Questions cribles thématiques (La France et l'évolution de la situation politique dans le monde arabe)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle les questions cribles thématiques sur « la France et l'évolution de la situation politique dans le monde arabe ».

Mme Nathalie Goulet.  - Notre politique arabe dépend pour beaucoup de la qualité de notre personnel en poste. À l'aune des événements du printemps arabe, me disait une proche collaboratrice de Mme Clinton, il faut revoir nos modalités de recrutement. En matière culturelle et de coopération, nous avons bien des progrès à faire ; dans certain pays du Golfe, notre attaché de presse ne parle ni l'arabe ni l'anglais... Comment entendez-vous mettre fin à ces erreurs de casting ?

M. Alain Juppé, ministre d'État, ministre des affaires étrangères et européennes.  - Je ne suis pas sûr que les capacités linguistiques de nos collègues américains soient aussi parfaites... sauf pour l'anglais. Nous nous efforçons d'adapter les profils aux postes en tenant compte de critères linguistiques. Je souhaite vous rendre attentif au fait qu'un tiers des agents titulaires du ministère change chaque année d'affectation. En majorité, les titulaires dans le Golfe sont arabisants ; c'est notamment le cas des principaux responsables de nos ambassades en Arabie saoudite, au Koweït ou au Qatar.

Nous travaillons à développer la formation linguistique des diplomates. En outre, la RGPP, qui réduit considérablement nos moyens, nous incite à nous tourner vers les recrutés locaux, souvent bilingues.

Mme Nathalie Goulet.  - La collaboratrice de Mme Clinton reconnaissait que les États-Unis avaient eux aussi des efforts à faire...

M. Aymeri de Montesquiou.  - Bien des certitudes ont été balayées par le printemps arabe. Nous percevons mal l'hétérogénéité des situations sous l'unité religieuse. Certains aspirent à un État laïc, mais la religion reste le socle de ces sociétés. Ne cédons cependant pas à l'arrogance, et ne considérons pas que ces pays ne sont pas mûrs pour la démocratie. Si les fondamentalistes remportent les élections, les reconnaîtrons-nous ?

L'UPM est plus un espoir qu'une réalité. Que comptons-nous entreprendre ? Selon quel calendrier ? La Ligue arabe peut-elle devenir dans ce cadre un partenaire privilégié ?

Si Israël n'est pas accepté par les peuples arabes, c'est en raison de l'extrême violence exercée contre les Palestiniens depuis sa création. Son existence est un fait, sa sécurité doit être garantie ; mais la communauté internationale ne peut admettre de ce pays ce qu'elle interdit à d'autres. Les résolutions des Nations Unies doivent être appliquées. La France est-elle prête à tout faire à l'ONU pour qu'un État palestinien soit reconnu dans ses frontières de 1967 ? Et si Israël ne cède pas, peut-on imaginer des sanctions ?

M. Alain Juppé, ministre d'État.  - Le printemps arabe est une chance. Il ne faut pas craindre de voir les peuples se lever pour la démocratie, les droits de l'homme et ceux de la femme. Nous devons nous engager à leur côté sans hésitation.

Il faut être cohérent et ne pas faire deux poids et deux mesures. On nous reproche une attitude « indulgente » envers la Syrie. Notre condamnation des violences contre les populations est pourtant très claire. Ce qui est clair aussi, c'est qu'il n'y a pas consensus au sein du Conseil de sécurité.

Il faut être ouvert au dialogue avec les islamistes qui récusent la violence et s'engagent dans un processus démocratique. Pour que la transition démocratique réussisse en Tunisie ou en Égypte, il faut une aide économique massive. Nous y travaillons, y compris en relançant l'UPM.

Il nous faut exercer, enfin, tout notre talent pour rétablir le dialogue entre Israël et les Palestiniens. Le statu quo n'est pas possible.

M. Aymeri de Montesquiou.  - Je partage votre optimisme : il faut faire confiance au printemps arabe, tout en demandant à Israël de respecter le droit international.

M. André Trillard.  - De Tunis au Caire, de Misrata à Sanaa, les peuples écrivent une nouvelle page de leur histoire.

En tant que président du groupe France-Libye, je me suis dès les premiers morts exprimé. La résolution 1973 donne depuis tous les moyens pour protéger les populations civiles. Je salue l'action du président de la République qui a su appeler chacun à ses responsabilités.

Combien de morts si nous n'étions intervenus ? Certains craignent l'enlisement, un autre Afghanistan. Le chemin sera long, la liberté a besoin de temps pour l'emporter. Quelle sera la politique de la France vis-à-vis du Conseil national de transition et du peuple libyen pour l'accompagner vers la démocratie, aspiration profonde symboliquement illustrée par l'appel historique, ce dimanche, des 61 tribus à l'unité ?

M. Alain Juppé, ministre d'État.  - Voilà quelques semaines, Kadhafi annonçait son intention de s'emparer de Benghazi et de s'y venger sur la population civile. Nous avons fait notre devoir pour empêcher un massacre. Aujourd'hui, Kadhafi est discrédité, l'Union européenne, les États-Unis, la Ligue arable, une grande partie des pays de l'Union africaine en conviennent.

Pour aider le pays à s'acheminer vers la démocratie, nous agissons d'abord sur le plan militaire -le seul langage que comprend Kadhafi-, d'où l'intensification des frappes dans le respect de la résolution 1973 ; ensuite, en accentuant les sanctions. Mais seul le dialogue politique parviendra à mener le pays à la paix ; nous travaillons à un vrai cessez-le-feu. Le groupe de contact de jeudi, à Rome, réfléchira à un mécanisme d'aide financière au Conseil de transition et aux moyens d'ouvrir la voie d'un dialogue national.

M. André Trillard.  - Il est d'autres voies que l'alternative entre tyrannie laïque et islamisme. À nous de comprendre les formes diverses que prendra la marche vers la démocratie.

M. Jean-Louis Carrère.  - La disparition d'Oussama ben Laden marque un tournant. Le Sénat doit maintenant traiter de la question de la participation de notre pays à la guerre en Afghanistan.

Les peuples arables marchent vers la démocratie ; le Maroc et l'Algérie ne resteront pas en marge. Nous avons soutenu l'intervention juste et légitime en Libye, mais nous craignons une escalade, sinon l'enlisement. La révolte des populations arabes a de profondes racines sociales. Comment croiront-elles à notre générosité si on leur claque la porte au nez ? Solidaires à Benghazi, pas à Paris... A l'inacceptable posture du ministre de l'intérieur je préfère vos propos, monsieur le ministre d'État. Sachons jouer notre rôle, soyons fidèles à nos valeurs de liberté, de générosité, de respect des droits de l'homme. D'où ma question : quelle est notre politique ?

M. Alain Juppé, ministre d'État.  - La disparition de ben Laden porte bien des conséquences positives. Mais je ne crois pas le moment venu d'un retrait d'Afghanistan, les réseaux terroristes n'y ont pas disparu.

Oui, notre politique doit s'adapter aux circonstances. Au Yémen, les choses évoluent ; au Maroc, je fais confiance aux initiatives du roi. Quant au problème des migrants... Nous avons établi un pont aérien et maritime pour aider les Égyptiens de Lybie à revenir dans leur pays. Nos partenaires tunisiens comprennent que les flux d'immigration irrégulière sont un fléau pour eux, pour nous, pour les intéressés eux-mêmes. Ils ont accepté, avec le concours de l'Union européenne, de mieux contrôler leur frontière et de réadmettre sur leur sol des personnes qui ne sont pas victimes de persécutions. Il y a 50 000 demandeurs d'asile en France, cinq fois plus qu'en Italie ; nous l'avons fait valoir auprès des Italiens.

Vous trouvez les propos de M. Guéant choquants, je ne suis pas de cet avis ; nous avons d'ailleurs été entendus par Bruxelles. Nous savons tous que la vraie solution est dans la réduction des inégalités, pour permettre aux jeunes de rester au pays dans la liberté et le progrès. (Applaudissements à droite)

M. Jean-Louis Carrère.  - Je n'avais pas la naïveté de vous entendre dire votre opposition à M. Guéant. Mais je vous demande de rester sur votre ligne, plus prometteuse pour l'image de la France.

M. Robert Hue.  - L'événement que constitue la mort de ben Laden mériterait un débat parlementaire, que mon groupe sollicite. Elle doit conduire à retirer d'Afghanistan nos troupes et celles de l'Otan.

Lors de votre déplacement à Tunis, vous avez annoncé 350 millions d'aide bilatérale. Mais la situation socio-économique catastrophique associée au poids de la dette extérieure et à la prédation du clan ben Ali compromettent la relance économique : à quand un moratoire sur sa dette envers l'Europe ?

Quid de la réactivation de l'accord de 2008 pour apporter une solution à l'afflux des migrants ?

M. Alain Juppé, ministre d'État.  - En Tunisie, j'ai reçu un accueil de qualité, de la part des autorités mais aussi dans la rue. La France n'y est pas conspuée, pas plus qu'elle ne l'est par les blogueurs.

Le processus politique est en route, la commission électorale à l'oeuvre ; les élections à la constituante auront lieu le 24 juillet. Mais le défi économique est considérable, tandis que les attentes sociales sont très fortes. Notre aide est bilatérale mais aussi européenne, et nous attendons beaucoup du G8 pour mettre en place un plan d'actions en direction de la Tunisie et de l'Égypte.

Pour les migrants, M. Guéant continue de travailler avec les autorités tunisiennes. Nous nous orientons vers un renforcement des contrôles aux frontières sur place et travaillons à un accord de réadmission.

M. Robert Hue.  - En Tunisie, ce n'est pas le drapeau qui a été mis en cause, mais les relations détestables du clan Ben Ali avec certain personnel politique hexagonal...

Je souhaite, sur les migrants, que l'on progresse vers un accord, indispensable à la démocratie.

M. Bernard Fournier.  - 2011 restera une année historique pour le Maghreb ; une évolution au prix du sang, mais porteuse d'espoir.

La population n'accepte aucune concession envers les anciens responsables du régime abattu. Que fera la France pour assister la Tunisie qui peine à stabiliser son gouvernement ? Le pays ne doit plus dépendre uniquement du tourisme de masse. Les jeunes Tunisiens sont diplômés, mais au chômage.

Un prêt bilatéral de 350 millions d'euros a été annoncé. M. Juppé s'est entretenu avec plusieurs ministres tunisiens ; une vision globale est en effet nécessaire pour relancer l'économie du pays.

Quel est le calendrier arrêté pour l'utilisation des crédits ?

M. Henri de Raincourt, ministre auprès du ministre d'État, ministre des affaires étrangères et européennes, chargé de la coopération.  - L'instabilité gouvernementale de la Tunisie est une réalité. Le ministre d'État s'est rendu dans ce pays, où il a rencontré le président de la République, le Premier ministre et plusieurs membres du Gouvernement.

Tous les ministres que j'ai rencontrés sont d'anciens responsables économiques qui se sont mis au service de leur pays en cette période difficile. La France n'hésite pas à aider substantiellement nos amis tunisiens à repartir du bon pied. Dans cet esprit, nous travaillons sur les plans diplomatique, économique et financier.

L'avenir de la Tunisie incite à l'optimisme car il appartient aux Tunisiens.

M. Bernard Fournier.  - Merci de ces précisions.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga.  - Le président Sarkozy a commis l'erreur de donner une respectabilité internationale aux pires dictateurs arabes. Dois-je rappeler les innombrables missions de M. Guéant à Damas ? Les accords secrets pris avec la Syrie influencent-ils notre politique arabe ?

Aujourd'hui, apparemment, la politique française a changé du tout au tout. Nous approuvons totalement la vote de la résolution de l'ONU sur la répression en Syrie ; mais face à une répression qui s'apparente à des actes de guerre, la France doit aller au-delà : le Gouvernement entend-il prendre des sanctions contre le président Assad, son entourage et les responsables de la répression ? Quelles sanctions défendrez-vous lors de la prochaine réunion du Conseil de sécurité de l'ONU?

M. Henri de Raincourt, ministre.  - La situation a changé, ce qui justifie que la position du Gouvernement soit différente. Quand on s'efforce, modestement, de créer un environnement favorable à la paix dans le Proche-Orient, je vois mal comment on peut éviter de discuter avec la Syrie...

L'action diplomatique que vous dénoncez était indispensable. (M. Robert del Picchia approuve)

Aujourd'hui, la France condamne solennellement les violences et les exactions commises en Syrie. Nous avons convoqué l'ambassadeur de Syrie à Paris ; nous combattons la candidature de la Syrie au Comité des droits de l'homme de l'ONU.

Sur le plan communautaire, des sanctions sont à l'étude. Le Gouvernement français exprime, à propos de la Syrie, l'appui au printemps des peuples pour la liberté ! (Applaudissements à droite)

Mme Monique Cerisier-ben Guiga.  - Il faut passer aux actes, en gelant les biens des responsables de la répression, en mettant fin à la diplomatie de connivence et en demandant la comparution de Bachar el-Assad devant la CPI. (Applaudissements à gauche)

M. Jean-Louis Carrère.  - Très bien !

La séance est suspendue à 17 h 40.

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présidence de Mme Monique Papon

La séance reprend à 18 heures.