Prescription acquisitive

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à interdire la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales et à autoriser l'échange en matière de voies rurales, à la demande du groupe UDI-UC.

Discussion générale

M. Henri Tandonnet, auteur de la proposition de loi .  - Une fois n'est pas coutume, nous nous intéressons aux territoires très ruraux. Quel contraste avec le débat précédent ! On passe de la gouvernance mondiale d'internet aux chemins ruraux. (Sourires)

Ma proposition de loi poursuit deux objectifs : protéger le domaine immeuble privé des collectivités territoriales, faciliter la conservation et le redéploiement de nos voies rurales. J'ai constaté, en tant qu'avoué spécialisé dans ces questions et comme maire rural en Lot-et-Garonne, un contentieux récurrent, aigu, entre les communes et des propriétaires privés, dû à la prescription acquisitive, aussi variée que l'est le patrimoine concerné qui va du puits au lavoir et aux chemins. Dans de nombreux villages, certains se sont appropriés au fil du temps des éléments du patrimoine. C'est ainsi que des chemins ont été labourés puis clôturés.

Cela ne posait pas problème jusqu'en 1959, quand la voierie communale a été redéfinie. Trente ans après, des particuliers s'opposent à la réouverture de ces chemins qui pourraient avoir une vocation touristique. Ainsi des sentiers de grande randonnée, les GR, des chemins de Saint-Jacques de Compostelle ou des chemins à thème que nous avons ouverts dans le Lot-et-Garonne.

Le principe de prescription acquisitive heurte-t-il des principes généraux du droit ? Le code civil protège la propriété privée. Le droit de propriété est imprescriptible et peut être atteint par le non-usage. Une exception est fondée sur la possession centenaire. L'article 2258 précise qu'elle ne peut être opposée pour mauvaise foi. Il faut distinguer entre propriété privée d'un particulier et celle d'une collectivité territoriale, qui est en fait une propriété collective, dont on peut concevoir que la protection est supérieure et n'est pas affectée par les transmissions inter ou trans-familiales. Des différences existent entre ces deux types de propriété privée, dont l'insaisissabilité. Pourquoi ne pas y ajouter l'imprescriptibilité ?

Il convient assurément d'améliorer le statut de cette propriété collective. Le renvoi pur et simple au code civil est un peu court. Le patrimoine rural, si divers et si riche, mérite mieux. Sa pérennisation est justifiée. Il ne s'agit pas de remettre en cause les autres règles, fort nombreuses, du droit privé. Ce n'est donc pas un grand bouleversement que je préconise.

Ce sont essentiellement les chemins ruraux qui sont concernés. Définis par l'article L. 161-1 du code rural, ils sont affectés au domaine privé de la commune mais sont à l'usage du public. Les chemins ruraux sont donc prescriptibles et les riverains ne se privent pas d'user de cette faculté. Des règles mixtes entre droit public et droit privé s'appliquent. Il est grand temps de mettre fin à l'exception de la prescription acquisitive pour protéger des abus cette propriété privée, certes, en droit mais collective en fait puisqu'elle est au service d'une communauté. Cette proposition de loi vise à stopper l'hémorragie due à la prescription acquisitive.

Limiter ma proposition de loi aux chemins ruraux serait en restreindre inutilement la portée.

M. Henri Tandonnet, auteur de la proposition de loi.  - La procédure d'échange des chemins ruraux que je propose constituera une simplification et évitera de nombreux contentieux. On peut s'interroger sur la jurisprudence du Conseil d'État car l'échange est déjà prévu par les textes. Les échanges pratiqués visent à améliorer les tracés des chemins et à s'adapter aux nouveaux usages des exploitations qu'ils sont censés desservir. On ne peut juger préférable une combinaison de vente et achat aboutissant au même résultat mais via une dépense supplémentaires et inutile.

Voilà beaucoup de raisons de mettre l'ouvrage sur le chantier. Il est attendu par les maires ruraux. J'espère que le retour en commission annoncé sera un moyen d'approfondissement et non une manière de nous engager dans une impasse. (Applaudissements)

M. Yves Détraigne, auteur de la proposition de loi .  - Cette proposition de loi s'attaque à la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales. Elle est inspirée par les difficultés croissantes des collectivités à reprendre des éléments de leur patrimoine, tels de vieux moulins, des lavoirs ou des chemins dont tel voisin est devenu propriétaire par prescription acquisitive parce que plus personne ne s'en souciait. Le sujet est moins anecdotique qu'il n'y paraît : la prescription acquisitive représente un véritable obstacle à l'aménagement touristique des communes.

Comme l'a rappelé en commission M. Vandierendonck, l'imprescriptibilité est inhérente à la domanialité publique. À l'inverse, les règles du droit qui s'appliquent au domaine privé des collectivités locales, dont font partie les centaines de milliers de kilomètres de chemins ruraux, sont un objet juridique hybride puisque, aux termes de l'article L. 161-1 du code rural, ils sont affectés à l'usage public. Il y a là une contradiction : une voie à usage public peut être clôturée sans autre forme de procès et devenir propriété d'un particulier après trente ans. C'est ancien mais surprenant. Comment concilier ce processus avec l'impossibilité, selon la jurisprudence du Conseil d'État, de procéder à des échanges pour rendre des chemins ruraux à l'usage du public ?

Le temps imparti a été court au regard du problème posé : j'ai été nommé rapporteur le mardi pour rendre mon rapport le lendemain matin ! J'ai envisagé un basculement des chemins ruraux de la propriété privée des communes vers leur propriété collective, avant de me rendre compte que cela aurait pour effet d'imposer aux communes une obligation d'entretien, ce qui paraît difficile en l'état des finances publiques. D'où ma proposition médiane tendant à rapprocher les chemins ruraux du régime de la propriété collective tout en facilitant leur échange, pour la bonne cause.

Si une réponse dérogatoire d'aliénation semble justifiée, l'imprescriptibilité me paraît tout aussi légitime. Il est possible d'échanger des propriétés du domaine public avec des biens du domaine privé. L'échange n'est donc pas incompatible avec la protection de l'intérêt général. Pourquoi serait-on plus exigeant pour l'échange d'un élément du domaine privé de la commune que pour celui d'un élément de son domaine public ?

Face au risque compréhensible de confusion dans le régime de la domanialité publique, la commission des lois a préféré ne pas se prononcer en l'état. La nécessité de mieux assurer la protection de ces chemins a été reconnue. C'est pourquoi la commission des lois a jugé utile d'approfondir sa réflexion. D'où la motion de renvoi en commission. J'ajoute que ne n'est pas une fin de non-recevoir.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois.  - Je le confirme.

M. Yves Détraigne, rapporteur.  - Nous y reviendrons donc en séance publique, avec une issue qui ne sera sans doute guère différente de celle que je vous ai exposée. (Applaudissements)

M. André Vallini, secrétaire d'État auprès de la ministre de la décentralisation et de la fonction publique, chargé de la réforme territoriale .  - Le droit de la propriété des personnes publiques est fondé sur la différence entre domaine public et domaine privé. Les caractéristiques de certains biens justifient des dérogations. Tel est le cas des chemins ruraux, comme l'explique avec pertinence M. Tandonnet.

La France compte 750 000 kilomètres de chemins ruraux. C'est considérable par rapport aux autres pays. Leur définition se trouve à l'article L. 161-1 du code rural. Les deux critères d'appartenance aux communes et d'usage public justifient leur rattachement au domaine public mais le code en dispose autrement : ils appartiennent à son domaine privé. Il existe néanmoins un principe de présomption d'affectation à l'usage public. Le cadastre n'est cependant pas toujours clair.

L'article L. 1612-3 précise aussi que tout chemin affecté à l'usage du public est présumé appartenir à la commune. Au particulier de renverser cette présomption, le cas échéant. Le code civil pose des exigences : son article 2262 pose un principe de prescription acquisitive de trente ans qui empêche la commune de récupérer le chemin qu'elle avait délaissé, souvent par ignorance. Ce, sans recours.

La vente peut aussi être décidée par le conseil municipal lorsque le chemin rural cesse d'être affecté à l'usage public. La loi exclut toute possibilité d'échange. Grâce à M. Tandonnet, nous avons rafraîchi nos mémoires d'anciens étudiants en droit civil... (Sourires)

Cette vulnérabilité a souvent été dénoncée ici même, par des questions aux gouvernements successifs. Cette proposition de loi rend imprescriptibles des biens du domaine privé des collectivités territoriales et permet l'échange des chemins ruraux. La commission des lois, sous la présidence de Philippe Bas, que je salue, a délibéré sur le rapport de M. Yves Détraigne, dont je souligne la qualité du travail. Elle a opté pour une formule médiane afin de limiter l'objet de la proposition de loi aux seuls chemins ruraux et d'autoriser leur échange. Elle s'est montrée perplexe, en revanche, sur l'imprescriptibilité. Le dossier est passionnant, même si l'on n'y pense pas chaque matin en se rasant.

Le Gouvernement rejoint pour l'essentiel la position de votre commission des lois. Attribuer à l'ensemble des biens du domaine privé l'imprescriptibilité remettrait en cause la frontière entre domaine privé et domaine public. En revanche, la proposition de loi comble un vide juridique incontestable. La commission des lois propose de créer un dispositif ad hoc, avec une désaffectation de l'usage du chemin. Le dispositif d'échange resserré, proposé par votre rapporteur, est une bonne solution.

La réflexion sur la domanialité à laquelle invite la proposition de loi est très intéressante et, comme le montrent les débats de votre commission des lois, soulève de nombreuses questions. Sa position, tendant à approfondir sa réflexion sur les meilleurs moyens de protéger les chemins ruraux, apparaît comme la meilleure solution. (Applaudissements)

M. Michel Le Scouarnec .  - J'ignorais le problème des chemins ruraux jusqu'à cette semaine ! (Sourires) Cette proposition de loi pose une véritable question, celle de la capacité des communes rurales à maîtriser leur développement et leur patrimoine, auquel appartiennent les chemins ruraux. Puisqu'ils sont à l'usage du public et remplissent des missions d'intérêt général, certaines associations font monter la pression sur les communes pour qu'elles les récupèrent. Elles n'en ont nulle obligation, s'agissant de leur domaine privé. Soyons vigilants au vu des difficultés financières qu'elles doivent affronter.

L'imprescriptibilité est liée à la nature publique de la domanialité. Ne créons pas de confusion ! Gardons-nous de l'émergence de nouveaux contentieux : la prudence de la collectivité locale est justifiée. Veillons aussi à ce que les intérêts privés ne prennent pas le pas sur des considérations d'intérêt général. Une politique publique ne procède pas par défaut mais par volontarisme.

Les collectivités locales peuvent inscrire les voies à leurs documents d'urbanisme. La baisse des dotations oblige à réduire les budgets d'investissements. Aussi ces voies ne sont-elles pas une priorité. Dans la commune dont j'ai été le maire dix-sept ans durant, nous avons laissé les lavoirs et les fontaines se dégrader parce que c'était loin d'être la première urgence.

Compte tenu des charges afférentes aux collectivités locales, le cadre juridique de la prescription acquisitive est injuste. Il convient de légiférer pour éviter l'explosion de cette véritable bombe à retardement. D'où l'intérêt des options ouvertes par cette proposition de loi que nous regrettons de n'avoir pas eu le temps d'examiner à fond. Le renvoi en commission de proposition de loi dans le cadre des niches doit rester une exception sinon l'initiative parlementaire serait bafouée. Compte tenu de l'accord de l'auteur de celle-ci, nous la voterons néanmoins, puisque la réflexion doit être approfondie. J'y vois aussi une piste de travail pour la délégation des collectivités locales, pour avancer sur ce chemin chaotique qui ne doit pas devenir une impasse. (Applaudissements)

M. Jean-Claude Requier .  - Éclectisme de nos débats : tout à l'heure, nous étions au coeur de la révolution numérique planétaire, nous voici à présent sur ces chemins qui sentent bon la noisette, comme le dit la chanson...

M. Philippe Bas, président de la commission des lois.  - Et la framboise !

M. Jean-Claude Requier.  - En déclarant imprescriptible le domaine public, l'édit de Moulins visait à éviter au XVIe siècle que le roi ou ses conseillers ne dilapident les joyaux de la Couronne. L'hypertrophie du domaine public a cependant justifié que soient fixées deux conditions, héritées de la jurisprudence, pour limiter cette imprescriptibilité.

La rigueur des règles applicables au domaine public est un frein à sa gestion et à sa valorisation. De nombreuses réflexions constitutionnelles, doctrinales ou issues des élus locaux ont révélé l'intérêt de créer une échelle de la domanialité. Le groupe RDSE s'y associe.

L'ordonnance du 17 janvier 1959 a transposé au domaine privé les chemins ruraux parce que le régime du domaine public était inadapté. Leur vocation est avant tout agricole : ils permettent d'accéder aux parcelles. Ils servent aussi à la randonnée pédestre et, en cette saison, de la cueillette des champignons ! (Sourires)

L'imprescriptibilité appliquée aux chemins ruraux constitue une bonne solution. La position extrêmement rigide du juge administratif sur les échanges depuis 2004 est regrettable.

Le groupe RDSE, comme la commission des lois, considère que les chemins de campagne valent bien le petit détour du renvoi en commission. (Sourires et applaudissements)

M. Mathieu Darnaud .  - Les maires sont souvent confrontés à des situations qui ne sont pas ou ne sont plus prévues par le législateur. À nous d'y remédier. Je remercie M. Tandonnet d'avoir déposé une proposition de loi sur la prescription acquisitive, sujet d'hier mais aussi de demain car nos chemins ruraux sont de plus en plus empruntés comme des itinéraires de promenade.

Il est souvent difficile pour les communes rurales, compte tenu de leurs moyens, de détenir une liste à jour de ces chemins et des biens immobiliers appartenant à leur domaine privé. Aidons-les à protéger la physionomie de leur terroir, leur patrimoine, leur capacité à mettre celui-ci en valeur. Pour autant, une imprescriptibilité générale aboutirait à des situations inextricables. Je rejoins donc le rapporteur : concentrons-nous sur les chemins ruraux, pensons aux particuliers de bonne foi.

Le groupe UMP émet des réserves non sur l'intérêt de la question mais sur la solution juridique proposée. En revanche, un rejet pur et simple de la proposition de loi serait ressenti comme un terrible message de résignation et d'abandon par les élus. Prenons le temps de la réflexion et de la sérénité. (Applaudissements)

M. René Vandierendonck .  - Rassurons M. Tandonnet, pour commencer, et apportons-lui des preuves. Souvenons-nous que Mme Didier, avec sa proposition de loi, a réussi à faire bouger les lignes sur la gestion des ouvrages d'art -on pensait que c'était impossible.

S'il y a, aujourd'hui, 700 000 kilomètres de chemins ruraux, 200 000 ont disparu ces dernières années ; c'est dire que nous ne nions pas l'importance du sujet. En revanche, emprunter toutes les caractéristiques de la domanialité publique pour les chemins ruraux poserait un vrai problème de droit ; la propriété privée, je le rappelle, est inviolable, sacrée et garantie par la Constitution.

La jurisprudence de 2004, les dispositions complexes, voire contradictoires, du code rural... Nous avons, pour une fois, l'occasion de progresser sur la ruralité et même l'hyper-ruralité.

C'est ainsi qu'il faut comprendre la décision de la commission des lois. M. Détraigne, saisi la veille, a exposé un très bon rapport en un temps record. Nous savons bien qu'aux franges du débat, il y a la compétence départementale et le plan des itinéraires de promenade. Nous devons examiner sous toutes ses facettes ce sujet important de la prescription acquisitive -ou usucapion pour ceux qui aiment le droit romain... En tout état de cause, la question relève de l'intérêt général ! (Applaudissements)

Mme Jacqueline Gourault .  - Cher Henri Tandonnet, merci de votre initiative, même si vous pouvez déplorer le renvoi en commission. Un examen du texte six mois après son dépôt, c'est inhabituellement court pour une proposition de loi ! Si le champ du texte est plus vaste, les chemins ruraux tout particulièrement font l'objet d'un contentieux important, de même que les jardins ; le rapporteur a cité aussi moulins ou presbytères. À cause de la prescription acquisitive, les communes s'en trouvent lésées ou privées de toute possibilité d'aménagement. Tout a changé, il faut le dire, depuis que ces voies sont devenues un élément de développement touristique et économique. M. Détraigne a cité l'exemple de la Picardie : 40 000 kilomètres de chemins ruraux selon le cadastre, dont 30 000 seulement existent encore. Que sont devenus les 10 000 restants ? Nous ne pouvons nous désintéresser du sujet à l'heure du développement du tourisme rural, un sujet qui concerne beaucoup de communes -par hasard, le lendemain de la réunion de la commission des lois, un maire de mon département m'interrogeait sur la question.

Prenons le temps d'aboutir à une solution juridique sûre. Le groupe UDI-UC votera le renvoi en commission. (Applaudissements)

La discussion générale est close.

Renvoi en commission

Mme la présidente.  - Motion n°1, présentée par M. Détraigne, au nom de la commission.

En application de l'article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, la proposition de loi tendant à interdire la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales et à autoriser l'échange en matière de voies rurales.

M. Yves Détraigne, rapporteur .  - Je serai bref. Tous les orateurs, le ministre compris, ont souligné l'importance du sujet des chemins ruraux comme la difficulté qu'il soulève. Le renvoi en commission n'est pas un enterrement mais le signe que la commission des lois entend lui apporter une réponse appropriée.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois .  - Le débat, très riche, doit se poursuivre. J'ai tenu à prendre la parole pour vous assurer qu'avec ce renvoi en commission, nous ne voulons nullement couper court au débat, comme cela est souvent le cas, mais faire prospérer ce texte. Le rapporteur, qui s'est beaucoup investi dans ce texte, présentera, le temps venu, une solution pleinement satisfaisante.

M. André Vallini, secrétaire d'État .  - L'avis du Gouvernement est favorable.

La motion n°1 est adoptée.En conséquence, le renvoi de la proposition de loi en commission est ordonné.