de la Chine.

Cela étant dit, nous avons la volonté de relancer les échanges humains après trois ans de pandémie et de refermement de la Chine sur elle-même. L'enjeu va au-delà des seuls échanges humains et est destiné à encourager une meilleure compréhension entre les uns et les autres. Nous faisons régulièrement des points avec nos partenaires chinois. Je l'ai fait la semaine dernière avec le nouveau ministre des affaires étrangères, M. Quin Gang, pour progresser et renouveler nos demandes dans le domaine académique ou scientifique, sans porter atteinte par ailleurs à l'autonomie stratégique que nous cherchons à développer, parce que nous y avons intérêt. Il faut bien sûr faire preuve de vigilance.

Nos partenaires chinois nous indiquent qu'ils sont ouverts à une meilleure reprise des échanges, et nous aurons, dans ce cadre trois dialogues stratégiques, économique et commercial, et portant sur les échanges humains. Il s'agit d'échanges de haut niveau qui auront lieu en fin d'année.

Cette vigilance n'a peut-être pas été suffisante par le passé. Je crois qu'elle était plus forte ici que dans un pays où j'ai eu l'honneur de représenter la France il y a un peu moins d'un an. Certains sujets de préoccupation relèvent davantage du ministère de l'intérieur que du ministère dont j'ai la charge, mais je ne nierai pas que la relance des échanges humains doit aller de pair avec la nécessaire vigilance.

Vous l'avez évoqué, la question des droits de l'Homme est toujours présente dans notre dialogue. Ce n'est pas toujours la plus simple à aborder avec la Chine. Nous le faisons souvent discrètement ou en tête-à-tête. Cela a été fait dans le cadre de la dernière visite d'État du Président de la République, je peux vous l'assurer.

J'ai déjà parlé du développement de nos capacités d'information, de veille et de lutte contre la désinformation. Le développement d'une information de qualité fait partie de nos priorités. Nous avons des programmes de formation qui concernent un certain nombre de pays lointains, mais aussi plus proches. Nous avons, pour aider l'Ukraine et les journalistes indépendants à couvrir la zone ukrainienne, ouvert un hub à Bucarest, où je me suis rendue. Nous avons déjà fait beaucoup également en envoyant en Moldavie des gens et des matériels. Cela fait partie du soutien que nous souhaitons lui apporter, qui et indispensable.

J'apprends que la proposition de résolution relative à la reconnaissance du génocide ukrainien de 1932-1933, dite « holodomor » a été adoptée il y a quelques minutes par le Sénat. Je ne pouvais, étant devant vous, assurer la représentation du Gouvernement, mais je remercie Olivier Becht d'avoir brillamment représenté le pôle affaires étrangères.

Mme Michelle Gréaume. - Madame la ministre, nous nous réjouissons de la libération de prisonniers en Iran et de l'évacuation de mille personnes du Soudan.

Parmi les différents conflits, je m'attarderai précisément sur le Soudan. Depuis les affrontements qui ont éclaté il y a trois semaines, de nombreuses personnes ont franchi la frontière avec le Tchad pour échapper à la violence. Des milliers d'autres pourraient arriver dans les semaines à venir. Les nouveaux réfugiés s'ajoutent au nombre massif de personnes déjà hébergées au Tchad. Un tiers de la population dépendait déjà de l'aide alimentaire internationale. Plus largement, selon l'ONU, ce serait près de 2,5 millions de personnes supplémentaires qui risquent de souffrir de la faim au Soudan au cours des prochains mois, en raison de la poursuite des combats. Il s'agit d'une course contre la montre étant donné que la saison des pluies commence en juin et que l'accès à de nombreuses régions du Tchad sera coupé.

Pourriez-vous nous informer sur la stratégie adoptée en matière de droit d'asile suite à l'engagement du Gouvernement de respecter la convention de Genève ? Enfin, quel montant la France compte-t-elle verser comme subvention supplémentaire à l'ONU au regard de la gravité de la situation ?

M. Jean-Marc Todeschini. - Vous avez évoqué Bachar al-Assad, qui va participer demain à la réunion de la Ligue arabe. Quelle va être la position de la France pour éviter une photo à la COP 28, où il est également invité officiellement ? Y aura-t-il une réaction de l'Union européenne ? Il est toujours sous sanctions.

Je voulais parler de la Turquie, mais je pense qu'il vaut mieux avoir un débat en dehors d'une captation.

M. Mickaël Vallet. - Ma première question porte sur un sujet de principe. Quelle est la règle lorsque le ministère souhaite mener une mission d'évaluation ? La presse a confirmé récemment que le président de Capgemini, M. Paul Hermelin, a été chargé d'une mission d'évaluation, sur la base d'une lettre dont vous êtes cosignataire, pour améliorer la question des prises de rendez-vous et le traitement des visas, s'intéressant par ce biais au fonctionnement des postes consulaires.

Avons-nous les ressources suffisantes au sein de l'inspection générale du ministère des affaires étrangères, et qu'est-ce qui amène à faire appel à des compétences extérieures ? Je précise par avance que la gratuité de la mission ne rassure pas mais constitue un point d'alerte, qui a été souligné dans le cadre des auditions et du rapport rendu par la commission d'enquête du Sénat sur l'influence croissante des cabinets de conseils, où la question du pro bono était décrite comme assez floue. Ce n'est peut-être pas si gratuit qu'il y paraît. Avons-nous, au sein de l'inspection générale, les ressources et les qualités nécessaires pour mener ces missions d'évaluation ?

Deuxièmement, sauf erreur de ma part, la question de la Méditerranée prise en tant que telle, même si vous l'avez traitée par d'autres biais, n'a pas été abordée. C'est l'année la plus mortelle dans cette zone, nous en sommes déjà à plus de 400 êtres humains décédés pendant les traversées. Avons-nous encore une capacité d'indignation, ou est-on en train de s'habituer ? Y a-t-il des signaux forts que le Gouvernement français souhaite ou peut encore envoyer ?

Enfin, ma collègue Hélène Conway-Mouret me demande de vous interroger sur la cellule tolérance zéro du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Celle-ci est compétente pour tous les agents du ministère, titulaires ou contractuels, mais qu'en est-il des « recrutés locaux » qui exercent au sein d'établissements conventionnés ou partenaires du réseau d'enseignement français de l'étranger, qui ne relèveraient pas de la cellule tolérance zéro, pas plus que de l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger ? Vers qui ces personnes, lorsque le cas se présente, sont-elles amenées à se tourner ? S'agit-il des postes diplomatiques, sachant que notre personnel est lui-même désormais plus sensibilisé à ces questions ?

M. Ludovic Haye. - On pense à l'aide humanitaire, à l'aide militaire et économique, mais relativement peu à l'aide juridique dans le cadre de l'aide que peut apporter la France à l'Ukraine. Ce dossier est souvent réduit à la portion congrue. Or le dossier des avoirs russes gelés pose de vastes questions juridiques. La différence est grande entre « gelés » et « confisqués », tant les avoirs d'entités publiques, notamment les réserves de banques, et les avoirs de personnes privées diffèrent. Un groupe de travail a été mis en place au niveau de l'Union européenne avec l'Estonie, qui a bien l'intention de jouer un rôle majeur sur ces questions. Comment la France se positionne-t-elle dans la résolution de ce problème juridique complexe ? Avez-vous l'intention de travailler aux côtés du garde des sceaux sur ce sujet ?

Je rappelle que ces avoirs représentent 300 milliards d'euros issus de réserves de banques, plusieurs dizaines de milliards d'euros issus de domaines privés, face à un coût de remise en état de l'Ukraine estimé à près de 1 000 milliards d'euros.

Mme Catherine Colonna, ministre. - Madame Gréaume, merci de l'hommage que vous avez rendu au personnel du ministère, qui est là et efficace quand il le faut.

La crise qui continue au Soudan se traduit en effet par une situation difficile pour de très nombreux Soudanais, à tel point qu'on compte déjà des réfugiés dans les pays voisins. La situation humanitaire dans le pays est elle-même difficile, avec un impact sur les pays voisins, des risques pour les personnes et une inquiétude de la part de ces pays.

Nous apportons une aide humanitaire. Nous ne sommes pas les seuls. Le chiffre n'est pas encore public, mais nous avions décidé de donner plus d'une dizaine de millions d'euros, pris sur les fonds de crise de mon ministère. Nous allons devoir accroître cette aide. Le chiffre n'est pas non plus public, mais je vais néanmoins vous le communiquer, puisqu'il est plutôt vertueux. Nous avons plus que doublé l'aide, pour atteindre 27 millions d'euros, principalement au Tchad et au Sud Soudan, et prioritairement pour les déplacés.

S'agissant des demandes d'asile, notre ambassade à Khartoum est fermée. Les demandeurs de visas doivent déposer leur dossier auprès des représentations dans les pays voisins dès lors qu'ils sont présents dans ces pays en situation régulière. La recevabilité de ces dossiers est évaluée par les services consulaires compétents. Nous le faisons dans le cadre du respect du droit commun et des contrôles de sécurité, en prenant en compte les risques migratoires de certaines demandes. J'ajoute que nous avons d'ores et déjà accueilli des personnes qui relèvent du droit d'asile et sont là comme réfugiées au sens de la convention de Genève, notamment des activistes, comme Nisreen Abdelrahman Elsaim, lauréate du prix Marianne créé par mon ministère.

Monsieur Todeschini, vous vous êtes inquiété de la réintégration de Bachar al-Assad dans la Ligue arabe - mais je l'avais fait avant vous. J'en ai dit ce qu'il fallait en dire et je veux insister à nouveau sur le fait que la lutte contre l'impunité fait partie de ce qui peut amener la paix et la stabilité dans un pays. Nous ne devons pas l'oublier et il n'y aura pas de possibilités de normaliser les relations tant que nous ne pourrons pas constater une vraie évolution.

Tous les pays arabes qui ont procédé à ce mouvement inédit ont plutôt tendance à oublier cet aspect des choses, raison pour laquelle je veux le rappeler. Je l'ai dit à mes homologues égyptiens et jordaniens en milieu de semaine dernière, dans un autre cadre. Ils sont d'ailleurs conscients des nuances que nous avons les uns et les autres, et eux-mêmes en ont au sein des pays arabes.

Pour ce qui concerne la COP 28, je ne crois pas que les invitations soient d'ores et déjà émises, même si nous avons bien noté l'expression publique récente des dirigeants des Émirats arabes unis. Je rappelle que les invitations sont émises par le pays organisateur, et non par les Nations unies ou par la COP elle-même. J'espère que nous ne serons pas dans la situation que vous redoutez.

M. Vallet, vous m'a interrogée sur deux points. S'agissant de la mission Hermelin, les personnalités sont choisies librement. M. Hermelin a rendu son rapport, qui est d'excellente qualité. Capgemini n'y gagnera rien. Il a agi sans rémunération. De là à en faire un motif de soupçon, c'est un pas que je ne franchirai pas, qui est même un peu choquant. Il a été assisté efficacement par quatre inspecteurs de l'inspection générale des affaires étrangères et de l'inspection générale du ministère de l'intérieur. Je ne sais si le rapport sera public, mais vous me donnez l'envie de vous le transmettre. Vous pourrez ainsi juger de sa qualité.

S'agissant de la question plus précise sur les opérateurs et les dispositifs utiles qui nous permettent de déceler des comportements inappropriés, il revient à chaque opérateur de mettre en place son dispositif. Il est donc loisible à chacun d'entre eux de le faire.

Enfin, j'ai été interrogée par M. Haye sur le gel des avoirs russes. C'est une question qui a été abordée par les dirigeants du Conseil européen en fin d'année dernière, en décembre, afin de voir ce qu'il était possible de faire pour passer du gel, qui est la conséquence des sanctions, à une utilisation possible de ces avoirs, qui se montent a plusieurs centaines de milliards d'euros ou de dollars, prioritairement au profit de l'Ukraine, qui souffre de l'agression russe. Nous devons agir dans le cadre du droit. La confiscation des avoirs est évidemment impossible en droit. Leur utilisation soulève des questions juridiques complexes. Il existe un mandat du Conseil européen pour travailler sur ces sujets. Le service juridique du Conseil y travaille. Celui de la Commission aussi. Il n'y a pas de solution, et pas plus dans d'autres pays étrangers, qui soit pleinement respectueuse des règles de droit. Cela étant dit, nous continuons d'y travailler. D'autre part, le gel des avoirs est d'ores et déjà une mesure efficace, ainsi que vous l'avez relevé.

Par ailleurs, nous avons franchi un nouveau pas avec la décision prise hier au Conseil de l'Europe d'ouvrir un registre du recensement des dommages subis par l'Ukraine et imputables à la Russie. C'est un travail qui pourrait permettre une utilisation des avoirs si nous trouvions la façon juridiquement correcte de procéder. Cela peut être un premier pas sur la façon future d'utiliser les avoir gelés au profit de l'Ukraine.

Enfin, il n'y a pas d'indifférence, mais au contraire une action de l'Union européenne et, à titre bilatéral d'un certain nombre d'États en Méditerranée. J'appelle de mes voeux une coopération franco-italienne renforcée pour prévenir les départs désormais plus nombreux de Tunisie que de Libye depuis le début de l'année, avec les dangers qui s'y attachent. La Tunisie étant un État mieux organisé que la Libye, la Commission possède un programme qui pourrait connaître une avancée au moment du Conseil européen de la mi-juin. Des fonds sont disponibles. Il faudra regarder les engagements de la Tunisie parallèlement à l'octroi de fonds supplémentaires, s'il devait y en avoir. La France, comme l'Italie, réfléchit à des actions bilatérales. Ce sont évidemment des drames humains terribles et l'ancienne ambassadrice de France en Italie que je suis ne peut qu'appuyer ce que vous dites.

M. Olivier Cadic, président. - Merci beaucoup pour ces propos très humains. Remercier tout le ministère pour ses efforts et le travail formidable qui est fait au Soudan vis-à-vis des mille personnes qui ont pu revenir.

Comme cela a été dit, s'agissant des otages qui restent dans les prisons iraniennes, une action silencieuse et discrète est menée, nous vous en félicitons.

La réunion est close à 18 heures 25.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.