C.- RENOUER LA CHAÎNE DU TEMPS

Le Préambule de la Constitution de la nouvelle République tchèque commence ainsi :

« Nous, citoyens de la République tchèque en Bohême, Moravie et Silésie, au moment de la restauration de l'État tchèque indépendant, fidèles à toutes les bonnes traditions de l'ancien État des pays de la Couronne de Bohême... »

Le ton est aussitôt donné d'un retour aux traditions historiques et du retour en Europe d'un pays qui y fut jusqu'en 1948.

La Bohême, d'abord duché puis royaume électif fit très vite partie du Saint-Empire romain germanique et devint très tôt l'un de ses membres les plus puissants. Au XIIème siècle, Premysl Otakar II mit même pour la première fois sous son sceptre les provinces qui allaient composer, quelques siècles plus tard, la partie autrichienne de la double monarchie. Mais la bataille de Marchfeld en 1278 près de Vienne mit fin à ce début d'hégémonie bohémienne en même temps qu'elle ouvrait le chemin d'une carrière glorieuse à une petite famille d'origine suisse qui n'aura de cesse d'obtenir la dignité impériale : les Habsbourg.

Ils attendront pourtant encore plusieurs siècles pour étendre leur puissance jusqu'au royaume de Bohême. Au XIVème siècle, la couronne impériale échut aux Luxembourg en la personne de Charles IV de Bohême qui se révéla un des plus brillants monarques de son temps. Empereur du Saint-Empire, il augmenta la puissance de l'Église. Roi de Bohême, il éleva sa Bohême natale en dotant Prague d'une université en 1348, en fondant la « nouvelle ville de Prague » et en faisant construire au-dessus de la Moldau ce pont de pierre qui, comme l'Université, porte toujours son nom. Il s'entoura d'une cour brillante qui fit alors de Prague l'un des plus beaux témoignages de la civilisation européenne.

L'émergence de la culture post-médiévale, le brassage d'idées nouvelles, l'opulence de cette civilisation atteignant son apogée, la richesse de l'Église et quelques malheureux excès contenaient en germe les ferments d'une révolte qui explosa sous le règne du fils de Charles IV, Wenceslas. La révolte éclata quand Jean Hus, prédicateur apôtre de l'égalité chrétienne, fut brûlé pour hérésie par l'Église.

Le Bohême entra en rébellion, devint une république de fait, et, pendant quinze ans (1419-1434) tint tête aux armées impériales. Chez les Hussites, qui étaient d'abord des réformateurs, naquît alors un sentiment patriotique encore considéré aujourd'hui comme le point de départ de la conscience nationale tchèque.

Les Hussites furent défaits, mais les différents souverains qui se succédèrent sur le trône de Bohême jusqu'en 1620, eurent à composer avec le sentiment à la fois national et religieux qu'ils incarnaient. C'est pourquoi au XVème et au XVIème siècles, la Bohême pratique tant bien que mal une tolérance religieuse qui fait figure d'exception dans l'Europe des guerres de religion.

Le dernier roi autochtone, Georges de Podebrady, sera d'ailleurs un Hussite de coeur. Ses successeurs, issus de la dynastie polonaise des Jagellons, respecteront les particularités religieuses de leurs sujets comme le feront à leur tour les premiers Habsbourg, montés sur le trône de Bohême en 1526 non pas à la force des armes, mais par une manoeuvre politicienne de l'aristocratie tchèque à une époque où la monarchie est encore élective.

Quand Rodolphe II de Habsbourg monte sur le trône, il préfère Prague à Vienne et il en fait la capitale de l'Empire. Affluent alors vers la « Ville dorée » savants, astronomes, architectes, peintres et sculpteurs, mais aussi saltimbanques, alchimistes, astrologues, charlatans et mystificateurs en tous genres qui donneront à la ville ce côté mystérieux et parfois maléfique qui lui est resté. Prague redevient la ville brillante qu'elle était sous Charles IV et connaît son deuxième apogée. Cette splendeur retrouvée cache mal pourtant la révolte qui menace.

L'aristocratie protestante, jalouse de ses privilèges et forte de son mépris à l'égard de ses compatriotes catholiques, accepte mal qu'ils accèdent aux charges importantes du royaume. Bien qu'en 1609, Rodolphe II ait été contraint de signer la lettre de majesté instituant la tolérance religieuse, des différences d'interprétation conduisent à exacerber les antagonismes et déboucheront sur la célèbre défenestration de Prague en 1618.

L'Empereur Mathias, successeur de Rodolphe II, durcit sa politique procatholique. L'aristocratie protestante se cabre et quelques radicaux jettent par la fenêtre du château deux gouverneurs impériaux : les tchèques catholiques Slavata et Martinic. C'est le début de la guerre de Trente Ans (1618-1648).

Les insurgés bohémiens sont écrasés en 1620 à la bataille de la Montagne Blanche. Vingt-sept seigneurs considérés comme les meneurs sont décapités ; les familles protestantes s'exilent, leurs biens sont confisqués, leur religion interdite.

C'est le début de ce que les historiens nationalistes tchèques appellent avec excès la « période des ténèbres ». Certes le pays est recatholicisé, la langue allemande l'emporte sur la langue tchèque. Pourtant les historiens oublient que la nation est toujours là et que, sous la conduite d'un clergé avisé, elle se ressaisit rapidement et élabore une nouvelle forme de piété baroque et tortueuse qui n'est qu'à elle, comme nous le reconnaissons et comme nous le voyons aujourd'hui dans les églises, les couvents et les châteaux, si nombreux en Bohême.

Certes la Bohême et la Moravie deviennent des provinces « lointaines » de l'Empire, havres de pays rustiques et à l'abri du temps pour les grandes familles impériales, mais cet éloignement administratif et sentimental a ses avantages puisqu'il protège ces pays de l'agitation viennoise, les laissant dans une somnolence qui ne nuit pas au sentiment national ni aux particularismes.

L'âme tchèque d'ailleurs renaît quasi-intacte au début du XIXème siècle. La suppression du servage provoque l'afflux vers les villes plus cosmopolites de nombreux paysans purement tchèques.

Les villes se « retchéquisent » et, en 1848, on assiste à l'émergence d'une certaine élite tchèque venue de la campagne mais désormais instruite et fière d'être tchèque. C'est en filigrane l'histoire du premier grand roman en langue tchèque « Grand-mère » de Bojena Nemcova (1855).

Cette nouvelle élite est prête à affronter Vienne : elle le fait d'abord pacifiquement en s'y installant (comme dans « Grand-mère »). Elle le fera politiquement en 1848 pour réclamer un statut pour la nation tchèque.

La tentative n'aboutit pas, mais elle ouvrit l'ère du réveil nationaliste qui allait déboucher sur l'indépendance. Au cours d'une lutte constante émaillée d'escarmouches administratives très mesquines, le nationalisme tchèque gagne progressivement du terrain sur le pouvoir de Vienne plus souple et plus tolérant qu'on ne l'a dit. La bourgeoisie tchèque, consciente de sa puissance, souhaite l'égalité des droits des différents peuples qui composent l'Empire austro-hongrois. Cette époque est celle d'un remarquable développement économique, dont l'urbanisme de Prague porte toujours témoignage. La France crée alors un Consulat en Bohême, dont le titulaire sera quelques années plus tard Paul Claudel.

Á la faveur du premier conflit mondial, sous l'influence du philosophe Mazaryk et celle plus brutale de Clemenceau, les Tchèques eurent plus qu'ils ne souhaitaient en voyant se concrétiser l'idée d'un État indépendant le 28 octobre 1918, date de création de la Tchécoslovaquie, entité hybride qui réunissait Tchèques et Slovaques pour la première fois dans l'Histoire depuis mille ans.

Mais l'ironie de l'Histoire voulut que cette nouvelle démocratie parlementaire héritât de l'Empire défunt le problème des nationalités. En effet, à l'intérieur de ses frontières se trouvaient de nombreuses minorités dont la minorité allemande, ces Allemands de l'Empire (ou comme ils se définissaient eux-mêmes à l'époque de l'écrivain tchèque de langue allemande, Urzidil 1 ( * ) : « Allemands de Bohême ») : trois millions de citoyens de langue allemande qui n'habitaient pas tous les Sudètes et qui vivaient en Bohême depuis le XIIIème siècle. Fallait-il procéder à de nouvelles partitions ou, au contraire, pratiquer l'imparfaite tolérance austro-hongroise ? La deuxième solution l'emporta, mais la détermination nazie et quelques maladresses tchèques habilement exploitées par Hitler devaient conduire à la malheureuse affaire des Sudètes et au ralliement au Reich de la grande majorité des tchèques d'origine allemande.

Ce fut « Les Sudètes ou la guerre ». La Tchécoslovaquie voulut résister, liée qu'elle était à la France par un traité d'assistance mutuelle en cas d'agression, mais Daladier et Chamberlain voulaient sauver la paix et, à Munich, ils abandonnèrent les Sudètes à Hitler, obtenant ainsi non pas la paix mais un simple sursis. Un an plus tard, la Tchécoslovaquie disparaissait de la carte.

Les Accords de Munich devaient laisser dans la mémoire collective tchèque une blessure telle que les Tchèques, cédant à un immense découragement, perdirent pour un demi-siècle l'énergie qu'il faut pour se défendre. Cela explique en partie la facilité avec laquelle la Tchécoslovaque se livra à l'U.R.S.S., trois ans à peine après avoir été libérée essentiellement par les Américains.

Le coup de Prague en 1948 mit les communistes au pouvoir sans que la bourgeoisie éclairée réagît. Il est vrai que la répression allemande l'avait décapitée, en particulier après l'attentat perpétré par les résistants tchèques, en mai 1942, contre le proconsul Heydrich. Les élections furent truquées, la frontière bouclée, la propriété collectivisée, les opposants emprisonnés. La Tchécoslovaquie s'enfonça dans le silence de l'oppression stalinienne, gagnant par sa docilité dogmatique et ses bons résultats économiques le surnom de « meilleur élève de Moscou ».

Cependant, le Parti communiste tchèque secréta sa propre opposition et Dubcek vint. Il tenta d'humaniser le stalinisme, entreprise désespérée qui fut écrasée par les chars soviétiques en août 1968. Devant l'affreux silence de l'Europe libre, Jan Palach rejoignait cinq siècles plus tard Jan Hus dans le feu. Ce fut la normalisation et ce pays si profondément européen fut contraint de se tourner exclusivement vers l'Est.

En 1989, l'agitation en Allemagne de l'Est puis la chute du mur de Berlin sonnèrent l'heure de la libération. On appelle « Révolution de velours » ces quelques jours de manifestations pacifiques qui obligèrent le vieux pouvoir communiste à se retirer au profit du Forum civique animé par le dissident philosophe et dramaturge Vaclav Havel. L'Histoire reprenait son cours, la liberté l'emportait et, comme l'avait prédit Jan Hus, la vérité triomphait du mensonge. Ce fut en réalité un effondrement extrêmement rapide, surprenant pour ses propres témoins...

* 1 Johannes Urzidil (1896-1970) dans le Tryptique de Prague (Édition Desjonquères), chantre de la Prague cosmopolitique et germanophone des débuts de la 1ère République.

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