Emploi des forces armées sur le territoire national

M. le président.  - L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, sur le rapport au Parlement relatif aux conditions d'emploi des forces armées lorsqu'elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population, en application de l'article 50-1 de la Constitution.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense .  - Conformément à l'article 7 de la loi de programmation militaire, je vous présente un rapport sur l'emploi des forces armées lorsqu'elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population.

Depuis les attentats qui ont frappé notre pays en 2015, la première opération de nos armées, en nombre de militaires engagés, se déroule sur le territoire national : inflexion forte dans l'emploi de nos forces, qui, malheureusement, est appelée à s'inscrire dans la durée.

C'est la première fois, sous la Ve République, que le Parlement débat de ce sujet. Depuis la Révolution française, exception faite des missions de sécurité civile, les armées ont été employées sur le territoire national dans deux types de situations : pour exercer des missions de maintien de l'ordre, et pour assurer la défense du territoire au sens strict. Si la défense du territoire a toujours relevé des armées dans son principe, leur implication dans le maintien de l'ordre est allée en s'amenuisant, avec l'apparition et le développement de forces spécialisées.

La fin de la guerre froide et celle du risque d'invasion ont fait tomber en désuétude le concept de défense opérationnelle du territoire. Cependant, tous les livres blancs sur la défense depuis 1972 ont souligné avec netteté le rôle des armées dans la défense et la protection de notre territoire et de sa population.

Jusqu'au début de l'année 2015, cette fonction de protection s'est traduite au premier chef par les missions permanentes de sûreté aérienne et de sauvegarde maritime, ainsi que par une contribution relativement modeste au plan gouvernemental Vigipirate. Je n'oublie pas les missions de service public et de secours à la population, qui sollicitent très régulièrement nos armées, tout comme leur contribution spécifique à la sécurisation des grands événements qui rythment la vie de notre pays.

L'offensive terroriste sans précédent dont la France a fait l'objet en 2015 a transformé la donne. Les objectifs des terroristes, leurs modes d'entraînement et d'action, comme les niveaux de violence atteints par eux, remettent en question les catégories qui prévalaient jusque-là : il ne s'agit plus d'apporter un concours ponctuel aux forces de sécurité intérieure.

Les livres blancs sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et 2013 avaient déjà décrit la continuité des menaces extérieures et intérieures, entre défense et sécurité nationale. C'est pourquoi a été prévu un contrat opérationnel d'engagement de 10 000 soldats pour une durée non précisée, dans l'éventualité d'une crise majeure mais ponctuelle, combinée avec une crise extérieure. En janvier 2015, ce contrat de protection a été activé par le Président de la République, entraînant la mobilisation et le déploiement, en quelques jours, de 10 000 militaires dans le cadre de l'opération Sentinelle. Cet engagement quasi immédiat a mis en lumière une nouvelle fois le grand professionnalisme de nos armées, dont nous devons être fiers.

Conformément au souhait du président de la République, l'actualisation de la loi de programmation militaire en juillet 2015 a rénové ce contrat de protection. Il prévoit désormais une capacité permanente de mobilisation de 7 000 hommes dans la durée et jusqu'à 10 000 hommes pour un mois - niveau maximal retrouvé après la nuit du 13 au 14 novembre 2015.

La France, en confiant aux militaires une mission de protection du territoire sous le contrôle de l'autorité civile mais sous commandement militaire, réagit comme d'autres pays européens : la Grande-Bretagne envisage de mobiliser jusqu'à 10 000 hommes pour protéger les sites sensibles depuis les attentats de Paris, l'Italie emploie plus de 6 000 militaires en permanence dans la défense du territoire, la prévention du terrorisme mais aussi la lutte contre la criminalité organisée. Et je ne parle pas de la Belgique. Certains pays européens recourent à l'armée pour le contrôle des réfugiés ; c'est le cas en Allemagne aujourd'hui avec 9 000 soldats.

Le rapport que je vous présente examine la menace, en particulier djihadiste. Elle s'est militarisée, professionnalisée : les djihadistes veulent porter la guerre chez nous. La menace est diffuse, omniprésente, elle repose sur des forces extérieures et intérieures à notre territoire pour manier la terreur. Les scénarios portent aujourd'hui sur des attaques terrestres, elles pourraient demain avoir lieu sur mer ou dans les airs, sans compter le cyberespace : nous ne devons négliger aucun aspect de cette guerre.

Face à une menace militarisée, nos armées apportent une contribution importante à une manoeuvre de sécurité intérieure profondément renouvelée.

Les capacités uniques détenues par l'armée de l'air et la marine en font les intervenants de premier rang dans leur milieu. Dans le domaine terrestre, la première vertu de nos forces est la connaissance qu'elles ont acquise de l'ennemi sur les théâtres extérieurs. Leur équipement ainsi que leur forte visibilité, leur confèrent une vertu à la fois dissuasive et rassurante. L'apport des armées s'appuie également sur des capacités éprouvées de planification, qui leur permettent d'intégrer, combiner et harmoniser de nombreuses aptitudes issues des différents milieux. Leur mode de fonctionnement et d'organisation centralisé et hiérarchisé, avec notamment la capacité de projeter leurs efforts en pleine autonomie logistique, permet en outre de traduire sans délai une volonté politique forte. Cette formidable réactivité, qui doit beaucoup au statut de nos militaires - lequel exige d'eux une disponibilité de tous les instants et l'acceptation de contraintes fortes - est également facilitée par une chaîne de commandement rigoureuse. Enfin, les armées se caractérisent par la mise en oeuvre de moyens spécialisés rares : protection et d'intervention en milieu nucléaire, radiologique, biologique et chimique, chirurgie de guerre ou, exceptionnellement, les moyens des forces spéciales.

Voilà qui permet à nos armées d'agir en complément des forces de sécurité intérieure. Elles réalisent alors des opérations de plein exercice qui leur sont confiées, après décision du président de la République, par le ministre de l'intérieur. Il m'appartient, en tant que ministre de la défense, ainsi qu'aux chefs d'état-major sur mes instructions, de les y préparer et de veiller à leur mise à disposition.

Ce contexte, et ces spécificités, nous ont amenés à dépasser la logique d'un engagement terrestre limité à une contribution temporaire de quelques centaines de soldats, dans le cadre du plan Vigipirate.

La posture de protection du territoire national et de ses approches devient donc plus structurante, sans préjudice des deux autres grandes missions de notre stratégie générale de défense et de sécurité nationale que sont la dissuasion nucléaire et l'intervention extérieure.

Cette fonction se déclinera désormais en quatre postures de milieu. La sauvegarde maritime d'abord, renforcée et orientée vers la menace terroriste, afin de surveiller 19 000 kilomètres de côtes ainsi que nos ports d'intérêt prioritaire. Environ 1 400 « sentinelles des mers » y contribuent quotidiennement en métropole, avec les sémaphores, navires et aéronefs de surveillance et d'intervention. La mission de sûreté aérienne, quant à elle, a pour objet de garantir notre souveraineté dans l'espace aérien national, où 11 000 aéronefs transitent quotidiennement : près de 1 000 militaires y participent chaque jour, ce qui assure une capacité d'intervention en moins de 15 minutes en tout point de notre espace aérien, délai qui peut être raccourci en fonction des menaces.

À la suite des attentats de 2015, la contribution à la fonction de protection dans son volet terrestre fait l'objet d'une posture entièrement nouvelle, qui repose sur deux axes : l'optimisation de l'emploi des forces engagées dans le cadre du nouveau contrat de protection, aujourd'hui pour l'opération Sentinelle ; la réorientation d'une partie de la préparation opérationnelle des forces terrestres, au profit de la sécurité intérieure. Ce volet fera prochainement l'objet d'un exercice entre les armées et les forces de la gendarmerie.

Enfin, la posture permanente de cyberdéfense s'appuie sur une organisation dédiée et intégrée à la chaîne des opérations, qui lui permet de détecter et d'agir au plus tôt face aux menaces qui viseraient les installations et moyens de la défense, tout en appuyant l'action cyber-défensive plus large de l'appareil d'État.

La fonction de protection rénovée mobilise deux capacités permanentes. Il s'agit, d'une part, de la capacité permanente de réponse sanitaire, assurée par le service de santé des armées et confirmée de manière exemplaire au lendemain du 13 novembre 2015. Au-delà de sa participation au service public hospitalier, le ministère de la défense est en mesure, le cas échéant, de mettre ses capacités et compétences sanitaires propres à la disposition de la nation, en cas d'attentat ou d'agression de type NBC. Il s'agit, d'autre part, de la capacité permanente de soutien pétrolier des armées et des forces de sécurité intérieure, mise en oeuvre par le service des essences des armées.

La fonction protection rénovée voit ses missions organisées autour de six contributions principales : sécurité sur le territoire national et lutte contre le terrorisme à l'intérieur du territoire, en lien étroit avec la défense hors de nos frontières ; contribution à la lutte contre le crime organisé, par exemple contre l'orpaillage illégal dans le cadre de l'opération Harpie ; défense des intérêts économiques et des accès aux ressources stratégiques ; sauvegarde maritime ; sûreté aérienne ; sécurité civile en cas de catastrophe. En revanche, le Gouvernement a choisi d'exclure de cette posture les actions relevant du domaine judiciaire, hors réquisition spécifique de l'autorité judiciaire, et les opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public - contrôle de manifestations, de foules ou d'émeutes sur la voie publique - en dehors de l'état de siège.

Ces missions n'appellent pas d'évolution de notre cadre juridique, mise à part l'évolution des règles de légitime défense prévue par le projet de procédure pénale.

Le rapport pose également les grands principes qui doivent encadrer le recours des armées sur le territoire national. En premier lieu, l'engagement de plusieurs milliers de militaires ou de capacités interarmées d'importance équivalente relève directement du chef de l'État, chef des armées, dans le cadre des conseils de défense et de sécurité nationale, comme pour les interventions extérieures. En outre, ce sont les mêmes soldats, marins et aviateurs qui font face à une même menace, présentant des caractéristiques militaires sur le territoire national comme sur les théâtres extérieurs. Nous avons donc écarté l'idée de créer des unités militaires spécialisées pour le territoire national. C'est bien une même armée qui se trouve engagée dans l'Adrar des Ifoghas, dans les rues de nos grandes villes ou sur nos axes de communications sensibles.

L'action militaire sur le territoire national est enfin nécessairement encadrée par une demande du ministre de l'intérieur, localement de l'autorité préfectorale, après un dialogue étroit avec l'autorité militaire. Au niveau déconcentré, l'autorité civile, responsable de la manoeuvre, doit être régulièrement informée des modes d'actions retenus, comme de la manière dont ses réquisitions sont accomplies. Au niveau central, l'articulation entre les chaînes de commandement civiles et militaires est assurée par une instance commune de coordination associant les ministères de l'intérieur et de la défense.

Nous devons aussi nous assurer de la bonne connaissance de l'environnement dans lequel les militaires évoluent, afin de mieux anticiper les risques. Les armées peuvent proposer au ministère de l'intérieur des capacités spécifiques de surveillance et d'observation à cette fin, qui ne se confondent pas avec le renseignement à des fins judiciaires.

Cette réflexion intègre un volet capacitaire. Le rapport indique que certaines capacités devront être renforcées, pour compléter celles qui sont actuellement mises en oeuvre sur le territoire national : capteurs d'observation et de surveillance, moyens de mobilité terrestre, communications et transmissions, planification et d'échange d'information avec les autres acteurs étatiques, drones tactiques ou MALE, qui pourraient être utilisées davantage sur le territoire national, moyens de détection et d'intervention en mer.

Une attention toute particulière s'impose pour les conditions d'exécution de l'opération Sentinelle, et le soutien aux hommes et aux femmes engagés. Je suis conscient des difficultés qui persistent en matière d'hébergement : les premiers déploiements opérés en urgence au début de l'année 2015 se sont déroulés dans des conditions parfois délicates. Nous avons mobilisé tous les lieux d'hébergement possibles du ministère, y compris l'îlot Saint-Germain et le Val-de-Grâce, et la situation s'est significativement améliorée, en particulier en Ile-de-France, même si des efforts restent à faire.

Conscient du caractère exceptionnel du dispositif de 2015, j'ai obtenu le versement de l'indemnité de sujétion spécifique d'alerte opérationnelle pour le personnel engagé dans l'opération Sentinelle et le dispositif Cuirasse. Elle sera pérennisée, et la condition de tout le personnel mobilisé sera améliorée conformément aux annonces faites par le président de la République dans ses voeux aux armées.

Je l'ai dit, nos forces sont investies dans la protection du territoire et les interventions extérieures : 70 000 militaires ont été engagés en 2015, soit en moyenne 7 500 par jour - certains, à six reprises. Le président de la République a décidé l'annulation de 18 750 déflations de postes en actualisant la loi de programmation militaire, soit 11 000 recrutements d'ici fin 2016, et annoncé la création de 10 000 postes supplémentaires entre 2017 et 2019 devant le Congrès, réuni à Versailles après les attentats de novembre. Comme je l'ai annoncé récemment aux assises de la réserve, cette situation appelle logiquement un renforcement de la réserve avec, demain, 40 000 réservistes opérationnels qui contribueront plus encore aux missions de protection, avec 1 000 réservistes engagés par jour, notamment pour la cyberdéfense. En 2015, le nombre de réservistes a augmenté pour la première fois, le nombre d'engagés s'établissant à 15 000.

Nos forces ont démontré leur engagement dans la défense de notre territoire, cet engagement est plus que jamais essentiel. Le président de la République a rappelé l'impérieux devoir du Gouvernement d'assurer la protection de la nation et de nos concitoyens. La défense, avec ce cadre renouvelé, continuera de jouer tout son rôle dans la protection de notre pays. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur les bancs du groupe RDSE)

M. Yvon Collin .  - Les attentats, qui ont endeuillé la nation en 2015 et éclatent partout dans le monde - ce week-end encore en Turquie et en Côte d'Ivoire - continuent à faire du territoire national le premier théâtre d'engagement de nos forces armées. L'emploi des militaires se justifie pleinement : la menace de Daech est ouvertement militarisée, sécurité intérieure et défense extérieure sont donc dorénavant étroitement liées, nos armées constituent un réservoir de compétences dans lequel puiser en complément des forces de sécurité intérieure.

Pour autant, dans notre État de droit, cette évolution doit être assortie de garanties démocratiques. Elle l'est : l'État doit prononcer leur réquisition qui ne se légitime qu'en cas d'absolue nécessité.

Néanmoins, cette adoption ne doit pas nous exonérer d'une réflexion sur le nouveau modèle d'armée à bâtir. Il a fallu des décrets d'avance de 171 millions d'euros, sans provision en loi de finances initiale, mais avec quelles conséquences sur les priorités fléchées dans la loi de programmation militaire ? Comment, de surcroit, continuer à soutenir de telles dépenses sur le plus long terme et financer les capacités qui sont à renforcer ?

La surveillance de nos 19 000 kilomètres de côtes représente un véritable défi. Enfin, faire de la réserve un pilier de notre sécurité est une piste intéressante à creuser, comme celle des partenariats avec les universités.

Il faudra nous habituer durablement à la présence de militaires sur notre territoire, j'ai le sentiment que cela rassure les populations.

Le groupe RDSE accorde sa totale confiance au Gouvernement. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE, ainsi que sur ceux du groupe socialiste et républicain)

M. Daniel Reiner.  - Très bien !

M. Jacques Gautier .  - Depuis les attentats de janvier 2015, le Gouvernement a su déployer 10 000 militaires sur notre territoire pour protéger les endroits dits sensibles : écoles, grands magasins, lieux de culte, etc. Les 1 300 sites protégés le sont de manière différenciée et avec 7 000 soldats engagés en permanence, pouvant remonter à 10 000, l'opération Sentinelle dépasse les capacités de notre armée de terre. Certes, des déflations ont été supprimées mais la situation est grave : les militaires font jusqu'à six rotations, avec une semaine de préparation et six semaines sur le terrain, plus une projection en Opex pour les plus chanceux... Résultat : il leur manque du temps pour l'entraînement opérationnel, la fatigue se fait sentir et l'éloignement des familles pèse sur le moral de nos troupes.

Monsieur le ministre, nous avons reçu votre rapport. Beau document mais où sont les mesures ? Le nouveau concept d'emploi n'est abordé que sur quelques pages... Nos forces sont mobilisées par la volonté du président de la République, chef des armées, requises par les autorités civiles et placées sous l'autorité du Chef d'État-major des armées (CEMA), heureusement pour vous !

Le rapport précise que « les militaires jouissent des mêmes prérogatives, en matière d'usage de la force, reconnues à tout citoyen » et que « la capacité spécifique de surveillance et d'observation, à des fins opérationnelles, ne se confond pas avec le renseignement à fin judiciaire, qui ne relève pas des armées » ou que « lors de la définition des effets à obtenir, énoncés par les réquisitions des préfets, la prise en compte par les autorités administratives des spécifications des armées, permet d'en optimiser l'emploi ».

Nous sommes dans l'incantatoire, les juristes seront rassurés, les armées restent des supplétifs du ministre de l'intérieur.

Ce rapport nous déçoit, il ne pouvait pas en être autrement puisqu'il repose sur un malentendu : notre pays n'est pas en guerre, quoi qu'aient déclaré les plus hautes autorités de l'État, même s'il a subi des actes commis avec des armes de guerre.

Contre le terrorisme, l'essentiel de la mobilisation doit porter sur le renseignement, l'infiltration des réseaux et l'action en amont, à l'extérieur et à l'intérieur du territoire, le reste n'est qu'accompagnement et réassurance politique. Il faut territorialiser l'embryon de réserve opérationnelle car l'emploi de 10 000 militaires dans la protection de notre territoire obère nos capacités d'intervention extérieures et il faudra sans doute intervenir dans le nord du Sahel.

Il est plus que temps d'adapter nos forces ! (Applaudissements à droite et au centre) 

M. Jean-Marie Bockel .  - Très bien ! La mutation constante et la plasticité de la menace terroriste étaient déjà désignées comme faisant partie des principales menaces dans le livre blanc de 2013. Notre pays a innové avec l'opération Sentinelle : plus de 70 000 militaires mobilisés pour protéger 1 300 sites sensibles pour la plupart en Ile-de-France.

Deux questions se posent : son ciblage et sa soutenabilité. Peut-être faut-il réserver l'opération aux sites les plus sensibles comme les écoles pour éviter le saupoudrage, comme M. Pozzo Di Borgo le recommande. Le déploiement exceptionnel des forces armées sur notre territoire réduit nos capacités d'intervention extérieure. Pour ne pas saturer notre outil militaire, développons la réserve opérationnelle, beau moyen de retisser le lien armée-nation hélas trop souvent utilisée comme variable d'ajustement budgétaire, je plaide moi-même coupable.

J'ai suivi cette voie par nécessité quand j'étais en fonction. Je salue donc, monsieur le ministre, votre annonce : enfin, les moyens seront là pour une réserve de 40 000 hommes avec une capacité permanente de déploiement de 1 000 réservistes par jour pour les missions de protection sur le territoire national.

En faire une partie intégrante de nos forces armées dans leur modèle pour 2025 est une excellente idée. Restera à préciser leur statut et le lien avec l'entreprise notamment.

Le groupe centriste soutient l'idée d'une garde nationale, qui fait l'objet d'un groupe de travail de notre commission des affaires étrangères, aux missions et compétences clairement définies : quelles compétences propres ? Quels moyens ? Quels liens avec la réserve opérationnelle ? Nous sommes à votre disposition, monsieur le ministre, pour y réfléchir avec les membres de notre commission. Creusons cette piste conceptuelle, ne décevons pas les attentes de nos concitoyens. (Applaudissements au centre et sur plusieurs bancs à droite, ainsi qu'au banc de la commission)

Mme Michelle Demessine .  - Je salue l'organisation de ce débat : c'est la première fois que nous discutons d'un rapport sur l'emploi des forces dans notre territoire national. Nous en avions été privés lors de la remise du Livre blanc et n'abordons ces questions qu'à l'occasion des débats de politique étrangère ou d'engagement de nos forces en Opex... C'était une urgence après les attentats de janvier.

Sans être nouvelle, la mission de défense de notre pays prend un tour inédit. De fait, notre armée, depuis sa professionnalisation, était surtout destinée aux interventions extérieures.

Globalement, le groupe communiste républicain et citoyen partage les conclusions de ce rapport : les 15 000 hommes mobilisés sur terre et dans les airs doivent l'être sous autorité civile, c'est-à-dire par la réquisition et sans empiéter sur les compétences du judiciaire. En revanche, alors que la légitime défense est en passe d'être élargie pour les policiers par le texte adopté à l'Assemblée nationale, le groupe CRC s'inquiète de son extension aux militaires.

Autre point : laissons à l'armée le soin de s'organiser ; à elle de déterminer le format adéquat à chaque intervention.

Jamais notre armée n'aura été à ce point mobilisée depuis la guerre d'Algérie. Certains soldats cumulent huit mois d'absence, ont été déployés jusqu'à six fois, soit une mobilisation totale de 230 jours. D'où l'interrogation du rapporteur Jacques Gautier sur la soutenabilité de Sentinelle.

Pour terminer, nous attendions des efforts en direction des réserves : faciliter les procédures ou encore les démarches pour les réservistes, leurs salaires, leur doctrine d'emploi. Vous les annoncez enfin. Merci, monsieur le ministre, de tenir votre engagement pris lors de l'examen de la loi de programmation militaire, de maintenir informée la représentation nationale. La sécurité intérieure est devenue le premier théâtre d'opération de nos forces en volume. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen)

M. Gilbert Roger .  - Je salue le dévouement des 10 000 militaires déployés sur notre territoire national dans des conditions parfois extrêmement difficiles.

Il n'y a plus de dissociation possible entre menace intérieure et extérieure : Sentinelle est assurée par les mêmes soldats que ceux engagés en Opex dans le Sahel et les opérations contre Daech.

Pour s'adapter à la situation sécuritaire post-attentats, il fallait repenser Vigipirate et renouveler le contrat opérationnel de protection des armées. Le modèle est celui des Opex : commandement militaire, autorité civile.

C'est une bonne chose : les forces armées ont une capacité de projection et d'organisation bien plus rapide et forte que la gendarmerie. N'oublions pas la lutte sans merci de nos soldats contre l'orpaillage clandestin en Guyane.

Si le bilan de ce rapport est encourageant sur l'opération « Harpie » pour lutter contre l'orpaillage clandestin, il faut renforcer les coopérations transfrontalières, en particulier avec le Surinam.

Cette nouvelle donne a empêché pour l'heure le renforcement de la formation de soixante-quatre à quatre-vingt-dix jours.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre.  - Nous y travaillons !

M. Gilbert Roger.  - Je salue la réactivité du ministère pour améliorer l'hébergement des militaires qui est allé jusqu'à réquisitionner le fort de Vincennes et l'îlot Saint-Germain.

Si certains souhaitent rétablir un service militaire obligatoire, je crois davantage à une garde nationale et à une réserve citoyenne, sujets sur lesquels travaille le groupe socialiste. Depuis des années, j'insiste sur la nécessité de resserrer le lien entre la nation et les armées.

Enfin, je ne veux pas conclure sans saluer la hausse de notre budget militaire, après une décennie de lourdes restructurations, il y allait de la crédibilité de la France. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur ceux du groupe RDSE)

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission.  - Très bien !

Mme Leila Aïchi .  - Au nom du groupe écologiste, et en celui de mon propre engagement, que vous connaissez, en faveur de l'environnement, je veux saluer la présence en tribune de représentants d'Indiens du Brésil. (Marques d'appréciation sur divers bancs)

On ne le dit jamais assez : les femmes et les hommes sont la première richesse de nos armées, ce que confirment les annonces du Gouvernement sur les réserves.

Merci pour ce débat a posteriori. Cependant, pourquoi le Parlement ne détient-il pas les mêmes pouvoirs de contrôle en la matière que sur les Opex ? Le ministre l'a répété, l'engagement de nos forces sur le territoire national ne diffère pas de nos interventions à l'étranger.

Notre pays est devenu le premier théâtre d'opérations de l'armée en volume. Est-ce durable ? Je ne le crois pas.

La peur de l'attentat ne doit pas justifier un état d'exception qui se prolongerait indéfiniment. Le ministère de l'intérieur doit conserver la maîtrise des forces de sécurité, et l'irresponsabilité pénale des policiers et gendarmes ne doit pas être étendue : trouvons un équilibre entre État de droit et état de nécessité.

L'interopérabilité des forces que le rapport souligne à juste titre, favorisera une sortie du dispositif. Quel est votre calendrier, monsieur le ministre ?

Le groupe écologiste soutient l'emploi de nos forces sur le territoire national à condition que soient fixés un agenda précis et des missions définies. Ce sont des exigences démocratiques.

M. le président.  - Le moment est venu de saluer comme il se doit la délégation d'Indiens du Brésil que nous accueillons en tribune (Applaudissements)

M. Dominique de Legge .  - (Applaudissements à droite et au centre) Ce rapport, qui clarifie l'emploi des forces armées sur notre territoire après les attentats de janvier, fait écho au débat que nous aurons demain sur la constitutionnalisation de l'état d'urgence.

Le ministre parle de militarisation de la menace et nos ennemis se définissent comme des combattants, là où le rapport n'invoque que des actes de guerre. Il faudra dissiper l'ambiguïté.

Si l'emploi des militaires apporte une réelle plus-value dans la protection de notre territoire, je m'interroge sur son utilité pour certaines opérations de maintien de l'ordre. Les militaires doivent-ils durablement rester sous l'autorité du ministère de l'intérieur ? Ont-ils vocation à suppléer durablement les forces de sécurité ? Le rapport évoque seulement le décret d'avance du 27 novembre 2015 et la somme de 170 millions d'euros sur les conséquences budgétaires de Sentinelle. Qu'en est-il vraiment ?

Rien sur les autres conséquences de « Sentinelle » pour le reste de nos armées ; or la garde statique réduit par définition le temps passé à l'entraînement ou sur un théâtre extérieur...

Dans un contexte en perpétuelle évolution, la loi de programmation militaire est obsolète à peine votée. Pour autant, je souhaite que le Gouvernement nous soumette rapidement un collectif budgétaire pour faire le point sur ces questions. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains et sur plusieurs bancs au centre, ainsi qu'au banc de la commission)

M. Cédric Perrin .  - Il est des évidences qu'il faut parfois marteler : nos armées sont servies par des hommes et des femmes dévoués et courageux. La moitié d'entre eux, en 2015, ont quitté leur famille durant plus de 200 jours de mobilisation. Avec l'opération Sentinelle, ils sont plus nombreux dans les villes françaises qu'en Opex : une nouveauté pour les armées. C'est que la menace est nouvelle elle aussi, plurielle, se matérialisant au plus près comme au plus loin. Cela rend la complémentarité entre interventions intérieure et extérieure plus importante que jamais. Les militaires ne sont en aucun cas des supplétifs des forces de sécurité intérieure ; du reste, tous travaillent déjà en très bonne intelligence. Le défi est de repenser cette fonction de protection, dans toutes ses dimensions. Les militaires n'ont pas vocation à être des vigiles corvéables à merci, à rester statiques, à servir de cibles, ou même seulement à rassurer les Français. C'est une question d'efficacité, de morale, et même de coût. Ils doivent contribuer au renseignement et travailler en synergie avec les forces de sécurité intérieures. L'armée de terre doit cesser de faire du statique, inefficace et dangereux. Avançons aussi sur la question des réservistes, les entreprises doivent davantage les libérer.

Sentinelle est passée de 7 000 à 10 000 hommes. Serons-nous capables de redescendre ? Les militaires doivent consacrer une part de leur temps à l'entraînement, pour le maintien en condition opérationnelle. De quelles réserves disposerons-nous au prochain attentat ? Quelle mission sera confiée aux armées lorsqu'elles retrouveront la mobilité sur le territoire ? Et si l'on devait intervenir à nouveau à l'étranger ? Adaptons et précisons les missions - cloisonnement du terrain, contrôle des axes.

Le général de Villiers le dit fort bien, « nos militaires défendent avec foi les valeurs de la France : la liberté, ils combattent pour elle ; l'égalité, ils la vivent sous l'uniforme ; la fraternité, ils la construisent au quotidien ». (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées .  - Ah, monsieur le ministre, qu'il est difficile d'être classé parmi les bons ministres : on en attend toujours plus, toujours mieux ! Et aujourd'hui, nous attendions davantage de ce rapport. Le débat se tient logiquement au Sénat d'abord, car c'est notre commission qui l'a demandé et inscrit en loi de programmation militaire. Le Gouvernement a pris le temps de la réflexion... Il est vrai que nous sommes à un tournant, le plus important depuis la suppression du service militaire obligatoire par le président Chirac.

Le déploiement des forces militaires à l'intérieur est légitime. Il nous impose pourtant une prime d'exigence : une pensée, un cadre d'action, et des moyens. Ce qui me conduira à vous proposer, monsieur le ministre, un mandat de fidélité à la position du Sénat.

Avons-nous une doctrine d'emploi ? Les militaires sont guettés par le piège d'être les supplétifs des forces du ministère de l'intérieur. Qualités des armées trop peu exploitées, autonomie limitée... Laissons nos armées faire usage de leur savoir-faire, comme en Opex ! À quel autre ministère demanderait-on un tel effort : six semaines à dormir sur un lit de camp en plein Paris, 15 kilomètres de marche par jour avec 25 kilogrammes d'équipement sur le dos, pour 10 % des effectifs ?

Nous sommes directement montés au plafond de 10 000 hommes déployés. Il manque un outil pour adapter Sentinelle. En attendant, les tensions sont vives sur l'armée de terre, et elles le resteront jusqu'en 2017.

Avons-nous un cadre juridique adéquat ? Les militaires engagent jusqu'à leur vie, la nation leur doit en retour des conditions d'opération strictes et claires. C'est la rédaction la plus protectrice, celle du Sénat, qui a prévalu en 2013 lorsqu'après le traumatisme d'Ouzbeen, le code de la défense et le code pénal ont été modifiés pour mettre un terme aux recours juridictionnels abusifs - car le combat comporte un risque mortel.

L'article 19 du projet de loi contre le crime organisé prévoit d'étendre l'usage des armes pour les forces de sécurité, en cas de « péril meurtrier ». Nous serons attentifs à ce que les militaires ne soient pas moins bien protégés juridiquement. (M. le ministre approuve)

Avons-nous, enfin, des moyens adéquats ? La sécurité est la deuxième priorité des Français après le chômage. Le budget de la défense doit être augmenté après des années de décrue.

Rappelons-nous l'objectif de 2 % du PIB annoncé au sommet de Newport en 2014. La nécessaire contrepartie de l'intensité de l'effort demandé aux armées, c'est la garantie que les ressources nécessaires seront disponibles. Le président de la République a annoncé à Versailles qu'aucune baisse d'effectifs n'aurait lieu avant 2019, ce que vous avez confirmé, monsieur le ministre. Encore faut-il que la loi de programmation militaire le grave dans le marbre budgétaire. Il serait aventureux de donner en la matière le dernier mot à la loi de programmation des finances publiques, rédigée de l'autre côté de la Seine... Le gel de la réduction des effectifs représente en effet 700 millions d'euros en coût complet, à quoi s'ajoute le surcoût de Sentinelle, 170 millions. Le rapport du Gouvernement n'est guère rassurant. Il se borne à annoncer de nouveaux décrets d'avance durant les années à venir, comme en 2015, pour le financement de Sentinelle ; faute de quoi il faudrait envisager un redéploiement des ressources budgétaires, avec un effet d'éviction sur les dépenses d'entretien des matériels, pourtant lourdement sollicités dans les Opex...

C'est pourquoi nous vous proposons un mandat de suite, monsieur le ministre, car nous nous battons pour des causes qui sont aussi les vôtres, et nous voulons plus d'assurances ! Le Sénat souhaite votre engagement sur deux points : actualiser les tableaux de plafonds d'emplois de la loi de programmation militaire avant la loi de programmation des finances publiques, pour concrétiser les annonces du président de la République ; et instituer une mutualisation du surcoût des opérations intérieures comme cela se fait pour les Opex. Sinon, la défense sera dans l'impasse quand il faudra financer les investissements lourds à partir de 2018. Nous menons une bataille commune, pour la sécurité des Français et de la France ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense .  - Vous avez tous marqué l'attention que la nation porte à son armée, la fierté qu'elle exprime à l'égard de ses soldats. Merci pour la qualité de vos interventions et pour le soutien que vous m'avez témoigné.

J'assume complètement le terme de « menace militarisée », j'ai même utilisé, à propos de Daech, les mots « armée terroriste », une armée qui se déploie sur un territoire et se projette à l'extérieur.

Pierre Servent, bon connaisseur de la chose militaire, dans Extension du domaine de la guerre, écrit que les guerres n'obéissent plus aux partitions classiques, sont devenues baroques et imposent un changement de logiciel sur la guerre. Cela passe par une mutation culturelle considérable. Les priorités dégagées par le rapport en tiennent compte - et les évènements de Côte d'Ivoire illustrent encore ce nouveau « domaine » de la guerre. Nous entendons donc renforcer le renseignement, le rendre plus fluide, plus opérationnel, y associer l'armée, renforcer les forces spéciales, mettre l'accent sur l'entraînement opérationnel, la prévention...

Je rejoins ici le président Raffarin : nos militaires mobilisés pour Sentinelle ne sont pas des supplétifs ! Il faut leur demander ce pour quoi ils excellent ! Les choses ont d'ailleurs beaucoup progressé depuis novembre dernier, en bonne collaboration entre le ministre de l'intérieur et moi-même.

Jusqu'à quand durera Sentinelle, demande Mme Aïchi. Jusqu'à longtemps... Je ne suis pas en mesure de dire s'il y aura une fin. Il nous revient de gérer la situation, quoi qu'il en soit, avec cohérence.

Je souhaite que la légitime défense reste le pilier du droit de la responsabilité de nos forces, mais enrichi du concept de « péril meurtrier », validé à l'Assemblée nationale.

Mobilisés par Sentinelle dès janvier 2015, les militaires ont moins consacré de temps à la préparation opérationnelle, qui a diminué de 90 à 64 jours. Notez toutefois que nous sommes en phase de recrutement : 11 000 emplois en 2015-2016 et encore 10 000 emplois en 2017-2019. Le dispositif Sentinelle sera donc allégé et l'indicateur d'entraînement rapproché de sa cible initiale : 83 en 2017 et 85 en 2018, pour rejoindre le seuil de 90.

Le cycle de présence Sentinelle est désormais intégré au programme de préparation d'emploi des forces. Les hommes travaillent par exemple sur un simulateur d'utilisation du char Leclerc sur le territoire national.

Le développement de cette protection intérieure nécessite l'acquisition de matériels : véhicules légers, 16 000 armes d'infanterie du futur, notamment pour équiper les nouvelles recrues et la réserve renforcée.

Monsieur de Legge, 171 millions d'euros ont été débloqués en 2015 pour financer Sentinelle - correspondant à 52 millions de charges salariales et 119 millions hors titre II - et les opérations intérieures seront traitées en fin d'année comme les opérations extérieures.

Vous me demandez d'actualiser l'actualisation... Les annonces du président de la République appellent précisément une modification des perspectives triennales de la loi de programmation militaire : le texte vous sera soumis avant la fin de l'année, indépendamment du triennal budgétaire.

Lors des premières assises de la réserve, il y a quelques jours, j'ai annoncé que l'objectif de 40 000 réservistes devra être atteint en 2019. Les moyens en sont augmentés, de 75 à 100 millions d'euros annuels ; nous incitons les entreprises à contracter, augmentons les périodes de réserve, de 20 à 30 jours en moyenne, et territorialisons davantage les recrutements pour former l'ébauche d'une véritable garde nationale. Nous progresserons grâce à une bonne communication, un attrait renforcé. C'est une nouvelle forme de défense opérationnelle du territoire qu'il nous appartient à présent de mettre en oeuvre. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain, au centre et sur quelques bancs du groupe Les Républicains)

La séance, suspendue à 18 h 5, reprend à 18 h 15.