VII - LE DÉVELOPPEMENT DES LANGUES ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES DE LA COMMUNICATION : LE MIRACLE TIBÉTAIN

par M. Nicolas TOURNADRE,
professeur de linguistique
à l'Université d'Aix-Marseille et membre du laboratoire Lacito (CNRS)

A. L'ÉTENDUE DE L'AIRE TIBÉTAINE

1. L'aire linguistique et culturelle tibétaine

Lorsque j'ai commencé à m'intéresser au tibétain à la fin des années soixante-dix, je pensais qu'il n'y avait qu'une seule langue tibétaine. J'ai compris progressivement que les choses étaient beaucoup plus compliquées. Il n'y avait en réalité pas une seule « langue tibétaine » parlée au Tibet, mais un ensemble de langues dérivées du vieux tibétain. Celles-ci sont parlées bien au-delà du Tibet, sur un immense territoire qui s'étend sur cinq pays : Chine, Inde, Népal, Bhoutan et Pakistan.

Par ailleurs, il faut encore mentionner un État, le Myanmar, (Birmanie) qui partage une frontière avec la Région autonome du Tibet. Certains Tibétains du Kham, province orientale du Tibet, ayant franchi les cols frontaliers se sont retrouvés en Birmanie et sont alors devenus citoyens birmans. Le tibétain du Kham est parlé actuellement dans plusieurs villages de l'État Kachin dans le nord du Myanmar.

J'ai effectué des recherches, au cours des trente dernières années, dans l'ensemble de la zone, au Baltistan (Pakistan), au Ladakh, au Zanskar, au Spiti et au Sikkim (Inde), dans la zone nord du Népal, chez les Sherpas, et au Bhoutan. Rappelons que le Bhoutan est le seul État indépendant dont la langue nationale, le dzongkha, est une langue tibétique.

Figure n° 1 : Carte linguistique

Source : N. Tournadre et l'Asiathèque 2002 - Conception graphique : C. Gigaudaut et J-M Eldin Adapation pour Perspectives chinoises : Guillaume Wojacer

Dans le cadre de cette communication, je ne traiterai que des communautés tibétaines du Tibet (donc actuellement sous administration chinoise). Toutefois, ce que je vais évoquer est aussi largement vrai pour les Bhoutanais parlant le dzongkha, les Sherpas du Népal ou encore les Bhotis Sikkimais et les Ladakhis en Inde qui partagent de nombreux points culturels et linguistiques avec les Tibétains.

Le Tibet correspond à un immense territoire qui représente actuellement un quart de la République populaire de Chine. L'espace culturel tibétain est situé entre les espaces culturels chinois et indien, et occupe donc une place privilégiée entre ces deux grandes civilisations de l'Asie. On désigne parfois l'ensemble des territoires influencés par l'Inde ou par la Chine respectivement par les termes d' « Indosphère » et de « Sinosphère ». De ce point de vue, les cultures tibétiques et plus généralement tibéto-himalayennes ne font pas traditionnellement partie de ces deux sphères d'influence et ces derniers temps, le terme de « Tibétosphère » s'est répandu pour désigner l'ensemble des cultures influencées par la civilisation tibétaine, le bouddhisme vajrayâna et le Bön.

En dehors des populations qui parlent des langues tibétiques dérivées d'une forme de vieux tibétain et relativement proches, il existe d'autres langues non-tibétiques qui se situent dans la sphère d'influence tibétaine que ce soit au Tibet même ou dans l'Himalaya méridional.

2. Le prestige de l'écriture tibétaine et de la langue classique

La culture tibétaine et le tibétain classique, en tant que langue littéraire ancienne de la Haute Asie et véhicule du vajrayâna et du Bön, ont encore à l'heure actuelle un prestige considérable et exercent toujours un attrait important sur les cultures tibétiques contemporaines à la périphérie du Haut plateau et dans l'Himalaya ; cela en dépit de la situation politique actuelle en Chine qui ne favorise pas le développement du tibétain.

L'écriture tibétaine est emblématique de cette aire culturelle. Il s'agit d'une écriture millénaire, attestée depuis plus de 1200 ans, apparentée aux écritures indiennes (dites brahmiques). L'écriture tibétaine est essentiellement utilisée pour noter le tibétain littéraire et le dzongkha (langue du Bhoutan) ainsi que de façon plus marginale d'autres langues tibétiques comme le lhoke (parlé au Sikkim) ou le sherpa. Si cette écriture est originaire de l'Inde, la langue qu'elle sert à noter appartient à la famille tibéto-birmane qui, elle-même, est rattachée à la macro-famille sino-tibétaine comptant près de 500 langues. On peut donc dire que si l'écriture tibétaine est d'origine indienne, la langue qu'elle sert à noter est sino-tibéto-birmane. Contrairement à la Corée, au Japon et au Vietnam qui ont fait partie culturellement de la « Sinosphère » à certains moments de leur histoire et ont emprunté de nombreux caractères chinois, la langue tibétaine écrite depuis plus d'un millénaire est restée fidèle à son alphabet brahmique et n'a jamais emprunté un seul idéogramme chinois. Il est clair dans ces conditions que la révolution technologique qui s'est produite au Tibet durant les deux dernières décennies est susceptible de jouer un rôle essentiel dans la préservation de la culture tibétaine.

3. La préservation de la xylographie et de techniques anciennes

Sur le Toit du Monde, on est passé sans transition des techniques d'impression les plus « primitives » aux technologies les plus modernes. Ce fait est d'autant plus extraordinaire qu'il s'est produit très rapidement. Jusqu'au XX ème siècle, la xylographie ou parshing était la technique la plus répandue pour reproduire et diffuser des textes. Cette technique est encore utilisée aujourd'hui, au XXI ème siècle, quoique de façon marginale. Les textes sont imprimés à l'aide de planches en bois gravées. Le procédé xylographique est très laborieux mais permet une longue conservation des textes et une publication de qualité. Une dextérité extraordinaire est nécessaire pour graver ces planches et les imprimer.

Figure n° 2 : Illustration de planches xylographiques

Source : F. Robin

Il semble que les Tibétains n'aient jamais développé de caractères mobiles. Il a donc fallu attendre les années 1960-1970 pour que les machines à écrire se répandent dans l'Himalaya et au Tibet. Toutefois, jusqu'au début des années 2000, la diffusion des textes imprimés demeurait compliquée et relativement limitée. Pour envoyer des lettres, il fallait en outre connaître une autre langue écrite, le chinois, le hindi ou l'anglais pour écrire l'adresse sur l'enveloppe car, que ce soit du côté chinois, népalais ou indien, peu de postiers connaissaient le tibétain littéraire.

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