Mercredi 21 juin 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Politique régionale - Gestion des déchets dans les outre-mer - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, le 10 mai dernier, notre commission a organisé, avec la délégation sénatoriale aux outre-mer, une table ronde sur les politiques européennes en outre-mer au cours de laquelle sont intervenus le cabinet de la commissaire européenne à la cohésion et aux réformes, Elisa Ferreira, et les services concernés de la Commission européenne. Nous y avons abordé différents sujets d'importance pour nos outre-mer, notamment la question de la gestion des déchets.

J'ai par ailleurs assisté hier avec intérêt à l'audition du ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire organisée par la délégation aux outre-mer sur le foncier agricole outre-mer, au cours de laquelle le sujet de la biomasse a été évoqué.

La question de la gestion des déchets a une dimension européenne certaine, ce qui a motivé le dépôt, le 22 mai dernier, d'une proposition de résolution européenne par nos collègues Gisèle Jourda et Viviane Malet, à la suite du remarquable rapport qu'elles ont présenté sur ce sujet à la délégation aux outre-mer en décembre dernier. C'est cette proposition de résolution que notre commission va examiner aujourd'hui.

Entre-temps, le 31 mai, le Sénat a débattu en séance publique de cette question, en présence de la ministre Dominique Faure qui a présenté la feuille de route que prépare le Gouvernement pour améliorer la gestion des déchets en outre-mer ; l'objectif est de faire de ces déchets des ressources à exploiter. La ministre a déploré également la difficulté des collectivités ultramarines à consommer les crédits mis à leur disposition à cet effet, y compris les crédits européens. Nous attendons que la réunion du Comité interministériel des outre-mer, annoncée la semaine dernière et finalement reportée au 3 juillet, confirme la mobilisation de l'exécutif sur ce dossier.

Dans cette attente, nous allons entendre le rapport de nos collègues Marta de Cidrac, présidente du groupe d'études Économie circulaire, et Gisèle Jourda, auteure de la proposition de résolution qui nous est soumise.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Notre commission est saisie d'une proposition de résolution européenne que ma collègue Viviane Malet, membre de la délégation sénatoriale aux outre-mer, et moi avons déposée le 22 mai dernier, relative à la gestion des déchets dans les outre-mer. Elle a pour objet de traiter du volet européen de cette question importante pour l'avenir de ces territoires.

Cette proposition de résolution européenne découle des travaux conduits dans le cadre de la mission d'évaluation que la délégation sénatoriale aux outre-mer nous a confiée, à Viviane Malet et à moi, en mai 2022. Le rapport d'information, adopté en décembre 2022, formulait vingt-six propositions dans différents domaines afin d'améliorer la situation.

Les déplacements et auditions que nous avons effectués nous ont en effet permis de constater le retard majeur des outre-mer en matière de collecte, de traitement et de valorisation des déchets, ainsi que de transport pour les déchets ultimes. Notre rapport d'information tirait la sonnette d'alarme face à cette situation particulièrement préoccupante. Nous avons montré que la cote d'alerte était atteinte et avons mis en avant les disparités existant dans ce domaine entre les territoires. Ainsi, si La Réunion dispose d'un taux satisfaisant d'équipements, dans d'autres territoires, le nombre d'infrastructures nécessaires à la collecte de déchets est très insuffisant.

Je me permets de rappeler que les outre-mer abritent 80 % de la biodiversité française. Un rattrapage massif par rapport à l'Hexagone est nécessaire et urgent. Un indicateur suffit pour illustrer le retard pris par les collectivités ultramarines. À l'échelon national, seuls 15 % des déchets ménagers sont enfouis, tandis que 85 % sont valorisés. Dans les outre-mer, à l'exception de la Martinique et de Saint-Barthélemy, ces taux sont inversés. Le défi est encore plus grand à Mayotte et à La Réunion.

Plusieurs facteurs permettent d'expliquer cette situation critique : une gestion des déchets plus coûteuse dans ces territoires que dans l'Hexagone, des collectes moins régulières ainsi qu'un manque d'infrastructures spécifiques et de filières de recyclage adaptées. L'exposé des motifs de la proposition de résolution européenne rappelle l'ensemble de ces éléments. Le rapport d'information insiste aussi sur la nécessité de faire pleinement application de l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui permet d'adapter la réglementation de l'Union en matière de gestion des déchets et d'économie circulaire, en cours de révision et à venir, et de l'adapter aux contraintes particulières des outre-mer pour leur permettre de développer des stratégies régionales et d'augmenter l'aide au fret dans l'environnement régional.

Ainsi, pour ce qui concerne le volet européen de la gestion des déchets dans les outre-mer, la proposition de résolution formule des préconisations : d'une part, sur les financements européens et leur pérennité et, d'autre part, sur la réglementation de l'Union applicable aux transferts de déchets. En effet, l'Union européenne, au travers de sa politique de cohésion économique, sociale et territoriale, promeut la stratégie en faveur de l'économie circulaire dans laquelle elle est engagée. Cette stratégie devrait notamment contribuer à résorber le retard important pris par les outre-mer en matière de gestion durable des déchets. Dans le cadre de la nouvelle programmation 2021-2027, la politique de cohésion s'oriente plus particulièrement vers les objectifs du Pacte vert pour l'Europe. L'objectif climatique se trouve, de fait, renforcé. Chaque État membre doit ainsi consacrer au moins 30 % de ses dépenses à l'objectif « Europe plus verte et à faibles émissions de carbone », contre 20 % au cours de la période 2014-2020.

Au titre de la cohésion, l'Union européenne soutient les régions ultrapériphériques (RUP) au moyen de certaines dispositions spécifiques. Pour la période 2021-2027, elle a alloué aux RUP un financement supplémentaire de 1 928 millions d'euros au titre du Fonds européen de développement régional (Feder). La coopération territoriale européenne porte également sur un nouvel objectif appelé « coopération faisant intervenir les régions ultrapériphériques », destiné à faciliter l'intégration des RUP et le développement harmonieux dans leurs régions respectives. Le budget consacré à ce volet s'élève à 281 millions d'euros.

L'utilisation des fonds de la politique de cohésion par les régions ultrapériphériques est aussi soumise à certains critères spécifiques. Ainsi le taux de cofinancement des programmes y est majoré, pour atteindre un maximum de 85 %. Cette mesure temporaire a été préservée jusqu'en 2027. Différents fonds européens peuvent donc être mobilisés par les régions ultrapériphériques pour soutenir les investissements dans des infrastructures de collecte et traitement des déchets. Lors de la révision du Feder, les RUP, au titre de l'article 349 du TFUE, ont par ailleurs été autorisées à déroger à l'interdiction de soutenir des projets d'élimination des déchets par mise en décharge, dès lors qu'elles en justifiaient la pertinence.

La proposition de résolution demande que ces adaptations des règles propres aux RUP soient préservées et reconduites pour la prochaine période du cadre financier pluriannuel de l'UE. Je tiens néanmoins à souligner que la sous-consommation des crédits européens constitue un enjeu de crédibilité dans le cadre des prochaines négociations du budget de l'Union.

Les données pour la période 2014-2020, en cours de consolidation par les services de l'État, ne sont pas encore publiées. En tout état de cause, les collectivités se heurtent à de nombreuses difficultés pour mobiliser les aides européennes. Pourtant, l'importance des actions en faveur de la gestion des déchets et du développement de l'économie circulaire dans les régions ultrapériphériques a été reconnue, à plusieurs reprises, par la Commission européenne qui s'est engagée à prendre en compte leurs spécificités et leurs contraintes dans la mise en oeuvre des politiques européennes.

La proposition de résolution invite, à ce titre, à une réelle adaptation de la législation de l'Union européenne en matière de déchets et d'économie circulaire aux spécificités des RUP, notamment françaises. Parallèlement, ces régions doivent s'engager dans des politiques volontaristes pour rattraper le retard pris en matière de gestion des déchets.

Les élus des territoires ultramarins font preuve d'une volonté très forte. Les freins réels auxquels ces territoires sont confrontés ne sont pas liés à un manque de volonté politique, mais à des difficultés de terrain. Il ne faut pas oublier non plus l'importance du critère d'insularité. En matière de stockage et de transfert des déchets, les périmètres d'action sont inévitablement restreints, ce qui freine la réalisation des ambitions et des politiques volontaristes que l'on souhaite déployer dans ces territoires.

Je rappelle que le plan d'action en faveur de l'économie circulaire, présenté en 2020 par la Commission européenne, encourage la mise en oeuvre de « solutions en matière d'économie circulaire [...] taillées sur mesure pour les régions ultrapériphériques et insulaires ». Cependant, la confection desdites solutions laisse parfois à désirer.

Enfin, je tiens à me féliciter de l'adoption, mercredi dernier, par le Parlement européen, d'une résolution appelant à mieux tenir compte des spécificités des RUP dans les politiques européennes. Elle rappelle notamment « l'importance d'élaborer une stratégie locale de gestion des déchets qui tienne compte des transitions écologique et énergétique et de la protection de la biodiversité, et qui contribue au renforcement de l'économie circulaire dans les régions ultrapériphériques ». Je note que la position du Parlement européen rejoint les recommandations du rapport de la délégation aux outre-mer sur la nécessité d'une gouvernance consolidée qui permette de « prendre le virage d'une économie circulaire réaliste et adaptée aux contraintes propres des territoires ultramarins ».

Je remercie Marta de Cidrac pour l'aide éclairée qu'elle nous a apportée à l'aune de ses connaissances spécifiques, qui sont venues compléter notre regard sur le sujet.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. Le groupe d'études Économie circulaire du Sénat, que j'ai l'honneur de présider, a participé étroitement aux travaux de la délégation aux outre-mer sur la gestion des déchets dans les outre-mer.

J'avais d'ailleurs souligné à l'occasion de la publication du rapport que la question de l'adaptation de la réglementation de l'Union européenne sur les transferts de déchets pourrait être opportunément relayée par notre commission des affaires européennes. C'est chose faite à travers la proposition de résolution qui nous est soumise, ce dont je me félicite.

Les contraintes particulières des outre-mer, qui ne disposent pas de capacités suffisantes pour stocker, traiter et valoriser sur leurs territoires les déchets qu'ils produisent, obligent bien souvent ces territoires à exporter leurs déchets vers l'Hexagone, un autre État membre ou un pays tiers, en transitant ou non par un autre pays. Les exportations de déchets des outre-mer vers l'Hexagone et l'étranger ont d'ailleurs fortement augmenté au cours des vingt dernières années. Leur volume a presque doublé depuis la fin des années 2000. Au total, 90 % de ces exportations concernent des déchets non dangereux. Une majorité de ces déchets est envoyée vers l'Hexagone. C'est plus particulièrement le cas pour ceux qui proviennent de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane. C'est également le cas généralement pour les déchets dangereux.

Concernant les transferts de déchets, la proposition de résolution formule plusieurs recommandations. De tels mouvements au sein de l'Union européenne sont, en effet, régis par un règlement de 2006. Ce texte transpose, dans le droit de l'Union, les dispositions de la convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et leur élimination, adoptée le 22 mars 1989 et entrée en vigueur en France le 5 mai 1992, ainsi que la décision de 2001 de l'OCDE qui vise à contrôler les mouvements, entre pays de l'OCDE, de déchets destinés à des opérations de valorisation.

Une révision de ce règlement européen de 2006 a été proposée par la Commission européenne en novembre 2021. Elle vise à prévenir la pollution liée aux exportations de déchets, en particulier en dehors du continent européen, à encourager le développement de l'économie circulaire, en facilitant les transferts intra-européens, et à lutter contre les transferts illégaux de déchets qui représenteraient entre 15 % et 30 % des transferts.

La Commission européenne propose ainsi d'interdire toute exportation de déchets vers des pays tiers n'appartenant pas à l'OCDE, sauf si ces derniers en font la demande officielle et apportent la preuve que les déchets importés font l'objet d'une valorisation rationnelle sur le plan environnemental. L'objectif est d'éviter que des déchets ne soient importés par des pays qui ne disposent pas de moyens suffisants pour les traiter dans des conditions satisfaisantes sur les plans environnemental et sanitaire, et que ces transferts s'opèrent sans leur accord.

Le Parlement a proposé d'aller encore plus loin en interdisant les exportations de déchets plastiques vers les pays tiers, ce qui limiterait encore plus les transferts de déchets hors de l'Union européenne. Toutefois, il semblerait que cette mesure ne soit pas compatible avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et la décision de l'OCDE. La proposition de résolution s'inquiète d'un tel durcissement qui pourrait affecter plus particulièrement les outre-mer français dans la gestion de leurs déchets.

En raison de leur appartenance au territoire européen, les régions ultrapériphériques doivent se conformer au règlement relatif aux transferts de déchets, et doivent donc respecter ces procédures dès lors que, dans le cadre d'un transfert vers l'État membre dont elles ressortissent, les déchets transitent par un autre État membre ou par un pays tiers.

Initialement, le texte présenté par la Commission européenne ne contenait pas de dispositions particulières relatives à la situation des régions ultrapériphériques en matière de transfert de déchets. Lors des discussions au Conseil, la France a proposé un assouplissement des procédures pour les régions ultrapériphériques et a plaidé pour faciliter les transferts de déchets entre deux territoires d'un même État membre transitant par un autre État membre.

Il convient de relever que le cadre européen ne permet d'agir que sur les pays de l'Union. La demande française était motivée par les difficultés rencontrées, au cours des derniers mois, par certains départements d'outre-mer lors d'opérations de transfert de déchets nécessitant un transit par d'autres États membres ; certains s'étant montrés très pointilleux dans l'instruction des dossiers, ce qui contribuait à allonger la durée des trajets maritimes.

Notre pays s'est trouvé isolé sur cette problématique. Elle ne concernait, en effet, que les RUP françaises, du fait de l'éloignement géographique des territoires en question. Force est de reconnaître que la France peine à obtenir des dérogations sur ce fondement. Le Sénat le déplore d'ailleurs de longue date.

Les autorités françaises ont ainsi demandé que les autorités de transit disposent d'une durée d'instruction plus courte des demandes de transfert - trois jours avaient été suggérés dans un premier temps, au lieu de trente selon les règles actuelles -, durée au terme de laquelle l'accord tacite de l'autorité de transit serait réputé acquis. Finalement, le Conseil a retenu un délai de sept jours, sur proposition de la présidence suédoise. Cette disposition paraît relativement équilibrée au regard des enjeux et nous vous proposons de soutenir le maintien de cette mesure dans le texte définitif.

J'indique également qu'un amendement reprenant la position française, déposé par des eurodéputés français, a été introduit lors du vote en séance plénière, le 16 janvier, sur cette révision du règlement au Parlement européen. Un premier trilogue s'est déjà tenu le 31 mai. Les réunions techniques entre le Conseil et le Parlement européen devraient se poursuivre au mois de juillet. Cette avancée obtenue par la France peut, certes, paraître relativement modeste au regard des enjeux des outre-mer dans ce domaine. Je tiens toutefois à rappeler que l'Union européenne ne dispose pas de marge de manoeuvre pour agir sur les pays d'importation et de transit en dehors de son territoire. Dans ce contexte, c'est la Convention de Bâle qui s'applique.

C'est pourquoi la proposition de résolution invite le Gouvernement à ouvrir des discussions dans le cadre de cette convention internationale, afin de conclure des accords régionaux pour le traitement des déchets des outre-mer français. Le chef du pôle national des transferts transfrontaliers de déchets (PNTTD) nous a indiqué, lors de son audition, qu'un dialogue s'était engagé en application du traité pour permettre l'ouverture d'un groupe de travail sur le consentement préalable, piloté par la France.

Plus généralement, la proposition de résolution européenne invite l'Union européenne, sur le fondement de l'article 349 du TFUE, à adapter les règlements en vigueur et à venir aux contraintes particulières des outre-mer pour y faciliter la gestion des déchets et y encourager l'économie circulaire.

Mes chers collègues, pour l'ensemble des raisons que nous venons d'exposer, nous vous proposons de compléter cette proposition de résolution européenne, dont nous partageons l'ambition : outre quelques modifications rédactionnelles et d'harmonisation, nous suggérons un certain nombre d'ajouts qui permettent de mieux en préciser la dimension européenne et d'en actualiser le contenu.

Mme Viviane Malet. - Je remercie Gisèle Jourda et Marta de Cidrac des travaux que nous avons menés ensemble.

Les outre-mer accusent un retard majeur en matière de gestion des déchets. Le taux d'enfouissement y est très élevé et la valorisation énergétique quasi inexistante. De plus, ces territoires manquent d'équipements, pour des raisons climatiques et géographiques, liées à leur éloignement. La situation varie toutefois d'un bassin à l'autre.

Les objectifs de collecte et de traitement des déchets inscrits dans la réglementation pour ces territoires sont largement calqués sur ceux de l'Hexagone et de l'Union européenne. Cette réglementation n'a pas été conçue pour des territoires insulaires et isolés, qui sont parfois très éloignés d'un État membre de l'OCDE. Elle ne tient pas compte non plus du retard qu'ils ont pris. Cela ne facilite pas la coopération régionale avec les îles proches, dont le statut juridique est différent. Il faut donc adapter la législation, dans tous ces domaines, aux spécificités des outre-mer. L'impact de cette mesure pour l'Europe sera minime, mais il sera considérable pour nos territoires.

Nous espérons qu'une suite favorable sera donnée à la présente proposition de résolution européenne.

M. Jacques Fernique. - Le rapport que vous avez présenté m'a convaincu que les carences des outre-mer en matière de gestion des déchets - variables selon les territoires - ne tiennent pas à un manque de volonté des élus concernés, mais à la mise à l'épreuve, dans des conditions disparates, de nos politiques publiques à l'aune des caractéristiques propres aux outre-mer : l'insularité, les difficultés de collecte, ou encore la surexposition aux risques naturels.

La recommandation n° 23 de votre rapport plaide pour une adaptation des aides européennes aux outre-mer.

Je retiens deux idées fortes de la série de recommandations que vous présentez. La première tend à réhausser l'exigence de notre système de responsabilité élargie des producteurs (REP), afin que les éco-organismes soient tenus par des objectifs territoriaux. La seconde vise à fournir aux outre-mer les moyens de répondre à la forte hausse des coûts nécessaires à la collecte et au traitement de leurs déchets - qui ne tient pas à une mauvaise gestion, mais à des conditions de réalisation difficiles. Ces coûts reposent, en outre, principalement sur les contribuables. Un représentant de l'association Amorce que vous avez entendu en audition a ainsi souligné qu'un centre de tri ne se montait pas aussi aisément en outre-mer qu'en région parisienne.

Le rapport recommande par ailleurs de prolonger les dispositifs européens de prise en charge des particularités des RUP existantes et d'adapter les réglementations afin d'accroître l'utilisation des aides européennes. Ces dernières sont, en effet, souvent peu sollicitées en raison de la complexité des montages de dossiers requis.

La proposition de résolution européenne qui nous est présentée, et qui développe la recommandation n° 23 du rapport, me paraît tout à fait appropriée. L'idée n'est pas de maintenir un régime spécial pour prolonger les retards pris dans les outre-mer au regard de nos objectifs européens, mais au contraire de chercher à les rattraper en adaptant les bons dispositifs aux spécificités de ces territoires.

Mme Viviane Malet. - Nous avions préconisé dans notre rapport d'imposer une taxation particulière aux éco-organismes, mais les douanes ne peuvent pas nous communiquer la part de leur activité qui est consacrée au traitement des déchets ultramarins.

M. Jean-François Rapin, président. - Les douanes ne sont-elles pas capables d'établir ces données ?

Mme Viviane Malet. - Nous ne savons pas si elles sont incapables de les établir ou si elles ne souhaitent pas nous y donner accès.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - La question de la gestion des déchets touche au problème majeur de la différenciation, qu'avait bien perçu notre ancien collègue Michel Magras. Il existe des absurdités géographiques que nous nous devons d'effacer. À titre d'exemple, l'obligation de faire transiter certains déchets par Papeete pour éviter d'en passer par des contrats d'association avec des pays situés en dehors de notre périphérie, que nous a citée notre collègue Lana Tetuanui à propos de la Polynésie française, est un non-sens, a fortiori compte tenu de nos engagements environnementaux.

Je tiens à saluer Viviane Malet pour notre collaboration, qui nous a tous enrichis.

M. Jean-François Rapin, président. - Lorsque j'étais président de l'Association nationale des élus du littoral (Anel), j'avais organisé une assemblée générale décentralisée à La Réunion sur le thème suivant : « Les outre-mer, exemple pour l'Hexagone ? ». On trouve en effet dans ces territoires les mêmes difficultés qu'en métropole, mais concentrées dans un espace souvent restreint.

Pour ce qui concerne la transition verte, nous n'en sommes pas à un paradoxe près, y compris chez ceux qui la soutiennent.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Je me réjouis que la commission des affaires européennes se soit saisie de la question des déchets dans les outre-mer, car j'ai eu pendant longtemps le sentiment qu'il s'agissait d'un périmètre oublié en raison de son éloignement. On s'imaginait, en outre, qu'il était possible, puisqu'il s'agissait d'un espace européen, d'y appliquer strictement les règles européennes sans tenir aucun compte de leurs caractéristiques propres, l'espace contraint dû à l'insularité, notamment.

Nous avons là un travail intéressant à relayer. Il faut que l'Union européenne entende ces voix ultramarines spécifiques à la France, d'autant que l'Union dispose grâce à cela d'un espace maritime non négligeable, qui mérite que l'on s'y intéresse, et qui est d'autant plus stratégique au vu des évolutions géopolitiques que nous vivons.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. La France est un peu marginalisée sur cette question en Europe, cette problématique n'étant pas partagée par la plupart des autres États membres.

La commission autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 40.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

sur la gestion des déchets dans les outre-mer

Article unique

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu les articles 175 à 178, 192 et 349 du traité de fonctionnement sur l'Union européenne (TFUE),

Vu la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination, entrée en vigueur le 5 mai 1992,

Vu le règlement (CE) n° 1013/2006 du 14 juin 2006 concernant les transferts de déchets,

Vu le règlement (UE) 2021/1058 du Parlement européen et du conseil du 24 juin 2021 relatif au Fonds européen de développement régional et au Fonds de cohésion,

Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux transferts de déchets et modifiant les règlements (UE) n° 1257/2013 et (UE) 2020/1056, COM(2021) 709,

Vu le mandat de négociation adopté par le Conseil, le 24 mai 2023, sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux transferts de déchets et modifiant les règlements (UE) n° 1257/2013 et (UE) 2020/1056,

Vu le rapport du Parlement européen, adopté le 17 janvier 2023, sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux transferts de déchets et modifiant les règlements (UE) n° 1257/2013 et (UE) 2020/1056,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 3 mai 2022 intitulée : « Donner la priorité aux citoyens, assurer une croissance durable et inclusive, libérer le potentiel des régions ultrapériphériques de l'Union», COM(2022) 198 final,

Vu le mémorandum conjoint des Régions Ultrapériphériques intitulé : « Pour un nouvel élan dans la mise en oeuvre de l'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne », publié en mars 2017,

Vu le document de position commune aux trois États membres et aux neufs Régions Ultrapériphériques, publié dans le cadre de l'actualisation du partenariat stratégique de la Commission européenne avec les Régions Ultrapériphériques, le 19 janvier 2022,

Vu le premier paquet de mesures du nouveau plan d'action en faveur de l'économie circulaire (nCEAP), présenté par la Commission européenne, le 30 mars 2022, qui vise à renforcer l'écoconception des produits, en élargissant la gamme des produits visés et en renforçant les exigences en la matière,

Vu l'article 209 de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte,

Vu le rapport d'information n° 195 (2022-2023) de Mmes Gisèle Jourda et Viviane Malet, fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, le 8 décembre 2022,

Considérant que le flux croissant de déchets défigure les paysages, altère les conditions de vie et détruit la biodiversité ;

Considérant les retards et les manquements majeurs en matière de gestion des déchets et l'ampleur de l'urgence sanitaire et environnementale induite, la nécessité d'un rattrapage massif par rapport à l'Hexagone et le besoin de politiques volontaristes et durables axées sur l'économie circulaire et la valorisation énergétique ;

Considérant que cette crise des déchets est liée, d'une part, à un taux d'enfouissement écrasant, un taux de valorisation faible et une valorisation énergétique quasi nulle, et d'autre part, à des gisements importants qui échappent aux flux de collecte (déchets des quartiers informels, dépôts sauvages ou décharges illégales), sans compter les stocks historiques de véhicules hors d'usage abandonnés qui ne sont pas résorbés à ce jour ;

Considérant l'urgence sanitaire dont font état les outre-mer du fait des maladies favorisées par cette situation ;

Considérant que les outre-mer abritent 80 % de la biodiversité française et que l'asphyxie des forêts tropicales (mangroves) par les déchets menace les espèces présentes ;

Considérant les vingt-six propositions dans tous les domaines - financements, coûts, gouvernance, ingénierie, coopération régionale, filières à responsabilité élargie des producteurs (REP), modes de collecte et de traitement... - figurant dans le rapport d'information du Sénat n° 195 (précité) afin de lutter contre ce fléau ;

Sur le financement européen du traitement des déchets et sur la pérennité des aides européennes

Considérant que, dans le cadre de la programmation 2021-2027, les fonds européens prévoient des adaptations pour les régions ultrapériphériques en application de l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

Considérant l'enjeu déterminant que représente le maintien d'un taux de cofinancement majoré dans les RUP, ces collectivités manquant de fonds propres ;

Demande que les adaptations en vigueur des règles relatives aux fonds européens pour la période 2021-2027 au bénéfice des RUP soient préservées et reconduites pour la prochaine période, en particulier celles permettant :

- de continuer à y financer des équipements structurants de base comme les centres, les incinérateurs ou les déchetteries ;

- d'y assouplir l'application de la « concentration thématique », c'est à-dire l'obligation faite aux États membres et aux régions d'utiliser prioritairement les crédits européens au service de l'objectif stratégique de « transformation économique innovante et intelligente », qui n'est pas adaptée aux besoins de rattrapage structurel des RUP françaises ;

- de conserver des taux de cofinancement de 85 % ;

Demande que ces adaptations soient reconduites après 2027 ;

Attire l'attention sur d'éventuelles difficultés de versement des aides européennes en raison de l'impossibilité des RUP d'atteindre les objectifs européens de recyclage ou de valorisation fixés par le « Paquet Économie Circulaire » de 2018, transposé par la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, ce qui pourrait avoir un impact sur leur accès aux fonds européens ;

Sur les transferts de déchets vers et hors de l'Union européenne

Considérant que la Convention de Bâle ainsi que la décision de l'Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), dont les dispositions ont été introduites dans le droit de l'Union, encadrent strictement les transferts de déchets dangereux à des fins de traitement entre pays de l'OCDE ;

Considérant que la Convention de Bâle autorise les accords régionaux de transferts de déchets entre États, tant qu'ils sont compatibles avec la gestion écologiquement rationnelle des déchets (dangereux et autres) ;

Souligne que cet encadrement strict des transferts de déchets dangereux, conçu pour s'appliquer à de grandes économies développées fortement connectées (l'Union européenne, le Japon, les États Unis, l'Australie), est inadapté et surdimensionné pour des petits territoires insulaires, éloignés des principales routes commerciales et produisant des quantités infinitésimales de tels déchets ;

Regrette que l'accord politique intervenu au Conseil, concernant la révision du règlement sur les transferts de déchets, ne prévoit pas d'adapter les conditions d'exportation des déchets hors de l'Union européenne aux spécificités des régions ultrapériphériques, en particulier leur éloignement géographique ;

Salue l'introduction, proposée par le Conseil et le Parlement européen, dans la proposition de règlement sur les transferts de déchets, d'une disposition favorable aux transferts de déchets entre une région ultrapériphérique et l'État membre dont elle ressort, à savoir la réduction, en cas de transit par un État membre, du délai au terme duquel le consentement tacite de cet État peut être présumé, ce qui contribuera à faciliter les exportations de déchets des outre-mer vers l'Hexagone, et appelle, en conséquence, à maintenir cette mesure dans le texte final ;

S'inquiète également des discussions en cours sur la révision du règlement sur les transferts de déchets qui pourraient encore durcir les conditions d'exportation des déchets hors de l'Union européenne, y compris s'agissant des déchets non dangereux et recyclables comme les plastiques ;

Appelle à tenir compte des spécificités des régions ultrapériphériques lors des prochaines révisions des règles européennes en vigueur afin de faciliter les exportations des déchets des outre-mer, notamment dans leur environnement régional, dans le respect de la Convention de Bâle ;

Affirme qu'une facilitation des transferts de déchets dans l'environnement régional n'est pas contradictoire avec la stratégie de développement de filières locales de traitement, qui peut permettre une massification des flux à l'échelle régionale ;

Estime indispensable de garder ouverts des exutoires potentiels pour les déchets des outre-mer, dans l'hypothèse de la survenue de crises imprévues exigeant d'exporter les déchets, sous réserve de s'assurer que les conditions de traitement dans les pays tiers de réception sont équivalentes à celles en vigueur dans l'Union européenne ;

Invite à ouvrir des négociations, afin de conclure des accords régionaux pour le traitement des déchets des outre-mer français, dans le cadre de la Convention de Bâle ;

Appelle plus généralement l'Union européenne, sur le fondement de l'article 349 du TFUE, à adapter les règlements en vigueur et à venir aux contraintes particulières des outre-mer pour y faciliter la gestion des déchets et y encourager l'économie circulaire ;

Invite le Gouvernement à défendre ces orientations au Conseil.

La commission autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 22 juin 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Culture - Enjeux actuels de la liberté des médias audiovisuels en Europe - Audition de MM. Giuseppe Abbamonte, directeur de la Commission européenne en charge des médias, Geoffroy Didier, député européen, rapporteur pour la commission Marché intérieur du Parlement européen (en visioconférence), Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles au ministère de la culture, M. Christophe Tardieu, secrétaire général de France Télévisions, et Mme Marie Grau-Chevallereau, directrice des études réglementaires au Secrétariat général du groupe M6

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Le président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin, et moi-même avons souhaité prolonger nos échanges du 23 mars dernier consacrés à la presse par une nouvelle matinée centrée cette fois sur l'audiovisuel.

Cette table ronde sur les enjeux de la liberté des médias audiovisuels en Europe prolonge utilement le débat que le Sénat a eu la semaine dernière, lors de l'examen de ma proposition de loi relative à la réforme de l'audiovisuel public et à la souveraineté audiovisuelle.

Le règlement européen sur la liberté des médias, ou European Media Freedom Act (Emfa) en anglais, vise à garantir des médias libres et à assurer leur pluralité. Il trouve son origine dans certaines dérives intervenues dans plusieurs pays d'Europe orientale. Il fait également écho à des problématiques que connaissent les pays d'Europe de l'Ouest, dans lesquels les médias sont confrontés à une grave crise de leur modèle.

Je tiens à en rappeler rapidement les contours. Le développement de la publicité sur les réseaux sociaux et les plateformes de vidéo entraîne la baisse des ressources des médias audiovisuels traditionnels et fragilise leurs investissements dans l'information et le sport, deux catégories de programmes particulièrement coûteuses. L'émergence de grandes plateformes internationales de vidéos par abonnement renchérit le coût des programmes pour les chaînes historiques lorsqu'elle ne les prive tout simplement pas de ces programmes qui sont diffusés en exclusivité sur les plateformes. Le développement des télévisions connectées crée un risque de relégation pour les médias traditionnels dans des sous-menus difficilement accessibles pour les utilisateurs, faute de visibilité appropriée sur les télécommandes et les interfaces utilisateurs des téléviseurs. Un risque similaire existe pour les radios, avec le développement de la diffusion par internet, qui avantage les plateformes de musique et de podcasts. Enfin, l'audiovisuel public est fragilisé par la remise en cause de son financement dans plusieurs pays européens, par les difficultés qu'il rencontre pour innover et s'adresser aux jeunes publics et par la nécessité de sélectionner des dirigeants compétents pour conduire les transformations nécessaires ; cela s'oppose parfois au processus public de nomination par le régulateur.

Les médias européens sont donc confrontés à des injonctions contradictoires : on leur demande de respecter le pluralisme, alors que leur poids relatif diminue et que les investissements nécessaires appellent plutôt à la concentration. La réglementation à laquelle ils sont soumis nuit à leur développement alors que, dans le même temps, celle qui est imposée aux plateformes, définie à l'échelon européen, demeure beaucoup plus souple et favorable. Enfin, le maintien d'un volume important de publicité sur le service public réduit la spécificité de son offre ; celui-ci doit également composer avec des impératifs d'audience et la nécessité de ne pas déplaire aux annonceurs, ce qui fragilise aussi son indépendance et sa spécificité.

En définitive, il ne faudrait pas que les plateformes et les réseaux sociaux continuent à bénéficier d'une grande liberté d'action tandis que l'on continuerait d'accroître les contraintes sur les médias traditionnels, ce qui reviendrait à fragiliser leur existence même.

La question essentielle posée par ce projet de règlement est de savoir s'il peut être adopté et appliqué en l'absence de dispositions permettant tout à la fois de réduire les asymétries avec les plateformes, de supprimer certaines contraintes en matière de concentration qui dissuadent les nouveaux investisseurs, de participer au développement de ces médias et de clarifier les missions, l'organisation et le financement du service public.

Notre table ronde du jour doit ainsi nous permettre, grâce aux interventions du président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), Roch-Olivier Maistre, et de la directrice générale des médias et des industries culturelles, Florence Philbert, de prendre la mesure des objectifs du nouveau règlement européen sur la liberté des médias.

Cette table ronde est également l'occasion d'identifier les attentes des médias publics et privés en vue de préserver leur attractivité dans un secteur de plus en plus réglementé, grâce aux interventions de Christophe Tardieu, secrétaire général de France Télévisions, et de Marie Grau-Chevallereau, directrice des études réglementaires du groupe M6.

Je conclus en remerciant nos intervenants du jour d'avoir accepté notre invitation.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - La commission des affaires européennes a désigné trois rapporteurs, Florence Blatrix Contat, André Gattolin et Catherine Morin-Desailly, sur le règlement proposé par la Commission européenne pour créer un cadre législatif européen commun sur la liberté des médias.

L'objectif de départ de ce texte est tout à fait louable : il s'agit de garantir l'indépendance des médias, notamment en contrôlant les concentrations. Le texte institue à cette fin un comité européen de régulation chargé de préserver le pluralisme du paysage médiatique européen, ce qui représenterait une innovation importante par rapport à notre propre système national de régulation des médias, structuré de longue date, comme vient de le rappeler le Président Lafon.

Lors d'une première table ronde, au printemps, nous avions échangé avec les représentants de la presse écrite sur les préoccupations spécifiques de ce secteur, régi notamment par la grande loi de 1881. Cette audition collective a montré l'importance de la régulation des plateformes et de la protection des journalistes pour défendre la liberté de la presse en Europe.

Auparavant, la commission des affaires européennes avait contrôlé la conformité de cette proposition législative européenne au principe de subsidiarité : à l'unanimité, notre commission a jugé que la Commission européenne allait trop loin et ne respectait pas les compétences des États membres. Nous avons donc proposé au Sénat un avis motivé pour dénoncer cette entorse au principe de subsidiarité sous la forme d'une résolution, que le Sénat a définitivement adoptée le 11 décembre dernier.

N'étaient nullement en cause les intentions, les objectifs ou le fond même du texte, mais sa valeur ajoutée, par rapport à un cadre législatif national déjà très développé en France. En outre, la base juridique du texte nous semble problématique, la Commission européenne fondant son initiative sur le seul article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), destiné à assurer le fonctionnement du marché intérieur. Plusieurs semaines plus tard, le service juridique du Conseil de l'Union européenne a rendu un avis qui fait écho à la résolution du Sénat en estimant cette base juridique globalement conforme, mais avec des nuances pour certaines parties du texte. En effet, s'il existe un marché intérieur des médias en Europe, celui-ci n'échappe pas à une segmentation nationale, culturelle et linguistique qui justifierait de recourir également à l'article 167 du TFUE, qui promeut le respect de la diversité culturelle et des législations nationales. Cela méritait d'être souligné.

Nous sommes parfaitement conscients des contraintes du calendrier institutionnel pesant sur l'évolution du texte. Le groupe de travail Audiovisuel du Conseil de l'Union a beaucoup avancé sous la présidence suédoise - qui s'achève prochainement - et un accord a été trouvé hier au Comité des représentants permanents (Coreper) sur un texte dont nous espérons qu'il tienne notamment compte des observations que nous avons formulées. Les trilogues débuteront donc durant la présidence espagnole et le Parlement européen examinera le texte en séance plénière au cours du mois d'octobre.

Notre table ronde examine aujourd'hui les enjeux de ce règlement européen, alors que le secteur des médias audiovisuels connaît des mutations rapides, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de nos frontières. Je remercie très vivement chacun d'entre vous d'avoir accepté d'y participer.

La commission des affaires européennes est très attachée au dialogue entre les parlements nationaux et les institutions européennes, notamment avec la Commission européenne, qui joue évidemment un rôle éminent d'initiative législative ; c'est elle qui est à l'origine du texte que nous évoquons aujourd'hui.

C'est pourquoi je suis heureux d'accueillir M. Giuseppe Abbamonte, directeur pour les médias au sein de la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG Connect). Sous l'autorité du commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, cette direction élabore et met en oeuvre les politiques visant à adapter l'Europe à l'ère numérique.

La commission des affaires européennes est également très engagée dans le dialogue interparlementaire, et plus particulièrement avec le Parlement européen, qui joue un rôle de colégislateur avec le Conseil de l'Union sur ce texte. C'est pourquoi je remercie également le député européen Geoffroy Didier, rapporteur du texte pour la commission du marché intérieur, d'être présent en visioconférence.

Pour suivre la logique chronologique du parcours institutionnel européen, je vous propose, monsieur le directeur, de vous donner la parole, pour nous rappeler brièvement les objectifs de ce texte en matière audiovisuelle et son parcours actuel.

Puis, je céderai la parole à Geoffroy Didier pour qu'il nous présente une synthèse de son rapport, ainsi que sa vision, non seulement au titre de la commission du marché intérieur du Parlement européen, mais aussi en tant que député européen français.

Je remercie Laurent Lafon d'avoir présenté les intervenants du secteur qu'il connaît si bien, une semaine après l'adoption par le Sénat de la proposition de loi relative à la réforme de l'audiovisuel public et à la souveraineté audiovisuelle, qu'il a défendue avec Jean-Raymond Hugonet. Le droit français est très exhaustif sur le service public audiovisuel. Le projet de règlement aborde cette question en son article 5.

M. Giuseppe Abbamonte, directeur pour les médias au sein de la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG Connect) - Je vous remercie de votre invitation.

Ce projet de règlement vise à promouvoir des médias européens forts et indépendants, capables de se développer au-delà des frontières nationales et de faire face à la concurrence accrue des plateformes en ligne, des géants qui, bien, souvent, ne sont pas européens.

Les médias ne sont pas des acteurs comme les autres : ils jouent un rôle essentiel dans notre société et représentent l'un des piliers de l'État de droit. C'est pourquoi nous avons proposé de créer à leur intention un instrument spécifique, fondé sur l'article 114 du traité. Grâce à l'harmonisation à l'échelon européen, nous voulons supprimer les entraves auxquelles sont confrontés les médias européens et contribuer à l'achèvement du marché intérieur des médias. Ce faisant, nous renforcerons leur indépendance et le pluralisme. Selon la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), l'État de droit est important non seulement pour faire respecter les droits des citoyens, mais aussi pour assurer le bon fonctionnement du marché : point d'innovation ni d'esprit d'entreprise sans stabilité juridique et médias indépendants.

La préservation de l'indépendance des journalistes et des médias, tant privés que publics, figure au centre de la proposition. Le règlement prévoit des garanties contre l'ingérence politique dans la décision éditoriale et contre la surveillance des journalistes. La proposition comprend également des mesures sur la transparence de la propriété des médias et sur l'attribution de la publicité étatique. Celles-ci favoriseront un meilleur fonctionnement du marché intérieur en supprimant les distorsions de la concurrence et en éclairant les citoyens et les acteurs du marché sur ces questions essentielles. Comme vous le savez, les États membres devront également examiner les effets des concentrations à l'oeuvre dans le secteur sur la liberté et le pluralisme des médias. Il me semble qu'un tel système existe déjà en France et en Italie, mais ce n'est pas le cas dans d'autres États.

La proposition de règlement apporte des réponses à un certain nombre de défis auxquels sont confrontés les médias européens. Ainsi, nous avons proposé des garde-fous pour renforcer la position de ces derniers vis-à-vis des très grandes plateformes numériques, qui constituent autant d'accès aux contenus médiatiques. Ces nouvelles dispositions compléteront les règles existantes, notamment le Digital Services Act (DSA), ou, en français, le règlement sur les services numériques (RSN).

Nous souhaitons aussi renforcer la coopération entre les régulateurs des médias de chaque État membre : leur expertise leur permettra de jouer un rôle essentiel dans la recherche de solutions aux défis communs. La guerre en Ukraine a montré toute la pertinence de cette coopération : il s'agit d'empêcher la propagande médiatique russe de diffuser ses programmes, surtout dans les pays baltes et en Pologne.

Au cours de la présidence suédoise de l'Union européenne, le Conseil de l'Union a adopté une position commune sur notre proposition, permettant ainsi d'engager les négociations avec le Parlement européen. Nous espérons un vote du texte au mois d'octobre prochain.

M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). - Durant ce mandat, la Commission européenne aura introduit un grand nombre de nouvelles dispositions relatives à notre secteur d'activité : je pense à la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA), au DSA et au Digital Markets Act (DMA), ou, en français, le règlement sur les marchés numériques.

Nous accueillons favorablement ce texte. Il est important que l'Union européenne défende ses valeurs de démocratie et de liberté et protège ses médias, d'où la nécessité de se doter d'un corpus juridique commun, car les législations sont différentes selon les États membres. En France, les lois de 1881 et de 1986 sont très élaborées.

Cela dit, le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, ou, en anglais, European Regulators Group for Audiovisual Media Services (Erga), est vigilant sur certaines dispositions du texte.

Premièrement, les régulateurs n'exercent aucun contrôle sur la presse écrite : il est important de préserver cet acquis. Le futur comité européen pour les services de médias devra s'y conformer. La Commission européenne a eu l'occasion de préciser que telle n'était pas son intention ; nous nous en réjouissons.

Deuxièmement, il est primordial d'assurer l'indépendance du futur comité, à l'image des autorités nationales qui le composeront. Étant donné que celui-ci interviendra dans la protection de libertés publiques fondamentales, nous estimons que le secrétariat du comité ne doit pas être assuré par l'exécutif européen ; c'est encore le cas dans le texte proposé par la Commission européenne.

Troisièmement, nous devons être vigilants sur la façon dont les grandes plateformes traitent les contenus en provenance des médias. Certes, la proposition de la Commission européenne est une avancée par rapport au DSA, mais le pouvoir discrétionnaire des plateformes, notamment la faculté d'élimination des contenus, doit être encadré afin d'éviter les excès. L'Erga propose que le fournisseur du contenu posant problème dispose d'un délai de réponse de vingt-quatre heures au minimum avant que la plateforme ne le supprime.

Quatrièmement, nous devons examiner les conditions du contrôle des chaînes d'États tiers ; la guerre en Ukraine a montré que cette question était très importante. L'Erga estime que la proposition de la Commission européenne procède d'une bonne intention. Toutefois, elle regrette son manque de précision et plaide en faveur d'une coopération entre régulateurs nationaux. En outre, le comité devra être en mesure de se saisir des situations problématiques en vue de formuler un avis éclairé.

Cinquièmement, il faut veiller à la bonne articulation du règlement avec les autres textes européens, notamment la directive SMA : soyons attentifs aux éventuels effets de friction, car le corpus juridique actuel est consensuel.

M. Geoffroy Didier, député européen, rapporteur de la commission du marché intérieur. - Le paysage numérique et audiovisuel a subi de grands bouleversements au cours des vingt dernières années. Les plateformes en ligne sont devenues les champions de la transformation numérique en s'imposant dans le secteur audiovisuel. Elles jouent un rôle essentiel en matière de liberté d'expression et de partage d'information. Mais elles sont aussi un vecteur privilégié dans la désinformation ou la diffusion de contenus pornographiques à destination des mineurs, entre autres.

Le cadre juridique entourant ces plateformes est resté très peu contraignant durant de nombreuses années, d'où des asymétries en matière d'obligations avec les médias traditionnels. Heureusement, en 2018, le Parlement européen et le Conseil de l'Union ont adopté la directive SMA, puis le DSA et le DMA. Actuellement, notre travail porte sur la préparation de l'acte européen sur la liberté des médias.

Pourquoi un nouveau texte ? Compte tenu de la situation prévalant dans certains États membres, une nouvelle législation européenne était nécessaire pour préserver l'indépendance des journalistes et la liberté des médias, mais aussi pour limiter les risques d'interférence sur la liberté éditoriale.

Ainsi, la Commission européenne a élaboré un texte visant à définir des règles communes au sein de l'Union et à créer un marché intérieur des services de médias, sur le fondement de l'article 114 du TFUE. Elle a fait le choix du règlement européen, ce qui implique une modification des législations nationales, souvent appréciées. Certes, l'objectif d'harmonisation est louable, mais le règlement ne doit pas remettre en cause les systèmes nationaux qui fonctionnent bien. Ainsi, mon rôle de rapporteur consiste à trouver le juste équilibre entre une harmonisation européenne visant à défendre nos droits fondamentaux et la préservation de règles nationales efficaces et adaptées aux spécificités locales et culturelles.

À cet effet, j'ai défini trois priorités. Premièrement, les spécificités locales et les systèmes juridiques des États membres doivent être mieux pris en compte. Il faut ainsi clarifier les responsabilités entre éditeurs et rédacteurs. La remise en cause potentielle des mesures de politique culturelle des États doit être mieux encadrée. Je pense ainsi aux quotas de diffusion et de production d'oeuvres d'origine européenne, aux attributions de licences, à la chronologie des médias ou encore aux aides d'État.

Deuxièmement, il faut renforcer l'indépendance des autorités de régulation et du comité européen pour les services de médias, comme l'a souligné Roch-Olivier Maistre.

Troisièmement, il faut mieux intégrer les plateformes en ligne et les nouveaux outils numériques dans le champ d'application du texte, compte tenu de la place prépondérante que ceux-ci occupent dans le marché des médias audiovisuels. Ainsi, l'obligation de mettre en avant des contenus d'information générale sur les plateformes est essentielle. Aujourd'hui, trouver de tels contenus sur une télévision connectée s'apparente à un véritable gymkhana. En outre, le consommateur doit être en mesure de personnaliser son offre de services sur son interface utilisateur et sa télécommande.

De plus, la gestion et la modération du contenu fourni par les médias aux très grandes plateformes et aux moteurs de recherche doivent être soumises à des obligations claires en vue d'éviter des suppressions arbitraires de contenus d'information générale. Trop souvent, les plateformes se réfugient derrière leurs conditions générales d'utilisation pour imposer leurs vues.

Nous vivons une période charnière : je n'ai rien contre les plateformes numériques, qui font partie de notre vie quotidienne, mais les médias doivent résister à leur volonté d'hégémonie. Une régulation européenne s'impose pour assurer les conditions d'une concurrence loyale.

Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture. - Durant sa présidence du Conseil de l'Union européenne, au premier semestre 2022, la France avait fait de la question de la liberté des médias et de la protection des journalistes une priorité. C'est donc tout naturellement que les autorités françaises ont soutenu dès septembre 2022 l'initiative de restaurer la confiance des citoyens dans les médias et de renforcer l'indépendance et le pluralisme de ces derniers.

La démarche des autorités françaises a consisté à adopter une position constructive. Le ministère de la culture s'est ainsi attaché à être force de proposition pour aider au mieux la présidence du Conseil de l'Union et la Commission européenne à trouver un compromis.

L'enjeu est double : il s'agit de trouver un équilibre entre, d'une part, la faculté laissée aux médias d'exercer leurs prérogatives en toute indépendance dans l'ensemble de l'Union et, d'autre part, la nécessité de préserver des systèmes nationaux, parfois anciens et complexes, mais qui présentent des garanties incontestables en termes d'indépendance et de pluralisme des médias.

Le ministère de la culture a été amené à travailler sur ce projet de règlement dans le cadre des négociations entre États membres au sein du Conseil de l'Union européenne. Les travaux ont débuté en septembre 2022, sous présidence tchèque, et se sont poursuivis sous présidence suédoise à compter du mois de janvier 2023 à un rythme assez soutenu, puisque onze réunions de groupes de travail ont été consacrées à l'examen du texte.

Ces efforts ont, je le crois, été fructueux, puisque la présidence suédoise a obtenu hier un mandat de négociation du Conseil de l'Union de la part du Comité des représentants permanents. L'objectif est que le texte puisse aboutir avant les élections européennes du 2 juin 2024.

En matière de méthode, la direction générale des médias et des industries culturelles s'est appuyée sur une consultation des professionnels des différents secteurs concernés, à la fois l'audiovisuel, la presse, les plateformes, afin d'élaborer la position qui a été la sienne. Cette consultation s'est déroulée aux mois de février et mars 2023 et a permis de mettre en évidence les principales préoccupations de ces acteurs, notamment le fait que la proposition de la Commission européenne visait initialement tous les médias de manière indifférenciée. Cela posait évidemment problème puisque, comme vous le savez, dans certains pays comme le nôtre, on distingue presse écrite et audiovisuel.

Dans l'ensemble, le ministère de la culture est satisfait du compromis trouvé hier par la présidence. Bien sûr, tout n'est pas parfait, mais ces discussions intenses ont permis d'apporter des améliorations importantes.

Permettez-moi d'appeler votre attention sur trois avancées majeures obtenues durant cette période.

La première porte sur les dispositions relatives à la presse écrite. Lors des négociations, nous avons veillé à ce que les spécificités du secteur de la presse soient prises en compte.

Tout d'abord, la nouvelle version du texte permet de concilier l'indépendance éditoriale et le droit de propriété des médias, ce qui permet de préserver le cadre français existant - qui a fait ses preuves -, celui d'un principe de responsabilité en cascade, qui figure dans la loi de 1881, puisque le directeur de la publication continuera d'assumer la responsabilité pénale de tout ce qui est écrit et publié dans son journal.

Ensuite, en ce qui concerne la régulation de la presse, un sujet sensible puisque la presse n'est pas régulée a priori, les éditeurs ont contesté le fait que les évaluations des opérations de concentration concernant la presse écrite soient confiées au régulateur audiovisuel. Nous avons obtenu que ces évaluations soient attribuées à une autorité indépendante de la régulation du secteur audiovisuel, ce qui devrait laisser une certaine latitude pour recourir à des organismes d'autorégulation notamment.

La deuxième avancée significative a trait aux dispositions relatives à la protection du pluralisme dans l'environnement numérique, inscrit à l'article 17.

Plusieurs modifications ont permis de donner de meilleures garanties aux médias par rapport aux décisions de modération des plateformes : je pense à la mise en place d'un délai raisonnable pour un dialogue entre les parties au cas où un contenu poserait problème, ou à la possibilité de recourir à une médiation et, donc, à un organisme extrajudiciaire de règlement des litiges si une plateforme refuse le statut de média à un service qui aurait souhaité s'en prévaloir. Nous avons ainsi obtenu d'exclure les services de médias qui ne sont pas transparents dans leur financement ou leur actionnariat.

L'article, dans sa rédaction actuelle, n'est pas parfait, mais il contribue à compléter le règlement européen sur les services numériques, le DSA.

La troisième avancée significative porte sur l'article 20, qui prévoit que toute mesure nationale ayant une répercussion sur les médias doit être proportionnée, transparente et non discriminatoire.

Dans sa rédaction initiale, cet article était une préoccupation majeure pour le ministère de la culture et les professionnels, puisque certains acteurs menaçaient de s'en servir pour détricoter les réglementations nationales en faveur de la diversité culturelle, en particulier les avancées issues de la transposition de la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA) relatives à la protection des oeuvres européennes, aux obligations d'investissement ou encore à la chronologie des médias.

Nous avons obtenu, avec un large soutien des États membres, que le champ de cet article soit circonscrit aux mesures ayant un lien direct avec l'objet du texte, c'est-à-dire celles qui pourraient avoir des incidences négatives sur l'indépendance et le pluralisme des médias.

Nous espérons bien sûr que l'ensemble de ces avancées sera validé par le Parlement européen. De ce point de vue, je note que nos priorités rejoignent celles du député Geoffroy Didier.

Si je devais résumer mon propos en quelques mots, je dirais que le texte assure des garanties minimales en matière d'indépendance et de pluralisme des médias. Il s'agit d'un progrès au sein de l'Union européenne, qui permet à la France de préserver globalement ses fondamentaux.

M. Christophe Tardieu, secrétaire général de France Télévisions. - Je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui pour vous livrer le témoignage d'un praticien des médias, en l'occurrence d'un média de service public.

Je tiens tout d'abord à souligner que la démarche de la Commission européenne en la matière nous paraît très intéressante. Il y a un plus de deux ans et demi, le commissaire européen Thierry Breton a évoqué devant Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, qui est aussi présidente de l'Union européenne de radiodiffusion (UER) l'association qui réunit tous les médias publics européens -, la volonté de l'Union européenne d'engager une réflexion avec les praticiens sur la meilleure manière de garantir l'indépendance des médias, qu'ils soient ou non de service public.

Cette démarche, qui n'a pas toujours été celle qui a prévalu par le passé, est évidemment à saluer. Nous avons essayé d'y contribuer avec autant de modestie que d'enthousiasme.

Sur ce texte, plusieurs points suscitent notre intérêt.

Le premier concerne l'article 5 et la notion d'indépendance des journalistes. Même si ce principe est dans l'ADN de tous les journalistes, il est important qu'un texte européen le consacre, même symboliquement, dans un contexte où la propagation des fake news s'accentue, à l'occasion notamment du conflit en Ukraine évidemment, mais pas seulement.

Il nous semble important à ce titre que le texte garantisse aux fournisseurs de médias de service public des « ressources financières suffisantes et stables », terminologie qui va droit au coeur de l'ensemble de l'audiovisuel public, particulièrement du média de service public que nous sommes, lequel est amené à prendre des décisions d'investissement très importantes. Il est crucial que nous disposions d'un minimum de visibilité en la matière et de garanties quant à la pérennité et la stabilité de nos ressources financières.

Je souhaite aborder un autre point fondamental, celui de la mise en oeuvre de la « visibilité appropriée ».

Nous sommes dans un univers désormais dominé par les télévisions connectées, qui correspondent peu ou prou au système de diffusion qui prévaudra à l'avenir. Or il est extraordinairement compliqué aujourd'hui de consulter les chaînes généralistes que sont France Télévisions, TF1 ou M6 dans cette galaxie régie par quelques fabricants, tous extraeuropéens, et sur des interfaces développées par de très grands groupes, qui privilégient l'appât du gain et mettent de ce fait plus volontiers en évidence Netflix ou Amazon que les médias traditionnels.

Dans un tel univers, le risque d'« invisibilisation » - et je pèse mes mots - des médias traditionnels, tant publics que privés, est grand.

La réglementation française prévoit certes la mise en place d'un certain nombre de normes, qui seront prochainement proposées par l'Arcom, mais il nous semblait extrêmement important qu'à l'échelon européen, cette problématique de « visibilité appropriée » soit évoquée. En effet, je le répète, les médias traditionnels sont en danger et risquent de disparaître au profit des grandes plateformes, qui disposent évidemment de beaucoup plus de moyens.

Le problème est du reste complexe : il nous faut réussir à imposer des obligations à des opérateurs établis en dehors de l'Union européenne - c'est loin d'être évident - et, si nous n'y parvenons pas, nous courons à l'échec.

Enfin, je souhaite souligner l'importance de l'article 23, qui porte, entre autres choses, sur les mesures d'audience. En effet, nous sommes actuellement frustrés de ne pas pouvoir obtenir de données d'audience fiables lorsque nous sommes relayés par les plateformes ou les interfaces. Nous déplorons la rétention de nos mesures d'audience, et espérons que cet article contribuera à résoudre le problème.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de m'avoir appris que l'enjeu de l'autonomie stratégique européenne comprend le défi de l'autonomie médiatique, que notre pays est peut-être en train de perdre.

Mme Marie Grau-Chevallereau, directrice des études réglementaires du groupe M6. - Comme Christophe Tardieu, je vais tenter d'apporter un témoignage concret sur la question de la liberté des médias audiovisuels en Europe.

Je rappelle que le groupe M6 édite treize chaînes de télévision, trois réseaux nationaux de radio et une plateforme à la demande. Nous déployons une offre d'informations tout à fait significative sur nos différents services.

J'en veux pour preuve la convention qui a été récemment négociée avec l'Arcom, au titre de laquelle, pour les dix années à venir, nous avons pris l'engagement de diffuser deux journaux télévisés par jour, ainsi que de garantir un volume horaire de 600 heures d'information par an, incluant les journaux télévisés, les documentaires et les magazines d'information.

C'est la preuve qu'il existe une véritable volonté dans les services privés de proposer une offre d'information indépendante, pluraliste et honnête, qui contribue en outre à faire bouger la société, puisque certains de nos reportages peuvent conduire à des évolutions législatives, comme ce fut le cas récemment au sujet de l'économie circulaire.

Notre rédaction réunit 350 journalistes et dispose d'une audience relativement jeune, ce à quoi nous tenons.

Nous portons évidemment un regard très favorable sur le projet de règlement européen, tant il souligne l'importance de l'information pour les citoyens, la démocratie et l'Europe en général.

Je rappelle que les groupes français, les services autorisés en particulier, doivent déjà à l'heure actuelle respecter de nombreuses obligations du point de vue quantitatif et qualitatif, mais également un certain nombre de contraintes déontologiques, qui font l'objet d'un contrôle très étroit du régulateur.

Le système français est donc très contrôlé : parmi les textes fondamentaux en la matière, je citerai la loi de 1986, les diverses conventions, un certain nombre de délibérations et, plus récemment, en 2016, l'introduction par le législateur de dispositions renforçant l'indépendance et l'honnêteté de l'information, notamment la mise en oeuvre d'une charte déontologique s'appliquant à tout groupe audiovisuel ayant des journalistes à son service.

À cette spécificité du secteur audiovisuel s'ajoute l'existence d'un comité éthique, composé de personnalités indépendantes, qui a pour mission de vérifier le respect de cette charte, en instruisant des saisines, en enquêtant en interne sur les pratiques des groupes, en complément de la surveillance opérée par l'Arcom sur les programmes diffusés.

Le texte peut comporter des avancées, en soumettant les plateformes à des contrôles accrus, mais nous resterons tout de même sur des niveaux de contrôle d'épaisseur très différente.

Nous sommes par exemple soumis à des obligations de protection des mineurs en matière de diffusion, obligations très lisibles pour le public, alors que les plateformes demeurent dans une démarche volontaire, pouvant d'ailleurs rejoindre des objectifs marketing - interdire un programme, c'est aussi lui donner de la visibilité. Nous constatons également des asymétries en termes de publicités clandestines, sans compter certains raffinements introduits dans le système français, comme les quotas musicaux, qui ne concernent pas les dispositifs à la demande.

Le texte ne traite pas du tout ces questions, celles du degré de contrôle sur l'information ou du contrôle de manière générale.

Nous l'accueillons néanmoins favorablement.

Je remercie France Télévisions d'avoir souligné que les chaînes privées ont leur place au sein des services d'intérêt général (SIG). La directive, en tout cas, ne l'interdit pas, puisqu'elle ne mentionne pas expressément les médias publics. Nous comptons donc sur l'Arcom, dans le cadre de la consultation actuelle, et sur la vigilance de tous pour que les services du groupe M6 puissent y participer.

La mesure d'audience est également très importante. Dans un environnement beaucoup plus ouvert, nous n'avons pas accès aux audiences. Nous pensons qu'il faudrait des tiers de contrôle pour avoir, dans le cadre de l'objectif de mesure de l'audience des plateformes, un dispositif suffisamment solide et partagé.

Enfin, nous sommes assez sensibles à la question de l'indépendance du board. Les mesures de contrôle en vigueur et les relations que nous entretenons avec les autorités de régulation en France nous satisfont, même si nous n'avons pas toujours gain de cause. Le système nous paraît opérant et les points de vigilance avancés par la France en la matière nous semblent devoir être absolument suivis.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure de la commission des affaires européennes. - Merci pour ces propos introductifs, qui ont contribué à nous éclairer.

Pourriez-vous nous expliquer brièvement dans quelle mesure vous avez été associés à l'élaboration de cette proposition et consultés ?

L'avis du service juridique du secrétariat général du Conseil de l'Union a validé le choix de construire une régulation européenne des médias sur l'article 114 du TFUE, qui concerne l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur, tout en faisant droit à certaines réserves que nous avions émises au regard de l'article 167 dudit traité. Il valide également le recours à un règlement, alors qu'une directive aurait laissé aux États membres le choix de la forme et des moyens de mise en oeuvre. C'est pourquoi nous nous sommes préoccupés des adaptations législatives que l'adoption du règlement impliquerait pour la loi du 30 septembre 1986, mais aussi celle du 29 juillet 1881, et certaines craintes ont pu être levées.

Mais on peut aussi s'interroger sur la valeur ajoutée de ce texte après l'adoption du DMA et du DSA. Quel est votre sentiment sur la question ?

Madame Philbert, vous avez évoqué l'évolution des concentrations et un mécanisme d'autorégulation. Quel serait-il, selon vous ?

Enfin, certains volets de ce texte prennent la forme de recommandations et non de dispositions législatives. Selon vous, l'application et le suivi de ces recommandations seraient-ils confiés à des autorités nationales, mais aussi au comité européen qui les réunit en réseau ?

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure de la commission des affaires européennes. - Je me réjouis de l'analyse faite par Geoffroy Didier, que je salue. Alors même que nous n'avons pas eu l'occasion d'échanger préalablement, elle vient conforter notre analyse et la résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité que le Sénat a adoptée sur notre proposition. Les points de vigilance évoqués correspondent exactement aux éléments que nous avions relevés, tout comme les points traités hier en négociation correspondent aux inquiétudes que nous avions exprimées. Je pense à la régulation de la presse, pour laquelle une solution semble avoir été trouvée : une nouvelle autorité devrait s'occuper de la question, l'Arcom n'ayant pas compétence sur le sujet. Comment tout cela s'articulera-t-il au sein du nouveau comité ?

Le risque d'un écrasement des avancées de la directive SMA a été évoqué, en matière de soutien à la création ou de respect de la chronologie des médias. Vous semblez rassurante sur ce point, madame Philbert. Pouvez-vous le confirmer ?

Les dispositions concernant l'indépendance éditoriale de la presse écrite semblent aller dans le bon sens. Plus largement, le nombre de textes européens ne risque-t-il pas d'entraîner une perte de lisibilité pour les citoyens et pour les acteurs eux-mêmes ? Comment, concrètement, ce projet de régulation des médias s'articulera-t-il avec le DSA, la directive SMA, mais aussi la directive CabSat 2 ?

Enfin, si nous voulons asseoir le pluralisme et l'indépendance de nos médias, nous devons garantir leur viabilité et leur survie dans le temps face aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Dans quelle mesure ce texte se préoccupe-t-il des modèles économiques et financiers qui permettront de garantir l'avenir des audiovisuels publics européens ? L'article 5 évoque des ressources financières « suffisantes et stables ». Effectivement, les termes sont assez vagues ; d'ailleurs ne faudrait-il pas remplacer « stables » par « pérennes » ? La présidente Ursula von der Leyen a également insisté sur l'indépendance de ces financements. Comment pourrait-on compléter le texte en ce sens ? Ne pourrait-on pas articuler tout cela avec le plan d'action à échéance de 2030, dit « boussole numérique » ?

M. Giuseppe Abbamonte. - Je vais essayer, pour ma part, de traiter la question de la relation entre le règlement sur la liberté des médias, le DSA, les directives SMA et CabSat 2.

Tout d'abord, Mme Philbert a fait état d'une crainte initiale sur le fait que l'article 20 du règlement puisse remettre en cause les obligations en termes d'investissements, de financements ou de quotas de la directive SMA. Je n'ai jamais partagé cette crainte, mais le texte a été aménagé pour éliminer tout malentendu.

L'articulation entre la proposition de règlement et la directive devrait être réglée, d'un point de vue juridique, par le principe lex specialis. Cela étant, dans la dernière version de la proposition, il a été précisé que l'article 20 s'applique aux seules mesures pouvant affecter le pluralisme et l'indépendance des médias, non à celles qui relèvent de la protection de la diversité culturelle et du soutien des entreprises audiovisuelles européennes.

Le DSA constitue une forme de régulation des plateformes et de la modération des contenus assez innovante. Au centre de ce dispositif se trouvent l'identification des risques systémiques, par exemple une large campagne de désinformation pouvant déstabiliser une élection, et des mesures visant à contenir ces risques. Dans le présent règlement sur la liberté des médias, l'article 17 prévoit un régime de faveur pour les entreprises de média quand elles sont confrontées à des restrictions découlant de l'application des conditions d'utilisation des grandes plateformes - on parle, non pas de contenus illégaux, mais de contenus considérés comme indésirables selon la logique des plateformes. L'entreprise de médias doit faire une déclaration à la plateforme, déclaration pouvant être validée par le régulateur, et la plateforme doit en retour, avant de limiter ses services d'intermédiation, informer l'entreprise de médias et justifier sa décision. Un mécanisme est prévu pour résoudre à l'amiable d'éventuels conflits.

Enfin, la directive CabSat 2 est une directive modeste, visant à faciliter la transmission de services médias audiovisuels à l'intérieur de l'Union européenne. Sincèrement, je ne vois pas beaucoup de chevauchements ou de conflits possibles entre le projet de règlement et cette directive.

Mme Florence Philbert. - Je confirme tout d'abord que nous sommes rassurés sur la question de l'indépendance éditoriale et de la préservation des acquis de la loi de 1881.

En matière de régulation et de déconcentration, nous avons d'abord défendu l'exclusion du secteur de la presse des articles 21 et 22 au motif que le champ de l'Arcom ne devrait pas être étendu à ce secteur. Comme cette position était relativement minoritaire, nous avons essayé de défendre l'exclusion des compétences du board sur ces articles. Ces demandes n'ont pas prospéré. Nous avons néanmoins obtenu que l'évaluation puisse être prise en charge par plusieurs autorités, ce qui permettrait de confier les opérations de concentration internes au secteur de la presse à un autre organe que l'Arcom, organe restant à créer. Nous avons proposé, sans succès à ce stade, que la composition du board soit adaptée dans la même logique, avec un sous-groupe d'experts du secteur de la presse. La réflexion est en cours sur ces sujets.

Par ailleurs, la rédaction de l'article 20 a vraiment évolué et tend à nous rassurer. Peut-être faut-il préciser également l'articulation de cet article avec le régime du droit des aides d'État pour éviter des doubles contrôles inutiles ?

En ce qui concerne l'article 5 et les médias publics, il est fait référence dans le texte au protocole d'Amsterdam. Comme vous le savez, il revient à chaque État de définir et d'organiser librement les missions et le financement de son service public audiovisuel. La nouvelle rédaction fixe des principes minimaux à respecter par l'ensemble des États membres, ce qui permet de préserver les acquis et la diversité des modèles nationaux.

À propos des ressources financières, de leur stabilité ou de leur pérennité, nos modalités de financement reposent sur deux principes cardinaux : ils doivent être compatibles avec l'indépendance du secteur et ils doivent offrir à celui-ci un financement pérenne. Cette exigence a encore été rappelée par le Conseil constitutionnel dans une décision d'août 2022.

Sur la question du soutien aux modèles économiques, je précise que le dispositif France 2030 est ouvert à toutes les industries culturelles, dès lors que les projets concernés sont innovants. Il apporte donc sa contribution, à côté de notre arsenal d'aides directes et indirectes et de la réglementation en constante évolution.

Enfin, je souhaitais compléter l'analyse de M. Abbamonte sur l'articulation de l'article 17 avec le DSA. Nous partageons votre point de vue, monsieur : le DSA organise l'information et les possibilités de recours à la suite de la suppression d'un contenu, mais il ne prévoit pas de dispositions spécifiques pour la modération des contenus des médias. Ce projet de règlement complète le DSA en organisant le dialogue entre les plateformes et les médias a priori : il protège les médias contre les décisions qui pourraient être prises unilatéralement par les principaux réseaux sociaux, par exemple sur la base de leurs conditions générales, contre les contenus faisant l'objet d'une mesure de modération. Il représente donc un progrès pour les médias.

M. Roch-Olivier Maistre. - Nous avons bien entendu été associés à l'élaboration de ce texte. Une consultation publique avait été lancée par la Commission européenne, à laquelle l'Erga a contribué très activement.

Par ailleurs, l'Erga se réunit la semaine prochaine à Naples. À cette occasion, elle définira certainement un avis public sur le dernier état du texte, tel qu'il a été approuvé par le Comité des représentants permanents. Les points de vigilance que j'évoquais, tels que l'indépendance du board, seront sans doute abordés.

Concernant l'articulation du projet de règlement avec la directive SMA, la loi spéciale déroge à la loi générale : c'est un grand principe du droit. Il s'agit d'un apport majeur en France en particulier, où, comme Mme Morin-Desailly l'a très bien dit, en raison de notre modèle de financement de la création, la contribution des plateformes joue un rôle majeur : elle représente un peu plus de 250 millions d'euros chaque année.

Par ailleurs, madame Morin-Desailly, je partage votre avis sur la multiplication des textes. Un important effort de pédagogie sera nécessaire, en particulier sur le DSA. En réalité, ce texte est très différent de la régulation audiovisuelle : c'est une régulation à caractère systémique, et non une régulation de contrôle de contenus individuels telle qu'elle peut s'opérer dans le champ audiovisuel. Il faudra bien l'expliquer à nos concitoyens.

Le règlement européen sur la liberté des médias a notamment pour intérêt, par rapport au DSA, de préciser la manière dont les contenus issus de médias sont traités. En effet, le texte du DSA peut conduire des plateformes à éliminer des contenus pour répondre aux risques systémiques qu'elles encourent. Or ces contenus doivent faire l'objet d'un traitement très précautionneux, puisqu'ils proviennent de titres et de médias qui contribuent à la liberté d'information. De ce point de vue, l'article 17 du projet de règlement doit retenir toute notre attention.

Le régulateur est pleinement engagé pour répondre aux préoccupations des acteurs publics et privés quant à la question des services d'intérêt général. Les acteurs publics sont protégés par la loi qui a transposé la directive SMA, tandis que les acteurs privés pourront être intégrés à la liste dont l'extension fait actuellement l'objet d'une consultation publique de la part de l'Arcom. Nous statuerons sur le sujet dans le courant de l'année. Par ailleurs, Christophe Tardieu l'a évoqué, un renforcement sur ce point dans ce règlement ne manquerait pas d'intérêt vis-à-vis de constructeurs qui sont pour la plupart extraeuropéens.

Enfin, je partage tout à fait l'interrogation de Mme Morin-Desailly sur les modèles économiques des médias. On sait combien la presse écrite a été affectée ces dernières années par l'évolution de son modèle ; même si la stratégie numérique engagée a marqué de réels progrès, en tout cas pour certains titres, la question demeure. La radio est également confrontée à la question de l'évolution de ses ressources, au regard de la tendance peu favorable du marché publicitaire, qui touche aussi la télévision.

Nous devrons nous montrer particulièrement vigilants dans les années à venir à l'égard des médias tant publics que privés, qui, même si l'on en parle peu, contribuent eux aussi activement au pluralisme et au financement de la production et de la création.

M. Bernard Fialaire. - Vous nous avez rassurés sur l'indépendance des médias et la liberté des journalistes ; mais qui dit liberté dit aussi responsabilité. M6 fait valoir son comité d'éthique - qui est d'ailleurs propre au groupe, Mme Philbert se référait au régime de responsabilité en cascade de la loi de 1881 -, mais il est encadré par une loi française. Quelles garanties éthiques existent en Europe sur la déontologie des journalistes ?

M. Pierre Laurent. - Je veux d'abord vous remercier de votre participation à cette table ronde, qui nous aide à prendre conscience de l'importance des enjeux de ce règlement. Avant d'être un objet de marché, les médias sont d'abord un objet de culture. Les enjeux soulevés sont donc ceux du pluralisme, de la démocratie et de la diversité de la culture ; aussi les points de vigilance sont-ils nombreux.

Monsieur Tardieu, je souhaite revenir sur la question des télécommandes. Permettez-moi cette comparaison : 90 % des Français n'ont jamais acheté un logiciel : ils ont acheté un ordinateur, qui imposait des logiciels. Autrement dit, l'envahissement du marché s'est fait par le matériel. Ainsi, si des télécommandes flèchent un service ou l'imposent, il nous faut réagir rapidement. Nous n'avons pas entendu la représentante du ministère ni le représentant de la Commission européenne sur cette question. De votre côté, êtes-vous favorable à une norme européenne de télécommande qui garantisse la neutralité d'accès à l'ensemble des services ?

Monsieur Abbamonte, au-delà de la question de la norme de la télécommande, ce problème met le doigt sur notre dépendance industrielle totale en la matière. Or, dans un contexte d'effacement de la frontière entre le matériel et les services, cette dépendance industrielle soulèvera des problèmes croissants. Ainsi, les producteurs de matériels audiovisuels, extraeuropéens pour la plupart, peuvent être amenés à imposer des normes en matière de services par des accords avec les plateformes. La direction générale de la Commission européenne que chapeaute M. Breton, qui a le mérite de porter le débat sur la politique industrielle européenne, envisage-t-elle de sortir de cette situation ?

M. André Reichardt. - Vous semblez assez rassurés quant à la protection de la diversité culturelle. Néanmoins, je veux insister sur les langues et cultures régionales. Avez-vous le même degré d'assurance à ce sujet ? En tant qu'Alsacien, je ne suis pas toujours satisfait de l'exposition des langues et cultures régionales dans l'audiovisuel. Il est vrai que la situation est acceptable dans l'audiovisuel public, même si des progrès pourraient encore être réalisés, mais encore faut-il qu'elle ne se dégrade pas ; c'est la raison pour laquelle je m'inquiète de vos propos sur l'absence de visibilité pour les années en venir pour le secteur.

À l'inverse, ce règlement prend-il en compte la question de la maîtrise de la langue par les populations concernées et, naturellement, de l'utilisation d'une langue par un média ? En effet, ce paramètre est de nature à inclure ou à exclure toute une partie de la population susceptible d'être intéressée par un programme dans de nombreux pays ; je ne parle bien entendu pas de la France.

Mme Florence Philbert. - La question sur la déontologie des journalistes n'est pas centrale dans le texte du règlement, même si l'article 6 apporte des éléments sur la prévention des conflits d'intérêts et bien que la recommandation de la Commission européenne associée au règlement comporte des garde-fous. La déontologie fait également l'objet de garanties dans le droit national, avec, par exemple, les acquis de la loi Bloche : je pense notamment au comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes.

À la suite d'une demande de la délégation slovène, des éléments additionnels sur les langues régionales ont été intégrés au considérant n° 6 du texte.

Concernant les services d'intérêt général, l'article 7 bis de la directive SMA offrait un premier outil aux États membres favorisant l'adoption de dispositions sur la visibilité appropriée des contenus d'intérêt général. La France s'est emparée de cette faculté dans la loi sur l'audiovisuel. Cette avancée importante permettra de garantir la visibilité appropriée des médias dans notre système national. L'Arcom doit en définir à la fois les modalités et le champ d'application.

Cette question a fait l'objet de discussions avec la Commission européenne et lors des travaux menés ces derniers mois. Nous avons considéré cette proposition avec attention, mais il faut avoir en tête la complexité de sa mise en oeuvre et l'appétence réduite des autres États de se saisir de cette première faculté. Il serait regrettable qu'une modification de ces acquis affaiblisse finalement la position plus ambitieuse qui a été la nôtre quand ces dispositions ont été adoptées dans la directive SMA.

M. Roch-Olivier Maistre. - L'écran de télévision s'assimile de plus en plus un à simple magasin d'applications, sur le modèle des téléphones portables. 85 % des postes de télévision sont désormais connectés à internet ; au regard du rythme rapide de renouvellement du parc - en moyenne, six ou sept ans -, ce sera bientôt le cas de la totalité. La télécommande, quant à elle, devient un simple pointeur qui permet de naviguer sur l'écran de télévision ; elle présente de plus en plus rarement des numéros. Quelque 30 % des Français sont déjà équipés de dispositifs du type Apple TV ou de clés Chromecast afin d'être directement connectés à internet.

Désormais, l'écran des télévisions s'allume sur le portail du fournisseur - Orange, SFR, Free ou Bouygues Telecom - où défilent les bandeaux publicitaires pour des offres généralement payantes, comme Netflix, Amazon, Disney+ ou Canal+, au lieu de donner spontanément accès aux chaînes de télévision. L'expérience n'est plus la même que celle que l'on avait autrefois en regardant la télévision en famille sur son canapé. Ainsi, si l'on n'y prend pas garde, nos opérateurs de télévision nationaux seront purement et simplement évincés d'un accès spontané à leur contenu.

C'est la raison pour laquelle nous devons prêter une vigilance accrue à la mesure de service d'intérêt général, qui apparaît dans la directive SMA et qui a été transposée dans le droit français. Ce texte permet d'imposer aux interfaces d'accès aux contenus sur nos écrans l'exposition privilégiée de services dits d'intérêt général. La loi française qui transpose cette directive précise que les médias du service public - France Télévisions, France Médias Monde ou Arte - sont qualifiés automatiquement de services d'intérêt général et qu'ils auront donc vocation à être exposés de façon privilégiée.

En outre, cette liste peut ensuite être étendue à d'autres acteurs, la loi établissant deux familles de critères : la contribution au pluralisme ou à la diversité culturelle. Nous avons déjà publié une première délibération le 15 mars 2023, qui fixe la liste de tous les acteurs qui seront soumis à l'obligation d'exposer les services d'intérêt général, dont font partie les fournisseurs d'accès.

Deuxièmement, comme nous l'impose la loi, nous avons lancé au début du mois de juin une consultation de tous les acteurs afin de leur demander s'ils souhaitaient être considérés comme des services d'intérêt général - même si la réponse est facile à anticiper - et sous quelles modalités ils désiraient être exposés. En effet, certains préféreront mettre en avant leur service de replay, et d'autres leur propre plateforme, comme france.tv, MYTF1 ou 6play. Cette consultation s'achèvera le 14 juillet 2023. Nous en ferons une synthèse, afin d'arrêter le dispositif à l'automne, en vue d'une entrée en vigueur au début de l'année 2024.

Enfin, comme l'ont souligné Florence Philbert et Christophe Tardieu, dans la mesure où nous nous adressons aussi à des constructeurs extraeuropéens, il sera crucial de rendre la règle européenne plus robuste encore.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Ces sujets vont tellement vite que nous avons beaucoup de mal à anticiper et sommes trop souvent dans la réaction.

M. Giuseppe Abbamonte. - Une question portait sur la justification de la proposition. Nous ne légiférons pas arbitrairement et devons nous appuyer sur une base juridique. Dans le cas présent, notre seule base juridique est l'article 114 du TFUE. Des efforts énormes ont été faits pour justifier la proposition devant les comités chargés des évaluations d'impact, les services juridiques du Conseil de l'Union et les États membres. De nombreuses questions se posent, comme la maîtrise des langues par les populations concernées, qui ne relèvent pas du tout des compétences de la Commission européenne, selon le principe de subsidiarité. Les États membres souhaitent conserver la régulation de ces questions à l'échelle nationale.

Les mesures envisagées par le règlement visent les possibles conséquences négatives sur le fonctionnement du marché intérieur. Certaines sont importantes, par exemple les règles visant à limiter la propriété des entreprises des médias par d'autres entreprises du même secteur, ou d'autres secteurs non liés aux médias. Tel fut le cas en Italie, où Vivendi a souhaité racheter des participations de Mediaset mais a été bloqué par une loi ad hoc, jugée par la suite discriminatoire et illégitime par la Cour de justice de l'Union européenne. Cette hypothèse est prévue par le règlement, de même que, par exemple, l'existence d'un système discriminatoire de licence pour exercer la fonction de fournisseur de médias ou le cas des concentrations ayant un impact réel sur le marché intérieur. Les autres questions ne devraient pas relever du champ d'application du règlement, en raison du principe de subsidiarité.

Enfin, la déontologie des journalistes n'est pas un sujet central du règlement, bien que celui-ci vise à rendre ces derniers plus indépendants et à faciliter leur profession. La question de la déontologie relève plutôt du code européen de bonnes pratiques en matière de désinformation, encore unique en son genre à l'échelle mondiale. Celui-ci contient des mesures visant à vérifier la qualité des sources et le respect des règles déontologiques de base de la profession de journaliste. L'usager peut ainsi savoir si une source d'information est fiable ou non.

M. André Reichardt. - Il a été dit que la Slovénie aurait ajouté une mention des langues et cultures régionales. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

J'ai bien entendu votre réponse sur l'utilisation de la langue qui, pour vous, relève de la compétence des États. Je ne suis pas d'accord : il s'agit à mon sens d'une question d'État de droit. Un vecteur audiovisuel qui utilise une langue pour inclure ou exclure une partie de sa population soulève des questions dont l'Union européenne ne peut se désintéresser.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Puisqu'on parle des langues, il est regrettable que le communiqué de presse du Conseil de l'Union sur l'accord obtenu sur le texte, publié hier, n'ait été rédigé qu'en anglais...

M. Roch-Olivier Maistre. - C'est une excellente remarque, que je me fais très souvent également. Le français est aussi une langue officielle de l'Union européenne, mais de nombreux travaux, souvent complexes, sont rédigés uniquement en langue anglaise. Je souscris parfaitement à votre observation, madame la sénatrice.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Monsieur le directeur, nous vous faisons confiance pour faire remonter cette remarque dans votre français parfait !

M. Giuseppe Abbamonte. - Je le ferai.

L'ajout dans la section 6 fait référence à l'article 22 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui impose le respect de la diversité culturelle, linguistique et religieuse des citoyens. Il s'agit là d'un principe général. La Commission européenne aurait beaucoup de mal à justifier l'implantation d'un outil de régulation du marché intérieur qui s'immiscerait dans des questions linguistiques, religieuses ou de respect de la diversité culturelle et régionale, dans les États membres.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - On invoquerait alors, je pense, le principe de subsidiarité.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - J'ai une dernière question au sujet des concentrations, évoquées dès le début de nos échanges par le président Lafon : la rédaction d'un tel texte s'appuie-t-elle sur une véritable étude d'impact ? Surveiller les concentrations vise aussi à garantir le pluralisme des médias. Cependant, à l'heure du tout numérique et du règne des grandes plateformes, on sait l'importance pour un média de disposer d'une masse critique suffisante pour assurer sa survie économique. L'Union européenne donne parfois l'impression de considérer les concentrations comme un tabou, et il semble que le droit à la concurrence empêche des regroupements utiles. On a tous en tête l'exemple du rapprochement d'Alstom et Siemens qui n'a pas abouti, alors même qu'il s'agissait de court-circuiter les géants canadien et chinois dans le domaine du ferroviaire. Notre analyse sur ces questions est-elle assez globale pour nous permettre de prendre conscience de l'utilité de certains rapprochements ?

M. Giuseppe Abbamonte. - Les règles sur les concentrations, l'étude de leur impact sur les marchés concernés et leur justification ne sont pas contenues dans ce règlement. Malgré tout, ce dernier ajoute l'obligation d'évaluer l'impact de certains types de concentration sur le pluralisme et la liberté des médias. La France et l'Italie se sont déjà dotées des outils pour réaliser ces évaluations, mais tel n'est pas le cas de tous les pays. En Hongrie, par exemple, le gouvernement de M. Orban a créé un conglomérat de médias appelé KESMA, auquel de nombreux propriétaires de radios ou chaînes de télévision ont cédé leur société. La concentration ne relevait pas des règles de concurrence européennes car les seuils d'application n'étaient pas atteints, et aucune loi en Hongrie n'imposait d'examiner l'impact de cette opération sur le pluralisme et la liberté des médias. Aucun comité européen n'existait pour s'opposer à cette concentration, qui a donc eu lieu. Ce conglomérat jouit aujourd'hui d'un quasi-monopole en Hongrie, et l'État y concentre tout son budget publicitaire. Cette situation est inattaquable à l'échelle européenne, mais le nouvel article 22 permettra son examen.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Un grand merci à tous. Nous maintiendrons notre vigilance sur la finalisation de cette réglementation européenne et ses effets sur un secteur en profonde évolution.

Cette réunion a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 55.