Lundi 29 avril 2024

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Dans ce cadre, nous entendons aujourd'hui M. Patrick Pouyanné, président-directeur général (P-DG) de TotalEnergies.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et sur Public Sénat. La vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Pouyanné prête serment.

À l'issue de votre introduction, M. le rapporteur et moi vous poserons une première série de questions, puis l'ensemble des collègues vous interrogeront.

Il a été convenu que cette audition serait naturellement un peu plus longue que les auditions ordinaires - elle durera environ deux heures - et que, à la suite des réponses du président Pouyanné aux questions des membres de la commission d'enquête - j'appelle d'ailleurs chacun d'entre vous, mes chers collègues, à poser ses questions de façon aussi concise que possible et à demeurer dans le périmètre de la commission d'enquête -, les sénateurs pourront répliquer à cette réponse. Bien entendu, il n'y aura pas de réplique à la réponse du président Pouyanné à la réplique, afin de respecter notre programme !

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à faire le point sur la stratégie de TotalEnergies au regard du thème de votre commission d'enquête.

Je me permets de vous signaler que l'entreprise fête cette année ses cent ans. Elle est née au sortir de la Première Guerre mondiale, le 28 mars 1924, à la suite du constat du Gouvernement, notamment de Georges Clemenceau puis de Raymond Poincaré, selon lequel, pendant la Grande Guerre - première guerre au cours de laquelle les engins mécanisés ont joué un rôle important -, l'approvisionnement de la France en hydrocarbures dépendait uniquement de compagnies anglo-saxonnes.

Dans le cadre du traité de San Remo, la France a pris à la Deutsche Bank les actions que cette banque détenait dans ce qui allait devenir l'Iraq Petroleum Company (IPC) - cela explique peut-être pourquoi il existe un géant pétrolier français et qu'il n'en existe pas un allemand -, et une société a été créée pour détenir ces titres. Notre groupe est né en Irak, au Moyen-Orient, là où nos ancêtres - les pionniers - ont découvert le premier gisement de pétrole, en 1927. Investis de la mission d'assurer la sécurité d'approvisionnement de la France - revenir sur l'histoire permet de s'en rendre compte -, ils ont amené le pétrole en France en moins de neuf ans, en construisant un pipeline, long de 2 000 kilomètres et traversant l'Irak et la Syrie jusqu'à la Méditerranée, ainsi que deux raffineries : l'une en Normandie, l'autre à La Mède. En moins de dix ans, ils avaient rempli leur mission. Cet esprit a survécu, puisque tout a été détruit durant la Seconde Guerre mondiale et que les raffineries ont dû être reconstruites.

Du reste, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une deuxième entreprise - celle qui allait devenir Elf - a été créée, pour les mêmes raisons, mais en Afrique et non au Moyen-Orient. Les entreprises Petrofina, Elf-Aquitaine et Total ont fusionné au tournant des années 2000, pour devenir Total, qui s'appelle TotalEnergies depuis que nous avons décidé de nous engager dans une stratégie de transition, laquelle nous amène à produire non seulement des hydrocarbures, mais également des énergies bas-carbone, au premier titre desquelles de l'électricité.

Avant d'aborder la stratégie de l'entreprise, je souhaite présenter le cadre dans lequel nous évoluons, car il en explique les points fondamentaux.

Tout d'abord, l'énergie est un bien essentiel pour la vie de tous les jours et, comme vous le savez, pour le développement, que celui-ci soit économique ou social.

La stratégie énergétique repose sur un trilemme, c'est-à-dire qu'elle doit être guidée par trois principes.

Premier principe : l'énergie doit être disponible, fiable et sûre. Cela peut nous sembler évident en France, mais dans le monde près de 800 millions de personnes n'ont pas accès à l'énergie. D'ailleurs, nous avons craint pour l'approvisionnement en gaz du continent européen en 2022, à la suite de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine et en raison de l'utilisation de l'énergie comme arme de guerre. Ce premier principe est intrinsèquement lié à la notion de la sécurité d'approvisionnement.

Deuxième principe : l'énergie doit être durable ; j'aurais pu le citer en premier, car l'impératif climatique s'impose à tous, et ce encore plus depuis la signature de l'Accord de Paris, même s'il la précède, accord qui vise à limiter le réchauffement climatique à moins de 2 degrés. La réduction des émissions carbone est désormais impérative ; or l'énergie, telle qu'elle est actuellement produite, est l'une des sources majeures d'émissions, puisqu'elle en représente environ les deux tiers du total.

Troisième principe : l'énergie doit être abordable ; après avoir passé vingt-cinq ans dans le milieu de l'énergie, je dirais même que c'est primordial. L'énergie étant un bien essentiel et à la source de tout développement économique, son caractère abordable, voire bon marché, conditionne nombre de politiques énergétiques ; tout le monde a besoin d'énergie pour se chauffer, pour vivre ou encore pour se déplacer ! C'est un principe important dans nos pays, comme en témoignent les réactions - nous les avons vues en 2022 et nous les voyons encore aujourd'hui - à l'augmentation du prix de l'énergie ; c'est important également dans les pays en voie de développement, qui ont besoin d'énergie pour améliorer leur accès à la santé et à l'éducation, et pour avoir un meilleur niveau de vie.

Depuis des siècles, l'homme a cherché l'énergie la plus disponible et la plus abordable, mais pas nécessairement la plus durable, c'est un principe nouveau. Nous avons trouvé cette énergie petit à petit dans le pétrole ; l'énergie éolienne existe depuis bien longtemps ; que l'on pense aux moulins à vent. Le seul inconvénient du pétrole - il est réel - est que sa combustion émet du CO2, ce que l'on ne savait pas au moment de sa découverte. Le pétrole est l'énergie la plus dense - il est liquide -, la plus facile à transporter et la moins coûteuse à produire. Le prix du charbon est plus bas, mais le pétrole est plus intéressant, en raison de son coût de production.

La transition énergétique consiste à construire un nouveau système énergétique, en sortant des énergies fossiles, tout en gardant à l'esprit ces trois impératifs, que je rappelle : une énergie disponible, durable et abordable.

Ensuite, pour comprendre le défi auquel nous sommes confrontés, il faut bien saisir la manière dont est aujourd'hui produite l'énergie dans le monde. En 2023, le système dans lequel nous vivons - je l'appellerai le « système A » - est constitué à 80 % ou à 81 % d'énergies fossiles, qui proviennent à 30 % du charbon, à 30 % du pétrole et à 20 % du gaz. Quand je suis entré dans le monde de l'énergie, voilà vingt-cinq ans, ce taux s'élevait à 82 %. On peut dire qu'il ne s'est rien passé, mais en réalité il s'est passé beaucoup de choses : l'avènement des énergies renouvelables, qui est en partie lié à la hausse du prix du pétrole entre 2005 et 2010, et l'augmentation de la population mondiale, qui a entraîné la croissance de la demande énergétique. De fait, la demande énergétique croît au même rythme que la population, qui augmente de quelque 1,2 % par an depuis 2000. Ainsi, en 2023, nous avons construit près de 600 gigawatts (GW) d'infrastructures d'énergies renouvelables - c'est un record -, mais cela n'a permis de couvrir que 40 % de l'accroissement de la demande énergétique mondiale. Voilà pourquoi lors de la COP28 de Dubaï, nous avons lancé un mot d'ordre : tripler la production d'énergies renouvelables, afin d'espérer couvrir par des énergies bas-carbone la croissance de la demande énergétique. Je ne compte pas le gaz dans les énergies bas-carbone, expression que je préfère à l'adjectif « décarboné », car les énergies bas-carbone ne sont pas toutes décarbonées à 100 %.

Voilà pourquoi un deuxième mot d'ordre a également été lancé à Dubaï : doubler le taux annuel moyen mondial d'amélioration de l'efficacité énergétique d'ici à 2030. Si la demande énergétique croît moins que la population ou que l'élévation du niveau de vie - elle est décorrélée du PIB depuis un moment -, nous avons plus de chance d'atteindre l'objectif de décarbonation et ainsi d'inverser la tendance.

Le système A, constitué à environ 80 % d'énergies fossiles, c'est la réalité de notre monde actuel ; or il nous faut construire le « système B », c'est-à-dire un monde constitué d'énergies décarbonées. Depuis vingt ans, nous avons fait croître les énergies renouvelables, mais elles ne représentent qu'environ 10 % de notre mix énergétique, sachant que l'hydroélectricité existe depuis bien longtemps ; les énergies décarbonées représentent 20 % du mix mondial. Il faut arriver à multiplier cette proportion par cinq.

Le débat actuel porte sur le rythme de la transition du système A vers le système B. Certains pensent que, pour accélérer la transition, il faut abattre le système A. Sans doute faudra-t-il le faire un jour, mais abattre aujourd'hui le système A, qui nous fait vivre, sans avoir construit au préalable le système B, ne peut pas fonctionner : les consommateurs d'énergie et nos concitoyens ne sont pas d'accord ; ils veulent de l'énergie, ils ne sont pas prêts à accepter un manque d'énergie. Rappelez-vous les réactions qu'a suscitées la crainte de manquer de gaz - cette hypothèse ne s'est d'ailleurs pas réalisée - lors de l'hiver 2022-2023 dans nos sociétés développées, en Europe, en France ! C'est pourquoi la priorité actuelle est de construire ce système décarboné, le système B, pour lequel il faut amasser les investissements. TotalEnergies contribue à le construire. J'y reviendrai.

Ceux qui pensent qu'il faut arrêter d'investir dans le système A pour tout investir dans le système B ont tort, car ils méconnaissent une caractéristique physique : le déclin naturel des champs pétroliers et gaziers. La capacité de production du gisement mondial de pétrole perd chaque année 4 %, si l'on n'investit pas. Cette donnée, qui n'est pas connue de tout le monde, est majeure. Ainsi, si j'avais suivi les conseils consistant à ne plus investir dans le pétrole et le gaz, notre production de 100 millions de barils par jour en 2022 serait passée l'année suivante à 96 millions, alors que la demande montait à 102 millions ! Or, in fine, la demande égale toujours l'offre et ce qui fait l'ajustement, c'est le prix.

Le phénomène de perte naturelle du potentiel mondial du gisement de pétrole de 4 % par an est majeur. Il explique que, si nous voulons simplement maintenir la production à 100 millions de barils par jour, alors que la demande a crû pour s'établir à 102 millions et atteindra sans doute 103 millions cette année, il faut investir dans de nouveaux champs de pétrole, ne serait-ce que pour lutter contre le déclin naturel. Cette donnée physique est souvent omise dans le débat. La question est moins de savoir quand aura lieu le pic pétrolier, mais de savoir quand le déclin de la demande de pétrole sera de plus de 4 % par an. À ce moment-là, on pourra commencer à dire : « Il ne faut plus investir dans les champs de pétrole ». Avec un déclin annuel de l'offre de 4 % et un accroissement de la demande de l'ordre de 1 % ou 1,2 % par an, sans investissement dans le pétrole - mais cela vaut aussi pour le gaz -, les prix augmenteront jusqu'au ciel ! Cette stratégie pourrait paraître confortable pour TotalEnergies, mais en réalité elle ne le serait pas, car tout le monde se plaindrait ; je vous renvoie aux phénomènes auxquels nous faisons déjà face à cet égard.

Voilà donc la situation mondiale, laquelle justifie la stratégie de TotalEnergies.

Les conclusions de la COP28 de Dubaï sont importantes pour moi, car tout a été mis sur la table : l'expression « transitioning away from fossil fuels » a été employée, à laquelle il a été ajouté : « d'une manière juste, ordonnée et équitable », car la transition du système A vers le système B doit se faire sans oublier les clients d'aujourd'hui ni ceux qui aspirent à le devenir. Je pense par exemple aux 1,5 milliard d'Indiens dont la consommation de pétrole par habitant est bien plus faible que la nôtre.

Le changement climatique est un phénomène global - c'est tout le défi -, mais nous aurons du mal à proposer une réponse globale. Dans cette affaire, les pays développés, dont nous faisons partie, ont une responsabilité historique, parce qu'ils ont fondé leur développement sur les énergies fossiles - ils ont donc émis plus de carbone que les autres pays - et parce que leur consommation d'énergie par habitant est plus élevée que dans les pays émergents ; et elle est d'ailleurs encore plus importante aux États-Unis que dans l'Union européenne.

Bien sûr, nous devons rapidement faire des efforts de notre côté, sans quoi nous aurons peu de chance d'atteindre les objectifs climatiques, même nous savons que nos efforts, en France et en Europe de manière générale, seront insuffisants, s'agissant d'un phénomène global. Aussi, il faut trouver une solution pour entraîner positivement dans la transition énergétique la Chine, l'Inde, les pays du continent africain et l'ensemble des populations des pays émergents.

J'en viens au dernier point du cadre général qui explique la stratégie de l'entreprise. Je crois que nous arriverons à faire la transition ; dans cette hypothèse, la demande de pétrole ralentirait, ou atteindrait un plateau puis déclinerait, en raison des innovations technologiques, notamment en matière de véhicules électriques. Je le signale au passage, la fin de la vente de véhicules neufs à moteur thermique est planifiée non pour 2025, mais pour 2035 ; aussi, dans l'intervalle, la demande de pétrole subsistera : elle croît à un rythme d'environ 1 % à 1,2 % par an, qui reflète la croissance de la population mondiale. Le marché pétrolier atteindra donc un plafond, puis déclinera, pour de bonnes raisons. La situation sera similaire pour le gaz, j'y reviendrai sans doute un peu plus tard. Ainsi, à long terme, les marchés sur lesquels TotalEnergies était positionné étaient voués à décliner.

Dans ces conditions, la définition de notre choix stratégique est liée à la question : « Quelle énergie va croître dans le futur ? ». Clairement, l'énergie du XXIe siècle, qui s'accorde avec l'impératif de décarbonation de l'énergie, c'est l'électricité. L'électricité est une énergie secondaire. Elle tend à être produite par des sources d'énergie renouvelable ou par l'énergie nucléaire, qui est décarbonée. Mais, s'agissant d'une énergie intermittente, elle pose la question de son stockage.

Le choix de long terme de TotalEnergies, qui n'était pas évident, est donc de devenir un électricien, sans abandonner à court terme les hydrocarbures - là est la croissance -, afin d'être un acteur significatif de la transition énergétique.

Après avoir exposé mon analyse de l'évolution de la demande, je vais présenter le chemin que nous voulons emprunter, avec la société civile, pour atteindre la neutralité carbone. Cette stratégie se fonde sur deux piliers. Le premier, c'est celui des hydrocarbures, je ne le nierai pas. Nous sommes encore dans le système A, nous voulons continuer à fournir nos clients, cela nous rapporte, génère des profits, et nous permet d'avoir de bons résultats. Or, pour investir dans le système B, nous devons tirer l'argent du système A ; aussi, nous continuons à investir dans les hydrocarbures ; je reviendrai sur les conditions dans lesquelles nous le faisons. Deuxième pilier : les énergies bas-carbone, essentiellement l'électricité. Nous avons l'ambition de représenter 1 % de la production d'électricité mondiale à l'horizon de 2030. Ce n'est pas une petite ambition, sachant que nous représentons aujourd'hui 1,5 % de la production mondiale de pétrole.

Dans la mesure où nous continuons à produire du pétrole et du gaz, notre responsabilité est de les produire autrement, en émettant moins de CO2, et, pour la production de gaz, moins de méthane. C'est une transition ; le terme est important : il n'y aura pas de Grand Soir !

Tout ce que nous pouvons faire pour baisser les émissions actuelles de CO2 dans cette phase de transition, c'est-à-dire pendant que l'on construit le système B, nous devons le faire. Nous nous sommes engagés - nos objectifs sont forts et nous les tiendrons - à réduire les émissions émises par la production de gaz et de pétrole de 40 % entre 2015 et 2030, c'est-à-dire les émissions scope 1 et de scope 2. Cet objectif d'une réduction de 40 % des émissions scope 1 et 2 d'ici à 2030 est aligné avec les objectifs de l'Union européenne à cet horizon.

Que veut dire « produire autrement du pétrole » ? Concrètement, cela implique que les nouveaux projets pétroliers que nous approuvons doivent répondre à deux critères.

Premièrement, ils doivent coûter peu cher, car nous ne voulons pas d'actifs échoués dans notre bilan, donc le pétrole doit pouvoir être produit pour moins de 20 dollars le baril en coût technique ou de 30 dollars le baril en point mort. Pour TotalEnergies, le point mort s'élève à 23 dollars par baril. Autrement dit, lorsque le baril est vendu à plus de 23 dollars, TotalEnergies gagne de l'argent ; bien sûr, c'est quand il coûte 80 dollars que l'on en gagne le plus ! Ce niveau-là n'est pas tombé du ciel : notre point mort s'élevait à 85 dollars en 2014. Il résulte de l'énorme travail de l'ensemble des équipes de l'entreprise et de choix délibérés d'actifs. Par exemple, nous avons quitté les sables bitumineux du Canada, car la production coûtait trop cher.

Deuxièmement, l'intensité carbone des nouveaux projets, c'est-à-dire le nombre de « kilogrammes carbone » émis par baril produit, doit être inférieure à la moyenne de l'entreprise. C'est vertueux : la limite baisse chaque année ; de 20 kilogrammes par baril il y a trois ans, elle est désormais à 18 kilogrammes par baril. Selon nos prévisions, nous atteindrons 13 kilogrammes par baril en 2028. Aussi, nous produisons notre pétrole en émettant moins.

Pourquoi le gaz fait-il partie de la transition énergétique, alors qu'il s'agit d'une énergie fossile et que, à ce titre, il devra aussi être sorti du mix énergétique ? En quoi joue-t-il un rôle important dans cette transition, à nos yeux ? Nous souhaitons produire de l'électricité, je l'ai dit, à partir d'énergies renouvelables ; or il faut compenser la dimension intermittente de ces énergies, car les clients ne se satisfont pas d'une énergie intermittente.

Aussi, il faut la combiner avec des moyens flexibles de production d'électricité, et les plus flexibles sont les centrales à gaz, qui s'allument et s'arrêtent en appuyant sur un bouton, si j'ose dire : elles sont faciles à démarrer, il faut une demi-heure pour les arrêter ou les relancer. Nos amis allemands l'ont compris, puisqu'ils tendent vers un modèle constitué par des énergies renouvelables et des centrales à gaz, lesquelles deviendront plus tard des centrales à hydrogène, si les clients acceptent d'en payer le prix. Le modèle combine donc des énergies renouvelables intermittentes et des moyens flexibles de production d'énergie.

Nous pouvons également parler du stockage de l'énergie, mais le coût des batteries est encore très élevé. À court terme, nous n'arriverons pas à construire un système composé uniquement d'énergies renouvelables et de batteries.

De plus, pour faire de l'électricité, au lieu de brûler du charbon, on peut brûler du gaz. L'ensemble des études démontre - ce n'est pas nous qui le disons - que cela émet deux fois moins de CO2. Cette solution, qui permettra donc d'« abattre » du CO2, est transitoire, ce n'est pas la solution ultime, nous n'avons jamais dit cela.

Le gaz contribue à la trajectoire de réduction des émissions carbone, à une nuance près : le méthane, problème dont nous avons souligné l'importance lors de la COP26, à Glasgow. Nous avons pris cette question à bras le corps : nous nous sommes engagés à réduire de 80 % nos émissions de méthane entre 2020 et 2030, soit de 90 % entre 2010 et 2030, objectif que nous pouvons tenir. À Dubaï, l'ensemble des compagnies pétrolières ont signé une charte stipulant qu'elles tendaient vers l'objectif de zéro émission de méthane d'ici à 2030. Nous le savons, nous n'atteindrons jamais l'objectif de zéro émission, même si nous développons des moyens techniques. Depuis que nous avons compris le caractère réchauffant du méthane à court terme, notre priorité absolue est d'abattre les émissions de méthane, et nous nous y engageons. Entre 2020 et 2024, nous les avons déjà réduites de 46 %. Nous nous sommes rendu compte qu'un certain nombre d'évents existaient sur nos plateformes. Pour les arrêter, les ingénieurs ont focalisé leur attention sur ce sujet. Nous nous donnons les moyens de retenir les fuites de méthane.

Le gaz fait donc partie de la transition, même si, je le disais, il n'est pas la solution ultime.

C'est pourquoi TotalEnergies est devenu l'un des principaux acteurs du gaz naturel liquéfié (GNL). Après avoir racheté les actifs d'Engie en 2018, nous sommes devenus le numéro 3 mondial du GNL. Nous continuons à investir dans de nouveaux projets de pétrole et de gaz, afin de répondre à la demande et de contribuer à cette transition.

Notre autre pilier est, je le disais, l'électricité, activité commencée en 2020. En quatre ans, nous sommes devenus un électricien détenant environ 20 milliards d'euros d'actifs, produisant 45 térawattheures (TWh) en 2024, et prévoyant une production annuelle de 120 TWh en 2030. Nos installations d'énergies renouvelables représentent environ 23 GW de puissance installée, alors que nous sommes partis de zéro ; cette puissance atteindra 35 GW en 2025 et nous visons une centaine de GW d'ici à la fin de la décennie.

Pour cela, il faut investir et, au lieu d'investir comme jadis 18 milliards d'euros par an dans les hydrocarbures, nous investissons 12 milliards d'euros dans le pétrole et le gaz, environ 5 milliards d'euros dans l'électricité et 1 milliard d'euros dans des molécules bas-carbone, comme les carburants aériens durables, et dans le biogaz. Voilà l'équation qui se présente à nous.

Nous sommes critiqués de toute part, entre ceux qui pensent que nous en faisons trop et ceux qui estiment que nous n'en faisons pas assez, mais nous sommes en train de démontrer que ce modèle économique fonctionne. Depuis deux ans, nous sommes la major pétrolière la plus rentable, devant Exxon, alors que nous investissons 20 milliards d'euros de capitaux dans des énergies bas-carbone, partie considérée comme la moins rentable. Et en tant qu'électricien, notre rentabilité est de 10 %, ce n'est pas si mal !

Ce chemin ne peut être tenu que parce que nous avons un portefeuille pétrolier et gazier entretenu et d'excellente qualité. Sinon, mes actionnaires ne me laisseraient pas suivre la double stratégie consistant à produire du pétrole et du gaz et à investir dans les énergies bas-carbone. C'est bon pour l'entreprise. Nous nous y sommes engagés dès 2020, car la production d'énergie s'inscrit dans le temps long et ne pas prendre cette décision aurait entraîné des regrets plus tard. Pour bâtir des bases d'actifs, il faut une dizaine d'années. Aujourd'hui, l'électricité bas-carbone représente 8 % à 10 % de nos ventes d'électricité. À la fin de la décennie, cette proportion devra atteindre 20 % et les ventes de gaz seront plus importantes que les ventes de pétrole.

Nous sommes dans une situation paradoxale, que démontre l'existence même de cette commission d'enquête.

Dans notre secteur, nous sommes perçus comme un acteur ambitieux et pionnier. On m'a demandé d'être l'un des trois champions de l'Oil and Gas Decarbonization Charter (OGDC, Charte de décarbonation du pétrole et du gaz), aux côtés des patrons de l'Aramco et de l'Adnoc. Les compagnies internationales estiment que nous montrons une voie originale et les médias anglo-saxons saluent notre performance.

Mais cette transition reste mal comprise en France, je dois l'avouer. Sans doute ne sommes-nous pas assez bons à cet égard, à nous de trouver des remèdes. J'espère d'ailleurs que cette commission d'enquête permettra de réduire cet écart de perception.

Je suis convaincu que TotalEnergies est un atout pour la France, pour la compétitivité de son économie, par sa présence dans le monde, notamment dans de nombreux pays du Sud. Moi-même, par mon parcours personnel, je suis attaché aux valeurs de la République, comme les quelques hauts fonctionnaires qui nous rejoignent - ils ne sont pas si nombreux - pour participer à la réussite de l'entreprise. En raison de notre formation et de notre parcours, nous portons une vision et une ambition qui sont aussi celles de la France. Ce modèle fonctionne bien et j'en suis personnellement fier.

TotalEnergies est né il y a cent ans au confluent de volontés du monde politique et de chefs d'entreprises, visionnaires. Elle s'est reconstruite en 1945 autour d'un nouveau pacte entre l'État, les entreprises et les citoyens. Les défis stratégiques, technologiques et climatiques du XXIe siècle appellent le même état d'esprit et le même type de coopération. Je l'appelle en tout cas de mes voeux.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.

Jeudi dernier, plusieurs d'entre nous nous sommes rendus auprès de la Commission européenne. Nous étions assez surpris de voir qu'il y avait de nombreux objectifs et définitions, mais très peu de règlements contraignants concernant la production de l'énergie en Europe. En réalité, dans notre économie mondialisée, il n'existe pas d'organisation mondiale ni européenne de la production d'énergie. Si la France ou l'Europe instauraient des contraintes beaucoup plus lourdes, celles-ci créeraient-elles un écart de compétitivité par rapport aux entreprises chinoises, américaines ou autres, faute de régulation mondiale de la production d'énergie ?

À Davos, vous disiez ne pas être totalement hostile à vous engager dans la relance du nucléaire en France. Lors de son audition, le ministre Bruno Le Maire a répondu « banco » - si je puis dire -, se montrant extrêmement favorable au fait que TotalEnergies s'inscrive dans cette vision. Récemment, vous avez déclaré que, parmi les énergies renouvelables et bas-carbone, le nucléaire avait un rôle essentiel. Vous ne croyez pas beaucoup à l'hydrogène vert, mais davantage aux biocarburants. Le groupe TotalEnergies envisage-t-il de s'engager d'une manière ou d'une autre dans le nucléaire ?

M. Patrick Pouyanné. - L'Europe est un continent souffrant d'un vrai déficit de ressources naturelles par rapport aux États-Unis. Nous n'avons pas d'hydrocarbures sur le sol communautaire - il y en a en Norvège et au Royaume-Uni, pays non membres de l'Union. Nous dépendons donc d'importations de pays tiers. Dans ce cas, la seule solution est de diversifier nos sources d'approvisionnement pour éviter une dépendance envers un seul pays.

L'Union européenne a les ambitions les plus fortes en termes d'objectifs avec le Green Deal. Il n'y a pas de règles sur la façon de produire, mais les États doivent respecter des objectifs quantifiés comme la part d'énergies renouvelables, objectifs ensuite déclinés. L'ETS (Emissions Trading Scheme, système de permis d'émissions négociables), à savoir le prix du carbone en Europe, est une réalité qui s'impose à tous, notamment à nous, industriels, qui en consommons ; cela pose déjà des questions de compétitivité. En effet, la guerre en Ukraine a eu des conséquences sur l'approvisionnement européen. Nous avions oublié que nous étions collectivement nous européens - surtout les Allemands -, dopés au gaz russe pas cher, et que la Russie n'était pas en Europe.

Nous avons donc un déficit de compétitivité très clair sur l'énergie. Comment le combler ?

S'il y a un domaine où il serait nécessaire de renforcer l'Union européenne, c'est bien l'énergie. Laisser chaque État organiser sa politique énergétique sans coopération, c'est dépenser collectivement plus d'argent. Si nous pouvions avoir une carte de l'Europe avec les centrales nucléaires françaises, les centrales solaires espagnoles, les centrales éoliennes au nord de l'Allemagne et l'éolien offshore et que tout cela soit considéré ensemble, nous pourrions avancer plus vite et plus intelligemment dans la transition. À mon avis, c'est la seule façon de baisser collectivement le coût de l'énergie en Europe. Ainsi, nous optimiserions ce que nous avons.

En effet, nous avons tout de même quelques ressources, comme les autres : du vent et du soleil, mais moins d'espace, alors que les énergies renouvelables nécessitent de l'espace. Même les Américains ont plus de surface que nous. Au Texas, où nous investissons, on peut coller des centaines d'hectares de panneaux solaires sans être ennuyé par personne. En un an, on construit des GW de puissance au Texas, contre quelques mégawatts (MW) en plusieurs années en Europe. Il faudrait optimiser l'organisation de l'espace en Europe, par une réflexion collective. Certes, c'est une idée iconoclaste, chaque pays estimant que la politique énergétique relève de sa propre souveraineté, mais ne faudrait-il pas accepter de perdre un peu de souveraineté pour être collectivement plus intelligents ? Selon moi, c'est la seule solution pour atteindre nos objectifs très ambitieux.

L'autre option consisterait à édicter des règles, des normes, des interdits. Il faudra alors entraîner le concitoyen, car tout cela aurait un coût. Comment rendre cette transition acceptable ? On réglemente déjà beaucoup la manière dont on produit l'énergie en Europe. Mieux vaut que les décideurs politiques ne fixent pas les technologies mais les objectifs, et laissent les entreprises trouver les moyens de les atteindre. Décider a priori d'une technologie, c'est faire un pari sur l'état de la connaissance actuellement, sachant que l'homme innove. On ne parlait pas de solaire ni d'éolien en 2000 - ce n'est que depuis quinze ans que ces secteurs se développent - ni de batteries lithium-ion aussi puissantes, alors que nous sommes en train de les inventer. Il faut croire à l'innovation. Si l'on veut atteindre le Net Zero, il ne faut surtout pas croire que nous avons tout entre nos mains et qu'il suffit de le faire. Certes, il ne faut pas attendre pour agir, mais continuer à chercher pour innover.

Je clarifie ma position sur le nucléaire : TotalEnergies n'est pas capable de produire de l'énergie nucléaire. Nous n'y connaissons rien. Être producteur d'énergie nucléaire est un vrai domaine de compétence, qui s'acquiert. Il est très compliqué d'inscrire au passif du bilan d'une entreprise privée les déchets nucléaires et l'arrêt des centrales. Je comprends donc le choix du modèle français avec une entreprise d'État.

Mais nous avons un portefeuille de clients en France. Nous produisons de l'électricité grâce à des centrales à gaz et des installations d'énergies renouvelables, et nous vendons de l'électricité. J'étais prêt à acheter à EDF, dans le cadre d'un contrat de long terme - de quinze à vingt ans - de l'électricité d'origine nucléaire, exactement ce que je fais auprès de producteurs de GNL américains, à qui je me suis engagé à acheter pendant vingt ans 5 millions de tonnes de GNL par an. Ainsi, ces producteurs peuvent lever des fonds, grâce à la garantie de la signature de TotalEnergies, qui rassure les banquiers. C'est comme cela que nous avons lancé au Texas le projet Rio Grande LNG. Si EDF veut négocier avec nous un contrat long, nous pourrions par exemple mettre en face de deux tranches de nucléaire la signature de TotalEnergies, ce qui aiderait à faire baisser le coût de la dette, puisque TotalEnergies emprunte à un taux beaucoup plus faible que d'autres entreprises.

Soyons clairs : je ne signerai pas un contrat avec du risque nucléaire, car je ne maîtrise pas les coûts du nucléaire, chacun son métier. Il en va de même avec le GNL : lorsque je signe un contrat sur vingt ans, je m'engage sur un prix, mais le vendeur s'engage à gérer ses coûts et à produire. Je suis prêt à entrer dans ces discussions et je suis à la disposition du président d'EDF pour échanger. Ce serait une façon de contribuer à la transition en France.

Nous sommes aussi un acteur de la transition. En 2023, nous avons investi 2 milliards de dollars en France, dont 60 % pour la transition énergétique. Avec 400 millions d'euros, nous étions le plus gros investisseur dans les énergies renouvelables. Nous investissons aussi 300 millions d'euros dans les carburants aériens durables, avec la construction d'une nouvelle bioraffinerie, et nous investissons plus de 100 millions d'euros pour construire des bornes de recharge. Nous avons 20 000 bornes, dont 1 300 bornes de recharge très rapides. Nous investissons aussi dans le biogaz et d'autres technologies. Même si je n'investirai pas dans le nucléaire, offrir un contrat de long terme peut contribuer à financer la production de nucléaire pour la nation.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous l'avez compris, le point de départ de notre commission d'enquête est le dérèglement climatique et l'urgence à agir. Le secrétaire général de l'Organisation des Nations unies (ONU) le répète constamment : l'effondrement climatique a commencé. Il y a quelques semaines, il a ajouté que « l'addiction de l'humanité au pétrole a ouvert les portes de l'enfer ». Certes, ni vous ni nous n'avons ouvert ces portes, mais notre responsabilité, c'est de les fermer.

Lors de l'ouverture de la COP28 à Dubaï, le président Macron a déclaré : « notre responsabilité est de sortir des énergies fossiles. Rien ne doit nous divertir de cette ambition. » Sur cette base, les Nations-Unies, les scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) alertent. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), dont l'histoire est très liée aux hydrocarbures, a réalisé des scénarios dont le principal, porté par le directeur général, M. Fatih Birol, est le scénario « Zéro émission nette », avec une exigence : qu'il n'y ait plus de nouveaux gisements de pétrole ni de gaz.

J'ai bien entendu votre image pour passer du système A au système B, mais votre stratégie est en contradiction avec celle qui est demandée par l'AIE, puisque vous voulez faire grossir le système A en espérant qu'advienne le système B. Vos investissements en pétrole et en gaz aboutiront à l'augmentation de votre production, de 2 % à 3 % sur les cinq prochaines années. TotalEnergies est sur le podium des majors pétrolières les plus expansionnistes, investissant le plus dans le pétrole et le gaz. Vous connaissez le rapport sur les bombes climatiques. Votre stratégie ne correspond pas à ce que demandent les grandes agences internationales. Vous participez à une vingtaine de bombes climatiques soit, selon les experts, un équivalent de 60 milliards de tonnes de CO2. Mme Masson-Delmotte estime que si l'on veut rester dans le cadre de l'Accord de Paris, notre budget carbone est de 250 milliards de tonnes de CO2. Rien que ces bombes climatiques constituent 25 % du budget disponible si l'on veut éviter le chaos.

Comment, au-delà de l'intérêt économique, justifiez-vous cette trajectoire de TotalEnergies, que de nombreux experts critiquent ? Les experts de haut niveau de l'ONU estiment qu'en ne vous occupant que des scopes 1 et 2, vous omettez largement votre responsabilité et que, pour respecter l'Accord de Paris, il ne faut pas de nouveaux gisements. Enfin, ils attendent des précisions sur votre trajectoire à l'horizon de 2030.

Cette commission d'enquête est née pour des raisons climatiques et de politique étrangère. Quelques jours avant l'épuration ethnique organisée par le président de l'Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh contre les Arméniens, vous étiez à Bakou pour ouvrir un champ gazier. Vous continuez à vouloir rouvrir les champs gaziers du Mozambique. Ces derniers mois, 100 000 personnes ont été déplacées par les djihadistes islamistes, et des femmes et des enfants ont été enlevés. Comment évaluez-vous cette situation ?

En Ouganda et en Tanzanie, il y a eu des dégâts environnementaux. Vos collaborateurs nous ont raconté la répression des personnes refusant les déplacements et la malédiction du pétrole. Comment vous placez-vous dans ce jeu géopolitique qui contrevient aux valeurs de la République auxquelles vous êtes attaché ? Cela met la France en difficulté quant à ses valeurs et à son pacte républicain.

M. Patrick Pouyanné. - Qu'est-ce que le fameux scénario Net Zero de l'AIE ? C'est un scénario théorique avec un point d'arrivée de zéro émission nette en 2050. Ce n'est pas zéro pétrole, mais une production de 20 millions de barils par jour en 2050, soit une baisse de 80 % par rapport à la production actuelle. L'AIE a procédé ensuite à une régression linéaire, en traçant une droite entre 2020 et 2050, dont la pente se trouve être de 4 % par an. Comme ce chiffre correspond au déclin naturel des champs d'hydrocarbures, l'AIE estime qu'il suffit d'arrêter d'investir dans le pétrole.

Mais la même AIE, nous explique, chaque semaine et chaque mois, que la demande de pétrole de l'année suivante augmente. Le point de départ de 2020 était de 98 millions de barils par jour, on est passé à 100 millions ; on est à 102 millions cette année et on sera à 103 millions l'année prochaine. En 2026, nous atteindrons 105,6 millions de barils par jour. Ce n'est donc pas à moi qu'il faut poser la question, mais à M. Fatih Birol : comment fait-il pour concilier 106 millions de barils par jour en 2026 avec la production de 80 millions de barils par jour que nous devrions avoir atteinte si nous suivons sa trajectoire ? Je sais que tout le monde s'y raccroche et que nous avons un nouveau pape et une nouvelle bible, mais ce n'est pas la réalité de ce que nous vivons : la demande de pétrole continue à augmenter, non en raison des pays occidentaux, mais des pays émergents dont la population croît et aspire à un meilleur niveau de vie. Ce n'est pas moi qui fais croître le système A, c'est la demande.

Les industries pétrolières investissent beaucoup moins dans les hydrocarbures qu'en 2015. En 2015, nous investissions 700 milliards d'euros dans le pétrole et le gaz. Cette année, nous investissons 500 milliards d'euros, en raison de la transition. TotalEnergies est passé de 20 milliards à 12 milliards d'euros d'investissements. Nous consacrons plus d'argent aux nouvelles énergies et moins au pétrole. Pourquoi le prix du pétrole est-il élevé ? Comme nous investissons moins, l'offre court un peu derrière la demande.

Je respecte ce scénario et nous sommes d'accord avec son point d'arrivée, mais comment y va-t-on ? La société n'évolue pas linéairement. Il faut d'abord construire le système B, et à un moment il faudra laisser décliner les champs pétroliers et accélérer le déclin.

TotalEnergies n'est pas l'Arabie Saoudite, nos gisements ne sont pas éternels. Nous avons devant nous une durée de vie de 18 ans et nous savons ce qu'il faut faire en 2035 si l'on voit la demande commencer à baisser et atteindre 4 % de déclin. Nous baisserons nos investissements pétroliers. Et 4 % par an en quinze ans, cela fait 60 %. Il ne restera pas beaucoup de production de pétrole en 2050. Voilà ce que nous écrivons dans le rapport sur notre trajectoire jusqu'en 2030 et notre vision jusqu'en 2050, dont je vous conseille la lecture.

En 2030, la production de pétrole sera globalement plate, nous essaierons de ne pas l'augmenter. C'est le GNL qui croîtra. Je l'assume, car c'est une partie de la solution à la transition. Nous pouvons en débattre, mais voilà comment nous réconcilions nos objectifs avec la transition. Dans ce rapport, un graphique décrit notre trajectoire telle qu'elle est estimée. Nous ne disons pas que notre trajectoire prévoit une augmentation de 1,5 degré, mais de 1,7 à 1,8 degré. L'agence de notation MSCI, la plus reconnue, l'estime à 1,8 degré. Nous ne sommes pas sur la trajectoire Net Zero 2 (NZ2) de l'AIE - on pourra peut-être la rejoindre un jour - mais sur le scénario APS (Announced Pledges Scenario, scénario des engagements annoncés), qui prévoit une augmentation de 1,7 à 1,8 degré. Cela reste toujours inférieur à une augmentation de 2 degrés ; ce n'est pas si mal et ce sera un bel effort si nous y arrivons collectivement...

Je vais essayer de tuer ce canard des bombes climatiques : les rapports, y compris les plus absurdes, ne peuvent pas systématiquement attaquer TotalEnergies. Comment croire qu'une entreprise qui a une part de marché de 1,5 % dans le pétrole représenterait à elle toute seule 25 % des projets pétroliers mondiaux ? Ce rapport est totalement faux, et vous pourrez lire notre réponse. Il nous attribue 100 % des champs alors que nous n'en avons que 15 % et il nous attribue même des champs qui ne sont pas à nous, des fantômes ! Simplement en corrigeant les erreurs factuelles, les 67 milliards de tonnes de CO2 redescendent à 7,5 milliards, même si cela reste beaucoup.

Le scope 3 correspond aux émissions de tout un chacun, quand on consomme de l'énergie en utilisant notre voiture ou en prenant l'avion. Cette énergie peut être vendue par TotalEnergies, mais c'est le client qui décide de la consommer. Sans client, pas de scope 3. Le ministre Bruno Le Maire a utilisé une belle image. Selon lui, la meilleure décision pour baisser le scope 3 de TotalEnergies serait de décider que les véhicules seront électriques en 2035. Cela prouve bien que ce n'est pas entre mes mains, car ce n'est pas moi qui décide de cela. TotalEnergies ne fabrique ni voitures, ni avions, ni bateaux. Or le scope 3, pour nous, est essentiellement le calcul de la consommation du pétrole que nous vendons à nos clients qui, eux, consomment. Je ne dis pas que nous n'y participons pas, mais le scope 3 de TotalEnergies n'est pas qu'à moi : sur un avion, le scope 3 que l'on m'attribue lorsque je vends un litre de kérosène sera aussi le scope 3 d'Airbus, de Snecma et en partie le scope 3 d'Aéroports de Paris (ADP). Tout le monde compte le scope 3. Vous voulez attribuer à TotalEnergies, considérée comme la source de tous les maux, le scope 3 de tout le monde ! Je ne peux pas l'accepter. Surtout, je ne peux pas m'engager à le baisser comme cela, en valeur absolue. Si Airbus décide que demain tous ses avions vont utiliser 100 % de biocarburants, il m'aidera à faire baisser mon scope 3. Pour l'instant, il ne porte ce ratio qu'à 50 %. Je pourrais lui livrer 100 % de biocarburants demain matin s'il le souhaite, mais ce n'est pas moi qui décide comment on fait voler un avion...

Les Américains ont décidé de ne pas réguler le scope 3, contrairement à l'Europe. Tout le monde est responsable de cette notion de scope 3. Il faut juste que nous nous occupions de nos clients. Nous le faisons, via un autre indicateur, majeur, que nous promouvons dans ce rapport, car il traduit notre transition stratégique : l'intensité carbone des produits que nous vendons. Nous calculons le scope 1, le scope 2 et le scope 3 de nos produits, par unité d'énergie. Nous nous sommes engagés à réduire de 25 %, entre 2015 et 2030, l'intensité carbone de nos produits. Nous allons vendre des produits énergétiques qui seront en moyenne 25 % moins carbonés. Je peux prendre cet engagement grâce à l'électricité et aux carburants aériens durables que j'inclus dans mon mix énergétique. Nous sommes dans la transition. Je suis prêt à m'engager et à suivre cet indicateur d'intensité carbone qui intègre le scope 3 et le cycle de vie. Mais on ne peut nous nous demander de nous engager sur la valeur absolue du scope 3, qui dépend de nos clients, sauf à ce que je vende mes actifs, donc mes stations-service et mes raffineries. Mais, dans ce cas, une autre entreprise les rachètera et je n'aurai pas amélioré le climat.

Cela dit, la demande baissera et nous agissons : nous nous rendons chez nos clients et leur proposons des solutions, sans attendre qu'ils le fassent, avec une équipe spécialisée par industrie. Ainsi, nos ingénieurs vont voir aciéristes et cimentiers pour leur proposer des solutions alternatives comme des panneaux solaires. Nous sommes prêts à nous engager dans cette démarche, mais elle dépend aussi du bon vouloir des clients et non seulement de nous...

Nous nous engageons pour les scopes 1 et 2. Je suis prêt à m'engager sur l'intensité carbone qui intègre le scope 3, car j'ai une stratégie pour baisser cette intensité de mes produits, mais non sur un scope 3 en valeur absolue. Nous nous sommes seulement engagés à ne pas l'augmenter au-dessus de 400 millions de tonnes. Nous le ferons mais nous ne pouvons pas faire plus, car sinon, ce serait décider que l'entreprise va décliner : soit vendre des actifs, soit en fermer. Ce n'est pas la vocation de notre entreprise. Le scope 3 déclinera, et notre ambition Net Zero est en phase avec la société. Lorsque la demande de pétrole déclinera, nous déclinerons avec, et le scope 3 se réduira.

Nous ne faisons pas rien : entre 2020 et 2030, TotalEnergies aura vendu beaucoup plus de pétrole qu'elle n'en aura produit. C'est un fait. J'ai expliqué à mes équipes qu'elles devaient réduire leurs ventes de pétrole. En 2030, nous ne vendrons pas plus de pétrole que nous n'en produisons. En faisant cela, nous réduirons le scope 3 de la partie pétrole de 30 % à 40 %. Ce n'est pas facile d'expliquer à des équipes incitées à vendre toujours plus depuis cinquante ans qu'elles doivent réduire leurs ventes. Nous sommes sortis d'un certain nombre de secteurs. Par exemple, nous ne vendons plus de fioul à des centrales électriques, car elles peuvent fonctionner avec des énergies renouvelables ou du gaz. Nous sommes cohérents, car le fioul émet beaucoup plus de CO2. De même, dès 2015, lorsque je suis devenu PDG, nous sommes sortis du secteur du charbon : je ne pouvais financer ce secteur alors que je voulais promouvoir le gaz à la place.

Je suis conscient que nous ne serons pas totalement d'accord sur le scope 3, mais tels sont les fondamentaux de notre position.

Sur le terrain diplomatique, je veux bien que l'on fasse de la concordance des temps, mais ce n'est pas la visite de Patrick Pouyanné en Azerbaïdjan fin août qui a provoqué la décision du président Aliyev d'intervenir dans le Haut-Karabakh. En Azerbaïdjan, nous n'avons pas beaucoup d'actifs. Nous avons découvert un gisement de gaz dans les années 2010. Nicolas Terraz, directeur général exploration-production, vous l'a expliqué. Nous ne possédons, aux côtés de la société nationale et d'Adnoc, que 35 % de ce champ qui se trouve dans la mer Caspienne. C'est une petite production de gaz mise en service récemment - et non le gisement du siècle - vendue sur le marché domestique azéri, entre la mer Caspienne et Bakou ; rien à voir avec le Haut-Karabakh. On m'a demandé de l'inaugurer, comme cela se fait habituellement. Il y a potentiellement une phase 2. Ce gaz ne part pas en Europe, mais reste dans le pays. Je note que Mme von der Leyen s'était rendue peu de temps avant moi à Bakou pour signer un accord prévoyant le doublement des exportations de gaz azéri sur l'Europe. Je n'étais donc pas totalement en décalage à l'époque...

Ne nous demandez pas de faire la morale à la place des pouvoirs publics. Si l'Union européenne et les Nations unies décident de sanctions contre l'Azerbaïdjan, nous les appliquerons. Mais je ne vois pas en quoi, aujourd'hui, nous devrions renoncer à cette production de gaz qui intervient dans des conditions respectant les lois, les règlements et nos propres codes de conduite.

Nous sommes arrivés au Mozambique en 2019, me semble-t-il, en rachetant les participations d'un acteur américain dans des projets de GNL. Le Mozambique a découvert d'immenses réserves de gaz, équivalentes à la moitié du Qatar, dans le nord du pays, le Cabo Delgado. C'est non pas le gisement de gaz qui est la source des événements, mais plusieurs mouvements islamistes et notamment djihadistes.

Nous avons confié une mission à Jean-Christophe Rufin, qui connaissait le pays. Son rapport est public. Je voulais un oeil extérieur à nos équipes pour évaluer la situation et voir dans quelles conditions nous pourrions développer ce projet. Il a passé beaucoup de temps sur le terrain, sans nous, librement, et nous a rapporté un certain nombre de faits. Dès les premières pages, il rappelle que les racines de cette insurrection islamiste sont l'extrême pauvreté de cette région, perdue au nord du pays. Malheureusement, les jeunes rallient les rangs islamistes pour contester l'ordre établi.

Il s'est passé des événements dramatiques. La ville de Palma a été attaquée, avec des centaines de milliers de réfugiés. Nous avions sur place un ferry, et avons évacué le maximum de personnes possibles, dont des femmes et des enfants. Ce ne sont pas des situations très simples. Face à cela, nous avons déclaré la force majeure sur le projet. Nous sommes dans une situation claire : la sécurité du Cabo Delgado relève de la responsabilité non pas de TotalEnergies mais de l'État du Mozambique. Nous sommes une entreprise privée et non une autorité publique. Je peux assurer la sécurité de l'enceinte industrielle dans laquelle je pourrais opérer, mais non de la région. Je n'ai pas de moyens de sécurité suffisants et ce n'est pas notre travail. Aux autorités du Mozambique de dire si la sécurité est effectivement rétablie.

TotalEnergies n'est qu'un acteur à 26,5 % d'un consortium avec des entreprises principalement asiatiques, notamment thaïlandaises, japonaises et indiennes. C'est le consortium qui décidera ou non de redémarrer l'activité. Au préalable, les autorités doivent nous assurer qu'on peut lever la force majeure. Cet État a une longue histoire, mais non une grande armée. Il a demandé le soutien d'autres pays d'Afrique australe, au travers des forces de la SADC (Southern African Development Community, Communauté de développement de l'Afrique australe), et du Rwanda.

Récemment, Jean-Christophe Rufin me disait que le nord du Cabo Delgado était stabilisé, mais non le sud, sur 150 à 200 kilomètres, là où il y a encore eu récemment des troubles. Lorsque je lis une dépêche indiquant que 50 000 personnes ont fui des villages, je n'y reste pas insensible et souhaite y regarder de plus près. Nous sommes dans une phase transitoire : la coalition de l'Afrique australe se retire, l'armée rwandaise n'est pas encore arrivée et, malheureusement, ce qui se passe au Moyen-Orient a des effets au Mozambique, comme dans d'autres pays africains : des cellules islamistes se réveillent et parviennent à nouveau à recruter des jeunes.

Je rencontrerai prochainement le président du Mozambique ; il m'indiquera si, de son point de vue, son pays est en mesure d'assurer la sécurité dans le nord du Cabo Delgado. Après quoi, avec nos partenaires, nous évaluerons la situation.

Le rapport Rufin recommande de partager, sans attendre la production en 2028 ou 2029, les dividendes des futurs profits. C'est ce que nous faisons, via une fondation dotée de 200 millions d'euros qui développe l'activité économique au bénéfice des populations. Un des moyens de lutter contre les groupes islamistes est sans doute de faire des populations des alliées, en partageant la prospérité sans attendre les profits, que, d'ailleurs, nous ne réaliserons peut-être pas, si le projet ne va pas à son terme.

En ce qui concerne l'Ouganda, Nicolas Terraz vous a longuement exposé notre projet. Vous dites que nous avons beaucoup réprimé. J'ai, là aussi, confié une mission à un tiers, Lionel Zinsou. Je ne suis ni sourd ni aveugle : j'entends et lis ce qui se dit sur l'Ouganda. L'acquisition des terres a été notre principal défi : mes équipes me disent que les choses se passent bien, mais je ne considère pas que nous soyons parfaits.

Construire un pipeline de 1 400 kilomètres à terre, c'est compliqué ; nous sommes plus habitués à des projets en mer, moins gênants. De fait, nous avons dû acquérir de nombreux terrains, ce qui a affecté 19 000 foyers. Nous sommes conscients que c'est beaucoup. Aujourd'hui, 18 884 d'entre eux ont signé un accord de compensation, et 18 809 ont déjà été compensés. J'ai regardé de plus près les situations non réglées : dans la partie ougandaise, sur 42 cas problématiques, 17 sont liés à un désaccord sur la valeur - sur 5 576 foyers en Ouganda, je trouve que c'est assez faible...-, 18 à une double revendication de propriété et 7 à une impossibilité de trouver le propriétaire. Je ne dis pas que tout a été parfait. Lionel Zinsou ira sur le terrain pour connaître le ressenti des populations. Il est sûr que ceux à qui l'on a construit des maisons au lieu des huttes traditionnelles ne sont pas malheureux. Mais sur un projet de cette taille, on trouve des personnes qui ne sont pas contentes... Il faut les écouter et notre objectif est de satisfaire tout le monde, soit par la négociation amiable, soit par la voie judiciaire. En Tanzanie, la terre appartient à l'État ; c'est lui qui règle les questions.

En parlant de répression, sans doute faites-vous référence au droit des ONG en Ouganda, qui n'est pas le même qu'en France. Je le répète : je suis intervenu personnellement pour qu'on laisse les ONG se rendre sur notre zone. Ensuite, l'Ouganda a ses lois et règlements ; la liberté d'expression n'y est pas la nôtre. En tout état de cause, nous rencontrons les ONG qui veulent nous voir et, lorsque certains de leurs membres sont emprisonnés, nos équipes ont instruction de ma part d'intervenir auprès des autorités pour qu'ils soient relâchés aussi vite que possible.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le rapporteur, je vous invite à la concision pour votre réplique. En effet, dix de nos collègues doivent intervenir après vous.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous sous-estimez le talent et l'importance de votre groupe, monsieur Pouyanné... J'ai dit que vous contribuiez à l'émission de 60 gigatonnes de CO2, non que vous en étiez seul responsable. Mais reconnaissez que, même partenaire minoritaire, vous êtes un acteur clé de ces projets, parce que vous avez la compétence ; nombre d'entreprises pétrolières ont besoin de vous pour cela.

Vous vous sous-estimez aussi pour ce qui est de la demande. Imaginons que TotalEnergies et toutes les majors européennes, qui ont normalement une certaine sensibilité à ces enjeux, plutôt que dans le gaz, investissent massivement dans les énergies renouvelables - vous savez que l'une des dernières entreprises de photovoltaïque en France va fermer -, vous participeriez à la décarbonation de la demande au lieu de contribuer à son maintien. Vous avez, de fait, une responsabilité, au travers de l'énergie que vous produisez, dans l'évolution de la demande et de son coût carbone.

Quant à l'agence de certification MSCI, elle est rémunérée par les pétroliers et n'est pas forcément l'une des agences les plus importantes.

L'enjeu de la trajectoire et du budget carbone demeure. Vous avez dit : l'AIE a un nouveau pape et une nouvelle bible. On peut disqualifier le patron de cette agence et son scénario, mais celui-ci repose sur une baisse de la demande sur la décennie et non en 2019. Le vôtre, c'est plutôt celui de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), qui prévoit le maintien d'une demande durable, justifiant de chercher toujours plus de pétrole.

Bien sûr, vous investissez dans les énergies renouvelables, même si je ne sais pas quelle est leur part exacte dans votre production - on lit parfois moins de 2 % - et dans vos investissements, mais je regrette que TotalEnergies ne soit pas le grand groupe pionnier que nous souhaitons, peut-être moins rentable - je ne pense pas qu'il soit rentable avec le nucléaire -, mais emmenant ses ingénieurs, ses capacités d'investissement et nous tous sur un autre chemin que celui que vous prenez.

M. Roger Karoutchi, président. - Je demande à nos collègues de limiter leur intervention à deux minutes et à M. le président-directeur général de faire preuve également de concision dans ses réponses.

M. Jean-Claude Tissot. - Votre entreprise étant historiquement très implantée en Russie, vous avez une bonne connaissance de la situation énergétique et politique russe. Pourquoi avoir poursuivi vos investissements dans ce pays en 2014, notamment en renforçant votre partenariat avec Novatek sur Arctic LNG 2, alors que la Russie était déjà internationalement condamnée à la suite de l'annexion de la Crimée ?

Vous avez rencontré Emmanuel Macron en 2022 et en 2023, pour échanger notamment sur le gaz russe : quelles ont été la teneur de vos échanges et la position du Président de la République sur la présence de TotalEnergies en Russie ?

Enfin, l'un des actionnaires russes de Novatek fait l'objet de sanctions de la part de l'Union européenne, M. Aurélien Hamelle nous l'a confirmé. Dans le contexte géopolitique actuel, trouvez-vous sain de rester associé, même indirectement, à une personne sanctionnée pour son rôle dans l'économie de guerre russe ?

Veuillez, s'il vous plaît, ne pas vous limiter dans votre réponse au cadre des sanctions européennes, que nous connaissons bien. C'est sur la stratégie de votre entreprise et votre vision internationale que nous vous interrogeons.

M. Patrick Pouyanné. - En 2014, il n'y avait pas de sanctions contre la Russie. Nombre d'entreprises ont continué à investir dans ce pays.

J'ai poursuivi la politique de Christophe de Margerie, fondée sur l'idée que les entreprises peuvent créer des ponts entre les nations. Tous, après la chute du Mur, nous pensions ancrer la Russie en Europe par le développement des relations économiques. Nous avions tort, et nous avons mal évalué les intentions de Vladimir Poutine, mais j'aurais bien aimé, en 2014 ou en 2015, entendre plus de voix me dire que j'avais tort ; j'en ai plutôt entendu me poussant à continuer d'investir en Russie pour produire du gaz naturel liquéfié.

Il n'y a pas d'hydrocarbures en France, où je n'aurais d'ailleurs pas le droit d'en chercher... C'est toute l'histoire de l'entreprise, qui s'est construite uniquement à l'international. J'ai hérité de mes prédécesseurs un principe : aucun pays ne doit représenter plus de 10 % du portefeuille. C'est ainsi que nous avons pu débrancher la Russie - 15 milliards d'euros en moins dans notre bilan - sans conséquences majeures. Cela se reproduira peut-être ailleurs. Il est clair qu'il est plus facile d'investir davantage aux États-Unis qu'en Russie. C'est le choix que nous sommes en train de faire.

Qu'au moment d'une crise énergétique majeure le Président de la République et la Première ministre demandent au patron de TotalEnergies son point de vue sur la situation et l'approvisionnement en gaz de l'Europe n'a rien de surprenant... Je ne révélerai pas le contenu de mes discussions avec les plus hautes autorités de l'État : je ne pense pas que ce soit le lieu pour le faire, et les deux personnes que j'ai mentionnées ne l'apprécieraient pas. Nous avons parlé d'énergie, et ils ont considéré que le patron de TotalEnergies pouvait les aider à comprendre la situation.

En ce qui concerne M. Timtchenko, qui possède environ 23 % de Novatek, il était sous sanctions américaines ; il est sous sanctions européennes depuis la guerre. Nous sommes totalement sortis de la gouvernance de Novatek, et il n'y a plus d'actifs Novatek dans notre bilan. Simplement, le pacte d'actionnaires m'obligerait à vendre nos actions à M. Timtchenko, ce que je n'ai le droit de faire avec aucune personne sous sanction. Or lui abandonner mes actions pour zéro, il n'en est pas question... C'est la raison pour laquelle TotalEnergies, comme du reste son concurrent britannique et d'autres entreprises européennes, ne peut couper le lien.

M. Jean-Claude Tissot. - À Bruxelles, la semaine dernière, nous avons rencontré des représentants de la direction générale de l'énergie. Nous avons constaté que le choix de continuer d'importer du gaz russe était purement politique. Vos activités sont ainsi intimement liées aux choix des États, ce qui m'inspire quelques questions complémentaires sur la stratégie d'influence...

M. Roger Karoutchi, président. - Ne détournez pas la procédure : vous avez la parole pour une réplique, pas pour de nouvelles questions.

M. Patrick Pouyanné. - Je tiens à répondre, très brièvement, sur le GNL russe.

En 2022 et 2023, 14 millions de tonnes de GNL russe ont été importées en Europe, soit 12 % à 13 % de nos importations de gaz. Si nous, Européens, décidons de bannir le GNL russe, il faudra chercher ces 14 millions de tonnes ailleurs, en les payant plus cher. Il n'y a pas 14 millions de tonnes de GNL disponibles sur le marché mondial : il faudra les prendre aux Asiatiques, comme on l'a fait en 2022, en payant plus cher qu'eux.

Pour moi, ce n'est pas un problème ; il n'y a pas de stratégie d'influence. Au contraire, les prix du GNL augmentant, je gagnerai plus sur mon portefeuille mondial que je ne perdrai sur les 3 millions de tonnes que j'amène de Russie en Europe. Nous sommes en train de construire des capacités supplémentaires aux États-Unis et au Qatar. Mais, d'ici à 2027, si nous bannissons le GNL russe, les prix du gaz repartiront à la hausse. Si les autorités politiques prennent cette décision, nous exercerons sans état d'âme la clause de force majeure prévue au contrat et cesserons les importations de GNL. Dans l'intervalle, je ne peux pas le faire, car nous sommes liés à la Russie par un contrat Take or pay : tant qu'à les payer, je préfère avoir en échange le gaz dont l'Europe a besoin...

M. Pierre Barros. - Les ministres auditionnés avant vous, MM. Le Maire, Béchu et Séjourné, ont présenté TotalEnergies comme une entreprise française, un atout pour notre pays, où elle est le premier investisseur pour les énergies renouvelables. Vous-même avez exprimé votre fierté de diriger cette très grande et très belle entreprise, qui, à l'étranger, est l'expression de la France.

Mais être un atout pour la France, n'est-ce pas aussi contribuer à l'effort national en y payant sa juste contribution fiscale ? En 2017, les Paradise Papers ont révélé que votre entreprise avait des filiales dans des paradis fiscaux : Bahamas, Pays-Bas et Suisse. Dans ce dernier pays, deux filiales de négoce de pétrole et de gaz sont domiciliées, Totsa et TGP. La première a dégagé en 2023 un résultat net de près de 3 milliards d'euros, contribuant à hauteur de presque 14 % au bénéfice net du groupe.

Vous faites donc le choix de localiser une partie de vos charges en France et une bonne partie de vos recettes à l'étranger. À plusieurs reprises, TotalEnergies n'a pas payé d'impôt sur les sociétés. Vous avez reçu plus d'argent du fisc français via le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) et le crédit d'impôt recherche (CIR) que vous ne lui en avez versé... La France représente 21 % de votre activité et 35 % de vos effectifs : les salariés français de la tour TotalEnergies travaillent au rayonnement du groupe à l'international. Ne pensez-vous pas que ces pratiques d'optimisation fiscale nuisent aux dispositifs mis en place par l'État pour accompagner nos territoires dans la rénovation énergétique, je pense notamment aux moyens du fonds vert ?

Enfin, le média Bloomberg révèle que vous envisagez de déplacer la cotation de l'entreprise de Paris à New York. S'agit-il d'attirer des capitaux américains ou de quitter une place boursière où des ambitions écologiques commencent enfin à émerger ? Quelles conséquences ce choix aura-t-il sur votre stratégie, notamment en matière de développement des énergies renouvelables ? Cela n'explique-t-il pas une forme de défiance, voire de rejet, que rencontre votre entreprise auprès des ingénieurs de demain ? Quelque 600 étudiants et salariés de Polytechnique ont envoyé une lettre ouverte à la direction de l'école demandant une place accrue pour la transition écologique dans les formations et la fin des partenariats avec, notamment, TotalEnergies. N'est-ce pas le signe que votre entreprise a perdu en crédibilité comme atout stratégique pour sortir des énergies fossiles et atteindre les objectifs du Groupement d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) et de l'accord de Paris ?

M. Patrick Pouyanné. - Je ne savais pas que la Suisse était un paradis fiscal... Elle n'est pas reconnue comme telle.

Les filiales aux Bahamas, nous les avons presque toutes éliminées, sous ma direction. Sur la trentaine qui existait, il en reste sept ou huit, parce que certains de nos partenaires, notamment américains, ont des raisons d'être aux Bahamas.

De même, j'ai fait démanteler tout le système d'optimisation que nous avions aux Pays-Bas, considérant que tout cela n'est pas bien, est marginal et, en fin de compte, est plus une source d'embêtements que d'autre chose.

En Suisse, nous avons de vraies équipes. De fait, la grande majorité des entreprises de négoce sont basées à Genève. Nous y avons plus de 1 000 employés, comme nous en avons à Houston et Singapour. Nous payons donc des impôts en Suisse, récemment relevés à 15 % en vertu de l'accord de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; les Suisses, comme les Singapouriens, ont décidé qu'ils n'allaient pas nous laisser payer le complément en France... Ces pays avaient une politique fiscale très incitative pour attirer les équipes de traders. Genève est ainsi devenue la place mondiale pour le négoce de matières premières. Nous y avons une activité et y payons un impôt de 15 % : tout cela sera totalement transparent dans le cadre des Country by Country Reporting (CBCR) et autres réglementations.

Les équipes du siège qui travaillent pour l'international sont facturées à l'international. Nous devons être l'entreprise la plus contrôlée par le fisc : nous avons en moyenne 30 à 40 agents dans nos bureaux... Nous avions signé avec Gérald Darmanin un accord de confiance : je lui avais dit qu'il ferait des économies de personnel, d'autant que, parfois, le fisc nous rend de l'argent, parce qu'il découvre que nous nous sommes trompés et que les fonctionnaires français sont honnêtes. Les charges sont réparties et tout cela est contrôlé et audité. Nous avons d'ailleurs répondu récemment aux demandes d'une commission de l'Assemblée nationale sur la fiscalité.

Nous recevons 50 millions d'euros par an au titre de la recherche et développement. De fait, nos équipes de recherche sont essentiellement localisées en France, parce que notre pays compte de nombreux ingénieurs.

À ce propos, je vous rassure : 600 ingénieurs signataires d'une lettre sur 40 promotions de 400 étudiants, c'est modeste... La vérité, c'est que nous avons 150 candidats pour chaque poste d'ingénieur : c'est plutôt nous qui choisissons que l'inverse ! Je n'ai pas l'impression de ne pas être attractif, y compris dans les énergies renouvelables. J'ai d'ailleurs un problème avec mes deux collègues français chefs d'entreprise énergétique : ils pensent que nous allons chercher leurs salariés, alors que nous n'avons pas besoin de le faire...

Si Total est devenue TotalEnergies, c'est en partie à cause de notre personnel. Nos salariés sont aussi des citoyens. En 2018 ou 2019, de jeunes foreurs me demandaient : que deviendrai-je dans dix ans ? Le jour où nous avons présenté la stratégie consistant à continuer aujourd'hui encore avec les hydrocarbures tout en investissant lourdement dans les énergies bas-carbone - nous avons désormais 10 000 personnes qui travaillent dans ce secteur -, nous leur avons répondu. Aujourd'hui, 88 % de nos salariés adhèrent à notre stratégie. C'est la réalité de notre entreprise, qui fonctionne bien et a mis en place un cercle vertueux.

Notre cotation à New York, d'abord, n'est pas encore décidée. Nous l'étudions, pour une raison simple : du fait notamment du poids des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) en Europe, la base d'actionnaires européens de TotalEnergies diminue - nous avons perdu 7 % d'actionnaires français au cours des quatre dernières années -, alors que les actionnaires américains achètent TotalEnergies : la part de l'actionnariat institutionnel américain est passée de 37 % à 47 %. Nous sommes déjà cotés à New York, secondairement ; c'est un certificat de dépôt qui y est vendu, non une action. Je constate que les politiques menées ont cet effet que nous avons moins d'actionnaires européens. L'intérêt social que nous devons assurer est aussi de prendre ce fait en considération.

Cela changerait-il quelque chose à notre stratégie ? Non : elle est arrêtée par le conseil d'administration, aujourd'hui pour moitié français et pour moitié international. Par ailleurs, il n'est pas question de déplacer le siège social ; ce serait d'ailleurs compliqué, puisque de nombreux textes exigent l'accord du Gouvernement dans le domaine de la sécurité énergétique.

Comme Shell, nous constatons que les entreprises énergétiques européennes sont très décotées par rapport aux américaines. Nous avons exactement les mêmes résultats trimestriels que Chevron : elle est valorisée 330 milliards, nous à 200 milliards... Je serais ravi que, à la suite de ces échanges, plus d'actionnaires européens achètent du TotalEnergies : cela me convaincra de garder la cotation primaire à Paris. En tout état de cause, si le mouvement avait lieu, nous garderions une cotation secondaire à Paris.

M. Philippe Folliot. - Je fais partie de ceux qui pensent que disposer d'une entreprise à dimension internationale comme la vôtre est un atout pour notre pays. Se tirer une balle dans le pied n'est pas la meilleure façon de marcher mieux et plus vite ! Nous ne pouvons que vous inciter à aller plus loin, plus vite et plus fort en matière d'énergies renouvelables.

Je ne suis pas d'accord avec vous sur un point : la France dispose de ressources d'hydrocarbures : nous avons des ressources putatives sur le plateau des Guyanes et avérées sur Juan de Nova, à côté du Mozambique. Je ne reviendrai pas sur les débats de la loi Hulot. Aujourd'hui, la loi vous interdit toute exploration ou exploitation de produits pétroliers dans notre pays, ce qui est à certains égards paradoxal, puisque nous continuons d'importer...

Comment pouvez-vous continuer à envoyer des signaux forts en matière de développement des énergies renouvelables ? En particulier, pourriez-vous envisager d'investir dans le dernier fabricant français de photovoltaïque ?

M. Patrick Pouyanné. - Vous n'avez pas beaucoup entendu TotalEnergies râler contre la loi Hulot...

Il n'y a pas d'hydrocarbures en Guyane : on en a trouvé à l'ouest du Surinam, mais le bassin ne se prolonge pas à l'est ni en Guyane. On a fait un jour une découverte en Guyane, qui a conduit à cinq puits d'appréciation négatifs. Quant à Juan de Nova, mieux vaut laisser les îles Éparses en paix. Je maintiens donc mon propos : il n'y a pas d'hydrocarbures en France.

Sur les énergies renouvelables, nous avons déjà construit un portefeuille de 25 GW ; nous serons bientôt à 35 GW. Avec un partenaire indien, nous construisons dans le désert du Kutch l'un des plus grands champs solaires au monde, 30 GW sur 500 kilomètres carrés. En six mois, 2 GW ont déjà été construits. Dans six ans, nous aurons construit l'équivalent de sept réacteurs nucléaires, pour 20 milliards de dollars. Avec un tel projet, dont je suis très fier, je pense que je contribue fortement à la transition écologique. Ces projets montent en puissance, et nous ne faisons pas tout du jour au lendemain : nous constituons des équipes, trouvons des partenaires, montons les projets. Je rêverais de pouvoir faire cela en France : si vous me trouvez 500 kilomètres carrés disponibles, je suis partant... D'ailleurs, plutôt que de miter le paysage avec des éoliennes, on ferait mieux de les regrouper dans de vrais parcs.

Nous sommes fortement engagés : nous atteindrons les 100 GW en capacité brute et plus de 120 TWh. Je sais bien que cela ne va jamais assez vite, car on est très exigeant vis-à-vis de nous, mais si l'on m'avait dit en 2020 que nous investirions 5 milliards d'euros en 2024 dans les énergies renouvelables, je n'aurais pas signé, car ce n'est pas la trajectoire que nous avions à l'esprit. Nous y sommes pourtant et nous accélérons, notamment en Inde. L'enjeu indien est majeur pour le changement climatique : tout ce qu'on peut faire pour réduire la part du charbon dans leur mix est utile.

Mme Sophie Primas. - Pour bien saisir votre modèle économique, je voudrais connaître l'écart de rentabilité entre vos différentes énergies et vos trajectoires pour chacune d'elles. Il s'agit de comprendre si la production d'énergies renouvelables entre aussi dans une stratégie de rentabilité.

On vous demande souvent si les politiques publiques sont suivies par TotalEnergies. J'ai envie d'inverser la question : la France et l'Europe sont-elles un terrain de jeu favorable aux énergies renouvelables ? En d'autres termes, qu'est-ce qui vous empêche d'aller plus vite ?

Enfin, comment vous situez-vous par rapport à vos concurrents mondiaux pour ce qui concerne le devoir de vigilance et le virage climatique ?

M. Patrick Pouyanné. - La rentabilité des hydrocarbures dépend largement du prix du pétrole. Elle est d'environ 20 % sur capitaux employés pour le pétrole, contre 10 % pour l'électricité. Mais c'est lorsque le baril est à 80 dollars. À 60 dollars le baril, la rentabilité des hydrocarbures s'établit à 12 %. Nous nous sommes donc fixé pour objectif d'atteindre 12 % pour l'électricité, afin d'avoir la même rentabilité des deux côtés à 60 dollars le baril.

Nous publions, depuis l'an dernier, nos résultats en matière d'électricité. Nous sommes déjà à 10 % et ce segment rapportera cette année entre 2,5 milliards et 3 milliards d'euros. Ce n'est pas un petit business que nous sommes en train de créer.

Certains actionnaires nous disent : ne faites que du pétrole, c'est plus rentable. Je leur réponds : le prix du baril ne restera pas à 80 ou à 90 dollars. Nous prenons 60 dollars comme référence et notre trajectoire est celle que je viens d'expliquer.

Les énergies renouvelables ont très mauvaise réputation, car leur rentabilité serait de 5 % à 6 %. Nos actionnaires sont très surpris de la qualité de ce que nous arrivons déjà à produire. La vérité, c'est que l'on parle d'une chaîne, avec des moyens flexibles de production du gaz, des batteries, du trading et des clients. Il faut être capable de voir au-delà du segment de la production d'énergies renouvelables.

Un de nos atouts par rapport aux développeurs renouvelables, c'est que nous avons un bilan sans dette : nous pouvons donc prendre des risques de marché. Je ne cherche pas à couvrir mes renouvelables par des subventions. J'aime bien la volatilité : je n'ai pas envie de rendre à l'État le surprofit, comme je l'ai fait en 2022, donc je ne lui demande pas sa garantie. C'est ce modèle que nous suivons, et qui nous permet d'être plus rentable que les développeurs renouvelables, qui sécurisent leurs profits par des contrats avec les États. Nous voulons pouvoir jouer sur le marché de l'électricité ; notre ADN est de jouer de la volatilité des marchés, en résistant quand les prix sont bas et en en profitant quand ils sont hauts, et, quand ils le sont, il faut que je partage avec mes actionnaires, qui prennent des risques quand ils sont bas.

Ce qui nous ralentit en Europe, c'est le manque d'espace : je ne sais pas trouver 500 kilomètres carrés... S'il y avait une chose à vous demander, ce serait de planifier l'espace. La meilleure mesure que vous pourriez prendre pour favoriser l'accélération, ce serait de planifier. Certes, il est plus facile de le faire pour l'éolien offshore, mais on peut aussi l'envisager à terre. Ainsi, je considère qu'il vaudrait mieux concentrer les éoliennes dans un seul endroit, comme on l'a fait autrefois pour des industries lourdes, à Fos ou à Dunkerque, plutôt que d'en mettre un peu partout en rendant les gens mécontents. En effet, certains, comme moi, aiment bien les éoliennes, tandis que d'autres, comme mon épouse, les détestent. La planification de l'espace est donc un vrai sujet.

De plus, en Europe, tout est lent - je suis désolé de vous le dire - et cela pour deux raisons.

Premièrement, il n'y a pas assez de fonctionnaires pour s'occuper de ce type de projets. Cela peut paraître étonnant, mais le guichet en face de nous est surchargé. Les projets sont très nombreux et, même s'ils sont petits, ils une instruction des procédures, que ce soit en matière de biodiversité, d'archéologie ou autre. Il n'y a pas assez d'agents pour le faire et cela prend donc du temps.

Deuxièmement, dans nos démocraties, il y a des droits de recours importants et les recours sont lents. D'ailleurs, je suis toujours étonné de voir que ce sont très souvent des ONG qui attaquent les projets d'énergies renouvelables et qui les empêchent d'avancer. Alors que, en France, il faut cinq ans pour développer un projet d'énergies renouvelables, au Texas, il ne faut qu'un an. Aujourd'hui, j'ai besoin de deux à trois fois plus de personnes pour produire des MWh en France que dans d'autres pays. Telle est donc la situation en Europe, même si encore une fois cela ne veut pas dire qu'il faut renoncer.

Quant au devoir de vigilance, nous respectons les lois et les règlements que vous décidez. La France avait fixé un devoir de vigilance, dans le cadre d'une loi d'initiative parlementaire que, pour l'instant, les juges ont du mal à mettre en oeuvre pour diverses raisons de forme, car elle est compliquée. Il y a également un texte européen. Je pense que la France a cherché à établir un level playing field, car le texte européen va beaucoup plus loin que le texte français. J'espère que ce texte ne deviendra pas un handicap pour les entreprises européennes face aux entreprises américaines concurrentes. Nous verrons ce qu'il en sera, car nous ouvrons une nouvelle ère.

Cette ère sera, je le constate, celle de la judiciarisation de la vie des entreprises en Europe, à l'instar de ce que les États-Unis connaissent depuis longtemps. Il existe une industrie du droit américaine, alors que nous n'en avons pas en Europe. Il faudra peut-être la créer. Visiblement, la tendance américaine est très présente au Parlement européen, à Bruxelles. On y fabrique des textes qui seront des nids à contentieux et c'est là sans doute que se trouve une partie de la genèse de celui que j'ai mentionné et que certains promeuvent. Il faudra combiner ces textes avec notre droit européen, qui n'a pas la même base que le droit américain. Ainsi, aux États-Unis, les entreprises ont la capacité de faire des transactions financières sur à peu près tous les sujets, ce qui n'est pas vraiment notre savoir-faire en Europe, d'où les difficultés que les entreprises européennes rencontrent parfois aux États-Unis.

M. Michaël Weber. - Nous avons beaucoup parlé de performance, de rentabilité et d'optimisation et vous avez présenté TotalEnergies comme un fleuron qui contribue au rayonnement de la France. Mais vous avez aussi expliqué qu'il y avait une réaction de la société qui serait peut-être due à un besoin d'équilibre entre les impacts liés à l'exploitation, les investissements en matière d'énergies renouvelables et les compensations qui peuvent être faites.

J'aimerais revenir sur ces compensations. Vous avez dit que ce qui coûtait le moins cher pour réduire les émissions nettes de carbone, c'était de protéger la forêt et d'agir pour la reforestation. Pour en revenir à l'Ouganda, vous avez installé dans un parc national une route bitumée afin de permettre 600 trajets de poids lourds chaque mois et 2 000 trajets de véhicules par jour. Par ailleurs, pour construire le tuyau de 1 500 kilomètres de long que vous avez évoqué, il a fallu toucher à 16 aires naturelles protégées, dont des parcs nationaux à la biodiversité extraordinaire. Il a fallu déboiser un couloir de 30 mètres de large pour installer ce pipeline, qui doit en plus être chauffé à plus de 50 degrés pour pouvoir transporter la matière première.

Pour en revenir à la forêt, il est également question d'un projet de plantation industrielle d'acacias au Congo, alors que cette essence d'arbres est considérée comme allochtone, envahissante et même toxique à certains égards ; je rappelle qu'elle est interdite par la législation française.

Quelle est donc votre vision du processus de la compensation carbone ? N'y a-t-il pas une limite à ce nouveau business et à cet équilibre entre d'un côté la compensation et de l'autre l'exploitation ? Comment peut-on considérer que cette compensation suffira pour répondre à l'impact environnemental qui a été évoqué ?

Vous avez mentionné précédemment les 19 000 foyers qui ont été touchés et j'ai été choqué de vous entendre dire que vous leur aviez construit des maisons en échange. En effet, je crois que c'est une forme de néocolonialisme même si je suis désolé de le dire comme cela. On ne peut pas considérer que l'on indemnise des gens qui vivaient de l'agriculture dans des huttes et qui n'ont pas eu d'autre choix que de changer leur mode de vie ou de production, par la construction de maisons. Je ne suis pas certain que cela corresponde à leur choix : c'est une réponse qui a été apportée par l'entreprise pour permettre cette exploitation, mais je ne suis pas sûr que, en France, nos concitoyens réagiraient aussi bien face à une telle proposition.

M. Patrick Pouyanné. - Tout d'abord, la compensation par la nature, ce n'est pas la priorité de la feuille de route de TotalEnergies pour réduire les émissions. Notre politique, est d'abord d'éviter et de réduire, et ultimement de compenser. La compensation n'est pas une fin en soi. Nous n'avons pas prévu d'abattre 300 millions de tonnes ou 50 millions de tonnes de CO2. Dans notre feuille de route, l'objectif potentiellement visé correspond à une dizaine de millions de tonnes à long terme, parce qu'il faut du long terme pour le faire. Et il est vrai que c'est utile. Aujourd'hui, faire des puits de carbone est indispensable. Si l'on veut atteindre l'objectif de « zéro émission nette » (Net Zero), comme le préconise le scénario de l'AIE auquel vous vous référez, monsieur le rapporteur, il faudra des puits de carbone et des émissions négatives parce qu'il continuera d'y avoir encore 20 millions de barils de pétrole par jour. Il faut donc investir dans des puits de carbone et il faut préserver la forêt pour protéger la planète. L'humanité continue de déforester davantage chaque année, alors que l'une des premières actions à mener serait d'arrêter la déforestation nette. Nous pourrions alors commencer à dessiner une trajectoire.

Par conséquent, il peut être utile qu'un certain nombre d'entreprises investisse en ce sens, mais ce type de dossiers n'est pas simple. Pour ce qui me concerne, ce n'est pas ma spécialité. Nous avons recruté des équipes à l'extérieur, qui sont formées d'agronomes et d'agroforestiers. Les projets sont compliqués parce qu'ils ne peuvent être mis en oeuvre qu'en liaison avec les communautés locales. Vous avez cité l'exemple du Congo et en l'occurrence vous avez raison : l'acacia n'est pas nécessairement la meilleure essence à développer au Congo. Mais, en réalité, ces projets ne seront durables que si nous les menons intelligemment avec les populations locales, de manière à ce qu'elles trouvent une façon d'en vivre. Il s'agit donc de projets sociétaux, qui ne se réduisent pas à planter des arbres, loin de là.

Sur certains de ces projets, nous souhaitons avoir des crédits carbone réellement durables. Les spécialistes en parleraient mieux que moi, mais, encore une fois, cela ne vient qu'en ultime recours et la priorité reste d'éviter d'émettre, de consommer moins d'énergie dans nos propres opérations, de réduire ou de capter, puis éventuellement de compenser. Telle est notre philosophie.

Pour en revenir à l'Ouganda, car votre question portait sur deux sujets, il n'y a pas de route goudronnée construite par TotalEnergies. La route goudronnée a été faite pour les touristes. Celle de TotalEnergies n'est qu'une piste, et nous ne faisons pas passer nos camions sur la route goudronnée empruntée par les touristes qui visitent le parc des Murchison Falls. Ce que vous dites n'est donc pas vrai. Cela fait partie des erreurs que je peux corriger grâce à votre commission d'enquête.

Deuxièmement, le tuyau est chauffé parce que le pétrole est visqueux, mais il est enterré et il n'est donc pas dangereux. Ce n'est pas le premier tuyau chauffé au monde ; il y en a plein d'autres. La technologie pour chauffer un tuyau est totalement maîtrisée. Certes, quand le pétrole est liquide et s'écoule facilement, il n'y a pas besoin de le chauffer, ce qui évite de dépenser de l'énergie. Toutefois, dans ce cas précis, l'énergie est fournie par des panneaux solaires installés le long du tuyau, de façon à éviter des émissions liées au chauffage du tuyau. Celui-ci est enterré dans sa plus grande partie et certains points sont à découvert pour permettre une surveillance : ainsi, il faut des vannes en cas de fuite. J'entends beaucoup dire que ce tuyau serait dangereux parce qu'il est chauffé, mais ce n'est pas le cas. En l'occurrence, la technologie qui consiste à faire des tuyaux pour du pétrole brut visqueux est totalement maîtrisée. Elle se pratique au Canada ou au Venezuela.

Je suis désolé que mes propos aient pu vous choquer mais, tout d'abord, chaque personne a eu le droit de choisir, lorsque nous lui avons acheté son terrain, entre recevoir une somme financière ou bénéficier de la construction d'une maison. Il se trouve que 95 % des personnes ont choisi la maison.

Monsieur Weber, je vous invite à aller rencontrer les gens avec nous : vous pourrez voir s'ils sont malheureux d'être passés d'une hutte à une maison, d'avoir reçu le champ que nous leur avons donné et de bénéficier d'une aide à l'agronomie. En effet, la plupart du temps, ils ont choisi d'avoir une maison plus petite que celle que nous leur proposions de construire et nous avons utilisé une partie des financements pour relancer l'activité agricole et pour faire de l'« éducation ». Je suis prêt à ce que vous veniez rencontrer ces personnes. Cela ne me pose pas de problème et je considère que ce que nous avons fait pour elles ne relève absolument pas du colonialisme. Au contraire, nous les avons aidées à profiter elles aussi de l'opportunité. Ainsi, une mère de sept enfants qui avait perdu son mari m'a dit : « C'est incroyable ! J'ai eu une chance dans ma vie : c'est que votre tuyau traverse ma ferme. »

M. Michaël Weber. - Tous ne sont pas du même avis.

M. Patrick Pouyanné. - Mais ils sont plus nombreux à l'être qu'à dire qu'ils ne sont pas contents.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je suis contraint de réduire mes questions et de les simplifier.

Tout d'abord, vous avez dit que le GNL ne pouvait pas être considéré comme une énergie décarbonée. En revanche, dans le cadre de la communication que vous avez faite, le 21 avril dernier, à Mascate dans le Sultanat d'Oman, vous avez déclaré être « particulièrement heureux de pouvoir déployer les deux piliers de la stratégie de transition de Total que sont le GNL et les renouvelables ». Vous les mettez donc à peu près au même niveau. Vous investissez d'ailleurs massivement aux États-Unis où se pose aussi le problème du gaz de schiste.

Tous les experts que nous avons pu entendre en audition sont d'accord, que ce soit Mme Masson-Delmotte ou M. Jancovici qui n'est pas un écologiste radical - si je puis dire -, voire Louis Gallois, qui préconisait dans un rapport de 2012 de poursuivre la recherche sur les techniques d'exploitation des gaz de schiste. Ce dernier nous a affirmé que « le GNL est sur le plan environnemental un véritable problème. Il est pratiquement plus mauvais que le pétrole à cause des fuites ». Donc, peut-on considérer aujourd'hui que le GNL est encore une énergie de transition ?

Je ne suis pas de ceux qui ont un a priori sur TotalEnergies et je considère que nous sommes heureux d'avoir une grande entreprise. Toutefois, je rappelle que cette commission d'enquête a pour vocation de mesurer si la politique et la stratégie de TotalEnergies sont en adéquation avec les engagements pris par la France, dans le cadre des COP, qui sont de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, ce qui suppose de baisser de manière drastique les émissions de gaz à effet de serre.

Vous nous avez expliqué vos difficultés, que je peux comprendre, sur le développement des énergies renouvelables, sur une demande qui progresse et même sur un coût social qui serait important si on avait une économie peu chère. Ma question sera simple : est-ce que vous croyez encore que nous pourrons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré ?

M. Patrick Pouyanné. - J'ai pu dire que j'étais heureux d'investir dans le GNL, mais vous n'avez repris que la moitié de ma phrase...

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - J'ai repris le communiqué que vous aviez fait à Mascate.

M. Patrick Pouyanné. - C'était dimanche dernier, donc je me rappelle bien ce que j'ai dit, à savoir que j'étais particulièrement heureux parce que ce projet de GNL était une première dans notre industrie : il entraînera des émissions de 3 kilogrammes de CO2 par baril, alors qu'une usine normale de GNL produit 35 kilogrammes de CO2 par baril. Par conséquent, parce qu'il émet dix fois moins qu'une autre usine, je considère que ce projet contribue vraiment à la transition énergétique et que, à travers lui, TotalEnergies aide l'ensemble de l'industrie pétrolière. Nous sommes pionniers parce que nous avons décidé de totalement électrifier l'usine de gaz naturel liquéfié, au lieu d'utiliser le gaz pour faire fonctionner les trains de compression et de liquéfaction du gaz. De plus, cette électricité sera d'origine renouvelable en accord avec les autorités omanaises. Voilà pourquoi je dis que nous pouvons combiner le GNL et les renouvelables et c'est donc bien là la stratégie que nous développons. Je pense que 3 kilogrammes d'émissions par baril constituent un record, et de très loin. Si l'on appliquait partout un tel taux d'émission, la transition s'accélérerait. Le projet à Oman est un très bel exemple et je suis fier et heureux de pouvoir y investir.

Pour ce qui est de votre deuxième question, la réponse est oui : nous pouvons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Je crois en la maxime selon laquelle « vouloir, c'est pouvoir ». Nous pouvons donc le faire, mais à condition d'être réalistes, de sortir des dogmes et de regarder ensemble comment avancer concrètement. C'est précisément ce que je veux faire dans le cadre de TotalEnergies et c'est ce que nous faisons. En effet, l'entreprise a une trajectoire et nous avons exposé notre vision dans un rapport que vous connaissez. Nous engageons une accélération dans cette décennie de sorte que, à l'horizon de 2050, l'entreprise devrait produire seulement 20 % à 25 % d'hydrocarbures, plutôt du gaz que du pétrole, plus de 50 % d'électricité et 25 % d'autres molécules pour les carburants synthétiques, les carburants aériens durables ou encore le biogaz. Telle est la vision que nous portons. Toutefois, il faut que tout le monde s'engage et que nous trouvions donc un chemin pragmatique pour mobiliser les consommateurs et les citoyens autour de cette trajectoire. Voilà le défi que nous devons relever.

M. Bernard Buis. - Je voudrais vous remercier pour la clarté de vos propos. J'avais une question, mais vous y avez déjà répondu en traitant la question de mon collègue Pierre Barros sur le départ éventuel de l'entreprise de la place de Paris. Je n'y reviendrai pas.

En revanche, je souhaite reprendre la question que vous a posée en conclusion mon collègue Philippe Folliot, à laquelle vous n'avez pas répondu : pourriez-vous envisager une aide aux fabricants de panneaux solaires et sous quelle forme ?

M. Patrick Pouyanné. - Il se trouve que nous avons été fabricant de panneaux solaires dans le cadre d'une filiale qui s'appelle Sunpower. Nous avons donc vécu le cycle qui consiste à investir dans des usines de panneaux solaires en Europe, puis de devoir toutes les fermer, je l'ai vécu moi-même. Et savez-vous pourquoi j'ai dû fermer ces usines ? Parce que, en 2016 ou 2017, l'Union européenne a décidé de lever toutes les barrières douanières sur les panneaux chinois. Je suis allé à Bruxelles et je suis allé voir le ministre de l'économie pour le prévenir que si ces barrières étaient levées, nous devrions fermer les usines que nous avions à Toulouse et à Carling. Je l'ai fait comme tous mes collègues. À la fin, quel choix a été fait par l'Europe ? On nous a dit : « Nous laisserons les panneaux chinois entrer et vous fermerez vos usines, parce que le choix que nous faisons, c'est que le coût de l'énergie solaire soit le plus bas possible. Or nous ne savons pas fabriquer en Europe des panneaux aussi peu chers que les panneaux chinois. » Tel est le choix politique qui a été fait en 2017.

J'ai donc été amené, malheureusement, à fermer des usines après les avoir installées. Je ne vais pas recommencer. Donc, la réponse à votre question est non : je préfère investir dans des fermes solaires.

Il faudrait que la réglementation française prévoie une obligation d'utiliser 30 % de panneaux français, sur le modèle de ce qui se fait aux États-Unis, où ceux qui ont recours à des panneaux américains bénéficient d'un avantage fiscal de 10 % à 20 % par rapport au taux qui s'applique sur les panneaux chinois. Pour nous inciter à utiliser des panneaux français, il faut mettre un cadre. Si le choix est celui de la libre concurrence et que l'objectif est que l'énergie solaire soit la moins chère possible grâce aux panneaux chinois, nous prendrons des panneaux chinois. D'ailleurs, nous prenons désormais aussi des panneaux indiens parce qu'il faut diversifier les sources et éviter de se retrouver totalement dépendants des panneaux chinois, au risque de faire monter les prix.

J'ai été assez surpris de voir des industriels se relancer dans la production de panneaux solaires, il y a deux ou trois ans. Chaque fois qu'ils m'ont interrogé, je leur ai fait part de notre expérience. J'ai peur que l'histoire ne se répète aujourd'hui...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez dit dans la première partie de votre propos, en réponse aux questions du président Roger Karoutchi, qu'il ne fallait pas que ce soient les autorités européennes qui choisissent les futures énergies, mais qu'il fallait faire confiance au privé. Compte tenu du contexte incertain dans lequel nous vivons, qui doit payer le coût de la recherche et celui du tâtonnement dans les domaines du transport routier, du transport maritime, ou pour ce qui est des compagnies aériennes ? L'utilisateur final ? Ce tâtonnement s'ajoute au fait que la transition est déjà difficile et chère. Quelle serait la répartition optimale des financements du point de vue de la décision publique ?

Ensuite, dans une autre réponse que vous avez faite au président Roger Karoutchi, vous avez écarté certaines options, en disant préférer des contrats à long terme avec EDF et des contrats d'achat, plutôt que l'investissement dans le nucléaire. Je comprends l'argument du poids que représentent les responsabilités du risque nucléaire. Je comprends un peu moins celui des compétences. Vous présentez le gaz comme une énergie de transition et l'objectif de TotalEnergies est de devenir un fabricant d'électricité. Toutefois, si vous refusez le nucléaire, la transition ne risque-t-elle pas d'être un peu longue ?

M. Patrick Pouyanné. - Non, parce qu'il ne faut pas se tromper : dans notre schéma, nous prévoyons de produire 70 % à 80 % d'énergies renouvelables et 20 % à 25 % de gaz. Encore une fois, ce n'est jamais que le modèle allemand. La centrale à gaz ne produira pas nécessairement du gaz naturel éternellement : elle pourra produire du biométhane ou de l'hydrogène, et pas nécessairement du gaz naturel.

D'ailleurs, il est prévu de construire de nouveaux réacteurs en France mais, objectivement, il faudra du temps pour cela. Des problèmes de disponibilité peuvent surgir dans l'intervalle, de sorte que, si je puis me permettre, cela ne ferait pas de mal d'avoir quelques centrales à gaz. Si j'étais chargé de développer la politique énergétique, je prévoirais quelques centrales à gaz de plus dans le pays pour assurer la sécurité du système. Le débat est sans doute un peu tabou...

Votre première question est compliquée. Il ne faut pas rêver : à la fin, c'est le consommateur qui paie. Le principe vaut de manière générale dans l'économie et le marché. Ensuite, la question reste de savoir à quel rythme nous souhaitons avancer et quelle est la part de recherche et de développement que nous pouvons soutenir. Nous ne la facturerons sans doute pas intégralement aux consommateurs, mais cela reste le principe de base. Le débat relève des pouvoirs publics. Toutefois, même s'ils interviennent par le biais de l'impôt, celui-ci finira par peser sur le consommateur, ou plus précisément sur le payeur d'impôt plutôt que sur le consommateur d'énergie, mais à la fin, d'une façon ou d'une autre, ce sera le consommateur qui paiera.

Par conséquent, il faut éviter les tâtonnements et vous avez raison de dire que la transition est compliquée à réaliser. Par exemple, nous avons des idées très claires sur l'aérien parce que, en matière de carburant aérien livrable, nous pouvons prévoir la trajectoire à suivre, notamment en commençant par faire du biocarburant. En revanche, pour ce qui est du maritime, la situation est très compliquée. Certains parlent de faire de l'ammoniac ou de développer d'autres solutions, mais moi, je ne fais rien. Je l'ai dit d'ailleurs lorsque je suis intervenu dans le cadre du dernier congrès de l'AIE : il faut définir rapidement un standard, que ce soit pour l'ammoniac ou pour le méthanol, car nous nous ne pouvons pas investir dans plusieurs infrastructures d'ammoniac ou de méthanol, dans tous les ports du monde, pour arriver à transiter. Comment parvenir à une convergence ? Il faut que les professionnels du maritime et les énergéticiens arrivent à se mettre autour d'une table pour échanger sur les prix. En effet, la grande difficulté dans ce type de débat, c'est le coût. Le transporteur maritime rêve d'avoir du méthanol vert ou du méthanol décarboné au coût du fioul lourd, mais il ne l'aura jamais. La difficulté consiste à ce que les différents secteurs trouvent un accord pour travailler ensemble en acceptant que cela coûte plus cher qu'auparavant. Il faut trouver l'équation qui rendra tout cela possible.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Et pour les poids lourds ?

M. Patrick Pouyanné. - Pour ce qui est des poids lourds, je pense que l'on évolue aujourd'hui dans deux voies. Nous avons décidé d'investir avec Air Liquide dans un réseau européen de stations pour les poids lourds à hydrogène. Je ne suis pas sûr que nous ayons totalement raison, car je pense que l'électrique finira par l'emporter. En effet, pour les véhicules légers, nous faisons des progrès massifs dans le développement des batteries et cela va très vite. En outre, il faut savoir que 80 % des poids lourds en Europe font en réalité moins de 500 kilomètres par jour. Il paraît donc presque évident d'envisager de les électrifier.

Par ailleurs, les lois sociales européennes font qu'un chauffeur de poids lourd doit s'arrêter toutes les deux heures, même sur un trajet allant de Varsovie à Lisbonne. Il aurait donc le temps de recharger une batterie.

Toutefois, nous avançons sur l'hydrogène, car rien n'empêche d'envisager des flottes captives de bus dans les communes. Pour les poids lourds évoluant sur de longues distances, s'il fallait parier, je dirais qu'ils seront électriques plutôt que fonctionnant à l'hydrogène, mais je peux me tromper. Nous travaillons donc sur les deux options, en mettant l'accent sur des bornes de recharge hyperrapides pour les poids lourds, mais aussi en exploitant notre joint-venture avec Air Liquide pour nous réorienter vers des flottes captives, notamment en déport.

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez indiqué que TotalEnergies était un atout pour la France. Je crois que l'on peut le penser globalement. Comment expliquez-vous, vous qui avez fait Polytechnique, que sur le plateau de Saclay, il y a quelques années, certains se soient opposés à ce que TotalEnergies vienne investir ? Vous avez évoqué le fait que cela ne concernait que 600 étudiants, mais en disant cela, vous avez aussi reconnu que des étudiants ou des personnes qui n'étaient pas forcément des ayatollahs de l'écologie avaient manifesté l'an dernier lors de l'assemblée générale de TotalEnergies à la salle Pleyel. Vous nous indiquez que votre entreprise souhaite inscrire ses efforts dans le temps : pourquoi donc n'a-t-elle pas l'image que vous voulez lui donner ? Il me semble que c'est une question fondamentale tant pour vous que pour l'avenir de l'entreprise.

En outre, l'Afrique est un territoire qui aura besoin de beaucoup d'énergie dans les années qui viennent. Pourquoi n'y investissez-vous pas dès maintenant très fortement dans le domaine du solaire ? L'Afrique est un continent qui dispose des grands espaces dont vous avez besoin. Vous avez évoqué les problèmes que cela posait en Europe et il est important, en effet, de prendre en compte l'aspect juridique lié aux recours et autres procédures, même si cela rallonge quelquefois les délais. Il me semble que, en Afrique, vous pourriez porter un discours en faveur des énergies renouvelables, notamment l'énergie solaire.

M. Patrick Pouyanné. - Ce qui s'est produit à Polytechnique n'est pas arrivé qu'à TotalEnergies. Une autre très grande entreprise, LVMH, a subi la même expérience. Même si certaines ONG ont essayé de s'emparer du sujet, la raison fondamentale de cette opposition tient à l'articulation entre le public et le privé, ce qui est sans doute plus grave que si cela tenait simplement à la transition énergétique. En démocratie, il faut respecter l'avis de tout le monde et je ne dis pas que nous avons forcément raison. Chacun a le droit de penser différemment. En l'occurrence, certaines parties prenantes de l'école Polytechnique continuent de penser que le public est pur quand le privé serait impur, et que la cohabitation des deux est dangereuse pour les futurs cerveaux de la Nation. C'est inquiétant compte tenu du modèle qui est le mien, même si j'ai été élève de cette école, ce dont je suis très fier. Je suis d'ailleurs sans doute devenu en partie ce que je suis grâce à cette école et je ne vais donc pas la renier.

Cependant, je défends un autre modèle. Quand Saclay a été créé, nous avions tous en tête le modèle du Massachusetts Institute of Technology (MIT), c'est-à-dire celui d'une cohabitation entre public et privé, et de la fertilisation croisée. Le but n'était pas d'aller pervertir l'esprit des polytechniciens. D'ailleurs, j'aurais été assez vexé de m'entendre dire cela quand j'étais élève dans cette école, parce qu'il me semblait précisément que mon éducation me permettait d'avoir mon libre arbitre par rapport à un « envahisseur » comme TotalEnergies.

En réalité, le débat sur le public et le privé s'est doublé d'un enjeu lié à la transition énergétique et une autre grande entreprise française en a également subi les conséquences. Un choix a été fait. Aujourd'hui, mes équipes de recherche sont à Saclay, mais pas à l'école Polytechnique, ce qui n'est pas très grave. Notre souhait était de les implanter dans cet écosystème : elles y sont et elles travaillent sans faire de bruit, notamment sur la transition énergétique.

Quant à l'Afrique, c'est un sujet compliqué, car se pose le problème de la contrepartie financière. En Afrique, l'électricité n'est pas structurée et la garantie de paiement n'est pas assurée. Or celui qui développera des centrales solaires en Afrique voudra être payé. Comment faire ? Il ira frapper à la porte de l'État du Nigeria, par exemple, pour lui demander des garanties. Mais cet État n'aura pas la capacité de les lui donner, d'autant que la Banque mondiale lui dira qu'il ne faut pas qu'il les donne.

Nous avons toutefois réussi à monter des systèmes plus risqués dans des pays pétroliers. Nous prenons le risque de construire une centrale solaire - nous le faisons en Irak et en Angola, et nous allons le faire au Mozambique - et si nous ne recevons pas l'argent de l'électricité, nous prendrons une partie du pétrole en monnaie d'échange. Nous pouvons prendre ce risque, mais un développeur renouvelable classique ne le peut pas.

C'est la raison pour laquelle je considère que l'une des réformes à mener urgemment dans les instances financières internationales doit consister à donner des moyens de garantie. La garantie, cela ne veut pas dire que l'on ne sera pas payé. Un développeur qui fait face à un système où l'on ne paye pas toujours son électricité ne peut pas financer de projets. Or la Banque mondiale et les autres institutions se comportent comme des banques commerciales : plutôt que d'apporter des solutions, elles vous compliquent la vie. Voilà ce qui se passe concrètement.

Une des réformes urgentes à mener consisterait simplement à créer un véhicule financier international qui apporterait des garanties, notamment dans ces pays-là. Nous progresserions rapidement si nous avions cet outil. Des missions existent déjà sur ce sujet, dont celle de la représentante française à l'OCDE. Voilà la difficulté qu'il faut résoudre aujourd'hui, car l'envie ne manque pas d'investir en Afrique et nous le faisons déjà, mais doucement, au fur et à mesure des projets, et en cherchant nous-mêmes à trouver des garanties. L'un des avantages de notre business model, c'est de pouvoir être aussi présents dans ces pays-là. Notre situation en Afrique est frustrante : nous exportons leur énergie et nous aimerions bien que les Africains puissent avoir la leur. Les énergies renouvelables nous permettent d'investir dans les pays en question.

M. Roger Karoutchi, président. - Il me revient de vous remercier pour ces deux heures et quart de réunion de la commission d'enquête. Même s'il y a des divergences, nous vous remercions pour votre engagement, pour votre maîtrise absolue des dossiers et pour votre compétence.

M. Patrick Pouyanné. - J'espère encore une fois que la commission d'enquête aidera à réduire en partie l'écart d'image que subit notre entreprise et dont je suis bien conscient.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 15.

Jeudi 2 mai 2024

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Thomas Buberl, directeur général d'AXA (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu de cette réunion sera publié ultérieurement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 55.