Jeudi 8 juin 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Institutions européennes - Audition de Mme Thérèse Blanchet, Secrétaire générale du Conseil de l'Union européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous recevons ce matin Madame Thérèse Blanchet, Secrétaire générale du Conseil de l'Union européenne. Madame la Secrétaire générale, je vous remercie d'être présente parmi nous. Vous avez été nommée il y a près de six mois à ce poste qui consacre votre éminente carrière de juriste française, formée en Suisse puis en Belgique, toujours au service de l'Europe. Le Secrétariat général du Conseil occupe une place stratégique puisqu'il assiste le Conseil européen et son président, ainsi que le Conseil de l'Union européenne - ce qui inclut ses nombreux groupes et comités, y compris le COREPER- et sa présidence tournante. Vous êtes donc au coeur du réacteur, si je puis dire. Aux côtés de la présidence semestrielle, vous contribuez sans doute à l'établissement des agendas de négociation et aux propositions de positions, même si nous sommes curieux des modalités de collaboration entre les services du Conseil et ceux de la présidence en exercice ainsi que des relations que vous entretenez avec la Commission européenne.

Plus largement, nous sommes très désireux d'échanger avec vous sur différents sujets qui nous préoccupent.

D'abord, l'évolution institutionnelle de l'Union européenne. Les crises à répétition appellent les chefs d'État ou de gouvernement des 27 à se réunir de plus en plus souvent, ce qui alimente une progressive montée en puissance du Conseil européen dans le jeu institutionnel européen. Si bien qu'on ne parle plus d'un triangle institutionnel - Commission, Conseil, Parlement - mais d'un carré -ajoutant le Conseil européen aux trois précédents-. Quelle est votre analyse de cette évolution ? Vous semble-t-elle de nature à renforcer ou au contraire à amoindrir la légitimité démocratique de l'Union européenne dont nous sommes très soucieux ? À cet égard, nous sommes aussi inquiets d'une dérive : à Paris, le Sénat dénonce régulièrement le recours abusif que fait le Gouvernement aux ordonnances. De même, le Conseil s'inquiète-t-il du recours croissant que fait la Commission aux actes délégués ?

En matière de démocratie européenne, nous avons la conviction que les parlements nationaux ont un rôle irremplaçable à jouer pour rapprocher l'Union de ses citoyens. À cet égard, nous veillons à suivre au plus près les négociations qui se déroulent au Conseil, où notre Gouvernement contribue à l'élaboration de la législation européenne. Pour contrôler ce dernier dans l'exercice de cette fonction législative qu'elle lui a déléguée en matière européenne, il importe que notre assemblée puisse avoir le plus grand accès possible aux travaux du Conseil mais aussi des groupes de travail, composés de représentants des services des États membres qui étudient les propositions de la Commission, avant que celles-ci soient débattues au Coreper puis au Conseil. Or aucune transparence n'est véritablement prévue pour ces travaux, y compris à l'égard des parlements nationaux. Dans quelle mesure cette transparence vous semble-t-elle pouvoir être améliorée, conformément d'ailleurs aux préconisations du Médiateur européen ?

À propos de transparence, mais sous un angle différent, pourriez-vous nous dire quelles sont les règles déontologiques applicables aujourd'hui aux membres du Conseil et aux personnels du Secrétariat général et comment les questions déontologiques y sont résolues ? Par ailleurs, comment jugez-vous les évolutions que le Parlement européen envisage à la suite du scandale du Qatargate et, plus précisément, quelle est votre vision des missions et du fonctionnement de l'organe éthique européen qui pourrait être créé ? Le Parlement européen propose de consacrer ces nouvelles règles dans un accord interinstitutionnel : dans quelle mesure, selon vous, le Conseil pourrait-il s'y rallier ?

Nous sommes aussi soucieux au sujet des études d'impact que la Commission est censée produire avec ses propositions législatives. Nous constatons que certaines de ces études d'impact sont très faibles, voire même absentes, comme pour la récente proposition de règlement pour une industrie « zéro net ». Certaines ne sont pas publiées, comme celle que le Sénat réclame sans relâche sur l'impact du Green Deal sur l'agriculture européenne. D'autres sont visiblement réalisées par des industriels alors qu'elles devraient être indépendantes. Le Conseil/les États membres ont-ils réagi face à toutes ces insuffisances ? Des explications et des réponses ont-elles été fournies par la Commission ?

Autre motif de préoccupation : nous constatons que les traductions des propositions de législation sont publiées de plus en plus tardivement dans les différentes langues de l'Union, et parfois avec une qualité très approximative. Comment l'expliquer ? Le Conseil ou ses membres s'en sont-ils émus ? Par ailleurs, les propositions de négociation de la présidence sont-elles habituellement traduites ? Dans quels délais ?

Enfin, nous savons que le Conseil peut solliciter une expertise juridique sur certaines dispositions des textes en discussion. Pourriez-vous nous préciser à quelle fréquence cela se produit, qui procède à cette évaluation, quelles conséquences peuvent en être tirées et si ces analyses sont systématiquement publiées ? Dans ces cas-là, existe-t-il éventuellement un dialogue avec le service juridique de la Commission ou celui du Parlement européen ?

Je m'arrêterai là, en ce qui concerne mes propres questions. Je vais vous laisser y répondre. Nous proposerons ensuite à nos collègues présents d'éventuellement poser des questions, s'ils le souhaitent. Je vous remercie.

Mme Thérèse Blanchet, Secrétaire générale du Conseil de l'Union européenne. - Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vais faire un bref propos introductif général, pour dresser le tableau, y compris historique, du Conseil et du Conseil européen. Ensuite, j'essaierai de répondre à vos questions, dans la mesure du possible, car je ne peux pas répondre à la place des autres institutions européennes.

Le Conseil de l'Union européenne, historiquement, vous le savez, est l'une des quatre premières institutions de ce qui est devenu l'Union européenne. Sa première réunion a eu lieu en septembre 1952 comme Conseil de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (CECA). C'était il y a plus de soixante-dix ans. Il y avait quatre institutions à l'époque : le Conseil, l'Assemblée, la Haute autorité qui est devenue la Commission et la Cour de justice. S'y sont ajoutés maintenant le Conseil européen, la Banque centrale européenne et la Cour des comptes. Le premier président du Conseil était d'ailleurs Konrad Adenauer et son alter ego était le premier président de la Haute autorité, devenue Commission, Jean Monnet.

L'un des éléments importants de la volonté politique de ces fondateurs, très visionnaires et courageux - six ans après la fin de la guerre, le traité CECA a été signé en mettant en commun les moyens de la guerre : le charbon et l'acier -, était la mise en place d'institutions pérennes qui seraient le ciment de la communauté devenue l'Union européenne. Le préambule du traité CECA indique que les pays fondateurs sont résolus « à jeter les bases d'institutions capables d'orienter un destin désormais partagé ». C'est l'objectif des institutions européennes : elles sont là, pérennes, les présidences passent, les gouvernements aussi mais les institutions sont stables. Le Conseil est l'un des piliers essentiels de cette architecture institutionnelle. Comme vous le savez, il est composé des représentants des gouvernements de chacun de nos 27 États membres, au niveau ministériel. Le Conseil est le creuset dans lequel cette volonté politique initiale se renouvèle. Son secrétariat général en est le témoin privilégié dans le contexte de « polycrise » que l'on traverse depuis une dizaine d'années.

La présidence du Conseil, comme vous le savez aussi, est assurée selon un système de rotation égale par chacun des États membres pour six mois, sauf pour sa formation traitant des affaires étrangères qui est présidée par le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, depuis 2009. Le rôle de la présidence semestrielle est d'organiser et diriger les travaux du Conseil, de faire avancer les dossiers, ainsi que de représenter le Conseil dans ses relations avec les autres institutions. La présidence se doit d'être au service de tous ses membres et neutre. Elle est toujours dans les mains du Conseil : c'est-à-dire que le Conseil, à la majorité simple, peut contraindre la présidence à aller dans un sens ou un autre. La présidence ne donc peut pas imposer sa volonté au Conseil. Cela se passe en général très bien : 27 membres c'est beaucoup, ce qui favorise mécaniquement le rôle d'une présidence centralisée pour faire avancer les dossiers. Mais il faut toujours se souvenir que le Conseil n'est pas une conférence intergouvernementale. Il a le pouvoir de prendre des décisions et d'adopter des actes législatifs obligatoires pour tous les États membres, mêmes pour ceux qui ont voté contre. C'est la chambre dans laquelle se trouvent les États membres ; sans eux, il n'y a pas d'Union européenne : c'est la courroie de transmission entre ce niveau décisionnel européen, et l'application au jour le jour des décisions au niveau des États membres. L'Union européenne (UE) repose sur un système d'administration indirecte : c'est aux autorités des États membres qu'il appartient d'appliquer concrètement le droit de l'Union européenne. Le traité prévoit, en effet, que les États membres doivent prendre toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en oeuvre des actes de l'UE, parce que l'administration européenne n'en a pas les moyens. Nous ne sommes pas aux États-Unis où des agences sont créées pour appliquer le droit fédéral.

Dans le système institutionnel, le Conseil exerce une double fonction : législative et budgétaire d'un côté, exécutive de l'autre. Le traité de l'Union européenne (TUE) indique en effet que « le Conseil exerce conjointement avec le Parlement les fonctions législative et budgétaire ». Il exerce des fonctions de définition des politiques et de coordination. Le Conseil n'est pas simplement une sorte de chambre haute du pouvoir législatif européen. C'est une institution puissante, moins connue dans ce fameux triangle institutionnel que vous mentionnez. Les deux autres sont beaucoup plus visibles et disposent de plus de moyens.

C'est une erreur à notre sens de vouloir forcer les institutions européennes à rentrer dans des cases préexistantes selon la division classique des pouvoirs héritée de Montesquieu. Ce n'est pas ainsi que l'Union européenne a été conçue. Le pouvoir de l'Union européenne vient des États membres, sans lesquels elle n'existerait pas. Le Conseil a donc bien ce double rôle : législatif et budgétaire d'une part et exécutif d'autre part. Le Parlement européen a également un rôle législatif et budgétaire mais aussi de contrôle politique : ce n'est pas la seule chambre législative de l'Union ou le seul organe démocratique puisque le Conseil lui-même est composé de ministres issus de gouvernements démocratiquement élus, responsables devant leur parlement.

Le pouvoir législatif exercé par le Conseil remonte à loin, historiquement. Le Parlement européen a réussi, au fur et à mesure des modifications des traités, à obtenir un pouvoir législatif. À l'origine, le Conseil était le seul législateur communautaire, pendant les trente premières années. Le Parlement était seulement consulté. Son rôle a évolué lorsque, à partir de 1979, il y a eu les premières élections directes. C'est surtout avec l'aide de la Cour de justice, qui a soutenu dans sa jurisprudence le rôle démocratique du Parlement européen, que son pouvoir a été renforcé. Cette jurisprudence a ensuite été codifiée dans les traités. Il y a une sorte de va et vient entre la jurisprudence de la Cour de justice et l'accroissement du rôle du Parlement. Par exemple, la Cour de justice, en 1980, affirme que la consultation du Parlement constitue une « formalité essentielle dont le non-respect peut provoquer l'annulation de l'acte ». C'était un moyen de renforcer le rôle du Parlement. Ensuite, en 1987, dans l'Acte unique européen, apparaissent les débuts de la codécision avec la procédure de coopération. Ensuite, il y a de nouveau un retour de balancier avec l'arrêt de la Cour de justice de 1992 qui oblige à re-consulter le Parlement, ce qui est une manière de dire au Conseil de tenir compte de son avis. En 1993, le traité de Maastricht introduit alors le processus de codécision, renforcé avec le traité d'Amsterdam. En 2009, le traité de Lisbonne place le Parlement européen et le Conseil sur un pied d'égalité dans la procédure législative ordinaire, qui est devenue la norme. Le traité de Lisbonne étend à une quarantaine de nouveaux domaines l'application de la procédure de codécision. Il permet également une distinction plus fine entre actes législatifs et non législatifs (actes d'exécution, actes délégués) et promeut l'obligation de légiférer en public. Toutes les réunions du Conseil qui traitent d'un acte législatif doivent se tenir en public et l'association des parlements nationaux au processus législatif est renforcée avec le contrôle de subsidiarité que vous connaissez bien, puisque vous le pratiquez au sein du Sénat. Le pouvoir législatif du Conseil s'est donc vu rogné au fur et à mesure de l'évolution historique pour être partagé à égalité avec le Parlement européen.

S'agissant du pouvoir budgétaire également, le traité de Lisbonne a mis les deux institutions sur un pied d'égalité concernant la procédure budgétaire annuelle qui permet d'adopter un budget d'environ 170 milliards d'euros par an. Toutefois, pour le cadre financier pluriannuel, adopté pour 7 ans, c'est le Conseil qui l'adopte à l'unanimité avec l'approbation du Parlement européen. Le cadre financier pluriannuel pour 2021-2027 représente 1,174 milliards d'euros auxquels s'est ajouté le plan de relance de 750 milliards d'euros.

S'agissant du rôle exécutif du Conseil, il est un peu passé sous silence alors qu'il est important. Le Conseil a un rôle dans la définition des politiques et la coordination des politiques des États membres. Le traité réserve ainsi au Conseil le domaine des relations extérieures, et la procédure de négociation et de conclusion des accords internationaux : autorisation donnée à la Commission d'ouvrir les négociations, mandats adressés à la Commission, autorisation de signer les accords, autorisation d'application provisoire. Le Conseil exerce ces compétences seul, sans l'intervention du Parlement européen. Toutefois, le traité de Lisbonne a augmenté les cas dans lesquels le Parlement européen doit approuver la conclusion d'accords. Mais l'établissement des positions de l'Union européenne dans les instances créées par les accords relève uniquement du Conseil, pas du Parlement européen. Tous les volets de la politique étrangère et de sécurité commune et politique de sécurité et de défense commune (PESC- PSDC) sont élaborés, définis, mis en oeuvre par le Conseil qui prend toutes les décisions importantes à l'unanimité, en général. Certaines décisions peuvent être prises à la majorité qualifiée mais les membres du Conseil limitent cet usage, s'agissant notamment de l'adoption des sanctions

M. Jean-François Rapin. - Je reviens un instant sur ce que vous avez dit sur l'usage limité de la majorité qualifiée. Est-ce à dire que les décisions sont adoptées par consensus ?

Mme Thérèse Blanchet - Non, la règle par défaut dans le domaine de la PESC, c'est l'unanimité. C'est une règle de vote, ce n'est pas un consensus. Pour adopter un régime de sanctions, sectoriel ou individuel avec les fameux « listings », l'unanimité est requise. L'article 31 du traité de l'Union européenne prévoit néanmoins que les décisions de mise en oeuvre ou d'application de ces sanctions peuvent être adoptées à la majorité qualifiée.

M. André Gattolin. - Et pour les sanctions ciblées ?

Mme Thérèse Blanchet. - Les sanctions ciblées, correspondant à la modification d'une annexe, pourraient normalement relever - s'agissant de la PESC - du pouvoir d'exécution confié au Conseil. Or, selon le traité, pour la mise en oeuvre du pouvoir d'exécution, c'est la majorité qualifiée qui s'applique. Cependant, les membres du Conseil, en matière de sanctions, spécifient souvent que l'édiction ou la mise à jour de l'annexe doivent se faire à l'unanimité. Il y a donc des moyens d'utiliser la majorité qualifiée en matière de PESC mais il y a souvent une volonté politique de ne pas le faire.

Au titre de la PESC, il existe aussi une vingtaine d'opérations ou missions militaires, militaro-civiles ou civiles en cours qui sont adoptées par le Conseil. Le Conseil, en matière de politique étrangère, s'exprime normalement au travers de ses conclusions, approuvées par consensus, mais il existe d'autres modes de fonctionnement de ce pouvoir exécutif, par exemple le mécanisme de réaction politique en cas de crise, l'IPCR (integrated political crises response). Ce dispositif de coordination opérationnel qui fonctionne à l'intérieur du Conseil sous l'autorité de la présidence et du COREPER est activé actuellement pour la guerre en Ukraine et la crise migratoire.

Par ailleurs, le Conseil a un rôle dans la coordination des politiques économiques des États membres comme les grandes orientations politiques et économiques, ou la procédure de déficit excessif.

Venons-en maintenant au Conseil européen, qui est l'institution suprême de l'Union européenne composée des chefs d'État ou de gouvernement. Le « ou » est important, parce que nous avons le Président français qui est chef d'État, mais ils ne le sont pas tous. Le Conseil européen comprend aussi des Premiers ministres. Sont également membres du Conseil européen, son Président, Charles Michel, et la Présidente de la Commission, qui ne votent pas. Le Conseil européen se réunit très régulièrement et de plus en plus souvent ces dernières années. C'est l'enceinte où se prennent les orientations et les décisions les plus lourdes. Dans les années 1960, on l'appelait conférence au Sommet. C'est le Président de Gaulle qui, pour la première fois, convie ses cinq collègues à Paris en février 1961. L'objectif était de rechercher les moyens propres à organiser une coopération politique plus étroite. Mais les réunions n'étaient pas régulières. Il y en a eu une autre, par exemple, en 1967 au moment des dix ans du traité de Rome. C'est en décembre 1974, sous l'impulsion de Valéry Giscard d'Estaing, qu'il est décidé de réunir trois fois par an cette instance et chaque fois que nécessaire, en présence des ministres des affaires étrangères. C'est ce qu'on appellera progressivement le Conseil européen dont l'existence est officialisée en 1987 par l'Acte unique européen qui mentionne sa composition mais n'en fait pas une institution. C'est le traité de Maastricht en 1993 qui prévoit non seulement sa composition, en répétant ce que disait l'Acte unique, et précise son rôle, qui est toujours le même : « donner à l'UE les impulsions nécessaires à son développement et en définir les orientations politiques générales ». C'est le vocabulaire encore utilisé à l'article 15 du TUE. Ce rôle avait déjà été défini dans la déclaration solennelle de Stuttgart en 1983, codifié ensuite dans le traité de Maastricht. Il s'agissait, à cette époque, d'une enceinte purement politique. Le traité de Maastricht avait néanmoins prévu qu'il pouvait adopter un certain nombre de décisions, d'actes juridiques, pour lesquels il fallait voter, mais dans ce cas-là, on l'appelait Conseil réuni au niveau des chefs d'État ou de gouvernement. C'était notamment prévu pour la nomination du président de la Commission. Cette méthode permettait de tricher un petit peu, parce que formellement le Conseil européen n'était pas une institution. C'est n'est qu'en 2009, avec le traité de Lisbonne, que le Conseil européen est vraiment devenu une institution, avec un règlement intérieur et les ministres des affaires étrangères en ont été écartés. Les réunions du Conseil européen sont différentes de celles du Conseil de l'Union européenne : les chefs d'État ou de gouvernement sont plus libres dans leur expression et ne sont pas contraints, comme au Conseil de l'UE, par la publicité des réunions qui souvent limite les ministres à l'expression convenue d'une position nationale. Le Conseil européen est devenu une institution avec un président à plein temps, élu par ses pairs pour deux ans et demi renouvelable une fois, c'est-à-dire cinq ans, ce qui correspond à la période de mandat de la Commission et du Parlement européen. Le Conseil européen se prononce par consensus sauf lorsqu'il adopte des actes juridiques, soit à la majorité qualifiée, soit à l'unanimité selon les dispositions prévues dans les traités.

Le Conseil européen a cette double fonction, à la fois d'orientation politique de l'activité de l'Union européenne et de définition des politiques au titre de ses fonctions classiques qui existent depuis la déclaration de Stuttgart. Par exemple, c'est le Conseil européen qui a siégé 5 jours et 4 nuits en juillet 2020 pour adopter le fameux plan de relance de 750 milliards d'euros. C'est lui aussi qui a choisi de mettre l'accent sur la politique industrielle, qui n'était pas bien vue il y a quelques années dans l'Union européenne, bien que l'Union dispose d'une compétence en la matière. Cette impulsion a été donnée par le Conseil européen, dans des conclusions adoptées par consensus, concernant le choix de l'autonomie stratégique.

Le Conseil européen a aussi des fonctions de nature constitutionnelle, prévues dans une trentaine de cas dans le traité. Le Conseil européen a des pouvoirs de décision, et peut adopter des actes juridiques, s'agissant notamment des nominations aux plus hautes fonctions : il peut proposer la personnalité qui exercera la présidence de la Commission, nommer le président du Conseil européen, le Haut représentant, la présidente de la BCE, décider de la composition du Parlement européen sur proposition de ce dernier, définir la liste des formations du Conseil. Il a également un pouvoir en matière de révision ordinaire ou simplifiée des traités, d'activation des clauses passerelles, ou d'élargissement. Il est aussi la chambre d'appel, par exemple dans les mécanismes de frein d'urgence. Des clauses existent, en effet, permettant l'application de la procédure législative ordinaire à certains domaines, tempérées par un mécanisme de frein qui permet à un État membre de faire appel au Conseil européen pour des raisons vitales, pour s'opposer au projet législatif en cours d'adoption ou le retarder en provoquant une discussion à niveau plus élevé. C'est un peu ce qui reste du compromis du Luxembourg. Il y a aussi les cas où un acte peut être adopté par le Conseil mais seulement après discussion au Conseil européen, par exemple pour décider qu'un nouvel État deviendra membre de l'euro.

En revanche, le Conseil européen n'a pas le droit d'exercer les fonctions législatives. C'est expressément interdit dans le TUE à l'article 15 parce que la règle du consensus au Conseil européen représente un risque de contournement de la règle de vote de majorité qualifiée du Conseil. Le Conseil européen peut néanmoins appeler les co-législateurs à agir vite mais il ne peut pas se mêler du détail du contenu. Depuis une dizaine d'années, voire un peu plus, se tient également le sommet de la zone euro créé par le fameux traité sur la stabilité, coopération et gouvernance (TSCG) qui se réunit souvent en marge du Conseil européen.

Au service de ces deux institutions, le Conseil et le Conseil européen, il y a le Secrétariat général à la tête duquel je suis. Il est composé d'environ 3000 personnes, dont plus de 1000 traducteurs et environ 600 personnes qui sont au service du fonctionnement politique du Conseil. Nous sommes conseillers de la présidence, participons à l'élaboration des compromis, et veillons à assurer la cohérence des travaux. Nous aidons la présidence dans son rôle, notamment s'agissant de l'organisation pratique comme la traduction en 24 langues. Toutefois, les actes qui nous arrivent de la Commission sont déjà traduits dans ces 24 langues.

M. Jean-François Rapin. - Je vous ai posé quelques questions durant mon propos introductif, pourriez-vous y revenir ? Je passerai ensuite la parole à mes collègues sénateurs.

Mme Thérèse Blanchet. - Bien sûr. Concernant le rôle du Secrétariat général et ses relations avec les autres secrétariats généraux, j'ai, par exemple, une réunion hebdomadaire avec mon homologue de la Commission, qui gère un effectif de 30000 personnes. Cela nous permet, quoiqu'il arrive dans les sphères politiques, d'assurer une continuité administrative, une coopération pratique, ce qui présente l'intérêt de toujours maintenir des institutions pérennes au service de l'Union européenne. Quoi qu'il arrive politiquement entre nos institutions, l'objectif n'est pas d'alimenter les problèmes, mais bien plutôt de les résoudre.

J'ai également une rencontre hebdomadaire avec la présidence semestrielle et mensuelle avec le secrétaire général du Parlement européen, afin de suivre l'avancement des dossiers en codécision et de résoudre des difficultés éventuelles. Par exemple, sur la proposition législative relative à l'achat conjoint d'armement EDIRPA (European defence industry reinforcement through common procurement act), le Parlement européen a manifesté son opposition à ce que la Commission utilise l'article 122 du TFUE   si bien que celle-ci a finalement recouru à la procédure de codécision. De ce fait, le projet d'acte n'a pas été adopté dans les temps, et une proposition de règlement sur les munitions a dû être mise sur la table pour adoption rapide.

M. Jean-François Rapin. - J'aimerais pouvoir vous entendre sur les questions de transparence et d'éthique, que j'ai évoquées. Que pensez-vous du dispositif proposé par le Parlement européen ?

Mme Thérèse Blanchet. - Concernant la transparence législative, moi qui ai participé assez régulièrement aux conférences intergouvernementales pour changer les traités, je dois dire que, lors du traité de Lisbonne, un très grand pas a été fait en distinguant les dispositions applicables aux actes législatifs de celles applicables aux actes non législatifs.

L'activité législative du Conseil est publique. Cela n'est pas toujours passionnant pour le grand public mais tous les dossiers sensibles (COREPER 1, transport, environnement, Green deal, numérique) donnent quand même lieu à de vrais débats au Conseil qui sont publics : le Conseil n'est pas la boite noire qu'on l'accuse d'être. Certes, le COREPER et les groupes de travail ne se tiennent pas en public. Mais, dans les parlements nationaux aussi, il y a un certain nombre de commissions parlementaires qui ne se tiennent pas en public, même en Suède, qui est pourtant en avance sur les pratiques en matière de transparence. Les documents examinés au Conseil sont rendus publics, sauf ceux, internes, qui portent la mention « limité », et les documents préalables et travaux préparatoires, sont également rendus publics une fois que l'acte législatif est adopté. S'agissant du Conseil, on répond positivement à 70% des demandes d'accès aux documents. Le taux de réponse positive est néanmoins plus élevé pour la Commission : 90%, le Conseil pourrait donc peut-être encore faire mieux.

Concernant les informations transmises ou non par le gouvernement français au Parlement, cette question n'est pas de mon ressort, c'est du ressort de chaque système national. Comme vous le savez, il y a des États membres où les gouvernements doivent venir systématiquement devant le Parlement avant d'aller à telle ou telle réunion, pas nécessairement pour obtenir un mandat. C'est ce qui se passe par exemple aux Pays-Bas, au Danemark, dans les pays nordiques et même en Allemagne. Le Conseil a régulièrement été attaqué devant la Cour de Justice de l'Union européenne pour défaut de transparence, et les requérants ont souvent obtenu gain de cause. La Cour nous a ainsi demandé d'améliorer la publicité des tableaux quatre colonnes issus des trilogues législatifs. Il est toutefois logique que le Conseil se garde juste la possibilité de ne pas rendre publique la 4ème colonne qui donne sa position de négociation et qu'il ne tient évidemment pas à dévoiler en amont au Parlement européen.

Sur la question de l'éthique, la proposition de la Commission a été présentée hier. Elle vise à créer un comité d'éthique, qui relèverait d'un accord interinstitutionnel. Je ne sais pas encore ce que sera la position du Conseil. Ce serait un comité d'éthique sans pouvoirs de sanction ni de poursuite puisqu'il existe déjà d'autres organes ainsi que des règles découlant du statut des fonctionnaires avec des procédures disciplinaires, etc. Il établirait des standards d'éthique, mais n'imposerait pas d'obligations aux membres du Conseil, qui sont soumis à leurs propres standards d'éthique nationaux.

M. André Gattolin. - En tant que sénateur membre de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), je dois faire une déclaration à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique pour le Sénat, ainsi qu'une déclaration spécifique auprès de l'APCE à chaque début de session.

Mme Thérèse Blanchet. - Les membres du Parlement européen - qui ne sont pas soumis à des règles nationales - vont pour leur part être soumis à ces nouvelles règles, tout comme les membres de la Commission. Le président du Conseil européen pourrait également être soumis à ces règles. Mais je ne suis pas sûre que le Conseil européen, comme institution, ait envie de négocier avec les autres institutions cet accord. Chaque institution dispose de son autonomie de fonctionnement.

S'agissant des pouvoirs d'enquête, ils sont déjà exercés par l'Office européen anti-fraude (OLAF) dans le domaine administratif et le procureur européen dans le domaine pénal. Concernant les fonctionnaires européens, y compris les hauts fonctionnaires, leur statut prévoit la possibilité d'enquêtes internes et des procédures disciplinaires sous le contrôle de la Cour de justice.

Mme Christine Lavarde. -Madame la Secrétaire générale, récemment, des travaux se sont tenus dans le cadre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. La mise en oeuvre d'un certain nombre de propositions nécessite une évolution des traités, qui représente un travail de long terme. À plus court terme, on pourrait penser recourir aux clauses passerelles, qui permettent, à traité constant, de pouvoir changer les règles de décision au sein du Conseil, notamment en passant de l'unanimité à la majorité qualifiée. Est-ce que vous pensez que le Conseil est prêt à cette évolution déjà en son sein avant de discuter de l'évolution des traités ?

Mme Thérèse Blanchet. - A l'occasion des discussions en cours sur l'élargissement, on constate quand même une certaine pression - on a accordé le statut de candidat à l'Ukraine et à la Moldavie, pas encore à la Géorgie, et cinq pays des Balkans l'ont déjà. On a donc commencé en interne à examiner le respect par l'Union européenne d'un des critères de Copenhague visé à l'article 49 du TUE mais rarement mis en avant : la capacité d'absorption de l'Union. Ce critère, contrairement aux autres, ne s'applique pas aux candidats. Il doit être respecté par l'Union européenne elle-même. Lors des élargissements de ces vingt dernières années, à 10+3 pays, la priorité a été donnée aux questions institutionnelles. On en a fait un préalable avec le traité de Lisbonne, après avoir échoué à Amsterdam et à Nice. Ayant participé très étroitement à sa négociation, je considère que le traité de Lisbonne permet dorénavant aux institutions de traverser de nouveaux élargissements parce que de nombreuses dispositions sont prévues sur la base de pourcentages, qui ne rendent plus impérative une renégociation des traités. Même pour le nombre de commissaires, le traité prévoit par défaut qu'il égale les deux tiers du nombre d'États membres, et ce nombre peut même être réduit par une décision du Conseil européen à l'unanimité.

La modification des traités implique dans certains États membres un référendum. C'est ainsi que l'Irlande, par exemple, a dans un premier temps voté non au traité de Lisbonne. Un certain nombre de concessions ont alors été faites, notamment le retour à un commissaire par État membre, décidé à l'unanimité par le Conseil européen qui peut donc tout aussi bien y renoncer de la même manière. Je vous donne cet exemple pour vous montrer que les traités sont à mes yeux « enlargement proof » - comme on dit en anglais - en ce qui concerne le système institutionnel.

En revanche, la capacité d'absorption qu'on est en train d'examiner maintenant, concerne les politiques importantes : que deviennent le budget, la PAC, la politique de cohésion quand la plupart des États membres actuels deviennent contributeurs nets ? Car, de fait, quasiment tous les États d'Europe de l'Est deviendraient contributeurs nets en cas d'élargissement aux pays candidats.

M. Jean-François Rapin. - en effet, il n'y a pas que la question de la contribution nette, il y a aussi celle de l'impact sur les politiques elles-mêmes : je pense notamment à la PAC et au volume de production de blé ukrainien.

Mme Thérèse Blanchet. - Les tensions actuelles autour de l'entrée sans droits de douane et sans quotas du blé ukrainien dans les États membres limitrophes en offrent une illustration directe, d'où l'importance de discuter de l'impact d'un élargissement sur les politiques de l'Union. Pour répondre à votre question sur la majorité qualifiée, il n'y a pas une volonté farouche des États membres pour évoluer en ce sens. Il existe de nombreuses possibilités, à traité constant. La révision des traités étant devenue, après Lisbonne, un peu plus rigide, il convient d'explorer toutes les sortes de flexibilité prévues à l'intérieur des traités actuels. Il y a ainsi des clauses de révision simplifiée, des passerelles... y compris dans la PESC : on pourrait simplement appliquer le traité comme il est sans recourir à une clause passerelle. Même cela semble compliqué. Pour la fiscalité, on pourrait utiliser la passerelle générale de l'article 48 du TUE qui nécessite une décision du Conseil européen à l'unanimité et la possibilité pour les Parlements nationaux de s'y opposer dans les six mois. Dans leur silence, la passerelle est adoptée. On pourrait le faire également pour la politique sociale pour laquelle il existe une passerelle sectorielle. Les possibilités existent mais c'est une question de choix politique.

M. Didier Marie. -Pour prolonger l'intervention de ma collègue, Christine Lavarde, je souhaitais vous interroger sur la question des traités. La Présidente de la Commission, lors de son discours sur l'État de l'Union, a souhaité engager une révision des traités en réponse aux propositions de la Conférence sur l'avenir de l'Europe et le Parlement européen, en juin 2022, a adopté une résolution visant à remplacer l'unanimité par le vote à la majorité qualifiée, pour renforcer les pouvoirs et les compétences de l'Union en matière de santé et de sécurité transfrontalière, de défense, etc., par des amendements aux articles 29 et 48 TUE. Logiquement, même s'il n'y a pas de délai, le Conseil se doit de mettre ce sujet sur la table du Conseil européen. Pour quelles raisons ne l'a-t-il pas fait ? J'imagine que ce sont des raisons politiques, mais jusqu'où est-il possible de ne pas le faire ?

Mme Thérèse Blanchet, secrétaire général du Conseil. -Le Parlement européen, en juin de l'année dernière, a effectivement adopté une proposition de modification sur deux articles, tout en annonçant qu'il était en train de mener un travail approfondi visant à proposer des modifications de plus grande ampleur. Le Conseil a décidé en novembre dernier, de ne pas transmettre pour l'instant ces propositions de modification des traités au Conseil européen et aux Parlement nationaux. Par économie de procédure, le Conseil a décidé d'attendre la proposition plus large déjà annoncée dans cette même résolution du Parlement européen, afin de faire une seule transmission au Conseil européen. Pour l'instant, le Parlement n'a pas transmis cette proposition au Conseil mais elle est attendue pour juillet ou plus tard.

Est-ce une bonne idée de s'engager dans la modification des traités ? Au vu de mon expérience des conférences intergouvernementales et des référendums, je pense que ce n'est pas nécessaire et même risqué. Compte tenu du contexte géopolitique, de la situation politique de certains de nos États membres, je crains fort que le résultat soit plus un recul de l'intégration européenne qu'une avancée. Avant d'ouvrir les traités, il faut savoir où l'on veut arriver. Il faut presque avoir déjà pré-rédigé le projet final. Le risque serait de voir émerger des demandes de repasser à l'unanimité sur certains domaines où la décision se prend aujourd'hui à la majorité qualifiée, de modifier le rôle de la Cour de justice, etc.

M. Jean-Yves Leconte. -Madame la Secrétaire générale, quand je vous entends, finalement, j'ai un peu l'impression que vous contredisez ce que disait Jacques Delors il y a quelques années quand il disait que « l'Europe était un vélo, qui, s'il n'avançait pas, tombait ». Sur la question des traités, il y a aussi des évolutions dans les politiques et dans les décisions de la Cour de justice qui font qu'on ne peut nécessairement rester à traité constant sauf à constater aussi des reculs. C'est le cas, par exemple, de la question des données de connexion qui sont décisives pour la sécurité nationale et les enquêtes pénales.

Comme la sécurité nationale n'est pas dans les compétences de l'Union, la Cour de justice rend ses décisions sur des éléments qui n'intègrent pas cette contrainte. S'agissant des enquêtes pénales, il s'agit de la même difficulté. Finalement, l'Union a tellement évolué qu'aujourd'hui, le traité ne permet pas de traiter correctement ce qui devrait relever des compétences de l'Union.

C'est une remarque générale qui fait, que, même si sur la question de l'élargissement, on peut peut-être s'en sortir à traité constant, sur ce sujet-là je doute que le statu quo soit tenable : on risque d'avoir de vraies confrontations.

Sur ce sujet, quels sont les échanges au niveau européen, au niveau du Conseil ?  Nous, du côté français, essayons de trouver des solutions juridiques mais nous manquons d'informations sur ce qui se passe dans les autres pays. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ?

La deuxième question, peut-être plus pratique, concerne la capacité de la Hongrie à assurer la présidence du Conseil. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Mme Thérèse Blanchet. -Sur la première question, je connais bien la situation de la collection des données puisque j'ai été directrice « justice et affaires intérieures » au service juridique du Conseil pendant sept ans. Pendant toute cette période, j'ai bien vu le choc qu'a provoqué cet arrêt Data retention de la Cour de justice. À cet égard, les discussions sont en cours, au Conseil « justice et affaires intérieures » . Entre temps, l'arrêt du Conseil d'État français est effectivement parvenu à « ménager la chèvre et le chou » de manière intelligente et habile. Il permet de concilier à la fois la jurisprudence de la Cour de justice, qui a évolué, tout en essayant de corriger un peu le tir, au fur et à mesure des jurisprudences.

Une solution serait de légiférer dans ce domaine. Or la Commission n'a pas pris d'initiative législative. Dans ce vide, la Cour de justice a interprété les traités et la Charte des droits fondamentaux, dont la révision exige l'unanimité, mais une évolution législative, qui peut se faire à la majorité qualifiée, pourrait permettre de répondre à sa jurisprudence et asseoir certaines garanties.

M. Jean-Yves Leconte. - Il faut imposer un équilibre entre droits fondamentaux et objectifs de l'Union.

Mme Thérèse Blanchet. - C'est déjà le cas. Les droits fondamentaux peuvent être restreints dans le cadre d'une législation avec des critères et des garanties. J'en viens à votre question sur la présidence semestrielle hongroise, lors du deuxième semestre 2024. Les traités prévoient effectivement une présidence tournante du Conseil, et il n'est pas question d'exclure un État membre de la rotation programmée. Même si elle peut donner une impulsion pour faire avancer certains dossiers et organiser les travaux, la présidence du Conseil est très contrainte en réalité : à tout moment, à la majorité simple, le Conseil peut lui donner des directives, tout membre du Conseil ou de la Commission peut demander l'inscription d'un point à l'ordre du jour du Conseil dans les 16 jours avant la réunion. La présidence n'a pas une totale maîtrise de l'ordre du jour, elle reste naturellement soumise au règlement intérieur du Conseil et s'appuie sur son secrétariat général.. Il n'y a pas de raison, à mon avis, de porter un soupçon d'emblée sur la future présidence hongroise, qui sera suivie par la présidence polonaise. D'ailleurs, au cours de la deuxième moitié de 2024, on sera au tout début de la législature, donc les trilogues reprendront, au mieux, vers novembre/décembre : en réalité, ces six mois-là, en ce qui concerne le travail de co-législation, seront d'une importance limitée même s'il faudra continuer à faire avancer les dossiers en cours au Conseil.

M. André Gattolin. -Madame la Secrétaire générale, tout d'abord, je vous remercie pour cet éclairage historique et pédagogique sur le rôle de chacune des institutions européennes.

On dit qu'il y a une préférence au sein du Conseil européen pour la prise de décision à l'unanimité. Je redoute, concernant par exemple des sanctions, que l'unanimité conduise à une sorte d' « opt-out » informel dans l'exécution des décisions. On parlait du cas de la Hongrie : la commission des affaires étrangères et de la défense a entendu cette semaine le ministre hongrois des affaires étrangères, mais il semble y avoir un décalage entre son narratif et la réalité. Par exemple, la “loi Magnitsky” dont l'Union européenne s'est dotée fin 2021 pour sanctionner des personnes physiques ou morales, étatiques ou non, qui auraient violé les droits de l'homme n'est pas à la hauteur. Certes l'Union européenne a pris des sanctions sur ce fondement mais, parce qu'elles sont prises à l'unanimité, elles couvrent un champ très réduit, et les sanctions individuelles semblent plus pertinentes que les sanctions générales envers un pays qui les utilise souvent pour mobiliser son opinion publique.

Deuxième remarque, c'est la question de l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme ; vous connaissez les réticences françaises fortes, parfois justifiées, et l'enjeu juridique. L'article 13 de la Charte européenne des droits fondamentaux pose le principe de la liberté académique, qui n'est pas codifiée par ailleurs au niveau européen. Quand il y a un recours contre la politique de la Hongrie en matière d'enseignement, la Cour de justice défend la liberté académique sur la base de la liberté d'entreprendre alors que la CEDH la défend sur le principe de la liberté d'expression. Il me semble qu'existe le risque de faire prédominer cette vision très « marché unique » de la CJUE à l'égard des libertés fondamentales, la législation de l'Union étant assez peu développée en matière d'État de droit. Quelle est votre opinion sur le sujet ?

Mme Thérèse Blanchet. -. Sur la question de l'unanimité en matière de PESC, j'observe, notamment depuis le Brexit, la pandémie et maintenant la guerre en Ukraine, une unité de plus en plus forte entre États membres au Conseil. J'ai vécu les tensions lors de la crise financière ou la crise migratoire jusqu'à poser la question d'exclure la Grèce de la zone euro.

Il y a eu un changement radical, que j'ai observé personnellement, au moment du référendum négatif au Royaume-Uni en juin 2016. Le Conseil a aussitôt réagi d'une seule voix en affirmant : « no notification, no negociation » donc en exigeant du Royaume-Uni une demande de retrait avant d'enclencher les négociations bordées par le délai de deux ans. À partir de ce moment-là, les États-membres ont été de plus en plus unis, découvrant la puissance de leur unité, qui n'est pas la simple addition de chaque puissance. Celle-ci s'est renforcée pendant la pandémie qui a provoqué des situations inimaginables et chaotiques, le marché intérieur s'écroulant avec des contrôles aux frontières et des files de camion. Les chefs d'État ont repris le dessus en dégageant des moyens financiers nouveaux, en décidant les certificats de vaccination qui ont permis de rouvrir les frontières, en utilisant les compétences que les traités autorisaient, y compris dans le domaine de la santé.

Maintenant, avec l'Ukraine qui met la guerre à nos portes, l'unité reste de mise. Il est vrai que la Hongrie fait certaines déclarations publiques mais au Conseil, elle n'a pas bloqué les sanctions, si bien que l'Union en est à prendre un onzième paquet de sanctions, qui commence à toucher de plus en plus à des intérêts assez forts des uns et des autres, et pas seulement de la Hongrie. S'agissant des sanctions, il ne peut pas y avoir d'abstention constructive comme cela existe dans la PESC , c'est-à-dire qu'un État peut accepter une décision mais ne pas l'appliquer. La Hongrie l'a utilisé pour l'aide en armements à l'Ukraine, ce qui a permis l'adoption de cette aide : les États comme la Hongrie ne donnent pas d'armes, ne les financent pas mais financent l'autre volet d'aide, l'aide non létale.

Concernant l'adhésion à la convention européenne des droits de l'Homme, c'est un serpent de mer qui dure depuis longtemps, depuis l'avis de la Cour de justice en 2014, quand j'étais directrice Justice et affaires intérieures du Conseil. D'après ce que je sais, trois solutions sont maintenant sur la table : la déclaration interprétative, la solution alternative proposée par la France et une autre solution proposée par un État membre. C'est en discussion et on essaie de trouver la meilleure solution. En ce qui concerne la déclaration interprétative, le service juridique du Conseil a considéré que cette option était valide juridiquement.

La France peut naturellement défendre sa propre position : il s'agit d'un choix politique.

Mme Gisèle Jourda. - Merci beaucoup, Madame la Secrétaire générale, pour vos éclairages sur le fonctionnement institutionnel européen qui peut paraître quelques fois difficile à appréhender au quotidien.

J'aimerais évoquer avec vous la capacité d'absorption en matière d'élargissement. Avec certains collègues de la commission, nous revenons de Moldavie où nous avons entendu les représentants du gouvernement et de l'économie. Nous avons constaté, dans ce pays, un fort engouement dans l'espoir de rejoindre l'Union européenne à l'horizon de 2030. Les Moldaves estiment même que ce n'est pas parce qu'ils sont les derniers à être devenus candidats qu'ils doivent être les derniers à entrer, en faisant référence aux États des Balkans. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce critère de la capacité d'absorption ?

La guerre exige de l'empathie mais il faut aussi le recul voulu pour prendre des décisions. Étant, comme mes collègues le savent, très attachée aux politiques de voisinage et au partenariat oriental, je souligne qu'il ne faut peut-être pas délaisser ces outils au profit d'autres instruments, puisqu'ils ont permis des avancées des pays concernés. Nous nous étions rendus par le passé tant en Ukraine qu'en Géorgie et en Moldavie pour constater ces avancées.

Mme Thérèse Blanchet. - La capacité d'absorption est un critère interne de l'Union selon lequel l'Union doit être prête à recevoir de nouveaux États membres sans elle-même s'effondrer. Il ne faut pas que l'Union, devant absorber des États, s'effondre sous le poids d'un manque de préparation. Il faut aussi qu'elle prépare ses politiques. La PAC en est un exemple flagrant. On importait déjà des produits agricoles d'Ukraine, qui est une superpuissance agricole en réalité, aux prix mondiaux. Sans PAC, l'agriculture ukrainienne est déjà industriellement efficace. L'Union européenne a levé les droits de douane et quelques quotas, sans suspendre les contrôles sanitaires, afin d'aider l'Ukraine, mais aussi de contribuer aux exportations notamment vers l'Afrique. On aurait pu organiser le transit directement vers l'Afrique plutôt que de lever les droits de douanes mais le choix politique a été fait d'aider ainsi l'Ukraine, et maintenant la Moldavie pour laquelle les droits de douane sont en train d'être progressivement levés.

Mme Gisèle Jourda. - Le partenariat oriental a été salvateur. Il a permis de modifier ces droits de douane.

Mme Thérèse Blanchet. - Exactement. C'est ce qui distingue ces trois pays (Géorgie, Moldavie, Ukraine) des Balkans, qui bénéficient d'accords d'association avec l'Union assez anciens qu'ils ne veulent pas moderniser, par exemple par l'ajout de protocoles, par exemple sur le roaming. Ils craignent que cela retarde leur adhésion.

Quant aux trois accords conclus dans le cadre du partenariat oriental, ce sont des accords plus modernes qui permettent d'accéder plus facilement au marché intérieur, en fonction des listes d'acquis qui sont dans les annexes, qui sont modifiables par le comité conjoint, ce qui leur permet d'être très dynamiques, et bénéficient d'un système arbitral permettant de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice. L'Ukraine a sans doute l'accord le plus moderne des trois pays, avant la Moldavie. Accéder au marché intérieur ne peut se faire sans être responsable et sans participer au financement.

Mme Gisèle Jourda. -J'avais été rapporteure sur la question des contrats d'association avec ces trois pays. La conjoncture politique n'était pas la même à l'époque, et on voulait surtout freiner l'élargissement. On a donc fixé dans ces contrats des conditions tant sur le plan commercial que sur le plan éthique, difficiles à remplir. Ces pays étaient en voie de se rapprocher des standards européens. Il ne faudrait pas qu'à l'aune de ce bouleversement politique qu'est la guerre en Ukraine, l'on abandonne ces contrats, alors que ces pays ont démontré des avancées, comme j'ai pu le constater en m'y rendant à plusieurs reprises.

Mme Thérèse Blanchet. -De fait, il y a des obligations juridiques dans ces accords qui peuvent aider à mieux préparer l'adhésion.

Quant aux Balkans, il serait déjà utile de les encourager à l'intégration régionale : ce serait une manière de se préparer entre eux, un peu comme dans l'espace économique européen avec le pilier EFTA (European Free Trade Association).

Je crois en tout cas que le train de l'élargissement est parti politiquement.

M. Jean-François Rapin. - Est-ce que la Communauté politique européenne (CPE)  constitue un dérivatif?

Mme Thérèse Blanchet. -Je ne pense pas ; il a été clarifié que la CPE n'était pas une salle d'attente. Le message porté par la CPE est dans la photo. C'est une instance très politique, provenant de la volonté des chefs d'État ou de gouvernement de se réunir régulièrement. Il faudra être vigilant sur les compétences de l'Union, dans les différents secteurs du marché intérieur, qui devront être respectées, si la CPE devait aller vers des réalisations plus concrètes. Certains partenaires risquent d'être tentés de «  rejouer le match » à travers cette instance.

La CPE doit être considérée, selon moi, comme une enceinte permettant des rencontres directes bilatérales entre chefs d'État ou de gouvernement. Cette instance n'est pas un substitut aux accords d'association, dont est en charge l'Union européenne, qui eux seuls permettent de préparer l'adhésion de manière ordonnée.

Je pense que les Balkans ne devraient pas avoir peur de moderniser ces accords.

M. Jean-François Rapin. - Merci beaucoup. Pour votre information, nous recevons bientôt une délégation géorgienne.

Mme Gisèle Jourda- Il y a dans ce pays un recul énorme : la Géorgie est le meilleur élève du partenariat oriental mais des freins politiques font craindre un blocage ce qui est très dommage. Et les deux conflits gelés sur le territoire géorgien constituent un frein supplémentaire.

Mme Thérèse Blanchet. - En effet.

Mme Gisèle Jourda- En Moldavie, en plus des institutionnels, nous avons rencontré des jeunes, d'écoles françaises, mais aussi des moldaves souvent francophiles, qui, eux, se posent plus de questions sur l'entrée dans l'Union européenne : pour la population et ces jeunes qui peuvent avoir un oncle ukrainien, une tante russe, ou une belle-soeur roumaine, ce n'est pas si évident, surtout quand il y a un conflit gelé.

M. Jean-François Rapin. - Merci beaucoup Madame la Secrétaire générale.

La réunion est close à 10h40.