Préjudice écologique

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil, présentée par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues de l'UMP.

Discussion générale

M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi .  - Les marées noires ont été trop nombreuses depuis le Torrey Canyon en 1967, de l'Amoco Cadiz en 1978 jusqu'à l'Erika en 1999 et plus récemment le Prestige. Et, à chaque fois, des drames : le naufrage de l'Erika, ce sont 400 km de côtes souillées, les sept dixièmes des côtes vendéennes, des centaines de milliers d'oiseaux morts. À chaque fois, de la désespérance et la même antienne : plus jamais ça ! -  jusqu'à la fois suivante.

J'ai suivi avec attention les revirements du procès de l'Erika durant treize ans avant que la Cour de cassation ne reconnaisse le préjudice écologique, défini comme une atteinte aux actifs environnementaux non marchands. Il est plus que temps d'inscrire cette notion dans notre code civil. Merci à mon groupe de l'UMP d'avoir inscrit ce texte à l'ordre du jour, aux éminents juristes qui m'ont aidé et, surtout, à M. Anziani le rapporteur qui a accompli un très beau travail au nom de la commission des lois. Cher monsieur Anziani, décidément, ce sont les catastrophes qui nous rapprochent : hier, la tempête Xynthia, aujourd'hui, les marées noires. Au-delà de nos sensibilités politiques, nous savons nous retrouver quand il y va de l'intérêt général.

L'arrêt historique de la Cour de cassation du 25 septembre 2012, qui consacre la notion du préjudice écologique, a suivi la décision du 8 avril 2011, par laquelle le Conseil constitutionnel créait un devoir de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement. À partir du moment où nos deux plus hautes juridictions ont inscrit dans notre jurisprudence le préjudice écologique, fallait-il aller plus loin en l'inscrivant dans le code civil ? Au départ j'avais pensé compléter l'article 1382, ce monument de notre droit, un véritable totem, et puis j'ai préféré la solution d'un titre spécifique.

Pourquoi cette initiative ? Parce que le code civil était le chaînon manquant. Au niveau international, nous avions les sommets de Rio et de Johannesburg, l'article 191 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et la directive de 2004 transposée dans la loi du 1er août 2008 - texte cependant insuffisant puisqu'il s'en tenait à un régime de police administrative centré sur le préfet plutôt qu'il n'instituait un régime de responsabilité. Au niveau national, la Charte de l'environnement de 2004 a été constitutionnalisée en 2007. Bref, tout convergeait - de nombreux rapports, depuis le rapport Catala de 2004, jusqu'à celui de la commission environnement du Club des juristes en 2011, le demandaient pour faire évoluer notre code civil, et je sais aussi qu'un groupe de travail a été constitué à cette fin au ministère.

Deuxième raison, la responsabilité civile traditionnelle couvre les atteintes à la personne et non à la nature qui est notre bien commun. Il s'en est fallu de peu, au reste, que la Cour de cassation prenne une autre décision en reprenant ce raisonnement juridique plutôt que de consacrer le préjudice écologique.

Autre difficulté, des groupes devaient se saisir des préjudices seconds, des préjudices dérivés, que sont les préjudices matériel et moral, pour viser le préjudice premier, le préjudice écologique.

D'où, troisième difficulté, le problème de la réparation du dommage, en intérêt ou en nature, et le problème de l'affectation des réparations à une victime - ce qui peut induire une redondance dans les réparations ou leur caractère trop partiel. Nous avons choisi, pour éviter cet écueil, la réparation prioritairement en nature, plus juste et plus efficace. Le rapporteur a ajouté utilement une disposition dans le cas où la réparation en nature est impossible. Ce texte s'écarte du droit commun de la responsabilité en substituant au principe de la liberté du juge et de la liberté de l'usage la réparation prioritaire en nature et l'affectation. Au vrai, si le code civil est, comme l'a dit Yves Gaudemet « la Constitution civile de la société », mettons notre Constitution civile en accord avec notre Constitution politique en adoptant ce texte. Faisons « entrer le droit dans la loi », comme le demandait Victor Hugo. Face à l'individualisme triomphant, l'écologie est l'un des rares domaines où le bien commun, objectif et collectif, apparaît consensuel. (Applaudissements)

M. Alain Anziani, rapporteur de la commission des lois .  - Il y a treize ans, l'Erika, chargé de fioul lourd, sombrait au large des côtes bretonnes : 400 kilomètres de côtes souillées, 150 000 oiseaux morts, dix-huit tonnes de fioul et huit tonnes de produits cancérigènes déversés dans la mer.

Nous avons attendu treize ans avant l'arrêt très musclé de la Cour de cassation, au moins au plan des sanctions puisque l'amende est maximale : 375 000 euros en sus des 200 millions de dommages et intérêts.

Cela étant, cet arrêt ouvre la discussion plutôt qu'il ne la clôt : existe-t-il un préjudice écologique pur ? Je le crois.

L'exemple de l'ourse Cannelle, la dernière représentante de son espèce, abattue par un chasseur dans les Pyrénées, en est une illustration.

Cette proposition de loi a le grand mérite de donner un fondement à cette notion de préjudice écologique. Mme la garde des sceaux à laquelle je veux rendre hommage, a saisi d'emblée l'importance majeure de la question en créant un groupe de travail.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Très bien !

M. Alain Anziani, rapporteur.  - Plusieurs questions surtout se posent. La première, à laquelle je répondrai comme M. Retailleau, est de se demander si ce texte est nécessaire quand notre arsenal législatif suffirait. Certes, la Charte de l'environnement a été constitutionnalisée à l'article 34 ; certes, il existe la loi du 1er août 2008 qui transpose la directive de 2004 mais elle est inapplicable car le législateur a listé des dommages et en a forcément oublié. Les préfets n'y recourent pas. Certes, il existe les articles 1382 à 1384 du code civil. L'arrêt Erika toutefois a montré que notre législation ne suffisait pas.

La nécessité d'avancer étant posée, vient la deuxième question : où inscrire la notion de préjudice écologique ? Les plus éminents juristes ont considéré qu'il ne fallait toucher à l'article 1382 du code civil que d'une main tremblante. L'auteur de la proposition de loi, modifiant sa position révolutionnaire initiale, a préféré consacrer un titre IV ter et un article 1386-19 à la responsabilité relative aux atteintes à l'environnement.

Troisième question, faut-il créer une responsabilité pour faute ou sans faute ? Alors que le droit de la responsabilité s'objective de plus en plus, optons pour la responsabilité sans faute. Cela est conforme à l'article 4 de la Charte de l'environnement. Je reconnais que la question de l'assurance est posée... Réaffirmons que cette incrimination nouvelle ne peut représenter une entrave au développement économique ; les juges apprécieront l'effectivité du dommage.

Quelle réparation ? En nature, prioritairement, ou, si elle est impossible, que faculté soit donnée au juge d'ordonner une compensation en dommages et intérêts.

Qui aura intérêt à agir ? L'État, les collectivités territoriales mais aussi les associations oeuvrant pour la protection de l'environnement ?

Dernière question, quelle prescription ? Trente ans, mais à partir de quand ? La prescription à trente ans à compter du fait générateur ne permet pas de prendre en compte les dommages qui peuvent apparaître beaucoup plus tard.

Il y a donc encore matière à travailler et la Chancellerie a réuni un groupe de travail à cette fin. Le préjudice écologique sera un gisement de droit, nous aurons à en reparler ! (Applaudissements)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - J'ai eu grand plaisir à participer au colloque sur le préjudice écologique organisé au Sénat par M. Retailleau, avec l'active collaboration de M. Anziani. J'avais alors dit très clairement ma préférence pour la procédure civile tout en soulignant les difficultés.

Depuis le projet de loi sur les actions de groupe a été limité au champ de la consommation. Je ne suis pas certaine que ce soit la bonne solution à long terme mais il est vrai qu'« à long terme, nous sommes tous morts » comme disait Keynes... Il y avait donc urgence à agir.

Le groupe de travail, que j'ai mis en place, est présidé par un grand publiciste, le professeur Jégouzo. Il regroupe des membres de la Chancellerie, des ministères de l'environnement et des finances, ainsi que des personnes qualifiées sur ce sujet. Le rapport est prévu pour le 15 septembre 2013, ce groupe de travail fera son miel de vos travaux.

M. Retailleau a eu l'audace de présenter une proposition de loi considérant, avec raison, que notre droit de la responsabilité civile n'était pas adapté au préjudice écologique.

Outre les décisions de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel, les juridictions de premier et de second degré ont rendu des jugements en s'appuyant sur la notion de « troubles anormaux du voisinage ». Convenez que ce n'est guère satisfaisant.

Trouvons, donc, une réponse. Le projet de loi que je vous présenterai, je le promets, s'appuiera sur cette proposition de loi. La première difficulté à laquelle nous nous heurtons est la définition du dommage écologique.

M. Retailleau a finalement choisi de ne pas toucher à l'article 1382 qui n'a pas été modifié depuis deux siècles, depuis 1804. « Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Superbe sobriété ! Notre droit devant être prévisible et lisible, c'est une exigence constitutionnelle, nous devons parvenir à une solution équilibrée. L'article premier de la proposition apporte une définition plus générale de la responsabilité : si le spectacle de la nature m'émeut, j'ai plus d'émotion encore pour les êtres humains.

M. Jean-Pierre Vial.  - Vous avez raison !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Peut-on admettre que la nature soit davantage protégée que les êtres humains ?

La priorité à la réparation en nature, si elle est une belle idée, me paraît un peu large. Elle s'applique aux dommages collectifs seulement. De plus, les modalités d'exécution de cette réparation, ses conditions précises, son suivi - administratif ou judiciaire ? - ne sont pas précisés dans le texte. Mieux vaudrait un mécanisme général articulé avec le code des assurances et avec le code de l'environnement. Il en existe un, créé par la Loi sur la responsabilité environnementale (LRE), placé sous l'autorité des préfets.

Outre la question du dommage et de la réparation, nous devons creuser le problème de l'intérêt à agir. M. Retailleau, disais-je, a eu de l'audace ; il en faut pour toucher au code civil, si cohérent, si structuré...

Il a introduit un titre nouveau, le IV ter, et un régime spécial, en évitant de s'en prendre au « totem » de l'article 1382. S'il existe déjà des régimes spéciaux sur les produits défectueux, sur l'économie numérique, sur les conducteurs de véhicules automobiles et j'en passe, il faut veiller au bon équilibre de l'ensemble. L'intérêt d'un projet de loi, c'est qu'il est nécessairement accompagné d'une étude d'impact. L'articulation avec les textes internationaux, comme la Convention de Bruxelles de 1969 sur les propriétaires de navires transportant des hydrocarbures, ou la Convention de Paris sur l'énergie atomique et les textes européens, n'est pas à négliger non plus.

Vous avez fort bien travaillé, nous ferons bon usage de vos réflexions. Cette méthode originale de travail transpartisan au Sénat augure d'un vote positif ; vous inviter à rejeter ce texte serait hasardeux. Disons plutôt que le groupe de travail, actif, délivrera son rapport à l'automne prochain et que mes services sont à votre disposition.

Lisibilité, efficacité, prévisibilité de la loi doivent se conjuguer avec le plus haut niveau de protection de l'environnement des petites entreprises aussi pour leur donner les moyens de prévenir les dommages... tout en empêchant les grands pollueurs de contourner la loi. La plus grande vigilance rédactionnelle s'impose donc pour satisfaire à ces contraintes. Je vous remercie pour le travail accompli et compte sur vous pour améliorer le texte gouvernemental à venir. (Applaudissements)

M. Joël Labbé .  - Une petite nuance, madame la garde des sceaux, sur la balance entre l'émotion devant l'homme et devant la nature : les deux sont indissociables. Les interactions entre les espèces sont complexes et les pertes risquent d'être irréversibles. La nature rend un nombre considérable de services : 40 % de l'économie mondiale repose sur eux or 60 % sont en déclin. Considérons la nature autrement que comme une somme d'espaces à maîtriser.

La réparation des dommages à l'environnement est donc indispensable et je salue l'initiative de M. Retailleau, qui fait suite au jugement de la Cour de cassation sur l'Erika. Il propose de créer un préjudice autonome, qui implique réparation, et de l'inscrire dans le code civil. La directive du 21 avril 2004 ne consacre qu'un nombre limité de domaines, d'où l'intérêt de cette proposition de loi.

Le principe de la réparation en nature, essentiel pour nous, est posé ; la réparation pécuniaire ne doit intervenir qu'à défaut. Comment évaluer le préjudice ? Qui peut s'en prévaloir ? Comment organiser la réparation ? Autant de questions qui appellent réponse. Nous prenons acte, madame la garde des sceaux, de la constitution d'un groupe de travail et c'est pourquoi nous avons choisi, à ce stade, de ne pas déposer d'amendements.

Les conséquences de certains préjudices sont visibles, de l'Amoco Cadiz à l'Erika. Mais il en est d'autres plus sournois. Ainsi du chlordécone en Guadeloupe, qui aura des effets désastreux à long terme. Alors que son utilisation était interdite aux États-Unis depuis 1976, les outre-mer ont pu l'utiliser jusqu'en 1993. Et une dérogation d'un an vient encore d'être prononcée pour la Guadeloupe. Un scandale d'État, disent certains ; la mission pesticides de l'an dernier nous a suffisamment éclairés. Vous ferez de notre travail votre miel ? Parlons-en ! Les abeilles sont en danger. Et la qualité de l'eau.

Nous voterons donc cette proposition de loi, qui constitue un premier pas dans la bonne direction. (Applaudissements à gauche)

Mme Cécile Cukierman .  - La nature a horreur du vide, et même du vide juridique ! (Sourires) Le juge a, depuis plusieurs années, élaboré une jurisprudence sur le préjudice écologique mais celle-ci reste fluctuante et l'on manque d'un dispositif clair.

Il convient de distinguer le préjudice, qui est subjectif, du dommage, lequel est objectif. En la matière, l'intérêt à agir est collectif. C'est une petite révolution puisque, jusqu'ici, le dommage, pour être réparable, devait être direct, certain, personnel. On ne vient pas de nulle part : en 1995, la loi Barnier a permis aux associations d'exercer les droits reconnus à la partie civile ; en 2008, M. Retailleau a fait adopter un amendement élargissant ce droit aux collectivités territoriales. Ce texte s'inscrit dans cette logique ; il protège des biens non appropriables et prévient des dommages. Simple, court, intelligible parce que clair, il clarifie les fondements sur lesquels les juges pourront construire leur raisonnement, bien mieux que le texte de 2008, adopté tardivement pour transposer la directive de 2004, qui était touffu, technique, incompréhensible, inefficace et inappliqué. En créant une simple police de l'environnement reposant sur les seuls préfets, il signait la renonciation de la droite au Grenelle de l'environnement.

Le travail de M. Anziani nous satisfait mieux que la version initiale. Le régime de responsabilité sans faute qu'il introduit est bienvenu, comme la priorité donnée à la réparation en nature, sachant que la réparation pécuniaire n'est souvent que le moyen de s'acheter une bonne conscience. Une telle réparation est une exigence si nous voulons laisser aux générations futures une terre habitable. Pour autant, elle n'est pas toujours possible. La détérioration des nappes phréatiques, par exemple, peut être irréversible.

Les biens communs de l'environnement ne sont pas de simples facteurs de production. Ils ont une identité propre, qui dépasse de loin les capacités d'ingénierie humaine. Tout doit être fait pour les protéger. Vous avez créé, madame la garde des sceaux, un groupe de travail, qui améliorera, n'en doutons pas, la qualité de ce texte. Pour l'heure, nous estimons que le signal donné est bon et voterons cette proposition de loi avec force et enthousiasme.

Mme Chantal Jouanno .  - La réparation du préjudice écologique est sans doute une des grandes questions de droit civil de ce siècle, écrivait un avocat sur son blog. Merci à M. Retailleau de son initiative. Autant il aurait été impossible, en 2007, d'inscrire le préjudice écologique dans le code civil, autant les esprits sont prêts aujourd'hui. La décision de la Cour de cassation sur l'Erika nous appelle à construire une base juridique solide.

Des questions demeurent, comme celle de la prescription. Celle aussi de la prévention : je préférais la version initiale du texte. Si l'on conserve l'idée de dommages et intérêts, il faudra prévoir un remboursement des dépenses. Nos travaux à venir devraient améliorer les choses. Il s'agit, ici, d'ouvrir un nouveau paradigme. L'approche de Hans Jonas est dépassée puisque ce n'est pas seulement la notion de préjudice indirect pour l'homme qui est consacrée mais celle de sa dépendance par rapport à l'environnement. Il faudra aussi ouvrir la question du droit de l'animal, qui ne saurait rester, dans notre code, un bien meuble.

Mme la garde des sceaux a évoqué son tremblement à l'idée que la nature serait mieux protégée que l'être humain. A-t-elle pensé à la diversité de la flore... intestinale ? (Sourires)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Je connais mieux la diversité de la flore amazonienne ! (Sourires)

Mme Chantal Jouanno.  - Ce texte traduit une vision nouvelle de l'environnement, comme patrimoine, comme capital. On est bien au-delà de la logique des flux et de la valeur ajoutée qui présidaient aux réflexions sur le PIB dans les années 1970.

La réparation en nature n'est pas toujours possible : il est normal de prévoir une réparation pécuniaire. Mais comment l'évaluer ? Comment évaluer la disparition d'une espèce ? Est-il philosophiquement justifié de la monétiser ? Il existe des estimations de la valeur monétaire des espèces, même de celle des sangsues, sans parler des abeilles. Bref, les experts ont du pain sur la planche.

Notre groupe soutiendra lui aussi cette proposition de loi avec enthousiasme. (Applaudissements sur tous les bancs)

Mme Nicole Bonnefoy .  - Inscrire le préjudice écologique dans le code civil répond à une double nécessité : combler un vide juridique et assurer réparation. Pas un jour ne passe sans qu'une nouvelle catastrophe n'éclate. Les atteintes à l'environnement, parfois graves, donnent rarement lieu à réparation. L'impunité n'a que trop duré. Il faut intégrer dans la loi des mécanismes de prévention, de pénalisation et de réparation. C'est à quoi s'emploie cette proposition de loi, à laquelle je souscris.

Les mentalités ont évolué. La Charte de l'environnement de 2004 a valeur constitutionnelle mais elle appelait des textes d'application. La loi de 2008 a suivi, et la jurisprudence française a reconnu la notion de préjudice écologique. Il aura fallu attendre une catastrophe, celle de l'Erika, et onze ans de procès, pour que les choses évoluent.

En tant que rapporteur de la mission d'information sur les pesticides, je veux sonner l'alarme. Les pratiques agricoles, industrielles, commerciales, ne sont guère économes en intrants. Les intérêts économiques en jeu sont colossaux, et les choses peinent à évoluer. Faudra-t-il attendre des drames humains ? Mais ils sont déjà là. Voyez le chlordécone aux Antilles. L'implication des pesticides dans la mortalité des abeilles est aujourd'hui démontrée. Je salue donc les récentes décisions française et européenne d'interdire certains pesticides.

On sait que l'essentiel des pesticides, dispersés par le vent, finit dans les cours d'eau et les nappes phréatiques. Des produits interdits s'y trouvent encore, comme en témoigne la rémanence dans les sols de l'atrazine. À ces pollutions diffuses et continues, s'ajoutent les pollutions accidentelles. Nous avons le plus grand besoin d'outils juridiques pour prévenir et contrôler.

Je salue l'initiative de M. Retailleau et le travail de M. Anziani, que viendra relayer le groupe de travail que la garde des sceaux a créé. Quand une catastrophe humaine détruit en un instant ce que l'écosystème a mis des siècles à constituer, aucune réparation n'est possible. Il faut donc s'atteler à prévenir, et à sanctionner. Le groupe socialiste votera ce texte, dont l'enjeu est crucial et la portée majeure. (Applaudissements)

M. François Grosdidier .  - Président de la collectivité vendéenne, M. Retailleau connaît mieux que personne le drame de l'Erika, qui a donné lieu à une jurisprudence innovante, en condamnant Total à réparer les conséquences de la marée noire. Mais malgré cette avancée, la France est loin du compte. À en juger par l'affaire ExxonMobil, le préjudice est beaucoup plus coûteux pour ses responsables quand ils sont jugés par un tribunal de l'autre côté de l'Atlantique : cinq milliards de dollars, contre 200 millions d'euros.

Dans notre économie, le bénéfice est privatisé, mais le risque est mutualisé. Outre-Atlantique, la liberté a au moins pour corollaire la responsabilité, que l'on oublie trop souvent en France. Certes l'article 4 de la Charte de l'environnement pose le principe du pollueur-payeur, mais renvoie à la loi les modalités de son application. Grâce au Grenelle, nous avons avancé ; grâce à la loi de 2008 aussi, même si cette dernière reste une transposition a minima. Et la jurisprudence existante demeure aléatoire. Manque donc un dispositif clair et stable, pour assurer la réparation. C'est ce qu'apporte le texte de M. Retailleau, enrichi par la commission des lois. La réparation en nature, plus sûr moyen d'une réparation effective, est privilégiée. Grâce à M. Anziani, la responsabilité sans faute peut être engagée.

Nous avons le devoir de légiférer pour inscrire dans la loi un principe que nous avons porté il y a une décennie dans notre Constitution. Notre groupe votera ce texte conforme à ses valeurs : liberté et responsabilité. (Applaudissements)

M. Félix Desplan .  - Nous avons tous à l'esprit le drame de l'Erika, qui inspire ce texte mais les Guadeloupéens et les Martiniquais vivent aussi un désastre écologique majeur, qui atteint sol, air et eau. Celui-ci résulte de l'utilisation du chlordécone, une molécule très toxique et rémanente utilisée contre le charançon du bananier. Les États-Unis avaient cessé de l'utiliser dès 1976, tandis que plusieurs rapports en France soulignaient sa nocivité dès 1977. Malgré un retrait d'homologation treize ans plus tard, les autorités françaises ont maintenu licite l'utilisation de ce produit aux Antilles par dérogation jusqu'en 1993. En Guadeloupe, 6 500 hectares de surface agricole utile sont souillés, surtout dans le sud de Basse-Terre ; en Martinique, la pollution, plus diffuse, touche 14 500 hectares dans le nord-est. Tout ce qui pousse près du sol est atteint : les légumes racines comme le giraumon, très consommé, mais aussi les bovins, les volailles, les oeufs et le lait. Les résidus répandus par les eaux douces vers le littoral ont contaminé poissons et crustacés. Les hommes sont touchés mais aussi l'ensemble de l'économie. La production aquacole est mourante et les pêcheurs professionnels voient leurs zones de pêche réduites.

Le chlordécone a des effets dévastateurs sur la santé humaine : cancer de la prostate pour les travailleurs des bananeraies, retards de développement psychomoteur chez les enfants. Et l'impact sur la nature, s'il est difficile à déterminer précisément, durera très longtemps. Les Antilles ont ainsi été empoisonnées par un produit homologué ! Les planteurs n'en supporteront pas les conséquences financières puisque l'utilisation de cette molécule était autorisée par la loi.

Ils ne sont pas seuls en cause. Dans les années 1970, l'Office national des forêts a décidé de défricher une partie de la forêt primaire guadeloupéenne pour y planter des mahoganys, une sorte d'acajou exploitable pour son bois. Les agents de l'Office ont ainsi empoisonné les autres arbres en injectant à leur racine l'acide 2,4,5-trichlorophénoxyacétique, un des deux composants de l'Agent orange utilisé lors de la guerre du Vietnam. Là aussi, on ne peut estimer les effets à long terme, mais les études montrent que ce défoliant provoque chez l'homme cancer et diabète.

Reconnaître la responsabilité avec faute et sans faute est une avancée. Le juge pourra enfin agir pour assurer la réparation, et les pollueurs potentiels seront incités à la prudence. La réparation pourra revêtir des formes diverses, adaptées. Reste le problème de la prescription.

Des initiatives seraient, là, bienvenues, comme la signature d'un partenariat entre l'État, les collectivités territoriales et les producteurs pour garantir que la banane guadeloupéenne sera désormais écologique. Nous voterons cette proposition de loi.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux .  - Sur l'autorisation d'épandage qui aurait été donnée en Guadeloupe, je veux vous apporter une information sûre, et le ferai. Je comprends votre indignation. C'est une catastrophe. Les seuls terrains bananiers ne sont pas concernés, car il y a une continuité dans la nature, et les produits toxiques ne connaissent pas de barrières. L'Europe a tardé vingt ans à interdire le produit et, aux Antilles, des antagonismes d'intérêts ont joué. L'État est garant de l'environnement, mais aussi de l'emploi. Pour moi, cependant, face aux intérêts économiques, il faut toujours privilégier la santé publique. Certes, l'économie de la banane est une filière d'emploi indispensable aux Antilles, mais ces territoires ont un potentiel considérable et bien des filières pourraient être développées pour assurer une diversification de leur économie qui ne peut rester fondée sue deux productions seulement, canne et banane.

Je reviens au texte. La discussion générale a enrichi le débat et montré que nos préoccupations se rejoignent. Il faudra définir ce qu'est la réparation en nature, cependant. J'ai compris que tous les groupes voteront ce texte avec « force », avec « enthousiasme ». Il ne manque plus que l'allégresse ! (Sourires) Je ne vais donc pas faire entendre une voix discordante. Si je m'en remets à votre sagesse, j'en ai entendu la force unanime.

Au-delà, il faudra réfléchir à la question des autorisations administratives pour les installations : il ne faudrait pas qu'un pollueur puisse se retourner contre la puissance publique parce qu'il aurait obtenu une autorisation.

La réparation pécuniaire est un vrai sujet, M. Grosdidier a raison. Deux pistes sont possibles : l'amende civile, qui existe déjà dans notre droit, et le principe de l'élimination de la « faute lucrative », selon lequel une faute ne doit pas être plus lucrative que la sanction.

Merci à Mme Jouanno de ses informations sur les sangsues. (Sourires) Je crois qu'elles ont fait des merveilles au Moyen Âge...

Si j'éprouve plus d'émotion devant l'être humain que devant la nature, je préfère m'intéresser à la flore amazonienne qu'à la flore intestinale. (Sourires) Homme et nature sont indissociables : l'être humain est sculpteur de la nature, y compris dans ses activités économiques.

Notre génération doit s'efforcer de transmettre la beauté des paysages à ses enfants et petits-enfants. Souvenez-vous du film de Richard Fleischer Soleil vert que nous regardions dans les années 1970. On y invitait les vieillards, qui acceptaient de mourir pour faire de la place à la multitude des autres, à contempler, en images, la beauté de la nature disparue, une dernière fois...

M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi.  - ... en écoutant la Symphonie pastorale de Beethoven.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Absolument. (Applaudissements unanimes)

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois .  - Je salue la qualité des interventions, leur beauté aussi. Attentif à la beauté de la langue, j'apprécie le lyrisme de Mme la garde des sceaux qui n'a rien d'éthéré, qui est lié au rutilement du monde, à la beauté des choses.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Je devrais venir tous les jours au Sénat ! (Sourires)

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Attendez la suite.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Je la crains...

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Rassurez-vous : ce texte qui sera probablement adopté dans de très bonnes conditions mérite un avis de sagesse du Gouvernement, ce beau mot de « sagesse ».

Contrairement à ce qu'on lit trop souvent dans la presse, le Sénat adopte souvent des textes à l'unanimité. « Tout ce qui monte converge » disait un auteur de xxe siècle. Je peux vous citer quatre textes que le Sénat a adoptés à l'unanimité et dont l'Assemblée nationale n'a pas eu à connaître : notre proposition de loi sur les sondages, celle sur les conditions d'exercice des mandats locaux, celle sur l'instance chargée de contrôler en amont le développement des normes, celle relative à la compétence du juge français sur les crimes contre l'humanité. Aucun de ces textes, très attendus et adoptés à l'unanimité du Sénat, n'a été inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.

Veillez, madame la garde des sceaux, à ce que ces textes portent des fruits ou plutôt des fleurs, donnant un sens plus pur aux mots de la cité, comme aurait pu le vouloir Mallarmé.

La discussion générale est close.

Discussion de l'article unique

M. Joël Guerriau .  - Je veux rendre hommage à tous ceux qui se sont mobilisés pour réparer le drame de l'Amoco Cadiz de mars 1978. Du 17 mars au 12 mai, entre 420 et 1 700 personnes se sont activées chaque jour pour nettoyer plages et côtes. En réalité, ce sont les algues et les vagues qui ont achevé leur oeuvre. Ont suivi l'Erika, mais aussi les drames de Tchernobyl et de Fukushima.

Ce texte majeur sanctionne ces atteintes graves à notre patrimoine commun qu'est la nature. Je forme le voeu que nos voisins européens suivent notre exemple !

Mme la présidente.  - Le vote sur l'article unique vaudra vote sur l'ensemble de la proposition de loi.

Interventions sur l'ensemble

M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi .  - Merci à tous de votre soutien. Sur ce sujet, aucune susceptibilité d'auteur n'est possible quand nous oeuvrons pour le bien commun. Je me réjouis de la création du groupe de travail à la Chancellerie ; l'important est que nous aboutissions, que ce soit par une proposition de loi ou par un projet de loi. Cette situation ne peut plus durer au XXIe siècle ! Pour ma part, je suis certain que nous travaillons pour les générations futures ; ce sont elles les victimes.

Portalis, à l'ombre duquel nous travaillons, disait que « les lois sont faites pour les hommes ». Osons modifier le code civil au bout de 200 ans !

Des questions demeurent : la responsabilité sans faute, pourquoi pas ? Mais cela supposera, en effet, de régler la question des autorisations administratives ; l'intérêt à agir qui, à mon sens, doit être partagé entre État, collectivités territoriales et associations ; la prescription et la réparation en nature. Nos travaux vont se poursuivre sur tous ces points. C'est l'intérêt de la navette et de votre groupe de travail à la Chancellerie.

J'espère que ce texte sera adopté à l'unanimité ! (Applaudissements unanimes)

M. Joël Labbé .  - Hier soir, nous avons également adopté une proposition de résolution européenne à l'unanimité. La sagesse n'est pas un mot creux au Sénat. J'ai dit à la fin de mon intervention notre confiance dans le Gouvernement. C'est avec force, enthousiasme et allégresse que je voterai ce texte ! (Applaudissements)

L'article unique est adopté.

Mme la présidente.  - Avec une belle unanimité : ni voix contre, ni abstention. (Applaudissements)