Mardi 11 juillet 2023

- Présidence de Mme Catherine Di Folco, vice-présidente de la commission des lois, et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture-

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Madame la ministre, madame le président, mes chers collègues, nous reprenons nos travaux engagés la semaine dernière avec l'audition du ministre de l'éducation nationale. Le corps enseignant est victime au quotidien de pressions, de menaces et d'agressions, que l'assassinat de Samuel Paty en octobre 2020 a tragiquement mis en lumière. Plus de deux ans après les faits, ces violences morales et physiques restent d'actualité.

Afin de faire toute la lumière sur cette situation, la commission des lois et la commission de la culture ont souhaité créer une mission conjointe de contrôle consacrée aux modalités de signalement et de traitement des pressions, menaces et agressions subies par les enseignants. Il nous a semblé important d'inclure dans cette analyse la situation de l'enseignement supérieur, bien qu'elle soit peu comparable à celle de l'éducation nationale. C'est pourquoi nous vous remercions, madame la ministre, d'avoir accepté notre invitation pour aborder cette problématique.

Nous souhaitons tout d'abord définir objectivement les pressions, menaces et violences dont sont victimes les chercheurs, les enseignants-chercheurs et le personnel de l'enseignement supérieur dans sa globalité. Pour ce faire, nous aimerions connaître le nombre et la nature des actes commis chaque année à l'encontre des personnels enseignant et administratif, mais aussi comprendre leur évolution.

Nous souhaitons également savoir comment sont pris en charge les membres du personnel victimes d'intimidations, de menaces ou d'agressions. Des mesures concrètes ont-elles été prises à ce sujet depuis octobre 2020 dans votre champ de compétences ?

Le code de l'éducation promet une protection spécifique pour permettre aux personnels de l'enseignement supérieur d'« exercer leur activité d'enseignement et de recherche dans les conditions d'indépendance et de sérénité indispensables à la réflexion et à la création intellectuelle ». Constatez-vous des menaces sur les libertés académiques, qui nous sont particulièrement chères ? Quelles mesures ont été prises pour les protéger ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Nos travaux ayant par ailleurs obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sylvie Retailleau prête serment.

Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur, en remplacement de M. François-Noël Buffet. - Je tiens tout d'abord à excuser l'absence du président François-Noël Buffet.

Madame la ministre, la liberté est le principe de l'enseignement supérieur et de la recherche : liberté d'enseignement, liberté des étudiants adultes. C'est par nature un monde de débats, voire de controverses. Mais l'actualité des dernières années a aussi été marquée par des événements dans les universités tendant à interdire le débat, en faisant pression pour empêcher l'expression des points de vue.

Des groupes ont ainsi jugé légitime de désigner à la vindicte populaire des enseignants, d'empêcher des conférences ou d'interrompre des pièces de théâtre dont la mise en scène ne leur convenait pas. La pression de groupes radicaux sur les universités, sur les enseignants et sur les chercheurs nous conduit à nous interroger sur les moyens mis en oeuvre pour les protéger.

Je souhaite donc vous interroger sur les relations entre l'enseignement supérieur, la recherche, les services de sécurité intérieure et la justice.

Plus largement, les échanges avec les services de police et de gendarmerie et avec les renseignements territoriaux (RT) permettent-ils un suivi des situations à risque ? Comment se passe l'accompagnement vers le dépôt de plainte et la prise en compte des menaces en cas d'incident ? Comment jugez-vous la prise en charge de ces questions par la justice ?

En outre, les modalités du signalement des agressions et des formes de pression par des collègues qui en auraient été témoins méritent également notre attention. En théorie, l'objectif de l'article 40 du code de procédure pénale est clair et devrait conduire tout fonctionnaire témoin d'une agression dans l'exercice de ses fonctions à saisir directement le procureur de la République. En pratique, toutefois, il semble que le recours à ce mécanisme soit marginal. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ? Comment garantir l'effectivité de cette disposition ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez souhaité élargir le champ de votre commission d'enquête aux signalements et traitements des pressions, agressions et menaces que peuvent subir les chercheurs et enseignants-chercheurs. Vous avez décidé de dédier une partie de vos travaux à la question de leur protection et de leur sécurité, et je tiens à vous en remercier.

Garantir la sécurité de nos personnels, c'est la condition indispensable au bon exercice de leurs fonctions, des fonctions importantes, car ils ont pour mission de repousser toujours les frontières de la connaissance et d'en garantir la transmission.

Je commencerai mon propos en présentant les spécificités de l'enseignement supérieur.

Tout d'abord, les universités sont autonomes. Je souhaite insister sur ce point, car il implique d'importantes différences de fonctionnement et d'organisation par rapport aux établissements relevant de l'éducation nationale.

Je ne suis pas l'autorité hiérarchique des chefs d'établissements d'enseignement supérieur. Je suis à la tête d'une administration qui accompagne ces établissements, mais leurs présidents et directeurs disposent de pouvoirs propres, notamment en matière de police, et je ne peux pas réformer leurs décisions, sauf en cas de manquement grave. Ils ne sont pas non plus tenus de communiquer des rapports réguliers au ministère.

C'est la raison pour laquelle je ne dispose pas d'un certain nombre de données, comme le nombre exact d'actes de violence commis à l'encontre des enseignants-chercheurs et du personnel de l'enseignement supérieur.

Les données dont je dispose relèvent le plus souvent d'enquêtes que nous menons. Si je suis en mesure de vous donner des éléments chiffrés sur le nombre de protections fonctionnelles - je vous les fournirai ultérieurement -, c'est grâce à notre direction des affaires juridiques, qui, depuis deux ans, réalise une enquête sur le sujet.

Il convient de distinguer les décisions que peuvent rendre les chefs d'établissement au nom de l'État, de celles liées au pouvoir de police propre dont ils disposent.

Les chefs d'établissement reçoivent une délégation du ministre chargé de l'enseignement supérieur pour prendre un ensemble d'actes, dont certains peuvent s'inscrire dans le cadre des mesures prises pour la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle ou pour les compléter utilement. Je pense, par exemple, à la suspension de fonctions à titre conservatoire, qui peut avoir pour objet d'écarter du service un agent auteur de menaces ou de pressions dirigées contre un autre agent, ce dernier pouvant se voir octroyer la protection fonctionnelle.

Si l'essentiel des autres mesures qu'un président d'université prend au nom de l'État intéresse surtout le déroulement de la carrière des agents, il lui est toutefois possible d'autoriser la mutation, le détachement ou la mise à disposition d'un enseignant-chercheur qui le souhaiterait et verrait, dans son éloignement, un moyen de se prémunir des attaques ou pressions dont il fait l'objet.

Les chefs d'établissement d'enseignement supérieur disposent en outre d'un pouvoir de police propre. En vertu de l'article L.712-2 du code de l'éducation, le président d'université est responsable du maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'enceinte de son établissement.

Il est nécessaire de préciser que l'ordre public universitaire est spécifique, car il entraîne la prise en compte des franchises universitaires, qui impliquent que les forces de l'ordre ne peuvent pénétrer dans l'établissement qu'après l'accord de son représentant légal. La liberté d'expression, le bon déroulement des cours, l'activité de recherche peuvent se voir attribuer une place prépondérante dans la matérialité de cet ordre public. Il convient de préserver un cadre intellectuel et matériel propice au bon accomplissement des missions qui sont conférées par la loi aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP).

Toutefois, lorsqu'il estime qu'il existe un désordre, ou une menace de désordre, dans les enceintes et locaux affectés directement à l'établissement ainsi que dans les locaux mis à la disposition des usagers ou des personnels, le président de l'université doit en informer immédiatement le recteur chancelier. Le conseil d'administration et le conseil académique doivent également être informés des décisions prises dans ce cadre.

Plusieurs actions lui sont ouvertes pour agir contre ces désordres. Il a l'obligation de prendre toute mesure utile pour assurer le maintien de l'ordre, finalité qui englobe les aspects classiques de la police administrative : bon ordre, sûreté, sécurité et salubrité publique, adaptés aux circonstances universitaires. Il peut prendre toute mesure préventive, comme des mesures réglementaires concernant les attroupements dans les bâtiments d'enseignement, des règles relatives à l'accès dans les locaux, ou non réglementaires, comme l'interdiction d'une conférence. Il peut interdire à toute personne l'accès aux locaux, voire suspendre l'enseignement dispensé par un personnel, pour une durée n'excédant pas trente jours. Cette durée peut être prolongée jusqu'à l'issue des poursuites disciplinaires ou judiciaires qui seraient éventuellement engagées. Dans l'hypothèse où un personnel ou un usager fait l'objet de menaces graves contre sa personne, le président d'université peut interdire l'accès des locaux à l'auteur des menaces, si celui-ci est identifié. Cette interdiction doit s'accompagner d'un signalement au parquet, ou éventuellement d'une plainte, permettant de signaler les faits à l'autorité judiciaire et de prolonger l'interdiction au-delà du délai de trente jours. Le président d'université peut engager des poursuites disciplinaires contre les membres du personnel et les usagers qui auraient contrevenu aux dispositions législatives et réglementaires, au règlement intérieur ou aux mesures de police prises, ou qui se seraient livrés à des actions ou des provocations contraires à l'ordre public. Il peut enfin recourir à l'article 40 du code de procédure pénale.

Une autre spécificité de l'enseignement supérieur réside dans la liberté d'expression et les libertés académiques dont jouissent les enseignants-chercheurs. Elles tempèrent les obligations déontologiques, notamment l'obligation de neutralité auxquelles ils sont en principe soumis en tant qu'agents publics, et justifient une application moins stricte du devoir de réserve qui s'impose à tout agent public.

En effet, les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs bénéficient, au titre de l'article L. 952-2 du code de l'éducation, « d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche », étant également rappelé que le Conseil constitutionnel reconnaît une valeur constitutionnelle à la garantie de leur indépendance.

« Un universitaire n'est pas un fonctionnaire comme un autre. » Telle est la conclusion du rapporteur public du Conseil d'État dans une décision du 15 novembre 2022. Citant une décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) de 2009, il poursuit en rappelant que « la liberté d'expression des universitaires n'est pas seulement celle de l'enseignant dans le choix du contenu de ses cours, et celle du chercheur dans le choix de ses thèmes de recherches, mais leur donne aussi la liberté d'exprimer librement leur opinion sur l'institution et le système dans lesquels ils travaillent. »

Cette entière liberté d'expression garantie aux enseignants-chercheurs s'explique par les publics plus critiques et plus âgés - la grande majorité des étudiants sont majeurs -auxquels ils s'adressent. Cette distinction s'apprécie en comparaison des élèves mineurs du scolaire, qui ne disposent pas de la maturité d'esprit permettant d'apprécier l'impartialité d'un enseignement dispensé.

La liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs n'est toutefois pas absolue, elle est encadrée par la loi et la jurisprudence. Ainsi, l'article L. 952-2 du code de l'éducation précise qu'elle s'exerce « sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité ». Le principe d'objectivité invite l'universitaire à faire connaître son opinion autant que celles qui lui sont contraires, et le principe de tolérance, à admettre que les étudiants puissent penser différemment. La jurisprudence comporte peu d'illustrations de manquements à ces obligations de tolérance et d'objectivité. Je pourrai vous en citer un cas si vous le souhaitez.

En ce qui concerne le devoir de réserve, si la liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs leur offre une grande latitude dans leurs propos, ceux qu'ils tiennent dans l'espace public, notamment sur les réseaux sociaux, doivent toutefois être prononcés avec mesure et ne pas revêtir un caractère insultant, injurieux ou outrancier, ni porter atteinte à la réputation d'une institution, ni dénigrer l'administration ou un autre collègue.

Au-delà de la liberté d'expression, les enseignants-chercheurs jouissent de libertés académiques, qui découlent du principe d'indépendance des enseignants-chercheurs et que le Conseil constitutionnel a érigées en principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elles comprennent trois points : la liberté d'expression et d'opinion, qui permet aux enseignants de jouir d'une liberté plus grande que les autres agents publics dans l'expression de leurs opinions, y compris dans l'exercice de leur fonction ; la liberté d'enseigner - un universitaire n'est pas tenu par un programme, ce qui constitue une nouvelle différence fondamentale avec l'éducation nationale - , et la liberté de choisir son thème de recherche et la liberté de publication.

Les libertés académiques relèvent d'un cadre juridique étoffé par le législateur en 2020, et leur protection est garantie à l'échelle européenne. Ainsi, en 2020, la loi de programmation de la recherche a précisé que « les libertés académiques sont le gage de l'excellence de l'enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s'exercent conformément au principe constitutionnel d'indépendance des enseignants-chercheurs ».

Des exigences similaires existent au niveau européen. Ainsi, l'article 13 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévoit que « les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée. » Par ailleurs, la CEDH a jugé, dans une décision rendue en 2014, que la liberté académique comprenait, pour les enseignants-chercheurs, la liberté « d'exprimer clairement leurs opinions, fussent-elles polémiques ou impopulaires, dans les domaines relevant de leurs recherches, de leur expertise professionnelle et de leur compétence ».

L'atteinte portée aux libertés académiques ouvre droit à protection pour les agents qui en sont victimes. Je voudrais également préciser que les libertés académiques, bien que très protégées, ne sont toutefois pas absolues. Elles s'accompagnent de responsabilités et s'exercent, comme l'a rappelé le Conseil d'État dans une décision rendue en 1998, « dans le respect des règles de prévention des conflits d'intérêts et des impératifs de l'intégrité scientifique ». Les enseignants-chercheurs, enseignants et chercheurs, jouissent d'une entière liberté dans leur enseignement et leurs travaux de recherche, mais ne sont pas pour autant affranchis de leurs obligations déontologiques, comme le respect du principe de neutralité, dont l'appréciation reste toutefois délicate. Un rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) datant de juin 2023 sur des faits signalés à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation (Inspé) de Paris a relevé que « les contre-vérités juridiques et la confusion du support des cours publiés et commentés révèlent l'incapacité des deux professeurs à restituer un débat philosophique complexe et ne peuvent être regardées comme l'expression d'opinions personnelles de chacun d'eux ».

Un avis du collège de déontologie du 21 mai 2021 relatif aux libertés académiques précise également que « la liberté académique s'exerce dans le respect tant des personnes que des cadres définis collectivement pour l'obtention des diplômes. Elle s'accompagne de l'évaluation par les pairs. En toutes circonstances, elle implique la tolérance et la courtoisie. Elle exclut toute forme d'attaque des personnes et tout comportement violent. »

J'en viens à la deuxième partie de mon propos : la nature des menaces ou pressions dont peuvent être victimes les enseignants-chercheurs. En plus des situations de harcèlement et des violences sexistes, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l'objet de pressions, de menaces ou d'autres formes d'attaques ou de dénigrement, notamment sur les réseaux sociaux. Ces violences peuvent être liées, par exemple, aux activités de recherche qu'ils mènent. Je pense notamment aux chercheurs qui, dans le cadre de leurs recherches, sont amenés à faire des expérimentations animales. Elles peuvent aussi découler des thèses soutenues dans des publications scientifiques ou de l'exercice de leur liberté académique. Un enseignant-chercheur peut ainsi subir des pressions en raison des propos qu'il a tenus ou du contenu de ses cours. Les sujets relevant des sciences humaines et sociales, comme les sujets religieux, politiques ou sociétaux, comme le sujet trans-LGBT, sont les plus concernés. Enfin, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l'objet de pressions et de menaces pour avoir signalé de graves manquements à l'intégrité scientifique.

En particulier, ils peuvent faire l'objet de « procédures bâillons ». Ces dernières désignent des procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, qui se traduisent par des plaintes, en diffamation ou en dénigrement, à la suite de la publication de leurs travaux. Il s'agit pour les auteurs de ces procédures de censurer, d'intimider ou de faire taire leurs détracteurs en leur imposant le coût d'une défense en justice, jusqu'à ce qu'ils renoncent à leurs critiques ou à leurs oppositions.

Le troisième point de mon propos porte sur les réponses apportées à ces pressions, menaces, attaques ou dénigrements. Différents acteurs sont mobilisés et mobilisables. Conformément aux dispositions de l'article L.124-3 du code général de la fonction publique, les universités ont l'obligation de nommer un référent laïcité, chargé d'apporter tout conseil utile au respect du principe de laïcité à tout agent public ou chef de service qui le consulte. Il est également fait obligation à tout établissement de mettre en place un référent à l'intégrité. L'Office français de l'intégrité scientifique (Ofis), département du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) assure la coordination de ces référents et les accompagne dans l'accomplissement de leurs missions en leur fournissant ressources et éléments de cadrage et d'harmonisation.

Par ailleurs, la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires fait obligation à tout établissement public de mettre en place un référent déontologue, qui peut être aussi référent lanceur d'alerte et se voir chargé d'une mission de veille à l'égard de l'intégrité scientifique.

Le collège de déontologie de l'enseignement supérieur et de la recherche, institué en 2018 et présidé depuis sa création par Bernard Stirn, conseiller d'État, est compétent pour les services de l'administration du ministère, ainsi que pour les établissements publics placés sous sa tutelle. Il peut être saisi par tout établissement sous tutelle, et par tout agent qui souhaiterait disposer d'un avis sur sa situation, notamment en matière de conflits d'intérêts.

D'une manière générale, le président ou le directeur d'établissement doit faire usage des prérogatives qui lui sont reconnues, le cas échéant en saisissant les juridictions ou instances compétentes. Dans l'enseignement supérieur, la politique de défense et de sécurité relève de la responsabilité des présidents qui, dans le cadre de l'autonomie des établissements, sont responsables du maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'enceinte de leur établissement.

Mon ministère appuie les établissements dans la mise en oeuvre de ces obligations, avec un réseau d'acteurs référents : le réseau des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense (HFSD) et des référents radicalisation. Existe également une habilitation au secret des présidents, des directeurs de cabinet, des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense, des référents radicalisation, des recteurs de région académique et de leur directeur de cabinet. Sont également des formations de la gouvernance des établissements à la gestion de crise - une soixantaine d'entre elles ont déjà eu lieu.

À côté des mesures de police qu'un chef d'établissement d'enseignement supérieur peut prendre, les attaques d'une certaine gravité donnent droit au bénéfice de la protection fonctionnelle dès lors qu'aucune faute personnelle de l'agent demandeur et qu'aucun motif d'intérêt général n'y fait obstacle.

Encore une fois, ce sont les chefs d'établissements d'enseignement supérieur qui sont compétents pour instruire les demandes de protection fonctionnelle des agents de leur établissement, sans que ne puisse y faire obstacle le fait qu'ils sont nommés et rémunérés par l'État.

Les recteurs de région académique sont compétents pour instruire les demandes qui ne peuvent être traitées par les chefs d'établissement, c'est-à-dire celles qui mettent en cause des chefs d'établissement, ou celles qui émanent de chefs d'établissement. Jusqu'à très récemment, ces deux situations relevaient de la compétence ministérielle, mais depuis l'entrée en vigueur d'un décret de mars 2021, elles font l'objet d'un traitement de proximité, par l'intervention des recteurs de région académique.

Bien que je dispose d'un pouvoir de tutelle sur les établissements d'enseignement supérieur, je ne dispose d'aucun pouvoir hiérarchique m'autorisant à réformer des décisions prises par ces établissements en matière de protection fonctionnelle. Mon ministère conserve toutefois un rôle actif d'accompagnement, de conseil et d'expertise, en apportant son appui aux établissements et aux rectorats pour l'instruction des situations les plus complexes ou soulevant des questions de droit nouvelles.

Concrètement, mon directeur de cabinet peut, par exemple, être sollicité par un président d'université sur des faits de danger grave et imminent qui peuvent peser sur un enseignant-chercheur, qu'il s'agisse de menaces à l'intégrité physique et morale, de violences sexuelles ou de harcèlement, ou de menaces à l'intégrité scientifique.

En fonction de la nature des faits, il peut, sous mon autorité, saisir l'IGÉSR pour approfondir le sujet, en lançant une enquête administrative. Cette enquête doit permettre d'éclairer notre décision et celle du chef d'établissement. Si les faits remontés sont graves et objectivés, je peux les signaler au procureur de la République compétent en vertu de l'article 40 précité.

Pour ce qui est des enquêtes administratives, en complément de l'IGÉSR, mon directeur de cabinet mandate le recteur compétent pour accompagner le chef d'établissement, et demande au HFSD de suivre la situation à la fois sur les réseaux sociaux avec la délégation à la communication (Delcom) du ministère, mais également en lien avec le HFSD de l'établissement, ou le référent sur place.

Depuis deux ans, la direction des affaires juridiques de mon ministère réalise une enquête annuelle sur la protection fonctionnelle auprès des établissements d'enseignement supérieur. Elle vient de recevoir les chiffres pour l'année 2022. Notez que 143 établissements publics d'enseignement et 27 centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) ont été interrogés, et que, pour la première fois, cette enquête inclut aussi 12 établissements de recherche. Les taux de réponse par les établissements variant d'une année à l'autre, les comparaisons sont à prendre avec précaution.

La première conclusion de cette enquête est que les enseignants-chercheurs représentent plus des deux tiers des demandes de protection fonctionnelle : 265 agents ont demandé la protection fonctionnelle parmi les personnels des établissements de l'enseignement supérieur. Parmi eux, 69 % sont des enseignants-chercheurs, soit 182 agents, et 31 % des bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, personnels sociaux et de santé (Biatss), soit 83 agents. Dans les établissements de recherche, 43 agents ont demandé la protection fonctionnelle ; 33 d'entre eux sont des chercheurs et 10 sont des personnels administratifs.

Le deuxième enseignement de cette enquête est que l'administration accorde la protection fonctionnelle dans la majorité des cas. Ainsi, 71 % des demandes de protection fonctionnelle font l'objet d'un accord par l'administration dans les établissements de l'enseignement supérieur. Le taux d'octroi de la protection fonctionnelle est un peu plus faible dans les établissements de recherche puisqu'il atteint 56 %.

La troisième conclusion de l'enquête est qu'environ 80 % des demandes de protection fonctionnelle concernent des atteintes volontaires à l'intégrité de l'agent : les atteintes morales concernent 67 % des demandes dans les établissements d'enseignement, et un tiers dans les établissements de recherche. Les atteintes physiques concernent 7 % des demandes dans les établissements d'enseignement supérieur et 8 % des demandes dans les établissements de recherche. Les cas de harcèlement concernent une part importante des demandes : 21 % des demandes dans les établissements d'enseignement, contre 28 % dans les établissements de recherche. Les poursuites pénales constituent un autre motif de demande de protection fonctionnelle ; elles concernent 15 % des demandes dans les établissements d'enseignement, contre 20 % dans les établissements de recherche.

Le quatrième enseignement de cette étude est que les demandes de protection fonctionnelle concernent principalement des faits dont les agents sont les auteurs : 86 % dans les établissements de recherche, contre 65 % dans les établissements d'enseignement.

La protection des enseignants-chercheurs et des chercheurs face aux pressions, menaces et agressions dont ils peuvent être victimes s'inscrit donc dans un cadre particulier, qui est celui de l'autonomie des établissements et des libertés académiques. Des réponses existent pour protéger les personnels attaqués. Ce phénomène est désormais plus visible grâce à l'avènement des réseaux sociaux.

L'université est un lieu du savoir et de la curiosité, de la confrontation d'idée et du débat. Elle doit le rester. Mais ce débat se doit d'être apaisé, et se dérouler dans le respect de la légalité et des principes de la République. Avec l'évolution du cadre législatif et la mise en place de plusieurs référents, c'est une véritable communauté de vigie qu'anime mon ministère, et j'y suis particulièrement attentive.

Mme Laure Darcos. - Madame la ministre, je vais revenir sur certains faits, notamment sur l'intégrité scientifique. Pendant la crise de la covid-19, il y a eu des réflexions, dans le sud de la France sur les promesses de guérison rapide permises par certaines substances. Des chercheurs éminents relayaient des propos controversés ou non vérifiés. Les agressions verbales sur les réseaux se multipliaient. Souvent ces chercheurs se présentent sous l'étiquette d'un établissement. Comment le ministère prend-il les choses en main, dans de telles situations, vis-à-vis des instances et des directions de ces établissements ? À quels contrôles pouvez-vous procéder ?

Vous avez parlé de l'indépendance de ces établissements. J'ai été confrontée, pendant les discussions lors de la loi de programmation de la recherche, aux conséquences de la liberté académique si chère à l'université. Lorsque des personnes comme Sylviane Agacinski se trouvent dans l'incapacité de tenir leurs conférences, comment pouvez-vous rétablir l'expression libre de personnes extérieures à l'établissement ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Il est vrai qu'il existe différentes procédures. Tout d'abord, une enquête administrative est menée, ou l'on saisit l'IGÉSR ou l'inspection générale des affaires sociales (Igas) pour établir des faits. L'enquête administrative peut être menée en interne et diligentée par le président d'établissement ou des inspections générales. Ensuite, selon les conclusions des rapports d'inspection, des auditions peuvent être menées, qui peuvent déboucher sur un recours à l'article 40 du code de procédure pénale.

Pour répondre à votre seconde question, je répète qu'il revient au président d'université, lorsqu'il est informé, d'autoriser ou non la tenue de conférences. L'interdiction doit découler d'une menace réelle à l'ordre public, mais je tiens à ce que l'université reste un lieu de débats, d'expression libre. C'est pourquoi, en règle générale, ces conférences ont lieu, à condition que le président et l'administration de l'université soient informés pour permettre le déroulement de ces conférences dans de bonnes conditions. Il n'y a pas de procédure directe, mais en cas de poursuites ou d'actes répétés, il est aussi possible d'engager une enquête administrative. Je peux, moi aussi, requérir l'inspection générale, mais la responsabilité première est celle du président, en raison de l'autonomie des établissements.

M. Pierre Ouzoulias. - Madame la ministre, j'aimerais vous féliciter pour la qualité juridique de votre avant-propos. Vous avez raison : le professeur n'est pas un fonctionnaire comme les autres. C'est d'ailleurs le seul à pouvoir cumuler son emploi avec un mandat parlementaire, et le Sénat en a déjà connu quelques exemples.

Je voudrais revenir sur un texte important : la déclaration de Bonn, signée par plusieurs pays européens le 20 octobre 2020. Celle-ci donne une définition de la liberté académique qui est intéressante : « la liberté de recherche comprend le droit, dans le respect des normes professionnelles de la discipline concernée, de déterminer : ce qui doit ou ne doit pas faire l'objet d'une recherche ; comment cela doit être fait ; qui doit faire la recherche, avec qui et dans quel but ; les méthodes par lesquelles et les voies par lesquelles les résultats de la recherche doivent être diffusés. »

Je souhaite savoir si un projet européen existe pour transformer cette déclaration en un règlement ou un projet d'ordre législatif à échelle européenne ? Considérez-vous que cette définition de la liberté académique est intégralement reprise par le droit français ou que ce dernier présente des lacunes à combler ?

Enfin, vous savez qu'il existe une distorsion de protection, s'agissant des libertés académiques, entre les chercheurs, qui relèvent des articles L. 422-1 et L. 422-2 du code de la recherche, et les enseignants-chercheurs, qui relèvent de l'article L. 952-1 du code de l'éducation, alors que tous exercent au sein des mêmes unités mixtes de recherche (UMR). Avez-vous l'intention de travailler à homogénéisation de leurs statuts ?

M. Jacques Grosperrin. - Quand je vous écoute, madame la ministre, je m'interroge sur le ministère de l'enseignement supérieur. En 2007, j'ai voté la loi sur l'autonomie des universités. J'étais de ceux qui souhaitaient que le président d'université ne soit pas un ancien enseignant-chercheur, ce qui ne fut pas adopté, mais qui aurait grandement changé la situation que nous connaissons aujourd'hui.

En effet, vous dites ne pas être le chef hiérarchique et la liberté académique primerait. Cette situation me semble insupportable. Vous indiquez que l'enseignant-chercheur n'est pas un fonctionnaire comme les autres ; je comprends cette idée d'un point de vue intellectuel et juridique, mais je pense que les Français ne le comprennent pas. Ilsvous diront qu'un enseignant-chercheur est un fonctionnaire comme les autres, qui exerce dans un service public. Nous sommes en train de biaiser le débat.

La semaine dernière, j'ai évoqué cette question avec le ministre de l'éducation nationale. Il n'a pas tout à fait répondu aux questions que soulevait la lettre que Jules Ferry avait écrite aux instituteurs, qui soulignait qu'il ne fallait pas dire une parole susceptible de blesser autrui. Aujourd'hui, des conférences n'ont pas pu avoir lieu, des directeurs d'établissements ayant préféré éviter tout problème. Je suis choqué par ce mode de fonctionnement et j'estime que le Parlement a un rôle à jouer, qui consiste peut-être à réformer ou à proposer une autre loi sur l'enseignement supérieur et la recherche, car la situation actuelle n'est plus acceptable, au regard notamment du budget qui est consacré à ce service public.

Vous indiquez avoir la possibilité de diligenter une inspection générale, mais il s'agit non pas de réagir, mais d'anticiper. Des études existent sur l'autocensure dans l'enseignement scolaire public, qui montrent une augmentation de 36 % à 56 % entre 2018 et 2022. Nous ne disposons pas de statistiques dans l'enseignement supérieur. Vous avez le droit de demander une inspection sur ce sujet. Je suis persuadé que l'autocensure est plus répandue qu'on ne le croit. Si on laisse faire, de nombreux enseignants n'oseront plus parler et notre enseignement, notamment notre enseignement supérieur, perdra en qualité. On marche sur la tête, une réforme de l'enseignement supérieur est nécessaire, le législateur doit agir.

M. Henri Leroy. - Je souhaite évoquer un sujet particulièrement préoccupant qui, depuis près de vingt ans, gangrène nos universités, celui des dérives islamo-gauchistes. Cette idéologie a prospéré à l'ombre des instances universitaires qui ont choisi, semble-t-il, de composer avec elle.

Prenons le cas de l'Union nationale des étudiants de France (Unef), syndicat subventionné par l'État et censé représenter les étudiants. Il s'est égaré avec une présidente voilée et des campagnes ambiguës sur la laïcité. Prenons également le cas de Florence Bergeaud-Blackler, gravement menacée après avoir publié un ouvrage sur les Frères musulmans et leur entrisme au sein de l'université française. En 2019, l'université Paris1 Panthéon-Sorbonne a cédé aux pressions de syndicats et d'universitaires en supprimant un cycle de formation sur la prévention de la radicalisation. À Lille, les représentations de la pièce écrite par Charb, directeur de Charlie Hebdo, ont été annulées au prétexte que celle-ci serait islamophobe. Et que dire du Hijab Day organisé par des étudiants de Sciences Po Paris depuis 2016, qui encourage le port du voile et banalise son usage ?

Madame la ministre, peut-être est-il temps d'agir avec fermeté. Le temps de la tolérance ou de la compréhension paraît révolu. Il importe de défendre la laïcité et de protéger les professeurs d'université. Qu'avez-vous prévu ou que pouvez-vous faire pour contrer ces dérives et ces atteintes à la laïcité ? Que faites-vous pour affronter le sujet, le mesurer, le quantifier, pour en prendre toute la mesure et lutter concrètement avec les présidents d'université contre ces atteintes aux principes républicains de l'enseignement supérieur ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Monsieur Ouzoulias, je ne sais pas s'il existe un projet européen pour prolonger la déclaration de Bonn. En revanche, à l'échelle du conseil scientifique du Conseil européen de la recherche (ERC), en particulier à l'occasion de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, ou au sein du G7, nous avons fortement rappelé les principes, les valeurs et les libertés académiques.

Sur le sujet des libertés académiques des enseignants-chercheurs et des chercheurs dans les UMR, de leur liberté d'expression et de leur indépendance, il est intéressant de constater, en procédant à un historique, que les choix français se retrouvent à un niveau européen ou international et que les modes de fonctionnement des États se font écho. En France, le point de départ est celui de la loi Savary. Le code de l'éducation traite des enseignants-chercheurs, entendus comme enseignants et chercheurs, c'est-à-dire pour leurs activités d'enseignement et de recherche. Peu importe que les chercheurs entretiennent un lien plus ou moins étroit avec l'enseignement. Il leur assure pleinement leur liberté d'expression et leur indépendance, ce que le Conseil constitutionnel a réaffirmé. Le code de l'éducation inclut donc les chercheurs, en particulier ceux des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) ou des UMR ; il en va peut-être différemment des chercheurs du secteur privé ou des établissements publics à caractère industriel et commercial (Épic), pour lesquels une transposition directe des dispositions du code pose un problème.

Aux termes de l'article L.141-6 du code de l'éducation, « le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l'objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l'enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ». Cet article illustre la notion de liberté d'expression académique, laquelle suppose un cadre, que le code précité rappelle.

Comme l'encadrement des libertés académiques, la responsabilité des présidents d'université et l'autonomie de leurs établissements inscrites dans la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), et qu'on retrouve dans les différents articles du code de l'éducation, correspondent à un modèle international, non à une spécificité française.

Monsieur Grosperrin, les chiffres des enquêtes que nous pourrons vous communiquer, notamment de l'enquête de 2022, très complète et représentative, nous montrent que ces problématiques, que nous ne devons certes pas négliger, restent fort heureusement minoritaires par rapport à l'ensemble que représentent la recherche et l'enseignement supérieur. Les référents qui interviennent dans les établissements en matière de déontologie, de laïcité et d'intégrité scientifique contribuent à ce résultat. Nous en animons le réseau, avec la responsabilité de porter leur mission à la connaissance de tous les agents qui peuvent les saisir de problèmes divers, dont ceux que vous avez cités. Nous assurons la formation de ces référents qui sensibilisent aussi les communautés enseignantes et scientifiques, ainsi que les agents, au sein des établissements d'enseignement supérieur.

Je tiens à dire que Florence Bergeaud-Blackler a bénéficié - et c'est bien normal - de la protection fonctionnelle de son employeur, en l'occurrence le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de même que d'une protection policière personnelle par le ministère de l'intérieur avec lequel nous entretenons des relations de travail.

La conférence dans les locaux de Sorbonne Université dont vous faites état n'a pas été annulée, mais reportée. La doyenne de l'université, informée très tardivement de sa tenue, a demandé son décalage dans le temps pour des raisons d'organisation. La conférence a d'ailleurs eu lieu dans de bonnes conditions à la nouvelle date proposée. Certes, il nous faut être vigilants pour que ces conférences ne soient pas annulées et se déroulent dans les meilleures conditions possible. Au sein des établissements, nous disposons de leviers avec les enquêtes administratives et leur suivi, les commissions disciplinaires et les procédures juridiques.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je suis assez frustrée par cette audition. La mission conjointe de contrôle porte sur les violences qui interviennent dans un cadre scolaire ou universitaire. J'ai appris beaucoup de choses intéressantes sur le cadre législatif applicable aux enseignants et les règlements universitaires, mais là n'est pas le coeur de cette audition.

J'appartiens à une génération pour laquelle l'université correspondait à la liberté d'expression la plus totale. En dépit des combats d'idées entre extrême gauche et extrême droite, nous pouvions nous exprimer sans menace, ce qui faisait la richesse de l'université. Il n'en est plus de même aujourd'hui, et vos propos ne me rassurent pas, madame la ministre. Soit votre ministère joue un rôle en matière de liberté d'expression dans nos universités, soit le phénomène inquiétant qui est à l'oeuvre ne vous concerne pas et je comprends alors que vous vous contentiez de nous rappeler un cadre général.

Quand Sylviane Agacinski n'a pas pu tenir sa conférence à Bordeaux, cela m'a heurtée. Quand la représentation de la pièce de Charb a été annulée, cela m'a heurtée. Permettez-moi de revenir sur la conférence de Florence Bergeaud-Blackler, car vous n'avez pas retracé le déroulé exact. La conférence a été annulée, puis reprogrammée sous l'effet de la pression. Mais dans quelles conditions ! Il a fallu une surveillance exceptionnelle et des inscriptions préalables. Si telle est l'université que nous prévoyons pour demain, si nous ne pouvons plus y parler de tout, je m'interroge. Votre rôle politique, me semble-t-il, consiste à vous exprimer sur ces sujets, non de rappeler le cadre légal de la protection accordée. Oui, Florence Bergeaud-Blackler vit désormais sous protection. Je voulais précisément entendre votre position publique sur le fait qu'une chercheuse doive vivre sous protection et que la liberté d'expression à l'université est menacée. Et je regrette de vous le dire, on ne vous entend pas clairement, publiquement, condamner cette situation. L'absence de parole claire favorise la continuité des menaces dans les universités.

Mme Marie-Pierre Monier. - J'aimerais connaître le délai moyen de réponse aux demandes de protection fonctionnelle, savoir s'il arrive qu'elle soit refusée et, dans l'affirmative, quelle est la proportion des refus.

Lors de son audition la semaine dernière, le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, Pap Ndiaye, nous a indiqué qu'en matière de menaces contre le personnel le travail de veille des réseaux sociaux était du ressort des académies. Qu'en est-il pour l'enseignement supérieur ?

Estimez-vous que la formation initiale des enseignants sur la laïcité délivrée par les Inspé a progressé ces dernières années et que les futurs professeurs sont désormais mieux armés en la matière ?

Enfin, comment le référent laïcité et peut-être des commissions spéciales au sein des universités sont-ils désignés ? Existe-t-il une charte régissant leur bon fonctionnement et des formations délivrées dans ce cadre ?

M. Yan Chantrel. - Depuis quelques années, nous observons une résurgence des groupuscules d'extrême droite dans nos universités, et même, depuis l'élection présidentielle de 2022, une augmentation très préoccupante du nombre d'agressions physiques. Plusieurs exemples de vagues de violence ou de commandos armés ont été recensés, notamment à Montpellier, Nanterre ou Tours. Le 7 juillet dernier, les principales organisations syndicales de l'enseignement secondaire, dont certaines représentent aussi les personnels de l'enseignement supérieur et de la recherche, ont alerté le ministre chargé de l'éducation nationale sur l'offensive menée par l'extrême droite contre l'école et ses agents. Elle prend la forme d'insultes, de menaces, de pressions sur la mise en oeuvre des programmes ou sur les pratiques pédagogiques des enseignants. Pour ce dernier cas, il s'agit surtout d'une menace de l'extrême droite, dont nous ne parlons jamais ici. Vous avez à juste titre relevé le rôle des réseaux sociaux. Ces groupes d'extrême droite y sont particulièrement actifs. Face à ces menaces inacceptables, le ministre a travaillé avec les organisations syndicales à une meilleure protection des personnels et à la mobilisation de la communauté éducative contre ces attaques contre l'école progressiste et émancipatrice. Avez-vous, vous aussi, reçu les organisations syndicales de l'enseignement supérieur et de la recherche sur ce sujet spécifique des attaques de l'extrême droite contre le contenu des formations, contre les choix épistémologiques et méthodologiques des enseignants du supérieur ?

Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur. - Je vous remercie, madame la ministre, de répondre précisément aux questions de nos collègues ; je ne suis pas certaine que vous ayez répondu aux questions de M. Leroy.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - En effet, je vous prie de m'en excuser, monsieur le sénateur, j'ai oublié de vous répondre.

Sur le principe de laïcité dans l'enseignement supérieur, je rappelle qu'il implique une obligation de neutralité, comme dans l'ensemble des services publics. La différence, notamment par rapport à l'éducation nationale, tient à ce que, dans l'enseignement supérieur, l'obligation s'applique aux seuls agents, et non aux usagers, en l'occurrence les étudiants. Ceux-ci ne sont pas tenus par les dispositions de la loi de 2004.

Depuis les années 2000, mon ministère a mis en place des dispositifs pour veiller au respect du principe de laïcité et des valeurs de la République. J'en citerai quelques-uns, auxquels les établissements recourent communément. Un guide a été élaboré avec France Universités dès 2004. Nous le mettons à jour régulièrement en suivant les évolutions des pratiques et les éventuelles dérives. Depuis 2015, les référents laïcité interviennent dans les établissements. La pratique se généralise. La loi promulguée le 24 août 2021 conforte le respect des principes de la République. Le dispositif permettant de signaler les atteintes à la laïcité sera lui-même progressivement renforcé. D'ici à 2025, tous les établissements devront avoir nommé un référent laïcité et tous leurs agents publics suivront auprès de lui une formation à la laïcité. Dans l'enseignement supérieur, nous croyons beaucoup à l'importance de la formation et à celle du suivi des pratiques. Le réseau des référents a commencé depuis mai 2022 ces formations et ces sensibilisations en partenariat avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Les référents interviennent également dans les Inspé.

Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche contribue à l'animation de leur réseau. Son propre référent ministériel en recueille les retours d'expérience.

J'insiste sur ce que, en matière de laïcité comme pour d'autres problématiques, les outils disponibles sont clairs. Nous disposons des enquêtes administratives, des commissions disciplinaires et de l'article 40 du code de procédure pénal. D'un point de vue législatif, les rôles sont bien répartis à chaque niveau de responsabilité. On dit souvent qu'il ne faut pas tout concentrer au niveau de l'État, mais qu'il faut responsabiliser les territoires et les institutions. Je pense qu'il est primordial de rappeler dans quel cadre nous travaillons. Les difficultés viennent souvent de ce qu'on ignore les responsabilités des uns et des autres. Les formations, le réseau des référents, l'accompagnement et l'expertise du ministère aident les établissements et leurs présidents à mettre en oeuvre les procédures existantes. Dans mon propos, j'ai voulu montrer combien il importe d'avoir un cadre, au risque, s'il vient à faire défaut, de ne s'en tenir qu'à des affirmations.

Je vous rejoins pour dire que l'université doit rester un lieu de débat, d'expression et d'enseignement libres. Contrairement à l'éducation nationale, l'enseignement supérieur n'a pas de programme national défini, pas de maquette. C'est pourquoi nous n'avons pas les mêmes remontées de terrain sur les cours.

Au sujet de Florence Bergeaud-Blackler, nous ne devons pas lire, Madame Eustache-Brinio, la même presse. Je me suis en effet largement exprimée sur cette affaire dans différents médias. Tous mes propos s'insurgeaient très clairement contre le fait que des chercheurs et scientifiques subissent des pressions, voire des attaques personnelles. Je défends depuis trente-cinq ans les libertés académiques et la libre expression des travaux universitaires. Je m'y suis attachée à la tête de mon université et je continue de le faire comme ministre. Mais j'ajoute, et c'est important, que je m'y attache dans un cadre législatif. L'université représente un lieu de débat à partir de faits étayés.

Le jour même où devait se tenir cette conférence de Florence Bergeaud-Blackler, à 17 heures, dès que j'ai été avertie, j'ai joint la présidente de l'université concernée, qui m'a exactement dit : « j'ai eu la doyenne en ligne, elle vient d'apprendre la tenue de la conférence, ce qui nous pose un problème en raison de l'organisation d'examens après leur report ; nous voyons comment proposer à la conférencière un décalage de la date de son intervention ». Que vous contestiez le décalage de cette date est une chose ; de là à dire qu'elle a d'abord été annulée, puis décalée, je le conteste. Voilà les faits, et j'en ai été personnellement le témoin. La présidente de l'université m'a tout de suite parlé d'une reprogrammation de la conférence, et jamais d'une annulation ! Si je n'ai pas convoqué les médias à 17 h 05, je me suis directement occupée de la situation. Nous sommes restés attentifs au ministère à la manière dont la conférence allait être reprogrammée.

Peut-être la réponse à apporter, afin de garantir que l'université reste un lieu de débat et de libre expression des opinions politiques, réside-t-elle dans notre aide aux présidents des établissements et à leurs équipes dans l'application des dispositions de la loi si importante de 2021, en particulier par le moyen de la formation. En cela consiste mon rôle. Je dois apporter ce qu'il faut, là où il faut, quand il faut. Certainement, des efforts sont à faire. Pour autant, les derniers débordements de violence orale ou physique que notre pays a connus, que ce soit lors de la réforme des retraites ou au cours des récentes émeutes, ne se sont pas déroulés dans les universités. Nous avons accompagné les présidents pour qu'ils fassent usage de leurs pouvoirs en matière de maintien de l'ordre dans leurs établissements, en coopération avec les préfets et les forces de police. Visiblement, la mise en oeuvre du cadre légal ne manque pas d'efficacité. Consciente des alertes que vous signalez, je veille à la formation des acteurs et à prévenir les excès par le rappel de la loi.

Le taux d'octroi de la protection fonctionnelle dans les établissements publics d'enseignement supérieur s'élevait à 86,5 % en 2020, à 85,7 % en 2021, contre 71 % en 2022. Dans les établissements de l'enseignement supérieur, les motifs de refus tiennent pour un quart d'entre eux à des faits non établis, et pour 11 % à des faits qui ne relèvent pas des cas légaux d'octroi de la protection fonctionnelle au sens du code général de la fonction publique. Les autres refus s'expliquent principalement par l'absence de lien avec le service - approximativement 15 % des refus - ou par la faute personnelle de l'agent. Environ 14 % des demandes font l'objet d'une décision implicite de rejet.

Le taux d'octroi atteint 56 % dans les établissements publics de recherche, dont les EPST. Les refus concernent à hauteur de 42 % des faits non établis ; 37 % des faits ne relèvent pas des cas légaux d'octroi de la protection fonctionnelle. Les autres motifs de refus se répartissent entre l'absence de lien avec le service - environ 10 % des cas - et l'incompétence de l'autorité saisie, dans la même proportion.

Les auteurs des demandes de protection dans les établissements publics d'enseignement supérieur sont dans plus de 65 % des cas des agents, dans 12 % des cas des étudiants, et pour 20 % à peu près d'autres particuliers. Je précise que l'absence de réponse à la demande de protection fonctionnelle dans un délai de deux mois vaut refus implicite d'accorder cette protection.

Nous vous transmettrons les données précises dont nous disposons dans ce domaine.

M. François Bonhomme. - Nous sommes évidemment tous favorables à ce que l'université soit un lieu de débat. Si la liberté académique est un principe important, encore faut-il savoir quelle traduction on en donne. Devant la multiplication des cas dont la presse se fait l'écho, il apparaît que l'université est traversée de convulsions. Sylviane Agacinski est une philosophe universaliste qui défend les femmes, considère que le voile est un signe de soumission, et parle de marchandisation du ventre avec la procréation médicalement assistée (PMA). C'est son droit le plus absolu, et il n'a pas été respecté. La violence, la menace et, en définitive, la censure l'ont emporté. Par la faiblesse de votre réaction, vous alimentez ce phénomène. Les facultés françaises ne sont pas menacées par des mouvements fascistoïdes. Nous savons bien quels autres mouvements la traversent plutôt. Ils prennent différentes formes, par exemple la généralisation de l'écriture inclusive. Celle-ci représente une idéologisation de la langue, outre qu'elle en compromet la syntaxe et l'apprentissage.

Plus grave, nous avons assisté à l'occupation violente de locaux de l'université Bordeaux Montaigne pour que s'y tienne une conférence à laquelle était invité Jean-Marc Rouillan, condamné pour les lâches assassinats de Georges Besse et du général Audran. Après avoir bénéficié d'une libération anticipée, il a de nouveau été condamné pour apologie du terrorisme. Il a ainsi pu tenir une conférence au cours de laquelle il a tranquillement fait état de sa conception du terrorisme, dénoncé, avec d'autres, comme Philippe Poutou, la violence d'État ainsi que la répression policière sous toutes leurs formes, et parlé de prisonniers politiques dans une démocratie comme la France ! Or, de votre part, madame la ministre, je n'ai entendu qu'un silence assourdissant. Je sais que votre poste est difficile, mais défendez un tant soit peu l'honneur de notre démocratie, de l'État que vous représentez et qui doit soutenir ses enseignants et son université !

M. Max Brisson. - Mes propos différeront un peu de ceux qu'ont tenus un certain nombre de mes collègues de mon groupe politique, quoique je ne nie pas les menaces extrêmement dangereuses qui planent sur les libertés académiques.

Ces menaces, cette terreur intellectuelle ne sont pas nouvelles. À la fin des années 1960, les mouvements maoïstes faisaient régner la terreur dans les universités, menaçaient les libertés académiques et contrariaient la marche sereine de la recherche et de l'enseignement supérieur. Ces faits passés ne justifient pas les faits actuels, mais nous ne découvrons rien de nouveau. Et l'université a résisté à la terreur intellectuelle de personnes qui cautionnaient en leur temps les pires holocaustes. Il ne faudrait donc pas que les dangers qui pèsent à présent sur elle remettent en cause son autonomie. Je n'ai aucune nostalgie des facultés de la IIIe République, alors sous les ordres des recteurs chanceliers ; je voudrais au contraire que les lycées deviennent autonomes ! Je me réjouis que les lois adoptées à l'instigation d'Edgar Faure puis de Valérie Pécresse aient restauré les franchises et l'autonomie universitaires garantes de la liberté académique, car elles ont honoré notre démocratie. Je ne cesserai de les défendre ici au Sénat aussi longtemps que mon mandat m'en donnera la possibilité.

Ce sont aujourd'hui ces franchises qui sont menacées, comme elles l'ont été déjà à plusieurs reprises dans notre histoire. Je veux dire avec force que l'école n'est pas l'université et que l'université n'est pas l'école. De longue date, la neutralité s'impose aux usagers de l'école, ce qui distingue cette dernière des autres services publics, dont celui de l'université. L'école est centralisée, beaucoup trop à mon goût ; l'université est décentralisée et profondément girondine.

L'équilibre est rompu dans un enseignement supérieur laïc depuis Bonaparte, qui l'avait remis des mains de l'Église catholique à celles de l'État, État qui s'est lui-même laïcisé. L'université est le lieu où se confrontent les idées pour nourrir la recherche. Madame la ministre, vous êtes la garante de l'Université ; je préciserai une question que mes collègues ont posée : le cadre législatif actuel vous permet-il d'assurer ce rôle ? Les présidents d'université disposent-ils des moyens, sinon du courage, d'assurer l'équilibre entre laïcité et autonomie qui protège les libertés académiques ? Au contraire, faut-il faire évoluer ce cadre législatif ?

M. Jean Hingray. - N'y a-t-il pas un manque de sensibilisation aux risques de conflits dans la formation des enseignants et des professeurs d'université ?

Pour ce qui est des étudiants, je pense à mon tour que les combats idéologiques demeurent, au fil des époques, les mêmes à l'université. Sans en revenir à l'université de la IIIe République, et sans programme national prédéfini, une journée de sensibilisation, commune à l'ensemble des étudiants, sur les grands principes qui régissent l'université ne serait-elle pas opportune au moment de la rentrée universitaire ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Vous nous transmettrez, madame la ministre, les résultats de l'enquête effectuée par la direction juridique de votre ministère sur l'octroi de la protection fonctionnelle. À ce stade, une précision me serait utile. Vous utilisez l'expression de faits dont les agents sont les auteurs. Que voulez-vous dire précisément ?

Un thème n'a pas été abordé, celui du recrutement des enseignants, avec l'intervention du Conseil national des universités (CNU) qui, en la matière, jouit d'une large autonomie. Avez-vous eu connaissance, depuis que vous êtes en fonction, de nominations dans des disciplines ou des établissements particuliers qui se seraient éloignées des dispositions de l'article L. 141-6 du code de l'éducation ? Le recrutement par le biais du CNU assure-t-il bien le respect de ces dispositions ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous n'avons pas eu de retours relatifs à l'application par le CNU de l'article précité.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Mais n'avez-vous jamais eu de craintes, voire de suspicions, sur des désignations ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Parlez-vous du recrutement ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Oui.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Le CNU ne procède pas au recrutement, il décerne une qualification à partir de productions scientifiques, comme des travaux de thèse. À ma connaissance, ses études des dossiers n'ont pas donné lieu à des contestations qui allégueraient la prise en compte de motifs d'ordre politique ou religieux. Ce qui, en revanche, nous est remonté tient à des aspects d'intégrité scientifique. Nous pourrons vous communiquer les données relatives aux saisines qui nous concernent pour ce motif, y compris à propos d'enseignants en cours de mission.

Au sujet des auteurs de conflits, j'évoquais les conflits entre enseignants-chercheurs ou entre agents.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Il ne s'agit donc pas de remises en cause par les étudiants de l'enseignement délivré ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - En effet. Il est plutôt question ici de conflits sur des aspects de ressources humaines ou sur des problèmes de harcèlement.

Monsieur Hingray, l'idée de sensibiliser les étudiants aux problématiques dont nous traitons est excellente. Peut-être pourrions-nous nous appuyer sur le réseau des différents référents dont je parlais précédemment et que nous utilisons déjà pour les agents des établissements. Au-delà, les référents pourraient apporter aux étudiants des connaissances sur les règles qui régissent le fonctionnement de l'université. Nous mettons actuellement en place l'obligation à partir de 2025, et pour tous les étudiants de premier cycle, d'un enseignement à la transition écologique. Dans le cadre de l'autonomie des établissements d'enseignement supérieur, j'aborde cette notion d'obligation en travaillant avec l'ensemble des réseaux, dont France Universités, la Conférence des grandes écoles (CGE) et la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (Cdefi), sur des thématiques à ce point partagées qu'elles conduisent à une acceptation unanime de l'obligation et à sa mise en oeuvre. Sans maquette, sans programme imposé, dans le respect de la liberté pédagogique des établissements, nous pourrions nous inspirer de cette approche en vue d'accueillir nos étudiants en leur apportant ces informations et cette sensibilisation que nous évoquons. J'en retiens en tout cas l'idée.

Monsieur Brisson, je vous remercie de votre discours et, en particulier, de sa première partie, dont je partage l'analyse. La France partage les notions d'autonomie et de liberté académique avec tous les pays démocratiques. C'est une parole que j'ai portée en tant que ministre lors d'un déplacement à l'université de Galatasaray en Turquie.

Cela étant, il importe de maintenir l'équilibre. Y contribue le rappel des règles constitutionnelles, législatives et inscrites dans le droit européen sur la liberté d'expression, l'autonomie et la liberté académique, de leur cadre, de leurs limites et des outils qui permettent d'en assurer le respect. À mon sens, le cadre normatif et les procédures existantes suffisent. Nous n'envisageons pour l'heure pas d'évolution législative. Il convient de mettre l'accent sur la formation et sur l'accompagnement à la mise en oeuvre des procédures.

Les enquêtes montrent que les dérives, si elles existent et pour révoltantes qu'elles soient, restent minoritaires. Dans le cas de la venue de Marc Rouillan à l'université de Bordeaux, l'université et son président n'ont été prévenus que quelques heures avant par les réseaux sociaux, la conférence ayant été tenue secrète jusqu'au dernier moment par ses organisateurs. Le président s'est donc trouvé dans l'incapacité de l'interdire, ce qu'il aurait sinon fait, comme il l'a ensuite expliqué. Pour ma part, j'ai aussi condamné fermement les propos de l'orateur dès que j'en ai pris connaissance, en particulier devant les médias le lendemain. Les universités sont des lieux ouverts et il importe de resituer les faits dans leur exactitude.

Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur. - Merci, madame la ministre, de votre participation.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci des réponses que vous nous avez apportées. Outre l'enquête que vous avez évoquée, nous sommes intéressés par tout autre élément que vous pourriez nous fournir.

Je précise que les travaux de notre mission conjointe de contrôle reprendront au mois d'octobre prochain.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 10.

Mercredi 12 juillet 2023

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 11 h 05.

Projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023 - Échange de vues sur une éventuelle saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous propose de nous saisir pour avis sur le projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023.

Notre saisine pour avis, avec délégation au fond, porterait sur un point précis : celui des marchés publics. Elle se réunira lundi prochain à 15 heures et la séance aura lieu mardi matin à 10 h 30. Le texte sera ensuite examiné à l'Assemblée nationale. En l'absence de vote conforme, nous nous dirigerons vers une commission mixte paritaire (CMP).

La commission demande à être saisie pour avis sur le projet de loi relatif à l'accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines survenues du 27 juin au 5 juillet 2023 et au traitement des copropriétés dégradées, sous réserve de son dépôt, et désigne Mme Catherine Di Folco rapporteur pour avis.

Proposition de loi renforçant la sécurité des élus locaux et la protection des maires - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Catherine Di Folco rapporteur sur la proposition de loi n° 648 (2022-2023) renforçant la sécurité des élus locaux et la protection des maires présentée par M. François-Noël Buffet et plusieurs de ses collègues.

M. François-Noël Buffet, président. - Cette proposition de loi pourrait être examinée la deuxième semaine du mois d'octobre.

Mission d'information sur les émeutes survenues à compter du 27 juin 2023 - Création et désignation d'un rapporteur

M. François-Noël Buffet, président. - Guy Benarroche et plusieurs collègues ont demandé, il y a plusieurs semaines, la création d'une mission d'information sur la situation de la criminalité à Marseille, focalisée notamment sur les trafics de drogue et d'armes. Cependant, les émeutes sont survenues depuis lors, sur lesquelles je souhaite que nous engagions également une réflexion. En effet, à l'occasion de ces événements, 24 000 feux ont été allumés sur la voie publique, 12 000 véhicules ont été incendiés, et 2 500 bâtiments ont été dégradés, dont 168 écoles et 105 mairies, ce qui a conduit à plus de 3 500 interpellations.

La commission des lois a tout intérêt à se saisir de ces événements et à réfléchir à ce qu'il s'est passé : les raisons des émeutes, les conditions du maintien de l'ordre, etc.

Je vous propose donc de créer dès aujourd'hui une mission d'information sur les émeutes que nous avons connues à compter du 27 juin dernier. Nous aurions pu imaginer d'examiner dans ce cadre la situation de Marseille, mais il faut bien admettre qu'il s'agit là de deux sujets distincts. La mission d'information relative à la ville de Marseille pourrait toutefois élargir sa réflexion à d'autres territoires soumis à des pressions liées aux trafics d'armes et de drogue et je propose que le bureau de la commission qui se réunira en octobre prochain acte ces nouveaux travaux.

Je propose que la mission d'information relative aux émeutes associe un représentant de chaque groupe politique, comme nous le faisons régulièrement. Leur désignation se ferait à la rentrée, à l'aune des résultats des prochaines élections sénatoriales. Dans l'attente, je vous propose de me nommer rapporteur. Et à la rentrée, nous pourrions solliciter du Sénat les pouvoirs de commission d'enquête.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain est favorable à un traitement particulier pour la question marseillaise. En revanche, pourriez-vous préciser le périmètre de la mission d'information consacrée aux émeutes ? Nous devons pouvoir travailler de la manière la plus apaisée possible, sans parti pris, sur cette question. Or certains ont pu exprimer des avis assez radicaux, notamment sur les causes probables des émeutes, alors même que, comme l'a souligné le ministre de l'intérieur, « bien malin celui qui pense avoir une solution » à ce sujet.

M. François-Noël Buffet, président. - Cette mission d'information s'attachera à analyser le déroulé des émeutes, ainsi que le profil, les motivations et l'organisation des émeutiers - nous avons constaté la présence de bandes organisées -, dresser un bilan des actions menées pour rétablir l'ordre public, sachant qu'un certain nombre de personnes remettent en cause la doctrine employée, analyser la réponse pénale apportée aux événements, ainsi que l'effectivité de la réparation des dommages causés. Concernant la réponse pénale, il est à noter que les tribunaux ont plutôt bien fonctionné. Le procureur de la République de Lyon, par exemple, a effectué un point intéressant le 10 juillet dernier reprenant la nature des faits, leur qualification et les peines prononcées, qui seront des éléments d'analyse utiles pour notre travail.

S'il est nécessaire d'aller plus loin sur des champs qui ne relèvent pas de la compétence de notre commission - sur l'éducation par exemple - il appartiendra aux autres commissions permanentes de se saisir du sujet, en complément de notre rapport pour approfondir certains points. L'idée est d'amorcer le travail sur les éléments qui relèvent de nos compétences immédiates.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous n'entrerons donc pas dans les causes de la crise.

M. François-Noël Buffet, président. - Nous aborderons bien les raisons de sa survenue. Se posera ensuite la question de la capacité de notre commission à y apporter des réponses. D'autres commissions pourront toutefois prendre le relais en cas de nécessité.

La commission désigne M. François-Noël Buffet rapporteur de la mission d'information sur les émeutes survenues à compter du 27 juin 2023.

Situation institutionnelle, justice et sécurité en Martinique, en Guadeloupe, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin - Examen du rapport d'information

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous abordons à présent le rapport de la mission d'information que nous avons créée sur la situation institutionnelle, la justice et la sécurité dans les quatre collectivités françaises des Antilles. Je rappelle que cette mission a été constituée en octobre 2022 et qu'en avaient été désignés rapporteurs Philippe Bonnecarrère, Cécile Cukierman, Marie-Pierre de La Gontrie, Henri Leroy, et moi-même. Nous nous sommes rendus sur place du 10 au 18 avril dernier.

Notre travail s'inscrit dans la suite de nos travaux relatifs aux territoires ultramarins. En effet, après la Guyane en 2019, Mayotte en 2021 et la Nouvelle-Calédonie en 2022, nous avons choisi de nous intéresser aux quatre collectivités françaises des Antilles : la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Barthélemy et Saint-Martin.

Le Gouvernement a reculé à plusieurs reprises la réunion du comité interministériel des outre-mer (Ciom) qu'il a pourtant lui-même convoqué. Le Ciom devait en effet se réunir début juin, puis début juillet, et a finalement été reporté sine die. C'est un sujet d'interrogation pour nous. Notre commission poursuit néanmoins ses travaux. Après avoir porté un regard attentif sur la situation des territoires ultramarins, nous continuons d'être force de proposition.

Au-delà de leur diversité, une unité forte demeure entre ces quatre territoires, situés à près de 7 000 kilomètres de l'Hexagone. Tous quatre ont été forgés par une identité caribéenne revendiquée, et une histoire dont ils gardent chacun les stigmates. En outre, ces territoires ont tous besoin d'une action forte de l'État, qui doit non seulement assurer efficacement ses missions régaliennes, mais aussi accompagner les collectivités dans leur développement, en veillant à laisser toute sa place à l'expression de leur identité.

Au terme de notre déplacement et des échanges nombreux menés sur place - nous avons pu être accompagnés à certains moments par nos collègues sénateurs, notamment Dominique Théophile -, nous sommes convaincus que la République doit toute son attention à chacun de ces territoires, en tenant pleinement compte de leur environnement caribéen. Dans ce contexte, la question institutionnelle est majeure, mais elle ne doit pas occulter la nécessité de renforcer, par d'autres actions, l'efficacité de l'action publique locale au bénéfice des citoyens.

Nous vous soumettons donc 35 recommandations qui visent à apporter des réponses aux situations que nous avons pu rencontrer sur place.

Nous avons été frappés tout d'abord par la relation très ambivalente de ces territoires avec l'État et, plus généralement, avec l'Hexagone. Il y a incontestablement une méfiance à l'égard de l'État, en particulier chez nos concitoyens de Guadeloupe et de Martinique.

Les collectivités restent fortement marquées par le traitement qui a été infligé à leurs populations dans le cadre de la traite négrière et de l'esclavage. L'histoire est là, il ne faut pas la nier, et elle est toujours présente. Cette part de l'histoire altère encore aujourd'hui les relations d'une partie de la population et d'une partie de la classe politique avec l'État et ses représentants.

L'État est ainsi parfois présenté comme une puissance arrêtant unilatéralement et autoritairement des décisions, sans prendre suffisamment en considération les besoins exprimés par les institutions locales et leurs représentants, ainsi que les populations elles-mêmes.

À cela s'ajoute un sujet important : le nombre des fonctionnaires venus de l'Hexagone, sans attache familiale particulière avec les territoires concernés, pour exercer des fonctions dans l'administration de l'État, souvent à des postes d'encadrement, conjugué à la difficulté pour les forces vives ultramarines, une fois devenues fonctionnaires, de revenir sur leur territoire d'origine. Cette situation est dénoncée par certains habitants comme la poursuite d'une administration sinon coloniale, du moins extérieure et, de ce fait, déconnectée de la société locale.

Ce sentiment prégnant de défiance est aggravé par le scandale du chlordécone, substance dont les effets toxiques sont connus depuis 1975, mais dont l'utilisation en Martinique et Guadeloupe n'a été interdite qu'en 1993. Ce décalage est perçu par de nombreux acteurs locaux comme une faute majeure de l'État, et la marque d'une déconsidération de ces territoires et de leur population.

Ce terreau n'est sans doute pas étranger aux tensions majeures survenues dans le cadre de la lutte contre la covid-19, qui a parfois été vécue comme une nouvelle illustration des décisions unilatérales de santé publique prises par l'État.

Cette méfiance généralisée d'une partie de la population - je parle bien d'une partie de la population - face à l'action de l'État a pour effet de renforcer le discours autonomiste, voire indépendantiste dans une partie de la classe politique ou syndicale.

Pourtant, le manque d'État est souvent déploré au quotidien. La faiblesse, avérée ou non, de l'État déconcentré est présentée par certains acteurs politiques ou syndicaux comme une nouvelle preuve d'un traitement dégradé, sinon d'un rabaissement, des collectivités françaises des Caraïbes par rapport à l'Hexagone. La demande d'une présence plus importante de l'État est donc aussi perçue comme l'accomplissement d'un devoir moral de ce dernier, et comme la juste réparation de ce qu'il s'est passé sur ces territoires.

Lors des échanges que nous avons eus sur place, nous avons pu constater combien la défiance affichée s'accompagnait, sans que cela soit jugé contradictoire, d'un désir de voir l'État plus présent au quotidien. Ce sentiment se manifeste particulièrement dans la demande, relayée par l'ensemble des acteurs, politiques, économiques, sociaux ou culturels, d'une meilleure sécurité au quotidien et d'un traitement judiciaire plus rapide et efficace. L'idée est que la promesse républicaine se matérialise en actes concrets, y compris à des milliers de kilomètres de l'Hexagone.

Dans ce contexte, l'État est également regardé comme le garant d'un certain nombre de droits sociaux, venant compenser les situations de précarité des sociétés antillaises engendrées par des handicaps structurels liés à leur insularité et leur faible superficie, et par un phénomène de vie chère qui se présente dans des proportions inconnues des autres territoires de la République.

Il revient donc à l'État de trouver les voies et moyens, adaptés à chaque territoire antillais, pour concilier l'efficacité dans la réalisation de ses missions régaliennes et l'accompagnement effectif de collectivités particulièrement avancées dans l'autonomie.

Toutefois, quelles que soient leur méfiance à l'égard de l'État et l'éventuelle insuffisante action de ce dernier, les quatre territoires souhaitent résolument inscrire leur avenir dans la République. Ce dernier point nous est apparu très clairement lors de nos travaux.

C'est d'ailleurs le sens de l'appel de Fort-de-France signé en mai 2022 par les présidents de sept collectivités ultramarines, dont celles de Guadeloupe, de Martinique et de Saint-Martin. Cet appel, loin d'être un refus d'appartenance à la République, traduit au contraire la volonté de conserver l'ancrage des collectivités signataires dans la République française, dans une relation renouvelée qui tienne davantage compte de la nécessité d'adapter leur modèle à leurs spécificités et leur identité propre.

S'y exprime en particulier le besoin de reconnaissance d'une situation géographique et historique singulière. Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique, évoquait ainsi un « double positionnement » : « Français dans la République, et Européens », dans une « proximité humaine et géographique avec la Caraïbe, la maison commune ».

Enfin, l'action de l'État aux Antilles s'inscrit dans un contexte éloigné de l'Hexagone et particulièrement spécifique : la Caraïbe. Ces quatre îles françaises sont, je le crois, une véritable chance pour la France tant par leur richesse intrinsèque que par leur positionnement géographique qui en fait autant de portes d'entrée de la France dans l'arc caribéen. Or cette réalité semble aujourd'hui ignorée ou à tout le moins peu mise en valeur : la spécificité caribéenne de ces territoires demeure un angle mort des politiques conduites par l'État dans ces territoires. Cela ne date pas d'aujourd'hui.

C'est pourquoi nous pensons que, si elle est importante, la question institutionnelle ne doit pas éluder les principaux axes d'amélioration concrets pour ces territoires qui vont vous être présentés, à savoir, la sécurité, la justice, l'insertion dans l'environnement régional et l'efficacité des politiques publiques locales.

Mme Cécile Cukierman, rapporteure. - La demande d'une présence plus importante de l'État est d'autant plus grande dans ces territoires que les institutions publiques locales rencontrent des difficultés qu'elles ne peuvent surmonter sans son aide.

La première difficulté que nous avons constatée résulte de la situation financière très dégradée de la plupart des communes, abstraction faite de Saint-Barthélemy. Ainsi, en Guadeloupe, 29 des 32 communes et deux des six intercommunalités du département sont en état d'alerte financière. De plus, bien que les collectivités reçoivent des aides importantes de l'État comme de l'Union européenne, celles-ci se heurtent à un phénomène de sous-consommation majeur qui obère leur capacité d'action.

En outre, pour faire face à ces difficultés, les collectivités connaissent une pénurie de personnels qualifiés. Cette pénurie provient en premier lieu de la structure de l'emploi public dans les collectivités, composé dans de fortes proportions d'emplois de catégorie C. Dans certaines communes, le recrutement a fait office d'amortisseur social lors de la crise de la canne à sucre, ce qui explique en grande partie la physionomie actuelle de l'emploi public local.

En outre, les collectivités sont confrontées à des difficultés de recrutement des personnels d'expertise ou d'encadrement, notamment sur des thématiques telles que la passation des marchés publics ou les fonctions budgétaires et comptables. Le bassin d'emploi des collectivités s'avère en effet souvent trop étroit pour recruter des personnels présentant un profil pertinent. De ce point de vue, l'offre de formation locale paraît insuffisante et, en tout état de cause, globalement inadaptée aux besoins.

Dans un contexte marqué par un phénomène structurel de départs de la jeunesse antillaise pour l'Hexagone, voire en Amérique du nord, il en découle une revendication, plusieurs fois formulée au cours des entretiens, pour que l'État local puisse être davantage administré par des agents originaires des territoires ultramarins et que des dispositifs facilitant le retour des agents partis exercer leurs fonctions dans l'Hexagone ou dans d'autres collectivités ultramarines soient mis en place de manière effective.

Face à cette situation, nous formulons deux recommandations opérationnelles : développer l'offre du service militaire adapté au profit des jeunes Saint-Martinois dans la perspective de la reconstruction de l'île après l'ouragan Irma, et développer une offre locale de formation aux métiers du secteur public, par exemple par la création d'un institut régional d'administration (IRA) pour les Antilles-Guyane.

Au vu de ces difficultés qui obèrent la capacité d'agir des collectivités antillaises, l'État a déployé des dispositifs spécifiques d'accompagnement, qui peuvent encore être améliorés.

En plus d'une aide financière, l'Agence française de développement (AFD) apporte aux collectivités un soutien en ingénierie locale très pertinent. Sur ce point, nous recommandons, au-delà de la réalisation de projets ponctuels, d'utiliser l'assistance technique assurée par l'État pour former dans les collectivités bénéficiaires les personnels à l'expertise technique nécessaire au plein exercice de leurs missions.

Une autre mesure d'accompagnement serait possible. Le dispositif des contrats d'accompagnement des communes d'outre-mer en difficulté financière (COROM) concerne à ce jour les communes de Pointe-à-Pitre, Sainte-Rose et Basse-Terre en Guadeloupe, et celles de Fort-de-France et Saint-Pierre à la Martinique. Ce dispositif contribue sans conteste à créer une dynamique de réformes favorable. Nous proposons donc de l'élargir et d'augmenter les crédits qui y sont alloués afin d'en faire bénéficier un nombre plus important de communes.

Les contrats de convergence et de transformation (CCT) et le fonds exceptionnel d'investissement (FEI) sont aussi des mesures d'accompagnement pertinentes pour les collectivités. Compte tenu des difficultés de sous-consommation constatées, il faut veiller à faciliter la consommation des contrats de convergence et de transformation qui seront conclus pour la période 2024-2027, en assouplissant les possibilités de fongibilité des crédits prévus. Concernant le fonds exceptionnel d'investissement, il est souhaitable d'accroître la lisibilité des crédits disponibles dans chaque territoire, en envisageant une territorialisation plus marquée de ces derniers.

Enfin, l'État a mis en place des dispositifs de cofinancement et d'aide à des projets locaux spécifiques. C'est le cas pour la lutte contre les échouages de sargasses. Là encore, il faut que les collectivités se saisissent effectivement des moyens financiers mis à leur disposition face à l'ampleur des dégâts que cette situation entraîne sur l'environnement et les activités touristiques et de loisirs de la Guadeloupe.

La distribution de l'eau en Guadeloupe fournit un autre exemple de l'action de l'État pour accompagner les collectivités dans la gestion de leurs compétences. Au quotidien, un quart des Guadeloupéens sont confrontés à des tours d'eau ou à des pénuries. Face à cette situation inacceptable et aux difficultés des acteurs locaux à mener un projet d'ampleur, le législateur a créé un établissement public local. Un contrat d'accompagnement renforcé a été signé visant à assurer la mise en oeuvre de l'appui de l'État, moyennant une dotation exceptionnelle de fonctionnement de 27 millions d'euros en 2023 et la mise à disposition de six assistants techniques pour aider temporairement le syndicat dans sa structuration.

Il faut désormais que cette structure, créée en 2021, devienne rapidement pleinement opérationnelle afin que l'accès à l'eau de l'ensemble des Guadeloupéens soit enfin garanti.

Doit également être mentionné le dispositif déployé à Saint-Martin à la suite de l'ouragan Irma, exemple pertinent d'une action volontariste et globale de l'État au chevet des habitants et de la collectivité.

Cependant, comme le réclame l'appel de Fort-de-France, il faut davantage adapter les référentiels nationaux pour mieux épouser les réalités locales. Plus qu'ailleurs, il faut faire vivre, dans ces territoires, la politique de différenciation. De fait, lors du déplacement, nous avons pu mesurer certaines situations ubuesques qui résultent d'un défaut d'adaptation ainsi que la légitimité des demandes des élus.

À Saint-Barthélemy et Saint-Martin, par exemple, notre attention a été attirée sur les critères nationaux retenus pour la potabilité de l'eau qui, appliqués dans ces collectivités qui ne bénéficient d'aucune ressource en eau autre que la désalinisation, constituent une difficulté majeure.

À Saint-Martin, a également été souligné par les élus de la collectivité territoriale le manque d'adaptation aux caractéristiques du territoire du plan de prévention des risques naturels (PPRN).

De manière générale, comme dans le reste des outre-mer, on constate une insuffisante prise en considération des circonstances locales dans le cadre des normes en matière de construction, comme en matière d'habitat. Nous appelons donc l'État à poursuivre ses efforts pour adopter une démarche systématique d'adaptation des normes et référentiels, en matière technique notamment, afin de prendre pleinement en considération les circonstances locales.

M. Henri Leroy, rapporteur. - Comme vous l'avez dit, monsieur le président, nous nous sommes spécialement attachés à faire un point de situation en matière de sécurité et de justice.

Notre constat général est que, plus que dans d'autres collectivités, la présence de l'État déconcentré dans les départements et collectivités de la Caraïbe se caractérise par la faiblesse de ses moyens. Je veux toutefois signaler que nous avons rencontré des forces de sécurité intérieure et des agents des douanes particulièrement mobilisés. Or ceux-ci font face à une situation sécuritaire dégradée.

La situation insulaire des collectivités rend leur territoire particulièrement poreux aux influences extérieures. Par exemple, en Guadeloupe, des débarquements quotidiens, de jour comme de nuit, se font en provenance de La Dominique, pour apporter des armes, de la drogue ou de l'argent. À Saint-Martin, le principe de libre passage de la frontière terrestre avec la partie néerlandaise favorise les trafics, notamment du fait d'une certaine impunité laissée aux trafiquants.

Si elle est très préservée, Saint-Barthélemy n'est pas pour autant à l'abri de telles influences extérieures, d'autant que les conditions du contrôle aux frontières paraissent défaillantes. Lors de notre déplacement, a notamment été évoquée l'impossibilité technique des forces de gendarmerie nationale, chargées à Saint-Barthélemy des missions de police aux frontières, d'accéder au fichier des titres électroniques sécurisés (TES) lors de leurs contrôles. Nous appelons donc à une évolution rapide pour que cesse ce dysfonctionnement.

Le trafic de stupéfiants constitue un autre élément majeur. Ces îles se situent en effet dans une zone particulièrement concernée par le trafic de drogue international, en provenance d'Amérique du Sud. La partie néerlandaise de l'île de Saint-Martin, via notamment l'aéroport de Juliana, a été plusieurs fois présentée au cours des auditions comme le « hub logistique » de la cocaïne dans la région. La drogue est donc très présente dans les territoires, transitant par avion, par bateau ou par voie postale.

Le trafic de stupéfiants est le fait d'organisations criminelles internationales, mais aussi issues de l'Hexagone, qui trouvent dans la population des soutiens logistiques. De l'aveu des forces de sécurité intérieure, l'importance des gains engendrés par ce trafic donne une capacité de corruption de plus en plus importante, et permet un recrutement de soutiens sur place.

À l'exception notable de Saint-Barthélemy, les territoires des Antilles sont touchés par une violence de plus en plus grande au quotidien, présente dans l'ensemble de la zone Caraïbe. Celle-ci s'explique par une circulation d'armes particulièrement importante : tout le monde est armé aux Antilles. En Guadeloupe, le taux de criminalité de sang varie, selon les années, de 4,5 %o à 8 %o, contre 1 %o dans l'Hexagone. On y assiste à une professionnalisation des gangs, présents notamment dans les parties les plus urbanisées - Pointe-à-Pitre, Les Abymes -, qui prospèrent sur des jeunes en déshérence. Cette professionnalisation paraît directement liée au trafic de stupéfiants. La délinquance violente semble être majoritairement le fait d'auteurs provenant de La Dominique, la République dominicaine ainsi qu'Haïti.

Pourtant, l'accroissement des violences au quotidien ne semble pas faire l'objet d'une réelle prise en considération politique à l'échelon local. Les exactions commises en novembre et décembre 2021 semblent ainsi avoir été peu condamnées lors des prises de parole politiques locales. La situation paraît néanmoins préoccupante, même si, selon les représentants de l'autorité judiciaire rencontrés lors du déplacement, cette violence est essentiellement le fait d'une minorité agissante, visible et médiatisée.

En Martinique, en 2022, 28 homicides ont été perpétrés, dont 18 en zone gendarmerie, soit une augmentation de plus de 125 % par rapport à 2021. La délinquance générale progresse significativement avec une augmentation considérable des atteintes aux biens et à l'intégrité physique, les vols violents à main armée croissant de 45,95 %. Les violences intrafamiliales sont également en augmentation de 8,35 % en zone gendarmerie, et de 7,52 % en zone police.

À Saint-Martin, les représentants des forces de sécurité intérieure que nous avons rencontrés ont fait état de violences avec armes supérieures à quatre fois la moyenne nationale et de vols à main armée représentant plus de dix-huit fois la moyenne nationale. Les refus d'obtempérer sont quotidiens.

Or, face à cette situation, les services de sécurité intérieure sont à la peine.

Des escadrons de gendarmerie mobile doivent en permanence être stationnés dans ces territoires, et renouvelés tous les trois mois - deux en Guadeloupe « continentale » et une dans les îles du Nord ; deux en Martinique compte tenu de la situation sécuritaire - et font en réalité plus de la sécurité publique que du maintien de l'ordre.

Les effectifs de police municipale, peu développés et disposant de peu de moyens, ne sont pas suffisamment à même d'épauler les forces de sécurité de l'État dans leurs missions quotidiennes de sécurité publique. Des actions en vue de développer leur complémentarité avec les forces de sécurité étatique sont toutefois engagées. Le contrat territorial de sécurité, en cours d'élaboration en Martinique, peut notamment être évoqué.

Compte tenu du niveau de violence constaté, une coopération de l'ensemble des acteurs de la sécurité paraît essentielle. Aussi recommandons-nous le renforcement des contrats de sécurité, pour coordonner les actions de lutte contre la délinquance.

Enfin, les équipements actuels des forces paraissent clairement inadaptés aux enjeux. J'en veux pour preuve l'antenne de l'Office antistupéfiants (Ofast) de Fort-de-France dont le commandant nous signalait ne pas disposer de radars pour contrôler les navires entrants et sortants du port, ou encore manquer de moyens pour assurer une réelle surveillance périmétrique de l'île.

Lors du déplacement à Saint-Martin, au coeur de la route des stupéfiants vers l'Europe, la seule vedette de la douane était immobilisée pour panne depuis plusieurs semaines, et la perspective d'une réparation estimée à plusieurs mois - ce tandis que la brigade nautique de la gendarmerie nationale comporte un seul bateau, embarquant quatre personnels, pour sécuriser les deux îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin.

En moyens héliportés, la gendarmerie nationale ne dispose en Guadeloupe que d'un engin pour faire des rotations entre les îles, immobilisé au moins 20 % du temps, et qui, au surplus, ne peut voler de nuit.

L'indigence de ces moyens obère toute capacité de réaction efficace des forces de sécurité intérieure face aux mouvements criminels entre les îles. Nous appelons donc à une mobilisation forte pour que la douane et la gendarmerie nationale soient dotées de moyens d'intervention à la hauteur des enjeux.

Si l'on ne s'active pas, la route de la drogue ne sera plus l'Amérique du Sud, pour l'Europe, mais les Caraïbes.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - La situation de la justice reste difficile, même si elle est en amélioration. Les juridictions devraient bénéficier, dans des proportions pour l'instant peu précises - bien que l'arrivée de quatre magistrats et de quatre juristes assistants à Pointe-à-Pitre ait été annoncée pour septembre prochain par le garde des sceaux - des recrutements rendus possibles par le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice, en cours de navette.

L'importance des faits de violence en Guadeloupe induit une forte activité pénale des juridictions. Ainsi, au regard des 34 homicides et des 132 tentatives d'homicides commis en 2022, la cour criminelle départementale et la cour d'assises de Basse-Terre siègent de façon permanente, notamment en raison du fort taux d'élucidation qui est constaté sur ce territoire. On relève également une part importante de violences avec armes, mais aussi deux fois plus de violences intrafamiliales qu'en métropole.

Le bâtonnier de la Guadeloupe a fait état de difficultés liées à la double insularité de ce territoire - soit le fait d'être une île rattachée à une île.

Compte tenu du montant de l'aide juridictionnelle, les avocats rétribués à ce titre ne sont pas en mesure de se déplacer à Saint-Martin, ni même dans les commissariats des Saintes ou de Marie-Galante en cas de garde à vue. Nous recommandons par conséquent de moduler le montant de la rétribution des avocats au titre de l'aide juridictionnelle pour prendre en considération la double insularité de la Guadeloupe.

Au regard de cette même problématique géographique, la question de la création d'un tribunal judiciaire de plein exercice à Saint-Martin doit être posée. Près de 40 % du contentieux du tribunal judiciaire de Basse-Terre proviennent de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Or le coût des liaisons aériennes pour acheminer les membres du tribunal à Marigot ainsi que les temps et effectifs consacrés aux escortes grèvent fortement l'organisation de la juridiction. Une disposition a cependant été introduite dans le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice, permettant le recours à la visioconférence sur certains points pour limiter le coût et la durée des déplacements.

Nous invitons néanmoins le ministère de la justice à conduire une réflexion sur la création d'un tribunal judiciaire de plein exercice dans cette collectivité.

Notre attention a été attirée sur la vétusté des locaux abritant la cour d'appel et le tribunal judiciaire de Basse-Terre, qui sont en effet inadaptés à une justice moderne. Nous insistons donc pour que les projets d'extension et de réhabilitation programmés soient menés à leur terme rapidement, tant pour assurer un accueil adapté des justiciables que pour offrir un cadre de travail décent aux personnels, magistrats comme fonctionnaires.

Si, en Guadeloupe, la juridiction administrative bénéficie de locaux neufs et, de ce fait, fonctionnels, l'attention de la délégation a été attirée sur les difficultés de recrutement pour pourvoir les postes au tribunal administratif de Basse-Terre.

Il est fait état d'une croissance, dans les dernières années, de 10 % par an des référés libertés en matière de contentieux des étrangers, qui constituent près du tiers de l'activité du tribunal, du fait de l'immigration essentiellement haïtienne. Le président du tribunal s'est à cet égard interrogé sur la pertinence des dispositions spécifiques à la Guadeloupe qui prévoient que le recours contre une obligation de quitter le territoire français (OQTF) n'est pas suspensif d'exécution, rendant ainsi nécessaire l'introduction d'une demande tendant à obtenir le sursis à l'exécution de la mesure d'OQTF.

La situation pénitentiaire dans les territoires des Antilles se caractérise depuis longtemps par une sur-occupation chronique des établissements et, jusqu'à récemment, par des structures de détention indignes.

Nous nous sommes notamment rendus au centre pénitentiaire de Baie-Mahault qui connaissait alors un taux d'occupation de 140 % - 684 détenus, pour une capacité théorique de 491 places -, doublé d'un taux de 229 % pour le quartier maison d'arrêt.

Le bâtonnier de la Guadeloupe a, de son côté, fait valoir l'indigence des services pénitentiaires d'insertion et de probation dans ce territoire, qui privait les détenus en fin de peine d'accompagnement, mais aussi de l'ensemble des alternatives à l'emprisonnement faute de moyens ou de services. Le directeur du centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, a fait état du même constat : faute d'une desserte par les transports en commun du centre pénitentiaire, les détenus ne peuvent bénéficier d'aménagements de peine pour leur permettre de reprendre un emploi ou de s'inscrire à une formation qui ne serait pas dispensée au sein de la prison.

Lors de son audition, le bâtonnier de Fort-de-France a estimé que l'une des raisons de cette surpopulation carcérale provenait d'une tendance des magistrats en Martinique à prononcer des peines aggravées par rapport à l'Hexagone, alors même que cette île ne comporte ni centre de semi-liberté, ni centre éducatif fermé, ni mesures d'accompagnement à la sortie de prison.

Face à la surpopulation chronique et à la vétusté du parc pénitentiaire, le ministère de la justice a engagé depuis plusieurs années des moyens importants pour une remise à niveau des établissements présents en Martinique et Guadeloupe.

En Martinique, l'établissement de Ducos a récemment fait l'objet d'une double extension. En outre, la construction d'une structure d'accompagnement vers la sortie (SAS) de 120 places - dont 30 places de semi-liberté - est lancée.

La Guadeloupe devrait connaître deux réalisations majeures dans les prochaines années. Tout d'abord, la démolition de la très vétuste maison d'arrêt de Basse-Terre et sa reconstruction sur le même site devraient intervenir, selon la direction de l'administration pénitentiaire, à l'horizon 2025. Ensuite, le centre pénitentiaire de Baie-Mahault devrait faire l'objet d'une extension majeure, via la création de 300 nouvelles places ainsi que la reconstruction du quartier disciplinaire et du quartier d'isolement. Le garde des sceaux a posé la première pierre de cette extension le 17 mai dernier, sa livraison étant annoncée en 2026.

La collectivité de Saint-Martin réclame la présence sur l'île d'une prison compte tenu du nombre de Saint-Martinois écroués à Baie-Mahault, qui ne peuvent recevoir la visite de leur famille en raison des frais de déplacement vers la Guadeloupe.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - J'en viens à l'insertion des collectivités françaises des Caraïbes dans leur environnement régional. Conformément à l'ambivalence mise en exergue par le président Buffet au début de ses propos, ces territoires se sentent mal aimés ou insuffisamment aimés par l'Hexagone, alors que celui-cia le sentiment de faire d'importants efforts en leur direction. Il s'agit d'un véritable paradoxe, personne ne s'émouvant par ailleurs de voir les îles anciennement sous souveraineté néerlandaise ou britannique faire l'objet du plus profond désintérêt de la part de leurs anciennes nations de rattachement. En outre, nos collègues des collectivités locales de la Caraïbe reconnaissent que le niveau moyen de revenus en Guadeloupe et en Martinique est très supérieur au niveau de vie constaté dans les autres territoires de cette zone.

Nous avons le sentiment que les quatre territoires n'entretiennent pas de synergies réelles entre eux, alors qu'ils pourraient sans doute davantage s'appuyer les uns sur les autres pour leur propre rayonnement local ni avec leurs voisins caribéens. Si la notion d'appartenance à une sorte de nation caribéenne est très présente dans les discours, la relation avec ces derniers paraît en réalité limitée, alors qu'il s'agit de leurs partenaires naturels.

Il s'ensuit le besoin de penser les collectivités des Antilles comme des collectivités de pleine appartenance à la République, comme toute collectivité de l'Hexagone, mais également comme des entités ayant des spécificités géographiques fortes ainsi que des liens historiques, culturels, économiques et sociaux avec les autres îles caribéennes et au-delà. De ce point de vue, les élus locaux appellent à décentrer la vision de l'État vers la Caraïbe, ce qui est indispensable.

Il nous paraît dès lors essentiel de dépasser la relation autocentrée et exclusive entre la collectivité et l'Hexagone, tant celle-ci gagnerait à être enrichie par une coopération avec les îles avoisinantes.

C'est pourquoi nous préconisons en particulier de faciliter l'usage par les collectivités antillaises des facultés de négociation d'accords internationaux avec des pays tiers ou des organisations régionales et de leur permettre, sur le modèle polynésien ou calédonien, de disposer de représentants au sein de ces organisations régionales.

De la même manière, dans le cas de Saint-Martin, sa spécificité d'île binationale nous semble justifier la conclusion d'accords locaux de gestion de certains équipements utiles à tous les Saint-Martinois par les deux parties de l'île, comme les installations aéroportuaires ou la gestion de l'eau potable. Il importe donc de faciliter ces accords, tant par une implication volontariste de l'État que par la reconnaissance juridique de ces possibilités.

En outre, convaincus que ces collectivités sont une chance pour le rayonnement de la France dans la région et qu'une coopération fructueuse, y compris sur les matières régaliennes, présenterait d'indéniables intérêts réciproques, nous estimons indispensable de renforcer l'insertion de ces collectivités et la présence française dans la Caraïbe.

Lors de nos rencontres avec les préfets de Martinique et de Guadeloupe, nous avons été surpris de noter qu'ils étaient les seuls préfets en poste outre-mer à ne pas bénéficier des services d'un conseiller diplomatique. Nous préconisons donc d'en affecter un auprès de chacun d'eux afin de développer l'intégration régionale et d'avoir un acteur « ensemblier » des actions de coopération au sein de l'arc caribéen.

Par ailleurs, les forces de sécurité intérieure comme les acteurs judiciaires de Guadeloupe ou de Martinique nous ont indiqué avoir engagé des coopérations bilatérales, en particulier avec Sainte-Lucie et la Dominique. Il nous semble primordial et urgent de renforcer ces coopérations par deux moyens : d'une part, en systématisant l'échange d'informations et la formation du personnel des forces de sécurité intérieure avec Sainte-Lucie, la Dominique, Antigua ou encore la partie hollandaise de Saint-Martin ; d'autre part, en améliorant la coordination judiciaire, notamment par la nomination de magistrats de liaisons et le développement d'accords judiciaires bilatéraux pour lutter plus efficacement contre les trafics internationaux d'armes et de drogue. Cette demande peut vous surprendre, mais la pression est considérable en matière de trafic de stupéfiants, notamment sur le haut du spectre. Ce dernier commence en Colombie et passe par le Venezuela. Si l'on veut travailler sur ces sujets, on est obligé de constater que la Caraïbe est un prolongement de l'Amérique latine et particulièrement de la zone colombienne.

Nous n'avions pas mesuré combien la Colombie réorientait ses exportations, puisque les drogues de synthèse sont désormais très présentes aux États-Unis et que le marché de la cocaïne se recentre, en conséquence, sur l'Europe. Or, pour ce faire, il est naturel de passer par la zone caribéenne. C'est pourquoi nous suggérons une coordination judiciaire plus large. Nous saluons sur ce point les premières annonces en ce sens du garde des Sceaux, qui semble avoir acté la création d'un poste de magistrat de liaison à Sainte-Lucie pour 2024.

Il nous semble également pertinent d'appeler le Gouvernement à consolider les relations diplomatiques déjà existantes avec les pays voisins, singulièrement Haïti, pour garantir l'effectivité des mesures d'éloignement prononcées à l'encontre des ressortissants des îles avoisinantes. Je ne vous apprends rien en vous rappelant que les mesures d'éloignement sont tributaires de la délivrance de laissez-passer consulaires, même s'il semble que, dans cette zone, la pratique soit plus aisée que dans d'autres territoires.

Ces relations sont d'autant plus indispensables compte tenu de la véritable bombe à retardement que risque de constituer Haïti, en raison de l'état de décrépitude politique et institutionnelle de ce pays et du fait qu'il soit très peuplé par comparaison avec les autres îles de la Caraïbe. Si des problèmes plus graves devaient survenir à Haïti, ce seraient des problèmes caribéens, qui toucheraient par conséquent aussi les collectivités françaises de la Caraïbe.

Au-delà des strictes questions régaliennes, nous avons pu constater à quel point la France s'était, pendant de trop nombreuses années, tenue éloignée des organisations de coopération régionales, qu'elles soient économiques ou culturelles. Il est indispensable de renforcer notre présence en leur sein et d'y associer pleinement les collectivités antillaises volontaires. Sur ce point, la demande de la collectivité territoriale de Martinique d'être associée à la CARICOM mérite d'être entendue et accompagnée par l'État.

Enfin, le renforcement de la coopération régionale ne saurait se faire sans les collectivités territoriales qui ont toutes formulé des demandes en ce sens.

S'il est vrai que des potentialités existent, elles devraient être complétées afin de permettre aux collectivités de développer des actions concrètes. Nous avons entendu beaucoup de discours généraux, et peu de projets concrets sur des enjeux susceptibles d'être partagés par l'ensemble des collectivités de l'arc caribéen. Les collectivités antillaises françaises ne peuvent notamment demander à l'État seul de régler la question des sargasses. Il appartient à l'État d'encourager et d'accompagner le développement de ces coopérations, prioritairement par le déploiement d'outils bilatéraux ou multilatéraux diversifiés et adaptés à chaque projet.

Je me permets enfin d'émettre une observation personnelle. Si nous comprenons que l'État ait été réticent à permettre aux collectivités territoriales de la zone caribéenne d'avoir une coopération qui leur soit propre avec les autres îles du secteur, je crois que les avantages l'emportent, en l'occurrence, sur les inconvénients. C'est une manière de les responsabiliser, et de leur permettre de mesurer les handicaps frappants d'autres îles de la Caraïbe - tout cela étant plutôt de nature à renforcer, et non affaiblir, l'influence française.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Les 35 recommandations que nous formulons s'organisent autour de trois principes : l'ancrage des territoires français de la Caraïbe dans la République, l'insuffisante prise en compte du contexte local caribéen et la nécessité d'assurer en priorité l'efficience de l'action publique locale.

Mme Muriel Jourda. - Indépendamment du contexte historique et géographique dans lequel elles s'inscrivent, les plaintes des collectivités locales relatives à l'excès ou au défaut d'intervention de l'État sur certains points varient-elles beaucoup par rapport à celles qu'on entend dans l'Hexagone ?

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Si elles ne sont pas différentes dans leur expression, elles sont intéressantes par la réalité qu'elles recouvrent. Nous avons tous constaté que les moyens financiers, venus des collectivités elles-mêmes ou, le plus souvent, de l'État et de l'Union Européenne, ne manquent pas. La question qui se pose est celle de l'efficacité de l'usage de cet argent public.

Mme Muriel Jourda. - Cette question se pose dans toute la France !

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Certes, mais dans le cas particulier des Antilles françaises, les moyens ne manquent pas, contrairement à ce qui se produit ailleurs. En revanche, on relève des manques en matière d'ingénierie sur les projets. L'État accompagne d'ailleurs ces territoires pour y remédier. Le système COROM est à cet égard très utile. À titre d'exemple, certains projets appuyés sur des cofinancements européens n'ont pu être menés à bien ou à terme faute de disposer de l'ingénierie nécessaire, ce qui est regrettable.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Dans le cadre de la reconstruction à l'issue du passage de l'ouragan Irma, les collectivités elles-mêmes ont salué l'efficacité de l'intervention de l'État.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Les actions menées à Saint-Martin dans ce contexte sont remarquables.

M. Mathieu Darnaud. - Nous devons nous interroger régulièrement sur le rôle de l'État face aux volontés réaffirmées de différenciation et de gain d'agilité exprimées par ces territoires.

À la suite du passage de l'ouragan Irma, la délégation sénatoriale aux outre-mer avait souligné dans un rapport la difficulté dans laquelle s'étaient trouvés les maires pour coordonner les moyens nécessaires à la reconstruction et trouver l'ingénierie requise, via notamment la mobilisation des fonds existants. Cette situation appelle une réelle réactivité et une véritable agilité de la part de l'État. Malheureusement, aujourd'hui encore, nous peinons à répondre entièrement à cette exigence.

Par ailleurs, se pose la question de savoir ce que nous pourrions faire sur le plan institutionnel pour les territoires français de la Caraïbe, au-delà de l'éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution. Michel Magras préconisait notamment de doter certains pays d'outre-mer de statuts différenciés au regard de leurs spécificités territoriales.

Il s'agit d'une question essentielle. Or nous avons trop souvent tendance à mélanger ce débat institutionnel avec certaines problématiques précises comme le logement, la sécurité ou la justice. Cette question devra néanmoins être soulevée, car il y a là un vrai besoin d'agilité. On assiste en effet à une forme de centralisme qui contrevient à la solidarité caribéenne. Ainsi, après le passage de l'ouragan Irma, la Martinique n'a pas pu venir en aide à la Dominique.

J'en viens enfin à la notion de coopération décentralisée, qui nous renvoie aux travaux que nous avions menés lors de l'examen de la loi dite « Letchimy ». Si nos territoires ultramarins ne sont pas des États, ils ont besoin de s'inscrire dans les réflexions qui sont conduites à l'échelle du bassin caribéen, notamment dans le cadre de l'Association des États de la Caraïbe (AEC). Il faudra peut-être aller plus loin en ce sens, à l'image des démarches engagées en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Toutefois, cela ne répondra pas entièrement au besoin d'agilité et de réactivité susmentionné. Il faudra y travailler.

Mme Dominique Vérien. - La situation des territoires français de la Caraïbe a un impact sur l'Hexagone, notamment pour ce qui concerne le trafic de drogue. La Guyane et la Caraïbe sont en effet le point d'entrée vers l'Europe pour le trafic venu d'Amérique du Sud. En Guyane, il y a des armes dans chaque foyer, et les Brésiliens sont plus nombreux que les Français dans les prisons. Par ailleurs, le traitement des femmes y est pour le moins particulier. Le procureur a ainsi arrêté, à Saint-Laurent-du-Maroni, une tombola dans laquelle des femmes étaient à gagner. Cet état d'esprit pourrait, si l'on n'y prend garde, se diffuser aux alentours.

Les violences intrafamiliales sont en outre plus importantes dans les outre-mer, particulièrement dans les Caraïbes, que dans l'Hexagone. Un rapport d'une association féministe souligne à ce titre que l'insularité est un facteur aggravant, car elle complique la libération de la parole. Comme tout le monde se connaît sur une île, toute plaignante s'expose en effet à des problèmes.

Enfin, un rapport d'information de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes et de la délégation sénatoriale aux outre-mer, relatif à la parentalité dans les outre-mer, adopté hier, indique que la Martinique compte 59 % de familles monoparentales et 54 % de naissances non reconnues par le père, et la Guadeloupe 52 % de familles monoparentales et 63 % de naissances non reconnues par le père. La question de la parentalité est effectivement à prendre en compte.

Je rejoins donc votre conclusion : une différenciation est souhaitable. La puissance régalienne de l'État doit s'exercer dans ces territoires en tenant compte de leurs réalités propres.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons été frappés par le sous-équipement des forces de sécurité, notamment par la très grande faiblesse du contrôle nautique, d'autant plus marquante compte tenu de l'importance des trafics d'armes et de drogue dans la zone. Des actions devront être prises, en urgence, pour y remédier et éviter une dégradation brutale de la situation.

Je vous propose d'intituler ainsi ce rapport « Guadeloupe, Martinique, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, quatre territoires de la République dans la Caraïbe ».

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion, suspendue à 12 h 15, est reprise à 14 heures.

Avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie - Examen du rapport d'information

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous vous avions présenté en juillet 2022 un rapport d'étape sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Nous vous soumettons aujourd'hui un rapport d'information définitif sur le sujet, qui s'inscrit assez bien dans l'actualité, le Président de la République ayant annoncé un déplacement en Nouvelle-Calédonie à la fin du mois de juillet.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je vais vous parler du bilan de l'accord de Nouméa, puis Philippe Bas traitera des conditions devant être remplies pour que les élections provinciales de 2024 aient lieu. Enfin, le président Buffet reprendra son propos pour parler du droit à l'autodétermination, de la décolonisation et des perspectives de réformes institutionnelles.

La nécessité de dresser le bilan du cycle politique ouvert en 1988 par la signature des accords de Matignon-Oudinot, et qui s'achève aujourd'hui, fait consensus. De même, tous s'accordent à reconnaître le besoin d'une nouvelle architecture institutionnelle pour la Nouvelle-Calédonie, doublée d'un renforcement des acquis, et la nécessité de s'interroger sur les échecs de l'accord de Nouméa du 5 mai 1998.

Il a été décidé de mener un bilan de cet accord. Nous regrettons que cette mission stratégique ait été confiée à des cabinets de conseil alors que les ressources de l'État républicain auraient pu, en lien avec des forces locales, se charger de ce travail dans de meilleures conditions.

Dresser le bilan de l'accord de Nouméa passe en premier lieu par la reconnaissance des promesses tenues par chacune des parties signataires. L'État a continué de remplir ses missions tout en accompagnant les acteurs locaux dans leur autonomisation, comme il s'y était engagé. Il a transféré, de manière progressive, irréversible et effective, de nombreuses compétences au territoire, telles que l'enseignement primaire et secondaire, le commerce extérieur et les douanes, le droit du travail et la sécurité civile. Demeure la question du transfert optionnel des compétences mentionnées à l'article 27 de la loi du 19 mars 1999, relatives à l'administration, au contrôle de légalité des provinces et au régime comptable et financier des collectivités publiques.

En parallèle, l'État a continué de s'acquitter de manière satisfaisante de ses missions régaliennes sur l'ensemble du territoire. Corollaire des transferts qui ont eu lieu, l'État a maintenu des services déconcentrés dans de nombreux domaines, et ils ont assumé leurs tâches avec clarté.

L'État a également tenu sa promesse d'accompagner l'exercice du droit à l'autodétermination jusqu'au terme du processus politique défini par l'accord de Nouméa. Il a ainsi organisé trois consultations, qui ont produit le résultat que vous savez. Au-delà de la réforme institutionnelle, l'accord de Nouméa prévoyait une meilleure prise en compte de l'identité kanak dans l'organisation politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie. En signant cet accord, l'État a reconnu « les ombres de la période coloniale » et s'est engagé à restituer au peuple Kanak son identité.

Concernant la gestion du nickel, l'État a également montré à de nombreuses reprises sa capacité à soutenir financièrement cette filière stratégique pour le développement économique de la Nouvelle-Calédonie.

Les représentants indépendantistes ont trouvé leur place dans la nouvelle architecture institutionnelle et concédé un partage limité du droit à l'autodétermination.

Le principal acquis des accords de Matignon et de Nouméa est la paix, et cela n'a pas de prix. Lors du voyage que Philippe Bas, François-Noël Buffet et moi-même avons effectué sur place, c'est avec beaucoup d'émotion que nous sommes allés nous recueillir sur les tombes des deux gendarmes et des dix-neuf Kanak qui ont péri à Ouvéa. Je crois d'ailleurs que cet acte a été très remarqué par les populations locales.

Les Kanak ont donc renoncé à l'action violente : dix ans après la fin de ces événements, les responsables indépendantistes ont non seulement accepté le retour à la paix, mais ils ont aussi participé pleinement aux processus politiques électoraux communaux, provinciaux et calédoniens définis dans le cadre de l'accord de Nouméa.

Les indépendantistes ont également consenti à partager le droit à l'autodétermination, au moyen d'un corps électoral partiellement ouvert. Les représentants loyalistes ou non indépendantistes ont accepté le principe de rééquilibrage et des dérogations au principe majoritaire, pour que toutes les forces politiques puissent s'exprimer. Il en a résulté un processus permettant aux uns et aux autres de vivre ensemble.

Il y a donc une reconnaissance, désormais préservée, de l'identité Kanak. Des alternances ont eu lieu, ce qui a montré que le jeu démocratique fonctionnait. Des difficultés sont toutefois apparues en cas de carence du pouvoir, ou de problème dans la mise en oeuvre des institutions. Le territoire de Nouvelle-Calédonie se compose en effet de trois provinces, auxquelles les populations locales sont attachées. Un congrès, élu par les provinces, se charge d'élire un gouvernement. Ce dernier ressemble donc à un parlement, avec toutes les difficultés que cela entraîne.

En dépit de ces difficultés, les choses ont avancé. Nous voyons aujourd'hui, toutefois, les limites du dispositif issu des accords de Nouméa. Une sorte de vacuité s'observe notamment à l'issue des trois référendums. Il faudrait construire une solution législative et constitutionnelle nouvelle, ce qui suppose un consensus local et de réunir une majorité dans chacune des assemblées parlementaires puis au Congrès.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Nous vous avons rendu compte de notre déplacement en Nouvelle-Calédonie il y a un an. À l'époque, la situation politique était mauvaise. L'impartialité de l'État était remise en cause et personne ne prenait le chemin de la négociation. Déjà se profilait la perspective des élections provinciales en mai ou juin 2024.

Un an après, nous constatons heureusement que la paix civile n'est pas entamée. La Nouvelle-Calédonie est calme. En revanche, son développement économique et social est suspendu à des négociations et à la recherche d'un accord, et ses collectivités se trouvent dans une situation financière critique.

Le Gouvernement a pris des mesures pour faciliter l'ouverture de négociations. Un « référendum de projet » avait été annoncé, dont le ministre de l'intérieur a acté devant nous le report sine die. Or ce « référendum de projet » était interprété par les indépendantistes comme un moyen pour l'État de « forcer le passage » pour tirer les bénéfices de la troisième consultation, et constituait donc un obstacle à l'ouverture de négociations.

Un dialogue bilatéral a été ouvert par l'État avec les forces indépendantistes, à l'image de celui qui existait avec les forces non indépendantistes, ce qu'il convient de saluer.

Plusieurs critiques avaient par ailleurs été formulées sur la nomination au Gouvernement, au sein du ministère de l'intérieur et des outre-mer, de la présidente de la province Sud de Nouvelle-Calédonie, Sonia Backès. Le Gouvernement a toutefois pris soin de ne pas la faire participer aux délibérations relatives à la Nouvelle-Calédonie, et ses attributions ont été strictement définies.

Des préalables avaient été exigés par les indépendantistes, en lien avec les promesses gouvernementales. Des groupes de travail spécifiques ont donc été mis en place. Ils ne concernent pas seulement les problèmes statutaires et institutionnels, mais aussi des problèmes économiques, sociaux et culturels.

L'audit de la décolonisation promis par l'État a été réalisé - dans des conditions certes contestables, mais il y a eu une volonté de tenir cette promesse.

Ces points sont positifs dans l'ensemble, malgré les réserves que je viens d'émettre. Néanmoins, à ce jour, aucune négociation tripartite n'est en cours. Indépendantistes et non-indépendantistes ne se sont pas réunis à l'invitation de l'État. Or il faudra que cette rencontre ait lieu si nous voulons parvenir à un accord, chacun jouant pleinement son rôle, à commencer par l'État.

Nous considérons qu'un accord global doit être trouvé, embrassant toutes les questions déterminant l'avenir de la Nouvelle-Calédonie, et non un simple accord institutionnel, encore moins un simple accord sur l'organisation du scrutin de 2024 et l'éventualité de son report.

Nous espérons que le prochain déplacement du Président de la République à Nouméa sera utile pour franchir une nouvelle étape dans l'engagement de discussions tripartites.

Une difficulté importante se présente : peut-on tenir l'échéance de 2024 pour les élections provinciales qui déterminent la composition du gouvernement néo-calédonien, celui-ci étant constitué à la proportionnelle des groupes du congrès de Nouvelle-Calédonie ? L'absence d'accord avant ces élections les prive de sens, car le destin commun aux Néo-Calédoniens n'aurait pas été défini préalablement, mais pose en outre un problème pour l'organisation même de ces élections.

Il y a une liste électorale restreinte, tous les électeurs habitant la Nouvelle-Calédonie ne peuvent pas voter. Or ce système n'a été possible que pour deux raisons : une révision constitutionnelle approuvant les accords de Nouméa, et une décision du Conseil constitutionnel admettant que les accords de Nouméa étaient destinés, sur vingt ans, à permettre une transition vers un nouveau régime pour la Nouvelle-Calédonie. Une fois la mise en oeuvre de ces accords arrivée à son terme, la justification de la liste électorale restreinte disparaissait donc.

En conséquence, trois possibilités se présentent : organiser les élections de 2024 avec tous les électeurs de Nouvelle-Calédonie, et non seulement ceux qui ont eu accès à la citoyenneté calédonienne, conserver la liste électorale actuelle, ou rechercher une troisième voie intermédiaire. Cependant, seule la première voie n'impose pas de révision constitutionnelle. Le maintien de la liste électorale actuelle comme la création d'une nouvelle liste électorale demandent en effet une telle révision.

Pour tenir ces élections à la bonne date, il y a donc tout un compte à rebours à respecter. Quel que soit le choix qui sera fait, s'il ne consiste pas à reconnaître la qualité d'électeur pour les élections provinciales de tous les électeurs de Nouvelle-Calédonie, un travail considérable sera nécessaire au Parlement français : réunion des deux chambres, puis du Congrès en l'absence de référendum national, tout cela devant être précédé d'un accord local. En effet, mettre en avant l'unilatéralisme de la République pour déterminer la composition de la liste électorale pour les élections provinciales reviendrait à mettre le feu aux poudres.

Nous sommes donc à la croisée des chemins. Il est d'autant plus difficile d'imaginer de tenir ces élections à la bonne date qu'il faudra aussi prendre quelques mois pour établir la liste électorale compte tenu de son éventuel caractère dérogatoire aux principes d'universalité et d'égalité devant le scrutin. C'est un tour de force qui suppose un accord en septembre prochain !

Nous doutons que nous puissions parvenir à cet accord, d'autant que, s'il s'agissait d'un accord pour les seules élections, il empêcherait d'apporter des contreparties aux concessions que pourraient faire les indépendantistes en acceptant une ouverture plus grande de la liste électorale que la liste actuelle. Les indépendantistes réclameront naturellement que les modalités d'un futur exercice du droit à l'autodétermination soient définies dans l'accord, en échange de quoi il leur serait plus facile de consentir certaines concessions.

Démarrer des négociations sur les seules élections provinciales reviendrait donc à se priver de la possibilité, en reportant l'accord global, d'obtenir un accord partiel.

Nous vous rendons compte de nos interrogations en ce domaine. Après de longues délibérations, nous pensons qu'il faut inciter le Gouvernement à privilégier la réalisation d'un accord en temps utile pour pouvoir établir la liste électorale à temps et maintenir les élections à la date prévue, mais nous ne pouvons exclure la possibilité qu'il en aille autrement.

Je rappelle cependant que le report d'élections aussi importantes que celles-ci remet en cause une règle démocratique élémentaire, selon laquelle les élections doivent se tenir à date régulière. Il n'est pas démocratique de reporter indéfiniment des élections. S'il fallait reporter les élections de juin 2024, cela ne pourrait donc se faire que pour quelques mois.

Si les parties prenaient conscience de cette nécessité, il faudrait tout de même qu'elles aient conclu un accord de principe sur l'ensemble, doublé d'un accord précis sur les élections, pour qu'à tout le moins les élections, si elles sont reportées, puissent se tenir dans un délai proche. Il faudrait également que chacune des parties calédoniennes ait trouvé dans les négociations des motifs de satisfaction.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - En dehors de l'horizon temporel et de la méthode de négociation que Philippe Bas vous a présentés, nous avons souhaité fixer les repères des négociations en identifiant, sur chaque thématique restant en discussion et intéressant l'avenir du territoire calédonien, le champ des possibles.

Que les choses soient claires : notre rôle n'est pas d'arriver à une solution toute faite et de préempter les débats locaux. C'est pourquoi, en nous inscrivant dans la lignée du positionnement du Sénat sur ce dossier, qui est celui d'être un tiers de confiance dans la négociation et de contrôler l'action du Gouvernement, nous avons simplement souhaité poser des repères sur trois champs principaux restant en négociation. Il appartiendra donc - et nous y tenons - aux acteurs locaux de prendre leurs responsabilités et de s'en saisir ensuite.

Premièrement, il est indispensable que la négociation en cours permette d'approfondir la réflexion sur les sujets matriciels que sont la place de la Nouvelle-Calédonie dans la République, le droit à l'autodétermination et le processus de décolonisation, sur lequel nous apporterons des précisions.

Sur ces trois sujets, nous sommes profondément attachés aux principes, protégés par le droit constitutionnel comme par le droit international, qui ont inspiré les accords de Matignon puis ceux de Nouméa : le maintien de la Nouvelle-Calédonie, moyennant un degré très élevé d'autonomie, dans la France tant que les Calédoniens le souhaiteront, la reconnaissance de leur droit à l'autodétermination selon des modalités déterminées d'un commun accord et la poursuite d'un processus de décolonisation culturelle en Nouvelle-Calédonie. La permanence des principes ne saurait cependant justifier un statu quo qui n'est désormais ni politiquement ni juridiquement viable.

Dès lors, si nous prenons acte du souhait majoritaire des Calédoniens, exprimé à trois reprises, de rester dans la République, ce maintien ne doit ni s'apparenter à une fin de non-recevoir définitive opposée aux revendications indépendantistes ni se traduire par un retour au statu quo ante. Dès lors, il nous paraît souhaitable que soit formulé un nouveau projet susceptible de susciter une adhésion raisonnée de l'ensemble des Calédoniens à un avenir commun. Ce projet devra donc, quels que soient les paramètres retenus, mieux reconnaître les spécificités calédoniennes.

Enfin, nous n'excluons pas, par principe, la conclusion d'un nouvel accord transitoire, sans pour autant privilégier cette option, car il est temps pour la Nouvelle-Calédonie de viser le long terme pour permettre son développement et sa stabilité. Ces éléments nous paraissent essentiels.

Par ailleurs, nous avons constaté qu'un consensus existait aujourd'hui, en Nouvelle-Calédonie, pour affirmer que le droit à l'autodétermination, qui s'est déjà juridiquement exercé par trois fois, devrait pouvoir s'exercer à l'avenir selon de nouvelles modalités.

J'ajouterai que le droit à l'autodétermination est expressément prévu à l'article 53 de la Constitution. Sa garantie résulte tant d'une jurisprudence constante du juge constitutionnel depuis 1975 que d'une intention claire du Constituant, telle qu'elle ressort des travaux parlementaires.

Aucun accord global n'interviendra sans que le sujet de la révision du corps électoral pour les élections provinciales de 2024 ne soit abordé. Les discussions sont, semble-t-il, ouvertes entre le Gouvernement et les autres parties prenantes. Je répète qu'il faut avancer rapidement dans la conduite des entretiens tripartites qui devront aborder cette question.

Un autre point doit être abordé, celui de la répartition des compétences entre les collectivités calédoniennes. Lors de notre déplacement sur place, nous nous sommes rendu compte de la nécessité de la clarifier pour plus d'efficacité. La compétence en matière d'emploi nous est, de ce point de vue, apparue comme révélatrice de certains dysfonctionnements actuels. Les provinces se partagent cette compétence et l'exercent individuellement, sans communiquer entre elles, sur un territoire qui compte pourtant moins de 300 000 habitants.

En revanche, les maires jouent pleinement leur rôle, les conseils municipaux sont des enceintes de collaboration étroite entre élus indépendamment de leurs convictions. Il importe d'accorder à cet échelon institutionnel davantage de reconnaissance et de moyens.

Au-delà des aspects institutionnels, de la question de l'autodétermination, de la stabilité absolument nécessaire à ce territoire et des perspectives politiques de long terme, les sujets relatifs au développement économique et démographique nous apparaissent fondamentaux. Nous sommes inquiets pour la Nouvelle-Calédonie qui a perdu beaucoup d'habitants en quelques années et voit son tissu économique se réduire. Le projet qui sortira des discussions ne saurait faire l'impasse sur la nécessité de redonner des perspectives de développement, et singulièrement de développement économique, à ce territoire.

Notre attachement particulier à la Nouvelle-Calédonie vient de ce que nous percevons les enjeux fondamentaux qui la traversent. L'effort actuel du Gouvernement a été rendu possible par le travail que le Sénat, et singulièrement la commission des lois, a effectué en 2022, au plus fort de la crise, pour retisser des liens. Aujourd'hui, nous ne vous proposons pas de solution miracle. Nous répétons les principes qui sont les nôtres, car, à notre niveau, nous voulons rester le tiers de confiance de ces négociations pour offrir le lieu d'une discussion toujours possible, en vue de faire aboutir sereinement et rapidement le processus en cours.

Notre conviction est qu'un accord doit nécessairement être local et venir du terrain si nous voulons obtenir une révision constitutionnelle rapidement qui permette ainsi l'organisation d'élections provinciales en 2024.

L'étape s'avère importante, certes pour la Nouvelle-Calédonie et ses habitants, mais aussi pour la France tout entière. Les nouvelles générations de Calédoniens aspirent, en grande majorité, à tourner la page de cet accord, sans pour autant en renier les principes, et à embrasser des perspectives d'avenir positives.

Mme Cécile Cukierman. - Je salue l'humilité de vos propos dans une situation qui demeure très compliquée. À la différence d'autres États, la France n'a peut-être pas parfaitement assuré sa transition de l'ère coloniale à l'ère moderne. Nous le constatons quotidiennement dans le rapport ambigu - entre domination, accompagnement et promotion des principes républicains - qu'elle entretient avec des territoires qui ont acquis leur indépendance.

Les enjeux de la Nouvelle-Calédonie sont aussi ceux de la région Pacifique. Il ne s'agit pas de savoir ce que la France gagnera ou perdra, mais ce que les Calédoniens auraient à gagner ou à perdre en quittant l'espace de la République française. Sans doute, la volonté d'autonomie et d'indépendance se comprend-elle et doit-elle être respectée. Mais, le risque existe que d'autres dominations économiques, à forte connotation capitaliste, se fassent jour, et des États ne cachent pas leur ambition dans cette région.

Avec pragmatisme, vous dites que l'échéance de 2024 n'est pas tenable. Jusqu'à quand pensez-vous possible de la reporter sans fragiliser la parole de la République à l'égard du peuple calédonien ?

Si, dans la décennie qui vient, la République se montre à la hauteur de la tâche qui lui incombe à l'égard de ce peuple, ne circonscrira-t-elle pas, par ce fait même, les aspirations indépendantistes qui s'y expriment ?

Ne faut-il enfin pas entreprendre de réincarner résolument les principes de la République dans ce territoire, ces principes étant susceptibles, peut-être plus sûrement que le choix de la rupture, de lui apporter les conditions d'une vie meilleure ?

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons pris acte de la fin du processus des accords de Matignon et de Nouméa et du résultat des trois consultations. La Nouvelle-Calédonie a majoritairement décidé de rester dans la République. Nous avons aussi pris acte du maintien des revendications indépendantistes dans une large minorité de la population, d'un discours local apaisé et de la volonté de reprendre les discussions avec l'Etat. La question d'un surcroît d'autonomie continue de se poser, mais elle se pose dans le cadre de la République.

Il n'est pas non plus question de remettre en cause le principe constitutionnel d'autodétermination. Pour l'heure, l'idée consiste à dire que nous ne savons pas quand le moment sera opportun. Il appartiendra aux habitants de Nouvelle-Calédonie d'en décider. Ce que nous constatons, c'est la nécessité de régler le problème de la fin des accords de Matignon et de Nouméa et de donner une perspective au territoire calédonien. Multifactorielle, la discussion portera tant sur la réaffirmation du principe de l'autodétermination que sur une modification du corps électoral en prévision des élections provinciales de 2024. Chacun devra consentir à des concessions, ce que je crois possible.

Reste l'aspect du développement économique du territoire, qui conditionne la suite des événements. Il est permis de s'interroger à son sujet, quand on voit à quel point l'État soutient financièrement la Nouvelle-Calédonie et son gouvernement en accordant des dotations et prêts importants, y compris dans le secteur du nickel. Incontestablement, il y a une dépendance financière très nette de la Nouvelle-Calédonie à l'égard de l'État. Nous lui ouvrirons difficilement de nouvelles perspectives sans au préalable résoudre cette difficulté. C'est pourquoi nous évoquons le développement économique de l'île, sa capacité à recréer de la richesse et à retrouver une dynamique démographique.

Nous pensons que l'hypothèse, même éloignée, du choix de l'autodétermination ne doit pas bloquer la recherche immédiate de solutions. Nous croyons à une volonté réelle des indépendantistes et des loyalistes d'y travailler ensemble. Chaque partie a besoin de l'autre et chacune doit ressortir avec des gains. Des pistes de solutions existent et il revient au Gouvernement d'aider à les dégager.

Enfin, quoiqu'on puisse en dire, que la République soit présente dans la région indopacifique revêt un intérêt majeur pour la France et l'Europe. Vous le voyez, les problématiques se conjuguent entre elles et nous devons néanmoins parvenir à définir un projet qui soit viable.

Nous proposons le titre suivant : Nouvelle-Calédonie : renouer avec la promesse d'un destin commun pour tous les Calédoniens.

La commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion est close à 14 h 45.