Lundi 12 février 2024

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement (AFD)

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement (AFD), une institution financière publique qui assure le financement du secteur public et d'organisations gouvernementales dans environ 115 pays, afin de les accompagner dans leur développement durable.

Avant de laisser la parole à M. Rioux pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, je vous indique que la présente audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat - la vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande - et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite, monsieur Rioux, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Rémy Rioux prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Par ailleurs, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement. - Je n'en détiens aucun.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse figurera au compte rendu.

M. Rémy Rioux. - Je vous remercie de me donner l'occasion de vous présenter les engagements du groupe AFD dans le domaine du climat, de la politique étrangère de la France et des relations avec les entreprises françaises, en particulier TotalEnergies, qui fait l'objet de votre enquête.

Je m'exprimerai au nom du groupe AFD, c'est-à-dire la maison-mère qui finance les clients publics dont les activités n'ont aucun caractère lucratif. Nous comptons également deux filiales : Proparco, qui finance les entreprises du Sud, et Expertise France, placée au sein du groupe par le Parlement, qui apporte seulement des appuis techniques en complément des interventions financières.

Je vous parlerai successivement du mandat de l'AFD en matière de climat, des mécanismes pour en assurer la redevabilité et des relations que nous entretenons avec les entreprises françaises, singulièrement TotalEnergies.

Le mandat du groupe AFD est très exigeant en matière d'environnement et de climat - à vrai dire, je n'en connais pas de plus exigeant dans le secteur financier. Il est évidemment conforme à l'ambition de la France pour le climat et les droits humains.

Le mandat a été fixé par des textes récents : la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, votée à l'unanimité, ajoute ainsi à la lutte contre la pauvreté la réduction des inégalités et la protection des biens publics mondiaux, en particulier la protection de la planète. Il a été ensuite précisé par le conseil présidentiel du développement réuni au printemps dernier, puis par le comité interministériel de la coopération internationale du développement, organisé en juillet 2023.

Le premier objectif fixé à la politique de développement, donc à son agence, est d'« accélérer la sortie du charbon et financer les énergies renouvelables dans les pays en développement et émergents pour limiter le réchauffement climatique global à 1,5°degré Celsius ».

Notre contrat d'objectifs et de moyens (COM), qui sera prochainement renouvelé après examen du Parlement, fixera des volumes de finance climat à la hauteur des engagements pris par la France.

J'ajoute que le conseil d'administration de l'AFD a fixé une liste d'exclusion pour les activités du groupe portant précisément sur les énergies fossiles. Cela s'est passé en plusieurs étapes : en 2019, nous avons interdit toute intervention de l'AFD en lien avec les projets d'énergies fossiles, sauf dans les pays les moins avancés, puis, en 2021, nous avons étendu cette règle à tous les pays relevant de notre champ d'activités.

Ainsi, nous nous interdisons de financer les projets de construction, d'extension et de rénovation de centrales de production d'électricité à partir d'énergies fossiles, de même que les infrastructures associées à une unité de production de stockage ou de transformation de ressources énergétiques fossiles ou de production d'électricité à base d'énergies fossiles. Nous avons par ailleurs interdit les financements de projets d'exploration, de production ou de transformation, et ceux qui sont exclusivement consacrés au transport de charbon, de gaz et de pétrole - que ces ressources soient ou non conventionnelles.

Cette liste d'exclusion est la plus forte qui existe - seule celle de la Banque européenne d'investissement (BEI) est d'un niveau comparable -, ce qui nous vaut parfois des critiques. En effet, à la différence d'autres banques publiques, y compris multilatérales, nous avons totalement exclu le secteur des énergies fossiles de nos activités. Notre conseil d'administration a pour objectif de faire de l'AFD un acteur intervenant exclusivement dans le secteur des énergies renouvelables.

Ces dernières années, notre mandat s'est transformé en termes de volume d'investissements. Dès 2017, nous avons pris l'engagement stratégique de nous aligner sur l'accord de Paris, conclu deux ans plus tôt. C'est un point auquel je tenais, ayant négocié le volet financier de la COP21 avec les équipes gouvernementales concernées.

S'aligner sur l'accord de Paris implique deux choses. Il s'agit tout d'abord de vérifier que les 40 milliards d'euros de financements octroyés depuis lors par l'AFD ont un impact positif sur le climat. Pour la seule année 2023, ce fut le cas de 62 % de nos financements, soit 7,5 milliards d'euros, et de 50 % des activités de notre filiale Proparco.

Il s'agit ensuite de s'assurer que nos clients, dans le cadre de leurs contributions déterminées au niveau national (CDN), ont opté pour des trajectoires de long terme - à l'horizon 2050 - qui vont dans la bonne direction.

À cet égard, nous mettons toute une gamme d'outils à la disposition des gouvernements étrangers, y compris en matière de modélisation des trajectoires de développement et des trajectoires énergétiques, pour permettre leur optimisation à moyen et à long termes.

L'AFD porte une attention particulière à l'Ouganda. Avec l'Agence internationale de l'énergie (AIE), nous avons invité le gouvernement ougandais à garantir 100 % d'accès à l'énergie en 2030, impliquant un pic d'émissions en 2045, et à atteindre une neutralité carbone en 2060 - ce n'est pas si mal pour un pays en développement.

Sachez que nous mesurons l'impact de nos activités. Ainsi, 45 millions de tonnes équivalent COont été évitées chaque année grâce aux projets financés par l'AFD. Nous assumons la quasi-totalité des engagements pris par la France dans le cadre de l'accord de Paris : en 2022, 85 % des 6 milliards d'euros de finance climat provenaient de l'AFD.

Nous ne faisons plus vraiment de distinction entre climat et biodiversité ; c'est bien un agenda environnemental complet que nous suivons. Aujourd'hui, 30 % des projets de l'AFD en lien avec le climat ont des composantes fondées sur la nature.

Nous utilisons des technologies qui ont le double avantage de limiter les émissions de gaz à effet de serre et de protéger la biodiversité. En 2022, 41 millions d'hectares de milieux terrestres, côtiers et marins ont bénéficié de programmes de conservation et de restauration. Dans le seul domaine de la transition énergétique, 300 projets sont en cours d'exécution. En 2023, 17 millions de personnes ont vu leur accès à l'électricité amélioré grâce à l'installation de 1 200 mégawatts de capacité de stockage. Je tiens à votre disposition l'évaluation de l'ensemble des impacts escomptés par la réalisation de nos projets.

Par ailleurs, nous jouons un rôle actif dans le cadre du partenariat pour une transition énergétique juste (JETP), cette grande initiative mise en oeuvre en Afrique du Sud, en Indonésie, au Vietnam et au Sénégal. La France, via l'AFD, est donc partenaire des gouvernements de ces quatre pays - aux côtés d'autres partenaires internationaux - pour accélérer leurs trajectoires environnementales. Il s'agit de pays clés, notamment parce qu'ils disposent de ressources en charbon particulièrement importantes et qu'ils doivent, de ce fait, transformer et optimiser leur mix énergétique le plus rapidement possible.

Vu l'ampleur des enjeux, nous nous efforçons d'intervenir avec les autres acteurs du système financier. En 2014, l'AFD a été la première institution française à émettre une obligation verte sur les marchés financiers et, en 2020, la première à émettre une obligation durable, avec toute une méthodologie alignée sur les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. Aujourd'hui, près de 50 % de notre programme de financements annuels prend la forme de titres financiers verts ou durables. À ce titre, 4,5 milliards d'euros ont été levés sur les marchés en 2022.

En outre, nous essayons d'engager à nos côtés toutes les banques publiques de développement. Pendant six ans, j'ai présidé l'International Development Finance Club (IDFC), qui rassemble les vingt-six plus grandes banques publiques au monde, dont l'Établissement de crédit pour la reconstruction allemand (KfW), la Banque nationale de développement économique et sociale (BNDES) du Brésil et la Banque de développement d'Afrique australe (DBSA). Depuis l'accord de Paris, ce groupe a investi à lui seul 1 500 milliards de dollars dans des projets dont nous vérifions la qualité et l'impact positif sur le climat.

Dans la même perspective, nous travaillons également avec les banques privées pour leur apporter des appuis techniques et des lignes de crédit.

L'AFD, comme les autres banques publiques, vérifie, au-delà de la qualité des projets, la stratégie adoptée et la mise en place de processus, de formations et d'outils. Ainsi, nous nous assurons que l'ensemble du portefeuille des institutions financières publiques ou privées s'oriente progressivement vers des investissements verts plutôt que bruns.

J'en viens à nos procédures. Il existe de très nombreuses procédures internes à l'AFD visant à vérifier la qualité des investissements. On nous reproche parfois leur nombre et leur durée, qui peuvent ralentir l'exécution des projets - il arrive parfois que nous mettions en oeuvre des projets dans les pays du Sud beaucoup plus rapidement que dans notre propre pays.

Concernant les droits fondamentaux, nous avons arrêté une liste d'exclusion très stricte renvoyant aux principes de l'Organisation internationale du travail (OIT) et aux principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme. Il existe un certain nombre de diligences obligatoires pour tous les projets alignés sur les standards de la Banque mondiale ou les conventions de l'OIT.

Nous suivons la stratégie française pour les droits humains et le développement, en cours de mise en oeuvre, et appliquons les règles à mesure qu'elles se précisent. À cet égard, nous attendons la directive européenne sur le devoir de vigilance.

Concernant la lutte contre la corruption, le blanchiment et le financement du terrorisme, toutes les règles opposables aux établissements financiers s'appliquent aussi de façon très stricte à l'AFD, et nous les suivons. Nos salariés doivent même suivre, chaque année, une formation sur les règles à respecter.

Depuis 2014, le dispositif « avis développement durable » consiste à passer la quasi-totalité de nos projets au crible de six critères qui, en fait, reprennent les dix-sept ODD des Nations unies. Après avoir noté les projets en fonction de leur dimension environnementale ou sociale, nous décidons s'il y a lieu ou non de les financer. Cela permet, in fine, de présenter un portefeuille de qualité, y compris sur les marchés financiers.

Toutes ces règles sont étendues à Proparco et à Expertise France.

L'an dernier, l'AFD a été notée par Moody's comme la meilleure institution financière en termes d'ESG - environmental, social and governance -, c'est-à-dire de développement durable.

Au-delà de ces procédures ex ante, nous disposons d'un certain nombre de procédures ex post, telles que le dispositif précontentieux et extrajudiciaire de gestion des réclamations environnementales et sociales, placé sous la supervision du conseiller à l'éthique de l'AFD. À ce titre, nous avons reçu neuf réclamations en 2022, zéro en 2023, et aucune ne concernait un projet en lien avec le groupe TotalEnergies.

Je termine par les relations que nous entretenons avec les entreprises françaises. Depuis le 1er janvier 2002, tous les financements du groupe AFD sont déliés. Autrement dit, ils font l'objet d'appels d'offres et ne sont pas uniquement réservés aux entreprises françaises. Nous sommes évidemment ravis lorsque ces dernières remportent les marchés : elles peuvent ainsi projeter, présenter et échanger les expertises et les technologies françaises.

Beaucoup de bureaux d'études français interviennent sur la modélisation, la définition des politiques publiques, les cadres réglementaires et les politiques tarifaires qu'appliquent les États étrangers.

Nous travaillons aussi en lien avec la Commission de régulation de l'énergie (CRE), l'Agence de la transition écologique (Ademe) et les ministères pour accompagner les entreprises. Nombreuses sont celles qui remportent des marchés financiers grâce à l'AFD pour des projets d'infrastructures dans les énergies renouvelables. Dans ce cadre, il arrive souvent que nous investissions avec des fonds et des développeurs comme Meridiam, Neoen, ou EDF.

Pour chaque maîtrise d'ouvrage, nous avons, avec les entreprises qui accèdent à nos financements, un dialogue sur les normes, les standards et la qualité attendue. Les entreprises et acteurs français participent à plus de 70 % des projets financés par l'AFD. Chaque année, ce sont entre 2 et 3 milliards d'euros de commandes qui arrivent jusqu'à des acteurs français.

Quelques mots, enfin, de TotalEnergies. Étant donné l'incompatibilité du coeur de métier de ce groupe, focalisé sur les énergies fossiles, avec le mandat de l'AFD, aligné sur l'accord de Paris et respectueux des règles d'exclusion strictes évoquées plus tôt, nos relations sont très limitées. Des échanges ont toutefois lieu dans les ambassades avec les conseillers du commerce extérieur (CCE), mais les échanges entre sièges sont peu réguliers - le dernier remonte à 2022 et n'a pas eu lieu à mon niveau.

Je précise d'emblée que le groupe AFD n'est impliqué dans aucun des projets au Mozambique, en Ouganda ou en Tanzanie qui font l'objet d'accusations spécifiques. TotalEnergies est l'un des plus grands développeurs d'énergie solaire dans le monde. À ce titre, il arrive que l'AFD cofinance certains projets, soit avec Quadran, soit avec Total Eren.

À ce jour, aucun projet n'a été directement cofinancé avec TotalEnergies Renouvelables, du moins depuis l'été 2023, lorsque Total Eren a été intégralement consolidé au sein de TotalEnergies. Nous attendons de voir ce que peut signifier cette nouvelle configuration...

Nous avons quinze projets en cours, notamment via notre filiale Proparco ou les structures de l'AFD en outre-mer - ici, Total Eren et Quadran n'interviennent jamais directement, ils font partie de structures de projets spécifiques. L'AFD, elle-même, est chargée de onze projets - dix en outre-mer et un au Mozambique -, tandis que Proparco intervient sur quatre projets. Comme je l'ai indiqué, ces projets sont passés au crible de toutes les procédures applicables à l'AFD ; je pourrai vous en donner le détail par écrit.

La centrale photovoltaïque de Tutly, d'une puissance de 131 mégawatts, construite dans la région de Samarcande, en Ouzbékistan, est un projet exemplaire. Il permettra ainsi de fournir en électricité 43 000 habitants, d'économiser 110 000 tonnes de COpar an et de créer 2 500 emplois locaux d'ici à cinq ans.

Nous évaluons ex ante et ex post l'impact de l'ensemble des projets que nous cofinançons. D'ailleurs, Total Eren n'est pas forcément le premier des investisseurs. La zone de contact entre l'AFD et TotalEnergies se limite aux projets d'énergies renouvelables dans des structures dédiées qui impliquent d'autres investisseurs, et dont les résultats sont mesurés avec le plus grand soin.

M. Roger Karoutchi, président. - Par définition, le groupe AFD ne finance pas les projets d'énergies fossiles. Néanmoins, vous dites avoir travaillé jusqu'en 2021 avec des pays dits moins avancés, comme l'Ouganda, qui ont sûrement la volonté d'exploiter les ressources de pétrole ou de gaz présentes sur leur sol, d'abord pour développer leur économie, puis pour investir dans les énergies renouvelables.

Comment préserver l'équilibre entre ce que peuvent faire les pays qui désirent exploiter leurs ressources fossiles, étant donné la manne financière qu'elles représentent, et l'objectif de neutralité carbone ?

M. Rémy Rioux. - La décision d'exclure les énergies fossiles du champ d'intervention de l'AFD était difficile à prendre d'un point de vue stratégique, vis-à-vis de nos partenaires. Pour l'AFD elle-même, cette décision paraissait évidente, car elle avait déjà cessé de financer des projets d'énergies fossiles - le dernier étant la centrale à gaz d'Azito en Côte d'Ivoire, en 2018.

Nous avions donc engagé ce mouvement d'exclusion du secteur des énergies fossiles, ce qui nous donnait de l'avance sur le reste de la communauté financière. Cela dit, je ne parle que de l'AFD et de ses 12 milliards d'euros de financements annuels ; les besoins en matière d'énergie renouvelable sont tellement gigantesques que nous pouvons les employer sans grande difficulté.

Concernant les pays en développement, comme l'Ouganda, nous sommes très attentifs à les écouter et à les comprendre, et nous voulons surtout éviter de les mettre dans une situation d'interdiction. Ces États souverains ont signé l'accord de Paris sur le climat en décembre 2015, ce qui les engage à limiter le réchauffement de la planète nettement en dessous de 2 degrés Celsius, charge à chacun d'eux de définir la meilleure trajectoire pour y parvenir. Dans une démarche progressive d'optimisation, il faudrait que ces pays réduisent au maximum la part des énergies fossiles dans leur mix énergétique.

On entend souvent que le climat ne concernerait que les pays du Nord et que le développement s'adresserait seulement aux pays du Sud. Cela semble être démenti par la tenue, en août dernier, à Nairobi, du premier grand sommet africain sur le climat. Gilles Kleitz et moi-même y avons été conviés par le président Ruto. Dans certains scénarios du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), l'Afrique de l'Ouest sera presque totalement inhabitable. Les premiers pays à être affectés par le changement climatique sont ceux de la zone intertropicale ; ils le savent très bien et en mesurent les conséquences pour leur population depuis longtemps.

Ces pays sont prêts à optimiser leur mix énergétique, à la condition que nous leur apportions des financements de qualité beaucoup plus abondants. Car, en vérité, rares sont les investisseurs de nos pays qui prennent le chemin de l'Ouganda ou du Mozambique.

Que dirions-nous si nous étions à leur place ? Ces pays exploitent les ressources qui sont à leur disposition, d'autant que 600 millions de personnes en Afrique n'ont toujours pas accès à l'énergie. Il me semble que les gouvernements africains sont sincèrement engagés à respecter l'accord de Paris. Simplement, ils souhaitent davantage de coopération et d'investissement international. C'est la raison pour laquelle l'AFD se doit d'accueillir les partenaires qui souhaitent investir dans ces pays, pour leur expliquer le marché, leur présenter les interlocuteurs, voire financer leurs projets, dont nous vérifierons la qualité.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez bien montré combien l'AFD avait évolué au fil du temps, notamment ces dernières années, pour exclure les projets d'énergies fossiles de ses activités. C'est une bonne nouvelle !

Au cours de nos auditions, plusieurs intervenants ont parlé de la « malédiction du pétrole », qu'on présente parfois sous l'angle du phénomène appelé dutch disease. Quelle appréciation portez-vous sur cette malédiction ? Puisqu'il n'existe pas de compensation internationale pour non-extraction ou non-destruction de l'environnement, quelle est la réalité du lien entre l'extraction des énergies fossiles par un pays et la volonté de celui-ci d'assurer, de façon à peu près harmonieuse, son propre développement ?

J'aimerais comprendre les tenants de votre intervention en Tanzanie, qui semble ne pas être une simple coïncidence. Il y a dix ans, le volume d'investissements de l'AFD dans ce pays atteignait 60 millions d'euros. Une fois que le projet d'oléoduc de pétrole brut d'Afrique de l'Est (Eacop) a été lancé, que le tracé a été fixé et que les engagements ont commencé à se formaliser, les financements de l'AFD en Tanzanie ont plus que doublé. La présidente tanzanienne est même venue à Paris pour valider ce projet avec TotalEnergies. Depuis, votre engagement est encore monté à 259 millions d'euros.

L'AFD semble avoir suivi la même démarche en Papouasie-Nouvelle-Guinée. À l'origine, vous interveniez peu dans ce pays, mais, après la visite du président Macron, TotalEnergies a engagé un très gros projet extrêmement émetteur : soudainement, votre portefeuille de projets a explosé.

Vous revendiquez de sortir des énergies fossiles, mais on a le sentiment que l'AFD est parfois utilisée comme un outil de diplomatie économique en lien avec TotalEnergies, voire comme soutien à l'installation du groupe dans ces pays. Comment percevez-vous votre rôle et comment justifiez-vous cette situation qui, visiblement, n'a rien d'une coïncidence ?

Enfin, il semblerait que l'AFD ait participé au mapping du pipeline de TotalEnergies en Tanzanie. S'agit-il d'une mauvaise rumeur ? L'AFD est-elle intervenue, y compris dans le champ de la biodiversité, vu les réserves naturelles qui vont être traversées ? Bref, confirmez-vous la contribution de l'AFD à ce mapping ?

M. Rémy Rioux. - La malédiction du pétrole est un fait établi en macroéconomie. Depuis cinq ans, tous les mois de janvier, nous publions dans la collection « Repères » un petit document sur l'économie africaine. Celui-ci révèle que les économies africaines les plus dynamiques ne sont pas celles qui dépendent exclusivement des ressources naturelles, en particulier du pétrole. L'effet sur le taux de change est d'ailleurs bien documenté... Au contraire, ce sont les économies les plus diversifiées qui s'en tirent le mieux, même en temps de crise. Il se trouve qu'elles exploitent parfois des énergies fossiles, mais souvent pour une part limitée de leur produit intérieur brut (PIB).

Le chemin de développement pour ces pays semble clairement tracé : il ne passe pas par une dépendance totale aux industries fossiles. D'ailleurs, la région d'Afrique qui présente la plus forte croissance depuis une dizaine d'années est le Sahel, contrairement à l'image de zone perturbée qu'elle renvoie. En l'occurrence, cette importante croissance n'est pas liée aux énergies fossiles, excepté au Sénégal - en effet, leur extraction va affecter le PIB de ce pays pour la première fois en 2024.

Pour ce qui est de la Tanzanie et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, je ne pense pas qu'il faille voir une quelconque causalité entre les projets de TotalEnergies et l'augmentation des engagements de l'AFD. C'est en tout cas ce que j'ai constaté lorsque je m'y suis rendu. Si une telle causalité existe, elle n'a jamais été mentionnée dans les échanges auxquels j'ai participé.

Par ailleurs, le doublement de l'activité de l'AFD en Tanzanie est seulement le reflet du doublement de la taille de l'agence depuis 2017. Notre engagement peut varier d'un pays à l'autre, selon qu'ils se trouvent dans une situation macrofinancière leur permettant d'avoir accès ou non à des prêts.

M. Roger Karoutchi, président. - Pourriez-vous rappeler ce qu'était le budget de l'AFD en 2017 et en 2020 ?

M. Rémy Rioux. - Le terme de « budget » est impropre puisque nous sommes une banque : on confond parfois notre activité de prêteur et nos charges, qui sont contenues et suivies. L'AFD représentait environ 7 milliards d'euros d'engagements par an au moment de l'accord de Paris ; en 2020, nous sommes montés à 14 milliards, puis nous nous sommes stabilisés à 12 milliards ; aujourd'hui, nous sommes remontés à 14 milliards.

En réalité, le doublement de notre engagement en Tanzanie n'a rien d'étonnant. Je pourrai d'ailleurs vous communiquer le détail de nos activités sur place. Je n'ai pas connaissance de l'association de l'AFD au mapping du pipeline de TotalEnergies dans ce pays - en tout cas, personne ne m'en a parlé. Je peux faire les vérifications nécessaires, si vous le souhaitez. Reste que la préservation de la biodiversité dans la zone du pipeline est un sujet très sérieux, notamment en termes de développement. La question de l'optimisation du tracé se pose.

Quant à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, il serait impropre de parler d'un doublement de l'engagement de l'AFD, car celle-ci n'y intervenait pas à l'origine. C'est un pays que nous découvrons et auquel on consacre des financements européens pour l'essentiel sur le seul sujet de la protection de la forêt. Les banques publiques de développement ont un rôle d'action beaucoup plus important à jouer sur les marchés carbone et de préservation de la nature : pour l'instant, ces derniers sont quasi exclusivement privés, avec tous les problèmes de sincérité que cela pose.

Aux termes de l'article 6 de l'accord de Paris, les gouvernements eux-mêmes peuvent acheter des crédits carbone pour tenir leurs engagements en matière de climat. La tonne de CO2 économisée peut parfois être plus facile à atteindre dans le cadre de la coopération internationale que dans son propre pays...

J'aspire à ce que les discussions ne se fassent pas seulement pays par pays : nous devons raisonner à l'échelle régionale et globale. Aujourd'hui, il faut bien le dire, les incitations sont inverses : les grands plans d'investissements européens, comme le Green Deal, ou américains, tels que l'Inflation Reduction Act (IRA), sont en train de détourner massivement des financements qui auraient pu être investis ailleurs dans le monde au bénéfice du climat.

Il serait intéressant de comparer les endroits où l'on obtient des résultats favorables au climat le plus rapidement et le plus efficacement possible. Les marchés carbone seront sans doute une voie pour étudier cette question à l'avenir. De ce point de vue, la Papouasie-Nouvelle-Guinée est certainement un pays particulièrement stratégique.

J'ajoute que le mandat confié à l'AFD inclut l'ensemble du Pacifique. Ainsi, j'ai accompagné le Président de la République, en août dernier, en Nouvelle-Calédonie, au Vanuatu et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. L'AFD n'a pas reçu un mandat exclusivement pour la Papouasie-Nouvelle-Guinée : elle intervient aussi aux îles Fidji et au Vanuatu. De même, elle travaille en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, deux territoires ultramarins où elle est déjà très active. Nous avons sur notre bilan deux tiers de la dette calédonienne et nous soutenons là-bas des projets d'énergies renouvelables. Pourquoi ne pas le faire dans les pays voisins ?

M. Jean-Claude Tissot. - Pour la clarté de nos propos, il conviendrait que vous apportiez des précisions sur deux points, à commencer par les relations entre l'AFD et les États. Pouvez-vous nous expliquer, de manière détaillée, comment s'organise la prise de contact avec les gouvernements concernés et la sélection du projet ?

En regardant la carte de vos activités sur votre site, j'ai constaté que de nombreux projets concernaient des pays du continent africain, dont l'Ouganda. Plusieurs personnes que nous avons entendues nous ont indiqué qu'il était plus facile pour le groupe TotalEnergies de s'installer dans un tel pays en raison de la quasi-absence de normes sociales et environnementales. Dans ces conditions, comment l'AFD peut-elle s'assurer de la pertinence des projets ?

Deuxième sujet d'interrogation : la sélection des entreprises par l'AFD pour mener à bien ses projets. Pouvez-vous nous préciser les procédures mises en place, notamment par rapport aux objectifs de développement durable ? L'entreprise TotalEnergies est-elle en mesure de se porter candidate pour ces projets ? J'ai bien compris que les énergies fossiles étaient exclues du champ d'activités de l'AFD : cela peut-il porter préjudice aux compagnies nationales, telles que la compagnie nationale d'électricité ougandaise ?

M. Rémy Rioux. - Le mode principal de contractualisation de l'AFD consiste à s'appuyer sur des acteurs locaux. Nous sommes une banque : nous prêtons de l'argent ou nous versons des subventions pour un quart des 12 milliards d'euros de financements annuels, qui passent par des maîtrises d'ouvrages locales.

Nous disposons d'un très vaste réseau d'agences partout dans le monde. Nous embauchons ainsi 1 000 agents qui, au quotidien, sont en relation avec les maîtres d'ouvrages - gouvernements, ministères, entreprises ou banques publiques, acteurs privés -, des pays dans lesquels nous intervenons. Ces maîtrises d'ouvrages suivent les règles des marchés des pays concernés. Dans la quasi-totalité des cas, ces derniers procèdent par appels d'offres pour sélectionner un prestataire, qui n'est pas nécessairement une entreprise française. C'est en cela que nos financements sont déliés.

S'attachent aux financements de l'AFD un certain nombre de conditions pouvant excéder le droit du travail ou les normes applicables dans le pays lui-même. Souvent, nous cofinançons des projets avec la Banque mondiale ou d'autres institutions soeurs, qui ont la même préoccupation que nous pour le développement durable, les droits humains et la lutte contre la corruption.

Par ailleurs, si nous considérons que le cadre juridique pourrait être amélioré, nous pouvons proposer - c'est le travail de notre filiale Expertise France - des appuis pour changer la loi, modifier des procédures, perfectionner le code des marchés publics, etc.

M. Jean-Claude Tissot. - Sur quelles bases ?

M. Rémy Rioux. - Il s'agit de standards internationaux ; ce n'est pas forcément la règle française. Le standard peut être défini par la Banque mondiale ou au sein des Nations unies. En général, nous retenons le standard le plus élevé, le plus exigeant du point de vue qualitatif, afin de pouvoir vous rendre des comptes. D'ailleurs, des pays trouvent parfois que nous sommes trop exigeants, que nous réclamons trop d'études ou de vérifications, alors que les populations ont besoin du bien ou du service plus rapidement. Mais je pense que c'est important de le faire pour vous rendre des comptes.

Nous avons mené certains projets beaucoup plus rapidement. Le train urbain de Dakar, nous l'avons réalisé en cinq ans ; je pense que, dans notre environnement juridique, cela prendrait dix ans.

Je prétends qu'avec une telle exigence, l'action de développement se déploie souvent plus rapidement que dans les économies dites avancées.

Tous ces appels d'offres ne sont pas accessibles à des entreprises internationales. Beaucoup de financements de l'AFD n'intéressent que des entreprises locales. Construire des écoles dans le Sahel ou ailleurs, cela n'intéresse aucune entreprise française. En revanche, cela donne beaucoup de travail à des entreprises de BTP sénégalaises, ivoiriennes ou maliennes, qui peuvent ainsi embaucher et créer de la valeur dans les pays concernés.

Il y a le mode de financement principal, avec un appel d'offres international où des entreprises françaises viennent en compétition. Et il y a l'autre mode que je vous ai décrit : il relève de notre filiale Proparco, et c'est celui qui est retenu de manière quasi exclusive dans les relations avec TotalEnergies. Là, c'est plutôt l'entreprise qui répond à la commande, qui vient avec sa technologie et son financement dans des structures de projet en special purpose vehicle (SPV), tandis que notre filiale finance le projet lui-même. Ce mode, évidemment minoritaire dans nos actions en général, est un peu la norme dans les projets d'énergies renouvelables, où les investisseurs viennent avec leurs financements.

Et nous pouvons parfois accompagner : en général, tout n'est pas concurrent de l'entreprise locale. Vous avez fait référence à l'Ouganda. Souvent, c'est l'entreprise publique locale elle-même qui fait appel à des investisseurs privés pour financer des champs d'éoliennes, puis s'engage à racheter et à mettre sur le réseau, dont elle a la propriété, l'énergie ainsi produite.

Une des difficultés pour les investisseurs privés est de s'assurer qu'ils seront bien payés pour l'énergie produite et aux tarifs prévus à l'avance. Et il arrive souvent que des investisseurs reculent parce qu'ils n'ont pas confiance ou parce qu'ils ne sont pas certains d'avoir cette garantie. Cela peut évidemment compromettre tout le plan de financement. Aussi, la Banque mondiale et nous-mêmes commençons à mettre en place - la Commission européenne nous aide activement - des outils de garantie, souvent partielle, de ces prix de rachat de l'énergie produite par des investisseurs privés.

Il peut donc arriver que Proparco soit du côté de l'investisseur. Et vous trouverez également à l'avenir de plus en plus de projets dans lesquels l'AFD pourra être du côté du gouvernement ou de l'entreprise publique locale, afin de permettre à l'investissement d'advenir. Car si les différentes composantes ne sont pas réunies, il n'y a malheureusement pas d'investisseurs, et l'on enferme les pays concernés dans des choix énergétiques défavorables pour tous.

M. Pierre Barros. - Je vous remercie de la clarté de votre présentation et de la transparence dont vous faites preuve.

Nous l'avons bien compris, l'AFD contribue à mettre en oeuvre la politique de la France en matière de développement et de solidarité internationale. Vous accompagnez également des projets de développement en partenariat avec les collectivités territoriales. Vos objectifs sont très larges et extrêmement intéressants : concilier le développement économique et la préservation des biens communs, le climat, la biodiversité, la paix, l'égalité entre les hommes et les femmes, l'éducation ou encore la santé. C'est très important.

Toutefois, certains choix nous posent question. La Cour des comptes a rappelé dans un rapport que l'AFD s'est affirmée comme un véritable outil de présence et d'influence au service d'intérêts français et que son action était susceptible d'ouvrir des perspectives aux entreprises françaises. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Via sa filière Proparco, l'AFD a participé au financement d'un projet de développement d'une capacité de production d'énergie solaire et éolienne en Ouzbékistan avec un prêt d'environ 22 millions d'euros. Ce projet répond à une nécessité réelle : la plupart de l'électricité ouzbèke est produite par des centrales thermiques et au charbon. Or nous avons appris, voilà quelques jours, que TotalEnergies a de nouveau réalisé des bénéfices de près de 20 milliards d'euros. Ne faudrait-il pas inventer un mécanisme pour qu'une large partie de cet argent soit fléchée vers le financement de projets portés par l'AFD ?

M. Rémy Rioux. - Je m'adresse au Sénat, chambre des collectivités locales : les projets de coopération décentralisée nous intéressent évidemment beaucoup. Il n'y en a pas assez. Nous avons un guichet : la Facilité de financement des collectivités territoriales (Ficol). Le cofinancement peut monter jusqu'à 80 % du coût du projet. Et comme cela nous intéresse que des élus aillent échanger avec d'autres élus, nous pouvons inclure les services techniques ou valoriser des prestations dans ce coût. Si des élus, des sénatrices, des sénateurs, souhaitent plus de coopération, nous sommes à leur disposition.

L'AFD est évidemment française. Elle joue un rôle auprès de nos ambassadeurs. Je ne dis pas qu'elle représente la France, mais elle est un des visages de la France depuis très longtemps à l'étranger. Je ne vois pas de problème à cela. Les crédits que vous nous accordez chaque année en loi de finances nous obligent, nous honorent et nous conduisent à essayer de développer au nom de la France un maximum d'actions de coopération positive.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que nous jouons un rôle particulier : celui de la politique de développement, que l'on veut toujours ramener aux politiques du commerce extérieur, à la politique migratoire, à d'autres politiques publiques, à la politique étrangère. Mais vous avez voté la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Nous ne sommes pas un outil au service d'autres politiques. L'AFD est l'instrument de la politique de développement, qui est une politique publique reconnue, validée, distincte des autres politiques publiques. Cela ne signifie pas que des politiques publiques ne puissent pas joindre leurs forces. Je ne dis pas que l'AFD et les actions que nous finançons ne peuvent pas avoir de lien avec la politique migratoire. Simplement, il s'agit de deux politiques publiques ; vous l'avez décidé. La question est de savoir à quoi sert la politique publique de développement : quel est son rôle ?

Nous sommes en train d'essayer de définir la nouvelle stratégie de l'AFD. L'un des axes est l'alignement sur les ODD : jouer un rôle beaucoup plus fort de mobilisation d'autres acteurs publics, comme les collectivités locales, ou privés, les investisseurs, vers les bons investissements. J'ai essayé de vous le démontrer.

Il est un autre élément auquel je suis attaché : l'AFD est l'institution française qui est du côté des autres. Nous sommes français, mais nous sommes probablement l'institution qui va le plus loin, y compris dans les procédures. Pour l'essentiel, nous faisons des prêts. Cela passe par des acteurs locaux.

Vous m'avez demandé comment nous choisissons les projets. En un sens, ce n'est pas nous qui les choisissons.

M. Jean-Claude Tissot. - Mais si vous ne les choisissez pas, vous fixez des priorités ?

M. Rémy Rioux. - Plus exactement, ce sont nos partenaires qui en fixent.

Pour notre part, nous essayons de comprendre, par le dialogue, ce qui bloque le développement d'un territoire, d'un pays. Cela peut amener, selon les cas, à faire de la santé, de l'agriculture, de l'énergie... Il n'y a pas de réponse unique. Tout dépend du contexte et de la demande. L'AFD n'est pas l'outil de la France pour faire de la santé partout. D'ailleurs, ce n'est pas forcément facile à expliquer étant donné que nous sommes présents dans un peu tous les secteurs : nous avons des ingénieurs hydrauliciens, des énergéticiens, des médecins, des professeurs, des ingénieurs agronomes, etc. Nous essayons d'avoir la meilleure compréhension possible.

C'est en cela, me semble-t-il, que nous sommes le plus utile à la France, y compris à sa diplomatie. Nous sommes présents avant les entreprises françaises. On nous en fait crédit à l'étranger : l'AFD ne part jamais. Nous étions présents dans des pays où il n'y avait pas d'ambassadeur. L'AFD a été fondée en 1941 à Londres par le général de Gaulle sous le nom de Caisse centrale de la France Libre. Nous avons un bureau à Dakar depuis 1942. Notre institution a accumulé une connaissance du Sénégal et une connaissance, certes plus récente, mais, je le crois, significative de l'Ouganda. Nous devons mettre tout cela au service des acteurs français, publics et privés.

Étant donné que nous pouvons aider à la compréhension d'un marché, je ne vois pas en quoi expliquer à des entreprises françaises désireuses d'investir comment fonctionne un pays donné, quels sont les risques, les chances à saisir, voire les accompagner lorsque c'est possible serait un problème. Nous pouvons jouer ce rôle, que je crois utile, sachant que - je l'ai indiqué - nous nous interdisons certaines choses.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je vous remercie de vos réponses très précises. Comme vous le savez, notre commission d'enquête s'intéresse aux leviers dont la France dispose pour orienter des stratégies d'acteurs privés, en particulier TotalEnergies.

Vous avez fait référence à une liste d'exclusion, par exemple sur les énergies fossiles. Avez-vous également des listes d'exclusion relatives aux droits humains, sur les normes internationales du travail ? S'agit-il d'exclusions ou de notations ?

Comment les autres banques nationales de développement, les grandes banques multilatérales ou la Banque mondiale procèdent-elles ? Ont-elles aussi des listes d'exclusion ?

Si vous n'accordez pas - je l'ai bien compris - de prêt à un État n'ayant pas une bonne trajectoire, pouvez-vous financer des projets vertueux au sein d'un tel État ?

Vous avez indiqué qu'il y avait un filtre avec une notation dans votre procédure interne ? Comment pondérez-vous le climat et l'humain ?

Enfin, comme vos ressources sont limitées, entre deux projets vertueux, à l'occasion d'un appel d'offres, allez-vous essayer de favoriser celui qui émane d'une entreprise française ?

M. Rémy Rioux. - Je tiens à votre disposition la liste d'exclusion du groupe AFD et son guide d'application. Le document fait 80 pages. C'est assez précis. Sont effectivement visés les projets fossiles, que j'ai évoqués, mais aussi, et en premier lieu, toutes les entorses aux droits humains. Nous n'avons pas le droit de financer, par exemple, les jeux, les armes et, bien entendu, le recours au travail des enfants.

Si nous n'avons pas formellement de liste d'exclusion relative aux entreprises, il y a des entreprises avec lesquelles nous ne travaillons pas. Nous avons retenu une règle : une entreprise sanctionnée par l'une des grandes banques multilatérales que vous mentionnez ne pourra pas gagner un appel d'offres, même si l'AFD est seule à financer. À défaut de tenue formelle d'une liste d'exclusion, il y a des entreprises dont le comportement documenté, pas seulement par nous, leur interdit de gagner des marchés que nous aurions accompagnés.

La question plus intéressante est celle des trajectoires. Dès lors qu'il n'y a pas d'interdiction, comment choisir d'intervenir en fonction du jugement porté sur la trajectoire d'un pays, d'une banque ou d'une entreprise ? C'est compliqué, car c'est une question de jugement. Mais je crois que c'est très important. Nous avons été les premiers, à partir de 2017, à faire des analyses internes sur les trajectoires climat des États. Vous savez ce qui a manqué : de tels dispositifs n'ont pas été mis en place dans le cadre de l'accord de Paris. Sur les questions macroéconomiques ou le niveau de dette des États, le Fonds monétaire international (FMI) publie quotidiennement des rapports pour évaluer si tel ou tel pays va, ou non, dans la bonne direction. Mais il n'y a pas la même qualité d'analyse sur le développement durable, le climat, la biodiversité. Et comme nous en avions besoin, nous avons commencé à le faire par nous-mêmes, en interne, à partir de 2017. Aujourd'hui, la Banque mondiale et d'autres commencent à le faire et à rendre leurs données publiques. C'est intéressant, car ces éléments ont évidemment une influence sur nos activités, et même sur celles des institutions financières.

Un pays dont le FMI dit qu'il a une mauvaise trajectoire macroéconomique obtient généralement moins de prêts. Émerge alors une question intéressante : quid d'un pays qui n'a pas une bonne trajectoire climatique ? Ma thèse est qu'il faut rester dans le dialogue, mais on ne fera pas les mêmes types de projets ; on n'utilisera pas les mêmes instruments. Dans un pays qui a une mauvaise politique en matière de climat, il faut faire de l'aide par projet, en ne choisissant que des actions exemplaires : du renouvelable, de l'éolien et de l'hydraulique de la meilleure qualité. Le maintien du dialogue pour engager de tels projets doit servir de preuve que la transition est possible.

Quand un pays mène une politique climatique qui est internationalement reconnue comme excellente, il faut mobiliser des financements directement vers son budget pour appuyer le plus rapidement possible et le plus massivement possible son action.

Vous le voyez, le jugement que l'on porte sur la trajectoire a, en tout cas pour ce qui nous concerne, des conséquences sur les outils que nous apportons aux pays que nous accompagnons.

Sur le dispositif « avis développement durable », je vous fournirai également la grille complète, avec la pondération des différents critères. Nous travaillons d'ailleurs avec des banques privées, car des procédures de ce type ne sont pas réservées à l'AFD. Nous avons une petite équipe de moins d'une dizaine de personnes qui donnent des avis indépendants. Ces avis nous servent ensuite de références pour les évaluations, afin de voir si ce que nous avions pensé ex ante d'un projet est bien confirmé ex post. D'ailleurs, nous publions systématiquement les évaluations des projets : parler des attentes et des résultats envisagés, c'est bien ; parler des résultats atteints, c'est mieux.

M. Philippe Folliot. - Dans « Agence française de développement », il y a « française ».

Il peut parfois y avoir des cadres contradictoires entre les éléments que vous avez exposés et les réalités pratiques de terrain.

Sur les enjeux relatifs à l'énergie, comment gérez-vous le conflit potentiel entre le fait d'accompagner des entreprises françaises - TotalEnergies est un groupe français - et le respect des critères et objectifs que vous avez définis ? L'engagement de TotalEnergies vis-à-vis de certains pays - vous avez fait référence à l'Ouganda - entre-t-il en ligne de compte, positivement ou négativement, dans vos choix en matière d'accompagnement et de développement à leur égard ? Considérez-vous envisageable d'accompagner des filiales de TotalEnergies dans le secteur des énergies renouvelables ?

M. Rémy Rioux. - Je crois avoir répondu à cette question. Je ne pense pas qu'il y ait de contradiction dans notre action. Le fait que TotalEnergies ait un projet fossile dans un pays n'entre en ligne de compte ni dans le dialogue que je peux avoir avec les autorités de cet État ni dans la sélection des projets.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - J'entends votre point de vue et votre conviction. Mais, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le président Macron a clairement présenté dans son discours TotalEnergies et l'AFD comme les deux faces d'une même stratégie dite « cohérente et complémentaire ». Convenez donc qu'il y a un peu d'ambiguïté.

M. Rémy Rioux. - Vous interrogez le directeur général de l'AFD, qui vous répond sous serment qu'il ne fait pas de lien entre son dialogue avec les autorités de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou de tout autre pays et les projets du groupe TotalEnergies ; je ne veux pas vous le dire autrement. Cela n'influe pas sur le choix des projets qui sont in fine accompagnés.

D'ailleurs, vous le savez bien, dans un certain nombre de cas, il s'agit de prêts. La relation que vous avez avec un pays qui vous emprunte de l'argent ou avec un pays auquel vous prêtez de l'argent n'est pas tout à fait la même ; ce n'est pas exactement le même rapport de force. Et, en l'occurrence, c'est un rapport non pas de force, mais de coopération, d'échange.

Au-delà de TotalEnergies, nous cherchons des entreprises françaises qui investissent dans les énergies renouvelables en Afrique. Il n'y en a pas assez. C'est vrai aussi de la santé, de la coopération internationale.

L'entreprise TotalEnergies n'est effectivement pas interdite d'accès aux marchés financés par l'AFD dès lors que sont respectés les critères et les normes que je vous ai énumérés à titre liminaire.

M. Pierre-Alain Roiron. - Dans l'analyse intitulée L'économie africaine en 2023 : une approche pluridisciplinaire des enjeux économiques et sociaux qui traversent l'Afrique, que vous avez publiée le mois dernier, il est écrit ceci : « Le dérèglement climatique fait partie des défis auxquels est confronté le continent africain. Les études montrent qu'il y a des impacts sur les déplacements de populations, ainsi que des effets négatifs sur la croissance et l'inégalité de revenus dans les pays africains.

« En outre, avec plus de 2 milliards d'habitants sur ce continent d'ici 2040, une industrie en développement, la demande d'énergie en Afrique progresse deux fois plus fortement que sur la moyenne mondiale.

« Dans le contexte budgétaire contraint que connaissent les économies africaines, et face aux besoins de dépenses urgentes, il est à craindre que la transition écologique et énergétique ne passe au second plan. La mobilisation des financements internationaux, notamment celle des bailleurs, reste cruciale pour éviter cela. »

Parallèlement, le 15 novembre 2022, une trentaine d'ONG du monde entier, en marge de la COP27 en Égypte, ont fait un rapport sur le financement des énergies fossiles en Afrique. Il apparaît que TotalEnergies est l'entreprise la plus impliquée dans le développement de ces nouvelles ressources d'hydrocarbures. Le rapport estime que 25 % de la production d'énergie de la multinationale provient aujourd'hui d'Afrique. TotalEnergies compte produire 2,27 milliards de barils supplémentaires. Il est précisé que l'extraction et la combustion de ces nouvelles ressources équivaudraient à trois années d'émissions annuelles de gaz à effets de serre pour un pays comme la France. Quel regard portez-vous sur la contradiction entre votre analyse de la situation en Afrique et ce que fait TotalEnergies ?

Le fait que l'AFD ait permis à des cadres de TotalEnergies de vanter les dispositifs imaginés par le groupe en matière de biodiversité sur le site de Proparco n'est-il pas contradictoire avec les propos que vous avez tenus ?

M. Rémy Rioux. - Sur l'Afrique, il faut, me semble-t-il, faire preuve de beaucoup de modestie. Ce qui s'y passe est, je crois, d'une ampleur inconnue dans l'histoire de l'humanité. Il va y avoir des événements très puissants, très inattendus : l'augmentation de la population urbaine et de la population rurale simultanément ; un âge moyen dans ces pays de 20 ans, ce que nous-mêmes, je pense, n'avons jamais connu. En 2050, un jeune sur trois sera africain. Il faudra loger ces personnes, leur apporter de l'énergie, ce qui nécessitera de trouver des ressources. Comment ?

Cette incroyable croissance s'effectuera-t-elle de la façon la plus décarbonée possible ? Ainsi que les Africains nous le rappellent souvent, l'Afrique, c'est moins de 5 % des émissions de gaz à effets de serre aujourd'hui, avec une très faible responsabilité dans le réchauffement climatique jusqu'à présent. Ils ne nous disent pas qu'ils veulent pouvoir librement émettre et polluer. Mais ils rappellent tout de même que le problème aujourd'hui, ce n'est pas eux, et qu'il faut peut-être s'occuper d'autres régions du monde avant de contraindre excessivement l'utilisation de leurs ressources. Je pense que nous devons entendre ce message.

Il faut beaucoup plus de coopération internationale et d'investissements. Nous ne disons plus « aide publique au développement » ; l'expression est rejetée par les bénéficiaires eux-mêmes. Nous disons « investissements solidaires et durables ». J'insiste sur « investissements ». Il est dans notre intérêt de décarboner les économies et les sociétés, et de le faire en embarquant les systèmes financiers africains. En effet, il y a de l'épargne et de l'investissement partout dans le monde, pas seulement dans les pays du Nord. Nous devons trouver des moyens de déployer et d'accompagner des systèmes financiers avec les bonnes exigences et les bons investissements. L'enjeu est titanesque.

Encore une fois, l'AFD n'a rien à voir avec les projets d'exploitation et de production d'énergies fossiles du groupe TotalEnergies en Afrique. Je ne vois donc pas de contradiction dans la manière dont je mets en oeuvre le mandat qui m'est confié. Certes, ce n'est qu'une contribution. Il va falloir agir beaucoup plus fort, en étant beaucoup plus nombreux qu'aujourd'hui. Mais il me paraît important d'avoir des acteurs comme l'AFD, qui amène de l'ambition, de l'exigence, du dialogue et, je l'espère, du respect et de la compréhension à l'égard de ce continent, comme d'ailleurs d'autres continents. La transition n'est pas qu'africaine. Nous sommes aussi très actifs en Asie ou en Amérique latine. C'est peut-être d'abord là, ainsi que dans notre propre région, qu'il faut accélérer le pas.

Je ne suis pas le directeur de publication de la revue que vous avez citée. Et d'ailleurs, ce directeur de publication a changé, puisque la direction générale de Proparco a changé en 2022. Nous avons poussé plus loin l'ambition climat de Proparco. Nous sommes quasiment à 50 % d'investissements avec un co-bénéfice climat. Je plaide une petite maladresse. Mais la revue que vous mentionnez n'a peut-être pas le tirage le plus gigantesque du monde. Au demeurant, il s'agissait - vous l'avez noté - de recueillir le témoignage d'une quinzaine d'acteurs sur des projets positifs pour la planète. Nous avons effectivement interviewé deux cadres de TotalEnergies qui ont expliqué la politique en faveur de la biodiversité du groupe ; je ne crois pas qu'il faille y voir grande malice.

M. Michaël Weber. - Je le rappelle, notre commission enquête - c'est son intitulé - porte sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Or ce que nous entendons dans le cadre de nos travaux a de quoi nous inquiéter. Il y a visiblement un hiatus énorme entre la stratégie de l'AFD, accompagner le développement des énergies renouvelables auprès de tous vos partenaires, notamment africains, et ce que TotalEnergies promet ou fait miroiter aux États concernés. Quelle crédibilité peut, dès lors, être accordée aux accompagnements financiers qui sont les vôtres ? Quand TotalEnergies fait miroiter à l'Ouganda ou à l'Angola un développement comparable à celui qu'ont connu les pays du Golfe, avez-vous le sentiment que l'AFD pourra convaincre ces États et les populations africaines de s'engager dans d'autres formes de développement ?

Vous avez indiqué que vous pourriez financer TotalEnergies si le groupe remplissait les critères de l'AFD. J'entends bien que les critères sont les mêmes pour tout le monde. Mais cela me pose tout de même un cas de conscience que des fonds, pour partie publics, soient mobilisés dans des projets, certes peut-être ambitieux, pour lesquels TotalEnergies n'aurait pas besoin de participation financière.

M. Rémy Rioux. - De notre point de vue, les quinze projets sur lesquels nous avons apporté un financement dans des SPV où Total Eren ou Quadran sont également investisseurs sont des projets de grande qualité. Je tiens les éléments à votre disposition, et je transmettrai évidemment un tableau pour des questions additionnelles.

L'AFD est une agence publique. TotalEnergies est un acteur privé. Je ne suis pas sûr que vous puissiez nous mettre sur le même plan. L'AFD, c'est 14 milliards de financements chaque année, dont la moitié en Afrique. La preuve en est dans les projets et les actions que nous finançons chaque année. Je ne crois pas que vous puissiez déceler une contradiction dans l'exercice du mandat de l'AFD du seul fait que le groupe TotalEnergies développerait d'autres projets. En tout cas, personnellement, je ne le vis pas comme une contradiction.

Vous posez une question intéressante : au-delà des projets, je le crois, très précis qu'il nous arrive de financer sur l'aspect énergies renouvelables, à quelles conditions le groupe AFD pourrait-il et devrait-il engager une discussion plus vaste avec des partenaires comme TotalEnergies ? C'est quelque chose, vous l'avez compris, que nous n'avons pas engagé à ce stade. Peut-être le risque de contradiction ou la difficulté d'un dialogue pourraient-ils se révéler à ce moment-là.

Notre métier est de dialoguer avec beaucoup d'acteurs, partout dans le monde. Ils ne sont peut-être pas tous comme nous le souhaiterions. Ils peuvent ne pas avoir les mêmes outils, les mêmes capacités, voire les mêmes ambitions.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Y a-t-il d'autres banques de développement aussi rigoureuses que vous dans la sélection des projets climat ?

M. Roger Karoutchi, président. - Ou y a-t-il des banques multilatérales qui n'appliquent pas les mêmes critères ?

M. Rémy Rioux. - Les banques publiques de développement, c'est un vaste monde. Nous sommes reconnus comme l'une des plus engagées et exigeantes, voire la plus engagée et exigeante en la matière. En 2020, nous avons lancé une initiative que je juge absolument fascinante : Finance in common. Nous avons décidé de rassembler toutes les banques publiques de développement, estimant qu'il était trop réducteur de laisser une telle mission aux seules banques internationales, qu'il s'agisse des banques multilatérales, de la Banque mondiale ou même de l'AFD. À la vérité, c'est la Caisse des dépôts et consignations qui nous intéresse. Autrefois, j'avais poussé en faveur du rapprochement entre l'AFD et la Caisse des dépôts et consignations ; c'est cela que j'avais en tête.

L'objectif est de trouver un moyen d'amener nos exigences et nos méthodologies jusqu'aux banques de développement nationales et aux institutions financières publiques nationales. Nous avons fait des recherches. Nous avons trouvé 530 banques publiques de développement dans le monde - il y en a partout -, ce qui représente 2 500 milliards de dollars d'investissements chaque année. Vous voyez la taille de la Caisse des dépôts et consignations dans l'économie française ? Il y en a partout dans le monde. Si les gouvernements commençaient d'ailleurs par dire à ces banques d'arrêter de faire de mauvais investissements et de suivre nos standards et exigences - je ne dis pas qu'ils sont parfaits -, nous aurions chaque année 2 500 milliards de dollars d'investissements verts de bonne qualité.

Imaginez si nous demandions à toutes ces institutions, comme la Caisse des dépôts et consignations, qui est actionnaire de toutes les entreprises du CAC 40 et qui finance les territoires, d'accompagner tous leurs clients partenaires vers les bons investissements. Et imaginez que nous fassions cela partout dans le monde. Depuis 2020, nous réunissons ces gens chaque année. Nous allons même nous rendre en Chine au mois d'octobre prochain, afin d'avoir une telle discussion jusqu'au coeur de l'Asie, avec le deuxième émetteur mondial.

M. Jean-Claude Tissot. - Vous vous imposez des objectifs de développement durable. L'entreprise TotalEnergies est-elle en mesure de se porter candidate sur de tels projets ?

Et surtout, pourriez-vous soutenir une entreprise française, si elle répond à vos exigences, du seul fait qu'elle est française, au détriment d'une entreprise locale ou nationale ?

M. Rémy Rioux. - Dans un tel cas de figure, il y aurait un appel d'offres, avec un cahier des charges technique, des conditions financières, et c'est l'entreprise qui serait la mieux-disante selon le jugement de la maîtrise d'ouvrage qui remporterait le marché. Ce n'est pas nous qui choisissons. Pour notre part, nous avons des procédures, comme les avis de non-objection, qui portent bien leur nom. Le choix final du prestataire relève de la maîtrise d'ouvrage.

M. Jean-Claude Tissot. - Vous n'intervenez pas dans le choix ?

M. Rémy Rioux. - Non, pas du tout. C'est ce que l'on appelle des financements déliés.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le directeur général, je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Marc Jancovici, professeur à Mines Paris-PSL

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Jean-Marc Jancovici, président du laboratoire d'idées le Shift Project, spécialisé sur les questions relatives à l'atténuation du changement climatique et à la sortie de la dépendance aux énergies fossiles, et associé à Carbone 4, cabinet de conseil indépendant dans les enjeux énergie et climat.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Jancovici prête serment.

Avant de vous céder la parole, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Jean-Marc Jancovici. - À titre personnel, je n'ai ni action ni obligation chez Total. À titre professionnel, Carbone4 a travaillé pour TotalEnergies, mais ce n'est vraiment pas un client significatif chez nous. Carbone4 a travaillé également pour Engie et EDF. Mais rien de tout ça n'est significatif ou dominant dans notre chiffre d'affaires. Enfin, TotalEnergies n'est pas mécène de Shift Project à ma connaissance.

M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.

Je vous laisse la parole.

M. Jean-Marc Jancovici. - Je suis là pour répondre à vos questions et je n'ai pas particulièrement de propos introductif à vous présenter.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous l'avez compris, notre sujet c'est de voir dans quelle mesure la stratégie et les investissements de TotalEnergies sont compatibles avec les objectifs que se fixe la France en matière climatique et aussi en matière de politique étrangère. Vous avez beaucoup travaillé sur les stratégies de décarbonation des entreprises. Est-ce que vous pouvez nous dire, au regard des dernières déclarations d'investissement de TotalEnergies, si vous considérez qu'au fond, la stratégie TotalEnergies peut être compatible avec l'Accord de Paris de 2015, d'abord en matière d'investissement sur les énergies fossiles ? Concernant la stratégie de décarbonation, nous avons reçu Mme Véronique Masson-Delmotte et d'autres responsables du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) qui nous ont expliqué que tout ce qui était prévu en termes de compensation, notamment à travers la séquestration du carbone, dans les puits de carbone et dans les forêts, était totalement irréaliste, sur-comptabilisé.

Ma deuxième question porte sur le gaz naturel liquéfié (GNL). On observe aujourd'hui une stratégie assez massive d'investissement dans le GNL, y compris dans le gaz de schiste. Comment jugez-vous cette stratégie d'investissement dans le GNL ? Est-on dans un scénario qui nous enferme un peu plus dans le dérèglement climatique et dans les émissions de dioxyde de carbone (CO2) ?

Enfin, quelles sont les solutions à mettre en avant pour casser le niveau extraordinairement rentable de cette économie du pétrole qui là aussi nous enferme dans nos émissions de gaz à effet de serre (GES) pour des années, voire des décennies ?

M. Roger Karoutchi, président. - J'ai une question, qui va compléter celle du rapporteur. La question de notre rapporteur porte sur TotalEnergies ou l'économie pétrolière. Pourriez- vous globaliser votre réponse au regard de votre expérience internationale ? Est-ce que les autres grandes entreprises énergétiques, européennes ou mondiales, ont des politiques sensiblement différentes de celles de TotalEnergies ? Peut-on faire évoluer l'ensemble ? Existe-il une capacité mondiale à faire évoluer l'ensemble ou, comme il n'y a pas de réel organisme international qui maîtrise le tout - l'Agence internationale de l'énergie (AIE) n'étant pas compétente -, la concurrence n'est-elle pas rendue extrêmement difficile ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Est-ce que la stratégie de TotalEnergies est compatible avec l'Accord de Paris ? Non, mais aucune grande entreprise n'a de stratégie compatible avec l'Accord de Paris pour une raison assez simple qui est le rythme de baisse des émissions planétaires que cet accord impose. Le changement climatique est causé notamment par le CO2 présent dans l'atmosphère dont la quantité augmente. Le CO2 étant un oxyde, c'est une espèce chimiquement stable qui n'a pas de processus d'épuration tant qu'elle est dans l'air. La seule façon dont le CO2 peut s'épurer de l'atmosphère, c'est en revenant au contact du sol, et à ce moment il peut se passer deux choses. Soit il y a un équilibrage de pression partielle avec l'océan, appelé la dissolution, c'est-à-dire un processus de reprise du CO2 par l'océan qui ne fonctionne que tant que les pressions partielles ne sont pas équilibrées. Soit apparaît un processus qui est la photosynthèse mais qui est limité par la disponibilité en eau et par le fait que la végétation qui photosynthétise reste dans les bonnes plages de température et plus généralement de conditions climatiques là où elle se trouve, ce qui est évidemment non garanti pour l'éternité. Du fait de la très grande stabilité du CO2 dans l'atmosphère, une fois qu'on l'y a mis, il y a une notion de budget carbone. L'élévation de température qu'on aura en 2100 dépend essentiellement de la quantité totale de CO2 qu'on met d'ici là dans l'atmosphère. Peu importe quand on va l'y mettre. Ce qui compte, c'est essentiellement de l'y avoir mis. Et le budget carbone qui reste à notre disposition si on veut limiter le réchauffement planétaire à 1,5° C, c'est quelques centaines de milliards de tonnes, c'est-à-dire, en ordre de grandeur, entre le quart et le huitième de ce qu'on a déjà mis sur le siècle écoulé. Et si on veut se limiter à 2° C, on est un peu plus lâche. On a droit à un millier de milliards de tonnes, mais ça fait quand même entre la moitié et 40 % de ce qu'on a mis sur le siècle écoulé. Dans ce dernier cas, il faudrait que les émissions planétaires baissent de 5 % par an à partir de demain matin. Je vais vous donner un plan pour permettre de baisser les émissions planétaires de 5 % par an. L'année 1, on laisse l'économie dans l'état post-Covid. L'année 2, on supprime l'appareil industriel de l'Allemagne, du Japon et d'Italie, qui représente près de 5 % des émissions planétaires, puis il faut une idée pour l'année 3. Donc je ne sais pas si vous visualisez le rythme auquel il faudrait baisser les émissions pour y arriver, compte tenu du fait que les énergies fossiles sont le moteur du système industriel et du système économique modernes. Baisser les émissions de CO2 de 5 % par an, ça revient au premier ordre à contracter le système économique, nonobstant le développement de l'efficacité énergétique, des énergies renouvelables... C'est ça qu'il faut avoir en tête. Est-ce que vous avez une grande entreprise cotée ou non, qui a aujourd'hui un plan qui soit compatible avec cette orientation générale ? Je ne le crois pas. Donc de ce point de vue, TotalEnergies n'est pas spécialement un cas isolé. C'est une entreprise qui a une activité qu'on assimile au diable parce que c'est elle qui extrait le pétrole, mais en fait le pétrole irrigue la totalité de l'économie mondiale et ni Carrefour, ni Michelin ni Danone n'ont de stratégie plus compatible ! J'aurais pu citer aussi Apple ou Nvidia. Il n'y a pas une entreprise cotée au monde qui ait aujourd'hui une stratégie compatible avec 5 % de baisse annuelle des émissions de GES.

Concernant la question sur le GNL, c'est une conséquence indirecte de la guerre en Ukraine. Avant cette guerre, l'Europe dépendait du gaz russe pour environ 40 % de ses approvisionnements en gaz. C'était le principal approvisionnement gazier de l'Europe par pipelines. Aujourd'hui, on ne veut plus de gaz russe. Nous avons deux options. Soit les gens se passent instantanément de 40 % du gaz, ce qui n'a pas été l'option suivie, parce que le gaz reste quelque chose d'important pour l'industrie, et pour la production électrique d'une bonne partie de nos voisins. Soit il faut trouver du gaz ailleurs. Les autres zones d'approvisionnement par pipelines pour l'Europe, c'est le Maghreb, mais le Maghreb et notamment l'Algérie sont en déclin gazier. Les autres pays ne sont pas des fournisseurs de gaz à la hauteur de ce qu'est la Russie, ils sont beaucoup plus petits. Reste le gaz liquéfié. On se met alors à construire des terminaux de gazéification partout et on commence à demander à nos fournisseurs de développer des trains de liquéfaction. Là-dessus, les Américains se réjouissent parce qu'ils ont du gaz pas cher, et en plus, ça les arrange d'en exporter pour équilibrer le prix du marché domestique américain avec le prix du marché à l'export. Les producteurs américains sont ravis d'en exporter une partie. Il faut bien voir que les exportations américaines de GNL au regard de la consommation domestique de gaz aux États-Unis, ne représentent pas grand-chose mais c'est économiquement très intéressant pour eux parce que ça fait monter le prix domestique du gaz. Pour les Européens, ça crée effectivement un effet de lock-in. On a bien documenté le sujet dans le cadre du Shift Project. Pour avoir du GNL, il faut signer des contrats de long terme, sur 15 à 25 ans, car il faut investir dans des trains de liquéfaction. Donc pour avoir du gaz l'hiver prochain, on se crée un lock-in fossile avec des contrats d'approvisionnement sur une beaucoup plus longue période. Il fallait y réfléchir avant de refuser le gaz russe. Je n'ai pas d'intérêt avec la Russie et ne suis pas en train de dire que ce qu'ils font est bien. Je dis juste que, si les Européens avaient bien compris ce qu'ils faisaient au moment où ils ont dit aux Russes qu'ils ne voulaient plus de leur gaz, ils auraient su que l'alternative se résumerait fatalement au GNL, ce dernier provenant des exportateurs de GNL et au premier rang desquels se trouvent les États-Unis. Ce gaz de plus en plus produit aux États-Unis est en fait du gaz de schiste, ou plus exactement, du gaz de roche-mère. Pour faire un tout petit peu de géologie pétrolière, le pétrole et le gaz se forment par une espèce de pyrolyse de résidus biologiques dans des sédiments qui sont enfouis sous terre. Dans les endroits où il y a des zones de subduction, où il y a de la sédimentation en provenance de la vie marine, vous avez des restes organiques mélangés à du sédiment minéral qui sont enfouis sous terre et la géothermie ainsi que la pression vont créer, dans la roche qui se forme à partir des sédiments, du pétrole et du gaz. Ce pétrole et ce gaz migrent parfois en dehors de la roche-mère. C'est comme ça que se forment les accumulations dans les roches réservoirs où on va forer le pétrole et le gaz. D'autres fois, ça reste prisonnier dans la roche-mère parce que la roche-mère n'est pas assez perméable. Dans ce cas, il faut la fracturer pour créer de la perméabilité et exploiter le pétrole et le gaz de schiste. Or, il se trouve que les Américains ont beaucoup de pétrole et de gaz de roche-mère. Ils exploitent et exportent le gaz de roche-mère. C'est particulièrement favorisé par le droit minier, qui fait que l'État n'intervient pas, puisqu'aux États-Unis le propriétaire du sol est propriétaire du sous-sol jusqu'au centre de la Terre. Il n'y a que des contrats bilatéraux et cela va très vite.

Comment casser la rentabilité de ce secteur ? Il faut savoir que la rentabilité du secteur Oil & gas ne se fait, pour un acteur comme TotalEnergies, absolument pas en France. Un acteur intégré comme TotalEnergies a trois activités. Tout d'abord, il y a ce qu'on appelle l'amont, c'est-à-dire l'exploration et la production. Il explore pour savoir où est le pétrole - là il perd de l'argent - et l'extrait - là il gagne beaucoup d'argent. Ensuite, il a une activité dite de raffinage, en France et en Europe, et enfin, une activité de distribution. L'activité de distribution et de raffinage rapporte peu dans le domaine pétrolier. L'activité qui rapporte le plus, c'est l'activité de production de pétrole. Celle-ci n'a pas lieu en France, donc en fait l'essentiel de l'argent que gagne un acteur comme TotalEnergies et ses concurrents, ça se fait dans des pays étrangers, là où le pétrole est extrait, en fonction des accords de partage de rentes. Sur le baril qui sort, on décide que le prix de marché est partagé entre le pays qui possède le gisement et l'opérateur qui l'a extrait. Il y a tout un tas de possibilités d'accords de partage, mais en général c'est un partage de la rente. Et il se trouve que la rentabilité sur capitaux investis de cette activité est extrêmement élevée, 20 à 25 %. C'est significativement plus élevé par exemple que pour les activités de développement des énergies renouvelables (EnR), qui ont beaucoup baissé en vingt ans. Pour faire baisser la rentabilité d'une activité qui est extrêmement rentable, il faut mettre des charges, il n'y a pas d'autres moyens. Ça peut baisser tout seul si les gisements deviennent tellement petits et les investissements pour exploiter deviennent tellement lourds que la rentabilité intrinsèque baisse. Sinon, la collectivité doit s'en mêler. Mais l'État français n'a pas la possibilité d'aller taxer des opérations situées au Nigeria, aux États-Unis ou en Russie. Il n'y a pas de manière directe d'abaisser la rentabilité de ces activités. En tout cas, cela ne peut pas passer par la fiscalité française. Cela étant, vous pouvez constater, qu'en ce moment, tous les opérateurs pétroliers rendent le cash à leurs actionnaires. Ils rachètent des actions, ils font des dividendes monstrueux, etc. Racheter des actions, c'est rendre le cash aux actionnaires. Et en général, quand les entreprises font ça, c'est souvent le signe qu'il n'y a plus de projet très rentable dans lequel investir. C'est un signe avant-coureur. Pour moi, c'est d'autant plus probable quand on regarde la production de pétrole dans le monde, le pic se situant en novembre 2018. Nous avons passé le maximum historique de la production de pétrole brut dans le monde. Je n'inclus pas les liquides de gaz - éthane, butane, propane -, qui viennent de champs de gaz et non de champs de pétrole, ni les agrocarburants. J'inclus juste ce qui sort comme pétrole à partir de C8 et les condensats à partir de C5. La quantité de pétrole, selon les statistiques de l'Energy Information Agency (EIA) américaine, est passée par un maximum en novembre 2018 et aujourd'hui on est à environ 4 millions de barils jour en dessous de ce volume-là. Sur le pétrole strictement conventionnel, donc en excluant les sables bitumineux du Canada et le pétrole de roche-mère des États-Unis, le maximum avait été atteint en 2008. L'AIE a publié cette information dans un rapport de 2018. Si on est au début du déclin de la production de pétrole qui, selon les travaux du Shift Project, doit de toute façon arriver dans la décennie qui se termine en 2030, il va y avoir de moins en moins de gisements à exploiter. Donc, il y aura de moins en moins de nouveaux investissements à faire. Donc, effectivement, le cash existant, on le rend aux actionnaires. Tout ça n'est pas incohérent. C'est peut-être ça qui est en train de se passer.

Sur la question de savoir si TotalEnergies fait mieux ou moins bien que ses concurrents, Carbone4Finance dispose d'une méthode qui compare les entités d'un même secteur. Carbone4Finance fournit des données aux acteurs du monde financier. Ces acteurs, que sont les investisseurs et les gestionnaires d'actifs, gèrent de l'argent qu'on leur a donné pour faire des investissements, pour de l'épargne, comme l'assurance vie et autres fonds de pension. Ils ont des règles d'allocations sectorielles qui font que pour l'essentiel d'entre eux aujourd'hui le secteur énergétique est un secteur d'investissement. L'ensemble de ces gestionnaires d'actifs mondiaux ne dit pas : on va sortir les énergies fossiles de nos investissements. Le fait est, qu'aujourd'hui, ils investissent dedans. C'est pour tous les secteurs dans lesquels ces gens-là investissent, qu'on leur propose un classement intra-sectoriel des entreprises par secteur. Tous les secteurs ne sont pas équivalents évidemment sur le sujet climatique. Il y a des secteurs dans lesquels on ne peut évidemment pas avoir de très bonnes notes. Le secteur pétrolier en fait partie. Mais on peut avoir une note moyenne, une mauvaise ou une très mauvaise note. TotalEnergies fait partie des acteurs qui sont plutôt du côté de la moyenne ; ils sont plutôt mieux notés que les autres. Globalement, le reste des autres acteurs de la planète sont plutôt pires. Ça ne veut pas dire que TotalEnergies soit un saint, ni un diable ; ce n'est pas comme ça qu'on juge. Ça veut juste dire que lorsqu'on fait un classement relatif avec des critères qu'on essaie d'objectiver, selon la méthode de Carbone4Finance, on constate que ce ne sont pas les pires.

M. Roger Karoutchi, président. - J'ai plusieurs demandes d'intervention.

M. Jean-Claude Tissot. - Quel est votre avis sur les bombes carbone ? Par ailleurs, j'aimerais avoir votre regard sur la question de la concurrence entre la production énergétique et la production alimentaire. On sait que le groupe TotalEnergies investit dans des projets d'agrivoltaïsme ou de méthanisation en France, en Europe et à l'étranger. Et sur la question de l'agrivoltaïsme, un décret est en cours de concertation qui pourrait permettre une couverture de 40 % des terres agricoles dans certains cas. Dans cette perspective de décarbonation de notre énergie, mais également d'évolution de notre mode agricole, quelle lecture faites-vous de cette situation ?

M. Jean-Marc Jancovici. - En fait, ce qu'on appelle les bombes carbone, ce sont des gisements identifiés de combustibles fossiles dont la quantité totale extractible dans le gisement dépasse, si ma mémoire est bonne, un milliard de tonnes de CO2 si on brûle la totalité de ce qui est extrait. Ce qui est sûr c'est que, nonobstant le fait que la production de pétrole dans le monde a probablement passé son pic ou s'en rapproche et va décliner pour de seules raisons géologiques, ça fait encore trop pour qu'on puisse extraire tout ce qui reste extractible et respecter la barre des 2 °C. Donc on est dans une situation entre deux eaux. Il y en a déjà plus qu'assez pour qu'on puisse compter sur une production croissante. Mais il y en a déjà trop pour que le climat ne dérive pas de façon extrêmement dangereuse si on extrait tout le reste. Et c'est encore plus vrai pour le charbon. En fait, il reste des quantités considérables de charbon sur Terre et on ne peut absolument pas se permettre d'attendre la limite géologique en ce qui concerne le charbon. Même si on atteint la limite géologique sur le pétrole et le gaz, on dépasse les 2 °C. Ça renvoie à la question posée sur l'action de l'État français. Peut-il faire quelque chose ? Dans la mesure où ces gisements ne sont pas situés sur le sol français, l'État français peut seulement essayer d'assécher la demande. Mais il ne peut pas tellement jouer sur l'offre. Patrick Pouyanné, PDG du groupe TotalEnergies, n'a pas complètement tort lorsqu'il dit que, pour l'Ouganda et la Tanzanie, si ce n'est pas nous, ce sera d'autres ! En l'état actuel, il n'a pas tort. Et ça ne dépend pas de nous de toute façon. Ça dépend du Gouvernement ougandais... Il nous répondra à nous Français qu'il veut des hôpitaux et des routes qui ne peuvent être payées sans extraire de pétrole. Donc, ce n'est pas simple. Encore une fois, je ne suis pas en train de dire que TotalEnergies a raison de faire ce qu'il fait. Je dis juste qu'on ne peut pas leur dire vous avez toutes les cartes en main, êtes maître du monde et le monde va évoluer en fonction de ce que vous décidez vous.

Il n'y a pas de maître du monde, c'est bien le problème. Il y a de temps en temps une loi du plus fort. Elle a existé dans le passé avec l'armée américaine. Elle existe aujourd'hui avec la monnaie américaine.

M. Jean-Claude Tissot. - Ça veut dire que la limitation de 1,5 ou 2 °C, c'est de la science-fiction !

M. Jean-Marc Jancovici. - 1,5 °C, c'est mort. Et 2 °C, sauf chute de comète et effondrement économique, etc., c'est parti pour être mort parce que personne n'est candidat pour contracter délibérément l'économie de 3 ou 4 % par an pour réduire les émissions de 5 % par an.

Sur la question de la production alimentaire, il y a évidemment une concurrence dans l'usage des sols. Le sol peut être utilisé pour un certain nombre de choses. Vous pouvez l'utiliser pour l'agriculture. Vous pouvez l'utiliser pour la biodiversité. Vous pouvez l'utiliser pour le bois grâce aux forêts. Vous pouvez l'utiliser pour d'autres matériaux comme du chanvre, du lin, du miscanthus... Et enfin, vous pouvez l'utiliser pour de l'énergie. Ces cinq usages sont évidemment concurrents. Aujourd'hui, l'addition de ces cinq usages hors bois dépasse les capacités des sols puisqu'on n'arrête pas de déforester. Et après, toute la question est de savoir à quel usage vous allez imputer la déforestation. Qu'est-ce que vous considérez comme étant l'usage marginal qui provoque la déforestation ? Parmi les indices nous avons l'alimentation, les champs de soja, etc. Mais si ça se trouve, c'est à cause des biocarburants, parce que si on ne faisait pas de colza en France, on pourrait à la place faire des pois, des féveroles et de la luzerne et on n'aurait pas besoin d'importer du soja ! Donc, c'est très difficile de savoir à quelle culture vous imputez la déforestation. C'est une affaire d'organisation globale du système. Et là, la France a un peu plus la main sur ce qui se passe sur son sol, même si on est dans un système européen et que l'agriculture est une compétence européenne.

Donc je pense qu'on peut considérer les cultures à fins énergétiques comme étant celles qui causent la déforestation. C'est une affaire de point de vue. À titre personnel, je pense qu'on aurait été mieux inspiré de limiter drastiquement la consommation des voitures que de mettre tout le colza qu'on cultive dans les moteurs de voitures. C'est essentiellement à ça que ça sert. Le pouvoir politique européen a eu, d'une certaine manière, un certain courage en interdisant les moteurs thermiques à partir de 2035. C'est quand même une petite révolution pour les constructeurs. Mais il a jusqu'à maintenant manqué de courage sur la baisse de la consommation des véhicules neufs, où entre les normes qui ne correspondent à rien, les émissions de CO2 pondérées par le poids et autres entourloupes normatives, on se retrouve avec le constat que, hors véhicule électrique, la consommation du parc en fonctionnement a extrêmement peu baissé sur les dernières décennies. On a raté une marge de manoeuvre évidente. Je ne pense pas que ce soit une révolution sociale que les gens conduisent des voitures un peu plus petites. Ce n'est pas un monde fondamentalement différent de celui que l'on connaît. On risque bien pire. On a raté le coche.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'en profite pour vous remercier pour tout le travail que vous avez pu effectuer ces années pour nous éclairer. Vous aviez demandé que les élus visionnent une vingtaine d'heures de vidéos sur ce sujet-là, c'est ce que j'ai évidemment fait. On voit bien qu'on a quelque chose d'assez implacable et qu'on n'a pas de gouvernement mondial pour essayer de réguler tout ça, que personne n'est prêt à faire des efforts aussi terribles pour essayer de baisser notre impact carbone. Je voulais néanmoins savoir si vous aviez quand même quelques propositions et quelques motifs d'espoir. Malgré le déclin du pétrole, tout ça devient de plus en plus cher en termes d'investissement pour produire un baril de pétrole. Donc on peut imaginer que peut-être il se passera quelque chose demain. J'ai été maire de Cahors et vous aviez dit à l'époque que le bon modèle de ville en termes de densité, c'était Carcassonne et Cahors. C'était évidemment pour moi quelque chose sur lequel j'avais pu m'appuyer. Y a-t-il une perspective dans la baisse de la population, puisqu'on parle de réarmement démographique et j'ai envie de dire qu'on a plutôt intérêt à avoir l'inverse aujourd'hui ? L'espoir peut-il être dans le réaménagement de nos villes, de nos espaces, puisqu'on voit bien que les grandes villes très denses sont celles qui produisent le plus d'émissions de CO2 ? Est-ce que vous pourriez nous fixer quelques perspectives qui nous permettraient de dire que tout n'est pas perdu et qu'on a encore une chance de s'en sortir ?

M. Jean-Marc Jancovici. - On avait essayé de dessiner des perspectives dans le cadre d'un travail conséquent du Shift Project qui avait pris place avant les dernières élections présidentielles, qui s'appelait le Plan de transformation de l'économie française (PTEF), et qui, malgré ses 1 500 ou 2 000 pages, n'était qu'une esquisse.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'avais participé à la décarbonation des administrations et des collectivités justement.

M. Jean-Marc Jancovici. - Comme les combustibles fossiles sont, selon moi, à la racine de la totalité du monde moderne, il est difficile de détricoter tout ça dans la douceur, même en 2 000 pages ! Ou plutôt, on a du mal à le décrire ; on décrit juste les grandes lignes. Il y a bien sûr des choses à faire. La première des choses à faire est de comprendre la nature de ce que nous avons en face de nous, d'où les fameuses 20 heures que j'évoque partout. Il y a une petite dizaine d'années, j'avais écrit un livre dont le titre était Dormez tranquille jusqu'en 2100 et le sous-titre Et autres malentendus sur le climat et l'énergie. Ce dossier, aujourd'hui encore, continue à être l'objet d'énormément de malentendus, en particulier dans le monde économique qui n'a encore pas bien compris quel était le rôle absolument fondamental de l'énergie dans la civilisation moderne. On commence, mais ce n'est pas encore ça. On n'a toujours pas compris que les retraites et le pouvoir d'achat, c'était de l'énergie en fait, de même que tous les acquis sociaux. C'est compliqué. C'est absolument évident. Je ne crois pas qu'on ira très loin - ce qui n'est pas une attaque contre vous - en prenant les gens pour des imbéciles et en ne leur disant pas ce qui se passe. Je ne pense pas qu'on n'ira très loin en n'associant pas les gens, d'une façon un peu large, à la création et à la proposition. Quand on dit aux gens, prenez-vous par la main et faites-nous des propositions, ils sont plutôt plus audacieux que ce qu'on pourrait leur imposer vu d'en haut. Je ne crois pas qu'on ira très loin en faisant un refus d'obstacle, même si le déni peut durer un certain temps. Par contre, comme tout le monde devra y passer à un moment ou à un autre, je crois que c'est plutôt dans notre intérêt d'y aller de façon un peu résolue dans cette décarbonation. Même si je suis incapable de vous dire à l'avance que nous avons un plan pour réduire de 5 % par an nos émissions sur les trente ans qui viennent. Et cette baisse de 5 % ne doit pas se faire sur les émissions domestiques, il faut la faire sur l'empreinte carbone qui est représentative du niveau de vie des Français. Le plastique d'une bouteille ne vient pas de France, parce qu'il n'y a pas de pétrole dans ce pays. Même en faisant trois trous en Aquitaine, cela ne représentera pas grand-chose. C'est un non-débat sur l'approvisionnement pétrolier de la France. Nous avons proposé, au Shift Project, un plan d'ensemble qui permette d'avancer, ou plutôt un début de plan d'ensemble, parce qu'il y a encore des secteurs pas ou mal couverts. C'est l'oeuvre d'une vie d'y travailler. Jusqu'à maintenant, on a l'habitude de raisonner dans un monde dans lequel il n'y a pas de limites et qui est en expansion. Se dire que l'on ne raisonne pas dans ce monde-là, c'est l'oeuvre d'une vie car tout est à revisiter, à commencer par la loi de finances. Je n'ai pas de réponse simple à vous faire.

Pour en revenir à Cahors, je vais vous donner des explications qui intéresseront peut-être vos collègues. Quand vous regardez ce qui était le facteur limitant d'une ville avant l'époque de l'énergie abondante, c'était le surplus agricole qui était dégagé par la zone accessible à quelques jours de transport, c'est-à-dire avant que les denrées se périment. À cette époque-là, donc à l'époque du bas Moyen-Âge, la fin de l'Empire romain, Lutèce comptait 10 000 âmes. Seul Rome avait un million d'habitants parce que Rome pouvait s'approvisionner par la voie des mers en pillant la totalité de l'Égypte, et le blé, le vin et l'huile se conservaient assez bien le temps de la traversée de la Méditerranée. Aujourd'hui, le surplus agricole permis par les énergies fossiles a été multiplié par environ 10 à l'hectare, par rapport à cette époque-là. Ce qui est accessible à quelques jours de transport sans dépérissement, maintenant qu'on a des transports réfrigérateurs, c'est la planète entière ! N'importe quelle concentration humaine, n'importe où, peut être nourrie en pratique par la planète entière. Et aujourd'hui, quand il y a des problèmes de faim dans le monde, ce sont des problèmes de disruption de chaînes logistiques causées par des troubles politiques, des guerres... Ce n'est pas un problème de production mondiale. En France, vous avez un camion sur trois ou quatre qui transporte des denrées. Dans un monde dans lequel l'énergie redevient rare, on va se retrouver avec un double problème, auquel va s'ajouter le changement climatique. On va avoir une baisse des rendements agricoles, surtout si on essaie de préserver la biodiversité - je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire mais c'est une contrepartie -, et le transport va devenir moins facilement accessible. Cela met en cause la taille maximale des agglomérations qui peuvent être pérennes dans ce genre d'univers. Je fais partie des gens qui pensent que de continuer à faire grossir l'Île-de-France aujourd'hui est une bêtise. C'est la raison pour laquelle j'étais contre le Grand Paris, parce qu'aujourd'hui les grandes agglomérations sont totalement non durables dans un monde à l'énergie rare. Et ce n'est pas en une semaine qu'on va faire déménager des millions de gens, ni même en une année, ni même en une décennie. Dans nos démocraties court-termistes, il faudrait que l'urbanisme soit pensé à l'échelle du siècle et pour le moment on n'en prend pas le chemin.

M. Philippe Folliot. - Je vous remercie pour vos éclairages. Vous auriez pu citer Albi ou Castres, tout pareillement. Comment peut-on s'en sortir dans le cadre de cette décroissance que vous avez mise en avant ? Comment rendre compatible cette décroissance de 3 à 4 % par an avec l'augmentation de la population mondiale et avec l'aspiration - pas forcément illégitime - d'une bonne partie de cette population mondiale à vouloir sortir de la pauvreté ? On connaît certaines données, on va vers une population qui va atteindre les 10 milliards. Et le fait d'être pour nous plus raisonnable, plus sérieux dans l'utilisation, notamment de l'énergie, est-ce que ça va suffire pour résoudre cette équation ? Dans ce monde ouvert où il n'y a pas de patron, comment, par rapport à la stratégie du groupe TotalEnergies, rendre tout ceci compatible avec les objectifs que vous avez fixés ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Dans les 30 ou 40 prochaines années, l'élément crucial sera le facteur de pression à la hausse sur l'utilisation des ressources de toute nature, c'est l'aspiration des Indiens et des Africains à vivre comme des Européens et des Américains. Que l'on soit 8 ou 10 milliards dans 30 ans ne change pas grand-chose. Ça modifie juste l'utilisation des terres arables car la pression sur la biodiversité vient beaucoup plus vite avec la population qu'avec le niveau de vie. Mais, en ce qui concerne le changement climatique et la pression sur les ressources énergétiques et métalliques, la question est de savoir s'il y a une convergence des modes de vie des gens qui aujourd'hui consomment matériellement 10 fois moins que nous et nous, et à quel niveau se fait cette convergence. C'est un élément qui est beaucoup plus déterminant dans ce que sera la pression globale de l'humanité sur son environnement hors biodiversité que le fait qu'on soit 8 ou 10 milliards dans 30 ans. C'est juste arithmétique.

La question de la pauvreté est un débat sans fin, parce que la pauvreté est une notion qui est par définition relative. Les pauvres gagnent moins d'une fraction du revenu médian. Vous avez deux manières de résoudre le problème de la pauvreté. Soit tout le monde gagne la même chose. Mais tant que les gens ne gagnent pas la même chose, tant que vous avez une courbe de distribution des revenus, par construction vous avez des pauvres, puisqu'à la droite de votre courbe de distribution vous avez des gens qui gagnent moins qu'une fraction du revenu médian. La seule façon de supprimer la pauvreté au sens mathématique du terme, c'est que tout le monde gagne la même chose. Si supprimer la pauvreté, c'est de se dire, les gens qui aujourd'hui n'ont pas de maison veulent une maison avec salle de bain, vous, vous serez pauvre face aux gens qui auront un jet privé ! Aujourd'hui, il y a des gens en France qui se considèrent comme pauvres face aux classes moyennes, qui restent très riches face à ce qu'était un paysan du Moyen-Âge. La pauvreté est toujours une notion relative. Quel est l'exemple donné par les gens qui ont un mode de vie ordinaire ? Il n'y a pas d'autre chose à faire que de travailler là-dessus. Le ministre Brice Lalonde, qui a participé à toutes les COP, m'a dit un jour en parlant des négociations sur le climat que les pays riches venaient en pensant parler climat et que les pays pauvres venaient en pensant parler développement et que ce sont les seconds qui gagnaient toujours. Quel est le modèle ? Ma conclusion est que quand on fume 20 cigarettes par jour, c'est compliqué de dire à quelqu'un qui n'en fume que deux que ce n'est pas bien de fumer. L'unique pari pascalien qui a une chance de réussir est que nous fassions des efforts, et de compter sur le fait que, les hommes étant des animaux sociaux, le mimétisme fera sa part. Je ne vois pas d'autre pari gagnable. Pour revenir à mes hydrocarbures et à ma géologie, on a fait étudier au Shift Project la production à venir de pétrole des 16 premiers producteurs mondiaux, hors Brésil et Canada, qui sont par ailleurs les 16 premiers fournisseurs de l'Europe, d'ici à 2050, sous seule contrainte géologique. Nous avons accédé à une base de données non publique, que tous les pétroliers ont par ailleurs, fournie par I-stat Energy. On a demandé à trois personnes - l'ancien patron de l'exploration de TotalEnergies, l'ancien patron de l'évaluation des gisements de TotalEnergies et un ancien analyste pétrole et gaz de l'AIE -, de nous donner avec leur connaissance et sur la base de ces données, leur pronostic sur la production future de ces 16 pays, qui encore une fois sont les 16 premiers producteurs mondiaux. Leur conclusion est que, d'ici à 2050, leur production, sous seule contrainte géologique, est divisée par deux. Quand vous regardez des pays ou des zones dont la production est divisée par deux, leurs exportations, quand c'était des exportateurs, sont divisées par beaucoup plus de deux. Si vous prenez le Mexique, entre son pic de production qui a eu lieu en 2004 et 15 ans plus tard, leurs exportations sont passées de 50 % de la production à zéro. Pareil pour l'Égypte ou l'Indonésie. L'Afrique est aujourd'hui exportatrice nette de pétrole. Au train où vont les choses, dans 15 ans, ça sera fini. Une production de ces pays-là divisée par deux d'ici à 2050, ça veut dire que les importations européennes seront divisées entre 2 et 50. Donc, de toute façon, on est dos au mur. Notre intérêt égoïste rejoint le pari pascalien de décarboner aussi vite qu'on peut. C'est juste notre intérêt égoïste. Si on ne fait pas ça, avec la montée du populisme à laquelle on assiste aujourd'hui, ce n'est que le début de la plaisanterie. Nous n'avons pas de plan B en ce qui nous concerne, ce qui a, au moins, le mérite de nous éviter des états d'âme.

Si le nucléaire est une partie intéressante de la solution, il est très loin d'être la totalité de la solution car aujourd'hui le nucléaire ne produit que de l'électricité et donc pour que ce soit une solution à des usages du pétrole, du gaz ou du charbon, il faudrait électrifier ces usages ou les hydrogéner. Pour la sidérurgie, ça veut dire les hydrogéner, mais il faut un réacteur nucléaire pour remplacer, par exemple, un gros haut fourneau à Dunkerque de l'usine ArcelorMittal. Et ils disposent de cinq hauts fourneaux qui, il est vrai, ne sont pas tous de la même taille. Ça vous donne une idée de ce qui est nécessaire pour faire de l'hydrogène pour réussir la réduction directe du minerai hors charbon. Concernant les voitures, ça veut dire qu'il faut électrifier les voitures. Et aujourd'hui, avec la fraction des voitures électriques qu'on a, il n'y a pas de problème de réseau. Si vous aviez 40 millions de véhicules électriques en France avec 50 kWh de batterie, il y aurait des problèmes de charge. Personnellement, je n'y suis pas favorable. Je pense qu'on a beaucoup trop de voitures, électriques ou pas. Concernant les logements, c'est pareil, il faut faire passer des chaudières à fioul et à gaz à la pompe à chaleur. Mais tout ça représente des appels supplémentaires d'électricité par rapport à ce qu'on a aujourd'hui. Et un réacteur, c'est long à construire. Les Chinois qui vont vite mettent quand même cinq ans, et nous qui allons particulièrement lentement, on met plutôt 15 ans. Reste à savoir si avec le modèle qu'on a choisi, on ira beaucoup plus vite, parce que le réacteur pressurisé européen (EPR), conçu selon un design franco-allemand, est très compliqué, avec ceintures et bretelles dans tous les sens. Ce n'est peut-être pas le meilleur cheval pour déployer du nucléaire rapidement. Peut-être qu'un déploiement rapide serait tout simplement de faire ce qu'on a déjà, l'EPR n'apportant pas de rupture technologique majeure. En disant cela, je dis peut-être des horreurs. Le vrai nucléaire durable, de toute façon, c'est celui de la quatrième génération. C'est celui qui est capable d'exploiter autre chose que l'uranium 235 parce qu'il n'y en a pas assez dans le monde pour que le nucléaire remplace de manière durable une fraction significative des centrales à charbon. Donc le nucléaire est intéressant si on passe très vite à la quatrième génération. Or, pour le moment on nous a donné le signal inverse en France. Il faut, en outre, être capable de déployer des réacteurs raisonnablement rapidement pour concourir à la production d'électricité décarbonée. Mais ça n'évitera absolument pas un effort massif de sobriété. C'est la priorité des priorités pour moi aujourd'hui parce que cela demande de travailler les esprits de façon beaucoup plus forte que de leur offrir une marge de manoeuvre technologique. La marge de manoeuvre technologique ne demande pas un travail sur soi aussi important que le travail sur soi qui est lié aux codes sociaux, aux codes de réussite, etc. Changer le fait que la grosse voiture est un symbole de réussite, c'est un travail plus difficile que de dire aux gens que l'électricité sera amenée par une centrale B au lieu d'une centrale A. Le travail est quand même moins dur globalement. Pour en finir sur le volet de la décroissance, la France est massivement importatrice d'un certain nombre de biens manufacturés. C'est à la fois une chance et un malheur. C'est un malheur dans la situation économique actuelle. Mais à chaque fois que vous remplacez un gros objet importé par un plus petit objet fait localement, vous avez la chance d'être dans la configuration dans laquelle vous pouvez gagner à la fois économiquement et carboniquement. Autrement dit, si on remplace les voitures à essence importées par des vélos électriques fabriqués de A à Z en France - qui coûteront plus chers que les vélos importés mais moins chers que les voitures importées quand même -, vous vous retrouvez dans un contexte dans lequel vous avez à la fois du produit intérieur brut (PIB) et de la décarbonation. Il existe des marges de manoeuvre dans certains domaines dans lesquels on peut agir.

M. Yannick Jadot, rapporteur. -Pour revenir sur le GNL, on est d'accord que ça ne peut pas être considéré comme une énergie bas-carbone, y compris venant des États-Unis comme une énergie de transition, parce que c'est un des éléments qu'on nous renvoie ?

M. Jean-Marc Jancovici. - Les premiers à avoir évoqué le gaz comme énergie de transition, c'était les anti-nucléaires qui voulaient faire de l'éolien et du gaz, en disant que le gaz était une énergie de transition. Ce n'est absolument pas bas-carbone. C'est d'ailleurs pourquoi cette option, moi, m'a toujours gêné. Le GNL américain n'est particulièrement pas bas-carbone en raison des émissions fugitives aux États-Unis associées à l'extraction et au transport du gaz. L'Energy Institute, ancien BP Statistical Review a publié des statistiques qui m'ont éberlué. Les émissions fugitives et de process liées au gaz représenteraient 4 milliards de tonnes équivalent CO2 par an dans le monde. C'est absolument considérable. Si on impute au gaz ces émissions-là, globalement, par unité d'énergie, il se situe au-dessus du pétrole, si ces chiffres sont exacts bien entendu. Les émissions fugitives sont des fuites à l'extraction, au transport et à la distribution. Par ailleurs, vous avez des émissions de liquéfaction qui sont des émissions significatives parce qu'il faut de l'énergie pour liquéfier, pour abaisser très fortement la température. Enfin vous avez également de l'énergie au moment de la regazéification. Les fuites dans les réseaux de gaz se manifestent malheureusement par le fait que, de temps en temps, vous avez des explosions. Mais heureusement tous les réseaux de gaz qui fuient n'explosent pas, mais ça entraîne quand même des fuites de méthane. Une publication de Carbone4 intitulée GNL, tous les crus ne se valent pas avait essayé de quantifier les émissions fugitives par nature et par provenance. Et le gaz de schiste est un mode d'extraction du gaz qui est un peu plus fuyard que les autres modes puisqu'il y a énormément de puits.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie infiniment professeur pour votre intervention.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 45

Jeudi 15 février 2024

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers (AMF) (ne sera pas publiée)

Le compte rendu de cette audition ne sera pas publié.

Audition de Mme Lucie Pinson, directrice générale et fondatrice, et M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer France, de Reclaim Finance

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui Mme Lucie Pinson, directrice générale et fondatrice de l'association Reclaim Finance, et M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer de ladite association.

Cette dernière a été fondée en 2020 et est affiliée aux Amis de la Terre. Son objectif est de mettre les acteurs financiers - banques, assurances, investisseurs - au service du climat, notamment en oeuvrant au désinvestissement des énergies fossiles.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif global d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande.

Je rappelle, en outre, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Madame Pinson, monsieur Laurent, je vous invite maintenant à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Lucie Pinson et M. Antoine Laurent prêtent serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

Mme Lucie Pinson, directrice générale et fondatrice de Reclaim Finance. - À titre personnel, non.

En revanche, Reclaim Finance détient une action chez TotalEnergies et chez Engie, pour le secteur énergétique.

M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer France de Reclaim Finance. - Non.

M. Roger Karoutchi, président. - Pour la bonne information de la commission d'enquête, pouvez-vous également nous indiquer si vous avez été amenés à engager des actions à l'encontre de TotalEnergies ou bien si vous avez publié des travaux - articles, livres, interviews... - en lien avec le groupe TotalEnergies et, le cas échéant, la teneur de ces travaux ?

Mme Lucie Pinson. - Oui, nous suivons de près la stratégie climatique des majors pétroliers et gaziers, notamment TotalEnergies.

Nous avons, à cette fin, publié plusieurs informations qui analysent la stratégie à l'aune de plusieurs critères, comme les dépenses d'investissement (capital expenditure ou Capex), leur allocation, la part des énergies renouvelables et fossiles dans ces dépenses, la trajectoire de production qui sera suivie par TotalEnergies dans les futures années, etc.

M. Antoine Laurent. - Oui, dans le même cadre : j'ai participé à des interviews sur le groupe lui-même.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je vois, sur votre site internet, qu'il y a, parmi la cinquantaine de membres de votre équipe, quelqu'un qui est chargé d'une campagne Defund TotalEnergies. Ce ne sont donc pas juste des travaux d'analyse que vous avez publiés : vous êtes engagés pour « defund » TotalEnergies, il s'agit d'une campagne ! Cet engagement est légitime, c'est votre droit, mais nous avons besoin d'en être informés, pour mettre les choses au clair.

Mme Lucie Pinson. - J'ai fondé Reclaim Finance il y a quatre ans. Cette association vise à accompagner la transformation de nos économies au travers du levier financier. La majeure partie de notre activité consiste donc à émettre des recommandations auprès des différents acteurs du secteur financier, qu'ils soient des acteurs financiers privés
- les banques, les assureurs, les investisseurs -, ou des instances normatives, comme les gouvernements, les autorités nationales et européennes ou encore les autres initiatives d'acteurs qui participent à influencer le comportement des acteurs financiers.

Notre périmètre d'action est international et principalement concentré sur le secteur énergétique.

Notre expertise est, je pense, reconnue aujourd'hui par la majeure partie du secteur financier. Pour ne donner que quelques exemples, nous siégeons à la commission Climat et finance durable et à la commission consultative Épargnants de l'Autorité des marchés financiers. Nous siégeons aussi dans les groupes d'experts sur les acteurs pétroliers et gaziers et sur les acteurs financiers de l'initiative Science Based Targets, qui certifie les cibles de décarbonation de nombreuses entreprises, y compris des acteurs financiers.

Cette activité de recherche et d'analyse permet à Reclaim Finance d'émettre des recommandations, que nous portons auprès des différentes parties prenantes du secteur.

Bien entendu, en tant qu'ONG, notre rôle est aussi d'interpeller sur l'urgence à agir, à transformer les modèles économiques et financiers pour répondre à l'objectif de contenir le réchauffement à 1,5 degré Celsius - autrement dit, pour répondre aux objectifs climatiques français, européens et internationaux.

Dans ce cadre, nous jouons, en effet, un rôle de coordination de plusieurs parties prenantes de la société civile, dans une campagne qui s'appelle Defund TotalEnergies. Le coordinateur de cette campagne est hébergé à Reclaim Finance et cette campagne vise particulièrement à mobiliser le secteur financier dans la transformation du groupe TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Quelles formes prend cette campagne ?

Mme Lucie Pinson. - Cela peut prendre différentes formes.

La première est l'information sur les pratiques de TotalEnergies partout dans le monde. Il y a donc un travail de réseau, notamment avec les communautés ou associations directement mobilisées sur le terrain dans différents pays, en lien avec des projets pétroliers et gaziers portés par TotalEnergies.

Il y a aussi un enjeu de coordination : ces personnes sont régulièrement accueillies pour rencontrer les différentes parties prenantes de TotalEnergies, à commencer par les acteurs financiers, en France, mais également au niveau européen - on reviendra sur la part des banques européennes dans le financement de TotalEnergies.

Cela peut aussi prendre la forme d'informations, prises en main par différentes parties prenantes pour se mobiliser sur cette question du financement des énergies fossiles.

Cela prend aussi la forme de notes. On explore, par exemple, la possibilité d'informer, demain, les agences de notation, qu'elles soient extrafinancières ou non, non seulement sur les impacts de TotalEnergies sur l'environnement et le climat, mais aussi sur les risques financiers liés à l'absence de transformation du modèle économique de TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - Très bien. Comme convenu, je vous laisse procéder à votre propos introductif. Vous répondrez ensuite à nos questions.

Mme Lucie Pinson. - J'entrerai tout de suite dans le vif du sujet.

Je reviendrai d'abord sur le rôle joué par les acteurs financiers dans les activités menées par TotalEnergies, puis, plus largement, dans l'évolution du secteur énergétique, pour finir sur une présentation des pistes d'action à la portée des pouvoirs publics au niveau financier.

Rappelons pour commencer les principaux indicateurs susceptibles d'évaluer la stratégie de TotalEnergies dans le contexte d'urgence climatique que nous connaissons.

Vous l'avez souvent entendu lors des précédentes auditions, TotalEnergies n'est pas en transition - je le dis d'entrée de jeu. C'est non pas une opinion, mais une affirmation étayée par des arguments scientifiques.

Pourquoi ? Il est totalement fondé de parler d'une diversification des activités de TotalEnergies : l'entreprise développe en effet de nouvelles activités, au-delà de la production d'hydrocarbures, notamment dans le segment « Power » ou production d'électricité, qui comprend les énergies renouvelables, également des énergies qualifiées de soutenables. Toutefois, ce segment ne comprend pas que les énergies renouvelables, mais aussi la production d'électricité à partir de gaz. S'il y a bien une diversification, il en faut cependant davantage pour parler de transition.

Reclaim Finance a réalisé un travail d'analyse comparative de vingt-six cadres méthodologiques publics liés à la conception et à l'évaluation des plans de transition. Nous avons identifié les indicateurs indispensables pour garantir la crédibilité de ces plans, ainsi que les mesures dont l'absence disqualifie automatiquement ces plans. Tous indiquent la nécessité de diminuer les émissions de manière cohérente avec l'objectif d'une réduction de près de 50 % des émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 - ce que ne fait pas TotalEnergies. Pour rappel, TotalEnergies ne prévoit de baisser ses émissions de scope 3 - qui représentent la majeure partie de ses émissions - que de 2,5 % entre 2015 et 2030. L'objectif de baisse des émissions est donc presque nul par rapport à l'année de référence de 2015, et est en réalité supérieur au niveau d'émissions de TotalEnergies en 2022 ou en 2023.

Cela s'explique notamment par le fait que TotalEnergies n'entend pas réduire sa production d'hydrocarbures dans les prochaines années, contrairement à des entreprises comme BP ou Equinor, qui sont ses concurrents directs. TotalEnergies entend au contraire l'augmenter de 2 % à 3 % par an jusqu'en 2028, ce qui fait de cette entreprise la deuxième major occidentale, européenne et étasunienne, à prévoir une telle hausse, après Eni.

Nous sommes donc très loin des projections de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dont le scénario visant à limiter le réchauffement à 1,5 degré prévoit une réduction de plus de 21 % de la production de pétrole et de plus de 18 % de la production de gaz d'ici à 2030.

De nombreux cadres de transition, en particulier ceux qui portent sur les acteurs financiers, soulignent aussi la nécessité de stopper l'expansion des hydrocarbures. Cela n'a rien de surprenant : au contraire, cette préconisation est totalement cohérente avec les projections du scénario de l'AIE pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, et a fortiori avec les conclusions du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) qui indiquent que les réserves actuellement en exploitation contiennent déjà assez de carbone équivalent pour dépasser le budget carbone autorisé pour limiter le réchauffement à 1,5 degré.

Or TotalEnergies est la sixième entreprise mondiale en termes d'expansion à court terme dans les énergies fossiles. Elle est même en tête du classement si l'on s'en tient aux entreprises cotées, c'est-à-dire celles qui ne sont pas détenues par l'État, loin devant des entreprises comme ExxonMobil, Shell ou toute autre major européenne et étasunienne.

Vous en avez parlé dans cette commission : TotalEnergies est aussi la onzième entreprise mondiale parmi les entreprises développant le plus de nouveaux terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL). Comme les nouveaux champs, ces projets de GNL n'ont pas leur place dans le scénario Net Zero Emissions (NZE) de l'Agence internationale de l'énergie. Selon ce scénario, ils ressortent comme non-nécessaires pour répondre aux besoins énergétiques à l'échelle internationale.

J'en profite pour souligner que les « bombes carbone », dont vous avez aussi beaucoup parlé au cours des auditions précédentes, ne couvrent qu'une petite partie des projets portés et développés par TotalEnergies.

Voilà donc le profil de TotalEnergies.

Tournons-nous maintenant vers les acteurs sans lesquels TotalEnergies ne saurait opérer : les acteurs financiers.

Rappelons tout d'abord que l'article 2 de l'accord de Paris mentionne la mobilisation de la finance en vue d'atteindre les objectifs climatiques et de développement. Afin de vous présenter le tableau le plus clair possible dans un temps que je sais réduit, je vous propose de revenir sur les principales conclusions que nous tirons de nos travaux d'analyse, à l'échelle nationale et internationale. Nous serons ravis d'apporter des éléments plus détaillés pendant la discussion ou à l'issue de cette audition, notamment pour préciser les spécificités propres à chaque métier. En effet, une banque, un assureur ou un investisseur n'agit pas de la même manière. Nous pourrons également revenir sur l'état des lieux des différents engagements à l'échelle française, européenne et internationale.

Premièrement, il faut noter que les acteurs financiers fournissent des services sans lesquels TotalEnergies, comme toute autre entreprise, ne saurait fonctionner. Il ne s'agit pas uniquement de fournir de nouveaux capitaux et services destinés à soutenir le développement de nouveaux projets - que ces projets soient dans le secteur des énergies fossiles ou dans le secteur favorable à la transition, notamment les énergies soutenables. Il faut aussi prendre en compte les services qui facilitent les opérations quotidiennes, comme les instruments de couverture ou de gestion des liquidités. Par ailleurs, il existe aussi des services qui permettent à TotalEnergies et à d'autres entreprises d'investir dans les projets existants.

Deuxièmement, tous ces services financiers ne doivent pas faire l'objet du même traitement. Pour simplifier, de manière générale, s'il faut arrêter ceux qui soutiennent le développement de projets qui n'ont pas leur place dans une trajectoire permettant de limiter le réchauffement à 1,5 degré, il convient de massifier les financements et les soutiens favorisant le développement de solutions et la réduction des émissions liées aux opérations existantes, notamment les émissions de méthane.

Autrement dit, puisque l'on ne va pas sortir du pétrole et du gaz du jour au lendemain, les services financiers au secteur doivent demeurer ; mais cela ne justifierait en aucun cas la mise en place de nouveaux services financiers qui iraient nourrir l'expansion des énergies fossiles. Il est tout à fait à la portée des acteurs financiers - banques, assureurs et investisseurs - d'opérationnaliser ce filtrage.

Troisièmement - et c'est tout l'intérêt de se pencher sur les acteurs financiers au cours de cette commission d'enquête -, les financements dont bénéficie TotalEnergies sont très concentrés : seules vingt banques étaient à l'origine de 97 % des financements de la major entre 2016 et 2023. En outre, les trois premiers financeurs mondiaux de TotalEnergies sont des banques françaises : Crédit Agricole, BNP Paribas et la Société Générale représentent à elles seules 41 % des financements fournis depuis 2016.

Cette concentration renforce bien entendu le caractère stratégique du levier financier pour influencer l'entreprise. TotalEnergies prétend souvent pouvoir se passer des acteurs financiers qui seraient trop exigeants. Cet argument me laisse personnellement très perplexe : la relation entre une entreprise et des banques met en effet des années à se construire. Il est difficile, au vu de la concentration des financements, d'envisager la possibilité pour TotalEnergies de se passer rapidement de ses banquiers historiques, d'autant plus que les premières places sont occupées par des banques françaises.

Enfin, les actions que pourrait mener le Gouvernement en France, en Europe et à l'international n'influenceront pas uniquement les acteurs financiers français, mais également leurs pairs à l'échelle européenne et internationale. De nombreux outils sont accessibles au niveau européen : rapidement déployables, ils permettraient de couvrir, au travers des seules banques européennes, 66 % des financements à TotalEnergies.

Il faut aussi noter que toute mesure portant sur les acteurs financiers atteindrait TotalEnergies, mais aussi l'ensemble des entreprises du secteur pétrolier et gazier de leur portefeuille - donc, également, les concurrents de TotalEnergies.

J'en viens à l'intervention des pouvoirs publics. Pourquoi est-elle indispensable si ces derniers souhaitent atteindre les objectifs climatiques ?

Il faut d'abord reconnaître que la maturité des questions climatiques et financières a énormément progressé depuis la COP21. Cela fait plus de dix ans que je travaille sur cette question : je constate que la teneur des débats actuels a fortement évolué depuis 2013 ou 2015.

Cependant, on note malheureusement un ralentissement dans la quantité et la qualité des mesures prises par les acteurs financiers pour lutter contre l'expansion des énergies fossiles. Pour nous en tenir à la France - nous pourrons revenir ultérieurement sur les autres acteurs financiers, si vous le désirez -, les acteurs financiers ont globalement rendu leur copie sur le secteur du charbon, mais on ne peut pas du tout en dire autant pour le secteur du pétrole et du gaz.

Quand bien même le consensus scientifique, notamment sur la nécessité d'arrêter l'expansion pétrolière et gazière, est aujourd'hui reconnu par les plus grands acteurs de la place financière, y compris par les grandes banques françaises, les mesures adoptées témoignent globalement d'une absence totale de considération pour les risques liés au gaz naturel liquéfié. Certes, de nombreux acteurs ont adopté des mesures, mais celles-ci sont encore très insuffisantes pour exclure tout soutien financier qui irait à l'expansion des énergies fossiles.

Prenons l'une des politiques des plus ambitieuses du seul secteur bancaire, celle du Crédit Agricole. Celle-ci donne un aperçu de l'insuffisance même des meilleures politiques. Le Crédit Agricole exclut les financements de projets. Or, il faut le rappeler, les financements de projets ne représentent qu'une toute petite partie des financements alloués au secteur énergétique. Pour le secteur pétrolier et gazier, ce n'est que 4 % des financements totaux ; le Crédit Agricole se situe certainement dans cette moyenne - nous n'avons pas d'exemple de cas de transactions de projets opérées par le Crédit Agricole à de nouveaux projets pétroliers et gaziers au niveau de l'extraction. Par ailleurs, la politique laisse la porte ouverte à des transactions avec des acteurs qui agiraient dans le secteur, mais qui ne sont pas nécessairement les premiers développeurs.

Sont aussi exclus de cette politique les financements aux entreprises dites indépendantes. Or ces entreprises ne représentent que 18,7 % de la production de pétrole et de gaz en 2022 et 19,6 % de l'expansion. Autrement dit, même le Crédit Agricole peut encore soutenir jusqu'à 80 % de l'expansion pétrolière et gazière au travers de ses services financiers fournis au niveau des entreprises...

Enfin, comme beaucoup de banques, le Crédit Agricole a adopté une cible de baisse des émissions financées liées à son portefeuille pétrole et gaz. Cette cible peut être ambitieuse. D'ailleurs, le Crédit Agricole a déjà atteint une réduction de 40 % des émissions liées à ce portefeuille ces deux dernières années. En revanche - nous reviendrons sur la mécanique de ces cibles -, cela n'a pas empêché le Crédit Agricole de soutenir à vingt et une reprises douze des entreprises qui sont soit à l'avant-garde de l'expansion fossile, soit des majors pétrolières et gazières. Ces cibles ne garantissent donc vraiment pas un arrêt des financements à des entreprises qui continuent d'ouvrir de nouveaux projets pétroliers et gaziers.

En conclusion, les acteurs financiers reconnaissent le problème et sont conscients que l'enjeu n'est pas seulement de sauver le climat, mais aussi, pour eux, de maintenir les conditions d'opération et de profitabilité dans un marché économique et financier stable. Malheureusement, ces mêmes acteurs n'arrivent ni à se projeter ni à prendre des décisions sur un horizon de long terme. Autrement dit, ils savent que la situation n'est pas du tout pérenne à terme, que leurs activités immédiates sont source de risques financiers, mais ils continuent malgré tout d'opérer et de prendre des décisions sur le court terme qui favorisent les soutiens à l'expansion des énergies fossiles - et notamment, qui sont extrêmement rentables.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que la bonne volonté des entreprises ne produira pas les effets escomptés dans le laps de temps imparti pour limiter le réchauffement à 1,5 degré. Il est donc impératif de réguler. À ce titre, il est important de dépasser l'approche qui domine depuis la COP21, laquelle consiste principalement à adopter des mesures en matière de transparence et de reporting ; si elles sont un préalable, elles ne garantissent pas l'action par les acteurs financiers.

Il faudra donc instaurer des réglementations qui permettent à la fois d'influencer le comportement des acteurs financiers - des normes comportementales -, et des mesures susceptibles de les aider à sortir de cette tragédie des horizons dans laquelle ils se trouvent. Pour le dire simplement, il s'agira de rendre plus chères les activités qu'il faut laisser derrière nous, et, surtout, d'aider ces acteurs à investir et à massifier leur soutien financier aux solutions.

Trois mesures types peuvent être déployées.

Il s'agit d'abord des mesures contraignantes. Une discussion est en cours à l'échelle européenne sur l'adoption de plans de transition par les entreprises et les acteurs financiers. L'étape suivante consistera à s'assurer que ces plans contiennent des critères minimums fondés sur la science et, bien entendu, qu'ils fassent l'objet d'un contrôle par les régulateurs. Les plans de transition sont en effet des outils extrêmement utiles pour les différents régulateurs ou les banques centrales, dans une logique de gestion du risque financier et de maintien de la stabilité financière sur les marchés.

Ensuite, il existe des mesures de dissuasion et d'incitation. Le Président de la République Emmanuel Macron a parlé à deux reprises ces derniers mois de l'importance de mettre en place des taux différenciés. Il s'agit là d'agir au niveau de la Banque centrale européenne (BCE), pour commencer. Celle-ci peut en effet mettre en place des prix qui permettront de davantage piloter les portefeuilles financiers, en les incitant notamment à se diriger de plus en plus vers les énergies renouvelables qui sont aujourd'hui affectées par la remontée des taux. Bien entendu, un grand nombre de mesures de dissuasion peuvent être mises en place à l'échelle nationale, notamment en agissant sur l'épargne, sans que cela coûte un centime à l'État français.

Enfin, il y a beaucoup de mesures de facilitation, qui concernent là encore l'épargne. En effet, nous constatons un écart entre ce que demandent les investisseurs - institutionnels ou épargnants - qui souhaitent investir dans la transition écologique, et ce que leur permettent de réaliser les différents produits, en raison notamment de la manière dont ils sont commercialisés. De très nombreuses mesures peuvent être mises en place pour faciliter l'accès des consommateurs à ces produits qui accélèrent la transition.

Pour conclure, au-delà des mesures affectant directement les acteurs financiers, les pouvoirs publics ont la responsabilité d'agir au plus haut niveau de l'État. Or nous sommes inquiets de voir la diplomatie française soutenir le développement de projets d'énergie fossile par TotalEnergies. Il est pour nous grand temps de faire l'inverse et de mobiliser les différents canaux de l'État au service du développement de projets qui sont bons pour la transition, de projets d'énergies renouvelables, qu'ils soient portés par TotalEnergies ou d'autres entreprises. Cela fait notamment écho à l'initiative portée par le Président de la République Emmanuel Macron au niveau de la Banque mondiale, annoncée à la dernière COP, visant à massifier les financements aux solutions dans le secteur énergétique dans les pays du Sud global, qui, malheureusement, peinent à attirer les investissements nécessaires.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez évoqué la part essentielle que jouent les acteurs financiers dans l'économie du pétrole et du gaz. Vous avez parlé du Crédit Agricole : pouvez-vous dresser un panorama des banques françaises, mais aussi étrangères ?

Certaines ont-elles des stratégies beaucoup plus actives de sortie des énergies fossiles, mais aussi, au-delà, d'accompagnement vers la transition énergétique ?

S'agissant du débat autour de la sincérité des plans de décarbonation, en particulier de TotalEnergies, que pouvez-vous nous dire de la fiabilité des données disponibles - que ce soit pour les actionnaires ou pour l'ensemble des acteurs qui s'intéressent à ces entreprises ?

Dans la mesure où il existe désormais un débat au sein des assemblées générales de TotalEnergies, que pouvez-vous dire des résolutions Say on Climate ? Certes, TotalEnergies interdit pour l'instant ce type de résolution. Après votre travail au sein de la commission Climat et finance durable de l'AMF, que recommandez-vous en la matière ?

M. Antoine Laurent, responsable plaidoyer France de Reclaim France. - S'agissant des banques françaises et du secteur financier français, ces enjeux sont pris en compte depuis de nombreuses années : d'abord sur le charbon à l'époque de la COP21, et cela progresse concernant le pétrole et le gaz.

Progressivement, nombre d'acteurs financiers s'engagent à prendre des engagements à moyen et à long terme de décarbonation de leurs portefeuilles, de financement de projets plus ou moins vertueux sur le plan écologique, en particulier au travers des green bonds, ou de financement vert, dont la définition reste malheureusement très floue.

Concernant les énergies fossiles, cela reste très lacunaire. Depuis un ou deux ans, on commence à voir émerger des engagements s'agissant du financement des projets. Malheureusement, ces derniers ne représentent que 10 % à 20 % de la masse d'argent qui irrigue aujourd'hui les nouveaux projets pétrogaziers. L'essentiel des acteurs financiers, qu'ils soient français ou étrangers, continuent de financer ou d'investir - à travers leurs filiales d'investissement, de gestion d'actifs ou assureurs - dans des compagnies comme TotalEnergies, qui sont les contributeurs de cette expansion, et ce sans aucune condition.

Nous plaidons auprès de ces acteurs, que nous rencontrons régulièrement, en leur demandant d'utiliser leur pouvoir d'influence pour contraindre les majors à adopter une trajectoire plus conforme à l'accord de Paris puisque, comme dit précédemment, ces entreprises ne sont pas en transition.

Mme Lucie Pinson. - Au-delà des acteurs bancaires, d'autres acteurs mènent des politiques très intéressantes : ils pilotent différemment les services financiers qu'ils fournissent à l'industrie du pétrole et du gaz.

On peut citer par exemple CNP Assurances, qui a cessé d'acheter des nouvelles obligations des entreprises développant de nouveaux projets pétroliers et gaziers, considérant que de nouvelles obligations contribueront automatiquement à l'intégralité des activités portées par les entreprises et donc à l'expansion pétrolière et gazière - ce qui est incompatible avec les engagements climatiques de CNP Assurances, comme cela est incompatible avec les engagements climatiques de la quasi-totalité des acteurs financiers.

En revanche, CNP Assurances demeure actionnaire de TotalEnergies et d'autres entreprises, notamment pour exercer une influence au cours de l'assemblée générale à travers une politique de vote.

TotalEnergies refuse le dépôt de résolutions climatiques portées par des actionnaires. En revanche, l'entreprise a consulté à plusieurs reprises ses actionnaires sur son propre plan climat - ce qu'on appelle un Say on Climate. Ceci ne change pas grand-chose : aujourd'hui, nous avons quelques années d'expérience pour être lucides sur ce que permet l'initiative collective Climate Action 100+ lancée en 2017 après le One Planet Summit organisé en France. On trouve au sein de ce projet des centaines d'investisseurs engagés collectivement pour transformer un peu plus de 100 entreprises, y compris des entreprises du secteur pétrolier et gazier comme TotalEnergies. Les résultats sont cosmétiques, voire nuls, si l'on considère l'impact matériel de cet engagement sur le niveau d'émissions de gaz à effet de serre.

Les progrès, s'ils existent, sont de l'ordre de la transparence. Ainsi, TotalEnergies rend une copie de plus en plus détaillée sur sa stratégie climatique. Toutes ces entreprises se sont engagées à long terme sur une neutralité carbone à l'horizon 2050. En revanche, on n'observe aucune inflexion concernant la stratégie dans les hydrocarbures, qui est celle qui impacte le niveau d'émissions de gaz à effet de serre à terme.

À l'heure actuelle, TotalEnergies n'est pas réceptif à ce type de pratiques. En effet, après un vote historique en France lors de sa dernière assemblée générale, au cours de laquelle 30 % des actionnaires de TotalEnergies ont demandé un plus grand engagement en faveur du climat, l'entreprise a annoncé qu'elle relevait son objectif de production pétrolière et gazière. Par conséquent, des mesures beaucoup plus robustes seront nécessaires pour pousser les acteurs financiers actionnaires de TotalEnergies à plutôt copier des politiques comparables à celles qui ont été adoptées par CNP Assurances, c'est-à-dire s'assurer qu'il n'y ait plus de nouvelles obligations, de nouveaux investissements et de nouveaux services financiers venant alimenter directement de nouveaux projets fossiles - ou alimentant des entreprises qui développent de nouveaux projets d'énergies fossiles lorsque les services financiers sont corporate, c'est-à-dire qu'ils soutiennent toute l'entreprise. Cela n'empêche pas de maintenir des soutiens fléchés vers les projets dont il faut accompagner le développement. Comme je le disais, TotalEnergies a besoin de nombreux services financiers pour opérer : certains doivent être maintenus voire développés pour soutenir les solutions.

Concernant les investisseurs, qui n'investissent plus, il faut se poser la question d'un encadrement de leurs dividendes. Pour revenir sur la tragédie des horizons, on observe qu'à l'heure actuelle, sur le court terme, les actionnaires doivent maintenir des objectifs de rentabilité et demeurent donc quelque peu captifs de TotalEnergies et des majors pétrolières, qui leur versent énormément de dividendes ou, plus largement, permettent un fort niveau de redistribution au travers du rachat d'actions.

Le fait d'imposer un Say on Climate sur un périmètre plus large, comme cela a été fait en Suisse, pourrait être intéressant, pas tant pour TotalEnergies, qui est déjà assez avancée en termes de transparence - même s'il peut toujours être intéressant de chercher de nouvelles informations - mais surtout pour poser le sujet climatique à l'agenda des autres entreprises nationales.

M. Roger Karoutchi, président. -Si les actionnaires n'avaient plus de dividendes, je ne sais pas si l'économie libérale pourrait survivre. Mais on peut toujours dire que le système économique ne nous convient pas !

M. Philippe Folliot. - Vous avez dit, madame Pinson, que votre périmètre d'action était international. Vous avez dit également que vous souhaitiez agir au niveau européen. L'Union européenne, au travers de ce qu'on appelle la taxonomie, a affirmé que le nucléaire et le gaz étaient des « énergies écologiques de transition ». Pourtant, dans votre action, vous ne faites aucune différence entre charbon, pétrole et gaz.

Par ailleurs, outre TotalEnergies et les compagnies occidentales, quelles actions concrètes menez-vous s'agissant des majors russes, des pays du Golfe ou de Chine ?

En effet, une action menée en faveur de la transition énergétique uniquement dans la sphère occidentale risque d'entraîner un certain nombre de distorsions. En tout état de cause, cela ne résoudra pas le problème global.

Mme Brigitte Devésa. - Madame Pinson, vous dites que vous exposez publiquement les acteurs financiers qui freinent les régulations en matière climatique et dont les pratiques violent les droits humains et détruisent l'environnement.

Ma question est très simple. Afin d'assurer l'exécution de votre mission, possédez-vous une charte, un règlement ? Jusqu'où pouvez-vous aller pour dénoncer les contrevenants ? J'aimerais comprendre votre fonctionnement.

Mme Lucie Pinson. - La taxonomie intègre en effet certaines centrales à gaz pour ce qui concerne la production d'électricité. Votre question, monsieur le sénateur, est sans doute fondée sur l'idée que le gaz serait une énergie de transition dont il faudrait soutenir le développement. Cet argument est en partie fondé. En effet, le gaz, pour ce qui concerne la production d'électricité, émet deux fois moins qu'une centrale à charbon. En revanche, dès lors que l'on considère l'impact du gaz en termes d'émissions de gaz à effet de serre, non pas au niveau de la production d'électricité mais sur l'ensemble de la chaîne de valeur, on constate que son bilan est bien plus lourd, notamment en raison des émissions résultant des processus de transformation et de transport. Et je ne parle pas du gaz de schiste, qui multiplie les points d'extraction, ou encore du gaz naturel liquéfié, qui implique un processus lourdement consommateur d'énergie.

L'idée selon laquelle la taxonomie justifierait de nouveaux champs gaziers ou de nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié n'est pas fondée sur la science. Un certain nombre d'acteurs financiers le reconnaissent et ont fait des déclarations en ce sens. Ainsi, BNP Paribas, le Crédit Agricole, la Société Générale ont cessé de fournir des services financiers directs pour le développement de nouveaux champs gaziers. Ils n'ont pas encore pris de telles mesures pour les centrales à gaz.

Cependant, ces services financiers ne représentent qu'une petite partie des financements au secteur dans son ensemble. Il est tout à fait possible, pour une entreprise, de développer un nouveau champ gazier en utilisant les financements qui lui sont fournis au niveau de l'entreprise.

J'en viens à votre deuxième question, monsieur le sénateur. Bien entendu, il faut transformer toutes les entreprises.

Les banques françaises, les acteurs financiers français, ne sont pas seulement les financeurs de TotalEnergies. Ce sont des banques internationales : le secteur bancaire français est l'un des plus importants au monde. Crédit Agricole et BNP Paribas comptent parmi les 10 premières grandes banques au niveau international. Les acteurs financiers français sont également présents dans les classements internationaux : on peut citer Amundi pour les gestionnaires d'actifs ; Axa pour les assureurs. Par conséquent, lorsque la France agit au travers du levier financier, elle a bien un impact international au-delà de TotalEnergies et des autres entreprises nationales.

Par ailleurs, sans doute serait-il intéressant de pousser TotalEnergies à développer massivement des solutions, à savoir des projets d'éolien et de solaire. Généralement, dans les pays du Sud global, les projets sont portés par TotalEnergies, mais en partenariat avec les entreprises locales. Cela signifie qu'une inflexion de la politique menée par TotalEnergies entraînerait aussi une inflexion des activités des entreprises locales, en permettant une montée en compétences s'agissant du développement des énergies renouvelables.

Madame la sénatrice, concernant les moyens d'action, Reclaim France n'a qu'une seule règle. La pression que nous opérons sur les acteurs financiers, au-delà de notre travail d'accompagnement, de recherche et de discussion, se fait principalement par la communication publique. Nous mettons en relief l'écart entre les engagements pris et la réalité des pratiques. Nous pouvons également mettre en concurrence certains acteurs.

Nos interlocuteurs n'ont jamais de mauvaise surprise, dans la mesure où nous discutons avec eux et qu'ils sont les premiers informés de nos communications.

Mme Brigitte Devésa. - Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question. Certaines données sont exposées. Avez-vous une charte ou un règlement encadrant la divulgation de celles-ci et précisant vos missions ?

Mme Lucie Pinson. - En tant qu'ONG, notre travail est en effet fondé sur des bases de données permettant de comprendre précisément l'exposition des acteurs financiers, ainsi que les activités des entreprises du secteur énergétique. Cela nous engage en termes des données que nous sommes en capacité de communiquer : cela relève de contrats avec des fournisseurs de données, lesquels travaillent également avec ces mêmes entreprises et acteurs financiers.

M. Pierre Barros- La transition énergétique implique de mettre un terme à tous les projets fossiles existants ou envisagés. Or ce n'est pas tout à fait la trajectoire actuelle. Cela fait écho à l'audition de M. Jean-Marc Jancovici, qui a souligné que les entreprises pétrolières iraient jusqu'au fond des réserves de pétrole avant d'entamer progressivement une sortie des énergies carbone. Ces entreprises, dont TotalEnergies, ont un argument bien rodé à mettre en avant pour le justifier : le risque de créer des actifs échoués. Leurs titres pourraient s'effondrer du fait de la mise en place de mesures climatiques plus contraignantes. Les montants en jeu sont considérables. TotalEnergies connaît ce risque, mais continue à développer de nouveaux projets d'exploitation et d'extraction d'énergies fossiles pour les prochaines années.

Pourquoi le secteur financier tarde-t-il à prendre en compte la question des actifs échoués ? C'est ce retard qui rend ingérable la résolution de ce problème. Une étude publiée par le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab) rappelle pourtant que les actifs échoués sont détenus en grande partie par les personnes les plus riches de la planète. Leur perte ne représenterait pas plus de 2 % de la richesse totale. On est loin de l'effondrement de l'économie capitaliste ! Il y aura peut-être seulement un petit effort à faire par quelques-uns pour sortir de l'inertie des banques et des entreprises sur le sujet.

M. Roger Karoutchi, président. -Quelle est votre question ?

M. Pierre Barros- L'argument des actifs échoués est opposé à la transition énergétique. Mais ces actifs échoués ne conduiront pas à l'effondrement du système ; cela n'affectera que quelques acteurs. Cet effort est donc peut-être tout à fait supportable...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Votre PME fondée en 2020 connaît une croissance rapide. Quel est le montant de votre budget ? Quelle est sa structure ? Quelle part pour les dons de particuliers ? Percevez-vous des subventions ? (M. Yannick Jadot proteste.) Je veux savoir qui l'on auditionne, monsieur Jadot, et je n'ai pas trouvé l'information sur le site internet !

Des personnes morales financent-elles votre association, ou des acteurs bancaires, financiers, ou relevant du secteur de l'énergie ?

M. Roger Karoutchi, président. - Toute question est possible, toutes les réponses le sont aussi.

Mme Lucie Pinson. - Nous sommes une équipe de 40 personnes pour un budget avoisinant les 4 millions d'euros. Nous sommes financés à plus de 98 % par des fondations, dont la Fondation européenne pour le climat, que vous connaissez certainement. La quasi-intégralité des fondations peuvent être trouvées sur la page « Qui sommes-nous ? » de notre site internet. Le reste est intégré dans notre rapport d'activité. Nous n'avons pas d'acteur financier partie prenante.

M. Antoine Laurent. - Une des premières raisons pour lesquelles les acteurs financiers se soucient des enjeux climatiques est liée à l'intégration de paramètres extrafinanciers à leurs préoccupations financières. Par exemple, pour ce qui est des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), l'idée est de faire en sorte que les fonds d'investissement calibrent bien les risques financiers auxquels ils s'exposent lorsque les risques climatiques augmentent ou lorsqu'ils sont liés à des secteurs dont les activités sont susceptibles de décliner ou de perdre de la valeur. Pour faire leur devoir fiduciaire au service de leurs clients, qui sont soucieux de voir leur argent fructifier, ils ont besoin d'intégrer et de bien anticiper ces risques.

Cela fait appel à la notion de tragédie des horizons qu'évoquait Lucie Pinson. Les risques climatiques auxquels s'expose l'ensemble de l'économie, dont le secteur fossile, sont notamment des risques dits de transition : ils font que ce secteur devra se transformer de manière assez brutale. Les acteurs financiers se soucient pour l'instant d'un horizon de quelques années et essaient d'évaluer dans quelle mesure leurs portefeuilles ou leurs activités bancaires sont exposés à ces risques. Malheureusement, ces risques sont attendus d'ici dix, quinze, vingt ans ou encore au-delà. Les acteurs peuvent donc se dire que d'ici là, leurs expositions seront réduites et qu'il y aura possiblement une socialisation des pertes - les pouvoirs publics devant prendre la main pour amortir le choc en cas de transition rapide.

Il y a donc une nécessité, pour les acteurs financiers, d'aller au-delà de ce que l'on appelle « l'approche risque » : chacun doit se demander quelle est sa responsabilité dans cette transition, comment il peut agir pour qu'elle se fasse non seulement rapidement, mais aussi de manière maîtrisée et pour que les risques auxquels s'expose l'économie soient les plus atténués possible, et comment accompagner financièrement les entreprises.

M. Pierre Barros. - Une rencontre a eu lieu hier soir, dans le cadre du groupe d'étude Forêt et filière bois, sur l'organisation de la filière bois à horizon 2050. La colonne vertébrale de ce rendez-vous était le réchauffement climatique, son impact sur la production de la filière bois et ses conséquences sur le marché. Je m'étonne de voir cette filière autant à l'avance sur ce sujet, alors que les entreprises pétrolières et les banques sont en retard ! Dès aujourd'hui, cette filière a pris en compte la question du risque lié au changement climatique.

M. Roger Karoutchi, président. - Je connais bien la filière bois. Elle n'a franchement rien à voir avec la filière des hydrocarbures. Elles ne sont pas du tout organisées de la même façon. Ce n'est pas du tout le même sujet.

Mme Lucie Pinson. - La meilleure manière d'éviter des actifs échoués est d'agir dès maintenant. D'où la nécessité de se doter de plans de transition dont les critères minimaux, à trouver, soient imposés par le régulateur, à l'échelle nationale et européenne, et d'assurer un contrôle de leur qualité. Beaucoup de cadres méthodologiques existent. L'AMF a récemment publié un avis sur le contenu des plans de transition. Nous avons les outils pour agir, avec des impératifs d'arrêt de l'expansion et d'organisation de la sortie.

Plus on tarde, plus ce sera compliqué. Le cas du charbon est parlant. Il existe actuellement des milliers d'unités de production d'électricité à partir de charbon dans le monde. Or la majorité des centrales à charbon devront être fermées d'ici à 2030. En France, nous avons des difficultés pour fermer deux centrales ! Il y a là un enjeu, d'autant qu'en Indonésie, par exemple, ces centrales sont rentables. Elles font l'objet de mécanismes d'achat d'électricité par lesquels les entreprises les font fonctionner et gagnent de l'argent, quand bien même le fonctionnement de ces centrales existantes coûte plus cher, d'un point de vue macroéconomique, que le développement d'alternatives soutenables.

Il faudra développer des mécanismes innovants soutenus par les pouvoirs publics. Le gouvernement français en parle au CTA, le Coal Transition Accelerator, lancé à la COP - en espérant qu'il ne reste pas une coquille vide.

On doit rassembler autour de la table les banques de développement et les autres institutions internationales. Toutefois, les financements privés devront être mobilisés, parce qu'ils doivent représenter 80 % des financements pour la transition, à l'échelle nationale, européenne ou internationale. On le sait, cela ne se fera pas sans intervention des régulateurs, et des pouvoirs publics plus largement.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci. Nous nous retrouvons le lundi 26 février pour notre prochaine audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 45.