Renseignement (Procédure accélérée - Suite)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle les explications de vote des groupes et les votes par scrutins publics sur le du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif au renseignement et sur la proposition de loi organique relative à la nomination du président de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.

Explications de vote

Mme Cécile Cukierman .  - (Applaudissements sur les bancs CRC) Je le disais en introduction des débats, ce système méritait une navette pour trouver le bon équilibre entre liberté et sécurité. La procédure accélérée y a fait obstacle. Sur la forme, nous regrettons également une discussion morcelée.

Sur le fond, nous ne sommes pas convaincus. Le paradigme a été inversé : au lieu de partir de la cible pour chercher des données, on part des données pour identifier la cible, bien au-delà de la lutte contre le terrorisme. Avec la notion de « violences collectives », syndicats et lanceurs d'alerte sont dans le collimateur, car susceptibles de porter atteinte aux intérêts de la France.

Hélas, nos propositions n'ont trouvé aucun écho dans cet hémicycle. Boîtes noires et algorithmes organiseront un contrôle permanent : on surveillera une personne qui connaît une personne qui a eu un lien avec une personne susceptible d'être en lien avec une entreprise louche...

Je vous renvoie à la description de la « société punitive » que faisait Michel Foucault dans son cours au Collège de France : Le système de contrôle permanent des individus est une épreuve permanente, sans point final ; une enquête, mais avant tout délit, en dehors de tout crime [...] C'est une enquête de suspicion générale et a priori de l'individu qui permet un contrôle et une pression de tous les instants, de suivre l'individu dans chacune de ses démarches, de voir s'il est régulier ou irrégulier, rangé ou dissipé, normal ou anormal.

Nous nous rapprochons du Patriot Act américain.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Pas du tout !

Mme Cécile Cukierman.  - Grande menace sur les journalistes ! Comment les IMSI-Catchers les identifieront-ils comme tels ?

M. Loïc Hervé.  - Bonne question !

Mme Cécile Cukierman.  - La Cour européenne des droits de l'homme avait précisé dès 1978 que les États ne sauraient, au nom de la lutte contre le terrorisme, prendre n'importe quelle mesure jugée par eux appropriée risquant de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre. Alors que les États-Unis renoncent à leur législation d'exception, Edward Snowden met la France en garde.

M. Bruno Sido.  - C'est vrai qu'il est à Moscou.

Mme Cécile Cukierman.  - Au-delà de nos libertés individuelles auxquels certains « n'ayant rien à cacher » se disent prêts à renoncer, se pose la question de l'efficacité d'un tel arsenal. M. Bas a parlé d'une « botte de foin aimantée » ; la formule est révélatrice de la grande confusion qui règne autour de l'efficacité des dispositifs. Des informations relevant de la menace seront captées, certes, puisque tout le sera, mais comment se fera le tri ? Le projet de loi Renseignement ou l'illusion du risque zéro. Pas moins de 138 000 Français ont signé une pétition contre. Qui surveillera les surveillants ? Là est toute la question.

Nous nous abstiendrons sur la proposition de loi organique relative à la nomination du président de cette commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, car nous sommes opposés aux conditions draconiennes posées par la révision constitutionnelle de 2008 quant au contrôle effectif des nominations réservé au Parlement.

Quant au texte sur le renseignement, vous avez compris que nous voterons contre car il déploie un arsenal de surveillance de masse inefficace. Nous demanderons officiellement au Conseil constitutionnel de s'enquérir du bien-fondé du déploiement des techniques de surveillance de masse. (Applaudissements sur les bancs CRC ainsi que sur certains bancs centristes et du RDSE)

M. Jacques Mézard .  - Les débats, riches et intenses, ont mis en lumière les aspérités des techniques de renseignement. Il nous a fallu réconcilier des impératifs contradictoires de la sécurité et de la liberté. Avons-nous atteint « l'ouvrage convenablement exécuté » dont parlait Aristote dans l'Éthique à Nicomaque ? (On admire la référence, à droite)

Nous aurons à y revenir durant les prochaines années. Rappelons que ce texte ne concerne pas seulement la lutte antiterroriste ; s'il a été préparé avant les attentats de janvier, ces derniers ont facilité son acceptation. La France, après la Grande-Bretagne et l'Allemagne, se dote enfin d'un cadre légal. S'il ne saurait exact de démontrer sans empressement, le renseignement ne peut se passer de démocratie. Nous nous réjouissons de la limitation des possibilités de recours à la procédure d'urgence, du renforcement des contrôles de la CNCTR et de l'introduction d'un recours juridictionnel devant le Conseil d'État, sous passif et pouvant donner lieu à une décision en 24 heures.

Cependant, nous continuons de nous interroger sur l'efficacité des techniques de surveillance de masse. La probabilité d'identifier un terroriste avec un IMSI-Catcher reste infinitésimale. Le Freedom Act est plus protecteur, qui encadre strictement le recours aux métadonnées et restreint leur accès au cas par cas.

L'administration doit avoir un accès mieux réglementé à l'information. Le Conseil d'État vient justement de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité, sur les articles du Code de la sécurité intérieure créés par la loi de programmation militaire 2014-2019. Ces articles prévoient la possibilité pour l'administration de recueillir des informations auprès des intermédiaires techniques de l'internet.

Cela ne surprendra personne, le groupe RDSE regrette que le contrôle juridictionnel ait été confié au juge administratif et considère comme insuffisante la protection offerte aux professions protégées, journalistes, magistrats et avocats.

Dans un récent essai Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie, d'anciens DGSI et DGSE pointent la tentation permanente de politiser le renseignement. Il aurait fallu s'en prémunir.

Aristote disait : « L'excès est une faute, le manque provoque le blâme ». Parce que nous cherchons toujours le bon équilibre, le groupe RDSE conservera toute sa diversité mais choisira majoritairement l'abstention. (Applaudissements sur les bancs RDSE).

M. Robert Navarro .  - Ce nouvel arsenal législatif ne ressemble en rien au Patriot Act américain, les lois liberticides votées aux États-Unis après le 11 septembre 2001. Il ne renforce pas les pouvoirs du président de la République, ni n'instaure de surveillance de masse. Il ne reconnaît ni la torture ni les atteintes à la vie privée que s'autorisait la Stasi.

Mme Cécile Cukierman.   - C'est du débat...

M. Robert Navarro.  - Je le soutiendrai, il est essentiel dans la lutte contre le terrorisme. Cependant, des attentats de septembre 2001 à ceux de janvier, ne perdons pas de vue l'enjeu essentiel : face à la haine, l'humanité doit se défendre, la République porter ses valeurs.

Emmanuel Kant le disait : « la seule paix durable est la paix des cimetières ».

M. François Zocchetto .  - (Applaudissements au centre) Exercice difficile auquel se sont livrés les rapporteurs Bas et Raffarin ! Il fallait une loi pour s'adapter à l'arrivée de la téléphonie mobile et d'internet, il fallait une loi pour apporter plus de garde-fous ; l'encadrement de la procédure d'urgence absolue, la limitation des délais de conservation des données vont dans le bon sens. Je comprends les inquiétudes néanmoins. Nous faisons face à deux enjeux : l'évolution des techniques et l'amplification de la menace terroriste. IMSI-Catchers et surveillance se justifient amplement mais comment encadrer les services et l'exécutif ? Chaque famille politique est confrontée à des divergences internes : il n'y a pas d'un côté les défenseurs des libertés et, de l'autre, les pourfendeurs du terrorisme. Nous aurons donc des votes divers mais resterons tous vigilants, une clause de revoyure est prévue dans cinq ans. (Applaudissements au centre et sur quelques bancs à droite)

M. Jean-Jacques Hyest .  - (Applaudissements à droite) Si la loi de 1991, véritable révolution, avait déjà encadré les interceptions de sécurité, il fallait s'adapter aux nouvelles techniques de communication et de renseignement. Légalité, tel était le maître mot de nos débats. Rien ne serait pire, face aux menaces, que de fragiliser l'État de droit.

Le président Bas et l'ancien Premier ministre Raffarin, pour avoir exercé d'importantes charges, ont su renforcer les garanties : en appliquant le principe de proportionnalité, le Sénat a clarifié les finalités de recours aux techniques de renseignement, précisé les responsabilités respectives des services de renseignement et de l'administration pénitentiaire, encadré la procédure d'urgence absolue et clarifié le statut des professions protégées. La criminalité organisée représente déjà 60 % des demandes de surveillance : le champ du texte n'est donc pas circonscrit au seul terrorisme. Personnellement, je regrette le raccourcissement des délais de conservation des données. À quoi servent des informations si elles ne sont pas traitées ?

L'amélioration de la condition de saisine du Conseil d'État et des pouvoirs de la Commission nationale assurent un contrôle satisfaisant à condition que les effectifs de la Commission ne soient pas pléthoriques. L'avis donné par les assemblées sur la nomination de son président est une bonne chose. La notion d'algorithme, le recours aux IMSI-Catchers, la géolocalisation ont été précisément définis. Que les craintes s'apaisent ! Ah, mes chers collègues, si ce texte avait été présenté sous une autre majorité, que n'aurions-nous pas entendu ! (Applaudissements à droite) Dans sa majorité, notre groupe votera ce texte équilibré. (Même mouvement)

M. Jean-Pierre Sueur .  - Il y a l'horreur du terrorisme et la réalité de la menace. Face à cela, notre devoir est de lutter contre ces malheurs qui peuvent arriver à tout moment. Jusqu'à présent, aucun texte n'encadrait les services de renseignement. Il était nécessaire qu'un tel texte existe, il apporte de la sécurité juridique.

Nul ne peut soutenir que le texte du Sénat, je le dis devant nos rapporteurs, ne renforce pas les libertés et n'accroît pas les contrôles.

M. Alain Gournac.  - Encore faut-il savoir lire !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Le Sénat a été dans son rôle.

Certains mots font peur : boites noires, algorithmes. Je veux raisonner contrario : est-il légitime, oui ou non, de s'enquérir des personnes visitant des sites appelant au terrorisme ? Le groupe socialiste répond : oui, pourvu que les investigations soient ciblées et précises. Nulle surveillance de masse dans ce dispositif.

M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois.  - Très bien !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Le Sénat a exclu la Chancellerie de la communauté du renseignement, c'est un progrès indéniable. Grâce à l'amendement du groupe socialiste, la commission nationale aura un accès direct, complet et permanent aux données. Elle aura donc un pouvoir de contrôle effectif. À cet égard, je me réjouis que le ministre ait confirmé que la commission aura également accès aux données de la plate-forme nationale de décryptage.

Je regrette que l'on ait retiré la précision selon laquelle les intérêts à protéger sont ceux que l'on peut qualifier d'essentiels et que l'on ait refusé de supprimer le terme de « paix civile » pour les violences collectives.

Que les choses soient claires : enfin, un texte encadre le renseignement ! (Applaudissements sur la plupart des bancs socialistes)

Mme Esther Benbassa.  - Je crains que le Gouvernement, persuadé que la répression est la seule réponse, n'entende vos critiques. (Brouhaha à droite) On se croirait dans une cour de récréation !

M. Bruno Sido.  - Plutôt un amphithéâtre !

M. le président.  - Vous seule avez la parole.

Mme Esther Benbassa .  - Certes, rien ne justifie le terrorisme. Mais s'opposer à ce texte n'est pas faire preuve de complaisance. Le texte inquiète la Cnil, la CNDH, les associations de défense des libertés, les hébergeurs, le syndicat de la magistrature. Tous nous ont alertés sur la mise en place de cet État ultra-préventif. Le texte donnera aux services accès à une manne de données. Soyons sérieux : auront-ils suffisamment d'experts hautement qualifiés, linguistes ou ingénieurs, pour l'analyser ? Quand on voit ce qu'il en a été pour les attentats de janvier...

La commission libertés publiques du Parlement européen a mis en garde contre la tendance à instaurer un État préventif, loin de notre tradition pénale.

M. Roger Karoutchi.  - N'exagérons rien !

Mme Esther Benbassa.  - Ironie de l'histoire, nous adoptons notre petit Patriot Act à nous, quand les États-Unis lui substituent un Freedom Act, une loi de liberté. Qui d'entre nous a déjà vu des boites noires, des IMSI-Catchers, qui sait ce qu'est un algorithme ? Certains d'entre nous continuent d'utiliser des téléphones d'un autre âge. Monsieur le ministre, j'admire votre légèreté, et ne peux m'empêcher de songer aux lois votées dans un passé troublé par des parlementaires aussi légers que nous...

Si ce texte était porté par la droite, ou l'extrême droite, (On s'insurge sur les bancs des Républicains) une gauche réveillée alerterait la moitié de la France !

M. Roger Karoutchi.  - Où est-elle la gauche réveillée ?

Mme Esther Benbassa.  - Si vous aviez vécu sous un régime autoritaire, vous ne plaisanteriez pas ainsi !

Heureusement, nous avons évité de peu, le renseignement en prison. Je rends grâce à notre commission d'avoir posé quelques verrous. Je suis heureuse qu'avec l'amendement de notre garde des sceaux, nous ayons évité de jeter les bases de la prison de l'avenir, celle du Panoptique de Bentham tel que le décrit Michel Foucault à la p. 234 de Surveiller et Punir : « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir ».

Quitte à rester minoritaire, ce qui peut être un honneur, mon groupe et moi-même avons rejoint des sénateurs comme Mme Cukierman, M. Malhuret, M. Mézard, Mme Morin-Desailly et quelques autres, avec qui nous avons passé des nuits (On s?esclaffe à droite) à défendre les libertés de nos concitoyens, résistant aux effets secondaires de l'émotion suscitée par l'horreur terroriste. L'émotion passe, les lois restent.

Les minoritaires ne peuvent faire entendre qu'un mince filet de voix. Ils ont le devoir de le faire entendre. Moins éblouis par la pompe faussement rassurante des victoires majoritaires, peut-être voient-ils plus loin. Restons fidèles à ce qui nous est le plus essentiel : l'humanisme et la défense des libertés. (Applaudissements sur les bancs écologistes, CRC, ainsi que certains bancs centristes et du RDSE).

M. le président.  - Il va être procédé dans les conditions prévues par l'article 56 du Règlement au scrutin public sur l'ensemble du projet de loi relatif au renseignement. Il aura lieu en salle des Conférences, conformément aux dispositions du chapitre 15 bis de l'Instruction générale du Bureau. Une seule délégation de vote est admise par sénateur.

La séance est suspendue à 15 h 25.

Scrutin public solennel sur le projet de loi

La séance reprend à 15 h 50.

M. le président.  - Je remercie les secrétaires du Sénat qui ont assuré le dépouillement du scrutin, MM. François Fortassin, Serge Larcher et Mme Colette Mélot. (Applaudissements)

M. le président.  - Voici le résultat du scrutin n°200 sur l'ensemble du projet de loi relatif au renseignement, compte tenu de l'ensemble des délégations de vote :

Nombre de votants 345
Nombre de suffrages exprimés 319
Pour l'adoption 252
Contre 67

Le Sénat a adopté.

(Applaudissements des bancs socialistes à la droite)

M. le président.  - Je remercie le président Bas, le président Raffarin, et félicite la vice-présidente de la commission des lois, très présente au banc des commissions.

Scrutin public ordinaire sur la proposition de loi organique

M. le président.  - Nous passons au vote par scrutin public ordinaire sur la proposition de loi organique relative à la nomination du président de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.

Voici le résultat du scrutin n°201 :

Nombre de votants 343
Nombre de suffrages exprimés 324
Pour l'adoption 324
Contre 0

Le Sénat a adopté.

(Applaudissements)

Intervention du Gouvernement

M. André Vallini, secrétaire d'État auprès de la ministre de la décentralisation et de la fonction publique, chargé de la réforme territoriale .  - Au nom de Bernard Cazeneuve, Jean-Yves Le Drian et Christiane Taubira, je veux saluer le travail collectif réalisé sur ce texte, saluer les présidents et rapporteurs et remercier tous les sénateurs et sénatrices qui ont participé aux débats.

Sur de nombreux points, finalités du recours aux techniques de renseignement, durée de conservation des données, modalités de leur centralisation et protection de certaines professions, nous sommes parvenus à des compromis. Je salue notre esprit constructif qui a permis d'enrichir le texte.

Ensemble, nous avons réussi un équilibre entre la sécurité de nos concitoyens et la protection des droits fondamentaux. (Applaudissements sur les bancs socialistes et au centre)

La séance est suspendue à 16 heures.

présidence de Mme Françoise Cartron, vice-présidente

La séance reprend à 16 h 05.