Respect des principes de la démocratie représentative

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle garantissant le respect des principes de la démocratie représentative et de l'État de droit en cas de législation par ordonnance, présenté par M. Jean-Pierre Sueur et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

Discussion générale

M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition constitutionnelle .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; Mme Esther Benbassa applaudit également.) Cette proposition de loi porte sur les droits du Parlement, donc sur la séparation et l'équilibre des pouvoirs, donc sur l'esprit républicain. Monsieur le garde des Sceaux, je me réjouis de vous voir ici ; je ne doute pas que c'est pour défendre l'esprit républicain, la séparation des pouvoirs et les droits du Parlement ! (Sourires)

Nul ici n'ignore que dans deux décisions des 28 mai 2020 et 3 juillet 2020, le Conseil constitutionnel a considéré que des ordonnances non ratifiées, dès lors que l'échéance prévue par la loi d'habilitation pour leur ratification était dépassée, avaient mécaniquement valeur législative.

Le problème est considérable : dans la révision constitutionnelle de 2008, le Congrès a notamment modifié l'article 38 de la Constitution pour indiquer que la ratification des ordonnances ne pouvait être qu'expresse.

Dans ses considérants, le Conseil constitutionnel a soulevé la possibilité que des citoyens déposent une question préalable de constitutionnalité (QPC) sur une ordonnance non ratifiée. Cela ne résiste pas à l'examen : le Conseil constitutionnel, gardien de la Constitution, ne peut ignorer cette règle évidente que la ratification doit être expresse. Il nous a donc semblé nécessaire de présenter une proposition de loi constitutionnelle pour la rappeler.

Le rapport de M. Bas évoque, chiffres à l'appui, l'abus du recours aux ordonnances : pas moins de 318  depuis le début du quinquennat, record toutes catégories sous la Ve République ! Seules 21 % d'entre elles ont donné lieu à ratification. Nous assistons, subrepticement - en réalité, c'est plutôt manifeste - à un glissement vers un régime d'ordonnances.

Je remercie M. Bas pour ses travaux, et pour son souhait d'aller plus loin. Les modifications proposées à l'article 38 portent sur la référence au programme du Gouvernement, sur les conditions dans lesquelles le recours aux ordonnances est légitime - urgence, transposition, codification, adaptation aux outre-mer - et sur les délais : douze mois pour la prise des ordonnances, dix-huit mois pour leur ratification.

Récemment, le Gouvernement a publié une ordonnance réformant la haute fonction publique : ENA, corps des préfets et des inspecteurs généraux. Excusez du peu ! J'ai demandé à Mme de Montchalin s'il lui semblait normal que le Parlement ne fût pas saisi. Elle a estimé qu'il n'y avait pas de raison, puisqu'il s'agissait d'ordonnances. Le discours est connu...

Nous avons donc, en guise de premier acte, déposé une proposition de loi, pour pouvoir simplement débattre du sujet ! À une grande majorité, nous n'avons pas accepté de ratifier cette ordonnance. Quelles conclusions en a tirées la ministre ? J'attends toujours la réponse.

Je remercie le RDSE d'avoir ensuite déposé une proposition de loi précisant que les parlementaires pouvaient saisir ès qualités le Conseil d'État au sujet d'une ordonnance non ratifiée.

Voici aujourd'hui le troisième acte -  j'espère que le message est clair ! La quasi-généralisation de la procédure accélérée est désastreuse. Nous ne pouvons plus écrire la loi comme il le faudrait, la peaufiner pendant la navette. Nous sommes soumis à une précipitation constante.

Ajoutez à cela l'application très stricte de l'article 45, par laquelle tant d'amendements sont déclarés irrecevables malgré un lien « même indirect », dit la Constitution, avec le texte.

Enfin, nous avons récemment entendu des propos inquiétants du Président sur le droit d'amendement.

Voilà qui va dans le sens de la verticalité. Monsieur le garde des Sceaux, je suis sûr que vous défendrez avec nous l'équilibre et la séparation des pouvoirs, ainsi que les droits du Parlement. (Applaudissements sur toutes les travées, à l'exception de celles du RDPI et du groupe INDEP)

M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Cette initiative de M. Sueur est excellente, elle permet de refondre intégralement l'article 38 de la Constitution pour en rétablir l'esprit. Ce faisant, nous nous inscrivons dans la continuité des travaux du Sénat : un groupe de travail pluraliste, réuni à la demande du président Larcher, a présenté en janvier 2018 quarante propositions de réforme constitutionnelle pour préserver la faculté du Parlement à délivrer une habilitation au Gouvernement, tout en s'assurant que les ordonnances ne soient pas utilisées de manière abusive.

Le développement des ordonnances est exponentiel, plus encore sous cette mandature que sous les précédentes : 14 par an entre 1984 et 2007, 30 par an entre 2007 et 2012, 54 entre 2012 et 2017, et enfin 64 par an depuis 2017. Pendant la session 2019-2020, il y en eut plus de cent ! Il est vrai que 67 d'entre elles étaient réservées au traitement de la crise sanitaire.

Il est juste que le Gouvernement puisse légiférer par ordonnance pour répondre aux situations d'urgence engageant l'intérêt national.

En même temps que le Parlement déléguait de plus en plus son droit à légiférer, le Gouvernement renonçait de plus en plus à faire ratifier ses ordonnances. Seules 21 % l'ont été au cours de ce quinquennat, alors que les taux étaient de 62 % entre 2007 et 2012 et de 30 % entre 2012 et 2017. La ratification devient l'exception ; le nombre d'ordonnances publiées est désormais supérieur au nombre de lois promulguées !

Cette prolifération ne rend pas la loi plus concise : 1 584 articles de loi ont été votés en 2019, contre 1 312 en 2002.

La proposition de M. Sueur vise à ne pas donner un statut législatif aux ordonnances sans vote du Parlement. C'est le bon sens !

Il convient que la loi détermine une durée de l'habilitation, pour laquelle nous fixons un maximum de douze mois. Il faut aussi préciser les finalités et l'objet de l'ordonnance : le Conseil constitutionnel exerce un contrôle assez distant en la matière...

Nous avons souhaité redonner vie à la notion de programme du Gouvernement, présenté lors du discours de politique générale.

Nous devons tenir compte des situations particulières qui justifient ce recours aux ordonnances : urgence, codification à droit constant et mesures d'adaptation pour les outre-mer.

Enfin, la ratification doit être expresse et intervenir dans un délai de dix-huit mois après la fin du délai d'habilitation. Rassurons le Gouvernement, qui craint un encombrement de l'ordre du jour parlementaire : le Sénat a su innover avec la procédure de législation en commission, adaptée aux sujets les plus techniques.

Je suis un partisan actif et engagé des institutions de la Ve République, mais je suis aussi d'avis de corriger certains excès de la pratique, notamment ceux qui viennent de l'exécutif. Le Gouvernement représente une majorité, le Parlement représente tous les Français ; le dialogue entre l'exécutif et le législatif doit être plus équilibré. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, INDEP, RDSE et SER)

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice .  - L'objectif de cette proposition de loi constitutionnelle est indiscutablement louable. Je partage tous vos propos sur les excès de verticalité. (Marques de satisfaction sur les travées du groupe SER)

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Très bien !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Mais je le dis d'emblée, afin de dissiper un suspens insupportable (sourires) : je ne crois pas que cette proposition de loi constitutionnelle soit nécessaire pour atteindre cet objectif.

Vous souhaitez écraser la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui se reconnaît compétent pour examiner la constitutionnalité des ordonnances non ratifiées, dès lors que le délai d'habilitation a expiré. Dans un second temps, vous restreignez le recours aux ordonnances.

La modification de l'article 38 ne me paraît pas utile, car la Constitution, depuis la révision de 2008, prévoit déjà que seule une ratification donne valeur législative aux ordonnances. Le Conseil constitutionnel l'a clairement rappelé dans les deux décisions auxquelles vous faites référence.

C'est seulement au sens de l'article 61-1 de la Constitution, relatif aux QPC, que le Conseil constitutionnel a jugé qu'une disposition d'une ordonnance relevant de la loi pouvait être examinée après expiration du délai d'habilitation. Il est excessif de voir dans cette jurisprudence une remise en cause de la hiérarchie des normes ou des prérogatives du Parlement.

Le principal effet de ces deux décisions a d'ailleurs été de transférer le contrôle de constitutionnalité des ordonnances non ratifiées du Conseil d'État au Conseil constitutionnel. Il est cohérent qu'un seul et même juge, en l'occurrence le juge constitutionnel, soit compétent en la matière.

Vous l'avez vous-même dit dans votre exposé des motifs, parlant d'une pierre supplémentaire à un État de droit en constante construction.

Le Conseil d'État a tiré les conséquences de cette évolution dans sa décision d'assemblée du 16 décembre 2020. La répartition semble à présent harmonieuse. Les critiques et craintes selon lesquelles cette jurisprudence porterait atteinte au débat démocratique, à la séparation des pouvoirs et aux prérogatives du Parlement sont infondées.

Le Conseil constitutionnel, le 3 juillet 2020, a bien rappelé que les deux principes de l'article 38, modification par voie législative après le délai d'habilitation et valeur législative à compter de la ratification expresse, n'étaient pas modifiés.

Cette proposition de loi constitutionnelle, visant à retourner au droit antérieur en écrasant les deux jurisprudences évoquées, n'est donc pas nécessaire.

Je note avec étonnement, monsieur le sénateur, que vous vous êtes rallié à la position du rapporteur, alors que vous disiez, dans l'exposé des motifs, être opposé au retour, au statu quo ante...

M. Jean-Pierre Sueur.  - Il faut le lire en entier, et non par morceaux !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Par cette proposition de loi constitutionnelle, vous entendez restreindre le recours aux ordonnances et rappeler la prééminence du Parlement dans le vote de la loi. Cet objectif est louable...

M. Christian Redon-Sarrazy.  - Non pas louable mais constitutionnel !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Chaque institution doit tenir la place que lui assigne la Constitution. Cependant, le chemin emprunté pour rappeler cette évidence pose problème. Vous proposez de graver dans le marbre de la Constitution...

M. Jean-Pierre Sueur.  - Absolument !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - ... un délai couperet uniforme de douze mois, qui ne prend en compte ni l'urgence, ni la complexité de certains travaux de codification. (M. Alain Richard approuve.)

Le Parlement doit garder le choix du délai.

Vous proposez également que les ordonnances ne puissent codifier qu'à droit constant. Ce n'est jamais le cas : la modernisation des règles à cette occasion améliore grandement la qualité du droit.

Enfin, je ne peux qu'être défavorable à vos propositions concernant l'adaptation des législations dans les collectivités d'outre-mer. Il serait dangereux pour la sécurité juridique que les ordonnances deviennent caduques faute de ratification dans le délai imparti.

Je suis sensible à votre volonté de préserver la qualité du droit et le rôle du Parlement. Cependant, la méthode proposée n'est ni nécessaire, ni adaptée à ces objectifs. Je ne peux donc y être favorable.

Il s'agit en réalité d'interroger l'usage fait par le Gouvernement de l'article 38. Rappelons quelques faits. Ces murs ont des oreilles et une mémoire. La pratique des ordonnances n'est pas nouvelle. Je ne voudrais pas être malicieux, mais...

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Mais ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - ... presque vous tous ici présents avez eu recours aux ordonnances, notamment lors du précédent quinquennat.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Mais beaucoup moins !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - À ma gauche comme à ma droite, je vois que l'on réagit.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie.  - « C'est celui qui dit qui y est » : un peu court, comme argument !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Je me souviens d'un candidat, monsieur Bas, qui avait annoncé dans son programme sa volonté, dans certaines matières, de gouverner par ordonnances.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - C'est ce que je propose !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Merci d'avoir rappelé que nous venons de traverser une crise.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Il faut être équitable.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Le Gouvernement s'est assuré que tous les moyens nécessaires soient donnés aux pouvoirs publics pour la gérer. Le Parlement a-t-il eu tort de faire confiance au Gouvernement ? Je ne le crois pas.

Selon les chiffres de la direction de la séance du Sénat, le nombre d'ordonnances par an, hors Covid, est de 51, soit à une unité près, le nombre moyen annuel d'ordonnances prises au cours du précédent quinquennat.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Regardez l'ensemble du rapport ! Il y a eu les attentats terroristes !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Le Gouvernement respecte le Parlement dans ses prérogatives. Pas de faux procès. Je suis persuadé que nous pouvons améliorer les conditions de coconstruction du droit. J'ai ainsi eu la chance de travailler avec la sénatrice Agnès Canayer dans le cadre d'une ordonnance, pour le code de justice des mineurs, qui est entré en vigueur.

Mme Nathalie Goulet.  - Morituri te salutant.

M. Dany Wattebled .  - (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP) Le recours aux ordonnances s'intensifie de décennie en décennie. De 1984 à 2007, 14 ordonnances étaient prises par an. La moyenne est passée à 30 jusqu'en 2012, puis à 50 sous le précédent quinquennat, et à 64 sous celui-ci.

Autre problème, la ratification n'est plus systématique, loin de là ! Le Conseil constitutionnel a pris deux décisions selon lesquelles le seul dépôt du projet de loi de ratification suffit à donner valeur législative aux ordonnances non ratifiées après le délai expiré. Ce n'est pas conforme à l'esprit de l'article 38 de la Constitution. Nous approuvons donc cette proposition de loi constitutionnelle.

Il est nécessaire que le Parlement ratifie l'ordonnance avant qu'elle n'acquière force de loi. Cela lui donne la possibilité de parfaire la rédaction.

La proposition de loi a reçu le soutien de la commission des lois, qui a apporté quelques améliorations. Le délai de rédaction serait de douze mois, celui de ratification de dix-huit, sous peine de caducité.

La proposition replace le Parlement dans son rôle. Notre groupe soutient ce texte. Les parlementaires que nous sommes doivent rester vigilants. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)

M. Stéphane Le Rudulier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) « Je ne crois pas une seule seconde à la réforme par ordonnance » : ces propos ne sont pas de moi, mais d'Emmanuel Macron, alors candidat à l'élection présidentielle, en 2016. Cette conviction s'est un peu délitée. (Sourires)

L'usage des ordonnances depuis quatre ans nous interpelle. Nous assistons à une prolifération excessive de leur nombre, et à une raréfaction des procédures de ratification. Cela touche au fonctionnement de la démocratie et au respect de la lettre et de l'esprit de la Constitution.

On peut comprendre l'impératif d'aller vite, surtout lorsqu'une majorité voit poindre un nouveau cycle électoral. Mais écarter ainsi la délibération parlementaire fait courir le risque d'un déséquilibre de nos institutions.

La question sous-jacente est simple : peut-on réformer notre pays sans débat parlementaire ? Même sous la Ve République, et son parlementarisme rationalisé, nous atteignons les limites de l'exercice.

L'argument de la lenteur de la délibération parlementaire ne vaut pas : si l'on excepte les ordonnances pour la crise sanitaire, le délai moyen de rédaction est de 570 jours, contre 235 jours pour la loi.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Absolument ! C'est très important.

M. Stéphane Le Rudulier.  - Depuis le début des années 2000, le domaine des ordonnances s'est élargi. Nous sommes très loin du caractère technique qui les justifiait initialement, avec la codification.

Ce qui m'inquiète, c'est l'intention parallèle du Président de la République de limiter le droit d'amendement par une limitation en fonction du poids politique de chaque groupe. Ce contrôle automatique des amendements avant l'examen en séance publique, même Michel Debré n'avait osé l'imaginer !

Dans son discours de Bayeux en 1946, s'interrogeant sur le bon régime et le bon équilibre des pouvoirs, le général de Gaulle affirmait que « si le Parlement doit cesser d'être la source d'où procèdent la politique et le Gouvernement, il doit se concentrer sur la délibération, le vote des lois et le contrôle des ministères ». Est-ce encore le cas ? Peut-on gouverner sans convaincre sa majorité, sans respecter l'opposition ?

Les deux décisions du Conseil constitutionnel sont à rebours de la volonté du constituant de 2008. Elles affaiblissent le rôle du Parlement et réduisent le contrôle parlementaire.

Mais elles impliquent aussi une dualité de compétences entre Conseil d'État et Conseil constitutionnel. Une disposition formellement réglementaire, car non encore ratifiée, peut être examinée via une QPC par le Conseil constitutionnel, qui la considère substantiellement législative. Elle demeure pourtant susceptible de recours devant le Conseil d'État au titre du contrôle de conventionnalité.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Exact !

M. Stéphane Le Rudulier.  - Ce ne sera pas sans conséquence pour les requérants.

Certes les ordonnances ont des avantages, elles sont utiles en cas d'urgence, mais leur utilisation doit rester exceptionnelle.

C'est pourquoi la modification de l'article 38, avec les apports du président Bas, est nécessaire : notre groupe la votera.

Il y a urgence, pour la sauvegarde de l'esprit de la Ve République. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; MM. Jean-Pierre Sueur et Daniel Salmon applaudissent également ; M. le rapporteur remercie l'orateur.)

M. Guy Benarroche .  - (Applaudissements sur les travées du GEST) Ce sujet assez technique est essentiel pour le bon fonctionnement de notre démocratie.

Je remercie l'auteur de la proposition de loi et le rapporteur. Le noeud du problème est l'augmentation importante du nombre d'ordonnances sous les deux derniers quinquennats. L'exigence de rapidité ne tient pas, puisqu'il faut jusqu'à vingt mois pour les rédiger, contre huit pour voter les lois.

L'article 38 dispose que la ratification doit être expresse. Le Parlement ne peut se dessaisir de sa prérogative d'écrire la loi qu'à cette condition. Pourtant, la ratification expresse est en voie de disparition.

Le Conseil constitutionnel a jugé que les ordonnances non ratifiées devaient être considérées comme des dispositions législatives, susceptibles de QPC.

Notre groupe s'associe à cette proposition de loi constitutionnelle pour rétablir l'équilibre institutionnel.

L'argument du temps ne vaut pas : nous soutenons donc l'introduction d'un délai de ratification. Le Gouvernement ne doit plus pouvoir se contenter d'un simple dépôt au Parlement, sans mettre la ratification à l'ordre du jour.

Le GEST salue une excellente initiative et votera ce texte. (Applaudissements sur les travées du GEST, ainsi que sur celles des groupes SER et Les Républicains)

Mme Éliane Assassi .  - Depuis 1958, et surtout lors des révisions de 1995 et 2008, nous dénoncions le recours excessif aux ordonnances. Chacun reconnaît aujourd'hui le problème que cela pose pour l'équilibre des institutions : la prise de conscience est tardive.

Le fait d'avoir maintenu la procédure de ratification implicite en 2008 a introduit des ambiguïtés. Le Conseil constitutionnel, par ses récentes décisions, a conféré une valeur législative aux ordonnances non ratifiées - prenant une lourde responsabilité. Ses membres - qui, rappelons-le, sont des décideurs politiques - sont revenus, seuls et de leur propre initiative, sur l'esprit et la lettre de la révision de 2008, affaiblissant encore notre Parlement, qui n'en n'avait pas besoin.

Nous allons vers une présidentialisation totale de notre régime. La tentation de revenir aux ordonnances royales ou aux décrets-lois de la IIIe République est dangereuse.

La proposition de loi constitutionnelle, revisitée par le président Bas, va dans le bon sens.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Merci !

Mme Éliane Assassi.  - La référence floue au programme a hélas été maintenue, ce qui amoindrit votre volonté affichée, monsieur le rapporteur.

Les avancées sont importantes et limiteront peut-être la frénésie ordonnancière du Gouvernement. Nous voterons ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER et du GEST ; Mme Esther Benbassa applaudit également, ainsi que M. le rapporteur.)

Mme Nathalie Goulet .  - Malgré le réquisitoire sévère du garde des Sceaux, nous voterons ce texte.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Satisfaction !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Déception !

Mme Nathalie Goulet.  - Enthousiasme !

Quand l'ordonnance fut venue, le Parlement se trouva fort dépourvu : pas un seul petit morceau de contrôle ! Les parlementaires ont beau crier famine devant le Conseil constitutionnel, le résultat est là. (Sourires)

Monsieur le garde des Sceaux, un exemple. L'ordonnance sur les entreprises en difficulté de 2020 a autorisé les dirigeants débiteurs à reprendre l'entreprise, ce qui contredit complètement le droit applicable. La vigilance de Mme Taillé-Polian a permis de supprimer les dispositions de l'article 7 de cette ordonnance, heureusement, dans une proposition de loi.

À force d'assouplir des dispositions par ordonnance et sans contrôle - pas vu pas pris ! - ce genre de chose risque de se multiplier. Il est utile que le Parlement puisse exercer son contrôle lors d'une procédure de ratification.

Je salue le travail de M. Sueur et de notre commission des lois. Mon groupe votera cette proposition de loi constitutionnelle.

Personne ne nie l'utilité des ordonnances, notamment au cours de la crise sanitaire - qui aurait pu faire autrement ? Qui aurait pu faire mieux ? Mais l'enfer étant pavé de bonnes intentions, le présent texte est nécessaire, pour rétablir les droits écornés du Parlement. (MM. Jean-Pierre Sueur, Daniel Salmon et Stéphane Le Rudulier applaudissent.)

Mme Maryse Carrère .  - (Applaudissements sur les travées du RDSE) Le 9 octobre 1962, à propos de l'élection du Président de la République au suffrage universel, le président Monnerville fustigeait la concentration des pouvoirs sur une seule tête. Le temps ne lui donne-t-il pas raison ?

Les parlementaires en sont les premières victimes. La proposition de loi du président Requier visant à reconnaître un intérêt à agir aux parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir va dans le même sens, celui d'un renforcement du contrôle parlementaire. Le présent texte s'inscrit dans la même ligne.

Je salue le travail de M. Sueur et de M. Bas pour aboutir à un texte équilibré et consensuel.

La modification de l'article 38 de la Constitution est opportune. Le nombre d'ordonnances a été multiplié par sept en quinze ans, quel que soit l'exécutif. Les garde-fous apportés par la commission sont bienvenus : limitation à douze mois du délai d'habilitation, caducité dans un délai de dix-huit mois en cas de non-ratification...

Gouverner, c'est prévoir. Ce texte permet au Parlement de remplir ses missions. Le groupe RDSE votera à l'unanimité cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; M. Jean-Pierre Sueur et Mme Esther Benbassa applaudissent également.)

Mme Esther Benbassa .  - Notre État de droit est fondé sur la séparation des pouvoirs. À cet égard, cette proposition de loi constitutionnelle s'apparente à un rappel à l'ordre.

Par un revirement de jurisprudence incompréhensible, le Conseil constitutionnel s'est déclaré compétent pour examiner en QPC les ordonnances non ratifiées, après l'expiration du délai de ratification.

Il est nécessaire d'encadrer plus strictement le recours à la procédure de l'article 38 de la Constitution. D'autant que le Gouvernement y a eu largement recours : 309 fois au 31 juin dernier, une ratification n'étant intervenue que dans 55 cas... La ratification expresse par le législateur est pourtant une exigence depuis la révision de 2008 !

Par sa décision récente, qui rompt avec la tradition juridique antérieure, le Conseil constitutionnel fait naître un risque élevé de substitution de fait du pouvoir exécutif au pouvoir législatif, émanation du peuple souverain. C'est le principe même de séparation des pouvoirs qui est en cause.

Je remercie la commission d'avoir mené une réflexion approfondie sur ce texte essentiel au bon fonctionnement de notre démocratie, pour lequel il faut féliciter M. Sueur.

Le recours excessif aux ordonnances fragilise le Parlement. L'exception ne doit pas devenir la norme ! Nous devons impérativement rappeler à l'exécutif à qui il appartient de légiférer. Je voterai donc cette proposition de loi constitutionnelle. (M. Jean-Pierre Sueur applaudit.)

Mme Marie-Pierre de La Gontrie .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) L'examen de ce texte s'inscrit dans le débat politique de ces jours-ci, lié au projet de loi sanitaire et au refus de l'exécutif de laisser au Parlement la place que lui reconnaît la Constitution.

Les deux décisions récentes du Conseil constitutionnel percutent le bon fonctionnement de notre démocratie.

Les ordonnances acquerraient une valeur législative de fait, automatiquement, à l'expiration du délai de ratification. Pourtant, le texte de l'article 38 est clair !

Non parce que « c'était mieux avant », mais au nom de la séparation des pouvoirs et des droits du Parlement, nous nous élevons contre ce revirement de jurisprudence inquiétant.

Les ordonnances ont toujours existé, c'est entendu ; mais jamais dans une telle proportion, jamais sur un mode systématique ! La crise sanitaire n'est pas la seule raison de ce phénomène : 318 ordonnances, c'est 89 % en plus que sous Nicolas Sarkozy au même stade du quinquennat. La banalisation est incontestable.

Le Gouvernement ne se préoccupe même plus de savoir si les ordonnances seront ratifiées par le Parlement. Seulement 21 % l'ont été depuis 2017, contre 62 % lors du quinquennat précédent. Or elles ne portent pas seulement sur des sujets mineurs : il s'agit de la destruction de la haute fonction publique ou de la privatisation de la SNCF. Sur la première question, Mme de Montchalin a déclaré sans sourciller qu'une ratification n'était pas nécessaire... Le Gouvernement ne se cache même plus.

La substitution du pouvoir exécutif au pouvoir législatif, est-ce là votre conception de l'équilibre des pouvoirs ?

Le dernier projet de loi sanitaire est un exemple caricatural. Les députés de la majorité, cette nuit, ont étendu encore les habilitations du Gouvernement à légiférer par ordonnance ! La constitutionnalité de leurs amendements nous paraît d'ailleurs sujette à caution. En tout cas, cette énième manifestation de leur volonté de dessaisissement ne laisse pas d'inquiéter.

Votre mode de gouvernance fait fi des représentants du peuple. Les propos tenus le 18 octobre dernier par le Président de la République sur la limitation du droit d'amendement ne font que le confirmer. Dire que, devant le Congrès, il avait appelé de ses voeux un esprit de dialogue et d'écoute...

J'ai plusieurs fois à cette tribune cité la maxime fameuse de L'Esprit des lois : pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Montesquieu disait aussi que les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures. C'est bien ce contre quoi nous essayons de lutter.

Restaurer le coeur du fonctionnement démocratique : tel est l'objet de cette proposition de loi constitutionnelle. L'exécutif n'y paraît pas disposé, et c'est grave ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et du GEST et sur plusieurs travées du groupe Les Républicains)

M. Alain Richard .  - (Applaudissements sur les travées du RDPI) La critique des ordonnances est un grand classique de l'alternance : tous ceux qui en ont fait usage adoptent aussitôt une autre position...

M. Philippe Bas, rapporteur.  - L'inverse est également vrai !

M. Alain Richard.  - Ce texte procède d'une analyse erronée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Dans notre hiérarchie des normes, les ordonnances ont toujours eu valeur législative : seule la loi peut les modifier, et les règlements postérieurs doivent les respecter.

La modification récente porte uniquement sur le contentieux, désormais partagé entre le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel.

De surcroît, il n'est pas juste de comptabiliser texte par texte : peut-on comparer une ordonnance de 3 articles et une loi qui en fait 200 ? Légifrance procède à un décompte par mots qui reflète plus exactement la situation.

M. Jean-Pierre Sueur.  - La SNCF, ce n'est pas important ?

M. Alain Richard.  - De cette erreur d'analyse résultent deux conséquences fâcheuses.

D'abord, on nous propose de modifier le mécanisme d'habilitation, qui pourtant ne pose aucun problème ; l'encadrement posé par le Parlement est à chaque fois très soigné.

J'ajoute que les délais nécessaires à la codification - j'en parle savamment, puisque j'y participe - peuvent être très variés.

Ensuite, cette proposition de loi constitutionnelle méconnaît les conséquences d'une obligation de ratification. La Constitution en 2008 n'a jamais prévu une ratification obligatoire...

M. Jean-Pierre Sueur.  - Une ratification expresse !

M. Alain Richard.  - ... elle a simplement exclu une ratification implicite. Les ordonnances entrent néanmoins en vigueur. S'il y a peu de ratifications, c'est pour une raison que nous connaissons tous : un calendrier parlementaire trop chargé ! Ce texte est donc à l'évidence artificiel.

Nous avons de nombreux moyens de revenir sur le contenu des ordonnances ou de les faire évoluer : amendements, propositions de loi. Or c'est rare, preuve que le contenu des ordonnances ne pose pas de problème de fond.

Nous pouvons aussi appeler à la ratification d'une ordonnance ; c'était le sens d'une récente proposition de loi socialiste, pour le coup tout à fait justifiée.

Ce débat est certes stimulant, mais mal dirigé.

La discussion générale est close.

Discussion des articles

ARTICLE PREMIER

M. le président.  - Amendement n°1, présenté par M. Sueur et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

Alinéa 8

Rédiger ainsi cet alinéa :

3° Après le mot : « caduques », la fin de la deuxième phrase du deuxième alinéa est ainsi rédigée : « en l'absence de ratification par le Parlement dans le délai de dix-huit mois suivant cette publication. » ;

M. Jean-Pierre Sueur.  - Amendement rédactionnel.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Avis favorable.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux.  - Avis défavorable, par cohérence.

L'amendement n°1 est adopté.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Monsieur le garde des Sceaux, je veux vous dire un mot de l'éthique de la citation. Dans l'exposé des motifs de ma proposition de loi, j'ai eu soin de rappeler la position et les arguments du Conseil constitutionnel. Vous reprenez ces propos en me les attribuant... Je tenais à faire cette mise au point pour la clarté du débat.

Je remercie ceux qui ont pris part à nos échanges. La plupart approuvent notre démarche, même s'il n'y a pas unanimité.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie.  - Presque !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Il y a quelques jours, Mme de Montchalin n'a rien trouvé à répondre à mon interpellation. Désormais, il sera difficile au Gouvernement d'ignorer ce que dit le Sénat et de ne pas en tirer de conclusions.

Mes chers collègues, il est heureux que nous sachions nous rassembler quand il s'agit de défendre une certaine idée des institutions et des droits du Parlement, donc de l'esprit républicain !

L'article premier, modifié, est adopté.

La proposition de loi constitutionnelle est mise aux voix par scrutin public de droit.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°21 :

Nombre de votants 344
Nombre de suffrages exprimés 344
Pour l'adoption 322
Contre   22

Le Sénat a adopté.

(Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, SER et du RDSE)

La séance est suspendue à 13 h 35.

présidence de Mme Nathalie Delattre, vice-présidente

La séance reprend à 16 heures.