Propriété littéraire et artistique sur internet (Conclusions de la CMP)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle l'examen des conclusions de la commission mixte paritaire chargée d'élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet.

Discussion générale

M. Michel Thiollière, rapporteur pour le Sénat de la commission mixte paritaire.  - Quand on aime, on ne compte pas ! Comme nous sommes nombreux dans cet hémicycle à aimer l'art, les artistes, la culture, la diversité et la création artistique, nous ne comptons pas notre temps, ni nos séances, ni notre énergie, ni notre force de conviction pour un texte aussi essentiel à la création dans notre pays. Pourquoi le Sénat a-t-il déployé tant d'efforts depuis un an ? Parce qu'il a voulu que les nouvelles technologies renforcent la création au lieu de laisser engloutir les créateurs par la vague numérique, et qu'il a voulu concilier les fabuleux apports du monde numérique et les irremplaçables apports de la création. Parce qu'actuellement une double peine est infligée aux créateurs et à l'économie de la création : le piratage et la crise. Un seul exemple : au second semestre 2008, ne sont sortis que 107 albums de musique francophone, contre 233 pendant la même période en 2002.

Le Sénat a donc travaillé sur Hadopi I, puis sur Hadopi II. Pendant des mois ces textes ont connu tantôt des avancées, tantôt des revers, et le temps de la réaction publique a été trop long pour que ne se crée pas un regrettable fossé entre les créateurs et la société. Pourtant le Sénat a travaillé, débattu et voté en temps et en heure ! Mais, dans notre pays, et La Fontaine l'avait bien compris dans son Conseil tenu par les rats :

« Ne faut-il que délibérer,

La Cour en conseillers foisonne ;

Est-il besoin d'exécuter,

L'on ne rencontre plus personne ».

Oui, le Sénat a tranché, agi et répondu à de légitimes questions. Doit-on avoir peur des nouvelles technologies ? Non, bien sûr ! Mais doit-on, pour autant, sacrifier la création à la fascination pour ces nouvelles technologies ? Non, bien sûr ! C'est à nous qu'il revient d'inventer une voie nouvelle contre le courant démagogique pour infléchir des usages nocifs.

Le Sénat a donc pris sa part et, le 8 juillet dernier, il a ajouté sept articles aux cinq articles du texte gouvernemental initial. En premier lieu nous avons amélioré sa lisibilité, sa cohérence et donc son intelligibilité. Nous avons notamment mieux caractérisé l'infraction de négligence caractérisée visant le titulaire de l'abonnement à internet.

En deuxième lieu, nous avons renforcé le caractère pédagogique et dissuasif du texte en prévoyant que la suspension de l'accès à internet, lorsqu'elle est prononcée dans le cadre de l'infraction contraventionnelle de négligence caractérisée, ne figurera pas au bulletin n°3 du casier judiciaire, afin de ne pas nuire aux personnes en recherche d'emploi ou candidates à un concours administratif. Nous avons aussi renforcé l'information des abonnés et augmenté le plafond de l'amende encourue par le fournisseur d'accès à internet (FAI) qui n'appliquerait pas la peine de suspension qui lui aurait été notifiée.

En troisième lieu, le Sénat avait mieux garanti le respect des libertés publiques et des principes constitutionnels, en particulier, en faisant en sorte que la Haute autorité ne puisse pas garder les données à caractère personnel relatives à l'abonné plus longtemps que la procédure ne l'exige. Nous avions aussi précisé le délai dans lequel le FAI doit mettre en oeuvre la suspension, afin d'encadrer l'appréciation du juge et de respecter ainsi pleinement le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.

En quatrième et dernier lieu, nous avions permis aux ayants droit de mieux faire valoir leurs droits auprès des autorités judiciaires : la Haute autorité devra informer les représentants des ayants droit sur les éventuelles saisines de ces autorités. Ainsi, les ayants droit pourront décider s'ils souhaitent ou non se constituer partie civile et, dans ce cas, se signaler auprès du procureur de la République. Il serait ainsi fait obstacle à la procédure de l'ordonnance pénale, au bénéfice d'une procédure classique.

De son côté, l'Assemblée nationale a adopté trois articles dans le texte issu du vote du Sénat : les articles premier bis, 3 ter et 5. En outre, elle a encore clarifié certaines dispositions, en a modifié et utilement précisé d'autres et, notamment : les agents assermentés de la Hadopi le seront devant l'autorité judiciaire ; le recours au juge unique et à l'ordonnance pénale sera limité aux seuls délits de contrefaçon commis par internet ; les ayants droit pourront obtenir des dommages et intérêts directement dans le cadre de la procédure d'ordonnance pénale ; les dispositions relatives à l'incrimination de négligence caractérisée et à l'application du principe de personnalisation et de proportionnalité des peines précisent les critères devant guider l'action du juge dans le prononcé des sanctions, et notamment la suspension de l'accès à internet. Par ailleurs, les députés ont exclu les correspondances privées du champ d'investigation des agents de la Hadopi. Cependant, en cas de suspension de l'accès à internet, la messagerie sera bien suspendue.

Le 16 septembre, la CMP a adopté un texte commun. Nos sociétés contemporaines ne peuvent avancer que si nous sommes capables de dialoguer, d'être pédagogues et de convaincre nos concitoyens du bien-fondé de nos décisions, qu'il s'agisse de santé publique, de sécurité routière ou de création. Le Sénat a souhaité accompagner la mutation numérique tout en préservant nos valeurs.

Je salue la détermination du Président de la République qui a engagé ce débat il y a deux ans. Je salue également le travail de Mme Albanel, et vous-même, monsieur le ministre, qui avez repris ce projet de loi et le prolongez en confiant à Patrick Zelnik, Jacques Toubon et Guillaume Cerutti une mission sur le droit d'auteur.

J'insiste sur l'exigence par le Sénat d'un renforcement d'une offre légale simple et peu coûteuse : c'est le meilleur moyen d'endiguer la piraterie.

Ces projets de loi ne sont pas que nationaux ; des textes analogues sont adoptés en Europe et même au-delà, comme en Corée ou à Taïwan. La France doit montrer un chemin. N'oublions pas l'attente, l'impatience d'une volonté française ! Borgès disait en 1983 devant l'académie française : « la France a l'habitude de dons infinis. Depuis la Chanson de Roland n'a cessé de monter cette limpide littérature du Grand Siècle, puis cette félicité, cette rare félicité qu'était Voltaire, et puis la voix de Hugo, la musique de Verlaine, et pourquoi ne pas nommer André Gide, André Malraux ? » Humblement mais courageusement, il s'agit de permettre à cette aventure française de perdurer. Donnons-nous les moyens de donner encore aux peuples du monde ce « don infini » ! (M. le président de la commission applaudit)

M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication.  - en vous présentant ce texte, le 8 juillet, j'ai tenu à souligner qu'il était nécessaire mais non suffisant. La régulation de l'internet ainsi organisée n'est qu'un premier jalon, un préalable à une deuxième étape qui doit voir le développement de nouvelles offres culturelles sur internet et l'invention de nouvelles sources de rémunération pour les créateurs.

J'ai donc chargé MM. Zelnik, Toubon et Cerrutti d'apporter des réponses concrètes et immédiates à trois questions fondamentales : comment proposer des offres légales de musique et de films encore plus attractives pour les consommateurs ? Comment dégager de nouvelles ressources pour financer la création de ces oeuvres ? Comment aboutir à un partage équitable de la richesse ainsi créée entre les artistes, les entreprises de la culture et les acteurs de l'internet ? Avant la fin novembre, je ferai des propositions au Président de la République et au Premier ministre. Tous les créateurs de notre pays les attendent ; il faut agir vite et j'y suis déterminé.

Vous le voyez : pendant que le Parlement étudiait ce projet de loi, je ne suis pas resté inactif. J'ai tenté de faire en sorte que le dispositif qu'il instaure prenne aux yeux de nos concitoyens le sens d'un mécanisme pédagogique de lutte contre le piratage, indissociable de la mise en place d'un nouveau modèle de diffusion et de financement des oeuvres.

Je ne reviendrai pas sur le détail de ce projet de loi, après la présentation que vient d'en faire M. Thiollière, que je remercie de sa compétence et de son engagement depuis le 30 octobre 2008, date à laquelle le projet de loi Hadopi I était voté au Sénat, à l'unanimité.

Grâce au Sénat et à l'Assemblée nationale, ce second projet de loi a fait l'objet de plusieurs améliorations qui rendent encore plus claires les intentions des pouvoirs publics. Je pense notamment à la décision de votre commission mixte paritaire de proposer un texte qui retranche la messagerie électronique du champ de la suspension d'accès aux services en ligne qui peut être prononcée par le juge judiciaire. Je pense également au fait que, lorsque le juge se prononcera sur la peine de suspension, il lui incombera de prendre en compte l'ensemble des circonstances, et notamment la gravité de l'infraction et la personnalité de son auteur, afin que la sanction soit la plus efficace possible. Certes, cette obligation découlait des principes généraux de notre droit. Mais, dans le climat passionnel qu'a suscité ce texte, il ne faut pas craindre d'être tout à fait explicite.

L'édifice dont nous allons poser la dernière brique n'a pas été imaginé par des technocrates coupés des réalités mais par les acteurs de la culture et de l'internet. Il est l'application des accords historiques signés à l'Élysée le 23 novembre 2007 par 50 organisations représentatives et entreprises de la musique, du cinéma, de la télévision, et par tous les fournisseurs d'accès à internet.

Les deux lois apportent des avancées considérables pour le consommateur. Désormais, les films seront disponibles en DVD quatre mois après leur sortie en salles, au lieu de six, et en VOD après quatre mois aussi, au lieu de sept mois et demi. Voilà une mesure concrète qui va changer le comportement du consommateur. Les maisons de disques ont retiré tous les verrous numériques anti-copie des morceaux de musique téléchargés à l'unité : quand on achètera en ligne une musique, on pourra la copier pour son usage personnel et familial, aussi facilement qu'une cassette autrefois.

L'autre point sur lequel je veux revenir et qui est peut-être le plus important après les polémiques déraisonnables et disproportionnées, auxquelles les deux lois ont donné lieu, c'est que leur vocation est essentiellement pédagogique. Leur mécanisme est centré sur les rappels à la loi envoyés par I'Hadopi. Les sanctions, sur lesquelles on s'est tellement répandu, n'ont été pensées que comme une force de dissuasion, qui vient coiffer la série d'avertissements envoyés par la Haute autorité. Les sanctions seront probablement assez rares, car je crois à l'efficacité de cette dissuasion. Mais la perspective de la sanction signalera qu'internet ne doit pas être un lieu de non-droit. C'est un espace rapide, où l'on surfe, ce ne doit pas être un espace où le droit se volatilise, et devient virtuel.

Deux avertissements avant toute sanction, dont un par lettre recommandée : quel luxe de précaution ! Comme s'il fallait recevoir deux avertissements à domicile avant de se faire retirer un point sur son permis de conduire ! Et ces messages sont envoyés par une Haute autorité qui protège l'anonymat des internautes, qui est composée de magistrats et d'agents publics, impartiaux et indépendants. Le premier décret d'application de la loi Hadopi I porte d'ailleurs sur leur déontologie. C'est dire à quel point le souci du Gouvernement est d'interposer, entre les internautes et les titulaires de droits, une instance médiatrice, incontestable, protectrice de leur vie privée.

Cette démarche n'est pas purement réactive et négative. Il s'agit de poser en principe qu'internet est un espace civilisé, un espace de droit dans lequel l'internaute ne doit pas être favorisé par rapport à celui qui se rend chez son disquaire, ni le trop malin par rapport au candide. Ce que nous décidons dans le monde « virtuel » a des implications dans le réel. Il n'est pas bon de se laisser aller à l'illusion d'un monde parallèle où rien ne pèse, où triompherait l'insoutenable légèreté du net. Pascal raconte qu'un paysan qui passe la moitié de sa vie à rêver qu'il est roi vaut bien un roi qui passe la moitié de sa vie à rêver qu'il est un paysan. Les arrière-mondes que nous créons ont plus d'influence et de puissance qu'on le croit sur le monde réel. Ils lui empruntent, mais ils le façonnent en retour, ils lui donnent ses nouvelles formes, ses habitudes. Le champ d'internet ne doit pas être laissé en jachère juridique !

Le Président de la République nous a montré que la volonté politique peut renverser un dogme, celui du laisser-faire, du pillage immoral de l'économie réelle des entreprises par l'économie virtuelle des marchés financiers. Je veux faire la même chose pour le pillage des oeuvres, au nom d'une liberté mal comprise. La liberté n'est pas la licence, le libéralisme n'est pas la jungle. Les démagogues du laisser-faire qui confondent la jeunesse avec le jeunisme voudraient la gratuité d'accès à toutes les oeuvres, sous prétexte qu'elles sont sur la Toile.

J'ai fait du numérique l'une des priorités de mon action au ministère. J'ai ainsi annoncé une porte d'entrée unique de notre patrimoine numérisé sur internet ; je suis entré dans le débat sur la numérisation des imprimés entre un géant américain et la Bibliothèque nationale de France ; j'ai demandé qu'une partie du grand emprunt soit dirigée sur cette modernisation de notre patrimoine.

Là où la gratuité est possible, j'ai agi concrètement et rapidement : j'ai décidé, dès cet été, de l'appliquer à l'entrée dans les musées et monuments nationaux, pour tous les jeunes de moins de 26 ans qui résident régulièrement dans l'Union européenne, quelle que soit leur nationalité.

Mais le financement des oeuvres des auteurs, compositeurs, interprètes ou réalisateurs n'est pas assuré, comme pour les musées, par l'impôt des citoyens ou la gratification des mécènes, mais par le consentement de leurs admirateurs.

La loi vise le grand nombre, elle entend modifier le comportement de la masse des internautes et attirer leur attention tant sur les conséquences du piratage que sur les sanctions qu'ils encourent. Il sera toujours possible aux plus malins d'échapper momentanément à celles-ci ; mais ce sera le fait d'une petite minorité, comme pour toutes les formes de délinquance. Les techniques de détection évolueront en même temps que les techniques de dissimulation. Ce processus éternel n'a jamais dissuadé de lutter contre la délinquance. Il faut en finir avec le romantisme du pirate génial : pirater internet, c'est compromettre la diversité culturelle.

Si notre démarche était si mal fondée, elle ne serait pas de plus en plus imitée. On disait la France isolée, enfermée dans la confrontation. Il semble plutôt qu'elle soit en avance -voir l'Irlande, Taïwan ou la Corée du sud, les résultats spectaculaires obtenus en Suède ou, il y a deux semaines encore, les fortes propositions du ministre du commerce du Royaume-Uni. La France n'est pas un acteur de la culture comme les autres, elle a toujours joué un rôle pionnier. Nous célébrons cette année le cinquantenaire du ministère de la culture ; on la raillait alors, prétextant que l'art et les artistes n'avaient pas besoin de soutien politique. Pour imaginer des solutions contre le piratage, de nombreux pays nous observent, nous imitent, nous rattrapent même. De même, plusieurs dizaines de pays se sont dotés d'un ministère de la culture ; nous pouvons regarder avec satisfaction cette forme de piratage...

Peu importe le contenu exact des dispositifs de protection, ils évolueront encore ; mais les avancées de la technique ne doivent pas conduire à l'abolition des principes. Or il ne peut y avoir d'impunité totale. Il faut le faire savoir. Ce sera le rôle de la Hadopi. Les artistes, les créateurs, les entreprises de contenu et celles d'internet ont apporté leur soutien massif et renouvelé au projet du Président de la République et du Gouvernement. Je pense en particulier à toutes les PME de la culture, qui sont les premières victimes du piratage, car ce sont elles qui prennent le plus de risques en soutenant les jeunes talents avec des moyens souvent dérisoires. Elles sont au coeur du dynamisme et de la diversité artistique européenne. La loi n'est pas celle des majors, mais celle des créateurs et des talents, de ceux que j'ai pu admirer cet été à Marciac, à Saintes ou ailleurs, et in fine de leur public.

Tous ont les yeux fixés sur nous aujourd'hui, eux qui sont la réalité économique de la diversité culturelle ; ils attendent du dernier acte du processus législatif l'affirmation ferme que la protection de leurs droits sur internet n'est pas virtuelle. La loi témoigne de notre attachement aux principes fondateurs d'un espace culturel civilisé. Elle vise, par une conception équilibrée des rapports sociaux, à conjuguer l'accessibilité des oeuvres et les droits de leurs auteurs, la modernité des supports et la pérennité des principes. Elle met en place un accompagnement juridique des évolutions techniques. Elle est par là en continuité avec notre conception du monde, avec les valeurs défendues depuis toujours par la Haute assemblée toute entière. Nous avons l'intention de les promouvoir et de les prolonger. (Applaudissements au centre et à droite)

M. Serge Lagauche.  - Vous avez, monsieur le ministre, très solennellement mis en place le 3 septembre la mission chargée de proposer des solutions favorisant le développement de l'offre légale des contenus culturels sur internet. Si cette annonce sonne le glas, pour ne pas dire l'échec, des accords de l'Élysée signés voici presque deux ans, elle n'en est pas moins salutaire. Le Gouvernement mesure enfin la nécessité de trouver de nouveaux systèmes de rémunération des auteurs et de financement des industries du secteur.

Trois ans après l'échec de la loi Dadvsi, deux ans après la signature des accords Olivennes, il aura fallu que le Parlement, majorité et opposition confondues, dise ses réticences sur le dispositif proposé sous la tutelle du Président de la République pour que le Conseil constitutionnel censure le volet sanction de la riposte graduée. Que de temps perdu depuis la censure par le même Conseil, le 30 août 2006, du système de contraventions introduit à l'emporte-pièce par M. Donnedieu de Vabres dans la loi Dadvsi ! Il aura donc fallu plus de trois ans et trois ministres de la culture pour qu'une réflexion soit enfin lancée pour faire émerger un nouveau modèle économique de diffusion de la culture sur internet.

Pendant ce temps, les créateurs comme les industries du secteur culturel ont subi de plein fouet les effets du téléchargement illégal. Les positions se sont radicalisées, jusqu'à la caricature et parfois l'affrontement verbal. Les jeunes internautes n'ont pas compris les positions défensives prises par la plupart des auteurs, tandis que ceux-ci étaient acculés à défendre un texte finalement déclaré pour partie attentatoire à la liberté d'expression par le Conseil constitutionnel. Des artistes tantôt libertaires ou liberticides, des internautes prêts à tout pour casser les barrières techniques de la riposte graduée, des industries culturelles transformées en big brothers de la Toile : rien de tout cela n'est raisonnable. La loi Création et internet et son pendant judiciaire contraint n'auront donc servi qu'à faire prendre conscience au Gouvernement que la solution était ailleurs.

Peut-on encore parler de riposte graduée ? La procédure -juge unique et ordonnance pénale- n'a plus rien à voir avec les accords Olivennes. Là où ces derniers se voulaient pédagogiques par la mise en place d'une procédure administrative, le nouveau texte marque un triste retour en arrière en réinstaurant le délit de contrefaçon, puni de trois ans de prison et de 300 000 euros d'amende, et en autorisant le juge à prononcer une peine complémentaire de suspension de l'abonnement à internet.

Vous aviez estimé en juillet dernier, devant notre commission, à 50 000 le nombre de signalements qui seront transmis au procureur par la commission de protection des droits de la Hadopi : une goutte d'eau en comparaison des 450 000 films piratés chaque jour et du milliard de fichiers numériques à caractère culturel échangés illégalement chaque année ! Nous doutons en outre de la capacité de la justice, déjà surchargée, à traiter avec célérité les informations transmises par la Haute autorité. L'ensemble du dispositif de réponse graduée serait alors rendu inopérant et les courriels d'avertissement ne susciteront que l'indifférence de leurs destinataires.

Le groupe socialiste du Sénat espère bien sûr que la conjugaison de la phase d'avertissement et de la phase judiciaire permettra d'améliorer la lutte contre le piratage, qui n'est rien d'autre qu'un vol. Mais la précipitation et l'entêtement du Président de la République à aller jusqu'au bout, comme il l'a dit devant le Congrès, risquent de cristalliser le marasme économique que connaissent depuis plus de cinq ans les industries culturelles, grandes et petites, majors comme PME indépendantes.

La réussite de la dissuasion est fondamentale. Or nous avons le sentiment que le Gouvernement se fourvoie avec un texte élaboré en quelques jours, sans aucune concertation, menacé qui plus est d'inconstitutionnalité. Nous disons à nouveau que la défense des auteurs et la promotion de leurs oeuvres via internet doivent être abordées simultanément : lutter efficacement contre le piratage mais aussi créer les conditions du développement d'une offre légale attractive pour les internautes et rémunératrice pour les auteurs. Un dispositif d'avertissements puis de sanctions sera inopérant si l'offre légale ne se développe pas ; une offre légale abondante et peu onéreuse ne suscitera pas l'intérêt des consommateurs s'ils ne sont pas dissuadés de pirater les oeuvres. Nous souhaitons que le dispositif proposé soit efficace, mais nous en doutons au regard de l'ampleur du phénomène du piratage et de la faiblesse des moyens de la justice, elle aussi contrainte par la révision générale des politiques publiques.

L'Assemblée nationale, qui n'a voté le texte qu'à une courte majorité, pas plus que la CMP, n'ont sensiblement modifié la rédaction adoptée par le Sénat le 8 juillet 2009. Le groupe socialiste réitérera donc son vote négatif. Nous restons cependant disponibles pour prendre part aux réflexions menées par la mission confiée à MM. Zelnik, Toubon et Cerutti pour dégager de nouvelles sources de rémunérations pour les auteurs et inventer de nouveaux modèles économiques de diffusion des oeuvres culturelles sur internet. Nous travaillons depuis plus de trois ans sur la question et sommes disposés à faire part de notre modeste expertise si elle devait être sollicitée. Vous avez souhaité, monsieur le ministre, que des propositions simples et concrètes vous soient soumises dès le 15 novembre prochain ; nous réitérons notre méfiance vis-à-vis d'offres légales présentées comme gratuites qui feraient dépendre la rémunération des auteurs -et la diversité culturelle- de recettes publicitaires, par nature aléatoires. La gratuité d'accès pose en outre la question de la valeur d'une oeuvre et de la perception de cette valeur par les internautes ; une valeur qui pourrait se diluer dans l'océan des offres prétendument gratuites. Il faudra aussi veiller au respect des droits moraux et patrimoniaux des auteurs.

Les auteurs et leurs ayants droits devront rester maîtres de la diffusion de leurs oeuvres tout comme leurs droits exclusifs à rémunération devront rester proportionnels à la diffusion de leurs créations. Le droit d'auteur ne saurait glisser vers le copyright anglo-saxon.

Les sociétés de perception et de redistribution des droits des auteurs et des artistes-interprètes auront un rôle central à jouer pour que les disciplines artistiques diffusées sur internet ne soient pas définitivement dominées par les fournisseurs d'accès et les grandes sociétés d'édition et de production.

Prenons garde également à ce que tous les arts concernés par la numérisation et la diffusion sur internet soient pris en compte : la musique, le cinéma, les logiciels de loisirs et le livre. Les solutions préconisées devront tenir compte des usages de lecture et des modèles de financement propres à chaque discipline. Il ne pourrait par exemple être question de remettre en cause la chronologie des médias, pierre angulaire de la diversité cinématographique française, au profit d'un modèle conçu pour la diffusion phonographique.

Pour conclure sur le livre, les récentes déclarations de M. Denis Bruckman, directeur général adjoint de la Bibliothèque nationale de France, sur l'état d'avancement des négociations engagées par la BNF, pour la numérisation de son fonds, avec le géant Google, sont des plus inquiétantes. La promotion de la diversité culturelle et l'accès multilingue au patrimoine culturel européen ne sont pas compatibles avec un tel partenariat, qui laisserait la numérisation des savoirs aux mains d'un monopole privé. Il ne s'agit pas de stigmatiser, mais d'affirmer que l'économie de l'immatériel, l'investissement dans la recherche, l'éducation et la défense des auteurs et de leurs ayants droits constituent la clef de l'avenir et qu'à ce titre, il est inacceptable qu'un opérateur privé se substitue aux États européens dans leurs missions régaliennes.

Pour mener à bien ces missions, il faudra bien entendu que les États augmentent leurs moyens. Nous souhaitons donc que le projet de bibliothèque numérique européenne Europeana, lancé sous la double impulsion de la BNF et de la Commission européenne, soit renforcé. Il ne saurait être question d'accorder une quelconque exclusivité à une entreprise pour accéder à une oeuvre, quel que soit son statut -dans le domaine public, orpheline, épuisée en librairie ou en cours de diffusion. C'est la défense de l'identité culturelle d'un pays et de ses auteurs qui est en cause. Nous vous savons homme de lettres et en appelons à votre vigilance et à votre volontarisme pour relever ce défi culturel de tout premier ordre.

L'enjeu, pour toutes les disciplines artistiques diffusées sur internet, est majeur. Il nous faut inventer de nouveaux modèles permettant un accès à la culture pour le plus grand nombre dans des conditions respectueuses des droits des auteurs. Sans un nouveau modèle, garantissant au plus grand nombre, dans des conditions respectueuses des droits des auteurs, l'accès à la culture, point de politique culturelle sérieuse, point de volontarisme pour le maintien de cette diversité culturelle dont vous avez la responsabilité. (Applaudissements à gauche)

Mme Catherine Morin-Desailly.  - Prendre des mesures fortes en faveur des artistes et de la création n'a jamais été aussi urgent. Les derniers chiffres de l'industrie musicale publiés par Le Monde le 9 septembre dernier sont alarmants : au premier semestre, le marché de la musique a encore enregistré une baisse de près de 18 % par rapport au premier semestre 2008, soit une perte de 50 millions d'euros sur six mois pour l'industrie du disque. Ces chiffres démontrent une fois encore que le piratage numérique progresse, mettant chaque jour un peu plus en péril l'avenir de la création artistique.

La commission mixte paritaire a adopté un texte équilibré, garantissant à la fois le caractère pédagogique et dissuasif du dispositif de réponse graduée. Les avancées, réelles, sont attendues par une très large majorité des artistes.

Rappelons brièvement les modifications intervenues depuis notre première lecture. Tout d'abord, l'adoption d'un amendement, déposé par le rapporteur du texte à l'Assemblée nationale, réaffirmant le principe du secret de la correspondance privée, a permis d'exclure du champ de l'investigation de la Hadopi et de l'autorité judiciaire la correspondance privée par courriel. A l'article premier, il a été précisé, d'une part, que les agents assermentés de la Hadopi le seront devant l'autorité judiciaire, et, d'autre part, que les agents constateront seulement les faits susceptibles de constituer une infraction et non les infractions elles-mêmes. Autant de modifications bienvenues, qui assurent une meilleure protection des droits des internautes.

Mais la protection des droits fondamentaux sur les réseaux numériques doit encore progresser. C'est dans cette optique que le Nouveau centre présentait dès cet été, et à l'initiative de son président, une « déclaration des droits fondamentaux numériques » destinée à garantir sur internet le respect des droits définis, entre autre, par la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Cette réflexion devra se poursuivre à l'avenir, pour que s'instaurent des garde-fous pour la protection de la vie privée et la préservation de la dignité humaine.

Nos collègues députés ont également précisé les conditions de procédure de jugement simplifiée. A l'article 2, le recours au juge unique et à l'ordonnance pénale a été expressément limité aux seuls délits de contrefaçon commis via internet. Les victimes pourront en outre demander directement des dommages et intérêts dans le cadre de la procédure d'ordonnance pénale. Enfin, l'incrimination de négligence caractérisée se trouve mieux définie.

La réflexion sur le financement de la création à l'ère d'internet doit se poursuivre. Je me réjouis, monsieur le ministre, de la mise en place de la mission Zelnik sur le développement de l'offre légale de téléchargement et les mesures d'accompagnement de la loi. Car l'offre légale est encore largement insuffisante. J'avais, lors de l'examen de la loi Hadopi I, déposé un amendement destiné à lever, avec la suppression des DRM, l'un des principaux freins au déploiement des nouvelles offres. Reste que l'offre légale doit aussi s'étoffer et être mieux mise en valeur : il est indispensable que le public soit informé et associé.

Ce texte, enfin, tient pleinement compte des critiques formulées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 juin dernier : le volet répressif sera bien confié à un juge et non plus à une autorité administrative.

Les garanties supplémentaires apportées par ce projet de loi permettent à une large majorité du groupe de l'Union centriste de le voter, même si nous restons persuadés qu'il ne sera que transitoire.

Il faudra, à l'avenir, trouver les nouveaux équilibres respectueux de la liberté et des droits des artistes, de la liberté et du droit à l'information et à la communication des internautes. Nul ne peut nier qu'internet a introduit des perturbations qui déstabilisent aujourd'hui les relations aux savoirs, les industries culturelles ayant pour leur part de plus en plus de mal à imposer une consommation synchronisée des oeuvres. Il faut leur donner les moyens de rebondir.

Entre régulation et adaptation, la recherche de l'équilibre est un défi. Car internet, c'est une nouvelle manière de vivre ensemble, une nouvelle manière de communiquer, des rapports sociaux réinventés, une représentation du monde et de la culture transformée qui concernera environ un milliard d'internautes dès 2010. C'est pourquoi il faudra poursuivre.

Je salue, pour finir, le travail de chacun, et plus particulièrement celui de notre rapporteur, M. Thiolliere, qui a par sa connaissance pointue de l'ensemble de ces problématiques permis de parvenir à un texte équilibré.

M. Jack Ralite.  - La discussion sur cette suite de texte aura duré, en urgence, 208 h 20 dont 170 h 30 à l'Assemblée nationale et 37 h 50 au Sénat. « Quel grand débat ! », diront certains au vu de ces chiffres. Mais il y a débat et débat. Ce qui frappe, à la lecture des délibérations, c'est qu'elles ont eu lieu en réaction à l'initiative présidentielle et trop peu, même s'il y a eu des moments riches, en raisonnement pour construire ce qu'exige notre société à l'heure du numérique, qui ne se résume d'ailleurs pas à internet. Trop souvent, les débats n'auront été qu'ébriété technologique, ramenant à l'esprit ces mots de Michelet, dans Le Peuple : « Notre siècle, par ses grandes machines (...) attelant les masses à l'aveugle, a progressé dans la fatalité ».

Dans L'opéra de quat'sous joué magnifiquement par le Berliner Ensemble au Théâtre de la Ville, on retrouve cette fatalité si bénéfique au couple pouvoir-grandes affaires : « L'homme ne vit que d'oublier sans cesse qu'il est homme ». Au XlXe siècle et au début du XXe siècle, cela était lié à la machine à vapeur, plus tard au moteur à explosion et aux technologies électriques. Aujourd'hui c'est la numérisation, et la télé-informatique qui s'imposent et permettent le maniement d'une fatalité plus grande encore par l'invasion de la rationalité technico-scientifique dans toutes les sphères de la vie. C'est le « reformater les Français » voulu par M. Sarkozy. A cette techno-fatalité, le pouvoir a ajouté la surveillance, en opposant deux libertés : le droit d'auteur, oeuvre des Lumières et de la Révolution française, et l'accès à internet légitimement exigé par le Conseil constitutionnel et appliqué avec une ferveur belliqueuse, au point de faire passer par la même occasion l'ordonnance pénale, procédure accélérée devant un juge unique et sans audience préalable, et d'ignorer la présomption d'innocence. Fatalité technologique et justice expéditive.

Sur un terrain social bouleversé, où l'internet produit « de la socialité chaude à l'intérieur d'un monde où la socialité froide a la primauté, où le lien social se distend » selon Georges Ballandier, cette loi est grosse de dangers, même si chercheurs et utilisateurs du numérique prédisent son caractère inapplicable.

Pourtant, le Parlement, sur proposition du député communiste Frédéric Dutoit avait voté la création d'une plateforme publique parfaitement réalisable, qui n'a jamais été prise en considération. Et l'on nous fait voter aujourd'hui une loi inapplicable alors que depuis plus de trois ans, le Gouvernement n'a pas appliqué un vote unanime des parlementaires.

L'option fondamentale de l'État, l'ultralibéralisme -malgré les discours présidentiels sur la moralisation du capitalisme- en fertilisation croisée avec les grandes affaires, ne parvient plus à faire système et rend chaotique la vie, d'où l'angoisse, à laquelle il répond -le sens lui étant devenu proprement intolérable- par ce que l'écrivain Bernard Noël appelle « la castration mentale ».

A côté de cette loi, voilà Google, ne payant rien des contenus qu'il diffuse et s'installant en Irlande pour s'éviter la fiscalité normale, qui reçoit l'aval du Premier ministre quand le directeur de la Bibliothèque nationale de France, renonce -étant donné la pépie financière- à poursuivre la démarche de son prédécesseur, la numérisation européenne des bibliothèques d'Europe.

Vous avez, monsieur le ministre, demandé une part des recettes du grand emprunt afin d'éviter cet affront. Mais je crains que l'emprunt ne soit qu'un mirage. Mme Reding, commissaire européenne, veut d'ailleurs revoir la conception européenne du droit d'auteur.

Le Président de la République, adepte de la concurrence libre et non faussée, a déclaré devant les députés UMP pantois : «  Je suis assez sceptique et réservé sur le choix d'un opérateur de téléphonie mobile : le prix le plus bas n'est pas forcément le meilleur, il faut voir la qualité des postulants. » Quelle illustration de la marchandisation de la politique culturelle ! La bataille fabriquée entre internautes et auteurs a là sa source : les uns sont assimilés à des clients, les autres à des industriels, et l'on recourt abusivement à la notion de droit de propriété littéraire et artistique. Le lien entre les auteurs, les artistes et le public est ainsi vicié. C'était pourtant la préoccupation essentielle des Conventionnels de 1791 et 1793. En 1936 le projet de loi Jean Zay déplissait ces lois fondatrices mais, dénoncé comme un « complot socialiste » contre les éditeurs, il n'a pas abouti. Derrière le conflit entre internautes et auteurs se dissimulent de grands intérêts économiques, déjà à l'oeuvre lors du vote de la loi de 1957, qu'on appela la loi de Grasset. Celle de 1985 a ouvert la voie d'un copyright à la française, de l'« entreprise auteur » et de l'oeuvre sans auteur. La société civile des Auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) a d'ailleurs inscrit à l'ordre du jour de ses prochaines rencontres de Dijon la question suivante : « La France va-t-elle vers le copyright ? » L'idée fait son chemin. Les lois Hadopi ne traitent pas du droit moral, comme si celui-ci était destiné à l'oubli. Quant à l'idée, auparavant admise dans notre pays, selon laquelle la culture n'est pas une marchandise comme les autres, elle est mise au rancart.

Le 1er août 2007, le Président de la République écrivait dans sa lettre de mission à la ministre de la culture d'alors : « Veillez à ce que les aides publiques aux créations favorisent une offre répondant aux attentes du public ». Ce dernier se trouvait ainsi réduit, une fois de plus, au rang de consommateur !

Cette loi ne protège pas les auteurs. Pierre Musso a révélé que les auteurs ne touchent en France qu'1 % de l'ensemble constitué par le chiffre d'affaires des industries du spectacle et par le total des droits d'auteur. Nous avons donc débattu pendant 208 heures de cette faible fraction, en oubliant les 99 % restants. La mission que vous avez installée, monsieur le ministre, devra y réfléchir ; je regrette d'ailleurs que les représentants du monde des affaires y soient majoritaires. Il faut trouver un nouvel équilibre entre les droits des artistes et ceux des industries culturelles, et dégager d'autres modes de financement pour la création, ce bien commun.

Quant au domaine numérique, comme l'écrivait Georges Balandier, « nous sommes dans l'obligation de civiliser les nouveaux mondes issus de l'oeuvre civilisatrice ». Les nouvelles techniques ne requièrent pas des utilisateurs fascinés ou apeurés, mais des sujets éclairés, vigilants et critiques.

Je ne suis pas prophète en matière de technologie. Mais au carrefour où se trouve notre société, il y a des routes d'avenir et des routes du passé. La loi Hadopi n'est pas adaptée aux enjeux contemporains ; elle mutile ce grand héritage qu'est le droit d'auteur, et elle est bien loin de prendre en compte tous les aspects du grand dérangement numérique. Les commissions ne font pas leur place aux artistes, aux internautes, aux chercheurs ou aux journalistes ; elles sont comme le pont d'Avignon : on y danse en rond ! (M. Nicolas About s'amuse) Il est pourtant grand temps d'atteindre l'autre rive, d'aller vers l'inconnu et la découverte. Les puissants écoutent plus qu'ils ne lisent, entourés de conseillers qui leur versent leur savoir par l'oreille. Mais dans l'individualisme contemporain, la surdité est devenue structurelle. L'excès d'information se transforme en bruit, laissant échapper ce qu'Yves Bonnefoy appelle « l'énigme du dehors ». Le poète ajoute que « la relation humaine doit renaître à partir d'un état de dispersion. »

C'est pourquoi, lors des états généraux de la culture qui se réuniront ici même le 28 septembre, nous nous efforcerons de réduire les fractures et d'en finir avec les mauvais procès. Il faut rassembler les énergies de tous les amoureux de la création autour d'un désir commun : mettre à jour une responsabilité publique et sociale, permettre l'appropriation des techniques contemporaines et l'avènement d'une économie et d'une culture de l'immatériel. Nous établirons ainsi un calendrier jusqu'en juin 2010, car nous ne cherchons pas une ficelle ou un sparadrap, mais des solutions qui assument les contradictions.

Nous sommes à quelques jours de l'anniversaire de la chute du mur de Berlin, événement auquel j'attache une extrême importance. Contre ceux qui pensaient que 1989 marquait la fin de l'Histoire, « phrase qui, à l'époque déjà, ne pouvait avoir sa place que dans le sottisier de Flaubert », Claudio Magris écrit que « 1989 tout au contraire a dégelé l'Histoire qui était restée un réfrigérateur pendant des décennies. Et celle-ci s'est déchaînée en un enchevêtrement d'émancipation et de régression souvent inséparables. » Nous avons devant nous une oeuvre d'émancipation. Hélas, cette loi est une loi de régression, dont les auteurs n'ont même pas eu la prudence de prévoir un suivi de son application. Le groupe CRC-SPG votera contre. (Applaudissements du groupe CRC-SPG ; M. David Assouline et Mme Alima Boumediene-Thiery applaudissent également)

M. Jean-Pierre Plancade.  - Nous en sommes aujourd'hui, espérons-le, à la fin de la saga Hadopi. Depuis le début de nos débats, la position du groupe RDSE n'a pas changé : il s'agit d'une bonne réforme, pédagogique et assurant la protection des individus. Sa version finale est meilleure encore que les précédentes.

Mais on peut avoir le sentiment que nous sommes en train de construire une « ligne Maginot » de l'informatique. Sans doute la commission mise en place par M. le ministre permettra-t-elle de faire avancer notre réflexion.

Notre groupe ne s'opposera donc pas à ce texte. Il était urgent de rappeler qu'internet n'est pas une zone de non-droit, que le téléchargement illégal est un vol, et surtout de faire entendre aux artistes que nous sommes de leur côté. (Applaudissements au centre, à droite et au banc des commissions)

M. David Assouline.  - Je serai bref, car j'ai déjà fait valoir maintes fois mes arguments au cours des débats qui nous ont agités depuis quatre ans. Les sénateurs socialistes partagent quelques-unes des idées et des ambitions exprimées par M. le ministre. Nous pensons nous aussi que les artistes doivent être justement rémunérés pour leur travail, car la création n'est pas gratuite. Nous considérons que le Parlement devrait se saisir du problème plus large de la régulation d'internet : dans mon rapport relatif à l'impact des nouveaux médias sur la jeunesse, j'ai formulé plusieurs recommandations visant à mieux protéger l'enfance, à promouvoir l'éducation et l'information sur internet. Nous souhaitons enfin que la culture trouve ses financements.

En revanche, nous sommes en désaccord sur les moyens. A l'époque de la loi Dadvsi, les groupes industriels auditionnés nous ont promis de proposer à brève échéance des offres susceptibles de remplacer le téléchargement illégal, que les DRM rendraient bientôt impossible. Mais comme nous l'avions prévu, les DRM n'ont pas suffi. D'ailleurs les majors de l'industrie musicale, dans leur logique à courte vue, ont attendu d'avoir épuisé leurs vinyles, si j'ose dire, avant de mettre en place de nouveaux services. Les offres développées depuis sont beaucoup trop chères, notamment pour le public jeune, étant donné les usages de consommation qui se sont répandus ! Quant aux industries cinématographiques, elles n'étaient pas pressées à l'époque de créer de nouveaux supports, protégées qu'elles étaient par la chronologie des médias et par la difficulté qu'il y avait alors à télécharger un film sur internet. Mais les technologies ont évolué...

Aujourd'hui internet est une déferlante. Des dizaines de millions de gens y sont connectés, la consommation s'y est développée, les supermarchés y proposent eux-mêmes leurs produits.

Ces comportements se sont installés, mais l'offre légale n'a pas suivi !

Certes, il faut sanctionner le téléchargement illégal, et nous voulons tous que la loi soit dissuasive. Mais reconnaissez que ce texte sert avant tout à gagner du temps avant d'envisager autre chose ! Si nous nous étions concentrés sur l'essentiel ces quatre dernières années, nous n'aurions pas perdu notre énergie à inventer des digues qui n'en sont pas.

La comparaison avec les chauffards ne tient pas : imaginez qu'il y ait des millions d'excès de vitesse à contrôler chaque jour, que ce soit le mode habituel de conduite, que l'on ne puisse pas prouver l'infraction ! D'autant qu'en téléchargeant illégalement, on ne met pas en danger sa vie ou celle d'autrui ! De nombreux pays nous imitent, dites-vous. La Suède, elle, nous a précédés : les effets escomptés -baisse du téléchargement illicite et reprise des ventes- ont duré six mois, après quoi le piratage a repris de plus belle ! Légiférer en sachant que la loi ne sera pas réellement appliquée n'est pas de bonne pédagogie : c'est installer dans la tête des jeunes qu'ils peuvent s'émanciper de la loi. Cinquante mille avertissements, c'est une goutte d'eau. Où est le caractère dissuasif ?

Selon les principes fixés par le Conseil constitutionnel, ce sera à la justice d'apporter la preuve de l'infraction, après une instruction. Imaginez les moyens qu'il faudra consacrer à cette nouvelle tâche, alors que les tribunaux sont déjà engorgés par les affaires courantes !

Nous voulons tous que les auteurs soient protégés. Ne perdons pas notre temps avec des commissions de trois membres : il faut un grand débat national réunissant tous les acteurs. Les transferts de charges de l'État aux collectivités locales obligent ces dernières à rogner sur leurs dépenses culturelles, à commencer par les arts vivants, au détriment des créateurs. Les fournisseurs d'accès profitent de l'explosion de la diffusion culturelle sur internet, qui leur vaut des millions de clients. Comme la radio rémunérait les auteurs, c'est à eux de contribuer à financer la création et l'information libre et indépendante qu'ils diffusent. Voilà les chantiers de demain. La mission Zelnik permettra-t-elle de débroussailler un peu les choses ? Il faut réunir autour de la table des intérêts divergents -entreprises, créateurs, fournisseurs d'accès, pouvoirs publics, etc- pour inventer un système à la hauteur de la fantastique révolution que nous vivons : alors, le monde portera ses regards vers nous !

A l'instar de la révolution industrielle, du passage du charbon à l'électricité, il faut non seulement protéger les anciens métiers mais inventer le système qui s'imposera, avec ses nouvelles régulations, dans un monde qui change. C'est à ce chantier que nous voulons nous atteler, avec vous. Mais, de grâce, cessons de prétendre que cette loi va régler le problème : nous aurons perdu beaucoup de temps. (Applaudissements à gauche)

Mme Catherine Dumas.  - Ce texte est très attendu des artistes et des professionnels victimes du piratage. Le téléchargement illégal, s'il devient un comportement de masse, entraîne un manque à gagner considérable pour les créateurs, et donc une menace pour les 130 000 Français qui travaillent dans l'audiovisuel et le spectacle vivant. Le chiffre d'affaires des ventes de CD a diminué de 50 % en six ans, les effectifs des maisons de production ont baissé de 30 % et le nombre de contrats de nouveaux artistes de 40 % chaque année. Les premières victimes ne sont pas les majors mais les indépendants : 99 % des maisons de disques ont moins de vingt salariés. Pour le cinéma, les téléchargements illégaux sont aussi nombreux que les entrées en salles -450 000 par jour ! Le téléchargement illégal ruine nos filières culturelles.

La loi Hadopi, complétée par ce second texte, traduit les accords de l'Élysée de l'automne 2007, lesquels faisaient déjà suite au rapport Olivennes. Le Gouvernement s'appuie donc sur un texte approuvé par la quasi-totalité des milieux artistiques et culturels.

Selon la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin, la suspension de l'abonnement en cas de téléchargement illégal ne pourra être prononcée que par un magistrat. A l'origine, le Gouvernement souhaitait éviter au contrevenant la voie pénale, et distinguait le cas du fraudeur occasionnel, relevant de l'autorité administrative, de celui du fraudeur « massif » ou se livrant au piratage dans un but lucratif, jugé pour contrefaçon par les tribunaux. Puisqu'il n'est pas possible d'éviter une judiciarisation de la procédure, le Gouvernement a opté pour un dispositif simple, rapide et proportionné.

Le coeur du système demeure le principe d'une riposte graduée : il n'y a nulle menace sur les libertés individuelles ! L'internaute recevra un premier courriel d'avertissement, puis, s'il n'en tient pas compte, un second, accompagné d'une lettre recommandée expliquant que la loi doit être respectée, et que le téléchargement légal permet de financer la création. S'il persiste, une sanction adaptée pourra être prise par le juge, saisi par la Haute autorité, pour délit de contrefaçon ou pour négligence caractérisée. La suspension de l'abonnement internet, particulièrement dissuasive, restaure la crédibilité de la sanction, qui ne tombera pas du jour au lendemain !

Les amendements du Sénat et de l'Assemblée nationale ont apporté des garanties supplémentaires. Notre commission a ainsi prévu que le titulaire de l'abonnement n'ayant pas suffisamment protégé son accès internet recevrait un avertissement par courrier recommandé préalablement à toute sanction. Elle s'est également attachée à éviter des sanctions disproportionnées, supprimant la peine d'emprisonnement pour le fraudeur qui se réabonnerait malgré la décision de suspension.

J'approuve également la protection de la vie privée, notamment l'effacement des données personnelles après la fin de suspension d'abonnement, de même que la non inscription de cette mesure au bulletin n°3 du casier judiciaire. Je félicite donc notre rapporteur, qui s'est beaucoup investi dans sa tâche, en assurant le respect des droits de chacun.

Je félicite aussi notre ministre de la culture pour sa brillante intervention et pour sa détermination à engager une réflexion globale sur la rémunération des créateurs et le financement des industries culturelles à l'ère numérique. Monsieur Assouline, la réflexion ne fait que commencer !

Comme le Président de la République l'a déclaré à Versailles le 22 juillet, en défendant les droits d'auteur, nous défendons aussi l'idée que nous nous faisons d'une société où la liberté de chacun respecte les droits des autres. Notre groupe adhère pleinement à cette philosophie ! (Applaudissements à droite)

Mme Alima Boumediene-Thiery.  - Nous examinons aujourd'hui le résultat du parcours chaotique de la loi Hadopi, dont le Conseil constitutionnel a souligné les graves insuffisances et les travers, dans sa décision du 10 juin. De substantielles réserves juridiques demeurent, comme le respect des droits de la défense ou le recours à l'ordonnance pénale, mais j'exprimerai une critique plus générale portant sur la philosophie même du texte.

Nous regrettons profondément la criminalisation du téléchargement sur internet et l'absence de réflexion sur les moyens de mieux rémunérer les artistes, car le véritable enjeu consistait à concilier le droit pour tous d'accéder à une culture diverse et le financement de la création. Le texte est passé à côté. En effet, voyant une utopie dans l'accès universel aux oeuvres de l'esprit, le Gouvernement a privilégié la sanction. La vraie réflexion est donc repoussée aux calendes grecques. Nous estimons sans démagogie que vous avez raté ainsi l'opportunité d'un débat de société entre la jeunesse et les artistes. A la mutualisation des connaissances et des financements, le Gouvernement a préféré la criminalisation, sans compensation pour les auteurs et les artistes. On aurait pu trouver l'équilibre ailleurs que dans le prétoire !

Pour nous il importe d'inventer des outils permettant de concilier les intérêts de ceux qui n'ont pas toujours les moyens d'acheter et ceux des personnes qui ont besoin de vendre pour créer. Contrairement à ce que d'aucuns prétendent, nous ne demandons pas la gratuité inconditionnelle sur internet : nous voulons soutenir les créateurs tout en encourageant le public à accéder à la culture ; nous voulons que les artistes et les créateurs puissent choisir le modèle assurant leur rémunération et la diffusion maximale de leurs oeuvres.

Or, qu'apporte ce texte ? Rien, sinon le sentiment que la culture est désormais l'affaire des tribunaux, que le plaisir, la découverte et le partage deviennent des infractions. Son seul objectif est de satisfaire les sociétés de perception. Certes, les auteurs demandent une protection, mais n'aurait-on pu adapter les solutions existantes ?

Je songe à la plateforme publique de téléchargement, votée ici même lorsque nous avons examiné la loi Dadvsi. Faute de décret, cette proposition est restée lettre morte.

Je songe également à la plateforme « création publique et internet », dont le modèle de diffusion assure à la fois l'accès de tous à la culture et le financement équitable des artistes et des créateurs. Fondé sur la concertation et le dialogue, ce projet adossé à une licence collective mutualise le financement de la création. Il suffirait que chaque internaute verse 5 euros par mois pour engranger 1,2 milliard d'euros, dont une partie rémunérerait les contributeurs à la création des oeuvres échangées, le reste finançant la création à venir.

Mais nous n'avons pu réellement discuter ces solutions, puisque le Gouvernement a dès le départ tout axé sur la sanction. Administrative au départ, pénale ensuite, la procédure charge des officines privées de récolter des preuves, un acte qui incombe à l'autorité judiciaire.

Nous aurions souhaité que le Gouvernement aborde le sujet de façon moins conflictuelle, car la régulation pénale et répressive n'est pas la panacée. Comme dans de nombreux domaines, elle suscite plus de difficultés qu'elle n'en élimine, c'est pourquoi les sénateurs Verts voteront contre les conclusions de la commission mixte paritaire. (Applaudissements à gauche)

La discussion générale est close.

M. le président.  - Je rappelle au Sénat qu'en application de l'article 42 alinéa 12 de notre Règlement, aucun amendement n'est recevable, sauf accord du Gouvernement.

M. Ivan Renar.  - Hélas ! (Rires)

M. le président.  - En outre, le Sénat est appelé à se prononcer avant l'Assemblée nationale par un seul vote sur l'ensemble du texte.

Intervention sur l'ensemble

M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication - J'espère que nous écrirons aujourd'hui la dernière page d'un texte qui nous aura mobilisés à plusieurs reprises depuis un an. Sur tous les bancs du Sénat, s'est exprimée la volonté de protéger la propriété intellectuelle et artistique. Reconnu comme un grand progrès lorsqu'il est né au siècle des Lumières, ce principe n'a rien perdu de sa valeur.

Il nous est donc apparu nécessaire de légiférer, malgré la difficulté à trouver un équilibre et à combattre une délinquance astucieuse. Mais faut-il renoncer à combattre la délinquance parce qu'elle est astucieuse ? Non !

Nous ne voulons pas seulement combattre le téléchargement illégal, car il est un moment où l'offre culturelle doit être accessible au plus grand nombre. Lorsque j'étais étudiant, les livres étaient trop chers pour étancher notre soif de lecture, mais les éditions de poche ont éliminé l'obstacle du prix. Nous souhaitons parvenir à un résultat équivalent sur internet.

Nous aurions préféré éviter le recours à l'autorité judiciaire, qui n'est pas de notre fait. Nous attachons une grande importance à ce que les jeunes qui ont peu de moyens puissent accéder aux formes contemporaines de la culture. Nous sommes donc très heureux qu'une commission soit créée à cette fin. Lui souhaitant un bon travail, nous serons très mobilisés pour contribuer à cette réflexion.

Aujourd'hui, nous complétons la loi Hadopi. S'il fallait demain nous revoir pour voter des dispositions concrètes, le Sénat tout entier serait au rendez-vous. (Applaudissements à droite et au centre)

Les conclusions de la commission mixte paritaire sont adoptées.